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Commission des affaires économiques

Mardi 15 octobre 2013

Séance de 18 heures 30

Compte rendu n° 8

Présidence de M. François Brottes Président

– Audition, ouverte à la presse, de M. Michel Combes, directeur général du groupe Alcatel-Lucent

La commission a auditionné M. Michel Combes, directeur général du groupe Alcatel-Lucent.

M. le président François Brottes. Nous auditionnons aujourd’hui Michel Combes, directeur général du groupe Alcatel-Lucent. Monsieur Combes, je vous remercie d’avoir accepté dans un délai très court d’être auditionné par notre commission et d’avoir décalé un voyage à l’étranger pour être parmi nous aujourd’hui. Tous nos travaux de la journée auront été consacrés à l’avenir des filières numériques et des télécommunications. En effet, juste avant de vous entendre, notre commission a adopté, à l’unanimité, une proposition de résolution sur la stratégie numérique de l’Union européenne qui sera portée à la connaissance des autorités européennes lors du prochain sommet consacré à ce sujet.

Votre audition, monsieur Combes, est attendue. Alcatel-Lucent connaît en effet une situation très difficile : il est question en France de 900 suppressions d’emplois, de la fermeture de plusieurs sites, de mobilités entre sites, de la cession de plusieurs filiales, étant rappelé que ce plan social particulièrement lourd fait suite à plusieurs autres. Nous avions déjà évoqué la stratégie d’Alcatel le 19 décembre 2012 avec la précédente équipe de direction, et entendu les syndicats le 13 février dernier.

La situation d’Alcatel-Lucent est paradoxale dans un secteur des télécommunications en croissance tant pour ce qui est des usages que des services, des technologies et de l’innovation. Alcatel est l’un des fleurons historiques de la recherche et du savoir-faire technologique français en matière de télécommunications. Tous les salariés du groupe en France sont à la fois extrêmement compétents et passionnés. Ils ont donc d’autant plus de mal à comprendre le drame qui s’annonce pour eux.

Quelques mots préliminaires, de façon que les règles du jeu de cette audition soient claires pour tous. Une discussion est engagée avec les partenaires sociaux. La procédure d’information-consultation se met en place. Pour respecter ces procédures, il est sans doute des questions auxquelles vous ne pourrez pas répondre, monsieur le directeur général. Chacun ici le comprendra. Pouvez-vous toutefois nous dire l’ampleur exacte du plan envisagé en France et dans le reste du monde, mais aussi quelles sont les perspectives pour Alcatel-Lucent. Profondément attachés à cette entreprise qui est l’un des fleurons nationaux, même si le groupe n’est plus exclusivement français et si la France ne représente pas la part la plus importante de son marché, nous aurions du mal à concevoir que nos ingénieurs et nos laboratoires ne soient pas à la pointe des révolutions technologiques auxquelles votre entreprise doit aujourd’hui faire face.

M. Michel Combes, directeur général du groupe Alcatel-Lucent. Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, je souhaite tout d’abord vous remercier pour votre invitation. Il m’a paru naturel d’y répondre favorablement, pour une raison simple : pour un chef d’entreprise comme moi, il est essentiel d’agir mais il l’est tout autant d’expliquer. Expliquer, pour que les salariés d’Alcatel-Lucent, mais aussi ses clients, ses fournisseurs, les collectivités publiques et plus généralement tous ceux qui interagissent avec l’entreprise que je dirige puissent d’une part, comprendre les raisons qui sous-tendent les mesures que je suis conduit à prendre – à cet égard, je tiens à dire d’emblée que je comprends le désarroi éprouvé aujourd’hui par nos salariés – et d’autre part, partager l’objectif qui est le mien, à savoir le sauvetage de l’entreprise dont j’ai pris les rênes il y a un peu plus de six mois.

Dès juin dernier, j’avais présenté en détail mon projet industriel aux salariés de l’entreprise. La semaine dernière, j’ai personnellement rencontré leurs représentants lors de l’annonce des mesures nécessaires au rétablissement de notre structure de coûts. Et j’ai à nouveau reçu les syndicats aujourd’hui, à l’issue de la manifestation parisienne. Il est donc tout à fait normal que j’informe la représentation nationale sur la situation de l’entreprise.

Une précision toutefois : comme vous le savez, Alcatel-Lucent est une entreprise cotée à Paris et à New-York, et nous sommes aujourd’hui à quinze jours de l’annonce de nos résultats trimestriels. En conséquence, je suis tenu à un strict devoir de réserve pour des raisons juridiques, tenant à la réglementation boursière imposée par l’Autorité des marchés financiers. Vous comprendrez donc que je ne sois pas en mesure d’évoquer certaines questions, comme les perspectives financières du groupe à court terme. Je vous remercie par avance pour votre compréhension.

Ce préalable étant posé, je souhaiterais, avant de répondre à vos questions, ou plutôt pour mieux y répondre, procéder à une rapide mise en perspective.

Quand j’ai pris mes fonctions en avril dernier, j’étais conscient de prendre les rênes d’un formidable outil industriel. Alcatel-Lucent est en effet un équipementier télécom de taille mondiale, qui joue un rôle stratégique dans la filière télécom et fabrique les réseaux des plus grands opérateurs du monde comme AT&T aux États-Unis, Orange en France ou China Mobile en Chine. Il réalise un chiffre d’affaires de 14 milliards d’euros, dont 95 % à l’international, et a inventé des technologies qui font aujourd’hui partie de notre quotidien, comme le transistor, le laser ou l’ADSL. Il dispose encore aujourd’hui de formidables atouts technologiques et industriels, au premier rang desquels une force de frappe de près de 70 000 salariés dont quelque 20 000 chercheurs et techniciens de recherche, ainsi qu’un portefeuille de plus de 30 000 brevets.

Mais j’étais également conscient de la situation très difficile dans laquelle se trouve Alcatel-Lucent. Le groupe paie au prix fort les erreurs du passé. Il a manqué des virages technologiques, notamment celui de la 3G ; son effort de recherche-développement et d’innovation est à la fois dispersé et insuffisamment axé sur les technologies du futur ; il est aussi trop faiblement engagé dans les pays à forte croissance ; enfin, des facteurs externes jouent également, avec l’inadaptation totale de l’environnement réglementaire en Europe, axé sur les prix et non sur l’investissement, et la concurrence effrénée que nous livrent les acteurs asiatiques.

Le résultat est, hélas, qu’Alcatel-Lucent a perdu énormément d’argent depuis plus de dix ans à force de vouloir tout faire partout dans le monde. Depuis sa fusion avec Lucent, l’entreprise a consommé en moyenne 700 à 800 millions d’euros de trésorerie chaque année. En 2012, la perte nette s’est élevée à 1,4 milliard d’euros et en janvier dernier, soit quelques mois avant mon arrivée, le groupe avait été contraint en dernier recours de gager une grande partie de ses actifs, notamment son portefeuille de brevets, pour pouvoir se refinancer.

Il fallait donc agir vite, susciter une prise de conscience parmi les salariés et mettre sur pied un plan à horizon de trois ans qui ne soit pas un énième plan d’économies, mais repose sur une véritable stratégie industrielle et soit à même d’assurer un redressement durable de l’entreprise, non seulement sur le plan financier mais aussi technologique, industriel et opérationnel. C’est l’objet du plan Shift, que j’ai annoncé le 19 juin et commencé de mettre en œuvre au cours de l’été.

Il a été beaucoup question, depuis quelques jours, du volet social de ce plan. Je le comprends tout à fait, comme je comprends le désarroi de nos salariés, qui ont le sentiment de payer pour des erreurs stratégiques qui ne sont pas les leurs. Mais le plan Shift, à la différence des précédents, est d’abord un plan industriel, qui vise à transformer l’entreprise en profondeur et à lui permettre de relever les défis technologiques du futur.

Un plan industriel d’abord, parce que quand on évolue dans le monde du numérique et des technologies de l’information, en perpétuelle ébullition, ce qui compte, c’est d’avoir un cap industriel clair reposant sur des choix stratégiques et technologiques forts, afin de pouvoir anticiper sur quelques axes technologiques majeurs plutôt que de se disperser. C’est pourquoi, en plein accord avec le conseil d’administration, j’ai pris en juin la décision qu’Alcatel-Lucent, jusqu’alors généraliste des équipements de télécommunications, deviendrait un spécialiste des réseaux internet, du cloud et de l’accès très haut débit.

Cette décision, fondamentale et structurante pour l’avenir de l’entreprise, est cohérente avec l’évolution du secteur des équipements de télécommunications, dont Alcatel-Lucent est l’un des leaders mondiaux. Voici en quelques mots pourquoi.

Pendant plus de vingt ans, l’objectif de l’industrie des télécoms a été la couverture du territoire, d’abord téléphonique puis internet. L’urgence était d’établir des connexions, d’accroître la taille et la portée du réseau. La priorité allait par conséquent aux technologies d’accès, comme l’ADSL ou la 2G/3G.

Aujourd’hui, l’enjeu est la vitesse de connexion, c’est-à-dire le très haut débit pour tous. Cela exige d’une part d’investir dans l’accès à très haut débit – il reste beaucoup à faire dans ce domaine, surtout en Europe, quand on sait que 47 % des connexions 4G existantes en 2012 se trouvaient aux États-Unis et 27 % en Corée, contre 6 % seulement en Europe, alors même que la téléphonie mobile y a été inventée par Alcatel, Nokia, France Télécom et Deutsche Telekom – cherchez l’erreur !

D’autre part, l’innovation est en train de se déplacer vers le cœur du réseau, car c’est là que se jouent les évolutions les plus structurantes. En effet, la rapidité avec laquelle l’information peut circuler, rendant possible d’y accéder quasi-instantanément à partir de n’importe quel point du réseau, permet non seulement de stocker des données dans le cloud, mais aussi de « virtualiser » un certain nombre de fonctions du réseau. Nous allons passer d’un monde essentiellement physique, ce hardware qui constituait les compétences-clés d’Alcatel il y a encore quelques années, à un monde essentiellement virtuel, celui du logiciel (software), dans lequel la frontière entre produit et service s’estompe, de même que celle entre gestion et transport de l’information, et donc entre les secteurs de l’informatique et des réseaux.

C’est pour anticiper et accompagner cette évolution que j’ai décidé, en juin, de mettre l’accent sur les réseaux internet et le cloud, domaine dans lequel nous jouons, avec nos start-up Nuage et CloudBand, un rôle précurseur, et disposons d’une position concurrentielle très forte, puisque nous sommes en train de devenir numéro deux mondial pour les routeurs IP et sommes l’un des trois seuls acteurs mondiaux, avec Cisco et Huawei, à être présent à la fois sur les deux segments des routeurs et du transport optique, qui constituent l’ossature des réseaux du futur.

Le plan Shift est également un plan opérationnel, dont l’objectif est de transformer en profondeur l’entreprise pour donner à chacun des responsabilités claires et les moyens de les exercer. À cet égard, la situation que j’ai trouvée à mon arrivée était loin d’être satisfaisante. J’ai donc mis en place une nouvelle équipe, une nouvelle organisation et un nouveau modèle opérationnel.

Le plan Shift comporte aussi bien sûr un plan d’économies, ce qui suppose des choix difficiles, qui suscitent de vives réactions chez certains de nos salariés mais sont néanmoins indispensables car il en va, je le dis simplement mais avec force et solennité, de la survie de notre entreprise, et donc de l’emploi de la majorité de ses salariés. De ce point de vue, mes priorités sont simples et procèdent d’une analyse objective de la situation.

Tout d’abord, nous devons impérativement ramener notre structure de coûts à un niveau proche de celui de nos concurrents. Un seul chiffre illustre l’ampleur du problème : au premier semestre 2013, les dépenses administratives et commerciales d’Alcatel-Lucent ont atteint 14,1 % de son chiffre d’affaires, alors que chez nos concurrents européens, elles représentent entre 11,5 et 12 % et que nous sommes par ailleurs confrontés à la vive concurrence d’entreprises chinoises, dont la structure de coûts n’a rien de comparable. Cet écart n’est pas soutenable car il grève notre compétitivité et notre capacité d’investissement. En tant que garant des intérêts de l’entreprise et de ses salariés, mon devoir est d’y remédier, faute de quoi la survie d’Alcatel-Lucent serait compromise.

Nous devons ensuite rationaliser notre implantation géographique, avec des sites moins nombreux mais atteignant une taille critique et dotés de compétences clairement identifiées. Nous possédons 58 sites de recherche-développement dans le monde alors que nos concurrents ont toujours moins d’une dizaine de sites majeurs. Nous ne pouvons plus nous permettre de continuer à disperser nos efforts.

Enfin, il est de mon devoir de chef d’entreprise d’agir dans la transparence et le respect du dialogue social, non pas seulement en application de la loi mais parce que je suis conscient qu’Alcatel-Lucent n’ira nulle part sans ses salariés. Le temps du dialogue social s’ouvre aujourd’hui. Je veillerai à ce qu’il ait lieu bien évidemment, non pas sur la place publique mais dans l’entreprise, entre direction et représentants des salariés. Et j’ai confiance dans la capacité de celles et ceux qui font Alcatel-Lucent de comprendre la gravité de la situation et le caractère indispensable des mesures qui composent le plan Shift.

Toutes les zones géographiques dans lesquelles le groupe est implanté contribueront à l’effort de redressement et de réduction des coûts. Dix mille postes seront supprimés sur 70 000 : 4 100 le seront en Europe/Moyen-Orient/Afrique, 3 800 en Asie-Pacifique et 2 100 sur le continent américain. D’ici à fin 2015, le groupe concentrera ses ressources-clés sur deux fois moins de sites.

La France est concernée, avec environ 900 suppressions de postes dans le cadre d’un plan de sauvegarde de l’emploi dans les fonctions commerciales, administratives et supports, environ 900 mobilités internes, transferts chez des partenaires ou reconversions, internes ou externes, mais aussi près de 200 recrutements d’ingénieurs et techniciens disposant de nouvelles compétences technologiques. Les chiffres exacts seront annoncés dans le cadre des conférences sociales prévues dans les prochaines semaines avec les représentants des salariés.

Mon ambition pour la France au sein d’Alcatel-Lucent ne se limite pas à une réduction des coûts. Il s’agit aussi d’assurer un ancrage territorial durable de l’entreprise dans notre pays, ce qui implique une transition rapide de nos capacités industrielles françaises vers les technologies d’avenir les plus porteuses. Pour cela, nous devons tout d’abord constituer des sites ayant une taille critique sur le plan mondial. Sur les treize sites de l’entreprise en France, nous avons annoncé le regroupement des activités dites opérateurs à Nozay/Villarceaux, dans l’Essonne, qui sera le premier centre de R&D d’Alcatel-Lucent en Europe et le seul à accueillir un nouveau centre de compétences R&D sur les small cells, ces réseaux mobiles du futur, et à Lannion, dans les Côtes d’Armor, berceau historique des activités de télécommunications en France.

Trois sites seront diversifiés ou reconvertis : Orvault, que nous voulons ouvrir à des partenaires externes pour y développer de nouvelles activités et y pérenniser l’emploi ; Ormes, où nous avons un projet de transfert vers des partenaires stratégiques ; Eu, où les activités de production seront filialisées avec l’entrée au capital de nouveaux investisseurs.

Enfin, d’ici à 2015, nous projetons de transférer vers d’autres sites du groupe l’activité de ceux de Toulouse et Rennes, qui seront fermés.

À l’issue du plan Shift, c’est en France que la plus grande proportion de chercheurs d’Alcatel-Lucent sera affectée aux technologies de demain – plus de 95 % contre 85 % dans le reste du groupe.

Enfin, le plan Shift comporte un volet financier, dont l’objectif est de stabiliser le bilan de l’entreprise et de restaurer sa crédibilité vis-à-vis de la communauté financière, À cet égard, mon credo consiste, comme je l’ai expliqué à de multiples reprises depuis juin dernier, à répartir l’effort de manière équilibrée entre l’entreprise, qui doit réduire ses coûts et céder des actifs non stratégiques, ses créanciers et ses actionnaires afin de résorber et de repousser l’échéance de la dette, qui s’élevait à 5,7 milliards d’euros à la fin juin.

À moins de deux semaines de l’annonce de nos résultats du troisième trimestre, je ne vous parlerai évidemment pas des prochaines étapes de notre rétablissement financier. Je rappellerai simplement que nous avons déjà progressé dans cette voie, en levant deux nouvelles obligations convertibles en juin puis juillet, et enfin en renégociant en août, à notre avantage, les termes du prêt sécurisé qui nous a été consenti l’hiver dernier.

Voilà, en quelques mots, la situation d’Alcatel-Lucent et les mesures que j’ai engagées pour y faire face. Les premiers mois de mise en œuvre du plan Shift ont déjà produit des résultats encourageants : la perception par le marché du risque représenté par Alcatel-Lucent a radicalement changé, de nouveaux partenariats stratégiques ont été signés, notamment avec Qualcomm dans le domaine des small cells, et de nouveaux clients ont fait confiance à notre entreprise. Un contrat passé avec Telefonica prévoit le déploiement de 8 000 stations 4G, soit 60 % du déploiement total de cet opérateur en Espagne. Un contrat 4G a de même été remporté en Chine avec China mobile et deux contrats majeurs de déploiement du très haut débit fibre l’ont été en Espagne.

Pour autant, la partie est loin d’être gagnée. Elle ne pourra l’être que si l’ensemble des volets du plan Shift est mis en œuvre avec succès, ce qui nécessitera des efforts constants et une résolution sans faille au cours des deux prochaines années. Ce projet entre maintenant dans sa phase de négociation et de discussion avec les représentants des salariés. Nous souhaitons être exemplaires dans sa mise en œuvre et nous inscrire pleinement dans la logique de négociation qui est celle de la loi de sécurisation de l’emploi adoptée en juin dernier.

Je mesure combien ce plan est ambitieux et combien il est douloureux pour certains de nos salariés, mais je sais aussi qu’ils partagent avec moi la volonté farouche de redresser l’entreprise et qu’ils sont prêts à consentir les efforts nécessaires pour y parvenir.

M. le président François Brottes. Je donne maintenant la parole aux porte-parole des groupes.

Mme Corinne Erhel. Je pense tout d’abord aux salariés, confrontés à un sixième plan social. Inquiets, désemparés, ils ont besoin, comme nous, de bien comprendre votre stratégie, monsieur le directeur général.

Notre commission s’est saisie à de nombreuses reprises de la situation des équipementiers télécoms, en particulier de celle d’Alcatel-Lucent. La concurrence mondiale est extrêmement vive et la régulation s’exerce trop au profit du consommateur avec la recherche de prix toujours plus bas. Quel en a été l’impact direct sur vos activités ?

Que pouvez-vous nous dire sur la sécurité des réseaux, ainsi que sur la souveraineté en matière de télécommunications ?

Comment interprétez-vous que le copilotage du plan industriel Souveraineté Télécoms ait été confié à Philippe Keryer, directeur de la stratégie et de l’innovation d’Alcatel-Lucent ? La proposition de résolution relative à la stratégie numérique de l’Union européenne, que nous avons adoptée il y a quelques instants, insiste sur la nécessité absolue d’une politique industrielle au niveau européen. Les équipementiers ont un rôle déterminant à jouer, d’autant qu’un nombre considérable d’emplois est en jeu.

Mme Laure de La Raudière. Monsieur le directeur général, votre audition a lieu aujourd’hui, juste après l’annonce du plan social. Dans ces circonstances, nous pensons d’abord aux salariés, bien sûr à ceux qui risquent de perdre leur emploi mais aussi à ceux qui conserveront le leur au sein du groupe, car le contexte est difficile.

Ma question sera néanmoins de portée générale, indépendante du plan social. Quelle réflexion porte Alcatel-Lucent sur les innovations de rupture dans le secteur des télécommunications qui, aujourd’hui, ont souvent lieu dans les start-up, pas même toujours spécialisées dans ce domaine ? Du fait de leur stratégie, beaucoup de grands groupes français peuvent se retrouver en difficulté soudaine si le marché s’oriente vers une technologie de rupture. Avez-vous mis en place un dispositif de veille ? Comment s’appuyer sur ces start-up, sans étouffer leur dynamisme ? Pouvez-vous nous assurer qu’Alcatel-Lucent va se redresser et ne pas répéter les erreurs commises par le passé dans certains choix technologiques ? Nous aimerions tant que vous nous donniez de l’espoir.

M. Michel Piron. Qu’est-ce qui a bien pu expliquer une telle dispersion des efforts chez Alcatel-Lucent ? Sur quelles hypothèses, hélas fausses, ce choix était-il fondé ?

Alcatel-Lucent a dû gager ses brevets. Pourrions-nous en savoir davantage sur le sort de ces brevets ? Combien d’entre eux étaient vraiment porteurs d’avenir ?

Quelle place la géopolitique tient-elle dans les choix géographiques que vous allez opérer entre les différents continents ? Quels critères retiendrez-vous ? Certains pays, a priori jugés porteurs, peuvent se révéler fragiles.

Sur quels critères fonderez-vous les partenariats du futur ? Comment les envisagez-vous ?

M. François de Rugy. Vous avez évoqué, monsieur le directeur général, « les erreurs stratégiques du passé ». Quelles leçons le groupe et vous-même, qui êtes arrivé à sa tête il y a six mois, en ont-ils tirées ? Pour les salariés qui paient aujourd’hui le prix de ces erreurs, il est important de le savoir.

Vous souhaitez que de généraliste des télécommunications, Alcatel-Lucent devienne spécialiste, notamment dans le domaine des small cells. Qu’est-ce qui, selon vous, favoriserait le déploiement de cette technologie en France et en Europe ? Quid par exemple des normes applicables aux antennes relais ?

Député de la circonscription où se trouve le site d’Orvault, qui d’ici à deux ans ne devrait plus porter la bannière d’Alcatel-Lucent, je souhaiterais savoir ce qu’il en est exactement. Plusieurs centaines des salariés du site travaillent sur les priorités stratégiques que vous avez évoquées, notamment la 4G. Ce projet de fermeture n’est-il donc pas contradictoire avec vos priorités affichées ?

M. André Chassaigne. Hélas instruits par ce qu’ils ont vécu depuis 2007, les salariés et les organisations syndicales n’ont pas confiance dans ce que vous pouvez proposer, monsieur le directeur général. Chaque fois leur ont été présentées une stratégie dite de fond, jugée à même de préserver les emplois, une feuille de route pour sauvegarder et même développer l’entreprise, et des objectifs considérés comme indispensables à sa survie. Et chaque fois, force a été de constater que ces objectifs répondaient à une logique financière plutôt qu’à l’intérêt des sites, des salariés et des territoires.

Les salariés et leurs organisations déplorent que leurs propositions ne soient pas prises en compte. Il est trop facile de balayer d’un revers de main ces propositions. Que faites-vous de la démocratie sociale, pourtant essentielle au développement d’une entreprise ?

Vous faites le choix des activités d’avenir et des innovations, considérant que c’en est fini de la vieille industrie. Les salariés et leurs organisations font valoir qu’en réduisant le portefeuille des produits et en faisant table rase de l’existant, le risque existe de continuer à assécher la production. Que leur répondez-vous ? Ils pensent également que les laboratoires de R&D doivent être proches des lieux de production, et qu’il faudrait recapitaliser le groupe, ce qui permettrait de sauvegarder des emplois. Ils insistent enfin pour que la priorité soit donnée à l’investissement et à la recherche.

Que pensez-vous de tout cela ? Que leur répondez-vous ?

M. Michel Combes. Madame Erhel, vous m’avez interrogé sur la régulation et la concurrence dans le secteur des télécoms. Ma réponse sera relativement brutale. Je ne m’abrite certes pas derrière cela : je le redis, la première raison des difficultés d’Alcatel-Lucent tient à l’entreprise elle-même, et d’ailleurs, les autres entreprises du secteur, y compris nos concurrents européens, qui ont su prendre les mesures nécessaires pour faire face à la crise, gagnent aujourd’hui de l’argent et ont les moyens d’investir. Mais en matière de régulation des télécoms, on a tout faux en Europe – le constat est désormais largement partagé. L’Europe est devenue le continent oublié des télécommunications. S’y est enclenché un cercle vicieux tandis que s’enclenchait un cercle vertueux aux États-Unis. Outre-Atlantique, les entreprises investissent massivement – notre chiffre d’affaires d’équipementier y est en très forte croissance. Ces investissements, tirés par Verizon, AT&T, Sprint, etc, permettent à des start-up et des PME, voire des entreprises de plus grande taille, de créer un écosystème numérique dynamique, propice à l’innovation, avec des clients prêts à payer le juste prix puisqu’ils ont accès à des services de qualité et que l’écosystème est porteur. Cela permet aux opérateurs de réaliser des marges satisfaisantes et donc de réinvestir. Ce cercle vertueux tire le PIB des États-Unis, qui croît plus fortement que celui des autres pays. En Europe, à l’inverse, du fait du manque d’investissements, il n’existe pas de véritable écosystème numérique. Les clients n’ont alors pour seul critère de choix que le prix puisqu’il n’y a pas de réelle différence entre les opérateurs qui, vu la compression de leurs marges, n’ont plus les moyens d’investir. Les États-Unis ont connu un tel cercle il y a une dizaine d’années et ont payé un prix encore plus élevé que l’Europe : cela a été fatal à Motorola et Nortel, et l’a presque été à Lucent, racheté par Alcatel. Il est urgent de briser ce cercle vicieux et de redonner la capacité aux industriels du secteur d’investir, seuls des investissements étant de nature à pouvoir inverser la tendance.

Pour avoir été numéro deux d’Orange puis de Vodafone, et avoir fait toute ma carrière dans le secteur des télécommunications, je mesure mieux que quiconque l’urgence qu’il y a d’agir. Au moment où l’Union européenne s’apprête à prendre des décisions, il est important que la France parle d’une voix forte. Nous pouvons y contribuer. Dans la situation dans laquelle se trouve Alcatel-Lucent, il lui est bien sûr difficile de donner des leçons – c’est plus facile pour Ericsson ! Pour autant, nous essayons de nous faire entendre.

Je me réjouis de plusieurs mesures prises par l’actuel Gouvernement mais aussi ceux qui l’ont précédé. Le crédit d’impôt recherche est une bonne mesure pour soutenir l’innovation : elle est même indispensable pour maintenir nos emplois de R&D en France. De même, le plan Souveraineté Télécoms va-t-il dans le bon sens. Je me félicite que Philippe Keryer ait été choisi pour le copiloter. La relance de la filière industrielle des télécoms en France sera pour moi l’un des enjeux majeurs dans les semaines et les mois à venir. Je me réjouis également que les ministres Fleur Pellerin et Arnaud Montebourg aient appelé l’ensemble des opérateurs à la solidarité nationale et les aient invités à faire davantage appel aux équipements proposés par Alcatel-Lucent. Il n’est bien sûr pas question de leur imposer des produits qui ne leur donneraient pas satisfaction. Mais nos produits sont de qualité, comme en atteste le fait qu’ils sont choisis dans le monde entier par quantité d’opérateurs.

Madame de la Raudière, l’innovation est un sujet-clé. Une entreprise qui n’innove plus est condamnée. Pendant longtemps, Alcatel-Lucent n’a pas souhaité modifier l’organisation et le fonctionnement de sa R&D. C’est ainsi qu’on en est arrivé à la situation actuelle, avec une R&D fragmentée, qui ne s’est pas recentrée sur les technologies du futur et est en train de mourir sur place. La moitié de nos dépenses de R&D dans le domaine du mobile sont consacrées à la 2G et la 3G, produits pour lesquels nous n’avons quasiment pas de positions de marché et sur lesquels, en tout cas pour la 2G, nos clients n’investissent plus. Seule la moitié de nos dépenses de R&D sont consacrées à la 4G. Nous devons faire des choix. Nous n’avons pas les moyens financiers de gaspiller ainsi nos maigres ressources.

Nous devons piloter l’innovation en interne tout d’abord, avec nos équipes de recherche. Alcatel-Lucent possède l’atout d’abriter en son sein les Bell Labs, plus formidable machine à innover qui soit dans le domaine des télécommunications. Plus de dix prix Nobel ont été attribués à des chercheurs de ces laboratoires dans les années récentes. Pour autant, cela ne suffit pas. Nous devons aussi nous rapprocher des start-up et de l’univers très mouvant des nouvelles technologies. Nous pouvons nous appuyer sur des start-up internes comme Nuage pour le SDN (software-defined networking) ou Cloudband pour la virtualisation des réseaux. J’étais la semaine dernière en Israël où nous possédons une start-up qui innove au cœur de l’écosystème technologique israélien.

Mais le temps où il était possible de tout inventer au sein d’une seule entreprise est révolu. Est arrivé celui de la « co-innovation ». D’où les partenariats que j’ai conclus dès mon arrivée à la tête d’Alcatel-Lucent avec une entreprise comme Qualcomm. Celle-ci se trouve être dirigée par un Américain qui a fait ses études à Toulouse, qui connaît donc bien et aime la France. Cela nous a aidés à nouer un partenariat fort dans le domaine des small cells, que nous codévelopperons ensemble. Pour témoigner de sa confiance en Alcatel-Lucent, le PDG de Qualcomm a décidé que son groupe prendrait une participation minoritaire au capital du groupe.

La co-innovation se passe aussi avec les clients, nationaux et internationaux. Quelques semaines seulement après mon arrivée, nous avons noué un partenariat technologique avec Orange dans le domaine des small cells mais aussi du FTTx – technologie permettant d’amener la fibre optique au plus près de l’utilisateur final. Stéphane Richard et moi-même avons la volonté de faire travailler ensemble des équipes de nos deux entreprises et de « co-innover » pour reprendre le leadership mondial de ces technologies.

La co-innovation peut aussi associer des PME. Il est prévu que la Cité de l’innovation qui verra le jour à Villarceaux accueille des PME, nombreuses autour de Saclay. Installées auprès de nous, elles pourront utiliser nos équipements, et nous espérons pouvoir innover ensemble.

L’innovation, c’est aussi une culture au sein de l’entreprise. Elle doit être le fer de lance du développement. J’ai relancé les prix Bell Labs qui récompensent chaque année dix chercheurs du groupe ayant contribué de manière décisive à une innovation. Je remettrai moi-même les récompenses en novembre.

Ce n’est là qu’un début, mais le plan Shift vise bien à replacer l’innovation au cœur du groupe Alcatel-Lucent. C’est ma priorité absolue.

Monsieur Piron, la dispersion actuelle des efforts s’explique par deux raisons principales. La première tient à ce qu’une vision de généraliste, selon laquelle un industriel devait pouvoir répondre à toutes les demandes des opérateurs, a longtemps prévalu au sein du groupe. Pour avoir travaillé chez des opérateurs, je sais qu’ils organisent depuis longtemps leurs achats par filières technologiques et recherchent dans chacune les meilleurs fournisseurs. Ils préfèrent même ne pas avoir le même fournisseur dans tous les domaines afin d’éviter une dépendance excessive. L’approche généraliste qu’Alcatel-Lucent a voulu maintenir à tout prix, qui fut sans doute pertinente à une époque, a cessé, au fil des ans, de correspondre à l’attente des clients. Si le groupe avait eu les moyens financiers de cette stratégie, on aurait pu comprendre qu’on la poursuive – c’est par exemple celle de Huawei. Mais lorsqu’on manque de moyens, il importe de se recentrer sur ses points forts et de jouer sur les quelques domaines technologiques où on peut espérer se hisser au niveau de numéro un ou numéro deux mondial, au plus numéro trois. Au-delà, on est condamné à être hors course.

Une autre raison de la dispersion des sites tient au fait que le groupe s’est constitué par acquisitions successives. Lucent et Nortel notamment ont chacun apporté leurs propres sites. Les implantations n’ont pas été rationalisées et nous en payons aujourd’hui le prix fort.

S’agissant de nos brevets, ils sont en effet gagés, mais j’ai la ferme volonté, je l’ai clairement affichée, d’en récupérer la pleine possession. Pour l’instant, nous n’en avons pas les moyens. Cependant, cet été, nous avons remboursé 500 millions sur les deux milliards d’euros du prêt qui nous avait été accordé en contrepartie. Nous avons aussi renégocié certaines conditions de ce prêt, afin d’avoir un peu plus de flexibilité et pouvoir sortir quelques-uns de ces brevets. Pour l’instant, ils ne sont que gagés, ils ne nous ont pas encore échappé. Je pars du principe que nous serons capables de rembourser ce prêt et par conséquent de les récupérer.

Pour les choix géographiques, plusieurs critères entrent en ligne de compte. En matière commerciale, le critère essentiel, voire le seul critère, est l’endroit où s’exerce l’acticité. Moins de 5 % de notre activité commerciale se situe encore en France : nous ferons très prochainement davantage en Espagne. Pour nos activités commerciales et de support opérationnel, il nous faut nous adapter à la réalité économique et à la localisation de nos clients.

En matière de R&D, plusieurs critères sont pris en compte. Le premier, ce sont les compétences et la formation. En ce domaine, la France est plutôt bien placée. C’est l’une des raisons qui m’a poussé à y ramener de l’activité de R&D. Elle sera le seul pays où sera créé un nouveau centre de compétences, dans le domaine des small cells. C’est aussi en France que j’ai décidé de développer notre activité de mathématiques appliquées, indispensable à la conception des logiciels. Le deuxième critère est le coût. Hors crédit d’impôt recherche, le coût de la recherche serait plus élevé en France que dans tous les pays où nous intervenons. C’est ce crédit d’impôt qui place notre pays au même niveau de coût que les autres en Europe et me permet aujourd’hui de le privilégier dans l’allocation de nos moyens de R&D. En Asie, les coûts sont bien sûr inférieurs. Mais il faut prendre en compte un troisième critère, de nature géopolitique. Dans la mesure du possible, nous préférons avoir la maîtrise de notre recherche. Pour autant que nous y disposions des compétences voulues et que les coûts y soient convenables, nous cherchons à conserver les emplois de R&D dans les pays qui nous conviennent le mieux. Je suis très attaché à maintenir des compétences importantes de R&D en France.

Quant aux partenariats, ils se nouent sur la base de critères technologiques : nous cherchons à travailler avec des entreprises possédant une avance technologique, qui nous permettront de sortir de nouveaux produits plus tôt que nos concurrents. Entrent également en ligne de compte des critères financiers : ainsi lorsque Qualcomm prend une participation au capital d’Alcatel-Lucent au travers d’une augmentation de capital, cela nous apporte des ressources dont nous ne disposerions pas autrement et qui nous serviront à financer notre développement dans le domaine des small cells. Nous prenons enfin en compte la force de frappe commerciale de nos partenaires.

Monsieur de Rugy, parmi les « erreurs stratégiques du passé », j’en ai cité deux, même si, essayant plutôt de me projeter dans le futur, je ne me complais pas à les rappeler. Mais, j’en suis d’accord avec vous, on apprend des erreurs du passé. La première a été le virage manqué de la 3G. Alcatel-Lucent était un acteur significatif dans le domaine de la 2G. Lorsqu’au début des années 2000, les opérateurs ont acquis à prix très élevé les licences de troisième génération, nul ne savait alors très bien ce qu’ils en feraient puisqu’il n’existait pas encore de terminaux permettant d’utiliser ces fréquences – l’iPhone n’était pas né ! Alcatel a pensé que les réseaux 3G ne se déploieraient pas immédiatement et, contrairement à ses concurrents, n’a pas investi en ce domaine à ce moment-là. La vague 3G a démarré alors que le groupe n’avait pas fourni l’effort nécessaire de recherche et d’innovation. La solution alors imaginée pour tenter de rattraper le terrain perdu a été de fusionner avec Lucent, qui possédait quelques compétences en 3G mais était également limité, et avec Nortel. Mais cette fusion à trois a été trop compliquée et, de toute façon, trop tardive. Nous n’en finissons pas de payer le prix qu’Alcatel n’ait pas été prêt au moment où il l’aurait fallu. Ce sont Huawei et Ericsson, lequel s’était restructuré quelques années auparavant, qui ont raflé la mise. C’est en profitant du fait que beaucoup d’acteurs européens étaient hors jeu, que Huawei a pris une part totalement disproportionnée des investissements dans le domaine du mobile en Europe.

La deuxième erreur stratégique d’Alcatel-Lucent a été de se retirer des marchés de croissance. Cette décision m’interpelle encore. En effet, les grandes dépenses de télécommunications s’effectuent aujourd’hui dans les zones en croissance, l’Asie-Pacifique ou l’Afrique, où Alcatel-Lucent avait historiquement des positions fortes. Le groupe n’était plus présent sur ces marchés au moment où ils ont explosé et n’a donc pas tiré profit de ce boom, comme Ericsson ou NSN (Nokia Solutions ans Networks).

Quelles leçons tirer de ces erreurs passées ? Tout d’abord, qu’il faut écouter les clients et comprendre leurs attentes. Mon expérience antérieure chez des opérateurs m’est précieuse pour anticiper leurs besoins et repérer les technologies sur lesquelles ils devront investir.

La deuxième leçon est qu’il faut éviter toute surconcentration de l’effort commercial. Alcatel-Lucent s’était recentré presque exclusivement sur les opérateurs de télécommunications, et dans quelques zones du monde seulement. À un moment, le groupe avait même envisagé de se limiter à l’Amérique du Nord et à la Chine. Dès mon arrivée, j’ai exprimé le souhait qu’il se développe de nouveau en Europe, au Moyen-Orient et en Afrique, au même titre qu’en Amérique et en Asie, et trouve, au-delà des opérateurs de télécommunications, des clients complémentaires comme les câblo-opérateurs, les grands acteurs de l’internet – ces sociétés over the top qui sont celles qui ont aujourd’hui les moyens d’investir et se dotent d’ailleurs de réseaux d’infrastructures très denses –et bien sûr les très grandes entreprises stratégiques telles les banques ou les compagnies d’assurance qui s’équipent de réseaux de plus en plus semblables à ceux des opérateurs de télécommunications.

Comment pourrait-on favoriser le déploiement des small cells ? Il faut bien entendu pouvoir proposer les produits nécessaires, d’où le partenariat technologique avec Qualcomm. Il faut ensuite disposer de compétences en interne sur l’architecture des réseaux, que les small cells vont révolutionner. Par le passé, les réseaux ont été construits de out vers in, c’est-à-dire qu’on plaçait les sources d’émission le plus loin possible de la population. Dès lors que l’objectif devient d’offrir les débits les plus élevés possible, il faut au contraire implanter les émetteurs le plus près possible des clients finals, d’où les émetteurs miniaturisés et les small cells. Ceux-ci nécessiteront une multitude de sites, notamment dans les agglomérations. Pour travailler à cette nouvelle architecture des réseaux, nous nous appuierons sur les Bell Labs et sur des équipes internes spécialisées. Je rencontrais hier les responsables de SFR qui nous demandent d’étudier comment SFR pourrait réorganiser l’architecture de son réseau à Paris.

Une autre leçon est que le système d’autorisation pour le déploiement des réseaux doit être le plus léger possible pour les opérateurs. Le « paquet télécoms » présenté par la commissaire européenne Neelie Kroes visait, entre autres, à harmoniser les procédures d’attribution des fréquences et d’autorisation des sites pour le déploiement des small cells.

Un dernier mot sur Orvault. C’est un site important d’Alcatel-Lucent qui, depuis des années, pose des problèmes au groupe. Sa charge n’ayant cessé de diminuer au fil des ans, lui ont été transférées diverses activités, éparpillées. Il n’existe aucune perspective de lui fournir une charge suffisante à moyen terme et la dispersion de ses activités ne nous permet pas d’assurer seuls son avenir. J’ai clairement dit d’emblée qu’Alcatel-Lucent ne pourrait pas maintenir seul ce site et qu’il était indispensable d’engager, dès à présent, des discussions avec d’autres entreprises afin d’y amener de la charge et d’utiliser les compétences que nous y avons développées au fil du temps. Il est vrai que des équipes y travaillent sur le LTE (Long Term Evolution), la plus récente des normes de téléphonie mobile. Mais elles sont beaucoup plus restreintes que celles qui travaillent sur le même sujet à Villarceaux et à Lannion. Il serait déraisonnable de conserver les trois sites. Le souci d’efficacité commande de regrouper sur deux sites notre effort de développement en LTE.

Monsieur Chassaigne, je suis d’accord avec vous s’agissant de la confiance des salariés. Après les plans sociaux qui se sont succédé dans le groupe, je comprends qu’ils puissent avoir du mal à me croire aujourd’hui et que mon discours soit difficile à entendre pour eux. C’est l’un des défis majeurs que j’aurai à relever.

Contrairement aux plans précédents, notamment le dernier, le plan Shift est d’abord un plan industriel, qui repose sur des choix stratégiques clairs. L’entreprise a souffert d’un manque de clarté sur ses choix stratégiques et ses priorités d’investissement. Shift replace l’innovation au cœur de l’entreprise. Il vise aussi à restaurer la compétitivité de l’entreprise : en effet, sans une structure de coûts adaptée, nous serions condamnés soit à être hors marché, soit à manquer de moyens pour investir, ce qui obérerait l’avenir. Ce plan est un plan global, à la fois industriel, opérationnel et financier, visant à régler l’ensemble des problèmes que rencontre aujourd’hui l’entreprise. Je suis convaincu qu’il peut et qu’il va lui permettre de reprendre son destin en mains. Mon ambition est en tout cas qu’Alcatel-Lucent écrive seul la prochaine page de son histoire.

Je suis le premier convaincu de la nécessité d’écouter et d’entendre les salariés. À mon arrivée, j’ai durant deux mois organisé cette écoute. Beaucoup d’entre eux se sont exprimés. Nous avons analysé les milliers de propositions qui nous ont été remises et y avons répondu. En accord avec le président du conseil d’administration, Philippe Camus, j’ai fait circuler au sein du Board les propositions des organisations syndicales et le Board en a débattu. Certaines ont inspiré notre projet industriel. Vous le voyez, je ne suis pas autiste, je suis d’ailleurs quatre jours par semaine sur cinq hors de mon bureau, à la rencontre et à l’écoute de nos collaborateurs, en France à l’étranger. Mais, en tant que dirigeant de l’entreprise, il m’appartient de faire des choix.

Il n’est pas question de faire table rase de l’existant, simplement de tenir compte de l’évolution des besoins de nos clients. Ils s’orientent de la 2G/3G vers la 4G, du fil de cuivre vers la fibre optique, d’un cœur de réseau voix vers un cœur de réseau IP. Il nous faut répondre à ces attentes. Cela ne signifie pas vider notre portefeuille des produits plus anciens. Mais nous devons piloter nos dépenses de R&D en fonction des dépenses prévisionnelles d’investissement de nos clients.

Depuis longtemps dans le secteur des télécoms, les centres de R&D ne sont plus nécessairement situés à proximité des centres de production. Les premiers, à très forte expertise, ont été maintenus en France et en Europe, tandis que les seconds ont été progressivement délocalisés dans des pays à plus bas coûts. C’est le seul moyen de faire face à la structure de coûts de nos concurrents, asiatiques notamment. Mais, je le redis, je suis très attaché à maintenir en France et en Europe nos capacités et nos compétences de R&D.

S’agissant du financement du groupe et de son éventuelle recapitalisation, lors de la présentation du plan Shift en juin, j’ai dit qu’au-delà des volets industriel et opérationnel, il fallait un volet financier car le groupe était étranglé. Lorsque je suis arrivé à la tête du groupe, une crise de liquidités était imminente puisqu’il n’était pas en mesure d’honorer les échéances de ses prêts. Grâce à la confiance que le plan a permis de rétablir, j’ai pu desserrer quelque peu cette contrainte en renégociant durant l’été deux milliards de dette. Mais le niveau de cette dette reste trop élevé en valeur absolue. Sur la durée du plan, soit 2013-2015, nous ferons donc appel à nos actionnaires pour recapitaliser l’entreprise et céderons quelques actifs.

Enfin, mon objectif est bien de donner la priorité à l’investissement. Restaurer la compétitivité de l’entreprise et réduire sa structure de coûts n’ont d’autre but que de lui redonner des marges de manœuvre financières afin d’investir, dans la R&D essentiellement.

M. le président François Brottes. Je donne maintenant la parole aux commissaires qui souhaitent vous interroger.

Mme Clotilde Valter. Les écarts de coût entre Alcatel-Lucent et ses concurrents seraient insoutenables, avez-vous dit, monsieur le directeur général. À quoi tiennent-ils ? Quelle est votre stratégie pour les réduire ?

Mme Michèle Bonneton. Merci, monsieur le directeur général, d’être venu dialoguer avec nous en cette période difficile pour les salariés et pour l’entreprise. Alcatel-Lucent pourra-t-il atteindre les objectifs que vous avez fixés en matière de recherche et d’innovation, alors que ces dépenses vont être réduites ?

Alcatel-Lucent a développé des solutions dans le domaine du smart grid (réseau de distribution d’électricité « intelligent »). Cette activité sera-t-elle touchée par la restructuration ? La transition énergétique offre-t-elle des opportunités au groupe ?

Un Conseil européen sera consacré la semaine prochaine à la stratégie numérique de l’Union. Qu’en attendez-vous ? Quel jugement portez-vous sur les stratégies numériques jusqu’à présent mises en œuvre par la France et l’Union européenne ?

Le Gouvernement a récemment demandé aux quatre opérateurs français de privilégier Alcatel-Lucent. Qu’en attendez-vous ? Quelle régulation du secteur des télécoms vous paraîtrait souhaitable ? Ne faudrait-il pas un certain « protectionnisme » – j’emploie le mot avec des guillemets – au niveau européen ?

Vous confirmez la suppression de 900 postes en France. Pensez-vous parvenir à reclasser tous les salariés et à éviter tout licenciement sec ?

M. Lionel Tardy. La stratégie lancée par M. Tchuruk au début des années 2000 « d’entreprise sans usines » a vécu. La fusion avec Lucent devait aboutir à la constitution du premier groupe mondial en matière de télécommunications : on connaît le résultat ! En sept ans, six plans de restructuration et 30 000 emplois disparus !

Comment jugez-vous l’absence de l’État dans un secteur aussi stratégique que les réseaux de télécommunications et d’information ? Il est aujourd’hui actionnaire à 3,8 % d’Alcatel-Lucent par le biais de la Caisse des dépôts et consignations. Si sa participation montait à 10 %, il aurait plus de poids dans les décisions. Qu’en pensez-vous ?

Le ministre du redressement productif, qui ne cesse d’appeler au « patriotisme économique », de manière parfois bien incantatoire, a indiqué tout à l’heure lors des questions au Gouvernement que trois opérateurs français sur quatre lui avaient donné des assurances. Qu’en est-il ? Quel message vous ont-ils adressé depuis l’annonce du plan ?

Il semble que l’appel d’offres lancé par le ministère de la défense pour le site de Balard ait été rédigé de façon telle qu’Alcatel-Lucent ne pouvait pas y répondre. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ? Certains agissements et certaines déclarations de la part du Gouvernement paraissent contradictoires.

Mme Marie-Lou Marcel. Je souhaite appeler l’attention sur le désarroi des salariés, qui vont subir un sixième plan social en sept ans. Vous souhaitez, monsieur le directeur général, « des discussions et des négociations exemplaires » et vous êtes dit « convaincu de la nécessité d’écouter les salariés». Pouvez-vous nous en dire davantage sur ce plan ?

M. le président François Brottes. Je donne maintenant la parole à des commissaires membres d’autres commissions qui ont souhaité assister à votre audition et vous interroger, et qui sont les bienvenus parmi nous.

Mme Monique Iborra. Monsieur le directeur général, vous nous avez finalement décrit un désastre industriel – dont vous n’êtes certes pas responsable, n’étant à la tête de l’entreprise que depuis six mois –, dont le coût social est particulièrement élevé.

Comme vos concurrents, vous pariez sur les technologies d’avenir. Mais les opérateurs auront-ils encore confiance après les ratés précédents ?

Puisque vous êtes, dites-vous, très attentif aux propositions des salariés – nous n’avons aucune raison de ne pas vous croire –, êtes-vous disposé, comme ils vous le demandent, à revoir à la baisse votre plan social, qui comporte 900 suppressions d’emplois et 900 mobilités ?

Députée de Colomiers, je m’inquiète bien sûr tout particulièrement du sort des salariés du site de Toulouse, qui sont à 95 % des ingénieurs spécialisés qu’il ne sera pas facile de reclasser. Avez-vous un plan particulier pour ce territoire ?

Mme Isabelle Le Callennec. Vous souhaitez, monsieur le directeur général, qu’Alcatel-Lucent se spécialise dans les technologies de l’internet, le cloud et le très haut débit – la 4G pour les mobiles et la fibre optique pour le fixe. Le plan France Très Haut Débit vous aidera-t-il à développer vos activités ?

Élue d’Ille-et-Vilaine, je vous interrogerai plus particulièrement sur le site de Rennes. Les petites équipes d’ingénieurs du site – lequel ne compte que 110 salariés –, qui travaillent précisément sur la 4G, ont d’autant plus de mal à comprendre la décision de redéploiement de leurs effectifs, pour partie à Lannion, pour le reste sur les autres sites. Alcatel-Lucent abondera-t-il le fonds de revitalisation du bassin d’emploi ? L’entreprise, qui va essuyer les plâtres de l’accord national interprofessionnel dont les termes ont été repris dans la loi de sécurisation de l’emploi, a-t-elle commencé de travailler sur la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences sur le plan local, sachant que le plan de sauvegarde de l’emploi aura vraisemblablement des conséquences sur les sous-traitants ? Les avez-vous évaluées ?

Mme Marie-Françoise Clergeau. Élue de Loire-Atlantique, je voudrais à mon tour revenir sur le site d’Orvault, où 500 emplois sont menacés.

Des engagements ont été pris ces dernières années afin de valoriser les compétences régionales dans le domaine des technologies numériques, notamment à l’occasion du quarantième anniversaire du site d’Orvault. Il y a tout juste un an, le groupe s’est même engagé dans une démarche d’innovation visant à développer les compétences et les activités sur le site. Une feuille de route stratégique témoignant de cette volonté a été signée et des courriers ont été adressés aux élus locaux garantissant la pérennité du site, tous engagements renouvelés en janvier dernier à partir d’un diagnostic partagé sur la contribution du site au développement du groupe. Il est de l’intérêt même du groupe que ces engagements soient tenus.

En effet, vous souhaitez recentrer les activités du groupe sur les technologies d’avenir, ce que nous jugeons nous aussi pertinent. Or, les salariés d’Orvault ont précisément été repositionnés sur ces activités, 90 % d’entre eux travaillant sur ces technologies, comme la 4G. Fermer Orvault, c’est aller à l’encontre de votre stratégie. Où est la cohérence entre les engagements pris, le positionnement d’avenir de ce site et le projet de sa fermeture ? Le site d’Orvault, qui est un atout pour le groupe, devrait au contraire être conforté.

L’ensemble des élus du secteur, parlementaires, responsables des collectivités concernées – région Pays de Loire, conseil général de Loire-Atlantique, communauté urbaine Nantes Métropole –sont mobilisés aux côtés des salariés, de leurs représentants syndicaux et de leurs familles pour la préservation des emplois du site, qui me semble encore plus justifiée après avoir entendu vos propos, monsieur le directeur général.

Mme Nathalie Appéré. L’un des objectifs du plan Shift est de faire d’Alcatel-Lucent un spécialiste des technologies du futur, en particulier la 4G et les plates-formes logicielles de réseaux. De ce point de vue, la fermeture envisagée du site de Rennes, qui est situé dans ma circonscription, semble un non-sens. Ce site peut en effet s’appuyer sur un écosystème numérique local propice, avec le pôle de compétitivité « Images et réseaux » et l’Institut de recherche et de technologie (IRT) B-COM. La coopération des universités, des laboratoires de R&D, des entreprises innovantes et des fab labs est très développée sur ce territoire.

La taille intrinsèque d’un site est-elle aussi déterminante que vous le dites quand il s’agit de R&D ? Un environnement dynamique, favorable à l’innovation, et la possibilité de coopérations ne le sont-ils pas davantage ? L’ancrage d’Alcatel-Lucent à des écosystèmes locaux de recherche et d’innovation permettrait de ne plus rater de virages technologiques. À Rennes, il est possible d’enclencher un cercle vertueux tel que celui que vous décriviez tout à l’heure. Si elle est déconnectée du tissu d’enseignement supérieur, de recherche, d’innovation et de ces atouts que constituent les pôles de compétitivité et les IRT, votre politique industrielle peut-elle avoir un avenir ?

Mme Sandrine Hurel. Le directeur du site d’Eu est venu dans ma permanence m’expliquer le contenu de ce sixième plan social. Ce plan m’inquiète, comme il inquiète les salariés. Le site d’Eu, qui compte encore 291 salariés, a été fortement impacté par les plans précédents. La France a payé un prix excessif pour les « erreurs stratégiques » de vos prédécesseurs, monsieur le directeur général.

Ce site, aujourd’hui spécialisé dans le prototypage et les pré-séries, a su s’adapter à toutes les restructurations et est aujourd’hui parfaitement opérationnel en matière de téléphonie IP et de 4G. Il est pourtant prévu de le filialiser. Avec quels partenaires ? Pour quel projet industriel ? Quelles garanties pouvez-vous donner quant au maintien des 291 emplois et à la pérennité des nouveaux partenariats ? Les salariés m’ont signalé que plusieurs avaient déjà échoué sur ce site.

De façon plus large, pour l’ensemble des sites du groupe, pouvez-vous assurer que ce sixième plan sera bien le dernier et permettra à Alcatel-Lucent de se redresser ?

M. le président François Brottes. Nous avons du retard dans le déploiement des réseaux, qu’il s’agisse de la 4G ou du très haut débit. Pourrait-on rêver de partenariats public-privé, dans lesquels Alcatel serait fortement impliqué ? Le groupe serait-il intéressé ? Cela pourrait lui permettre, sur un marché captif, de compter sur un volume prévisionnel de commandes significatif.

M. Michel Combes. Madame Valter, les coûts administratifs et commerciaux représentent 14 % du chiffre d’affaires d’Alcatel-Lucent, contre 11 % chez nos concurrents européens. Ces trois points de marge nous font cruellement défaut pour financer le développement de l’entreprise. Nous devons nous attacher à combler cet écart. Nous avons d’ores et déjà rationalisé notre dispositif commercial en nous appuyant davantage sur la distribution indirecte et en réservant nos équipes de distribution directe, à la fois pour nos grands clients et pour aller chercher de nouveaux clients au travers de partenaires externes à l’entreprise, rémunérés à la commission. Nous avons également rationalisé nos activités de support commercial en constituant des plates-formes, permettant de travailler pour le compte de plusieurs pays à partir d’une même plate-forme. Nous allons recentrer nos activités et nos moyens sur nos cœurs de métier et externaliser des fonctions supports dans le domaine financier et des ressources humaines. Nous allons également optimiser notre logistique et nos approvisionnements (procurement), et réduire le coût de nos achats. Par cette panoplie complète de mesures, nous entendons ramener nos coûts au niveau de ceux de nos concurrents. Comme je l’ai annoncé en juin, les coûts diminueront d’un milliard d’euros sur la durée du plan.

Madame Bonneton, bien que les dépenses de R&D globales du groupe s’apprêtent à être ramenées de 2,3 à 2,1 milliards d’euros, grâce à leur recentrage sur un nombre plus limité de lignes de produits et à l’amélioration de leur efficacité, notre R&D devrait être plus fructueuse.

S’agissant de la stratégie numérique française et européenne, je ne peux que souscrire au projet de relancer l’investissement dans le secteur des télécommunications en Europe. Il faut libérer l’investissement numérique en Europe. Hélas, si le « paquet télécoms » de Mme Kroes comporte des mesures positives, il en contient aussi qui, à court terme, pénaliseront encore davantage les opérateurs. Ainsi les décisions prises en matière de roaming les priveront, au début du moins, des ressources financières dont ils auraient besoin pour investir dans les réseaux. Déséquilibré, ce « paquet » ne permettra pas de relancer l’investissement numérique en Europe.

Les ministres Fleur Pellerin et Arnaud Montebourg ont appelé nos clients à faire preuve de solidarité à notre égard. Ceux-ci n’ont pas été indifférents à cet appel. Trois des quatre opérateurs français font déjà largement appel à nos produits. Depuis l’annonce du plan et ces déclarations ministérielles, nous avons regardé avec chacun d’entre eux comment ils pourraient nous passer davantage de commandes de produits et services en tous domaines – IP, accès fixe, accès mobile, notamment dans les small cells – et comment nous pourrions développer encore nos relations commerciales et nos partenariats technologiques.

À la tête d’une entreprise qui travaille partout dans le monde, je suis par essence hostile à toute mesure protectionniste. C’est par le caractère compétitif de nos produits que nous devons gagner la confiance de nos clients. Il nous appartient d’être meilleurs que les autres. Ma seule demande est que les règles du jeu soient les mêmes pour tous. Il faudrait notamment que celles applicables en Europe en matière de responsabilité sociale et environnementale vaillent pour tous les acteurs qui vendent aujourd’hui leurs produits en Europe.

S’agissant des 900 suppressions d’emplois prévues en France, comme je l’ai dit ce matin et redit tout à l’heure aux partenaires sociaux, je m’engage à mettre tous les moyens nécessaires pour que chaque salarié retrouve un emploi, au sein ou à l’extérieur de l’entreprise. Nous en avons la responsabilité vis-à-vis de salariés qui ont consacré des années, parfois plusieurs dizaines d’années de leur vie au développement de cette entreprise.

Monsieur Tardy, je ne constate pas l’absence de l’État dont vous avez parlé. L’État est présent là où il peut l’être aujourd’hui et soutient l’innovation. J’ai dit tout l’intérêt du crédit d’impôt recherche. Sans cette aide fiscale, le projet industriel que j’ai présenté ne serait tout simplement pas possible. Toute remise en question de ce crédit d’impôt altérerait la capacité d’Alcatel-Lucent à maintenir sa force de R&D en France.

Les appels au patriotisme économique vont eux aussi dans le bon sens. Quels en sont les résultats ? Hier, je rencontrais les responsables de SFR et des réunions sont prévues avec les autres opérateurs. Ils ne souhaitent pas se retrouver face à un duopole Ericsson-Huawei mais au contraire pouvoir choisir entre les grands équipementiers mondiaux. Ils ont donc besoin qu’Alcatel-Lucent soit fort. C’est vrai pour les opérateurs français comme pour les opérateurs européens en général. Le succès commercial que nous avons remporté en juin avec Telefonica est le fruit d’une décision de son numéro deux, avec lequel j’ai beaucoup travaillé par le passé. Convaincu de la qualité de nos produits, il a aussi, ce faisant, manifesté une volonté d’aider Alcatel-Lucent à s’en sortir, car il estime que l’Europe a besoin d’une telle entreprise. Je me réjouis que le patriotisme économique commence donc de jouer également au niveau européen. Vodafone, que je connais bien, est également soucieux de l’avenir de notre entreprise.

Comme vous, je juge étonnant que pour un projet tel que l’installation du ministère de la défense sur le site de Balard, Alcatel-Lucent n’ait pas été retenu. Je suis hélas arrivé à la tête de l’entreprise après la bataille mais j’ai eu l’occasion de m’entretenir avec les pouvoirs publics afin qu’une telle éviction ne se reproduise pas. À la condition bien sûr que nous puissions offrir des produits adaptés et de qualité, il n’y a aucune raison que nous ne remportions pas à l’avenir des appels d’offres de cette nature.

Madame Marcel, je partage le désarroi des salariés devant ce sixième plan social en sept ans. Je comprends ce qu’ont pu ressentir des salariés à l’annonce de la fermeture du site de Toulouse, alors qu’ils avaient déménagé avec leur famille il y a seulement deux ans pour venir y travailler. Il m’appartient, hélas, de faire des choix car il en va de la survie de l’entreprise. J’ai dit ce matin aux organisations syndicales qu’après le temps de l’annonce, s’ouvrait maintenant le temps du dialogue social. Les objectifs du plan sont clairs mais celui-ci n’est pas ficelé d’avance. Son calendrier et ses modalités, pour ce qui est notamment des mobilités entre sites et des mesures d’accompagnement, feront l’objet de discussions avec l’ensemble des organisations syndicales. Plusieurs réunions sont prévues à partir du 23 octobre. Je souhaite que le dialogue social soit approfondi. Vous comprendrez que je n’en dise pas davantage ici car ce dialogue doit être mené au sein de l’entreprise entre direction et représentants des salariés.

Madame Iborra, vous avez évoqué un « désastre industriel ». Le terme est fort, mais il n’est pas tout à fait inexact. En 1985, lorsque je sortais de mon école d’ingénieurs, le rêve de tout ingénieur en télécommunications était de travailler soit à la DGT soit chez Alcatel. Nous étions nombreux, moi-même au premier chef, à rêver de cette entreprise. Et durant une trentaine d’années dans mes fonctions antérieures, j’ai été client d’Alcatel puis d’Alcatel-Lucent. La situation dans laquelle se trouve aujourd’hui l’entreprise m’est douloureuse. Mais si j’ai décidé de revenir en France pour tenter de la redresser, c’est que je suis convaincu qu’avec de bons projets et une ferme volonté d’y parvenir, c’est possible.

Le très haut débit, dans le fixe comme le mobile, n’est pas à proprement parler une technologie d’avenir car elle a déjà fait ses preuves. Je souhaite que nous nous positionnions sur les technologies aujourd’hui au cœur des investissements des opérateurs. Mon objectif est bien de regagner la confiance des clients. Je pense, je le dis avec toute la prudence nécessaire, que notre plan a été bien reçu par nos clients. Il a été jugé équilibré dans ses choix, audacieux, en tout cas courageux, pour la transformation qu’il initie et pertinent sur le plan financier. Depuis son annonce en juin, les clients qui avaient conservé leur confiance à Alcatel-Lucent l’ont maintenue et ont même parfois amplifié leurs commandes. Et de nouveaux clients comme Telefonica mais aussi Vodafone dans le domaine du mobile ont choisi de faire appel à nous. Ce ne sont que de premiers petits signaux, ils traduisent néanmoins une confiance retrouvée. Mais, nous le savons, la confiance est difficile à établir et facile à perdre. Elle a été retrouvée sur la base du plan Shift. Je n’ai donc pas de marges de manœuvre : ce plan doit être mis en œuvre dans toutes ses dimensions.

Je suis conscient de son coût social. Je n’entrerai pas ici dans le détail des discussions prévues avec les organisations syndicales. Le calendrier et les modalités du plan en feront partie. Les mesures d’accompagnement, aussi bien pour les salariés qui quitteront le groupe que pour ceux qui y resteront en changeant de site ou de métier, doivent être exemplaires, de façon que chaque salarié retrouve un emploi, au sein ou à l’extérieur de l’entreprise. Telle est ma volonté, tel est mon engagement.

Ses effectifs s’étant étiolés au fil des ans, le site de Toulouse ne compte plus qu’une centaine de collaborateurs. En dépit de leur très grande compétence, il ne nous est pas apparu possible de maintenir ce site. Cela étant, une partie importante de l’activité, notamment en matière de cybersécurité, sera redéployée vers d’autres sites. Il sera proposé aux collaborateurs qui travaillaient dans ce champ soit de suivre l’activité, soit, comme sur chacun des sites desquels Alcatel-Lucent va se désengager, une solution alternative satisfaisante. Nous avons commencé de discuter avec plusieurs entreprises implantées localement. Toulouse n’est sans doute pas le site où les choses seront les plus difficiles, compte tenu de la dynamique locale, du tissu dense d’entreprises dans la région et de la très haute qualification de nos collaborateurs.

Madame Le Callennec, le plan France Très Haut Débit est bien sûr de nature à nous aider. Nous le soutenons donc et y avons d’ailleurs contribué, en éclairant le Gouvernement de nos expériences à l’étranger et en formulant diverses propositions. Nous soutenons de même le plan Souveraineté Télécoms, dont le copilotage a été confié à Philippe Keryer, et réfléchissons aux moyens d’en accélérer la mise en œuvre de façon à pouvoir en bénéficier au maximum. Ce plan est important pour Alcatel-Lucent, mais, au-delà, pour la France. Il est en effet urgent de combler le retard pris dans l’équipement en réseaux très haut débit en Europe et en France. L’Europe et la France ne doivent pas être les oubliées des télécoms. Si l’on n’y prenait garde, la filière télécoms pourrait s’organiser entre les entreprises qui innovent, aux États-Unis, et celles qui produisent, en Asie, l’Europe se trouvant hors jeu. L’ingénieur en télécommunications que je suis ne saurait s’y résigner. Je me battrai donc pour qu’il n’en soit pas ainsi.

Le site historique de Rennes ne compte plus qu’une centaine de collaborateurs et est donc lui aussi tombé en dessous de la taille critique. Il regroupe des activités logicielles et des activités vidéo. Ces dernières ne répondent plus aux besoins de nos clients. Les activités logicielles font en revanche partie de celles que je souhaite maintenir en France : elles seront transférées à Lannion. Il sera proposé aux collaborateurs de suivre cette activité. Ceux d’entre eux qui ne le souhaiteraient pas seront accompagnés pour trouver une solution. Je suis bien conscient que le cas du site de Rennes n’est pas facile. Nous devrons travailler avec les collectivités locales pour voir comment faciliter la reconversion des collaborateurs ne souhaitant pas rejoindre Lannion.

Alcatel-Lucent « essuiera les plâtres » de la nouvelle loi relative à la sécurisation de l’emploi issue de l’accord national interprofessionnel, dites-vous. Je ne sais si on peut parler « d’essuyer les plâtres ». Nous travaillons en tout cas dans le cadre de la nouvelle loi. C’est pourquoi nous ouvrons dès aujourd’hui la phase de dialogue social. J’espère que cette loi favorisera un dialogue transparent et fructueux.

Madame Clergeau, depuis des années, Alcatel s’interroge sur la capacité de maintenir le site d’Orvault en exploitation. Les équipes précédentes ont fait le maximum pour essayer de le préserver et ont en effet pris des engagements avec les collectivités territoriales. Ces engagements ont d’ailleurs été dans l’ensemble tenus. Pour y maintenir l’activité le plus longtemps possible à Orvault, on y a transféré de l’activité en provenance d’autres sites, français ou étrangers, au risque d’une fragmentation dommageable. L’activité LTE est solide, mais le reste est très éclaté, ce qui y rend la R&D coûteuse et ses résultats inefficaces. Il m’est apparu impératif, ainsi qu’au directeur des opérations, de regrouper la R&D du groupe en France sur les deux sites de Villarceaux et Lannion. Je me déplacerai moi-même prochainement à Orvault pour rencontrer les représentants de la région, du département et de la communauté urbaine, afin de voir comment attirer sur le site de l’activité en provenance soit d’entreprises déjà installées à Orvault, soit d’entreprises intéressées à rejoindre le bassin d’emploi de Nantes, compte tenu de la qualité des compétences disponibles. J’insiste sur le fait qu’il n’est pas question de déplacer la R&D d’Orvault hors de France, simplement de la redéployer à Villarceaux et Lannion, ce qui n’est sans doute pas la solution que souhaiteraient les salariés d’Orvault, mais qui, pour notre pays, demeure positive puisque cela nous permet de renforcer les deux sites principaux de R&D d’Alcatel-Lucent en France et donc l’avenir de l’entreprise à moyen terme. Il nous appartiendra de trouver une solution pour chacun des collaborateurs d’Orvault, quel que soit leur choix. Ce sera l’objet des discussions qui vont s’ouvrir avec les partenaires sociaux.

Madame Appéré, je ne reviens pas sur la réponse que j’ai déjà apportée concernant le site de Rennes.

La taille d’un site doit-elle être l’élément déterminant dans l’organisation de la R&D ? C’est un élément important au regard de la structure de coûts car chaque site nécessite des fonctions supports qui renchérissent au final le coût de la R&D. Par ailleurs, sur un site trop petit, aucune gestion de carrière satisfaisante à moyen et long terme n’est possible. Les petits sites sont souvent ultra-spécialisés, si bien qu’en cas d’évolution technologique majeure, il n’est pas possible de les faire évoluer. Il serait simple d’attendre que ces sites meurent de leur belle mort. Je préfère anticiper et prendre les mesures nécessaires, aussi difficiles soient-elles soient au moment où on les prend.

Je suis bien entendu favorable à un ancrage de nos sites aux écosystèmes locaux. Nos deux sites principaux, Villarceaux et Lannion, sont, en Ile-de-France et en Bretagne, au cœur d’écosystèmes numériques dont nous sommes d’ailleurs des acteurs majeurs. Je souhaite que nous continuions à contribuer au développement des PME car la coopération entre grands groupes et PME présente le double intérêt de permettre aux premiers d’être plus innovants et aux secondes de trouver plus facilement des débouchés à l’export ou de se développer à l’international.

Madame Hurel, oui, le site d’Eu, spécialisé dans le prototypage et les pré-séries, est de grande qualité. Mais Alcatel-Lucent n’a pas la capacité, à lui seul, de lui assurer une charge industrielle suffisante pour le pérenniser. Nous avons essayé de trouver des solutions en interne en y transférant notamment de l’activité en provenance d’Alcatel Submarine Networks. Cela n’a pas suffi. Nous avons donc décidé de filialiser cette entité. Des discussions sont engagées. Je ne peux pas vous indiquer aujourd’hui le nom des partenaires avec lesquels nous sommes en pourparlers car cela est couvert par le secret des affaires commerciales. Nous vous en reparlerons le moment venu. Comme vous vous en doutez, je suis très exigeant sur la qualité de ces partenaires car je ne souhaite pas, comme cela arrive parfois, qu’ils disparaissent aussitôt après avoir repris le site.

Pour Eu comme pour chacun de nos sites, il est de ma responsabilité de chef d’entreprise et j’en ai la ferme volonté, de trouver un projet d’avenir, alors même que nos moyens sont limités. Si je le pouvais, je les garderais tous. Malheureusement, nous ne serions pas en mesure de leur assurer une charge suffisante. Il est de ma responsabilité de garantir l’avenir des salariés qui resteront dans le groupe mais aussi de ceux qui le quitteront.

Puis-je assurer que ce sixième plan sera bien le dernier ? J’ai la conviction qu’il s’agit d’un plan cohérent, complet, qui prend en compte toutes les dimensions du défi à relever. Il redonne à Alcatel-Lucent les moyens de ses ambitions et peut devenir la base à partir de laquelle le groupe pourra de nouveau se développer demain. Ce n’est pas, comme le plan précédent, un pari sur un niveau d’activité, susceptible de diminuer. C’est un pari sur la mise en place d’une plate-forme efficace et innovante, permettant de répondre aux attentes des clients d’aujourd’hui et de demain. Comme je l’ai dit ce matin à la radio, je n’entends pas qu’Alcatel-Lucent connaisse de septième plan social. Je crois profondément que le plan Shift lui redonnera un véritable avenir.

Monsieur le président, la France, et d’une manière générale l’Europe, accusent un retard dramatique en matière d’infrastructures de télécommunications à très haut débit, qu’il est urgent de combler. Les opérateurs peuvent s’y atteler eux-mêmes si le contexte réglementaire est clarifié et s’ils connaissent les règles du jeu à l’avance pour pouvoir réaliser les investissements nécessaires. Des partenariats public-privé, vous le disiez, sont également envisageables. Il existe de multiples solutions : chaque pays doit trouver la sienne. Au Mexique par exemple, nous participons à un projet d’infrastructure, commune à l’ensemble des opérateurs, alors que dans d’autres pays, ce sont les opérateurs qui déploient eux-mêmes les réseaux. Alcatel-Lucent en tout cas souhaite accompagner le mouvement. Bien entendu, ce n’est pas lui qui pourra apporter une grosse contribution financière, vu sa situation actuelle. Mais nous sommes prêts à aider sur le plan des choix industriels.

M. le président François Brottes. Un réseau déployé constituerait un actif pour l’entreprise, au même titre que ses brevets.

Monsieur le directeur général, je vous remercie d’avoir pris le temps de répondre à chacune des questions qui vous ont été posées, même si vos réponses n’ont pas pu être aussi précises que l’auraient sans doute souhaité certains de nos collègues. Je souhaite que nous puissions vous entendre de nouveau dans quelques mois, afin d’assurer le suivi de l’application de votre plan.

S’il appartient au législateur de veiller à ce que la régulation du secteur des télécommunications soit plus favorable au développement de la recherche et de l’industrie dans notre pays, il vous appartient de votre côté, monsieur le directeur général, de tout faire, en lien avec les organisations syndicales, pour limiter au maximum l’impact de ce plan social.

——fpfp——

Membres présents ou excusés

Commission des affaires économiques

Réunion du mardi 15 octobre 2013 à 18 h 30

Présents. – Mme Brigitte Allain, M. Frédéric Barbier, Mme Marie-Noëlle Battistel, Mme Michèle Bonneton, M. François Brottes, M. André Chassaigne, Mme Corinne Erhel, M. Daniel Fasquelle, M. Jean Grellier, M. Philippe Kemel, Mme Laure de La Raudière, Mme Annick Le Loch, Mme Audrey Linkenheld, Mme Marie-Lou Marcel, Mme Frédérique Massat, M. Yannick Moreau, M. Hervé Pellois, M. Dominique Potier, M. Patrice Prat, M. François Pupponi, M. Frédéric Roig, M. Lionel Tardy, Mme Catherine Troallic, Mme Clotilde Valter

Excusé. - M. Joël Giraud

Assistaient également à la réunion. – Mme Nathalie Appéré, Mme Marie-Françoise Clergeau, Mme Sandrine Hurel, Mme Monique Iborra, Mme Isabelle Le Callennec, M. Michel Piron, M. François de Rugy