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Commission des affaires économiques

Mercredi 19 février 2014

Séance de 17 heures

Compte rendu n° 64

Présidence de M. François Brottes Président

– En application de l’article 13 de la Constitution, audition, ouverte à la presse, de M. Bruno Lasserre, dont la nomination en tant que président de l’Autorité de la concurrence est envisagée par le Président de la République puis vote sur cette nomination.

– Informations relatives à la commission

La commission a, en application de l’article 13 de la Constitution, auditionné M. Bruno Lasserre, dont la nomination en tant que président de l’Autorité de la concurrence est envisagée par le Président de la République.

M. le président François Brottes. Aux termes de l’article 13 de la Constitution, une loi organique a dressé la liste des 51 emplois pourvus par le Président de la République. Parmi ceux-ci, 13 doivent faire l’objet d’un avis préalable de notre Commission, ce qui la place au deuxième rang des commissions les plus sollicitées en la matière. Le dernier alinéa de l’article 13 dispose que le Président de la République ne peut procéder à une nomination que lorsque l’addition des votes négatifs dans chaque commission compétente de l’Assemblée nationale et du Sénat représente au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés.

Monsieur Bruno Lasserre, nous vous recevons aujourd’hui car vous êtes la personnalité pressentie pour occuper les fonctions de président de l’Autorité de la concurrence. Cette audition est publique et sera suivie d’un scrutin secret, auquel le candidat n’assiste pas, pour lequel aucune délégation de vote n’est possible et qui sera effectué par appel public. Deux scrutateurs dépouilleront simultanément le scrutin à l’Assemblée nationale et au Sénat, conformément à l’article 5 modifié de l’ordonnance du 17 novembre 1958. La Commission des affaires économiques du Sénat ayant procédé à l’audition de M. Lasserre hier, le dépouillement aura lieu immédiatement après notre vote. Il m’appartiendra ensuite de communiquer le résultat du vote à la présidence de l’Assemblée nationale, puis de vous en informer ultérieurement.

Monsieur Lasserre, vous êtes l’actuel président de l’Autorité de la concurrence ; vous avez été directeur de la réglementation générale au ministère des postes et télécommunications de 1989 à 1993, puis directeur général des postes et télécommunications de 1993 à 1997. Vous avez présidé le groupe de travail au Commissariat général au Plan sur « L’État et les technologies de l’information et de la communication » de 1999 à 2001, puis le comité d’orientation chargé de la gestion du Fonds de modernisation de la presse quotidienne entre 1999 et 2004.

Vous avez été membre du Conseil de la concurrence de 1998 à 2004 avant d'en assurer la présidence entre 2004 et 2009, date à laquelle vous êtes devenu président de l'Autorité de la concurrence, créée par la loi de modernisation de l'économie (LME) du 4 août 2008.

Selon l'article L. 461-1 du code de commerce, le président de l’Autorité de la concurrence est nommé pour une durée de cinq ans en raison de ses compétences dans les domaines juridique et économique.

L'Autorité de la concurrence exerce, comme le Conseil de la concurrence avant elle, une action répressive à l’encontre des pratiques anticoncurrentielles et intervient, de sa propre initiative ou à la demande de plaignants, dès que la concurrence est faussée dans un marché – quels que soient l'activité concernée ou le statut, privé ou public, des opérateurs. L'Autorité peut prononcer des mesures d'urgence, des injonctions, des sanctions pécuniaires et accepter des engagements. Elle n'a en revanche pas vocation à réprimer les pratiques commerciales déloyales, qui relèvent de la compétence du juge judiciaire ; elle n'intervient pas non plus dans les litiges entre parties, qui relèvent de la compétence du juge des contrats.

L'Autorité de la concurrence assure, par ailleurs, le contrôle préalable des opérations de concentration ; elle est la première autorité indépendante française à être dotée de cette compétence, auparavant exercée par le ministre chargé de l'économie.

Les entreprises doivent lui notifier leurs opérations de fusion-acquisition. L'article L. 430-7-1 du code de commerce donne au ministre la faculté d'évoquer l'affaire, une fois que l'Autorité a pris sa décision finale, et de statuer sur les aspects non concurrentiels de l'opération lorsque celle-ci revêt un caractère stratégique. Il peut, par exemple, prendre une décision motivée par des raisons d'intérêt général telles que le développement industriel ou le maintien de l'emploi.

L'Autorité a également mis en place une politique de clémence, outil qui permet aux autorités nationales de concurrence de détecter, de faire cesser et de réprimer plus facilement les ententes – en particulier les cartels – en contrepartie d'un traitement favorable accordé, dans certaines conditions, aux entreprises qui en dénoncent l'existence et qui coopèrent à la procédure engagée à leur sujet.

Dotée donc de nombreux pouvoirs, l'Autorité de la concurrence est une institution reconnue sur le plan international, elle appartient à la « catégorie élite 5 étoiles » dans le palmarès des autorités de la concurrence, en compagnie de ses homologues allemande, anglaise et américaine.

Durant ces cinq années, l'Autorité est intervenue dans tous les secteurs économiques et a rendu une série d'avis particulièrement complets et détaillés, ou de décisions sur les sujets tels que le marché de la téléphonie mobile, les ententes dans le secteur bancaire, la grande distribution alimentaire – notamment à Paris –, les ententes dans le secteur de la restauration des monuments historiques, l'entretien et la réparation automobiles, la volatilité des prix des matières premières agricoles, le rachat de TPS par Canal +, le cartel des lessives, le déploiement de la fibre optique, la distribution des médicaments, les tarifs sociaux de l'énergie, le transport interrégional régulier par autocar et le marché de l'effacement de consommation d'électricité.

L'Autorité de la concurrence est un acteur majeur de la vie économique et ses avis font très souvent l'objet de traductions législatives ; elle est un interlocuteur régulier du Parlement, et singulièrement de la commission des affaires économiques avec laquelle elle partage globalement le même champ de compétence.

Après les frais bancaires, la téléphonie mobile ou la grande distribution, quels sont, monsieur Lasserre, les principaux sujets sur lesquels vous souhaiteriez vous pencher lors de votre prochain mandat si vous étiez reconduit à votre poste ? Comment arbitrez-vous entre l’intérêt, souvent à court terme, des consommateurs, l’objectif de créer des emplois, et la nécessité – parfois dénoncée – pour nos entreprises de partir groupées à l’assaut de certains marchés mondiaux ?

M. Bruno Lasserre. J’éprouve beaucoup de plaisir à revenir ici, au terme d’un mandat au cours duquel nous avons eu l’occasion de dialoguer sur des questions importantes comme l’agriculture, la distribution, les télécoms, le déploiement de la fibre optique et, le 4 décembre dernier, la concurrence en outre-mer.

Je me représente devant vous en tant que candidat à un nouveau mandat ; cela ne correspondait pas à mon souhait initial, mais, maintenant que le processus est lancé, j’y participe de très bon cœur, et, si vous m’accordez votre confiance, je mettrai les mêmes énergie, enthousiasme et motivation que dans mes deux mandats précédents. Je souhaite néanmoins que l’on me trouve un successeur, et que l’Autorité de la concurrence puisse bénéficier de l’apport de talents et de vision différents, ainsi que d’un leadership renouvelé.

La loi qualifie l’Autorité de la concurrence d’autorité administrative indépendante (AAI) ; elle fait donc partie de l’exécutif en qualité d’autorité administrative et se trouve soumise à la loi, norme démocratique que nous servons. Elle doit se refuser à jouer tout rôle politique ; en effet, il s’avère important de séparer les fonctions : le politique élabore et évalue les politiques publiques, alors que les AAI sont les garantes des équilibres voulus par la loi. Telle est ma conception de la fonction de président de l’Autorité de la concurrence. Je tiens à cette indépendance, qui peut irriter, mais qui permet à l’Autorité de remplir sa mission d’arbitre impartial de l’économie de marché ; nos décisions reposent ainsi sur le seul mérite des arguments juridiques et économiques, et non sur la puissance des lobbies et des intérêts en place.

Cette indépendance crée également des devoirs : la transparence et l’explication publique du sens de nos décisions ; la collégialité – le collège allant connaître un profond renouvellement, quinze membres sur dix-sept devant être remplacés; la responsabilité, qui oblige l’Autorité de la concurrence à rendre des comptes, notamment auprès de la représentation nationale, l’indépendance n’induisant aucun droit de propriété sur l’institution et sur la politique publique concernée.

La concurrence se trouve au centre de nombreux débats : les taxis, le médicament, la téléphonie mobile, l’énergie, le rail et le transport par autocar, et les professions réglementées. Les mêmes questions se posent pour tous ces sujets : la concurrence est-elle bonne ou mauvaise ? Quelle dose de concurrence faut-il instaurer ? Quelles seront les conséquences des décisions prises en termes d’emploi et d’investissement ?

Je crois à la concurrence, car, dans une économie de marché, il s’agit du stimulant qui conduit les entreprises à être plus performantes, à se différencier les unes des autres, à innover et à rapprocher les prix des coûts afin de garantir la compétitivité. Nécessaire, la concurrence doit être régulée pour éviter que ne s’impose la loi de la jungle ou celle du plus fort. Le droit de la concurrence repose sur des règles qui protègent l’économie de marché, celle-ci devant fonctionner au bénéfice de toutes les entreprises et de tous les consommateurs, y compris les plus faibles et les plus vulnérables.

Je n’ai pas la religion de la concurrence, mais je considère qu’elle constitue un levier qui, combiné à la politique de redistribution, de solidarité, d’aménagement du territoire, de recherche, d’innovation et de compétitivité, permet de stimuler la croissance, la création d’emplois et la production de richesses, avant que celles-ci ne soient redistribuées.

Lors de mon audition de janvier 2009, la LME venait tout juste d’être adoptée et n’avait pas encore été appliquée ; cinq ans plus tard, cette loi et l’ordonnance prise sur son fondement en novembre 2008 ont constitué une réforme réussie : elle n’a pas coûté d’argent public et elle a rendu la régulation concurrentielle plus cohérente, plus unifiée et plus efficace.

L’Autorité de la concurrence, instituée le 2 mars 2009, a trois activités principales : la lutte contre les pratiques anticoncurrentielles des ententes et des abus de position dominante, le contrôle préalable des opérations de fusion ou de rachat, et la pédagogie de la concurrence, les avis rendus par l’Autorité pouvant éclairer les acteurs, conseiller le Gouvernement et aider le Parlement à évaluer le coût, les avantages et les inconvénients des réformes envisagées.

La lutte contre les ententes et les abus de position dominante se situe au cœur de l’activité de l’Autorité de la concurrence ; c’est ce qui la rend visible, crainte et respectée du fait des sanctions qu’elle peut prononcer contre les entreprises tricheuses – celles-ci s’entendant secrètement avec leurs concurrentes pour fixer artificiellement des prix élevés, exclure de nouveaux entrants sur le marché, brider l’innovation, ou abusant de leur pouvoir de marché au détriment des concurrents et des consommateurs. Nous avons sanctionné beaucoup d’ententes au cours de la dernière décennie, car elles sont un facteur important de renchérissement artificiel des prix. Monsieur le président, vous avez cité l’entente sur la restauration des monuments historiques que nous avons condamnée, et nous avons également démantelé celle sur les panneaux de signalisation routière fournis aux collectivités locales ; dans les deux cas, la fin du cartel a induit une baisse des prix de 20 à 25 %.

Comme les cartels augmentent les prix, brident l’innovation et tordent les règles du jeu à leur profit, nous avons souhaité rendre notre politique de sanction plus dissuasive. Ainsi, l’Autorité de la concurrence s’avère la plus active du réseau composé de la Commission européenne et des autorités nationales de l’Union européenne (UE) : nous avons ouvert, sur le fondement du droit européen de la concurrence qui concerne les affaires les plus importantes, presque autant d’enquêtes que la Commission – 227 contre 233 – et rendu presque autant de décisions. Nous nous situons donc aux avant-postes européens de la lutte contre les ententes et les abus de position dominante.

Le montant total des sanctions prononcées par l’Autorité de la concurrence depuis dix ans s’élève à 3,5 milliards d’euros. Cette somme importante se répartit égalitairement entre les cinq premières et les cinq dernières années de la décennie : 1,77 milliard puis 1,74 milliard d’euros. Nous avons donc fait preuve de constance et avons développé une politique de dissuasion en élevant le standard de preuves tout en augmentant le montant des sanctions pour faire comprendre aux entreprises les conséquences d’un comportement d’infraction aux règles de la concurrence. Nous avons publié en au mois de mai 2011 un communiqué présentant un barème des sanctions ; ce guide méthodologique nous a permis d’allier dissuasion et motivation du calcul des sanctions. Depuis cette date, nous expliquons nos sanctions sur 10, 20 voire 40 pages, puisque les amendes peuvent atteindre plusieurs dizaines voire plusieurs centaines de millions d’euros. Par ailleurs, nous ne faisons pas preuve d’aveuglement et dès qu’une entreprise invoque des difficultés sérieuses pour faire face à la sanction, nous en réduisons le montant jusqu’à 80 voire 90 %.

Parallèlement, nous avons renforcé les procédures alternatives et complémentaires. Le rapport de force né de notre politique de dissuasion a permis d’obtenir des engagements de changements significatifs dans certains secteurs – parfois élaborés par les entreprises elles-mêmes – afin d’y restaurer les conditions effectives de la concurrence. Ainsi, les procédures d’engagement et de clémence ont connu un grand succès en France ; pourtant de nombreuses craintes s’étaient exprimées au moment de la loi du 15 mai 2001 relative aux nouvelles régulations économiques (NRE) qui instaurait le programme de clémence. L’Autorité de la concurrence a reçu 110 demandes de clémence, dont 67 concernaient des affaires strictement françaises, ce total se révélant bien supérieur aux attentes initiales. Enfin, les entreprises contestent de moins en moins l’accusation lorsque les faits s’avèrent accablants, ce qui permet de conduire des procédures négociées, plus simples et plus rapides.

Lorsque la compétence en matière de concentration fut transférée du ministre chargé de l’économie à l’Autorité de la concurrence, beaucoup se sont interrogés sur la capacité de l’AAI à faire face à cette nouvelle activité. Les faits ont montré que l’Autorité a réussi dans cette entreprise, puisqu’elle a traité environ 900 dossiers de fusion et de rachat en cinq ans. Nous avons tenté d’être très réactifs pour ne pas faire échouer les opérations utiles – celles qui permettent aux entreprises d’atteindre une taille critique – et d’accompagner plutôt que d’interdire. Ainsi, 45 % de ces 900 dossiers ont fait l’objet d’une procédure simplifiée qui permet à l’Autorité de la concurrence de donner une réponse en 17 jours ouvrés. Nous n’avons soumis ces opérations au respect de certaines conditions que dans 4 % des cas : ces engagements ont toujours été négociés avec l’entreprise, sauf dans un cas où nous avons dû les imposer par voie d’injonction. Aucune opération de concentration n’a été interdite.

Troisième et dernière activité de l’Autorité, la pédagogie exige que l’on y accorde beaucoup d’attention, surtout dans notre pays. Les avis, les enquêtes sectorielles et la participation à l’élaboration des réformes sont l’occasion pour l’Autorité de la concurrence de transmettre un message au Gouvernement, au Parlement et aux acteurs économiques. Les enquêtes sectorielles, outil important créé par la loi en 2008, permettent à l’Autorité – de sa propre initiative – de scruter le fonctionnement de la concurrence dans un secteur, de déterminer les sources de blocage et de frein, de proposer des modifications législatives ou réglementaires, et d’inciter les entreprises à adapter leur comportement. Depuis 2009, nous avons mené des enquêtes dans les secteurs les plus variés : le rôle des gares et l’intermodalité, les contrats d’affiliation dans la grande distribution, la publicité en ligne et le rôle de Google, les offres de convergence dans les télécoms, la distribution alimentaire à Paris, l’entretien et la réparation automobiles, le commerce en ligne, la distribution des médicaments, et le transport de longue distance par autocar. Cette dernière enquête, qui paraîtra prochainement, cherche à identifier les raisons expliquant le sous-développement de ce marché en France par rapport à d’autres pays, alors qu’il bénéficierait aux jeunes, aux seniors ou aux personnes à faibles revenus.

Nous avons rendu des avis à la demande de la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale – notamment pour la loi du 7 décembre 2010 relative à la nouvelle organisation du marché de l’électricité (NOME) ou pour la réforme ferroviaire. Nous avons également l’ambition de participer davantage à l’étude d’impact servant à l’élaboration des réformes, afin que tous les responsables publics en connaissent les conséquences sur la concurrence.

Nous travaillons en étroite liaison avec les régulateurs sectoriels que sont le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP), la Commission de régulation de l’énergie (CRE) ou l’Autorité de régulation des activités ferroviaires (ARAF).

Je réserverai au nouveau collège, nommé au début du mois de mars prochain, la discussion des priorités sectorielles, leur définition devant résulter d’une délibération collective.

Les cinq prochaines années seront marquées par l’ouverture d’un nouveau cycle économique : la crise de 2008 a eu un fort impact sur le déploiement de la réforme adoptée la même année, et j’espère que l’activité reprendra afin que notre économie puisse investir, retrouver la croissance et créer des emplois. Nous devons réfléchir aux moyens par lesquels la politique de la concurrence pourrait permettre d’atteindre ces objectifs. Nous souhaitons émettre des propositions de réformes visant à moderniser notre économie pour la rendre plus productive, plus compétitive et plus efficace. Nous devons lever certains blocages, nous interroger sur la pertinence de certaines protections et chercher à stimuler l’innovation dans certains secteurs. Parmi ceux-ci, l’énergie, les transports, les médias et les télécoms doivent faire l’objet de réflexions particulières.

Il convient d’investir dans les champs encore inexplorés de la régulation. Nous devons identifier et traiter les menaces nées de l’activité de grandes entreprises mondiales – notamment dans l’Internet ; en effet, le remplacement de monopoles publics par des monopoles privés pouvant décider de l’avenir de secteurs entiers, notamment par la captation de l’innovation, ne constituerait pas un progrès. Comment vérifier que les nouveaux écosystèmes constitués des moteurs de recherche ou des plateformes électroniques respectent bien la concurrence, la liberté de choix des consommateurs et les règles du jeu de la régulation ? Nous devons traiter ces sujets en France, dans l’UE et au niveau international. L’Autorité de la concurrence entend prendre toute sa part dans les réflexions qui seront menées, car elle fut la première parmi ses homologues à aborder ces sujets nouveaux et à lancer une enquête sur Google, en imposant à cette entreprise un changement de sa politique de contenu sur AdWords. L’Autorité de la concurrence fut également la première à casser l’exclusivité de cinq ans obtenue par Apple pour la distribution de l’iPhone en France et à statuer sur les accords de peering – en ouvrant aux opérateurs de réseau la possibilité de demander une rémunération en échange d’un apport asymétrique de trafic qui leur impose de dimensionner leur réseau à la hauteur du débit nécessaire.

Dans le prolongement de notre débat du 4 décembre dernier, il y a lieu de continuer à nous intéresser à la concurrence en outre-mer. Ces territoires abritent des économies isolées et de petite taille, et il faut veiller à ce que le comportement des entreprises ne crée pas de difficultés supplémentaires. Il est donc nécessaire d’utiliser les nouveaux instruments de la loi du 20 novembre 2012 relative à la régulation économique outre-mer, afin de veiller à protéger la concurrence, indispensable à la lutte contre la vie chère.

Enfin, nous devons faciliter l’accès aux réparations des personnes victimes de préjudices nés d’infractions aux règles de la concurrence. Le projet de loi sur la consommation, définitivement adopté par le Parlement le 13 février dernier, crée l’instrument de l’action de groupe, qui permettra à des consommateurs de se regrouper pour obtenir des réparations. Un projet de directive européenne est actuellement en cours de discussion entre le Conseil et le Parlement ; son objectif est d’harmoniser les règles dont se dotent les États membres sur ce sujet. Le droit de la concurrence, construit principalement à l’initiative des autorités et des régulateurs publics, se développera sous l’impulsion de l’action privée menée par des victimes cherchant à obtenir des réparations des préjudices causés par les comportements illicites des entreprises. L’Autorité de la concurrence est prête à accompagner ces évolutions et à veiller à ce que l’action privée renforce l’action publique.

Mme Frédérique Massat. Au moment d’achever votre mandat, nourrissez-vous un regret, monsieur Lasserre ? Qu’est-ce qui vous a le plus marqué dans l’exercice de vos fonctions ?

S’agissant de l’action de groupe, quelle évaluation faites-vous du texte sur la consommation voté par le Parlement ? Pensez-vous qu’il convienne de modifier par voie législative les pouvoirs de l’Autorité de la concurrence pour qu’elle puisse faire face à ce nouvel environnement ?

Les parlementaires pourraient-ils faire appel plus souvent à votre expertise, et regrettez-vous que l’on ne vous ait pas davantage sollicité sur certains sujets ?

Faut-il aller plus loin dans la libéralisation de la vente de médicament – en rendant par exemple possible leur achat sur Internet –, et quels seraient les effets d’une telle évolution ?

M. Antoine Herth. La loi de modernisation de l’économie, dite loi LME, avait donc aussi de très bons côtés. Je me félicite que l’actuelle majorité le reconnaisse…

J’aimerais savoir comment s’articulent l’action des autorités nationales de la concurrence, en l’espèce, celle que vous présidez, et celle des instances européennes, dans cet espace économique ouvert, doté d’une monnaie commune, qu’est l’Eurogroupe.

Vous souhaiteriez que les études d’impact des textes législatifs soient plus fournies. Tel est aussi mon avis. Je regrette qu’aujourd’hui on évalue surtout l’impact des mesures sur les comptes publics ou le nombre de fonctionnaires qu’elles mobiliseront, et très peu sur les équilibres économiques, la création d’emplois, la croissance… L’Autorité de la concurrence est-elle outillée pour ce travail ? Ne faudrait-il pas revoir son organigramme pour mieux atteindre les objectifs que vous vous fixez pour votre nouveau mandat ?

Mme Jeanine Dubié. Comment pourrait-on donner plus de publicité aux décisions de l’Autorité de la concurrence et rendre son action plus lisible pour nos concitoyens ? Si beaucoup d’entreprises craignent les décisions de l’Autorité, celle-ci reste peu connue du grand public, alors même que son travail quotidien est de chercher à faire baisser les prix, ce qui redonne du pouvoir d’achat à nos concitoyens.

L’Autorité a obtenu le pouvoir de procéder à des perquisitions pour contrôler les concentrations, qui était auparavant réservé à la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF). Elle peut également désormais s’autosaisir. Dispose-t-elle des moyens suffisants pour exercer ces nouvelles prérogatives ? Son pouvoir de contrôle en a-t-il été renforcé et a-t-il gagné en efficacité ?

M. André Chassaigne. La manière dont on aborde la question de la concurrence n’est pas indépendante de choix idéologiques.

Afin de maintenir de la vie dans nos territoires et de soutenir les entreprises locales, notamment des PME, nous recherchons comment faire pour que celles-ci remportent davantage de marchés publics. Dans la limite bien sûr de ce qu’autorise la réglementation, toutes les possibilités offertes par le code des marchés publics sont-elles exploitées ? Ne faudrait-il pas faire œuvre de pédagogie sur ce point, notamment auprès des collectivités territoriales et de tous les acteurs de la commande publique ? Vu les contraintes européennes, est-il encore possible de faire évoluer le code des marchés publics, dans le souci toujours du développement économique et du soutien aux productions locales, comme nous l’avons fait par exemple en adoptant un amendement à la loi Grenelle 2 visant à favoriser les achats de proximité dans la restauration collective ?

Bien souvent, le législateur ne sait pas jusqu’où il peut aller dans l’écriture de la loi. Ainsi, alors que le Parlement va bientôt débattre de la réforme ferroviaire, on ne sait toujours pas s’il est impératif d’avoir deux établissements distincts, l’un responsable du réseau, l’autre des mobilités, ou si les deux peuvent être regroupés, sans que cela porte atteinte au principe de libre concurrence. Hors de toute considération idéologique, qu’en est-il ? Nous devrions disposer de davantage d’expertise parfaitement objective sur le sujet. On nous oppose souvent des interdits prétendument indépassables au nom de la réglementation européenne, alors que nous constatons ensuite que d’autres pays européens sont allés beaucoup plus loin que la France.

Mme Corinne Erhel. Je tiens à vous féliciter, monsieur Lasserre, pour le document que vous nous avez remis, qui donne de manière très pédagogique une vision globale de l’action de l’Autorité de la concurrence.

Au terme de votre premier mandat, quel regard portez-vous sur l’ensemble de la filière des télécommunications ? Un juste équilibre entre l’intérêt des consommateurs en matière de prix et celui de la filière en matière d’investissements et d’emplois, qui était l’un des objectifs de la régulation, a-t-il été atteint ? À quels points serez-vous plus particulièrement attentifs au cours de votre second mandat ?

Quel regard portez-vous sur le conflit qui oppose les véhicules de tourisme avec chauffeur (VTC) et les taxis ? De manière plus large, que pensez-vous des modèles innovants, fondés sur l’expérience client, qui bouleversent les modèles économiques traditionnels ? D’autres secteurs que celui des taxis sont concernés : c’est le cas de la banque, de l’assurance, de l’hôtellerie… avec l’arrivée de nouveaux acteurs. L’Autorité se saisira-t-elle de ces sujets et réalisera-t-elle des études d’impact à long terme ? Ma conviction est qu’il ne faut pas brider l’innovation. Elle est indispensable. Mais cela exige d’adapter les modèles existants.

M. Frédéric Barbier. Si votre mandat est reconduit, monsieur Lasserre, vous souhaiteriez que l’Autorité de la concurrence se concentre sur les secteurs de l’énergie et des transports. Lors des auditions organisées dans le cadre de la mission que je conduis sur l’impact de l’essor des hydrocarbures non conventionnels sur le marché de l’énergie en Europe, les entreprises grosses consommatrices, dont la part de l’énergie peut représenter de 50 % à 70 % du coût du produit fini, nous ont alertés sur le prix du gaz. Elles souhaiteraient que celui-ci soit uniforme sur l’ensemble du territoire, alors qu’il diffère aujourd’hui selon deux zones géographiques bien distinctes. Elles nous ont fait part également de leurs difficultés à « se sourcer » en-dehors de nos frontières. Grâce aux hydrocarbures non conventionnels, les entreprises américaines ont aujourd’hui accès à une énergie au prix de quatre dollars le MBTU (million of british thermal units), contre dix dollars en France, ce qui pose un problème de concurrence. Quelle est votre position sur ces deux sujets ?

Mme Pascale Got. Le droit de la concurrence est-il toujours bien adapté à l’action de l’Autorité ? Votre approche de la régulation de la concurrence est-elle plus économique que juridique ? La crise n’oblige-t-elle pas à réviser certains fondamentaux de la régulation de la concurrence ? Quelle place occupera, au cours de votre deuxième mandat, la régulation de la concurrence sur le marché des matières premières ?

Mme Annick Le Loch. Le projet de loi relatif à la consommation récemment adopté a renforcé les dispositions de la LME régissant les relations commerciales entre les fournisseurs et la grande distribution, concernant notamment les tarifs, les conditions générales de vente, les conventions uniques, les possibilités de révision des prix en fonction de l’évolution du cours des matières premières… Nul n’ignore les pressions que subissent les PME, du secteur agro-alimentaire en particulier, du fait de la guerre des prix que se livrent les enseignes de la grande distribution, avec les conséquences que l’on sait sur les marges, sur l’emploi, sur l’investissement de ces PME, mais aussi sur les territoires. Cette guerre entraîne une perte de valeur. Nous espérons que les nouvelles dispositions permettront d’apaiser les relations entre PME et distributeurs. Ne pensez-vous pas que cette puissance d’achat, contre laquelle vous luttez et qui porte préjudice aux PME et aux agriculteurs, nuit au final à la vie économique tout entière du pays ?

M. Jean-Luc Laurent. De votre propos liminaire, monsieur, j’ai retenu qu’il était nécessaire d’avoir foi dans la concurrence, sans en avoir la religion. À vos yeux, la concurrence doit être régulée et combinée à d’autres aspects. Une dimension importante de l’action de l’Autorité que vous présidez est son articulation avec le niveau européen. Après votre proclamation de foi en cette concurrence régulée, je ne peux passer sous silence que le diable réside peut-être dans la concurrence « libre et non faussée », dont la réglementation européenne pose le principe. Comment voyez-vous, pour votre prochain mandat, l’articulation entre votre action au niveau national et la législation européenne ?

M. Bruno Lasserre. Je répondrai d’abord aux questions transversales avant d’en venir aux situations sectorielles.

M. Herth et M. Laurent m’ont interrogé sur l’articulation entre les niveaux français et européen. Ces deux niveaux fonctionnent aujourd’hui de concert, mais de manière différente. Pour lutter contre les pratiques anti-concurrentielles, depuis le 1er mai 2004, un réseau est en place. La Commission européenne et les vingt-huit autorités nationales de la concurrence se répartissent les affaires selon un critère simple : c’est l’autorité la mieux placée qui s’en charge. On vérifie ensuite que les décisions qu’on s’apprête à prendre sont cohérentes les unes avec les autres. Cette régulation souple, en réseau, permet à la fois de décentraliser l’application du droit européen et de s’assurer qu’il se construit de manière cohérente. L’Autorité française a été l’une des plus actives et a largement contribué aux débats européens sur les sujets qu’elle a abordés.

Pour ce qui est de la lutte contre les concentrations, la règle est différente : en fonction de critères liés au chiffre d’affaires et de sa part réalisée à l’international, on décide qui, de la Commission européenne ou de l’instance nationale, intervient. Si l’une estime ensuite qu’elle est mieux placée que l’autre, elle peut se dessaisir à son profit. Depuis 2009, Bruxelles nous a renvoyé plusieurs dossiers très importants, ce dont nous retirons une certaine fierté, car tel n’était plus le cas lorsque ces dossiers étaient auparavant traités par le ministère.

Ne proclamons pas de foi en la concurrence et ne faisons pas non plus acte de contrition. Pour moi, « une concurrence libre non faussée », c’est une concurrence régulée, c’est-à-dire qui n’est pas entravée par les comportements des entreprises, qui donne à tous des chances égales et profite bien à toutes les entreprises et à tous les consommateurs, notamment les plus vulnérables.

Il est naturel que les sensibilités puissent différer entre les instances nationales et la Commission européenne. L’Autorité de la concurrence française jouera son rôle : si elle n’est pas d’accord, elle le dira. Ainsi ai-je beaucoup milité pour que la direction générale de la concurrence de la Commission ait une approche plus souple dans le domaine agricole. Le nouveau règlement relatif aux organisations communes de marché (OCM), entré en vigueur le 1er janvier dernier, a abandonné le critère de la position dominante abusive qui interdisait jusqu’à présent de reconnaître les organisations de producteurs. L’Autorité française a pesé de tout son poids dans ce débat. Cette victoire est la preuve qu’il est des sujets sur lesquels nous pouvons influencer la doctrine européenne. Nous sommes l’une des autorités les plus engagées pour que le droit européen de la concurrence se modernise et que l’on ait une vision du marché, non pas abstraite et purement juridique, mais plus économique et réaliste – disant cela, je réponds à la question qui m’a été posée sur la part respective des aspects économiques et juridiques dans notre approche.

M. Herth et Mme Massat se demandent si l’Autorité dispose des moyens suffisants pour remplir ses missions et soutenir ses ambitions. Si nous avons pu fonctionner sans problème ces cinq dernières années et présentons donc un bilan, je le crois, honorable, j’avoue être préoccupé pour l’avenir. Un effectif de 185 personnes seulement et un budget de 20 millions d’euros, c’est très peu par rapport aux 800 personnes et aux sommes que peut déployer la Commission européenne dans le même domaine, mais aussi par rapport aux moyens de certains régulateurs sectoriels. Les moyens humains et financiers de l’Autorité des marchés financiers (AMF), de l’Autorité de contrôle prudentiel (ACP) ou bien encore du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) sont sans commune mesure avec les nôtres, alors que ces instances ne s’intéressent qu’à un secteur précis quand nous avons, nous, compétence générale.

Prononcer des sanctions, dont le montant peut s’élever à plusieurs dizaines, voire centaines, de millions d’euros, expose à des contentieux dans lesquels les entreprises sont prêtes à engager des moyens considérables pour assurer légitimement leur défense. Le rapport de forces entre elles et nous est de plus en plus déséquilibré. Souvenez-vous de l’affaire dans laquelle les principales banques françaises souhaitaient rendre payant le traitement automatisé des chèques, ce à quoi nous ne voyions aucune justification économique. Eh bien, pour cette seule affaire, les banques ont dépensé en honoraires d’avocat, consultations d’économistes, publications… l’équivalent de notre budget annuel, soit 20 millions d’euros.

L’Autorité de la concurrence fonctionne comme une administration d’état-major, avec peu de moyens – tous les rapports parlementaires le soulignent. Pourra-t-elle défendre ses décisions dans des contentieux de plus en plus nombreux et de plus en plus complexes ? Je ne vous cache pas que la question me préoccupe.

Mme Got s’interroge sur la régulation de la concurrence en période de crise. Le pire serait de relâcher la vigilance à ce moment-là, au risque de fragiliser encore davantage les populations et les entreprises les plus vulnérables. Il faut en revanche faire preuve de pragmatisme, notamment pour fixer le montant des sanctions qui ne doivent pas menacer la pérennité même de certaines entreprises, et donc l’emploi de leurs salariés. Nous y veillons, en tenant compte de leurs capacités contributives. Lorsque certaines d’entre elles nous expliquent, documents fiscaux et comptables à l’appui, rencontrer des difficultés, nous le prenons en considération car il ne faut bien sûr pas que les salariés fassent les frais d’amendes au montant disproportionné.

Mme Massat me demande si j’ai un regret au terme de ce premier mandat. Mon regret, et je répondrai par là aussi à Mme Le Loch et à M. Chassaigne, concerne la grande distribution. Avant la création de l’Autorité, la grande distribution était déjà très concentrée en France, quatre enseignes seulement se partageant près des deux tiers du marché alimentaire. Cinq ans plus tard, la situation n’a pas changé. Elle s’est même plutôt renforcée. Comment lutter, zone de chalandise par zone de chalandise, contre cette concentration ? En effet, le niveau des prix dépend étroitement de l’intensité de la rivalité entre enseignes installées dans une même zone. Ce sujet touche aussi à celui des centrales d’achat et des relations asymétriques entre les grandes enseignes et des producteurs atomisés, qui pèsent peu dans la négociation des conditions d’achat et des prix. L’Autorité de la concurrence a certes posé des conditions à certaines opérations de concentration : lorsque Casino a racheté les 50 % du capital de Monoprix qu’il ne possédait pas encore, elle a exigé qu’il cède 55 points de vente, pour raviver la concurrence là où la part de marché du nouvel ensemble aurait été trop importante, notamment à Paris.

Mon regret est aussi que la législation sur l’équipement commercial n’ait pas été revue, alors qu’elle bride l’arrivée de nouveaux acteurs et l’introduction de modèles innovants dans la distribution. Nos propositions sur le sujet n’ont, hélas, conduit à aucune évolution législative significative. Nous nous sommes donc intéressés à la mobilité inter-enseignes. De plus en plus souvent, les enseignes de la grande distribution confient la gestion de leurs magasins non pas à des salariés, mais à des affiliés passant un contrat d’enseigne avec la chaîne. Nous avons rendu un avis sur ces contrats d’affiliation. Notre enquête a montré qu’à quelques exceptions près – notamment Système U, dont le dispositif est ouvert –, ces contrats ont une durée de trente à cinquante ans et comportent des clauses de non-concurrence, ce qui interdit de fait tout passage d’une enseigne à une autre… Les conditions de sortie de ces contrats ne sont non plus aucunement harmonisées. La commission des affaires économiques du Sénat avait réalisé un important travail lors de l’examen de la loi dite Lefebvre qui n’a, hélas, pas été jugée le véhicule législatif adapté. Je regrette que le chantier n’ait pas été rouvert à l’occasion du récent projet de loi relatif à la consommation. Comment favoriser la mobilité inter-enseignes, notamment dans les zones de chalandise où la concurrence est insuffisante ? Voilà un sujet dont le législateur devrait se saisir. S’il ne le fait pas, ce sont les juges qui se prononceront, mais sachant que leur intervention ne peut être à chaque fois que micro-chirurgicale, les choses mettront très longtemps pour avancer.

L’injonction structurelle prévue par la LME est un outil séduisant, dont les conditions d’emploi devraient toutefois être revues. En effet, pour y recourir, il faut démontrer l’existence d’un abus de position et la réitération de cet abus malgré une décision de condamnation. Or, nos sanctions sont si dissuasives qu’il est rare que les faits se réitèrent après condamnation. L’outil est donc très difficile à utiliser.

Monsieur Herth, je suis mille fois d’accord avec vous s’agissant des études d’impact. Nous entendons jouer un rôle d’experts au service du Gouvernement et du Parlement afin de mieux anticiper les effets, favorables ou défavorables, des mesures sur le plan économique de manière générale – sur le niveau des prix, l’innovation, l’emploi, l’investissement… Nous avons même publié un guide pratique pour aider les administrations à intégrer la dimension de la concurrence lors de la préparation des réformes. Madame Massat, si le Parlement souhaite faire appel à notre expertise, dans la mesure de nos moyens bien sûr, nous sommes tout à fait prêts à les mobiliser.

L’autorisation des actions de groupe constitue une réforme importante, qui était nécessaire. Jusqu’à présent, les consommateurs ne pouvaient que difficilement accéder à la justice pour obtenir réparation de préjudices d’un montant souvent faible au niveau individuel. Un bon équilibre a été trouvé entre l’équité à leur égard et le risque que pourrait faire courir une judiciarisation excessive de notre vie économique avec le développement de class actions à l’américaine.

J’en viens aux différents secteurs. Mme Massat a évoqué celui de la réparation automobile. Là aussi, j’ai un regret. En effet, notre enquête sectorielle a confirmé le prix extrêmement élevé des pièces détachées automobiles en France. Nos propositions pour faire bouger progressivement les lignes n’ont pas eu grande portée. Peut-être le lobby des constructeurs a-t-il été efficace, peut-être la question de l’emploi, que nous avions d’ailleurs soulevée dans notre enquête, mérite-t-elle plus ample réflexion. Mais le sujet aurait incontestablement dû être abordé de manière plus positive.

Le secteur du médicament nous intéresse bien sûr aussi beaucoup. Les dépenses de médicament sont lourdes pour l’assurance maladie et pèsent sur nos comptes sociaux. Mais il y va aussi de la compétitivité de toute une filière industrielle dont il est important, pour l’emploi comme pour l’innovation dans notre pays, qu’elle ne se délocalise pas. Nous avons pris des décisions courageuses en sanctionnant certains laboratoires qui avaient développé des stratégies de communication afin de dénigrer les génériques et décourager leur substitution aux molécules princeps. Deux décisions ont été rendues dans deux affaires phares en 2013, et une autre affaire est en cours d’instruction. Les laboratoires doivent savoir qu’une fois l’équivalence thérapeutique d’un générique reconnue, il ne sera pas admis qu’on en entrave le développement en France.

S’agissant de la dispensation des médicaments, nous prônons une évolution mesurée. Les déremboursements incitent nos concitoyens à recourir à des médicaments non remboursés, vendus sans ordonnance, et de façon générale, l’automédication se développe. Or, l’opacité est totale sur les prix des médicaments non remboursables – une enquête menée dans 220 officines a montré que le prix d’une même spécialité pouvait varier de un à quatre d’une pharmacie à une autre. Ces prix ne sont pas affichés, et comme les produits se trouvent derrière le comptoir, ce n’est qu’au moment de payer que le client découvre combien ils coûtent ! Face à cette situation, nous nous sommes demandés s’il ne fallait pas ouvrir quelque peu notre modèle de distribution en autorisant la création de corners dédiés dans les supermarchés ou les parapharmacies, placés sous le contrôle de pharmaciens et disposant de caisses distinctes, et s’il ne faudrait pas réfléchir à de nouveaux modes de rémunération pour les pharmaciens. Leur rémunération doit-elle être seulement fonction du nombre de boîtes vendues ou ne devrait-elle pas comporter une part forfaitaire rémunérant leur rôle de conseil et d’accompagnement dans le bon usage du médicament ? La question mérite d’être posée.

Vous regrettez, madame Dubié, que l’action de l’Autorité de la concurrence ne soit pas assez connue du grand public. Aidez-nous pour qu’il en aille autrement ! Nous consacrons beaucoup de moyens à faire œuvre de pédagogie, à nous faire connaître, à rencontrer la presse, à expliquer aussi en région le sens de notre action. Mais notre institution est encore jeune, et il lui reste à gagner progressivement en notoriété. Lorsqu’en 2005, nous avons sanctionné l’entente entre les trois opérateurs de téléphonie mobile, on a quand même beaucoup entendu parler de nous. De même lorsque nous avons dénoncé le cartel des lessives. Nous souhaiterions nous aussi que notre action soit plus visible, non pour en retirer gloire, mais pour que les Français aient davantage confiance en leur économie et sachent qu’il existe un arbitre impartial, prêt à sanctionner les pratiques illicites dommageables à l’économie, à la hauteur des dommages causés.

Monsieur Chassaigne, toutes les marges de manœuvre possibles ont-elles été exploitées dans le cadre des marchés publics, afin que ne soit pas nécessairement retenu le candidat le moins-disant mais qu’on veille à faire appel aux PME et à encourager les productions locales ? Ce souci doit être permanent. Le code des marchés publics n’est pas un monument intouchable. C’est un outil politique, qui doit être au service des politiques menées, notamment par les collectivités territoriales, dans un souci constant de plus grande efficacité de la dépense publique. Je pense que l’on n’a pas fait assez s’agissant des allotissements. Lorsque les lots définis sont trop importants, il est plus difficile aux PME d’accéder aux marchés. Diviser les lots est de nature à encourager davantage d’entreprises à soumissionner. C’est un élément essentiel du succès. Il faut aussi permettre le regroupement d’acteurs lorsqu’ils n’ont pas individuellement la taille suffisante pour se porter candidats. Je ne serais pas du tout opposé à des dispositions législatives avantageant les PME dans l’attribution des marchés, à condition bien sûr que le contribuable s’y retrouve toujours en matière de prix et de qualité, et qu’il y ait un bénéfice économique au sens large.

La question de l’assistance à maîtrise d’ouvrage est une autre question importante. La création d’un fonds d’animation de la concurrence, comme il fut proposé en matière de transports urbains lors de la fusion entre Transdev et Veolia, a permis que les candidats non retenus à l’issue des appels d’offres puissent être remboursés et que les collectivités qui recourent à une assistance à maîtrise d’ouvrage pour ces délégations de service public (DSP), puissent obtenir une aide financière. Déposer un dossier coûte cher. Si on ne peut pas être remboursé de ses frais, cela décourage les candidatures. Il en va de même si les appels d’offres sont mal rédigés. Pour les rendre plus attractifs, il convient de perfectionner la technique même d’allotissement et de définir des critères plus fins.

S’agissant de la réforme ferroviaire, que le Parlement examinera prochainement et pour laquelle l’Autorité de la concurrence sera certainement auditionnée, je vous invite, monsieur Chassaigne, à lire l’avis, constructif, que nous avons rendu sur le sujet. Nous reconnaissons le sens industriel de l’intégration recherchée par le texte ainsi que les bénéfices potentiels de l’unification des fonctions de gestion du réseau. Mais nous demandons aussi au Gouvernement et au Parlement d’aller plus loin dans la logique retenue. Nous sommes perplexes sur le rôle que la réforme entend confier à l’EPIC de tête. Nous nous interrogeons aussi sur les attributions de l’EPIC Réseau ainsi que sur la gouvernance de l’ensemble et la régulation. Sur ces trois points, nous avons fait des propositions concrètes.

Madame Erhel, cinq ans après la création de l’Autorité de la concurrence, quel regard portons-nous sur le secteur des télécommunications, ce secteur qui vous est cher ? Il est indéniable que l’on est passé du calme plat à la tempête et c’est un euphémisme de dire que le secteur est aujourd’hui agité. Il a connu des bouleversements et connaît toujours des turbulences. Et on ne sait pas bien quel équilibre final en résultera. En 2005, lorsque nous avons sanctionné l’entente entre un oligopole restreint, nous pensions que la solution résidait dans l’arrivée d’un nouvel entrant. Peut-être celle-ci n’a-t-elle pas été assez anticipée et assez préparée, mais qui pourrait nier qu’elle a fait bouger les lignes et incité l’ensemble des opérateurs à se surpasser en matière de prix mais aussi de qualité ? L’effet prix de l’arrivée de Free est à lui seul évalué pour l’an passé à 0,3 point d’inflation. L’incidence sur le pouvoir d’achat est donc considérable. En l’espèce, il serait vain d’opposer les consommateurs et les entreprises car ces dernières utilisent aussi les services de télécommunications. Les baisses de prix leur profitent également, leur permettant d’être plus compétitives sur leurs marchés aval.

La difficulté dans le secteur des télécommunications est double. Comment faire que cette plus vive concurrence permette de financer les investissements nécessaires pour le futur, comme le déploiement de la 4 G et de la fibre optique dans nos territoires ? Comment trouver un nouvel équilibre ? Je suis convaincu qu’on y arrivera, mais il faudra du temps. Et la difficulté politique qui est la nôtre aujourd’hui tient précisément aux ajustements nécessaires durant ce passage douloureux. Les rigidités de notre économie et de notre marché du travail sont source de frottements qui créent des difficultés en matière d’emplois et d’adaptation, des industriels comme des opérateurs. Mais, de grâce, ne condamnons pas la concurrence trop vite. Évaluons ses bénéfices à long terme, en nous fondant sur des cycles économiques plus longs, et surtout n’oublions pas qu’elle peut s’accommoder de coopérations. Il peut y avoir concurrence sur le marché aval et coopération en amont pour déployer les infrastructures et partager les réseaux, au bénéfice des territoires. Si le partage des infrastructures permet d’aller plus loin et plus vite dans leur déploiement, au profit notamment des zones d’habitat les moins denses, et d’améliorer la qualité de la couverture de l’ensemble du territoire, il faut l’encourager. Nous avons beaucoup fait sur le plan des prix. Faisons maintenant en sorte que les évolutions soient favorables aussi à l’emploi, à l’investissement et à l’innovation.

La question centrale aujourd’hui pour une autorité de concurrence comme la nôtre, mais elle se pose aussi au niveau européen et mondial, est de savoir quelle attitude adopter avec les acteurs over the top, les géants de l’internet. Comment s’assurer qu’ils n’acquièrent pas des positions de marché excessives ? Comment encourager l’innovation, seule à même de contrebalancer leurs pouvoirs de marché ? Comment vérifier que ces acteurs intégrés sur toute la chaîne de valeur ne confisquent pas notre économie ? Je crains que l’on n’aille, avec ces quelques plates-formes intégrées que sont Google, Apple, Facebook, Amazon…, vers une bataille féroce entre écosystèmes fermés. Une fois qu’elles auront bataillé pour attirer les consommateurs, ces derniers risquent de se retrouver prisonniers des choix qu’ils auront faits pour l’accès aux contenus et aux applications mobiles, ou encore pour les moyens de paiement. On aurait alors beaucoup perdu en matière de liberté de choix. La question se posera aussi de la possibilité pour l’Europe d’accéder à ces industries de contenus et ces services, qui constituent un élément clé de l’innovation.

S’agissant des taxis et des VTC, nous avons rendu en décembre un avis critique, négatif même, sur la règle proposée d’imposer un délai de quinze minutes entre la commande d’un VTC et la prise en charge du client. Les taxis font certes valoir de bons arguments : il est vrai par exemple que seule la revente de leur licence leur permet de s’assurer de revenus suffisants à la retraite. Mais depuis le rapport Rueff-Armand, remis en 1960, auquel ont succédé d’innombrables autres rapports sur les professions réglementées, le diagnostic n’a pas changé : nous n’avons pas su anticiper et lever au bon moment, notamment en période de croissance, les protections sans doute injustes existant au bénéfice de ces professions et qui ont créé des rentes de situation. Et la technologie aujourd’hui nous rattrape. C’est l’innovation qui rebat les cartes et rend ces protections réglementaires illusoires. Mais il est alors souvent trop tard pour parvenir à un bon équilibre. C’est une application de smartphone qui abat les protections érigées pour les taxis et que la profession a sciemment entretenues pendant des décennies. Au-delà de l’actuel conflit entre taxis et VTC, nous souhaiterions vraiment investiguer sur ce sujet des professions réglementées.

Il nous faudra également aborder le sujet des plateformes électroniques. Dans la banque, l’assurance, l’hôtellerie, des intermédiaires se mettent en place entre les clients et les prestataires. Quel rôle jouent-ils ? Quel est leur pouvoir de marché ? N’imposent-ils pas des prix ou des clauses tarifaires qui au final emprisonnent à la fois les prestataires et les clients ? Nous enquêtons actuellement sur les plateformes qui, dans l’hôtellerie, imposent une clause de parité tarifaire, interdisant aux hôteliers de vendre une nuitée moins cher qu’elles. Ces rigidités au final se retournent contre le consommateur.

M. Barbier a abordé le sujet de l’énergie, notamment du prix du gaz. Le secteur de l’énergie figure parmi nos priorités. Soyons honnêtes, le bilan de l’ouverture à la concurrence du marché de l’énergie est en demi-teinte. Les dépenses d’énergie représentent en moyenne 8 % du budget de nos concitoyens.

M. le président François Brottes. Et jusqu’à 15 % ou 20 % pour certains ménages.

M. Bruno Lasserre. Et près de 15 % de nos concitoyens sont en situation de précarité énergétique, c’est-à-dire n’arrivent pas à payer leurs factures d’électricité ou de gaz. Le coût de l’énergie est également déterminant pour la compétitivité des industries électro-intensives.

La libéralisation du marché du gaz a plutôt été un succès pour les entreprises : aujourd’hui, 45 % d’entre elles s’approvisionnent auprès d’un autre fournisseur que l’opérateur historique, GDF. Mais seuls 13 % des particuliers ont, eux, fait jouer la concurrence, alors que des fournisseurs proposent des prix très inférieurs à ceux de GDF. Nos concitoyens n’ont pas confiance ou pensent qu’il existe un tarif unique du gaz. De la pédagogie serait nécessaire. Nous avons recommandé un démantèlement progressif des tarifs réglementés du gaz. Le Gouvernement nous a entendus et devrait soumettre au Parlement un texte abrogeant ces tarifs pour les entreprises. Peut-être faudrait-il aussi envisager un calendrier pour l’évolution des tarifs appliqués aux particuliers. En effet, ces tarifs réglementés ne jouent plus aujourd’hui de rôle de protection. La preuve a été apportée en Allemagne et au Royaume-Uni que des prix de marché pouvaient être inférieurs à des tarifs réglementés. Je ne dis pas qu’il faut aller dans cette voie, mais qu’il faut aborder le sujet sans tabou.

M. le président François Brottes. Les prix de marché varient fortement selon la demande. Ce que vous dites concernant ces deux pays voisins n’est vrai que dans certaines circonstances. Il arrive que les prix de marché soient très supérieurs aux prix habituels.

M. Bruno Lasserre. Pas tendanciellement. Et je ne parle là que du gaz.

M. le président François Brottes. L’essentiel est-il pour vous que le prix soit le plus bas possible, peu importe qu’il couvre ou non le coût de production ?

M. Bruno Lasserre. Non, il faut que les industriels couvrent leurs coûts, faute de quoi il ne saurait y avoir d’industries pérennes. Ce dont nous voudrions être sûrs est qu’ils répercutent bien sur les entreprises et les particuliers les gains qu’ils obtiennent en amont en négociant habilement leurs conditions d’approvisionnement.

Je vous invite à prendre connaissance de notre avis sur le marché du propane – ce gaz fourni en citerne là où le gaz de ville n’est pas distribué. Nous avons fait des propositions pour déverrouiller les contrats imposés par les fournisseurs à leurs clients. Sans bouleverser la situation des industriels, cela garantirait aux consommateurs des prix plus justes et une plus grande liberté de choix.

Mme Le Loch a évoqué le sujet des relations commerciales entre fournisseurs et distributeurs, notamment dans l’agro-alimentaire. La solution passe, j’en suis convaincu, par un regroupement de l’offre. De quelque façon que le législateur encadre la négociation des prix entre la grande distribution et les fournisseurs – il l’a fait avec la loi Galland, puis la loi Chatel, puis la LME, et encore tout récemment avec la dernière loi relative à la consommation, dont vous avez été, madame, l’un des rapporteurs –, la réactivité et l’inventivité de la grande distribution sont telles qu’elle trouvera toujours les moyens de contourner les règles posées pour éviter les abus. De la course entre le législateur et ces grandes enseignes, celles-ci sortiront toujours victorieuses. On l’a vu avec le sujet des marges arrière ou du seuil de revente à perte. Il est très difficile pour le législateur d’intervenir efficacement sans susciter des stratégies de contournement contrecarrant son action. Il faut, de mon point de vue, agir structurellement en rétablissant un meilleur équilibre dans la négociation et en encourageant les regroupements de fournisseurs.

M. le président François Brottes. Monsieur le président, nous vous remercions.

Les résultats du scrutin sont les suivants :

Nombre de votants

11

Bulletins blancs ou nuls

0

Suffrages exprimés

11

Pour

11

Contre

0

Abstention

0

*

* *

Informations relatives à la commission

La commission a nommé M. Germinal Peiro, rapporteur pour avis sur la proposition de loi relative à l'interdiction de la mise en culture du maïs génétiquement modifié MON810  (n° 1797).

——fpfp——

Membres présents ou excusés

Commission des affaires économiques

Réunion du mercredi 19 février 2014 à 17 heures

Présents. - M. Frédéric Barbier, Mme Marie-Noëlle Battistel, M. André Chassaigne, Mme Jeanine Dubié, Mme Corinne Erhel, Mme Pascale Got, Mme Anne Grommerch, M. Antoine Herth, M. Jean-Luc Laurent, Mme Annick Le Loch, Mme Frédérique Massat, M. Hervé Pellois, M. François Pupponi, M. Éric Straumann, M. Jean-Marie Tetart

Excusés. - M. Jean-Claude Bouchet, Mme Marie-Hélène Fabre, M. Joël Giraud, Mme Josette Pons, Mme Béatrice Santais, M. Jean-Charles Taugourdeau