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Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République

Mercredi 9 octobre 2013

Séance de 10 heures

Compte rendu n° 4

Présidence de M. Jean-Jacques Urvoas, Président

– Audition de M. le préfet Alain Zabulon, coordonnateur national du renseignement

– Présentation du rapport d’information de MM. Jean-Jacques Urvoas, René Dosière et Dominique Bussereau sur la mission qu’ils ont effectuée en Nouvelle-Calédonie

– Information relative à la Commission

La séance est ouverte à dix heures cinq

Présidence de M. Jean-Jacques Urvoas, président.

La Commission procède à l’audition de M. le préfet Alain Zabulon, coordonnateur national du renseignement.

M. le président Jean-Jacques Urvoas. Mes chers collègues, nous accueillons aujourd'hui M. le préfet Alain Zabulon, qui est coordonnateur national du renseignement.

Son audition n’est pas ouverte à la presse ni retransmise sur le canal interne de l’Assemblée nationale. Elle ne sera pas non plus diffusée sur le site internet de celle-ci. Les propos qui y seront tenus, en particulier par M. le coordonnateur, ne pourront donc pas faire l’objet de tweets. C’est une question de confiance réciproque à l’égard de notre interlocuteur quant aux informations qu’il pourrait délivrer aux membres de la Commission. Un compte-rendu écrit sera néanmoins publié à l’issue de cette audition.

Monsieur le coordonnateur national, M. Jean-Luc Warsmann, qui présidait la commission des Lois sous la précédente législature, avait souhaité recevoir vos prédécesseurs. Cela n’a pu se faire, en raison de l’emploi du temps très chargé de la Commission.

Nous bénéficions ici d’une opportunité législative : l’examen, en cours au Sénat, et bientôt devant notre assemblée, du projet de loi de programmation militaire (LPM), dont plusieurs articles concernent le renseignement. C’est la raison pour laquelle la commission des Lois s’est saisie pour avis de ce projet de loi et a désigné comme rapporteur pour avis M. Patrice Verchère, qui a déjà été co-rapporteur d’une mission d’information sur l’évaluation du cadre juridique applicable aux services de renseignement, mission créée par notre Commission et qui a rendu ses conclusions en mai dernier.

Je vous demande de bien vouloir nous présenter, en les dessinant à grands traits, les différents services composant la communauté du renseignement et que vous avez pour mission de coordonner auprès du président de la République ainsi que la fonction qui est la vôtre et qui a été créée sous le mandat de Nicolas Sarkozy. Je tiens à rappeler à cet égard que le renseignement a une définition juridique précise. Quelles sont par ailleurs les propositions du Gouvernement en la matière figurant dans le projet de loi de programmation militaire ? De quels pouvoirs et compétences supplémentaires le contrôle parlementaire  sera-t-il pourvu ? Monsieur le coordonnateur national, je vous cède la parole.

M. Alain Zabulon, coordonnateur national du renseignement. Je tiens tout d’abord à remercier le président Jean-Jacques Urvoas de me donner l’occasion, c’est la première fois, de m’exprimer devant la commission des Lois de l’Assemblée nationale et de mieux faire connaître ce qu’est l’activité des services de renseignement. La communauté nationale du renseignement étant une institution mal connue en dehors de quelques spécialistes, je tiens à vous en brosser les contours avant d’évoquer les principales dispositions du volet renseignement du projet de loi de programmation militaire.

Les services de renseignement sont au nombre de six.

Il existe tout d’abord deux grands services à vocation généraliste, la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI).

La DGSE a pour mission de rechercher et d’exploiter les renseignements qui intéressent la sécurité de notre pays et de détecter et d’entraver hors du territoire national des activités d’espionnage dirigées contre les intérêts français afin d’en prévenir les conséquences. Comme son nom l’indique, la DGSE est un service qui assure la sécurité des intérêts de la France à l’extérieur grâce aux informations qu’elle recueille.

La DCRI, elle, a compétence pour lutter sur le territoire de la République contre toutes les activités qui sont susceptibles de constituer une atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation. À ce titre, elle a pour mission de détecter les risques de menaces terroristes, notamment d’attentats, en surveillant des individus dont il est avéré ou dont on peut penser qu’ils sont susceptibles de commettre des actes hostiles à la sécurité et aux intérêts fondamentaux de la nation. Cette mission de renseignement intérieur englobe tous les aspects relatifs à la sécurité du territoire.

La DCRI est le fruit de la fusion de l’ancienne Direction de la sécurité du territoire (DST) avec une partie de la Direction centrale des renseignements généraux (DCRG), direction qui a disparu – les renseignements généraux n’existent plus –, l’autre partie des RG ayant rejoint la Sous-direction de l’information générale (SDIG), qui pratique, dans les territoires, la collecte des informations nécessaires aux préfets.

Il existe quatre autres services, plus spécialisés.

La Direction du renseignement militaire (DRM), qui est à la disposition du chef d’état-major des armées, recueille toutes les informations nécessaires sur les théâtres d’opérations pour permettre aux forces armées de se déployer et d’agir dans les meilleures conditions. Elle dispose à cet effet de moyens d’observation très développés – des satellites, des avions, des drones de nouvelle génération qui remplaceront le parc actuel qui est en voie d’obsolescence – qui permettent de guider les forces armées au sol dans leur déploiement.

La Direction de la protection de la sécurité de la défense (DPSD), sous la tutelle du ministre de la Défense, assure la sécurité du personnel militaire, des informations détenues et maniées par le ministère de la Défense, du matériel et des installations sensibles. Elle garantit en quelque sorte la sécurité de l’« outil défense ».

La Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED) a pour priorité de lutter notamment contre la grande fraude douanière, la criminalité organisée et les trafics en tous genres – drogues, marchandises diverses ou armes –, dont la circulation est favorisée par la mondialisation.

Tracfin – Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins –, enfin, est une cellule de renseignement financier qui recueille et analyse tous les renseignements propres à établir l’origine et la destination de sommes ayant fait l’objet d’une déclaration de soupçon. Tracfin est un service qui est alimenté par les déclarations auxquelles certaines professions sont tenues de procéder, notamment dans le secteur bancaire. Ce service enquête sur les transactions financières, dont l’origine ou la destination sont sujettes à soupçon et peut saisir le procureur de la République s’il soupçonne une infraction.

Ces six services forment la « communauté nationale du renseignement », qui est une formule originale. En effet, trois de ces services, la DGSE, la DRM et la DPSD, sont placés sous l’autorité du ministre de la Défense, tandis que la DCRI est placée sous celle du ministre de l’Intérieur et la DNRED et Tracfin sous celle du ministre de l’Économie. Ils sont donc clairement placés sous l’autorité de leur ministre de tutelle : il n’existe pas, dans le système français, de « superchef » des services de renseignement. Il s’agit d’une organisation administrative classique de grandes directions qui sont des services publics placés sous l’autorité des ministres. Toutefois, comme les services composant la communauté du renseignement ont des sujets communs à traiter, le décret du 24 décembre 2009 a créé la fonction de coordonnateur national du renseignement, qui est placé auprès du président de la République.

La première mission du coordonnateur est de veiller à la qualité de l’information transmise par les services de renseignement au chef de l’État. Tous les jours, les six services que j’ai décrits font remonter des notes et des informations sur les sujets d’actualité. S’agissant de l’extérieur, les notes les plus abondantes portent à l’heure actuelle sur la Syrie, le Mali, la République Centrafricaine ou les événements dramatiques qui se sont déroulés au Kenya. En matière de sécurité intérieure, les notes portent essentiellement sur les risques liés aux groupes islamistes radicaux susceptibles de provoquer des attentats et de se livrer à des activités de terrorisme. Le rôle du coordonnateur est de veiller tous les jours à coordonner et à mettre en forme ces multiples informations et à les adresser au président de la République qui, tous les soirs, trouve sur son bureau une note qui fait la synthèse des informations adressées par les services de renseignement.

La deuxième mission du coordonnateur est de définir et de hiérarchiser les priorités : l’action des services de renseignement s’inscrit dans un cadre fixé par le Gouvernement et tracé dans un document classifié « secret défense » et intitulé « Plan national d’orientation du renseignement » (PNOR). Ce document, qui définit les priorités d’action des services, constitue leur feuille de route. Le PNOR est rédigé par le coordonnateur national du renseignement et son équipe en étroite concertation avec les services.

Je tiens à vous faire part de la création, cette année, d’un nouveau document d’orientation générale, intitulé « Stratégie nationale du renseignement », qui, lui, sera rendu public. Il permettra de communiquer sur les grandes priorités des services de renseignement pour les deux ou trois ans à venir. Il est en cours d’élaboration en concertation avec les cabinets des ministres concernés.

La troisième mission du coordonnateur est d’être l’interlocuteur privilégié du Premier ministre et des cabinets ministériels concernés en matière de renseignement. Ainsi, dans le cadre de l’adoption de la prochaine loi de programmation militaire, le coordonnateur national du renseignement est associé à toutes les réunions interministérielles où sont examinées les propositions d’amendements. Il fait en permanence le lien avec les services de renseignement pour les informer du cheminement du texte et recueillir leur avis sur une disposition ou sur une proposition d’amendement.

Le coordonnateur est également l’interlocuteur de la délégation parlementaire au renseignement (DPR), qui a été créée en 2007 et est composée de huit parlementaires, quatre députés et quatre sénateurs. La prochaine loi de programmation militaire donnera à cette délégation des prérogatives renforcées puisqu’elle sera chargée du contrôle de l’activité du Gouvernement dans le domaine du renseignement. C’est un grand progrès que le Parlement, par l’entremise de sa délégation spécialisée, s’intéresse au monde du renseignement, qui a souvent souffert, à tort, d’une réputation sulfureuse en raison d’affaires ayant défrayé la chronique. Or les services de renseignement participent de la politique de sécurité globale et il est bon que le Parlement s’y intéresse. Je tiens à souligner la qualité de la collaboration et des rapports de confiance qui se sont instaurés entre la communauté du renseignement et la délégation parlementaire depuis sa création.

Le coordonnateur – c’est sa quatrième mission – veille également à la bonne utilisation des moyens alloués aux services de renseignement. Des arbitrages budgétaires assez favorables ont été rendus dans le cadre de la loi de programmation militaire et la communauté du renseignement s’est engagée dans une politique dynamique de mutualisation des moyens qui lui sont alloués. Le monde du renseignement n’échappe pas à la « course aux armements » : l’évolution des moyens techniques d’investigation et d’interception rend nécessaires des investissements très coûteux. C’est pourquoi chaque euro affecté à la communauté du renseignement est, dès que les conditions sont remplies, mutualisé entre plusieurs services de manière à ce que ceux-ci ne soient pas tentés, notamment, de disposer de leurs propres dispositifs informatiques ou d’interception.

Je tiens aussi à rappeler que les services de renseignement sont contrôlés puisqu’ils sont des administrations de l’État. Il existe cinq niveaux de contrôle.

Les agents des services de renseignement, y compris à l’autre bout du monde, agissent tout d’abord sous le contrôle de leur hiérarchie, qui rend compte au ministre de tutelle. Les corps d’inspection exercent eux aussi leur propre contrôle de ces services. Du reste, un décret créant une inspection spécialisée pour les services de renseignement devrait être publié avant la fin de l’année 2013. Cette inspection regroupera les compétences de l’inspection générale de l’administration du ministère de l’Intérieur, de l’inspection générale des finances et du contrôle général des armées du ministère de la Défense. Elle conduira, outre des missions de contrôle, des missions d’audit, d’évaluation et de conseil des services de renseignement.

La France étant un État de droit, le monde du renseignement n’est pas non plus à l’abri du juge, qu’il s’agisse du juge des comptes ou du juge pénal. Les services de renseignement ne bénéficient donc d’aucun régime d’irresponsabilité pénale, même si certaines dispositions protègent les agents, par exemple ceux qui infiltrent des groupes particulièrement dangereux et qui bénéficient d’une fausse identité ou de mesures spécifiques de protection.

Le Parlement, par l’entremise de la délégation parlementaire au renseignement, contrôle, quant à lui, non pas directement les services de renseignement mais l’activité du Gouvernement dans le domaine du renseignement.

Enfin, des autorités administratives indépendantes participent à la régulation de l’activité de la communauté du renseignement. La Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS), créée par la loi du 10 juillet 1991, émet un avis sur toutes les demandes d’écoutes formulées par les services de renseignement. La Commission nationale informatique et libertés (CNIL) suit les fichiers détenus par les services de renseignement et fait des contrôles sur pièces et sur place à l’occasion du droit d’accès indirect ouvert aux tiers.

Tels sont les cinq niveaux de contrôle des services de renseignement.

La communauté du renseignement est entrée dans une phase très active de collaboration entre les services, qui ne connaissent pas la « guerre des polices ». Les relations, les coopérations et les échanges d’informations n’ont jamais été aussi intenses et poussés qu’aujourd'hui. Je peux en témoigner à propos de la crise syrienne, la première dont j’aie assuré le suivi en tant que coordonnateur national du renseignement : les informations précises et fiables qui sont remontées au président de la République ont joué un rôle très important dans le processus de prise de décision et dans la définition de la position de la France.

Voici, rapidement exposé, le panorama du renseignement en France. Je me tiens à votre disposition pour répondre à vos questions.

M. Patrice Verchère, rapporteur pour avis. Monsieur le coordonnateur, à la suite des préconisations que le président de notre Commission, M. Jean-Jacques Urvoas, et moi-même avons formulées dans un rapport d'information publié en mai dernier, rapport qui a été adopté à l’unanimité de la Commission, je souhaite vous poser trois questions sur le projet de loi de programmation militaire, dont je serai le rapporteur pour avis.

S’agissant des fichiers, je me félicite de la création d'un traitement relatif aux données des transporteurs aériens – notre collègue Guy Geoffroy a d'ailleurs beaucoup travaillé sur la question. Je ne doute pas que ce dispositif, prévu jusqu'au 31 décembre 2017, sera prorogé compte tenu de son utilité.

En ce qui concerne plus particulièrement l'accès des agents de renseignement à certains fichiers de police, prévu par les articles 11 et 12 du projet de loi de programmation militaire, pouvez-vous nous indiquer les bénéfices attendus en la matière par les services de renseignement ?

Le rapport d'information avait pointé les lacunes en matière de géolocalisation des téléphones mobiles des personnes suspectées de terrorisme. Le dispositif proposé à l'article 13 du projet de loi de programmation militaire répond-il aux attentes des services de renseignement ?

Sur l'anonymat des agents, enfin, l'article 27 de la loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure (LOPPSI) du 14 mars 2011, adopté sur l'initiative de la précédente majorité avec l'appui de l'opposition, a institué un régime de déposition spécifique aux personnels des services de renseignement qui peuvent être témoins, dans le cadre de leurs missions, de la commission d'une infraction. On sait toutefois que des terroristes ont réussi à établir des listes d'agents, notamment en recoupant des noms figurant dans des procès-verbaux judiciaires.

Il est donc proposé de modifier de nouveau le code de procédure pénale pour que l'audition d'un agent se déroule dans un lieu « assurant l'anonymat et la confidentialité ». Cette rédaction permettra-t-elle de garantir effectivement l'anonymat de nos agents ?

Mme Marietta Karamanli. Plusieurs personnalités françaises plaident depuis plusieurs années pour une mutualisation européenne de la politique du renseignement sous la houlette de la Commission européenne.

En juillet dernier, la presse a affirmé que l’Union européenne veut créer sa propre agence du renseignement et de défense, activité pour laquelle elle envisagerait un usage intensif de drones espions et de satellites. Cette agence serait dirigée par le Haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité.

Or le traité de Lisbonne prévoit de manière explicite que le renseignement relève exclusivement du domaine régalien des États. L’article 3 bis du traité précise que « la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État membre ».

Quelle est la position défendue par la France en la matière ?

M. Alain Zabulon. L’article 8 du projet de loi de programmation militaire harmonise et aligne le droit d’accès de l’ensemble des services de renseignement aux fichiers administratifs, ce droit d’accès étant déjà reconnu aux services relevant du ministère de l’Intérieur. Il s’agit notamment du fichier national des immatriculations, du système national des permis de conduire ou du système de gestion des cartes d’identité.

Par ailleurs, l’article 11 du projet de loi permettra aux services qui ne le pouvaient pas encore, de recourir aux fichiers de police judiciaire, notamment dans le cadre des enquêtes d’habilitation au secret de la défense nationale. Au plan opérationnel, les agents de renseignement sont parfois au contact, pour des raisons liées à leurs missions, d’individus dangereux ou d’interlocuteurs peu recommandables. Aussi est-il préférable qu’ils sachent à qui ils ont affaire, notamment lorsqu’ils doivent passer à une phase d’interpellation ou d’infiltration dans un groupe. L’article 11 permettra à l’ensemble des services de renseignement de savoir si les individus dont ils s’occupent ont un passé judiciaire en France. Cette disposition améliorera l’efficacité des services.

J’insiste sur le fait que, si l’accès par les services de renseignement aux fichiers est facilité, dans un souci de respect des libertés individuelles, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) continuera de s’assurer que ces fichiers ne sont pas consultés à d’autres fins que celles prévues dans la loi. Chaque consultation des fichiers fera l’objet d’une traçabilité : seuls des agents habilités pourront consulter les fichiers et la CNIL pourra exercer des contrôles a posteriori tels que définis par la loi.

S’agissant de l’anonymat des agents, le projet de loi vise à améliorer les conditions dans lesquelles un agent peut être auditionné dans le cadre d’une procédure judiciaire. L’article 7 prévoit qu’en cas de risque pour son identité l’audition de l’agent pourra être effectuée dans un lieu assurant son anonymat et la confidentialité de l’échange avec l’autorité judiciaire. Ce lieu sera choisi par le chef du service de l’agent et pourra être celui du service d’affectation de ce dernier.

S’agissant de la géolocalisation, je tiens à rappeler que la loi de juillet 1991 visait à encadrer juridiquement les interceptions de sécurité, c'est-à-dire les écoutes téléphoniques qui peuvent être autorisées après avis de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS) et sur décision du Premier ministre. La loi de 1991 n’avait évidemment pas anticipé l’arrivée d’internet et des réseaux sociaux. Au fil du temps, les données de connexion – l’adresse IP, le nom de l’appelant ou de l’appelé, les fadettes, etc. – ont constitué une mine d’informations de plus en plus précieuses auxquelles il faut pouvoir accéder dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, en vue, notamment, de renseigner l’itinéraire d’un individu faisant partie d’un groupe susceptible de commettre un attentat.

La loi de 1991 ayant atteint ses limites, le président de la CNCIS a souhaité que la loi encadre la géolocalisation qui, je le rappelle, est un procédé intrusif puisqu’elle permet en temps réel une filature électronique d’un individu via son téléphone mobile. Si la loi antiterroriste du 23 janvier 2006 a donné un fondement juridique à la géolocalisation, l’article 13 du projet de loi de programmation militaire va plus loin en mentionnant explicitement le recours à la géolocalisation en temps réel comme possibilité de prévention des risques d’attentat. Cet article ne fait toutefois qu’une partie du chemin puisqu’il n’élargit pas cette possibilité aux autres motifs inscrits dans la loi de 1991 et qu’il n’autorise « expressément » que « les services de police et de gendarmerie chargés de la prévention du terrorisme à accéder en temps réel à des données de connexion mises à jour ». Le Gouvernement est conscient de la nécessité de poursuivre la réflexion sur ce sujet afin d’aboutir à un dispositif juridique global et harmonisé.

Pour répondre à la question de Mme Karamanli, le Gouvernement considère que le renseignement doit rester une compétence des États. Il est opposé à ce qu’il remonte au niveau communautaire car il remplit des missions de souveraineté. Lorsque le Gouvernement doit définir sa position dans des crises internationales, il est essentiel que l’information lui soit apportée par ses services de renseignement. En 2003, pour refuser de participer à la guerre contre l’Irak, la France s’est appuyée sur les informations de ses propres services, pour lesquels il n’était pas avéré que le gouvernement irakien de l’époque possédait des armes de destruction massive. Plus récemment, les services de renseignement ont fait un travail très approfondi de collectes d’informations sur le conflit syrien, permettant au président de la République et au Gouvernement de se forger la conviction de l’implication du régime syrien dans le bombardement chimique du 21 août. Pour la première fois, le Gouvernement a accepté de déclassifier des notes – le document est présent sur le site internet du Premier ministre – permettant d’expliquer comment il était arrivé à la conviction que l’attaque chimique était le fait de l’État syrien. Si le Gouvernement n’est pas informé par ses propres services, sa position sera moins assurée. C’est une chose de collaborer avec des services de renseignement étrangers – nous travaillons beaucoup avec les services de renseignement britanniques, allemands ou américains – c’en est une autre d’entrer dans la voie de l’Europe du renseignement. Ce n’est pas celle, en tout cas, qu’a choisie le Gouvernement.

M. Guillaume Larrivé. L’émergence de la DGSI – Direction générale de la sécurité intérieure –, parallèle à la Direction générale de la police nationale (DGPN), pose la question de la réorganisation du réseau territorial des services de renseignement. Comment l’articulation des ex-SDIG et des ex-antennes de la DCRI se mettra-t-elle en œuvre au niveau zonal comme à ceux de la région et du département ?

M. Alain Zabulon. Je rappelle que la DCRI est née de la fusion de l’ex-DST avec une partie de la DCRG, l’autre partie des renseignements généraux ayant donné naissance à la SDIG, sous-direction de l’information générale, dont la mission est de renseigner les représentants de l’État dans les départements et les régions sur tous les événements touchant à l’actualité économique et sociale – les conflits sociaux, les mouvements de grève, les entreprises en difficulté. Les SDIG ne participent à aucune activité en matière de renseignement politique, notamment électoral. Au moment des élections, le Gouvernement demande aux préfets de se livrer à des pronostics : les SDIG n’interviennent plus en la matière – c’était le cas par le passé, cela ne l’est plus. Leur mission, je le répète, est centrée sur les événements économiques et sociaux et, dans les grandes agglomérations, sur les phénomènes de bande au sein des quartiers sensibles où, sous l’autorité des directeurs départementaux de la sécurité publique (DDSP), les SDIG suivent à la criminalité organisée.

La DCRI deviendra, comme vous l’avez mentionné, la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) : ce n’est pas qu’un changement de nom puisque actuellement la DCRI est une des directions de la grande Direction générale de la police nationale (DGPN). En devenant à son tour une direction générale de plein exercice, la DGSI prendra son autonomie par rapport à la DGPN, dans le cadre d’une montée en puissance sur le plan qualitatif. En effet, à l’heure actuelle, la DCRI recrute essentiellement dans la sphère policière, alors que, pour être efficace dans le renseignement, la DCRI a besoin de regrouper d’autres spécialités : des analystes de haut niveau, des informaticiens, des interprètes ou des spécialistes en propriété industrielle. Or son statut de direction adossée à la DGPN ne lui permet pas de recruter aussi facilement que nécessaire ces compétences rares. La nouvelle DGSI pourra le faire plus aisément.

Quant au renseignement territorial, la SDIG deviendra le Service central du renseignement territorial (SCRT), qui continuera d’assurer l’information des préfets. Toutefois, comme la collaboration et l’échange d’informations au plan local entre les services départementaux d’information générale et le renseignement intérieur ne sont pas toujours optimaux, notamment dans le suivi des quartiers sensibles, il est prévu au niveau zonal – la France métropolitaine est coupée en sept zones – la création d’une instance de coordination entre le renseignement territorial et le renseignement intérieur permettant de faire redescendre l’information jusqu’aux préfets de départements.

Je vous donne un exemple concret. Lorsqu’un jeune, qui fait partie d’une bande de quartier et est donc suivi par la DDSP et la SDIG, bascule dans l’extrémisme radical et envisage de faire le voyage initiatique en Syrie – plus de 130 jeunes Français sont actuellement sur les théâtres d’opérations syriens –, son suivi passe alors à la DCRI. Des conflits de compétence étant donc actuellement possibles entre le renseignement territorial et le renseignement intérieur, il est du plus haut intérêt de créer cet échelon de coordination, au-delà de la première étape mise en place par le ministre de l’Intérieur début 2013 pour renforcer la coordination entre les échelons locaux, zonaux et centraux de la DCRI et des SDIG, pour ne pas manquer de repérer un futur Mohamed Merah. Cet échelon assurera la continuité de l’information entre le renseignement territorial et le renseignement intérieur. Tel est l’objet de la réforme entreprise par le ministre de l’Intérieur qui attache la plus haute importance à ce projet.

M. le président Jean-Jacques Urvoas. J’ai une question à vous poser sur le périmètre de la communauté du renseignement. En effet, d’autres services que ceux que vous avez évoqués concourent au renseignement. Vous avez évoqué les services départementaux d’information générale qui formeront le SCRT. Certains personnels de la préfecture de police de Paris ont également sur le territoire francilien les mêmes compétences que les agents de la DCRI : ils font du renseignement, tout comme la gendarmerie, rattachée au ministère de l’Intérieur depuis la loi de 2009.

Envisagez-vous de conseiller au Gouvernement une évolution du périmètre de la communauté du renseignement ? Je tiens également à évoquer l’Académie du renseignement, une excellente structure qui a été créée au cours du précédent mandat présidentiel et dont la vocation est de doter tous les agents de renseignement d’une culture commune. La Délégation parlementaire au renseignement reçoit chaque année depuis sa création des agents de cette académie, ce qui a permis aux membres de la délégation de dire notre attachement aux services que ces agents rendent à la patrie.

Enfin, certains jeunes semblent plus attirés par la Syrie qu’ils ne l’ont été par l’Afghanistan ou le Mali. Combien de jeunes sont actuellement suivis dans le cadre de ce que vous appelez le « voyage initiatique » en Syrie ?

M. Alain Zabulon. Le périmètre de la communauté du renseignement n’est pas figé. Les six services que j’ai mentionnés ont pour point commun de recueillir de l’information par des moyens couverts par le secret défense, y compris clandestinement – c’est la marque de fabrique de ces services. Toutefois, une partie de la direction du renseignement de la préfecture de police de Paris réalise un travail voisin, en lien, du reste, avec la DCRI. On pourrait donc à bon droit réfléchir à un éventuel élargissement du périmètre à cette direction. Si le président de la République n’a pas procédé à un tel élargissement lors du conseil national du renseignement du 10 juin 2013, la question n’en reste pas moins ouverte.

La question l’est également pour le renseignement territorial, compte tenu des indispensables échanges d’informations avec le renseignement intérieur pour tout ce qui touche aux intérêts fondamentaux de la nation. Des passerelles peuvent être imaginées. Il n’y a pas à l’heure actuelle de projets de textes précis tendant à élargir la communauté du renseignement. En qualité de coordonnateur du renseignement, si le président de la République ou le Premier ministre me posaient la question, je répondrais qu’il convient de créer des formes de collaboration entre tous ces services, dans le seul objectif d’améliorer l’efficacité globale des politiques de prévention et de sécurité.

Vous avez eu raison, monsieur le président, d’évoquer l’Académie du renseignement. Cette institution joue un rôle très important dans la formation de l’esprit communautaire du renseignement. Elle dispense des formations de grande qualité. Si des parlementaires sont intéressés à participer à une séquence de sensibilisation ou de formation sur le renseignement, je leur ouvre volontiers les portes de l’Académie dans le cadre d’un module organisé à leur attention. Je me félicite, je le répète, du fait que la représentation nationale s’intéresse au monde du renseignement.

La « filière syrienne » est aujourd'hui notre principale source de préoccupation. Chaque fois que la France a été engagée sur un théâtre d’opérations, que ce soit militairement – comme en Afghanistan ou au Mali – ou diplomatiquement – c’est le cas de la Syrie –, nous avons assisté à la création de filières de jeunes gens qui, issus de la deuxième ou troisième génération de l’immigration ou convertis à l’islam, espèrent en application d’une lecture radicale de leur religion donner un sens à leur vie dans le cadre d’un voyage initiatique. Ils consultent des sites djihadistes sur internet, se laissent influencer puis franchissent l’étape du départ. Il y en a eu une vingtaine en Afghanistan et très peu au Mali en raison de l’opération Serval : ils sont en revanche quelque 138 en Syrie et ce chiffre est en constante augmentation. C’est un vrai sujet de préoccupation parce que ces jeunes ne rejoignent pas la Coalition nationale syrienne ou l’Armée syrienne libre soutenues par ses alliés mais les groupes djihadistes, notamment Jabhat al-Nosra ou l’État islamique de l’Irak et du Levant, au contact desquels ils acquièrent un état d’esprit qui constitue une menace lors de leur retour en France. Un peu plus de 300 individus font l’objet d’un suivi et, je le répète, 138 sont présents sur les théâtres d’opération, une dizaine d’entre eux y ayant d’ailleurs perdu la vie. Certains sont également en transit. Il faut savoir qu’il est très facile d’aller en Syrie, la frontière turque étant très poreuse – aujourd'hui, quelque 3 000 étrangers sont présents en Syrie, dont 600 Européens.

Les djihadistes, qui ont parfaitement compris le parti qu’ils pouvaient tirer de cette « main-d’œuvre » composée de jeunes gens volontaires, leur donnent souvent la consigne de retourner dans leur pays d’origine pour y pratiquer le djihad. C’est un vrai sujet de sécurité intérieure auquel il faut être très attentif, tout en ayant soin, bien entendu, d’éviter, dans nos prises de parole publiques, et pour ma part, j’y veille constamment, tout amalgame avec la communauté musulmane qui souffre dans son ensemble de ces comportements marginaux et désapprouve ces errements individuels qui constituent une menace importante.

M. Christian Assaf. Quelle est la nature de la coopération entre les services de renseignement français et ceux des pays amis ?

M. Alain Zabulon. Les coopérations bilatérales avec les services étrangers sont nombreuses et constantes, notamment avec les services américains sur la Syrie et le Mali, avec les services britanniques et les services allemands.

Par ailleurs, mes homologues étrangers de passage à Paris viennent toujours me rencontrer : je reçois régulièrement des responsables d’autres services de renseignement étrangers – je pense au Director of National Intelligence américain ou au directeur de la CIA que j’ai rencontré récemment. Ces contacts m’ont permis de mesurer combien les services de renseignement français sont considérés parmi les meilleurs au monde, notamment par les pays qui sont nos alliés dans la gestion des crises actuelles. Cette collaboration, qui se fait de service à service, crée un réseau qui nous permet d’instaurer sans difficulté aucune, en cas de crise, des échanges d’informations. De plus, en pratiquant la collaboration bilatérale, nous ne nous défaisons en rien d’une compétence de souveraineté au profit de l’Union européenne.

M. le président Jean-Jacques Urvoas. Cette législature doit permettre de franchir un nouveau pas dans la relation entre le Parlement et les services de renseignement, après leur découverte mutuelle sous la précédente législature. Désormais, la confiance existe entre la communauté du renseignement et les parlementaires siégeant dans la délégation parlementaire au renseignement. Nous changerons sans doute le texte de la loi puisque aujourd'hui la délégation n’est chargée que du suivi des services et que, demain, elle le sera du contrôle des services. L’opinion comme les services gagneront au franchissement de cette étape supplémentaire : l’opinion, qui aura ainsi la garantie que la communauté du renseignement n’est pas dévoyée vers d’autres missions que celles que lui assignent la loi, et les services qui seront protégés à la fois sur le plan pénal et face à la presse. J’ai, à cet égard, regretté personnellement – la délégation parlementaire au renseignement l’a dit au Premier ministre – que le Gouvernement n’engage pas d’action contre les journaux qui publient les noms des personnels du renseignement – Paris-Match a ainsi publié le nom du capitaine qui dirigeait le commando parti en Somalie libérer notre otage : il n’est pas acceptable que le Gouvernement n’ait pas entamé une action contre cette publication car il convient de protéger les personnels des services de renseignement. Victor Hugo disait qu’« il n'est rien au monde d'aussi puissant qu'une idée dont l'heure est venue » : le contrôle parlementaire pourra enfin s’exercer sur les services de renseignement.

Je vous remercie, monsieur le préfet.

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Puis la Commission procède à l’examen du rapport d’information présenté par MM. Jean-Jacques Urvoas, Dominique Bussereau et René Dosière, rapporteurs, rendant compte de leur mission en Nouvelle-Calédonie.

M. le président Jean-Jacques Urvoas, rapporteur. Mes chers collègues, René Dosière, Dominique Bussereau et moi-même nous sommes rendus en Nouvelle-Calédonie du 2 au 8 septembre dernier. Cette mission était la première de la commission des Lois à se déplacer sur ce territoire depuis treize ans. C’est dire si nous étions attendus en Nouvelle-Calédonie, où des échéances importantes vont intervenir en 2014.

La délégation était composée de telle sorte que puissent être réunis la meilleure expérience et l’œil du néophyte. En effet, René Dosière s’est rendu huit fois en Nouvelle-Calédonie et Dominique Bussereau en était pour sa part à son onzième déplacement dans l’archipel. Tous deux ont été les rapporteurs de très nombreux textes, qui ont jalonné l’évolution de ce territoire. Ce sont d’ailleurs eux qui ont effectué la dernière mission de la commission des Lois en 2000, afin d’évaluer la mise en place des nouvelles institutions prévues par la loi organique de 1999. Mon expérience de ce territoire était, pour ma part, plus récente et ma connaissance en était essentiellement livresque.

Nous avons rencontré l’ensemble des acteurs, politiques, institutionnels, coutumiers, économiques, sociaux et associatifs, soit près de 115 personnes au total. Je voudrais ici les remercier de leur accueil. Il faut également saluer ici le haut-commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie, le préfet Jean-Jacques Brot, pour son appui dans l’organisation de ce déplacement. Nous leur ferons parvenir naturellement ce rapport, en vue de poursuivre les échanges avec la Commission.

Il faut d’abord rappeler combien l’Accord de Nouméa de 1998 est novateur dans notre système institutionnel et juridique. Après les accords historiques de Matignon-Oudinot en 1988 entre Jacques Lafleur et Jean-Marie Tjibaou – deux personnalités d’exception et fédératrices – et le retour de la paix dans ce territoire meurtri, un référendum était prévu dix ans après pour amener les Calédoniens à se prononcer pour ou contre l’indépendance. À la suite des négociations engagées à partir du milieu des années 1990, l’Accord de Nouméa a permis de ne pas organiser ce que Jacques Lafleur qualifiait de « référendum couperet ».

Reconnu par le titre XIII de la Constitution, l’Accord de 1998 a organisé l’autonomie de la Nouvelle-Calédonie sur un mode totalement inédit avec des institutions propres (un gouvernement fondé sur la collégialité, un congrès, trois assemblées de province – Nord, Sud et îles Loyauté –, un sénat coutumier, avec un rôle consultatif central dans la compréhension de la culture kanak), la possibilité de voter des lois du pays dans des domaines législatifs relevant, à la suite de transferts irréversibles de l’État, de la compétence propre de la Nouvelle-Calédonie. C’est un point essentiel ; personne ne pourra jamais y revenir.

Par ailleurs, une citoyenneté calédonienne a été organisée avec un accès prioritaire à l’emploi et le droit de voter aux élections provinciales et aux futures consultations pour les seules personnes arrivées en Nouvelle-Calédonie au plus tard en 1998 et ayant au moins vécu dix ans sur le territoire.

Je crois qu’on ne dira jamais assez combien cet Accord a demandé de sens des responsabilités notamment de la part d’une majorité numérique sur le territoire, majorité qui a accepté de ne pas appliquer le principe majoritaire en gouvernant seule, ce qui aurait pu conduire au pire. L’altruisme, si on doit trouver à ce mot un sens, a trouvé à s’appliquer en Nouvelle-Calédonie.

Ce processus d’émancipation de la Nouvelle-Calédonie reconnu par la Constitution a introduit dans notre système institutionnel et juridique – ce qui est trop peu souvent rappelé – une dose de fédéralisme. Avec Guy Carcassonne, on peut ainsi considérer que le titre XIII de notre Constitution comporte finalement, non pas des dispositions transitoires comme son intitulé l’indique mais une Constitution en soi, celle de la Nouvelle Calédonie. Cela montre que notre pays sait aussi faire preuve d’imagination quand l’essentiel est en jeu. Et cela nous le devons aux Calédoniens.

Ce processus a été rendu possible parce que l’Accord de Nouméa a aussi été un moment de reconnaissance mutuelle de toutes les composantes de l’identité calédonienne, que ce soit l’apport des populations européennes ou celui des premiers habitants du territoire, les Kanak. Cette reconnaissance de l’identité kanak a été un grand pas accompli et pas uniquement par des paroles, mais également par des actes. Je pense notamment à la coutume désormais reconnue et préservée au travers du sénat coutumier, du statut civil coutumier des personnes ou bien encore des terres coutumières – qui représentent 500 000 hectares –, qui sont au cœur du système symbolique kanak.

Depuis près de quinze ans, l’esprit de l’Accord a prévalu, même si des tensions politiques locales, somme toute assez naturelles dans un contexte de compétition démocratique, sont apparues dans les dernières années et, en réalité, depuis 2010. Le territoire a connu la paix, la stabilité ainsi que le développement économique.

Cela étant rappelé, la Nouvelle-Calédonie est maintenant face à des échéances essentielles. Le territoire s’engage dans une étape décisive de son émancipation. 2014 sera une année charnière, puisque le congrès sera renouvelé en mai et c’est à ce congrès qu’il reviendra de décider, à la majorité des trois cinquièmes, d’une date de consultation sur l’accession du territoire à la pleine souveraineté. Cette consultation devra intervenir, en tout état de cause, avant 2019. Si le congrès n’en décide pas ainsi avant cette date, c’est alors au Gouvernement de la République qu’il reviendra d’organiser cette consultation.

La métropole ne peut évidemment pas se désintéresser de ces échéances et la commission des Lois se devait non seulement de mieux comprendre les enjeux qui sont devant nous, mais aussi les difficultés qui pourraient survenir.

Nous avons vu trois grands sujets de préoccupation émerger lors de nos nombreux entretiens.

Le premier correspondant aux risques qui peuvent peser sur la collégialité dans le fonctionnement des institutions calédoniennes. C’est l’esprit de l’Accord de Nouméa : le gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, composé de onze membres, ne fonctionne pas selon le principe majoritaire mais selon celui de la collégialité. Or nous avons observé que le poids des rivalités politiques était très lourd aujourd’hui dans un paysage local marqué par une très grande dispersion des forces politiques.

Les accords de Matignon-Oudinot en 1988 avaient été rendus possibles par l’existence de deux grands partis – avec d’un côté le RPCR (Rassemblement pour la Calédonie dans la République) et de l’autre le FLNKS (Front de libération nationale kanak et socialiste) – capables de dialoguer ensemble. Cette structuration de la vie politique calédonienne n’existe plus en l’état. Chaque camp apparaît aujourd’hui très divisé, fragmenté, presque morcelé, et aucune personnalité fédératrice n’émerge de part et d’autre. La mission forme le vœu que cette dispersion politique ne pèse pas dangereusement sur l’avenir nécessairement commun des Calédoniens. Les élections provinciales de mai 2014 permettront probablement de clarifier la situation de ce point de vue.

Autre sujet essentiel : les transferts de compétences qui, après avoir pris du retard au départ, se sont accélérés depuis 2011. La Nouvelle-Calédonie est désormais seule compétente dans des domaines importants : outre la fiscalité, compétence plus ancienne, on trouve par exemple l’enseignement primaire et secondaire, la police et la sécurité en matière de circulation aérienne intérieure ou de circulation maritime dans les eaux territoriales.

Les transferts en matière de droit civil, d’état civil et de droit commercial sont effectifs depuis le 1er juillet dernier. En matière de sécurité civile, il faudra attendre le 1er janvier prochain.

La question des ultimes transferts de compétence, prévus à l’article 27 de la loi organique statutaire de 1999, dans des domaines comme les règles relatives à l’administration des provinces, des communes et de leurs établissements publics, l’enseignement supérieur ou la communication audiovisuelle reste en suspens, faute de demande en ce sens de la part du congrès.

D’un point de vue général, les transferts de compétence se sont bien déroulés, mais nous avons tout de même observé qu’une fois ces compétences transférées, des pans entiers du droit n’évoluaient plus, pour certains depuis des années, ce qui est curieux et même préjudiciable aux Calédoniens. Il s’agit par exemple du droit des assurances, qui n’a pas évolué depuis son transfert en 1989. De même, on peut s’étonner qu’il n’existe toujours pas de service de la législation fiscale en Nouvelle-Calédonie, alors même qu’elle jouit de la peine autonomie en ce domaine.

Nous sommes particulièrement préoccupés par la question du transfert de la compétence « sécurité civile » qui doit intervenir le 1er janvier 2014. La préparation de ce transfert a pris beaucoup de retard et aucun choix – en dépit de ce qui a pu nous être dit ici ou là – n’a été opéré à ce jour sur la future organisation territoriale des services d’incendie et de secours. C’est d’autant plus préoccupant que le territoire est confronté à des risques naturels et industriels majeurs. Il y a, en effet, au cœur de Nouméa, des usines qui ne permettent pas de réduire la question de la sécurité civile en Nouvelle-Calédonie à une simple question d’incendies ou de pompiers.

Or, la bonne organisation de ces transferts et surtout l’exercice plein et entier de ces nouvelles compétences pour la Nouvelle-Calédonie sont la condition sine qua non de son processus d’émancipation.

Deuxième sujet de préoccupation de vos rapporteurs : le contexte économique et social. Si la Nouvelle-Calédonie a connu, ces huit dernières années, des taux de croissance très soutenus avec l’exploitation du nickel – ressource importante du territoire – et la construction de l’usine Koniambo de la province Nord – que nous avons eu la chance de visiter et qui a vu près de 6 000 personnes participer à sa construction permettant ainsi de maintenir le taux de chômage de la province à un niveau très bas –, les inégalités restent bien plus fortes qu’en métropole ou que dans les départements d’outre-mer et les perspectives économiques sont inquiétantes avec la baisse des cours du nickel.

La société calédonienne est également en proie à un phénomène de « vie chère », qui a conduit à douze jours de grève générale en mai dernier. Il a fallu l’implication du haut-commissaire pour qu’un accord soit trouvé pour geler les prix de certains produits. Il est d’ailleurs paradoxal de voir que l’État a joué un rôle essentiel dans ce domaine ; alors qu’il n’a pourtant plus guère de compétence économique ou sociale.

Le fait que les négociations sur la « vie chère » se soient tenues au Haut-commissariat souligne combien l’État, par son représentant, est devenu un acteur à la fois extérieur et central et démontre qu’il aura un rôle à jouer pour garantir l’avenir de la Nouvelle-Calédonie.

Il ne faudrait cependant pas que la dégradation de la situation économique et donc sociale ait des conséquences sur la stabilité du territoire à l’heure d’échéances importantes.

Notre mission sur place nous a convaincus qu’il était temps d’ouvrir un nouveau cycle pour bâtir une solution durable, qui sera garante de l’avenir de la Nouvelle-Calédonie.

L’Accord de Nouméa signé en 1998 pour une période de vingt ans fixe lui-même les conditions dans lesquelles les citoyens calédoniens seront amenés à s’exprimer sur l’avenir politique et institutionnel de l’archipel. Sans entrer dans les détails de ce mécanisme : il faut rappeler qu’on pourrait aller jusqu’à trois consultations successives pour décider si oui ou non la Nouvelle-Calédonie accédera à la pleine souveraineté, terme qui recouvre un transfert des compétences régaliennes aujourd’hui exercées par l’État, l’accès à un statut international de pleine responsabilité – à savoir un siège à l’Organisation des Nations unies (ONU) – et l’organisation de la citoyenneté en nationalité.

Notre sentiment est que nous allons entrer dans un cycle de négociations dont l’issue pourrait, le cas échéant, constituer un nouveau compromis entre tous les Calédoniens sur leur avenir, comme ce fut le cas en 1998.

Un document nous y aidera. Il s’agit du rapport de M. Jean Courtial, conseiller d’État, et de M. Ferdinand Melin-Soucramanien, professeur à l’université de Bordeaux IV, qui se sont vus confier, en 2011, par le Premier ministre François Fillon, une mission de réflexion confirmée depuis lors, en juillet 2012, par le Premier ministre Jean-Marc Ayrault.

Leur rapport – qui sera rendu public dans les tout prochains jours – va ouvrir le champ des possibles en déclinant des scénarios juridiques et institutionnels intéressants allant de l’indépendance pure et simple à des régimes de souveraineté extrêmement avancés tout en maintenant un lien avec la France.

Au-delà de l’organisation institutionnelle proprement dite, d’autres questions ne manqueront pas de se poser, qu’il s’agisse de la clé de répartition entre les provinces – règle interne d’équilibre – ou bien de la revalorisation du sénat coutumier. Ces différentes questions feront – nous l’espérons – l’objet d’un compromis global entre les acteurs concernés.

Nombre de nos interlocuteurs ont émis le vœu qu’une réflexion puisse aussi s’engager sur les conditions dans lesquelles quelques adaptations pourraient être apportées à la définition du corps électoral, question très sensible aujourd’hui. À ce jour, mes collègues et moi constatons que le « gel » du corps électoral a fait l’objet, le 20 février 2007, d’une révision de la Constitution.

Quels que soient les choix institutionnels et politiques qui seront faits demain et sur lesquels il ne nous revient pas de nous prononcer, nous restons convaincus qu’il ne faut pas hésiter, comme en 1998, à être visionnaire et à faire confiance aux hommes et aux femmes de bonne volonté.

En conclusion, ce qui nous a profondément marqués lors de notre déplacement et ce que cherche à traduire notre rapport, c’est le besoin des Calédoniens de savoir où ils allaient et d’être rassurés sur leur avenir. Ils nous semblent tout à fait prêts à prendre leurs responsabilités, comme ils le font depuis 1988, mais peut-être moins enclins que leurs responsables politiques à s’attarder sur les questions institutionnelles ou sur le jeu politique. Il m’a semblé – et je sais que mes collègues partagent ce sentiment – qu’ils étaient plus préoccupés par les questions économiques, sociales, culturelles.

Nous espérons que ce rapport contribuera à aider nos compatriotes de Nouvelle-Calédonie à « défricher » ce chemin dans les cinq ans qui viennent. En tout cas, la commission des Lois restera attentive à la situation de ce territoire dans les mois et les années qui viennent.

C’est en effet la responsabilité du Parlement, et plus largement celle de l’État, signataires de l’Accord de Nouméa, de demeurer le témoin vigilant et indispensable pour éviter que cette histoire ne se joue à huis clos. C’est d’ailleurs en substance ce que le président de l’Assemblée nationale à rappeler hier soir aux signataires de l’Accord de Nouméa et aux élus calédoniens, qu’il avait réuni à l’occasion des vingt-cinq ans des accords de Matignon-Oudinot.

M. Dominique Bussereau, rapporteur. Le souci qui a été le nôtre en permanence, lors de notre déplacement, a été un souci de consensus.

Je rappellerai pour ceux qui sont peut-être trop jeunes dans cette Commission pour s’en souvenir qu’au moment de ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler les « événements », entre 1986 et 1988, les réalités calédoniennes faisaient alors l’objet de débats très rudes tant à l’Assemblée nationale et au Sénat.

Au cours de notre déplacement sur le territoire, nous avons rendu hommage au sénateur Dick Ukeiwé, qui venait de disparaître. Il fut l’un des acteurs de ce consensus, dont je souhaite qu’il puisse aujourd’hui se poursuivre entre les grandes formations politiques républicaines. Ce consensus est, en effet, garant de la poursuite de l’évolution de la Nouvelle-Calédonie dans la paix civile et dans son lien avec la République.

Je partage les observations qui viennent d’être faites par notre président, Jean-Jacques Urvoas, tant sur le fonctionnement collégial des institutions calédoniennes que sur les transferts de compétences.

S’agissant tout d’abord de la collégialité, nous avons constaté qu’elle ne jouait plus pleinement son rôle dans le fonctionnement du gouvernement, en dépit de la bonne volonté de ses membres. Ce fonctionnement collégial n’est pas simple dans un petit territoire, de la taille d’un département. Il en irait d’ailleurs vraisemblablement de même si ce principe s’appliquait aux départements et régions de métropole.

S’agissant ensuite des transferts de compétences, il ressort de notre déplacement que leur organisation est un peu décevante.

Trop souvent, les transferts ont été réalisés pour eux-mêmes, sans que, dans le même temps, ne suivent les moyens – notamment financiers – pour permettre à la Nouvelle-Calédonie d’assumer ces compétences, qui restent parfois « virtuelles ».

En outre, une fois ces transferts réalisés, les moyens restant à la disposition du Haut-commissariat sont souvent dérisoires pour permettre à l’État d’assumer ses missions et, à ce titre, d’accompagner la Nouvelle-Calédonie dans l’exercice de ses nouvelles compétences.

Dans ces conditions, les transferts peinent à se traduire par une meilleure qualité de service rendu aux Calédoniens et suscitent même de leur part certaines inquiétudes d’autant plus légitimes que les moyens ne sont pas au rendez-vous. En matière de sécurité civile, il n’y a, à ma connaissance, aucun colonel de pompier recruté à ce jour pour permettre l’exercice effectif de cette compétence au 1er janvier 2014.

Je souhaiterai également formuler deux observations personnelles.

La première concerne l’organisation d’un référendum à l'issue du processus de l’Accord de Nouméa. Ce référendum devra, à mon sens, être le couronnement d’une solution consensuelle et acceptée par tous localement, plutôt que se résumer à un affrontement opposant les uns aux autres « pour » ou « contre » l’indépendance.

La seconde concerne le « gel » du corps électoral. Ce dernier, s’il a permis d’éviter certains déséquilibres dans la représentation politique des Calédoniens, conduit aujourd’hui à exclure des gens qui sont installés depuis très longtemps en Nouvelle-Calédonie, qui y vivent avec leur famille, qui y travaillent et y investissent. Si l’histoire du territoire a justifié ce « gel » du corps électoral, cette histoire est parfois difficile à expliquer aux jeunes générations.

Je ferai enfin un point sur la situation économique du territoire et sur son impact éventuel sur la sortie de l’Accord de Nouméa.

En effet, après des taux de croissance à faire envier la métropole, l’économie calédonienne tend aujourd’hui à se ralentir, notamment sous l’effet des cours à la baisse du nickel. Si ce marché évolue traditionnellement de manière cyclique, ma crainte est qu’il se stabilise à l’avenir à un niveau structurellement faible en raison de l’émergence de nouveaux producteurs, au nombre desquels figure la Chine, et qu’il remette en cause le « miracle » calédonien.

Or, je reste pour ma part convaincu que l’issue politique de l’Accord de Nouméa sera d’autant plus difficile que le contexte économique du territoire sera structurellement fragile.

M. René Dosière, rapporteur. Je partage entièrement les points de vue exprimés par le président Jean-Jacques Urvoas et par M. Dominique Bussereau, mais je voudrais insister sur un point supplémentaire qu’ils n’ont pas évoqué. Depuis les accords de Matignon, et notamment depuis l’Accord de Nouméa, il y a eu au sein de notre Assemblée un consensus pour ne pas faire de la Nouvelle-Calédonie un enjeu de politique nationale. Ceci a été possible grâce au consensus qui existait en Nouvelle-Calédonie.

Cependant, il est évident que, si le consensus néo-calédonien a tendance à se fragiliser un peu, il existe un risque que des positions extrêmes soient prises – d’un côté comme de l’autre – avec pour conséquence de prendre la Nouvelle-Calédonie en otage. Le dossier néo-calédonien doit donc être suivi attentivement, afin de ne pas aboutir à une situation dans laquelle la Nouvelle-Calédonie deviendrait un enjeu de politique nationale.

M. Sébastien Denaja. En prenant connaissance du programme de travail particulièrement dense des trois rapporteurs, je tiens à saluer la qualité du travail qu’ils ont accompli. L’expression ciselée de chacun d’entre eux montre à quel point ce débat doit être pris avec beaucoup de précaution.

Le gouvernement collégial de la Nouvelle-Calédonie est unique au monde et ne pourrait être comparé qu’au gouvernement d’Afrique du Sud qui a existé dans la période transitoire ayant suivi la fin de l’apartheid.

Le rapport souligne l’originalité de la solution retenue aujourd’hui en Nouvelle-Calédonie, mais aussi la nécessaire originalité dont il faudra de nouveau faire preuve pour trouver une solution permettant de sortir de l’accord de Nouméa.

Je souhaite également insister sur la nécessité de rassurer la population, compte tenu notamment de la fragilité économique de la Nouvelle-Calédonie.

Le rapport insiste sur le rôle que l’État doit jouer dans la définition de l’avenir institutionnel du territoire, mais je considère que la République doit aussi se saisir de cette question : sans que la Nouvelle-Calédonie devienne un enjeu de politique nationale, il est possible et souhaitable que la question de l’avenir de la Nouvelle-Calédonie ne soit pas uniquement posée par des Calédoniens à des Calédoniens.

Enfin, je m’interroge sur la question de savoir s’il ne faudrait pas, pour rassurer la population, accélérer l’histoire, car la population calédonienne ne souhaite pas forcément attendre 2019 pour être fixée sur son avenir.

M. Bernard Lesterlin. Je souhaite également féliciter les rapporteurs pour la qualité de leur travail consensuel. Le sujet dont nous débattons aujourd’hui est un sujet sur lequel la France n’est habituellement pas très bonne. Je veux parler du fait qu’à trois heures de la dernière commission mixte paritaire sur le dernier projet de loi organique et qui va procéder aux derniers transferts de compétences à la Nouvelle-Calédonie avant les échéances prévues par l’accord de Nouméa, il est regrettable que la construction d’un État de droit capable de fonctionner correctement ne soit toujours pas finalisée. Or, il est indispensable, dans un esprit de consensus, de rassurer la population sur le fait que la France ne se trouve pas dans un état d’esprit de « largage », mais bien d’accompagnement de la Nouvelle-Calédonie.

Nous n’avons pas à être si fiers de ce qui s’est passé dans les années 1960, 1970 ou 1980 dans certains territoires qui étaient alors français. Je pense par exemple aux Nouvelles-Hébrides devenues Vanuatu. Nous constatons que l’influence australienne y est plus forte que l’influence française. Nous n’avons pas à donner de leçons, mais, bien au contraire, nous devons tirer les leçons de nos insuffisances et de nos échecs lors des passages de certains territoires d’une situation institutionnelle à une autre.

Notre rôle est de rassurer et d’accompagner la Nouvelle-Calédonie, sous peine de reproduire ce que nous avons mal fait par le passé, en n’accompagnant pas suffisamment les transitions et en devant procéder ensuite par substitution. Nous avons une responsabilité historique pour accompagner cet État émergent, quelle que soit la solution institutionnelle qui sera retenue par le peuple en Nouvelle-Calédonie, par le collège électoral défini par la loi.

À M. Dominique Bussereau, je souhaite dire qu’il ne faut pas inquiéter la population sur la question du référendum : il y aura bien un référendum, qui devra être préparé et construit dans un esprit de consensus.

Enfin, ne faudrait-il pas réfléchir dès maintenant à la façon dont la France devra accompagner la Nouvelle-Calédonie, quel que soit le cadre institutionnel décidé par les Calédoniens ? Cela permettrait d’éviter que la France ne soit à nouveau considérée comme le « mouton noir » que l’on viendra chercher pour régler des problèmes qui ne l’auront pas été lors de la phase de transition institutionnelle. L’État français a envie de réfléchir à la façon de mettre en place cet accompagnement d’un État en émergence – sans se substituer à lui –, pour faire en sorte que le changement institutionnel ne se traduise pas par un recul économique pour ceux qui sont encore – il faut le rappeler – nos compatriotes.

M. Philippe Gomes. Je remercie vivement les trois coauteurs de ce rapport, pour la qualité de leurs observations et de leurs analyses, leur travail considérable, mais aussi pour leurs capacités d’écoute sur le terrain. À l’image du général de Gaulle qui partait pour l’« Orient compliqué » avec des « idées simples », les auteurs du rapport se sont rendus dans une « Nouvelle-Calédonie compliquée » avec, pour chacun, une solide expertise – qu’elle soit « de terrain » ou davantage « livresque ». C’est d’ailleurs la première fois depuis dix ans que des députés de la commission des Lois foulaient le sol néo-calédonien. Compte tenu de l’éminence des choix qui s’offriront prochainement à la Nouvelle-Calédonie, il était indispensable que la représentation nationale fasse entendre sa voix.

Un acquis essentiel du préambule de l’Accord de Nouméa mérite d’être rappelé : la reconnaissance de deux légitimités qui se sont opposées, l’une issue du peuple kanak présent depuis 3000 ans – qui, rappelle l’Accord, a été colonisé et repoussé « aux marges géographiques, économiques et politiques » de son propre pays, son patrimoine artistique, ses langues ayant été niés –, l’autre issue des « nouvelles populations » qui, pendant 160 ans, sont venues s’installer à la fin du XIXe siècle et au cours du XXe siècle dans le cadre de la colonisation pénale ou libre ou des besoins de main-d’œuvre. Ces populations étaient d’origine asiatique, européenne, wallisienne, futunienne, polynésienne. L’accord constate que ces deux populations ont acquis une légitimité à vivre en Nouvelle-Calédonie et à contribuer à son développement. Il appartient désormais à ces deux peuples de conjuguer leur légitimité pour construire un destin commun. En témoigne, par exemple, le fait que toutes les personnes inscrites sur les listes électorales avant le 31 décembre 1998, quelle que soit leur couleur de peau, pourront participer au référendum sur l’accession à l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie.

Par ailleurs, la crise de 2011 et ses « miasmes » actuels n’est pas caricaturale. Elle a été provoquée par la levée des deux drapeaux, celui de la République française et celui du FLNKS, et elle continue de produire ses effets aujourd’hui. Cette crise, à laquelle l’État a d’ailleurs été partie prenante avec le Premier ministre lui-même, M. François Fillon intervenant alors, trouve ses racines dans l’absence de respect de l’Accord de Nouméa. Ce dernier prévoit, en effet, que des signes identitaires du pays – notamment son drapeau – « devront être recherchés en commun pour exprimer l'identité kanak et le futur partagé entre tous » et que cela nécessite une loi du pays, votée à la majorité des trois cinquièmes du congrès. Ces prescriptions n’ont, à l’évidence, pas été suivies. Si ce drapeau, qui n’a pas été « recherché en commun », incarne l’identité kanak, en tout cas pour sa partie indépendantiste, il est plus compliqué d’affirmer qu’il incarne un futur partagé pour toute la population et il est certain qu’il n’a pas été choisi à l’issue du vote d’une loi du pays. C’est ce qu’a par exemple constaté le Palika de M. Paul Néaoutyine, ce qui montre bien que la question du drapeau dépasse la simple opposition entre « indépendantistes » et « non-indépendantistes ». C’est une affaire de vision de l’application de l’Accord de Nouméa.

Les « miasmes » de cette crise mettent aujourd’hui à l’épreuve le caractère collégial du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie. La collégialité, prévue dans l’Accord de Nouméa, vise à contourner le fait majoritaire, en associant les indépendantistes au gouvernement. Cela nécessite un effort de chacun. Or, en 2011, la répartition des portefeuilles ministériels n’a, pour la première fois, pas recueilli l’unanimité des forces politiques, le consensus n’ayant pas été suffisamment recherché. Cette situation pose problème dans le fonctionnement gouvernemental au quotidien, dès lors que chaque ministre, en plus de disposer d’un portefeuille spécifique, doit participer à l’ensemble des prises de décision relevant de la compétence du gouvernement. Aucun membre du gouvernement ne peut prendre de décisions individuellement.

Une autre question, qui sera évoquée lors du prochain Comité des signataires, porte sur les transferts de compétences. La quasi-totalité des transferts programmés a désormais été réalisée, à l’exception des compétences énumérées à l’article 27 de la loi organique de 1999 : enseignement supérieur ; contrôle de légalité des provinces, des communes et de leurs établissements publics, régime comptable et financier des collectivités ; communication audiovisuelle. Les transferts en question obéissent à une procédure spécifique, qui suppose une modification de la loi organique, à la suite d’une résolution en ce sens du congrès qui demande à l’État l’organisation de ces transferts. Pour l’instant, ce dernier n’a émis aucun vœu en ce sens.

En revanche, il est inexact d’affirmer, comme le fait le projet de rapport d’information, que ce transfert de compétences « est la condition sine qua non pour que la question de [l’] accès à la pleine souveraineté puisse être posée ». On pourrait certes en faire un préalable politique, mais certainement pas une condition juridique : comme le confirme le récent rapport sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie de MM. Jean Courtial et Ferdinand Melin-Soucramanien, la question des transferts de compétences ne saurait faire obstacle, en soi, à la mise en œuvre de l’Accord de Nouméa.

Un autre sujet à régler à l’avenir est la clé de répartition du budget de la Nouvelle-Calédonie. Celui-ci est actuellement réparti à parts approximativement égales entre la province Nord et la province Sud, alors que la première ne regroupe que le quart de la population. Cette répartition discriminatoire, pour nécessaire qu’elle soit, devra être revue, à l’aune de l’évolution de la démographie et des dépenses des provinces. Il faut rappeler que, depuis une vingtaine d’années, plus de 250 milliards de francs CFP ont été transférés du Sud vers le Nord.

Par ailleurs, la lutte contre la « vie chère » devrait prochainement bénéficier de nouveaux outils, prévus dans le projet de loi organique actualisant la loi organique de 1999, en cours de discussion au Parlement. Rappelons que le Big Mac qui sert communément d’indice de référence pour comparer les prix entre différents pays est, en Nouvelle-Calédonie, le cinquième plus cher du monde ! Une autorité de la concurrence semblable à celle existant au plan national disposera bientôt de pouvoirs d’enquête et de sanction, afin de lutter contre les situations monopolistiques et duopolistiques. En mettant en œuvre la nouvelle loi du pays relative à la concurrence en Nouvelle-Calédonie, jugée conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel le 1er octobre dernier, cette nouvelle autorité administrative indépendante pourra même aller plus loin que l’Autorité nationale de la concurrence – dont les compétences sont limitées par le droit de l’Union européenne. Elle pourra, par exemple, prononcer des injonctions à l’encontre d'entreprises détenant, dans une certaine zone, une part de marché dépassant 25 %.

Enfin, à plus long terme, il nous faut préparer les voies de sortie de l’Accord de Nouméa. C’est d’ailleurs l’objet du comité de pilotage mis en place en 2010, qui doit « approfondir les éléments de discussion dans la perspective de la consultation prévue après 2014 ». Si l’on s’en tient à l’Accord de Nouméa, la question de l’accès à l’indépendance – qui, formellement, prendrait la forme de trois sous-questions aux enjeux étroitement liés – pourrait faire l’objet au total, en cas de réponse négative des votants, de trois référendums (en 2018, 2020 et 2022). Après trois réponses négatives, l’Accord de Nouméa stipule que « les partenaires politiques se réuniront pour examiner la situation ainsi créée ». L’ensemble de ce dispositif n’est pas opérationnel ; tout le monde en convient à mots plus ou moins couverts : quel que soit le choix qui sera finalement retenu, des mesures juridiques de transition apparaissent indispensables. Si la consultation conclut à l’accès à la pleine souveraineté, que se passe-t-il ? Quelle indépendance ? Quelle organisation des pouvoirs publics ? Quel lien avec la France ? Si oui, de quelle nature ? Qui sont alors les nationaux ? Quel régime des libertés publiques ? C’est alors un double saut dans le vide. D’un point de vue plus politique, ce dispositif présente également l’inconvénient, par son côté manichéen, d’aboutir à opposer un camp des vainqueurs à un camp des vaincus à l’instar du « référendum Pons » de 1987 – qui posait la question : oui ou non à l’indépendance ? – boycotté par les indépendantistes et qui fut, quelque mois plus tard, suivi par les événements d’Ouvéa.

C’est pourquoi d’autres voies de sortie de l’Accord de Nouméa doivent être recherchées. La première, quelque peu illusoire, serait celle dite de la « solution consensuelle » entre les différents partenaires politiques, qui passerait par une révision de la Constitution et une consultation par référendum. La seconde, qui a ma préférence, serait celle d’un « référendum éclairé », consistant à clairement définir les projets alternatifs proposés – prévoyant l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie ou son maintien dans la République française – et à soumettre ce choix au vote. Une révision constitutionnelle serait alors aussi nécessaire car on modifierait l’Accord de Nouméa.

Ces questions devront être abordées après les prochaines élections de mai 2014 par l’ensemble des forces politiques, avec la participation de l’État qui doit être proactif et pas un spectateur. Ces élections seront l’occasion de clarifier l’état des rapports de force. On verra alors deux légitimités en présence l’une de l’autre : la légitimité historique des partenaires politiques qui ont été signataires des accords de Matignon et de Nouméa et la légitimité démocratique issue du suffrage universel. En ce qui me concerne j’estime que cette dernière légitimité doit être particulièrement prise en considération. Car en tout état de cause, c’est au nouveau congrès qu’il reviendra de décider, à la majorité des trois cinquièmes – des élus issus du suffrage universel – d’une éventuelle consultation par référendum avant 2018.

M. Paul Molac. Je salue la grande expertise de notre collègue Gomes, dont les propos nous permettent d’avoir une bonne connaissance des réalités du territoire calédonien. Je note aussi avec bonheur le consensus qui a présidé aux travaux de nos trois rapporteurs.

Dans l’histoire, la République française a longtemps été plus encline à envoyer les régiments de la Coloniale que des négociateurs et, sans revenir sur Sétif ou Madagascar, il y a eu des épisodes de notre histoire dont nous n’avons pas à être fiers collectivement. Je rejoins notre collègue Bernard Lesterlin qui soulignait l’importance des années 1960 dans l’amorce du processus en Nouvelle–Calédonie.

On ne peut que louer le consensus qui se fait jour aujourd’hui ; c’est évidemment aux Calédoniens de construire leur destin, mais il revient à la métropole de les accompagner, dans l’intérêt des populations.

J’ai été surpris de la récente résolution de l’ONU qui demandait à la France de décoloniser la Polynésie française… On voit bien les retentissements internationaux de cette problématique dans le Pacifique.

Le louable processus suivi par l’État en Nouvelle–Calédonie, marqué par la prise en considération des souhaits de la population, tranche très singulièrement avec l’autisme inquiétant dont il semble faire preuve en métropole : lorsque les Basques demandent la création d’un département basque, ce qui relève d’une simple modification de l’organisation administrative – une structure que je trouve d’ailleurs pour ma part assez dépassée –, ils se heurtent à une fin de non-recevoir ; lorsque M. Pierre Joxe, alors ministre de l’Intérieur, a voulu inscrire dans la loi que « le peuple corse fait partie intégrante du peuple français », il s’est heurté à la censure du Conseil constitutionnel ; et la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires n’est toujours pas signée par la France… Quel contraste avec l’ouverture d’esprit qui préside au processus calédonien.

Il est urgent de faire sauter ces verrous constitutionnels et de reconnaître enfin les peuples qui composent la République, ce qui se traduira par un enrichissement !

M. le président Jean-Jacques Urvoas. Vous savez, M. Molac, que vos propos reçoivent un écho favorable d’un grand nombre de membres de la commission des Lois. Sur les spécificités de la Nouvelle–Calédonie, je vous renvoie aux récents propos de Michel Rocard, qui me semblent parfaitement résumer la situation : « il est toujours plus difficile de faire la paix que de faire la guerre ». Il faut remercier ceux qui ont osé à l’époque le faire et encourager la génération actuelle à poursuivre l’effort.

La Commission autorise à l’unanimité le dépôt du rapport d’information.

La séance est levée à 12 heures 05.

——fpfp——

Information relative à la Commission

La Commission a désigné M. Michel Zumkeller, rapporteur pour avis sur le projet de loi de finances pour 2014 : Administration territoriale de l’État et pilotage des politiques de l’Intérieur.

Membres présents ou excusés

Présents. - Mme Nathalie Appéré, M. Christian Assaf, Mme Marie-Françoise Bechtel, M. Erwann Binet, M. Jean-Pierre Blazy, M. Jacques Bompard, M. Dominique Bussereau, Mme Colette Capdevielle, Mme Marie-Anne Chapdelaine, M. Éric Ciotti, M. Jean-Michel Clément, M. Gilbert Collard, M. Sergio Coronado, Mme Pascale Crozon, M. Jean-Pierre Decool, M. Sébastien Denaja, Mme Françoise Descamps-Crosnier, M. Patrick Devedjian, M. Marc Dolez, M. René Dosière, M. Olivier Dussopt, M. Matthias Fekl, M. Georges Fenech, M. Hugues Fourage, M. Yann Galut, M. Guy Geoffroy, M. Bernard Gérard, M. Yves Goasdoué, M. Philippe Gosselin, M. Philippe Goujon, M. Philippe Houillon, M. Sébastien Huyghe, M. Armand Jung, Mme Marietta Karamanli, Mme Nathalie Kosciusko-Morizet, M. Guillaume Larrivé, M. Jean-Yves Le Bouillonnec, Mme Axelle Lemaire, M. Bernard Lesterlin, M. Paul Molac, M. Pierre Morel-A-L'Huissier, Mme Nathalie Nieson, M. Jacques Pélissard, M. Edouard Philippe, M. Sébastien Pietrasanta, Mme Elisabeth Pochon, M. Jean-Frédéric Poisson, M. Pascal Popelin, M. Dominique Raimbourg, M. Bernard Roman, Mme Cécile Untermaier, M. Jean-Jacques Urvoas, M. Daniel Vaillant, M. Jacques Valax, M. François Vannson, M. Patrice Verchère, Mme Marie-Jo Zimmermann, M. Michel Zumkeller

Excusés. - M. Marcel Bonnot, M. Marc-Philippe Daubresse, Mme Laurence Dumont, M. Édouard Fritch, M. Daniel Gibbes, Mme Françoise Guégot, M. Alfred Marie-Jeanne, M. Roger-Gérard Schwartzenberg

Assistait également à la réunion. - M. Philippe Gomes