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Commission des affaires économiques

Mercredi 15 janvier 2014

Séance de 9 heures 30

Compte rendu n° 51

Présidence de M. François Brottes Président

– Audition, ouverte à la presse, de M. Christophe de Margerie, président-directeur général de Total

La commission a auditionné M. Christophe de Margerie, président-directeur général de Total.

M. le président François Brottes. Monsieur le président-directeur général, je vous remercie d’avoir trouvé dans votre agenda un peu de temps à consacrer au Parlement français. Total, qui compte en tout 880 filiales, est le cinquième groupe pétrolier intégré international coté dans le monde. C’est la première capitalisation boursière de la place de Paris et la deuxième de la zone euro. En 2012, son chiffre d’affaires a atteint 200 milliards d’euros, pour un bénéfice de 12,4 milliards.

Chaque fois que vous publiez vos résultats et annoncez une distribution de dividendes, la nouvelle cause un certain émoi. On prétend par exemple que le groupe ne paie pas d’impôts en France, alors qu’il y acquitte, en impôts et taxes, au moins 1 milliard d’euros. Le groupe emploie 35 000 salariés dans l’Hexagone, sur un ensemble de 97 000 dans 130 pays. En outre, il réalise sur le sol national près de 2 milliards d’investissements bruts, intervient dans 149 sites dont 116 industriels, et commande chaque année 6 milliards d’achat à des fournisseurs français.

Propriétaire de cinq des huit raffineries en activité sur notre territoire, il a été frappé par la crise du secteur, comme les autres groupes pétroliers européens, et enregistré 500 millions d’euros de perte.

Pour se développer, Total continue à explorer le secteur des hydrocarbures, qui lui est historiquement attaché. Il investit dans le gaz de schiste. Il est enfin leader mondial dans le secteur solaire, où l’on ne l’attendait pas.

Votre présence nous intéresse particulièrement, à la veille du débat sur la transition énergétique. On vous sait direct. Le jeu des questions et des réponses devrait donc être particulièrement dynamique.

M. Christophe de Margerie, président-directeur général de Total. Mesdames et messieurs les députés, ce n’est pas la première fois que je vous rends visite et je me réjouis de cet échange, car un chef d’entreprise a le devoir de s’exprimer sur les sujets dont il est responsable.

Je regrette que les entreprises du secteur privé soient absentes du débat sur l’énergie, où il ne serait pas absurde que notre société s’explique directement avec les autres parties. Elle est très présente en France et, si sa capacité de développement se situe essentiellement à l’étranger, cela tient non à un choix mais à notre métier, qui consiste à apporter de l’énergie à nos clients.

Dans un domaine marqué par une décroissance structurelle, on voit mal comment nous pourrions augmenter notre activité de raffinage, nos capacités pétrochimiques et la distribution de carburant sur les autoroutes ou dans les campagnes, à moins de dévorer nos concurrents. Alors que chacun s’accorde à dire qu’en matière d’énergie, il faut consommer moins et mieux, on voudrait que nous en vendions plus. C’est paradoxal, mais il n’est pas rare qu’on nous demande à la fois une chose et son contraire. Actuellement, notre réponse consiste à privilégier le solaire.

À l’heure où le marché de l’énergie est devenu mondial, nos clients sont hors de France, voire hors d’Europe. Cependant, Total, premier distributeur français, doit apporter le meilleur service sur le territoire national et résoudre l’équation délicate qui lui impose de rester dans la croissance tout en étant plus responsable de l’environnement – défis contradictoires que nous essayons de rendre compatibles.

Pour ce faire, nous avons besoin que le législateur nous aide au lieu de multiplier les contraintes, sans grand souci de cohérence. Toutes les nouvelles lois ne sont peut-être pas nécessaires. Mieux vaudrait amender celles qui existent, s’assurer de leur bien-fondé et veiller à leur bonne application. Les textes sont d’ailleurs si nombreux que certains parlementaires les ignorent. C’est encore plus vrai pour les textes européens qui paraissent tous les jours et dont nul ne connaît l’existence. Les commissaires européens s’en défendent, en prétendant que les décisions prises à Bruxelles doivent être avalisées par le Parlement ou l’exécutif français, mais ce n’est pas toujours le cas. Bien des mesures s’imposent directement à nous, sans que nul ne s’en aperçoive. Par exemple, tout le monde s’accorde sur la nécessité de réduire la teneur des carburants en soufre, mais jusqu’où aller et comment faire, compte tenu de la concurrence extérieure ? Quel impact cette mesure aura-t-elle sur le consommateur ? La Commission européenne nous a imposé des normes drastiques. A-t-on demandé son avis au pêcheur qui in fine paie l’addition ? Était-il vraiment urgent d’agir dans ce domaine ?

Déterminer des priorités me semble essentiel. À cet égard, chacun doit prendre ses responsabilités. La vôtre est de décider ; la nôtre, de nous exprimer, car, sans être parfaits, nous connaissons notre domaine. Ceux qui s’étonnent que nous renoncions à l’exploitation du gaz de Lacq savent-ils que les normes environnementales actuelles ne nous permettraient pas de la mettre en œuvre aujourd’hui ? Ici encore, on nous demande tout et son contraire. Quoi qu’il en soit, il faut savoir arrêter une activité. En la prolongeant jusqu’à l’épuisement des ressources, on dépenserait plus d’énergie qu’on n’en produirait. Autre exemple, quand nous avons lancé le premier projet pilote « Capture et séquestration du CO2 », il nous a fallu près de deux ans pour obtenir des autorisations administratives auprès de ceux-là même qui nous le réclamaient. Le système manque pour le moins de cohérence ! Cependant, nous n’envisageons pas de nous dégager de nos responsabilités ou de nous en tenir à l’adage « Pour vivre bien, vivons cachés ». Il y a plus à gagner à parler qu’à se taire. Ce faisant, nous envoyons un signal aux autres chefs d’entreprise pour qu’ils se fassent également entendre.

M. Dominique Potier. Autant évacuer d’entrée les questions qui fâchent. On présente souvent Total comme un champion de l’optimisation fiscale, qui paie, à chiffre d’affaires égal, beaucoup moins d’impôts qu’une PME. Est-ce une des conditions de votre compétitivité ? Une réforme pourrait-elle clarifier votre juste contribution à l’effort commun ?

Vis-à-vis de vos filiales internationales et de vos sous-traitants de l’étranger, avez-vous initié une démarche en matière de responsabilité sociale et environnementale ? Attendez-vous que des réglementations vous permettent de vous distinguer de concurrents moins scrupuleux ? Redoutez-vous, au contraire, une législation fondée sur le respect des droits humains et environnementaux dans les pays tiers, comme celle que propose le groupe socialiste ?

Jugez-vous pertinente la politique initiée par Jean-Louis Borloo et visant à développer les parcs solaires, notamment dans le Nord et l’Est de la France, en rachetant l’électricité à un tarif différencié ?

M. Christophe de Margerie. Il est aisé de vérifier que Total paie énormément d’impôt, ce qui est logique puisqu’il travaille dans des pays où la fiscalité est élevée. Notre contribution se monte à 14 milliards, soit 56 % de nos résultats avant impôt, ce qui est très supérieur au taux du droit commun français. Cela dit, si nous produisions du pétrole en France, le législateur trouverait sans doute le moyen de nous assujettir à des impôts spéciaux, ce qui se fait dans tous les pays du monde. Entre l’impôt et les prélèvements directs de l’État, nous laissons à l’Angola 80 % de nos profits.

Nous payons nos impôts à l’étranger, là où nous faisons des bénéfices, en vertu du principe de territorialité. Où qu’elle soit, notre activité ne saurait échapper au fisc car une plateforme ou des tuyaux ne peuvent passer inaperçus. Le plus souvent d’ailleurs, la population ne les aime pas. Ce sont nos résultats qu’elle aime. Encore un problème de compréhension !

Nos rapports annuels certifiés recensent en toute transparence les sommes que nous versons aux impôts dans le monde. En France, compte tenu du périmètre de notre activité, nous sommes taxés selon notre résultat global. Dès lors que celui-ci est négatif, puisque le secteur du raffinage enregistre une perte de 500 millions nette et que celui de la pétrochimie est à peine plus brillant, il n’est pas étonnant que les montants d’impôt soient à due concurrence.

Faut-il rappeler que Total est constamment contrôlé ? Certains agents du fisc passent leur vie chez nous. Pour que nous payions plus d’impôt en France, il faudrait que nous gagnions plus. Au reste, nous acquittons nombre de taxes indirectes et, depuis l’an dernier, nous sommes taxés lorsque nous versons des dividendes. En 2012, notre contribution s’est montée à 1,2 milliard d’euros, sans parler de l’ancienne TIPP, que l’État récupère grâce à nous – ce qui ne l’empêche pas de se plaindre que nous soyons trop chers. Il ne fait pas autant pour nous, surtout que nous l’enrichissons encore par l’intermédiaire de nos salariés, de nos centres de recherche ou de notre siège social.

Ceux qui nous reprochent de verser des dividendes à nos actionnaires français savent-ils que nous faisons ainsi revenir en France l’argent investi à l’étranger par une société française, qui possède un savoir-faire français, élaboré par des ingénieurs français ? Verser des dividendes ou des revenus financiers n’a rien de blâmable. Je l’ai dit à l’Élysée, au début du mandat de François Hollande. Comment pourrait-on demander aux Français d’investir leur épargne, qui est une des richesses de notre pays, sans la perspective d’une rémunération ?

Loin de nous l’idée d’optimiser la fiscalité, au sens négatif du terme ! Si Total est imposé en Angola, c’est parce qu’il y produit du pétrole. Quelqu’un a assimilé la volonté de réduire ses impôts à un vol. Je veux croire que l’expression était maladroite, car il faudrait manquer gravement de bon sens pour renoncer à déduire un investissement de ses impôts, si on a le droit de le faire. Ce qui est choquant est d’agir de manière illégale, non transparente ou de déguiser ses résultats, ce qui risquerait en outre de ruiner l’image d’une société.

Toutes les agences de notation, qui suivent de près nos travaux, constatent que, sur tous les sites, nous consentons des efforts importants vis-à-vis à des communautés locales. Celles-ci se plaisent à les saluer, alors que les Français doutent de notre capacité à œuvrer pour le développement durable. Quand Aung San Suu Kyi est venue en France, elle a reconnu qu’il existait en Birmanie – ou plutôt au Myanmar – un modèle social défendu par Total. L’affirmation, émanant d’un prix Nobel de la paix, mérite d’être soulignée.

Une industrie ne peut se comporter comme une société de services, qui peut partir ou de revenir comme elle l’entend. Pour elle, le vrai développement durable consiste à rester dans le pays et, grâce aux ONG, à lutter pour montrer l’exemple. Pour autant, je ne pense pas qu’il faille légiférer en la matière. À quoi bon expliquer depuis la France ce qu’il faut faire à l’étranger ? Ce serait prendre le risque de voter des lois qui ne seront pas appliquées. Je suis prêt à revenir vous expliquer preuves à l’appui, dans le cadre d’un groupe de travail, pourquoi certains règlements ne peuvent pas fonctionner. Je comprends que vous vouliez faire de la France un modèle, mais évitez de nous dire ce qu’il faut faire dans des pays que nous connaissons mieux que vous.

M. Daniel Fasquelle. À l’heure où Total s’apprête à exploiter du gaz de schiste en Grande-Bretagne, quelle est la situation en France ? La loi du 13 juillet 2011 a installé une commission, créée en mars 2012, qui n’a publié aucun travail. Le texte impose au Gouvernement de rendre au Parlement un rapport, qui n’a jamais vu le jour. Il prévoit enfin qu’on recherche d’autres moyens d’exploitation que la fracturation hydraulique. A-t-on seulement évalué les réserves françaises ? Quel regard portez-vous sur cette ressource et sur les moyens de l’exploiter ?

Afin de préparer la transition énergétique, à quel niveau faut-il fixer la quantité d’hydrocarbures dans le mix énergétique ?

À quelles autres énergies s’intéresse Total ? Quels investissements prévoit-il dans le domaine des énergies renouvelables ?

M. Christophe de Margerie. La Grande-Bretagne a intérêt à relancer le débat en France, ce qu’elle fait non sans malice, car les Français ne sont pas les seuls qui aiment donner des leçons. Nos deux blocs d’exploitation étant réduits, il ne s’agira pas d’une opération très importante. D’ailleurs, nous ne l’avons pas annoncée. C’est la presse qui s’est chargée d’ébruiter l’affaire.

Il semble assez naturel que les Britanniques aient choisi Total pour exploiter les gaz de schiste. C’est leur premier partenaire en matière pétrolière, ainsi que le premier producteur en mer du Nord, du côté britannique. Il est logique qu’ils lui fassent confiance pour entrer dans un nouveau secteur risqué tant sur le plan technique qu’en matière d’image. Reste que nous préférerions être fiscalisés en France, car au Royaume-Uni, le taux d’imposition marginale sur le gaz et le pétrole atteint 80 %.

En France, Total, qui reste en retrait du débat sur le gaz de schiste, y participera le jour où les mesures prévues par la loi seront effectives. Faute d’avoir effectué un forage, on ignore toujours l’état de nos réserves. On ne sait donc même pas s’il y a lieu de se battre sur le sujet. Mieux vaudrait cependant éviter l’affrontement : évitons d’opposer de manière manichéenne les bons et les méchants.

De quoi la France a-t-elle besoin ? D’énergie, de croissance et de produits plus propres. Certains répètent à l’envi que l’exploitation du gaz de schiste est plus sale que celle du gaz naturel, du pétrole ou du charbon. « Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage… » Mais dans les fibres de carbone, qui remportent tant de succès dans l’aéronautique et permettent à la région de Lacq et de Pau de se redynamiser grâce à des investisseurs japonais, il y a également du carbone sans qu’elles soient pointées du doigt pour autant.

Nous comprenons les inquiétudes que suscite la fracturation, mais il faut les dépasser. De même, quand nous avons installé un projet pilote d’injection de CO2 dans le sous-sol de Lacq, nous avons dû prouver aux viticulteurs de Mourenx que le procédé n’abîmerait pas leurs vignes. Sur certains sujets, nous devons parfois redoubler d’effort, compte tenu de notre image. Encore faut-il que le débat reste ouvert.

Il ne l’est pas dans le cas du gaz de schiste. C’est pourquoi je me tais. Le ministre du redressement productif a cru nous faire plaisir en nous proposant son aide. Il ne s’agit ni de nous aider ni de nous faire plaisir. C’est l’intérêt de la France qu’il faut prendre en compte. M. Montebourg nous a également demandé de prouver que nous pourrions d’emblée construire un pilote sans fracturation hydraulique. C’est impossible. On n’y parviendra qu’en avançant pas à pas avec les experts. Il serait stupide de prétendre le contraire, comme il est absurde de soutenir qu’un seul puits pourrait détériorer la nappe phréatique. Commençons par des tests.

À tout prendre, je comprends mieux certaines oppositions très fortes. L’hostilité d’un écologiste non à l’exploitation du gaz de schiste mais à celle de tous les gaz me semble parfaitement claire. J’admets plus difficilement qu’on charge la fracturation de tous les maux.

Récemment, le Château s’est ému parce qu’un article de Newsweek s’est attaqué à des bizarreries françaises. Nous sommes bien malades si un seul article suffit à créer une affaire d’État. D’ailleurs, quand nous sommes-nous privés de critiquer les Allemands ou les Anglais ? J’entends dire continuellement qu’Obama est un pourri pour laisser produire autant de gaz de schiste ou que les Britanniques sont des cochons. Quant aux Polonais, ils pollueraient moins s’ils produisaient plus de gaz au lieu de miser sur le charbon, ce que font aussi les Allemands qui, dans ce domaine, se paient notre tête.

Avant d’agir, discutons et comparons les chiffres. C’est au législateur et à l’exécutif de décider, mais ils ne pourront le faire qu’au vu de tous les éléments du problème et non du seul point de vue qui les intéresse. Je conviens que si l’on ne veut pas entendre parler du carbone, il ne faut pas développer le gaz de schiste, mais renoncera-t-on également à exploiter le gaz, le charbon et le pétrole, qui sont aussi des hydrocarbures ? Bien sûr que non !

Le plus simple est de réduire les émissions de CO2 sans prendre de mesures catégoriques. On ne gagne rien à adopter une position trop tranchée. Les hydrocarbures sont nécessaires même pour produire des panneaux solaires, domaine dans lequel Total arrive, selon les classements, en première ou en troisième position. Nous avons racheté une société américaine de la Silicon Valley dont les produits sont reconnus et offrent le meilleur rendement par unité.

Nous sommes donc très impliqués dans ce dossier. Nous avons fait des projets de 700 mégawatts aux États-Unis, alors que, par comparaison, celui d’Abu Dhabi n’est que de 100 mégawatts. Celui que nous avons réalisé au Chili est directement connecté au réseau électrique. Il est donc en concurrence directe avec les autres sources d’énergie locale. Nous n’avons même pas eu besoin de demander de subventions sans lesquelles un particulier qui produit de l’énergie solaire ne pourrait pas être concurrentiel face à EDF. Cependant, soyons conscients que le solaire n’a pas sa place partout. Il sera toujours plus compétitif en Californie, dans le Sud de l’Europe ou en Afrique, que sous nos climats. Peu importe que ces installations soient loin de l’Hexagone, puisque la réduction de l’émission de CO2 doit être mondiale.

En France, il n’est pas question d’accorder au propriétaire du terrain la propriété du sous-sol, selon le système en place aux États-Unis, qui a sans doute contribué à faire accepter l’exploitation. En revanche, nos législateurs pourraient s’inspirer des Britanniques, qui ont permis aux communes de lever directement des impôts sur les sociétés exploitantes, et accepté, pour nous permettre de démarrer, de nous soumettre à l’imposition de droit commun au lieu du régime des pétroliers. Autant dire que nous serons traités comme une entreprise normale et non – n’en déplaise aux auteurs de certains articles – comme une entreprise subventionnée.

M. André Chassaigne. De crainte de vous paraître manichéen, je me garderai bien d’aborder la contradiction fondamentale, voire systémique, entre le cycle court, que portent mécaniquement les multinationales à la recherche du profit, et le cycle long, qui prend en compte la santé, l’intérêt général et l’épuisement des ressources.

Compte tenu du fait que, dans l’industrie chimique, la principale matière première est le pétrole, que les ressources ne sont pas infinies et qu’il faut inclure les déchets dans l’analyse du cycle de vie, quelles solutions technologiques et industrielles proposez-vous ? Comment votre entreprise est-elle impliquée dans le passage irréversible vers la chimie verte ? Avez-vous le souci de concilier le court terme et le long terme ? Quels efforts et quelles recherches effectuez-vous pour trouver des alternatives ? Par exemple, travaillez-vous sur les solvants, puisque nul n’ignore plus les effets du benzène ou du trichloréthylène sur la santé et l’environnement ?

M. Christophe de Margerie. Voilà encore des questions auxquelles on ne peut répondre trop vite. C’est un des problèmes du débat sur l’énergie : il faut laisser aux gens qui connaissent le sujet le temps de s’exprimer.

Nous sommes incapables de réduire autant que nous le souhaiterions la part des énergies fossiles – hydrocarbures et charbon – dans le mix énergétique. En 2030-2035, nous parviendrons à l’abaisser de 81 % à 74 %, pour citer un chiffre repris par l’Agence internationale de l’énergie (AIE). Puisque nul ne sait faire mieux, et c’est déjà un effort colossal, ne nous fixons pas d’objectifs inatteignables – ou acceptons de parler du négawatt en sachant qu’il aura un impact sur notre manière de vivre et qu’il imposera une approche différente de notre système économique et politique.

La seule certitude est qu’il sera impossible de passer à une économie verte dès 2030, d’autant qu’en 2050, la population mondiale aura augmenté de 2 milliards d’habitants, pour atteindre le chiffre de 9 milliards. On dit trop peu que le coût de l’énergie verte est très élevé. Certains s’imaginent que nos superprofits pourraient servir cette cause, mais ceux-ci doivent avant tout nous permettre de chercher le pétrole dans les pays qui en ont.

Nous ne sommes pas assez avancés, en termes de technologie et de recherches, pour envisager un passage total à la chimie verte. Ainsi, les verres en polymère d’acide lactique (PLA), qui ne sont plus à base de pétrole mais de biomasse, fondent à partir d’une certaine température. Même si l’on inscrit dessus la mention « À n’utiliser qu’avec un liquide froid », nous serons tout de même responsables si quelqu’un se brûle parce qu’il y aura versé de l’eau chaude. C’est du moins ce que prévoient les lois que vous avez votées, et dont nul ne conteste la pertinence. Peut-être faudrait-il revoir, cependant, le principe de précaution.

Pour l’instant, nous nous contentons d’incorporer dans nos produits à base de matière pétrolière, donc prétendus dangereux – mais que nous utilisons tout de même depuis des années – une part croissante de matières issues de la biomasse. Nous réduisons ainsi l’accès aux hydrocarbures.

La mode, dans l’aéronautique, est de recourir au carburant « biojet ». Toutes les compagnies le réclament, mais on ne peut pas utiliser plus de 10 % de biocarburant. Cela suffit pour que les compagnies affirment qu’elles sont « vertes », alors que, dans l’esprit de tous, Total reste « sale », puisqu’il fournit, outre les 10 % de carburant vert, les 90 % à base d’énergie fossile. Nos efforts ne sont jamais reconnus parce qu’il est impossible, même en dépensant 100 milliards de plus, d’atteindre le but fixé par certains.

Ceux-ci seraient probablement ravis si j’arrêtais de faire du pétrole, mais la moitié des gens n’auraient plus d’énergie. Or j’ai une responsabilité sociétale dans ce domaine. En Afrique, nous avons vendu plus de 500 000 petites lampes solaires – d’une valeur de 15 à 18 dollars – sur lesquelles on peut brancher des téléphones mobiles ou des iPhones, voire des rasoirs. Elles apportent une aide réelle aux populations les plus reculées. Nous ne nous vantons pas partout de ce genre de succès, mais toutes les ONG connaissent notre action.

Je suis prêt à expliquer point par point tout ce que nous faisons dans la chimie verte. José Bové et Cécile Duflot le savent parfaitement. Au lieu de se focaliser sur ce qui ne va pas, il faut voir ce qui marche. Nous sommes plus propres qu’avant. Le règlement REACH (Registration, Evaluation, Authorization and restriction of CHemicals, enregistrement, évaluation et autorisation des produits chimiques) est respecté. J’ajoute, pour faire un peu de provocation, que si l’on veut réduire les émissions de gaz carbonique dues à la pétrochimie, il faut préférer l’éthane au naphta et le gaz au pétrole. C’est la voie qu’empruntent les Américains, qui ont limité le charbon et le nucléaire. Dès 2018, ils inonderont le marché de produits fabriqués avec de l’éthane américain, qui coûte le tiers du gaz français, donc le quart du naphta. Nous ne pourrons les concurrencer qu’en mettant en place des régimes contraires aux règles de l’OMC, car leur gaz, réellement moins cher que le nôtre, n’est pas subventionné.

Nous devrions y réfléchir ensemble au lieu d’attendre 2018 pour constater que l’industrie européenne, notamment française, est en péril. Il faut voir le problème dans sa globalité, au lieu de se focaliser sur l’énergie et la chimie vertes.

M. le président François Brottes. Je vous signale à ce sujet qu’il existe une mission d’information parlementaire sur l’impact économique de l’exploitation des gaz de schiste, qui traitera notamment de cette question de l’avenir des gazo-intensifs exploitant en France.

Mme Michèle Bonneton. Quelles évolutions législatives permettraient de développer les énergies renouvelables ?

Pourquoi vos bénéfices diminuent-ils en France, alors que le prix du baril n’a pas cessé d’augmenter depuis dix ans et que le raffinage s’éloigne de plus en plus d’Europe ? Compte tenu du nombre de vos filiales et du montant élevé des coûts de transfert, on se demande si vous n’avez pas mis au point, de manière légale, un système d’optimisation fiscale, alors que le groupe bénéficie d’une certaine bienveillance, au plus haut niveau de l’État.

Quelles mesures avez-vous prises pour éviter que ne se reproduisent des désastres comparables au naufrage de l’Erika ou pour résorber la pollution qu’on trouve notamment dans le golfe de Guinée ? Comment préparez-vous la transition énergétique et le fait que la population de la planète va fortement augmenter dans un contexte de changement climatique ?

À quel niveau se montent les stocks stratégiques de Total ? Est-il exact qu’ils représentent trois mois de consommation ?

M. Christophe de Margerie. Quand nous avons choisi de fermer la raffinerie de Dunkerque – qui produisait 5 millions de tonnes de CO2 – et de la transformer en site industriel, des élus écologistes ont protesté. Afin d’expliquer cette attitude pour le moins paradoxale, ils m’ont dit qu’une société qui fait des profits comme les nôtres et travaille en Birmanie ne peut pas avoir raison. Vive le débat de fond sur la transition énergétique !

Il faut savoir si la France doit posséder des raffineries ou si elle doit limiter la production de gaz carbonique. La seule chose à souhaiter est que la baisse de la consommation d’énergie provienne non d’une chute de la croissance économique mais d’une réduction de l’usage des produits pétroliers, l’idéal étant que le consommateur puisse parcourir plus de kilomètres avec la même quantité d’énergie. Nous devons nous préparer intelligemment à une baisse des capacités.

Le prix du baril n’a pas augmenté depuis trois ans, puisqu’il est passé de 110 dollars en 2011, à 111 en 2012, puis à 109 en 2013. Si vous étudiez son évolution sur vingt ans, vous constaterez que le prix du pétrole a moins augmenté que celui de la plupart des autres produits. Pour qu’il baisse, il suffirait que l’euro soit plus fort. Mais en France, nous voudrions deux euros : un euro faible, pour exporter, un euro fort, pour importer. Plus sérieusement, à l’heure où notre balance extérieure est déficitaire, c’est une piste à explorer, d’autant que l’euro se situe aujourd’hui à 1,37 dollar, après être déjà monté à 1,58. Il n’est donc pas à son plus haut niveau.

La transition énergétique doit être préparée au niveau mondial, ce qui revient à dire qu’elle n’appelle pas un travail législatif en France. Ce n’est pas chez nous que vivront les 2 milliards d’habitants supplémentaires. En revanche, l’Afrique verra sa population passer de 1 à 2 milliards. Ce continent, que les Français réduisent à tort au Mali, au Rwanda ou à la République centrafricaine, se développe. Sa croissance moyenne atteint 6 % à 7 %. Nous continuons à y travailler et à y apporter nos savoir-faire, notamment pour réduire les émissions de gaz carbonique. D’ailleurs, les usines récentes étant moins polluantes que les anciennes, celles d’Afrique sont plus performantes que celles de France. Nous cherchons à présent le moyen de moderniser de l’intérieur les raffineries en service.

Quand Total contribue à réduire les émissions de gaz carbonique à l’étranger, on peut mettre ce progrès au bénéfice de l’industrie française. Je m’étonne qu’on reproche aux groupes qui travaillent à l’international de payer peu d’impôt en France. C’est en exportant l’activité qu’on réduit l’impôt ici. Les PME devraient nous imiter. En revanche, si l’on nous taxe davantage, on diminuera nos capacités à investir et à innover.

Sur les 880 sociétés que nous possédons, 300 viennent de Sunpower, simplement parce que, dans le système contractuel américain, il faut créer une société pour pouvoir vendre à un client de l’électricité photovoltaïque. Nos véritables filiales ne sont pas nombreuses. Nous ne les utilisons pas pour payer moins d’impôt en France, et nous avons conservé nos raffineries sur le sol national.

Mais là encore, on se heurte à un paradoxe. Quand j’ai formé le projet de créer une raffinerie en France, un ancien ministre de l’écologie, actuellement dans l’opposition, s’y est opposé, au motif que les écologistes y seraient hostiles. Car on veut toujours que les raffineries soient situées loin de chez soi. Not in my backyard ! Ce genre de comportement fait perdre un temps précieux.

Récemment, en raison d’un accident survenu à Donges, nous avons dû faire arrêter un train, avec l’aide d’EDF, pour prévenir un risque majeur. Heureusement, le trafic a été rétabli avant six heures du matin. Que faire quand une ligne ferroviaire passe à côté de la raffinerie ? S’il est normal que Total s’implique dans les problèmes de sécurité, est-il responsable quand un train passe à proximité de ses installations, surtout lorsque celles-ci étaient antérieures au tracé ferroviaire actuel ?

Une fois de plus, j’appelle à la cohérence. On ne peut pas à la fois réduire les émissions de CO2 et conserver des raffineries. Et les élus ne peuvent se plaindre quand elles ferment mais refuser qu’elles s’implantent dans leur circonscription !

Les stocks stratégiques de Total représentent trois mois de consommation. Le ministère de l’écologie, du développement durable et de l’énergie contrôle régulièrement que nous remplissons nos obligations. S’il nous arrive d’être en défaut parce qu’un produit vient à manquer, nous payons des pénalités, ainsi que le prévoit la loi.

M. Jean Lassalle. Je suis d’accord avec vous sur un point : il ne serait pas possible aujourd’hui d’engager l’exploitation du gaz de Lacq, compte tenu du poids de la bureaucratie, en France et ailleurs. Néanmoins, après vous avoir écouté, je pense que vous gagneriez à changer d’attitude. Dans le monde actuel, on ne peut évoquer la France et tout ce qu’elle représente de la manière dont vous le faites.

Si l’on peut travailler, c’est non sur la puissance ou en versant des commissions à des intervenants, mais en construisant avec eux une relation de confiance. Les craintes que j’entends au niveau local en tant qu’élu, s’expriment aussi à l’étranger.

Au lieu de quitter Lacq en bon père de famille, en permettant sa réindustrialisation, vous vous abritez derrière un plan de communication remarquablement construit, appuyé par le Premier ministre, mais qui repose sur bien peu de chose, pour favoriser le départ de la dernière entreprise qui restait dans une vallée de montagne. Cette entreprise japonaise, Toyal, c’est moi qui suis allé la chercher à Osaka, en 1987, en souscrivant un emprunt personnel pour payer mon billet d’avion. Et voilà que vous me l’enlevez en lui permettant de se délocaliser sur le bassin de Lacq, au risque de faire mourir un territoire.

Vous pourriez être un de nos grands ambassadeurs, notamment grâce à votre engagement en faveur des technologies nouvelles, si vous portiez un peu plus de France, pour peu que vous soyez plus proche des gens et que vous fassiez preuve d’un peu plus d’humilité. Pouvez-vous me donner l’assurance que vous ne retirerez pas Toyal de mon territoire ? À défaut, je continuerai à combattre ce que vous représentez.

M. Jean-Claude Mathis. En 2012, à Lyon, au cours des journées de l’économie, vous avez déclaré que Total ne s’exprimerait plus sur le gaz de schiste. Que risque la France à ne pas profiter de cette opportunité ? Comment repenser notre politique énergétique, alors que se développe ce nouveau marché ?

M. Christophe de Margerie. Monsieur Lassalle, nous nous sommes croisés plusieurs fois. Vous m’écrivez souvent. J’ai cependant décidé de ne plus vous répondre, car lorsque je le fais, vous me renvoyez la lettre à laquelle j’ai déjà répondu. Je regrette moi aussi une telle absence de dialogue.

Je n’ai jamais demandé à Toyal de quitter votre circonscription. Je lui ai seulement proposé de redynamiser le site de Lacq. Je n’ai d’ailleurs jamais organisé de compétition entre les sites. C’est à vous à régler ces problèmes entre élus. J’étais présent le jour où le député-maire de Pau vous a lancé : « Arrête un peu tes conneries ! », parce que vous prétendiez installer un site Seveso dans un site protégé. Or, quoi que vous disiez, il fallait bien qu’elle soit desservie par des camions. Il faut prendre ses responsabilités ! Je répète que je n’ai jamais demandé à Toyal de quitter la vallée d’Aspe. Notre système de développement régional lui a seulement offert la possibilité de se développer dans les espaces que nous libérions dans votre pays. À mon sens, le rôle d’un élu n’est pas de défendre uniquement sa vallée. D’ailleurs, tous les députés de la région nous soutiennent à Pau et à Lacq, preuve que le Premier ministre n’est pas le seul à approuver notre action. M. Habib a reconnu que Total a fait sur place un travail remarquable.

La démocratie ne consiste pas à suivre l’avis d’un seul homme. Or vous êtes isolé. Je ne crois pas être arrogant. Je vais sur le terrain. Je me suis souvent rendu à Pau pour y régler des problèmes et expliquer que Total est une société normale, qui cherche le développement régional. Pourquoi réduire notre action à de la com’ ? Le site de Lacq est reparti. La Société Béarnaise de Gestion industrielle (SOBEGI) est sur place, où se sont installées quatre entreprises, et si Toray, autre société japonaise, est restée pour développer ses fibres de carbone, c’est parce que Total y était. Sur place, les problèmes ne sont apparus que lorsque quelqu’un a confondu le nom de Toyal et de Total. On nous a naturellement montrés du doigt. C’est dire que nous pouvons sans doute progresser en matière de com’ !

Mesdames et messieurs les députés, allez sur le terrain ! Pour cela, vous n’avez pas besoin de vous endetter : il vous suffit de prendre le train jusqu’à Pau. À l’étranger, notre image est bien meilleure qu’en France. Il suffit pour vous en convaincre de lire les journaux britanniques. Enfin, je ne veux pas laisser dire que nous payons des commissions, alors que c’est interdit. En lançant à la légère ce type d’affirmation, on crée une animosité inutile.

M. Jean Lassalle. Je préfère vous laisser seul. Je resterai seul, moi aussi. (M. Lassalle quitte la réunion.)

M. François Pupponi. Je vous invite à changer de ton, monsieur le président-directeur général. Je trouve très choquant d’entendre un chef d’entreprise dire qu’il ne répondra plus à un parlementaire. En outre, vous n’avez pas à nous donner des leçons de démocratie. Revenons, je vous prie, à un dialogue plus constructif.

M. Christophe de Margerie. J’ai été moins critique envers M. Lassalle qu’il l’a été vis-à-vis de moi, en m’accusant de verser des commissions. D’autre part, je ne trouve pas scandaleux de dire à un député qu’après un échange de correspondance, on ne lui répondra pas s’il vous renvoie le courrier initial, car ce n’est pas ainsi qu’on peut dialoguer.

Sur les gaz de schiste, monsieur Mathis, Total ne prendra plus la parole de manière officielle tant qu’une loi l’empêchera d’exercer ses compétences. En attendant, nous ne nous excluons ni de la réflexion ni de la recherche scientifique, mais nous veillons à ne pas nous mettre en avant, pour éviter un affrontement entre Total et le reste de la France. Le débat sur le gaz de schiste doit être tranché de manière claire et sereine entre scientifiques et responsables. C’est à vous de décider si la France a raison de ne pas vouloir exploiter cette énergie.

M. le président François Brottes. Dans cette commission, chacun peut s’exprimer dans le respect des autres. Si nos échanges sont un peu vifs, ils permettent au moins de préciser nos points de vue.

M. Germinal Peiro. Ma circonscription est concernée par deux demandes de permis, l’un à Brive, l’autre à Cahors. Ceux qui, comme moi, s’opposent à ces projets, savent qu’aux États-Unis, l’exploitation des gaz de schiste a ruiné l’environnement. Comprenez-vous leurs arguments ? Avez-vous la preuve que l’exploitation de ce gaz s’effectuera un jour dans des conditions satisfaisantes ?

Mme Frédérique Massat. Vous avez regretté l’inflation législative, qui crée des contradictions entre les textes. Pouvez-vous être plus précis ? Quelle appréciation portez-vous sur le pacte national pour la croissance, la compétitivité et l’emploi ou sur le pacte de responsabilité, que vient d’annoncer le Président de la République ?

Quel est le climat social dans votre entreprise ? Je conviens que personne n’investit pour perdre, mais il existe un débat sur l’arbitrage entre la part des bénéfices qui doit revenir aux actionnaires et celle qu’il convient d’affecter à la politique salariale. Quelle est votre philosophie en la matière ?

La formation professionnelle est au cœur d’un projet de loi en cours de préparation. Dans ce domaine, de quels outils auriez-vous besoin ?

M. Lionel Tardy. Qu’attendez-vous de la réforme du code minier qui doit intervenir cette année ? Chez Total, la transition énergétique est-elle créatrice d’emplois ? Est-elle suffisamment pensée au niveau européen ?

M. Christophe de Margerie. Clairement non, même si l’enjeu n’est pas du niveau national, ni même européen. Mais les intérêts sont trop divergents si bien qu’in fine, chaque État traite le sujet isolément.

Vous me trouvez critique. À tort. Je vous explique seulement l’impact des mesures que vous envisagez de prendre et le ressenti d’un entrepreneur. En France, l’absence de débats entre politiques et chefs d’entreprise provoque parfois des incompréhensions.

S’agissant de la première question sur l’environnement, bien sûr que nous sommes sensibles aux questions que se posent les habitants concernés, surtout qu’on leur montre des films épouvantables, truqués – ce sont les experts qui le disent – et qui, de toute façon, ne correspondent plus à la réalité. Les grandes entreprises qui ont repris l’exploitation du gaz de schiste à des petites entreprises ont plus de responsabilités qu’elles. Elles font plus d’efforts parce que les autorités américaines les surveillent davantage. Exxon travaille proprement, mais pour bien plus cher qu’avant. En France, pour aider à la décision, nous devrions expliquer, modèles à l’appui, ce que nous serions capables de faire, au moins pour l’impact visuel. Sur le plan technique, le sujet est beaucoup plus compliqué et doit être discuté avec les experts, quitte à vulgariser ensuite. Aujourd'hui, on peut développer les gaz de schiste de manière quasi invisible, à l’exception du transport. Voilà pourquoi je ne suis pas d’accord avec M. Lassalle, avec qui je dialogue plus qu’il le pense, mais qui ne veut pas de camions, ni des risques qui vont avec. Je ne sais pas faire, je l’admets, mais on ne peut pas vouloir que la France se développe, à condition seulement que ce soit loin de chez soi. Cela étant, personne n’a envie d’avoir une raffinerie dans son jardin. Voilà pourquoi Total reste en retrait pour le moment. Mais si vous nous invitez, nous viendrons expliquer comment on fait un cluster, ou, comment, avec des puits déviés, on ne prend pas plus de place qu’une ferme, parce que cela fait partie de notre métier. À vous d’en décider.

Concernant les aspects sociaux, tout ce qui ouvre le débat avec l’entreprise va dans le bon sens. La remettre en avant ne veut pas dire en revenir à un système capitaliste, mais reconnaître qu’elle crée des emplois et de la valeur ajoutée. Les services aussi, mais il faut une clientèle pour les payer. Il faut attendre la traduction des propos du Président en actes. Au « donnant-donnant », je préfère la confiance car il ne s’agit pas de troc. Si l’on nous demande de rattraper le retard de la France dans les automatismes et la robotisation, il faut savoir que ces investissements se traduiront, au moins dans un premier temps, par une réduction d’emplois dans les industries traditionnelles. Il faut le savoir et l’accepter. Cela dit, nous sommes pour et tout disposés à faire de la recherche partagée.

Compte tenu du niveau de nos rémunérations, le CICE ne nous concerne que marginalement. Par le biais de ses filiales, Total devrait toucher entre 15 et 20 millions d’euros, ce qui est peu à l’aune du groupe. Nous le savions d’emblée car notre stratégie consiste à former nos employés de sorte qu’ils soient plus performants que les autres. Nous ne pourrons jamais battre les Chinois, les Coréens ou les Africains avec leurs propres armes. Nous sommes donc condamnés à relever le niveau et à fabriquer des produits à plus haute valeur ajoutée qui se vendent parce qu’ils ne sont plus en concurrence.

Le moral chez nous est bon, sauf dans le secteur qui perd de l’argent même si, en vertu de notre système de solidarité interne, les salariés y recevront une augmentation moyenne générale de 3,5 % en 2014. Nous avons donc été étonnés que la grève éclate dans là branche qui bénéficie précisément d’être dans le giron du groupe. Je rappelle que les règles de représentativité ont été édictées par le Parlement, et que, pour signer un accord salarial, il faut recueillir 30 % des votants. Le nôtre a été signé par une majorité de syndicats et de salariés : dans la branche aval – pétrochimie-raffinage – qui ne va pas bien, à 56 % ; et, dans la partie amont à 70 %. Logiquement, nous avons été étonnés de la réaction de l’un des syndicats qui avait pourtant voté et soutenu cet accord. Nous n’avons pas négocié parce qu’il n’était pas possible de renégocier ce qui l’avait déjà été, et les autres syndicats nous ont clairement laissé entendre – et c’est une simple question de bon sens – que, si nous lâchions, ils ne signeraient plus jamais. Cette affaire m’a sincèrement attristé : nous avons été pris de court même si nous n’ignorons pas le malaise de ceux qui travaillent dans un secteur qui n’est pas porteur d’avenir, et c’est à nous de prendre en charge leur demande par des explications, mais le motif choisi, les augmentations salariales, n’était pas le bon. Vous voyez qu’une entreprise qui paye ses salariés beaucoup mieux que les autres n’échappe pas aux conflits sociaux. Les leaders de ces mouvements ne font pas qu’aider ceux qui les suivent et qui souffriront des conséquences. Ils risquent de garder une rancœur que je voudrais dissiper, mais, globalement, le climat social est bon.

M. Gabriel Serville. Le prix des carburants a été le détonateur des crises sociales de 2008 et 2009 dans les outre-mer. Une importante réforme de la réglementation des prix est en cours, lancée par le décret du 31 décembre 2013 qui vise à établir davantage de transparence pour lutter contre la vie chère. Les compagnies pétrolières, la vôtre particulièrement, monsieur le président-directeur général, s’opposent à l’engagement présidentiel soutenu par les élus locaux. Les rumeurs les plus folles circulent selon lesquelles la Société anonyme de raffinage des Antilles (SARA) dont Total détient 50 % du capital, et qui détient un monopole aux Antilles et en Guyane, aurait délibérément décidé une rupture d’approvisionnement à compter du 20 janvier. Vous qui avez à maintes reprises souligné le caractère responsable et citoyen de votre entreprise, pouvez-vous rassurer nos compatriotes ultramarins qui gardent un souvenir cuisant des grèves de juin et décembre 2013 ?

Mme Éricka Bareigts. La vie chère outre-mer tient notamment au prix des carburants dont le Gouvernement est en train de réformer la fixation. La publication des décrets précède celle des arrêtés de méthode pour, conformément aux attentes des populations, faire baisser les prix à la pompe et rétablir la confiance. Après vous avoir écouté, je ne comprends toujours pas l’intransigeante opposition des compagnies pétrolières. En quoi la transparence vous dérange-t-elle, alors que vous déclarez y être favorable, monsieur le président-directeur général ? Pourtant, vos collaborateurs ont, dans un courrier du 7 janvier, refusé de transmettre les documents nécessaires au Gouvernement : « Leur diffusion auprès du grand public serait de nature à apporter au mieux du trouble au pire de l’agitation sur un sujet dont chacun sait qu’il est aussi sensible que méconnu. » Les acteurs de la filière pétrolière outre-mer ont-ils intérêt à alimenter la suspicion ?

M. Michel Lefait. Aux États-Unis, le boom des gaz non conventionnels a fait chuter les prix à un niveau très bas – 4 à 5 dollars le million de BTU (British thermal unit) – au point de rendre l’exploitation non rentable. Aussi avez-vous décidé, monsieur le président, de « mettre la pédale douce » sur les gaz de schiste américains. Dans ces conditions, pourquoi l’exploitation outre-Manche serait-elle plus profitable qu’aux États-Unis ?

M. Frédéric Barbier. Je suis responsable de la mission d’information sur l’impact économique de l’exploitation des gaz de schiste en Europe et en France. Les premières auditions nous ont confirmé que Total était la première compagnie pétrolière à rechercher du gaz de schiste en Grande-Bretagne. Qu’en attendez-vous ?

Quel sera, selon vous, l’impact en Europe de l’essor des gaz de schiste aux États-Unis ?

Pourriez-vous être plus précis sur le principe de précaution, si typiquement français, qui a servi à interdire la fracturation hydraulique ?

Êtes-vous d’accord avec les grands énergéticiens qui préconisent de réorienter la politique énergétique en Europe ?

Le Président a évoqué la possibilité de créer, sur le modèle d’EADS, une grande entreprise pour réaliser la transition énergétique. Qu’en pensez-vous ?

M. Christophe de Margerie. Outre-mer, nous avons connu des périodes plus difficiles que les grèves récentes. En 2010, le calme était revenu une fois que des accords avaient été approuvés, après moult difficultés, par toutes les parties prenantes. Était-il bien nécessaire de revenir dessus au bout de trois ans ? Si on remet tout en cause à chaque changement de majorité, on n’y arrivera jamais. Je ne sais pas s’il y avait de la transparence avant mais je sais que l’accord précédent avait été signé par de nombreuses parties.

En fait, l’objectif, le ministre l’a exposé clairement, n’est pas tant d’instaurer la transparence que de réduire notre rentabilité. On peut considérer que c’est une bonne chose, mais à force, on risque le blocage. C’est l’État qui décide de notre rémunération puisque la concurrence n’existe pas. La raffinerie a été voulue par le général de Gaulle pour assurer l’approvisionnement des îles, dans une optique de service public. Est-il normal que la rémunération consentie à la SARA soit inférieure à celle que reçoit EDF en France au titre du service public ? Outre la raffinerie, nous supportons aussi les stocks stratégiques et nous assurons la logistique. N’y voyez aucune provocation, mais pourquoi sommes-nous seuls à Mayotte, sinon parce que personne ne veut venir ? Total est prêt à laisser sa place.

M. Ibrahim Aboubacar. Je ne peux pas vous laisser dire ça !

M. Christophe de Margerie. Je persiste. La SARA est prête à accepter une réduction de sa rémunération mais pas n’importe laquelle, d’où le débat actuel à propos des arrêtés. Je ne peux pas laisser croire que la position est tellement rentable que les compagnies se battent pour prendre notre place. D’accord, nous acceptons d’exercer un service public au titre des devoirs qui incombent à une société française, mais nous ne voulons pas être traités comme des gens pas convenables qui se feraient de l’argent sur le dos des populations. Je veux bien discuter sereinement des arrêtés avec le ministère de l’économie et les autres parties prenantes, mais nous aurions préféré éviter un décret qui n’a pas été négocié avec nous.

Le risque de rupture d’approvisionnement résulte seulement des menaces de représailles qui pèsent sur nous au cas où nous ne nous soumettrions pas à toutes les exigences du préfet ou de ceux qui imposent leur position sans aucune négociation. Nous voulons seulement faire prendre conscience de ce qui se passerait si nous n’étions pas là. Il n’est pas question d’assécher le pays, mais, oui, affréter un bateau coûte de l’argent.

Incidemment, l’un des problèmes majeurs de notre approvisionnement outre-mer vient de ce qu’il a été décidé, parce que la France était la France – donc l’Europe – partout sur son territoire, que le raffinage se ferait selon les spécifications européennes alors que tout autour, les Caraïbes raffinent selon des critères locaux, avec des normes environnementales beaucoup moins exigeantes. Nous reprocher ensuite d’être beaucoup plus chers que les voisins est proprement inadmissible. La teneur en soufre et la qualité ne sont pas les mêmes ! D’ailleurs, en Guyane, certains profitent des stations locales pour fourguer leurs produits sales qu’ils font directement venir du Brésil. On peut faire comme si de rien n’était ou bien se demander quels critères il faut en Martinique ou en Guadeloupe. Si vous voulez le niveau de prix des pays d’à côté, alors adoptez les mêmes règles. Si, par contre, elles doivent être les mêmes dans tous les départements français, acceptez-en les conséquences.

Nous sommes pour la transparence. Mais jusqu’où ? Nous admettons les références de marché, mais, si on nous impose de remonter l’intégralité de notre chaîne d’approvisionnement, jusqu’aux coûts de trading, nous ne pouvons pas, et aucune société ne le ferait. Nous nous basons sur les prix de marché et aller au-delà créerait plus de problèmes que cela n’en réglerait. C’est pourquoi nous suggérons de nous en tenir à des règles simples et à des références utilisées dans tous les pays du monde. Il n’y a pas de raison d’analyser le prix de revient de Total qui s’approvisionne à l’échelle mondiale et pour qui les Antilles ne représentent qu’une toute petite partie du marché. D’une part, vous n’auriez pas les moyens de traiter les données de notre système logistique mondial et la transparence n’y gagnerait rien ; d’autre part, cela rouvrirait le débat sur le trading. Nous acceptons la transparence, mais elle ne consiste pas à expliquer tout ce qui se passe à l’intérieur d’une entreprise.

Les énergies nouvelles vont créer des emplois, mais elles en détruiront aussi dans les filières traditionnelles. Les fleurons du secteur parapétrolier français, à commencer par Technip, sont parmi les plus actifs au monde et font travailler beaucoup de personnes en France dans le pétrolier conventionnel. Oui, l’énergie verte peut créer des emplois, mais, globalement, on n’a pas encore fait la preuve que les énergies nouvelles contribueraient à une création nette d’emplois.

Les gaz de schiste profitent au consommateur américain, et surtout à toutes les industries électro-intensives, qui bénéficient d’une électricité deux fois moins chère qu’en France et trois fois moins qu’en Europe. Sans l’avantage énergétique, la croissance américaine serait très faible. Alors, oui à la production de gisements qui contiennent du pétrole, mieux valorisé que le gaz, mais, aujourd'hui, les gisements de gaz « secs » ne sont pas rentables. Il y a tellement de gaz aux États-Unis que, comme les capacités à l’export sont insuffisantes, les prix ont considérablement baissé.

Je suis incapable de vous dire ce que les explorations vont donner en Grande-Bretagne car nous n’avons pas encore foré. Je vous répondrai dans deux ans.

Mme Marie-Lou Marcel. L’annonce de vos recherches au Royaume-Uni suscite des interrogations. Pourquoi Total est-elle la seule major à s’être lancée dans l’aventure ? Et pourquoi pas British Petroleum, devenu Beyond Petroleum ?

Vous nous avez dit ne plus vous exprimer en France sur les gaz de schiste, mais vos équipes travaillent-elles toujours dans ce domaine ?

Une page d’histoire vient de se tourner avec l’échéance de la convention avec ADCO (Abu Dhabi Company for Onshore Oil Operations). Pouvez-vous nous éclairer sur la convention de sortie de la concession qui organise l’intérim ? Comment Total se positionne-t-elle ? Quels sont les opportunités et les risques compte tenu de l’importance de cette participation dans le portefeuille exploration-production de Total ?

M. Ibrahim Aboubacar. Je suis absolument scandalisé par votre façon de répondre et d’évoquer votre présence à Mayotte.

Fallait-il revenir sur les accords de 2010 ? En 2011, il y a eu de nouvelles révoltes à Mayotte et à la Réunion sur le même thème. Alors, oui, la loi sur la régulation économique outre-mer était indispensable. Oui encore parce que les profits de la SARA, qui étaient de 20 millions d’euros nets en 2010, sont passés à 33 millions d’euros en 2011, soit une augmentation de plus de 60 %. Vous qui nous mettez au défi de trouver quelqu’un d’autre pour distribuer le carburant à Mayotte, faut-il vous rappeler que Total n’était pas l’entreprise sélectionnée par le conseil général en 2003 ? Mais sa décision a été modifiée à la demande du préfet pour des motifs d’intérêt national. Après vous avoir fait ce cadeau, on a demandé au conseil général de vous céder les terrains les plus précieux du port de Longoni pour le stockage et de vous accorder une exonération de patente et d’impôt pour plusieurs années. Vous faites vraiment peu de cas des efforts considérables faits en votre faveur.

La transparence commence par la transmission des comptes de la société au registre du commerce. Depuis 2005, Total n’a jamais respecté cette diligence et il a fallu que j’insiste pour que l’entreprise s’exécute en décembre 2013.

On ne vous demande pas d’être moins rémunérés qu’ailleurs mais, dans un petit département comme Mayotte, est-il normal qu’une société comme Total qui a le monopole de l’approvisionnement, du stockage et de la distribution des carburants fasse 10 millions d’euros de bénéfice net, soit un taux de rentabilité supérieur à 22 % ? Et vraiment anormal que le Gouvernement vous demande de revenir à des niveaux raisonnables ?

M. Kléber Mesquida. Votre expression directe, atypique, suscite le débat. Malgré votre diversification en cours dans le gaz de schiste et le solaire, vous avez négligé l’éolien. Doutez-vous de l’avenir de cette forme d’énergie ?

Mme Béatrice Santais. Total est désormais le leader mondial du solaire avec votre filiale Sun Power qui développe, outre des cellules photovoltaïques très performantes, de grandes unités de production en Afrique du Sud, au Chili ou en Californie. Pourquoi pas en France où se prépare un texte sur la transition énergétique ? Comment les favoriser ?

M. Yves Blein. Beaucoup de parlementaires se réjouissent que la France compte une grande major au rayonnement mondial. Le déménagement de certains services financiers à Londres laisse-t-il augurer du transfert de la cotation ?

Où en sont les capacités de raffinage en Europe et en France ? La fermeture de Dunkerque a-t-elle permis un réajustement suffisant ?

Quel bilan tirez-vous de la fusion que vous avez décidée entre activités de raffinage et de chimie ? Vous avez annoncé une grande offensive dans l’exploration-production. A-t-elle porté ses fruits ? Enfin, quel est l’avenir de la chimie et de la pétrochimie en France et en Europe à la lumière de l’évolution des prix de l’énergie aux États-Unis ?

M. Christophe de Margerie. Pourquoi tant de haine ? J’ai seulement dit que si vous vouliez quelqu’un d’autre à Mayotte, je serais d’accord. Je ne sais pas si nous avons déposé les documents au greffe en temps et en heure – je ne peux pas savoir tout ce qui se passe –, mais si nous n’avons pas respecté les règles, pourquoi ne pas nous avoir sanctionnés ? Quoi qu’il en soit, si vous considérez que nous ne sommes pas une compagnie respectable et respectueuse des règles, je suis prêt à laisser la place. N’y voyez pas un défi, mais il y a un moment où mieux vaut arrêter les frais et sortir du jeu – d’où ma position sur les gaz de schiste. En tant que société privée – l’État n’est pas actionnaire –, nous voulons bien jouer un rôle, mais si vous n’y voyez que des considérations de capitalistes, il est inutile de persévérer. Je ne connais pas les chiffres que vous avancez mais ils me surprennent car ils sont supérieurs à ceux du groupe. Croyez-vous sincèrement que notre objectif soit de ruiner Mayotte pour gagner 20 ou 30 millions d’euros qui financeront nos 23 milliards d’investissements ? Si vos griefs, monsieur le député, reflètent l’avis général, nous préférons partir plutôt que d’être haïs et traités de voyous. La discussion gagnerait à ce que l’invective cède le pas à l’apaisement.

Même la transparence a des limites. Nos comptes sont disponibles partout mais il nous a été demandé d’expliquer la fabrication d’un prix dans un pays donné. Comme toutes les autres sociétés mondiales, nous ne pouvons le faire qu’à partir d’une référence internationale.

Nous n’avons aucune idée de ce que nous allons trouver en Grande-Bretagne. Les autres compagnies n’y sont pas allées parce qu’elles sont déjà puissantes aux États-Unis, où nous n’avons jamais réussi à nous développer. GDF Suez est allé avant nous au Royaume-Uni, dans les mêmes conditions, mais, comme ce n’est pas une compagnie pétrolière, cela a fait moins de bruit. Nous espérons accéder à des réserves dans des conditions d’acceptabilité reconnues. Les réactions sont moins hostiles car la région anglaise concernée est de tradition minière ; elle a connu l’exploitation pétrolière et continue à produire du pétrole.

Nous avons décidé de consacrer 1 milliard de dollars de plus à l’exploration. Faire le point aujourd'hui serait prématuré. Rendez-vous fin 2014, au terme d’un délai de deux ans. Pour le moment, les découvertes ne sont pas à la hauteur des efforts.

Merci de vous intéresser à ce que fait Total à l’étranger. La concession d’Abu Dhabi, qui est très importante – elle représente 150 000 barils par jour –, doit être renégociée pour une durée de quarante ans. Le contrat n’est pas très rémunérateur mais il sécurise un accès à des réserves longues. Il est important de ne pas laisser la place aux Anglo-Saxons et aux nouveaux venus – les Chinois et les Russes. Nous nous battons pour que la France conserve des approvisionnements car tous nos pays auront besoin de pétrole pour leurs voitures encore longtemps.

Nous ne nous désintéressons pas pour autant des énergies vertes, surtout en France, plus sensible à certaines préoccupations. En Pologne, le Président de la République, non sans habileté, a répondu, quand on lui a demandé s’il trouvait normal de développer les gaz de schiste en Pologne mais pas en France, que la France avait ses problèmes, son environnement, mais qu’il comprenait qu’un pays qui ne consommait que du charbon considère le gaz de schiste comme une opportunité et fasse appel à des sociétés françaises, même si elles n’avaient pas le droit d’opérer chez elles. J’espère que ce que nous ferons en Grande-Bretagne bénéficiera aux Français. Aujourd'hui, les énergies vertes ne peuvent pas suffire à réduire les émissions de gaz à effet de serre. Le Danemark, qui se présente à juste titre comme un pays très vert, nous a autorisés à faire du gaz de schiste et consomme 9 tonnes de CO2 par habitant, la France 6.

Parmi les énergies nouvelles, nous avons choisi de développer le solaire et la biomasse de deuxième génération pour ne pas nous éparpiller : nous préférons être très bons dans quelques domaines. Il n’y aura pas en France de grandes centrales photovoltaïques comme en Californie ou au Chili. Mais pourquoi pas développer les panneaux sur les toits ou dans certains secteurs ciblés ? En même temps que Sun Power, nous avons racheté la participation d’EDF dans Tenesol, qui est désormais détenue à 100 % par Total. Les deux entreprises emploient maintenant 400 personnes en France.

Pour que le solaire soit compétitif en France, nous devons commencer par réduire nos coûts. Malgré leur rendement de 24 %, nos cellules se vendent mal parce que, dans un contexte de crise, le prix l’emporte sur la qualité. Nous avons du mal à faire admettre que, nos produits durant plus longtemps que ceux fabriqués en Chine, le consommateur européen sera gagnant sur le long terme. Mais nous ne renonçons pas parce que, pour être compétitive, la France n’a pas d’autre solution que de relever le niveau de qualité de sa production. Nous cherchons à augmenter non pas les profits, mais la compétitivité.

Le secteur raffinage-chimie était en train de plonger et la réorganisation consistant à réunir le raffinage et la chimie a porté ses fruits. Nos coûts de revient ont baissé et nous sommes donc mieux à même de résister à la concurrence internationale mais il ne faut pas attendre 2018 pour s’atteler au niveau européen au chantier de la compétitivité retrouvée des États-Unis. Le sujet n’est pas le gaz de schiste en France, mais aux États-Unis. Si j’en parle, on va aussitôt me suspecter de défendre le gaz de schiste. Non ! Je défends la compétitivité de l’industrie française.

Le raffinage européen est en surcapacité et les marges sont négatives : – 4 dollars la tonne. Or, pour ne pas perdre d’argent, elles doivent être aux alentours de 35 dollars. Le marché européen est manifestement déséquilibré et il y a trop de raffineries en Europe d’autant que la consommation va continuer à baisser, mais ce n’est pas à la France de faire le travail de tout le monde. Nous devrons nous adapter en créant des unités durables, comme à Gonfreville où l’on a investi 1 milliard d’euros, une décision audacieuse qui a suscité bien des interrogations chez nos investisseurs, qui n’ignorent pas l’image que nous avons en France. Mais le désamour n’est pas tel que je ne puisse pas sortir sans escorte ; et j’apprécie. On me reconnaît dans la rue : j’ai rarement été invectivé, mais on m’a posé beaucoup de questions, y compris sur mon salaire.

Le déménagement d’une partie de nos équipes à Londres « a fait le buzz » mais il ne s’agissait que de 70 personnes sur 35 000 travaillant en France. Après le gaz de schiste et le tapis rouge déroulé par les autorités britanniques, ça faisait beaucoup. À la question de savoir si le jeu en valait la chandelle, j’ai répondu par l’affirmative, conscient que je devrais m’en expliquer. La majorité des banques a déjà déménagé à Londres, nous avons suivi nos contreparties… Il n’y a pas d’autre message derrière. D’ailleurs, mes road shows attirent plus de monde à Londres qu’à Paris. Je m’exprime au risque de passer pour corrosif, mais j’ai envie de convaincre plutôt que de ne rien faire pour ne pas m’attirer d’ennuis. À force de raisonner ainsi, notre pays sombre dans l’immobilisme, en s’abritant derrière le principe de précaution. Un patron ne peut pas se contenter d’être attentiste parce qu’il doit pérenniser son entreprise.

Nous ferons ce qu’il faudra en temps et en heure pour le raffinage. Nous l’avons fait à Carling, et pour Kem One. Je préfère que les choses soient faites en toute clarté. Je me doutais bien qu’il y aurait des réactions à la décision de se lancer dans le gaz de schiste en Grande-Bretagne. En l’occurrence, elles sont venues des Anglais pour des considérations de politique intérieure qui tiennent à leur positionnement en Europe. La France n’était pas particulièrement visée.

Enfin, sachez que j’ai horreur de donner des leçons, autant que d’en recevoir. Je me borne à donner un avis. J’accepte la contradiction pourvu que l’on ne me prive pas du droit de parler. Je n’ai pas à donner de leçons au Parlement, et lui faire remarquer que l’on peut légiférer autrement qu’en empilant les textes est tout à fait respectueux de la démocratie. J’ai donné à dessein une tonalité un peu polémique à mon introduction, pour nouer un réel dialogue. Si on ne dit rien, il ne se passe rien. J’aurais pu glisser sur Mayotte et ne pas répondre, mais l’échange n’aurait pas été très utile. J’aime beaucoup Mayotte, je ne tiens pas particulièrement à en partir, mais j’aimerais bien que les débats soient plus apaisés. Nous avons des équipes sur place, et ceux qui sont là-bas sont touchés par ce qui se dit. Demandez-leur. La provocation est inutile mais je considère important de répondre.

M. Dino Cinieri. Merci de votre franchise et de votre honnêteté. Alors, existe-t-il des techniques d’extraction des gaz de schiste plus respectueuses de l’environnement que la fracturation hydraulique ?

M. Philippe Kemel. La population d’un État nation peut-elle attendre un avantage de la rentabilité d’une entreprise qui en est originaire, ne serait-ce qu’à titre transitoire quand le pouvoir d’achat est une préoccupation fondamentale ?

Pour le Pas-de-Calais, le gaz de houille offre-t-il des perspectives ?

Mme Catherine Troallic. Malgré les efforts considérables de Total à Gonfreville-l’Orcher où 740 millions ont été investis dans le projet RN 2012, les inquiétudes restent vives. Le raffinage, qui traverse une passe difficile en Europe, est pourtant stratégique pour notre indépendance énergétique et l’emploi. La raffinerie de Total fait partie de notre patrimoine industriel. Comment la sauvegarder et accompagner son repositionnement sur le marché ? Plus généralement, quels sont les objectifs du groupe dans ce secteur ?

M. Alain Suguenot. Merci de votre franchise qui aide à prendre conscience des réalités et de rester français au risque de passer pour masochiste ! Sachez tout de même que nous sommes nombreux à être fiers de Total. Craignez-vous une taxe exceptionnelle sur les produits pétroliers ? Où en est le projet Yamal dans le grand Nord de la Russie, qui pèse 27 milliards de dollars ?

M. Henri Jibrayel. Quelles sont les perspectives du site de La Mède et, plus globalement, du raffinage que les pays producteurs voulaient rapatrier chez eux ?

M. Jean-Charles Taugourdeau. Je regrette que la franchise avec laquelle vous avez présenté la dure réalité de l’entreprise ait pu passer pour de l’arrogance. Les services publics peuvent faire du déficit – nos comptes l’attestent depuis quarante ans –, mais pas les entreprises qui, quand elles sont rentables, les financent par leurs impôts.

M. Christophe de Margerie. La transition énergétique est l’occasion d’aborder des sujets plus politiques et de faire passer des messages généraux sur l’entreprise. À cet égard, la seule manière de faire du progrès social, c’est de pérenniser le profit. Le débat récurrent sur les profits de Total est vain ; un chiffre en valeur absolue ne veut rien dire. Total, Elf et Petrofina gagnent forcément plus que Total tout seul, mais cela ne dit rien de leur rentabilité. Nos résultats stagnent et on ne peut pas à la fois s’en indigner et réclamer une raffinerie ou autre chose.

Le projet Yamal, qui va nous coûter plus de 30 milliards, a été soutenu par les autorités russes qui nous ont consenti des avantages spécifiques, mais pas de subvention, et pris à leur charge des infrastructures d’intérêt général. Autrement, le projet serait ingérable et non profitable. Cela montre bien que nous devons dégager des profits pour investir, faire de la recherche et prendre des risques. Ce soir, je pars rejoindre nos équipes au Yémen, où nous avons de graves problèmes de sûreté, même si, selon mon code de conduite, si je ne pouvais pas y aller, elles ne pourraient pas y rester. Notre société est française, nos expatriés sont français et ils travaillent pour la France. Il faut s’en souvenir avant de nous adresser des reproches. Les critiques répétées sont pesantes même si j’en ai pris mon parti car j’ai pour ambition de bien faire mon travail, pas d’être aimé.

Nos relations avec l’État sont bonnes sachant que nous prenons soin de rencontrer régulièrement les ministres, pour expliquer ce que nous faisons. Maintenir le dialogue porte ses fruits bien que certains sujets, comme l’outre-mer, restent délicats. Total ne fait pas de politique politicienne, nous n’avons pas à prendre parti sinon pour la France, mais cela ne m’empêche pas de m’exprimer quand les intérêts de ma société sont en jeu. Je n’oublie pas que le personnel que je représente vote à moitié à gauche et à moitié à droite. Total ne peut pas travailler sans avoir des relations avec les gouvernements, et c’est vrai dans tous les pays du monde. Partout où je vais, je suis reçu comme un partenaire important parce que nous sommes bien acceptés.

En France, on me demande toujours, parce que notre société est française, ce que je peux faire de plus. Par provocation, je pourrais répondre : rester ! Plus sérieusement, nous nous efforçons de faire notre travail le mieux possible. Mais je ne peux pas faire de discount sur l’essence, je n’ai pas le droit de vendre à perte et je ne peux pas faire de cadeaux sous prétexte que c’est la France, avec l’argent des investisseurs qui, à 70 %, viennent de l’étranger. En tant que Français, on peut s’astreindre à l’exemplarité et accepter quelques concessions. Nous nous réjouissons d’être français et que le Président de la République nous apporte son soutien à l’étranger.

Pour réduire les coûts, nous faisons jouer la concurrence avec Total Access. Nous avons décidé d’arrêter l’hémorragie de nos parts de marché par du marketing, en évitant une guerre des prix avec la grande distribution à qui nous voulons tout de même montrer que nous pouvons y arriver, malgré des coûts et des salaires plus élevés, et des services supérieurs, grâce à notre logistique et à notre taille. Nous avons fait le choix de redynamiser notre politique commerciale, plutôt que d’arrêter. Face à la concurrence des grandes surfaces, nous ne jouons pas l’indignation, mais c’est nous qui finançons les stocks de sécurité et la logistique. La cigale l’oublie, sauf quand ça va mal et qu’elle se tourne vers la fourmi Total qui veut bien l’aider, à condition de ne pas perdre de l’argent.

Le raffinage est en risque. Nous avons fait des efforts à Gonfreville : 740 millions pour la raffinerie auxquels s’ajoutent 300 millions pour la pétrochimie, au total donc 1 milliard d’euros sur trois ans. Et cet investissement découle de la décision de pérenniser le site. À défaut, il serait condamné par une concurrence sévère.

Pour rendre La Mède plus compétitive, nous avons cherché quoi faire avec Ineos et les Chinois. Mais les choses bougent en Chine en ce moment, et nous avons du mal à obtenir des réponses de nos partenaires. On attend, mais on ne peut pas ne rien faire et il faudra trouver des solutions imaginatives. Les salariés veulent rester chez Total, ce qui prouve que la place est bonne, mais ce n’est pas toujours possible. Nous choisissons des repreneurs qui ne soient pas des financiers purs et durs, mais, si chacun veut garder sa raffinerie avec le même drapeau, on va droit dans le mur. Le mécontentement qu’il nous arrive de susciter ne signifie pas que nous ne traitons pas les problèmes sociaux du mieux possible.

Faut-il construire SATORP en Arabie Saoudite, premier producteur mondial de pétrole ? Évidemment. Si nous n’y étions pas, d’autres, Chinois, Russes, auraient pris notre place. Alors autant faire travailler des sociétés françaises et utiliser des technologies françaises. Le risque de concurrence existe bien que la raffinerie soit plutôt tournée vers l’Asie parce que, in fine, le marché est unique. Je ne peux pas vous tenir un langage autre que celui de la vérité. N’investir qu’en France serait une pure folie. Le sujet mérite une approche au moins au niveau européen. Il est dans votre rôle de représenter les régions françaises, dans le mien d’envisager l’ensemble du groupe et de vous mettre en garde contre les risques de destruction de valeur. Monsieur Barbier, je vous souhaite bonne chance et vous adresse tous mes vœux pour le travail monumental qui attend votre mission. Éviter la superposition des points de vue et les mettre en perspective sera une tâche colossale.

Quant au gaz de houille, il y en a relativement peu et l’exploitation est assez ancienne. Surtout, il faut vouloir du gaz. Réglez donc d’abord ce problème et celui de la décarbonisation parce que Total ne peut pas exploiter le gaz de houille et se voir reprocher d’émettre trop de CO2. N’oubliez pas qu’il faut beaucoup d’énergie pour produire ce combustible qui n’est pas conventionnel. Stop à l’incohérence ! Travaillons ensemble à l’éliminer pour éviter de perdre autant d’argent à créer des conflits qui n’ont pas lieu d’être.

Bien sûr que nous continuons de travailler en interne sur la fracturation qui intéresse peu ou prou tous les pays où nous opérons. Si nous faisons des progrès, toutes nos implantations en profiteront. D’où ma défiance envers le principe de précaution. Concrètement, il consiste à attendre que les autres mettent au point des techniques chez eux avant de les utiliser chez soi. N’y voyez-vous pas un manque de sens des responsabilités ? Le principe de précaution, un chef d’entreprise y pense constamment, mais j’ai été surpris de le voir inscrit dans la Constitution. C’est son rang dans la hiérarchie des normes qui me gêne car tout projet risque d’être frappé d’inconstitutionnalité. Greenpeace vient d’ailleurs de reprocher à Total d’aller faire à l’étranger les « cochonneries » qu’il ne peut pas faire chez lui, comme la France le faisait autrefois pour ses essais nucléaires. Il s’agit d’un vrai sujet de société, qui dépasse largement Total, et dont il faut discuter dans le cadre du débat sur la transition énergétique.

Nous avons pensé à développer outre-mer le solaire davantage qu’ailleurs, mais des problèmes, notamment d’ordre fiscal, ont freiné le mouvement. On peut rouvrir le dossier car il faut trouver des solutions adaptées aux territoires isolés comme les îles.

Enfin, la taxe pétrolière exceptionnelle ? Non !

M. le président François Brottes. Au nom de tous les commissaires, je vous remercie de cette longue audition en langage direct, donc utile.

——fpfp——

Membres présents ou excusés

Commission des affaires économiques

Réunion du mercredi 15 janvier 2014 à 9 h 30

Présents. - M. Damien Abad, Mme Laurence Abeille, M. Frédéric Barbier, Mme Ericka Bareigts, M. Yves Blein, Mme Michèle Bonneton, M. Christophe Borgel, M. Jean-Claude Bouchet, M. François Brottes, M. André Chassaigne, M. Dino Cinieri, Mme Fanny Dombre Coste, Mme Jeanine Dubié, Mme Corinne Erhel, Mme Marie-Hélène Fabre, M. Daniel Fasquelle, M. Christian Franqueville, M. Franck Gilard, M. Georges Ginesta, M. Joël Giraud, M. Daniel Goldberg, M. Jean Grellier, Mme Anne Grommerch, M. Razzy Hammadi, M. Antoine Herth, M. Henri Jibrayel, M. Philippe Kemel, Mme Laure de La Raudière, M. Jean-Luc Laurent, M. Michel Lefait, Mme Annick Le Loch, M. Philippe Le Ray, Mme Audrey Linkenheld, Mme Jacqueline Maquet, M. Alain Marc, Mme Marie-Lou Marcel, M. Philippe Armand Martin, Mme Frédérique Massat, M. Jean-Claude Mathis, M. Kléber Mesquida, M. Yannick Moreau, M. Germinal Peiro, M. Hervé Pellois, Mme Josette Pons, M. Dominique Potier, M. Patrice Prat, M. François Pupponi, Mme Béatrice Santais, M. Michel Sordi, M. Éric Straumann, M. Alain Suguenot, M. Lionel Tardy, M. Jean-Charles Taugourdeau, M. Jean-Marie Tetart, Mme Catherine Troallic, Mme Clotilde Valter, Mme Catherine Vautrin

Excusés. - M. Bruno Nestor Azerot, Mme Pascale Got, M. Thierry Lazaro, M. Serge Letchimy, M. Bernard Reynès, M. Frédéric Roig, M. Jean-Paul Tuaiva, M. Fabrice Verdier

Assistaient également à la réunion. - M. Ibrahim Aboubacar, M. Denis Baupin, M. Mathieu Hanotin, M. Jean Lassalle, Mme Sophie Rohfritsch, M. Gabriel Serville