La commission a examiné le rapport de la mission d’information sur le développement de l’économie numérique sur le rapport de Mmes Corinne Ehrel et Laure de La Raudière.
M. le président François Brottes. Nous sommes réunis aujourd’hui pour examiner les conclusions d’une mission d’information menée par nos collègues Corinne Ehrel et Laure de La Raudière. Ce type de rendez-vous, à côté du travail législatif qui nous occupe la plupart du temps – en ce moment nous sommes investis sur le projet de loi relatif à l’économie sociale et solidaire – permet à la commission de ne pas être simplement active sur les sujets d’actualité, mais aussi d’anticiper les sujets de demain. Aujourd’hui, nous discuterons donc de l’économie numérique, dont nos deux collègues sont des spécialistes depuis plusieurs années. Si ce sujet fera l’objet ce matin même d’une communication en Conseil des ministres, sans que nos travaux soient d’ailleurs pris en compte à ce stade, nous ne manquerons pas de transmettre le rapport au Gouvernement. Je vous invite à la plus grande attention pour recueillir leurs observations, essentielles pour l’avenir de l’économie.
Mme Laure de La Raudière, rapporteure. Aujourd’hui, on ne se connecte plus, on est connecté. Il faut prendre conscience de cette évolution majeure car le numérique est porteur de changements aussi importants que ceux amenés par l’électricité au XIXème siècle, et constitue l’une des composantes fondamentales de la troisième révolution industrielle qui a débuté il y a quelques années. J’utilise volontairement le terme de révolution, et Corinne Ehrel exposera les transformations qu’elle engendre sur l’économie. Le rôle des responsables politiques est avant tout de prévoir : comment faire en sorte que la France tire parti des transformations numériques à venir ? Notre rapport n’entend pas répondre à l’ensemble des questions soulevées par le numérique, dont chacune pourrait faire l’objet d’une mission d’information spécifique. Il poursuit deux objectifs principaux.
Le premier est de nature pédagogique. Alors que l’on a parfois l’impression de vouloir gagner la bataille de la mondialisation avec les outils et les méthodes du siècle dernier, il est temps que nous entrions pleinement dans ce XXIème siècle, où Internet rebat les règles du jeu au niveau mondial. Pour ce faire, il faut prendre conscience des bouleversements induits par le numérique, non pour s’alarmer mais pour poser clairement les enjeux, et expliquer l’impact du numérique sur notre économie, en s’intéressant aux changements qui affectent les différents secteurs économiques, mais également aux modifications qui touchent le fonctionnement même de nos entreprises et de nos organisations.
Le second est d’ordre prospectif. La révolution numérique n’en est qu’à ses débuts. Si la puissance industrielle des acteurs américains est indéniable, l’Europe et la France doivent agir avec audace, comme l’indique le titre de notre rapport : « Agir pour une France numérique, de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace ».
Pour bien comprendre le fonctionnement de l’économie numérique, il faut étudier l’écosystème de la Silicon Valley. Lorsque nous avons eu la chance de nous y rendre, nous avons d’abord été frappées par la volonté de tous les acteurs rencontrés de « changer le monde ». D’ailleurs, cette ambition est proclamée sur les bannières de l’Université de San Francisco et on peut lire, sur le dos des cartes de visite des enseignants et personnels administratifs de l’Université de Stanford que nous avons rencontrés : « Change lives. Change organisations. Change the world ». Nous sommes devant vous pour témoigner, aussi, de ce que nous avons vu. Il faut prendre conscience que l’économie numérique se nourrit des failles qui existent dans nos systèmes, notre économie et nos politiques publiques : le numérique s’engouffre là où le XXIème siècle n’a pour l’instant pas su apporter de réponse pertinente.
Ces entreprises naissent avec la volonté de croître au niveau mondial, ce qui est très nouveau et extrêmement important dans le fonctionnement de l’économie numérique, en particulier s’agissant du financement. Si vous créez une entreprise avec l’ambition de vouloir immédiatement conquérir le monde, il faut beaucoup plus de capitaux que si vous entendez simplement devenir commerçant sur un territoire donné. Le financement de l’innovation est donc une activité très spécifique, risquée, qui est le cœur de métier des investisseurs en capital-risque. Les startupper sollicitent d’abord leurs proches – le love money – puis des business angels pour atteindre une première tranche de financement d’une centaine de milliers d’euros. Puis, pour franchir un palier permettant d’asseoir leur développement, les entrepreneurs se tournent vers les investisseurs en capital-risque qui apportent du capital, évidemment, mais également leurs réseaux et leur expérience pour accompagner les fondateurs dans leur stratégie de croissance. Ces fonds de capital risque (venture capitalists) sont essentiels au fonctionnement de l’économie numérique. Ce point doit être compris pour mettre en place une politique publique efficace, notamment en matière de fiscalité. Il faut que la France et l’Europe permettent à ces fonds de gagner de l’argent, car la prise de risque a pour pendant le désir d’obtenir une forte rentabilité. Par ailleurs, au sein du portefeuille des VC, il y a autant d’entreprises destinées à l’échec que d’entreprises qui réussiront. La culture de la prise de risque – et de l’entrepreneuriat – et très forte dans cette économie.
Dans la Silicon Valley, la mise en valeur des entrepreneurs est permanente, dans les médias comme dans la parole politique. Le magazine web Techcrunch, très orienté sur les nouvelles technologies, est aux États-Unis un média « grand public », qui n’a pas d’équivalent en France ou en Europe. De tels relais permettent la diffusion d’une culture de la prise de risque. La Silicon Valley constitue un écosystème performant, qui regroupe des universités, des entreprises à succès, des start-up qui se lancent et des capitaux-risqueurs. Cette proximité explique aussi l’émergence d’un nouveau mode de fonctionnement des entreprises, qui ont tendance à collaborer entre elles. Par exemple, à l’occasion d’un entretien avec l’un des entrepreneurs les plus innovants que nous avons rencontrés, nous avons appris que le développement d’une nouvelle plate-forme dans le domaine de l’éducation avait en partie été permis par la contribution d’anciens collègues des fondateurs, employés par d’autres géants du numérique. Cet esprit de collaboration a bien évidemment ses limites mais se retrouve finalement dans la relation qu’entretiennent les entreprises du numérique avec leurs « usagers ». Le développement du crowdsourcing est à ce titre symbolique de l’esprit collaboratif qui anime le numérique. Il s’agit en pratique d’externaliser la production de contenu, en la confiant aux internautes. Je pense par exemple à Wikipédia ou Open street map, qui font appel aux internautes pour enrichir leurs contenus, mais aussi à Google, qui propose un service gratuit mais s’appuie sur les traces d’utilisations des internautes pour vendre de la publicité. Il en va de même pour Facebook.
Ces pratiques témoignent de l’apparition de nouveaux modèles économiques, fondés en partie sur ce que Nicolas Colin et Henri Verdier appellent la « captation de la multitude », c’est-à-dire du contenu produit gratuitement à l’extérieur d’une organisation par les internautes. C’est d’ailleurs ce qui permet à Facebook de gérer plus d’un milliard de comptes avec 6 630 employés, et de disposer d’une capitalisation boursière de 152 milliards de dollars. Cet exemple est symptomatique du fonctionnement de l’économie numérique.
Enfin, l’économie numérique se fonde sur l’innovation sans cesse renouvelée, par des acteurs qui veulent, selon le vice-président d’Amazon, « innover comme des fous ». L’enjeu est de ne pas se faire rattraper par un concurrent qui les éliminerait grâce à une innovation radicale. L’économie numérique ne fonctionne pas comme une économie traditionnelle et s’attaque à tous les secteurs de l’économie, comme Corinne Ehrel va vous l’exposer.
Mme Corinne Ehrel, rapporteure. Comme j’ai eu l’occasion de le souligner à plusieurs reprises, Le numérique modifie en profondeur notre société, notre économie dans son ensemble et nos territoires. C’est une réalité dont chacun ne prend pas nécessairement la mesure notamment sur le plan économique. Le numérique pose en effet un défi aux entreprises traditionnelles, petites, moyennes et grandes, en transformant radicalement tous les secteurs de l’économie, et en imposant de profondes mutations sur leur fonctionnement même. La question de l’adaptation des compétences revêt une importance cruciale, afin de répondre aux enjeux de conversion numérique et formation des jeunes générations. Aujourd’hui, aucun secteur ne peut se dire que la transformation numérique ne le concerne ou ne le concernera pas. Certains ont toutefois été gagnés plus rapidement que d’autres par la transition, ou ont compris la nécessité d’opérer des changements de fond.
Ainsi, on peut considérer que des secteurs comme l’audiovisuel, le tourisme et la distribution ont déjà connu un bouleversement de fond lié au numérique. Prenons l’exemple de l’audiovisuel. Sans rentrer dans le débat autour du téléchargement illégal, le modèle même de la télévision classique, qui propose, tout au long de la journée, des programmes imposés à l’auditeur, n’est plus qu’un aspect d’une offre beaucoup plus diversifiée à l’heure de la télévision à la demande. Une entreprise comme Watchup, dont nous avons rencontré le fondateur à San Francisco, propose ainsi aux utilisateurs de concevoir leur propre journal TV à partir des informations qui les intéressent réellement.
De façon moins affirmée, le paiement, est en cours de bouleversement, avec le paiement mobile mais aussi le paiement sans contact. Il en va de même des transports, où l’introduction de la géolocalisation - c’est l’exemple des VTC – a entraîné de profonds changements. L’économie numérique a également vu l’émergence de l’économie du partage, dans laquelle la possession ne constitue plus le but ultime – je pense au covoiturage ou aux voitures en libre-service.
Enfin, il y a des secteurs qui sont touchés et pour lesquels l’impact du numérique sera encore plus important. Je pense d’abord à l’enseignement supérieur. Le développement des MOOC permet à chacun d’accéder en ligne au savoir et à des formations de très haut niveau. La France a d’ailleurs lancé plusieurs initiatives sur ce segment d’activité. De plus, de nouvelles écoles, comme l’École 42 ; fondée par Xavier Niel, offre une formation reposant la créativité et la sensibilité et accueillant des personnes dont le parcours scolaire peut être compliqué au regard des standards en vigueur. Ensuite, le développement des objets connectés témoigne de l’irruption croissante du numérique dans le domaine de la santé. Les rapports de chacun avec la médecine sont modifiés, ce qui n’est pas sans poser des questions, notamment sur la protection des données.
On le voit bien, tous les secteurs traditionnels sont touchés et, nous en sommes toutes les deux convaincues, ce n’est pas en élevant des digues de sable pour se protéger que l’on parviendra à gagner un certain nombre de batailles. Il faut plutôt faire preuve d’innovation et amener l’ensemble de nos acteurs économiques et publics à saisir l’opportunité que représente le numérique.
J’insiste à nouveau, car il s’agit d’un élément fondamental pour moi, sur le caractère essentiel de faire une de notre système de formation initiale et continue et de l’adaptation des compétences une priorité afin de nous adapter à ce monde qui change de façon très rapide et qui repose sur d’autres modèles de pensée.
Le numérique est un vecteur de croissance et aurait contribué à hauteur de 72 milliards d’euros au PIB de la France en 2010. Par ailleurs, la part du numérique dans la croissance française atteint déjà 25%. Il est donc essentiel de prendre en compte son impact sur tous les secteurs et les entreprises.
Le numérique modifie la façon de travailler et renouvelle le fonctionnement interne même des entreprises. Il faut aller vite, de plus en plus vite et c’est la vitesse du déploiement d’un projet qui conditionne sa réussite. Il est fondamental aujourd’hui de ne pas aller à l’encontre de ces évolutions mais d’agir au lieu de se réfugier derrière des digues de sables. La conversion numérique est un enjeu essentiel pour le développement de nos territoires et de notre économie et la conversion des TPE et des PME est essentielle alors que la pénétration du numérique dans ces entreprises demeure faible au regard des pratiques constatées dans les autres pays. Mais ne perdons surtout pas de vue que si le numérique est un levier de croissance, il représente surtout une possibilité d’améliorer considérablement le quotidien de chacun.
Mme Laure de La Raudière, rapporteure. Nous allons maintenant vous présenter, de façon synthétique, les propositions que nous avons formulées. Certaines mériteraient d’ailleurs d’être précisées dans le cadre de missions d’information spécifiques. Comme Corinne Ehrel l’a mentionné, il est nécessaire de penser nos formations et notre éducation à l’ère du numérique. Selon le ministère du travail américain, 65 % des écoliers d’aujourd’hui pratiqueront, une fois diplômés, c’est-à-dire dans une vingtaine d’années des métiers qui n’ont même pas encore été inventés. C’est un véritable big bang pour l’école, les collèges les lycées, les universités. Bien sûr, cette transition a été prise en compte mais, selon moi, trop partiellement. Nous pensons qu’il faut aller plus loin et beaucoup plus vite. Nous suggérons d’éveiller les élèves de primaire au code informatique et à la programmation, sur le mode de l’éveil au dessin, à la musique, aux langues étrangères. Nous souhaitons que l’enseignement de l’informatique soit obligatoire au collège quitte, selon moi, à peut-être supprimer – osons le terme ! – certains autres enseignements moins prioritaires que l’informatique. Bien évidemment, la commission des affaires culturelles devrait se pencher sur cette question car nous sommes bien conscientes qu’un tel sujet ne relève pas de notre compétence. C’est pourquoi nous n’avons pas été aussi loin dans le rapport. Nous préconisons également la création d’un CAPES et d’une agrégation d’informatique. Chacun d’entre nous doit être surpris qu’un acteur privé comme Xavier Niel créé une école de développeurs, l’École 42. Mais s’il l’a fait, c’est parce que le secteur public n’a pas su former aux métiers du numérique. Il faut donc former des cohortes de data scientist, valoriser les licences professionnelles et revaloriser le doctorat pour former d’un côté des développeurs par exemple, et de l’autre ceux qui concevront l’économie numérique de demain. Nous pensons aussi qu’il serait utile, dans le respect de leur autonomie, d’inciter les universités à réserver dix pourcents des bourses attribuées dans le cadre des contrats doctoraux à des sujets de recherche relatifs au numérique. La recherche sur le numérique est en effet trop peu présente dans nos universités. Le travail de pédagogie que nous appelons de nos vœux doit également être mené à l’égard des universités. Nous pensons par ailleurs utile d’élargir le champ des activités reconnues par la formation professionnelle aux supports numériques, en particulier les MOOC, le e-learning et plus largement l’enseignement à distance. Nous encourageons enfin à ce que l’Assemblée nationale, le Sénat et le Gouvernement s’investissent davantage sur ces enjeux de formation.
Par ailleurs, il faut également assurer une diffusion de la culture du numérique au sein de notre société afin que chacun puisse comprendre les enjeux de cette nouvelle économie. Ce qu’il faut mettre en avant c’est la culture de la prise de risque et de l’entrepreneuriat, afin de permettre à la France de prendre des positions de leader dans ces nouvelles activités qui vont révolutionner l’ensemble des secteurs économiques. Cette meilleure diffusion doit être assurée dans les écoles, dans les médias, et auprès des décideurs. C’est ce que nous faisons aujourd’hui, et nous sommes convaincues que la parole politique doit s’emparer de la diffusion de cette culture.
Mme Corinne Ehrel, rapporteure. Il est aussi essentiel de faciliter la création d’un environnement propice à l’économie numérique en France et nous avons ainsi pu tirer profit de nos rencontres aux États-Unis, au Royaume-Uni ou en Asie. Notre déplacement en Californie nous a permis de mieux appréhender la Silicon Valley, et les recettes de sa réussite qui repose principalement sur le regroupement des compétences, du financement et des innovateurs. Mais il faut également prendre en compte le revers de la médaille : en raison de salaires très élevés dans les entreprises technologiques, le prix des loyers a explosé à San Francisco et comme certains articles l’ont récemment souligné, il y a eu une forte contestation dans la baie de San Francisco. En France, nous avons la chance de disposer de plusieurs écosystèmes sur tout le territoire, avec des incubateurs et des accélérateurs présents non seulement en région parisienne mais aussi beaucoup en régions. Par exemple, en Rhône-Alpes, il y a un pôle de compétitivité, un institut de recherche technologique (IRT), des établissements d’enseignement supérieur et de nombreuses start-up. De même en Bretagne, où 44 000 emplois sont concernés par le numérique. La région accueille un pôle de compétitivité, Images et Réseaux, un IRT, des établissements d’enseignement supérieur et de nombreuses entreprises. La richesse de la France, c’est justement ses territoires performants. Cette spécificité doit absolument être conservée de mon point de vue. Bien sûr il faut assurer la visibilité à l’international de notre pays, mais sans oublier que la richesse et l’innovation sont présentes dans les territoires également.
Afin d’améliorer les choses, nous avons formulé un certain nombre de propositions. Alors que de nombreuses initiatives ont été lancées pour accompagner les start-up, il faut évaluer ces politiques et les incubateurs et accélérateurs qui bénéficient de soutien public pour identifier les solutions les plus efficaces. Par ailleurs, nous pensons qu’il faudrait également évaluer les pôles de compétitivité sur leur capacité à faire émerger les pépites et, à l’initiative de Laure de La Raudière, nous souhaitons inciter les grands groupes à désigner un fondateur de start-up au sein de leurs conseils d’administration. En effet, si le numérique percute le modèle des TPE et PME, il touche aussi les grands groupes et certains ont des difficultés à prendre le virage du numérique suffisamment rapidement. Bien évidemment le chantier du très haut débit est un élément important. Il s’agit d’un enjeu industriel majeur mais également d’un enjeu d’aménagement du territoire. Aux États-Unis ou en Asie, tout va extrêmement vite tant sur le fixe que sur le mobile. Pour se différencier et se développer, les entreprises ont besoin de réseaux qui tiennent. À ce titre l’expérience australienne est intéressante. Initialement, l’objectif était de couvrir le territoire en fibre optique. À la suite d’un changement de majorité, il a été décidé de s’orienter vers un mix technologique intégrant la montée en débit et le satellite.
Il est aussi essentiel d’assurer le financement de l’économie numérique. Au départ, les entrepreneurs sollicitent leur famille et leurs proches puis des business angels dans la phase d’amorçage. Enfin, interviennent les acteurs du capital-investissement, c’est-à-dire la prise de participation en capital dans des entreprises non cotées. On distingue le capital-risque en phase de post-amorçage et le capital-développement qui prend le relais. Nous avons réalisé, au fil de nos auditions, que les fonds d’investissement apportent bien sûr du capital, mais ce qui fait la valeur et la qualité d’un fond, c’est l’accompagnement, le réseau, le conseil et l’aide au recrutement ou à la prise de décision stratégique. En France la phase d’amorçage est bien couverte, grâce à des financements publics et privés. Mais nous souffrons d’une mais lacune dans la phase de post-amorçage et dans la phase de développement. Les investisseurs sont trop peu nombreux et la structuration des fonds repose encore trop souvent sur des fonds publics nationaux ou européen, alors qu’aux États-Unis les financements sont exclusivement privés. À l’occasion de l’examen du rapport sur la stratégie numérique de l’Union européenne, nous avions soutenu la proposition de Fleur Pellerin de constituer des fonds de fonds paneuropéens. Nous encourageons également à l’adoption de programmes comme l’initiative Yozma menée en Israël. Par ailleurs, pour parfaire le soutien public, il faudrait développer les concours, renforcer l’innovation de rupture dans la commande publique, et évaluer davantage nos dispositifs de soutien public. Le manque d’évaluation constitue souvent l’une des carences en France.
M. le président François Brottes. Au fond, sommes-nous ringards ?
Mme Laure de La Raudière, rapporteure. Non, nous ne sommes pas ringards. Il suffit simplement de nous moderniser ! C’est une parfaite transition avec nos propositions relatives à la modernisation du cadre juridique. Comme Corinne Ehrel l’a souligné, il est inutile de construire des digues de sable pour protéger un modèle ancien. C’est pourtant ce que nous faisons régulièrement, que l’on pense à Hadopi ou plus récemment aux VTC. Avec une telle stratégie on perd tout à moyen terme. Pour moderniser le cadre juridique, il faut en fait adopter un esprit de conquête et d’innovation et porter la volonté de conquérir le monde depuis l’Europe, avec les valeurs européennes –protection des libertés individuelles, de la vie privée, etc. Mais il est essentiel de ne pas se contenter de vouloir protéger : il faut conquérir. À ce titre il faut soutenir la création d’un principe d’innovation pour le numérique, pendant du principe de précaution, et instaurer un droit à l’expérimentation. Ces évolutions doivent être portées au niveau européen. L’économie numérique est extrêmement agile et si la France s’isole, les acteurs iront s’installer ailleurs.
Par ailleurs, il est temps de mettre l’action publique à l’heure du 2.0. Des choses ont été faites, bien sûr, notamment s’agissant de l’open data. Mais nous pensons qu’il faut aller plus loin, en consacrant le principe d’ouverture par défaut des données publiques afin d’encourager réellement l’open data et de permettre aux citoyens de se rendre compte des bénéfices de l’ouverture des données publiques. Il y a énormément de choses à faire. La numérisation de l’action publique est une attente de nos concitoyens en même temps qu’un moyen de réaliser des économies budgétaires. À ce titre nous proposons de mettre en œuvre quelques actions symboliques comme la création d’un dossier scolaire et universitaire électronique, qui bénéficiera à tous et l’engagement du processus de numérisation des bulletins de paie des agents publics, qui permettra de réaliser des économies, de rendre un meilleur service aux agents et de montrer la voie.
Mme Corinne Ehrel, rapporteure. Il est aussi absolument nécessaire de consolider les filières de demain. De nombreuses filières ont été identifiées dans le cadre des « 34 plans de la France industrielle » ou de la Commission dite « Innovation 2030». Nous avons retenu trois secteurs qui nous semble importants : le cloud computing , c’est-à-dire le stockage des données, le big data c’est-à-dire le traitement de masses de données, et les objets connectés. Tous les pays se positionnent et mettent des moyens puissants sur ces secteurs d’avenir. En France, notre formation est reconnue et nous avons la chance d’avoir de très bons mathématiciens ainsi que des infrastructures performantes. En somme, nous avons la capacité de bâtir des pépites. Comme nous l’avons souvent entendu lors des différentes auditions et déplacements, les Français n’ont pas suffisamment confiance en eux. Nous formulons plusieurs propositions, par exemple sur le stockage des données : il s’agit d’assurer la sécurité en matière de localisation des données, alors que la presse s’est fait l’échos d’attaques à l’encontre d’opérateurs ou de grandes entreprises, et de sensibiliser les petites et moyennes entreprises comme les collectivités sur le stockage des données. La cyber sécurité est un enjeu essentiel et il faut traiter le plus en amont possible les risques de vulnérabilité des réseaux et des entreprises critiques et stratégiques. S’agissant de la commande publique, certains acteurs souhaiteraient que 30 % du montant des projets cloud computing confiés par le secteur public aux grands acteurs de l’informatique soient sous-traités à des TPE et des PME pour faire vivre l’écosystème.
Il est par ailleurs essentiel de renforcer l’action internationale de la France. La visibilité de la France commence à être assurée, notamment grâce à des initiatives comme la French Tech, portée par Fleur Pellerin, pour rassembler sous une même bannière l’ensemble des innovateurs, des PME des grands groupes. Cela nous permet notamment d’avancer unis à l’étranger lors de grands événements, alors que, contrairement aux acteurs allemands, nous avons tendance à agir de manière dispersée. J’ai eu l’occasion d’accompagner Fleur Pellerin au salon de Barcelone, en février dernier, j’ai pu constater la présence de nombreuses entreprises issues des territoires – Bretagne, Rhône-Alpes, Toulouse…
Par ailleurs, je sais que c’est un sujet qui tient au Président Brottes, il faut davantage miser sur le réseau des expatriés, à même de transmettre leur connaissance de notre pays et de valoriser l’image de la France. Partout où nous nous sommes rendues, nous avons eu des échanges très intéressants avec nos expatriés, qu’ils soient étudiants, entrepreneurs, chercheurs.
Enfin, c’est une évidence, le numérique abat les frontières. L’échelon le plus pertinent est donc celui de l’Union européenne. Nous ne pouvons pas légiférer uniquement pour notre pays mais il est indispensable d’adopter un regard européen sur ces questions et la France doit jouer un rôle moteur.
M. le président François Brottes. Avant que nos collègues puissent réagir à votre présentation, je souhaite formuler trois observations. D’une part, la localisation a-t-elle encore un sens ? D’autre part, vous avez évoqué la question de la fuite des cerveaux, on voit bien en quoi ce sujet doit être posé autrement dès lors que, dans une économie mondialisée, les cerveaux en question sont irrigués par le réseau mondial. Enfin, j’ai été très marqué, lors des rencontres que nous avons effectuées à l’occasion de notre déplacement en Australie, par les témoignages de ces jeunes Français qui ont renoncé à déposer des brevets, eu égard au temps et au coût que cela nécessite, et surtout eu égard au fait que les entreprises concurrentes en profitent pour se positionner sur le marché. La fonction protectrice des brevets ne tient plus dès lors que tout va très vite !
Mme Laure de La Raudière, rapporteure. Votre remarque va tout à fait dans le sens de ce que nous décrivons dans le rapport, s’agissant de ces acteurs pour lesquels il s’agit d’« innover comme des fous ». Quand vous êtes en avance sur le marché, vous n’avez plus besoin de déposer des brevets.
Mme Corinne Ehrel, co-rapporteure. Sur la localisation, les cartes sont en effet rebattues, mais pour partie seulement, car ce qui compte également, c’est la confiance de l’utilisateur dans le système, ce qui amène à ne pas négliger non plus le paramètre de la proximité. Par ailleurs, l’économie numérique est fondamentalement basée sur l’innovation ouverte et collaborative. Cela a forcément des conséquences en matière de brevets. J’en profite aussi pour rebondir au sujet de la « fuite des cerveaux » : au-delà des parcours individuels, ce qui se joue, c’est la capacité en France et en Europe de permettre à nos entreprises innovantes et technologiques de grandir. À défaut de pouvoir se développer sur nos territoires, ces entreprises peuvent effectivement être amenées à le quitter. Là encore, la clé réside dans l’innovation.
M. Kléber Mesquida. Je retiens de l’exposé des rapporteures que tous les secteurs économiques doivent aujourd’hui intégrer la dimension numérique, dont résulterait 25 % de la croissance économique. 400 000 emplois potentiels pourraient être créés, induisant eux-mêmes près d’un million d’emplois, mais le rapport pointe aussi nos réflexes de protection et de résistance. Je veux revenir sur la question de la protection des données, que l’affaire du piratage d’Orange a récemment illustrée. Les interlocuteurs que vous avez rencontrés au-delà de nos frontières sont-ils sensibles à cette question ? Il me semble en effet que de meilleures garanties en la matière permettraient de lever bien des réticences en France.
M. Daniel Fasquelle. L’économie numérique est manifestement porteuse de nombreuses opportunités, elle est également un défi pour le législateur français car elle est porteuse de menaces. Des géants mondiaux veulent aujourd’hui s’emparer de contenus, je pense aux débats que nous avons pu avoir sur le livre numérique ou encore à la problématique de l’achat des noms de domaine, qui concerne notamment les communes touristiques. Par ailleurs, des acteurs traditionnels comme l’hôtellerie sont aujourd’hui privés par les centrales de réservation sur Internet d’une partie des revenus générés par leur activité, c’est un point sur lequel nous nous pencherons dans le cadre de la mission d’information sur le tourisme que je mène avec notre collègue Pascale Got. Il convient également de mentionner l’enjeu fiscal, puisque des acteurs basés à l’étranger ont une activité effective sur le sol français, et plus généralement, l’enjeu en matière de souveraineté. Dans le cadre du débat sur les jeux en ligne, nous avons bien vu en quoi les législations nationales pouvaient être contournées, dès lors que les sanctions sont inopérantes. Ces remarques m’amènent à vous demander si vous considérez que l’échelle nationale est pertinente pour traiter de ces questions. Ne faudrait-il pas mieux envisager organiser les entreprises et légiférer à l’échelle européenne ?
M. Franck Reynier. Le numérique constitue clairement un levier de croissance essentiel pour notre économie, même si l’on observe aujourd’hui une domination manifeste des entreprises nord-américaines et asiatiques. La France doit passer dans ce secteur du stade de consommateur à celui d’acteur ! Pour ce faire, il est fondamental de mieux organiser nos actions en matière de recherche-innovation, ainsi que leurs ramifications aux niveaux national et européen. Ma première question aux rapporteures portera sur le plan très haut débit annoncé par le Gouvernement. Pouvez-vous nous en dire davantage sur les étapes de sa mise en œuvre et sur son financement ?
M. le président François Brottes. Cher collègue, nous débattons ce matin au sujet d’un rapport parlementaire, il serait préférable que vous réserviez vos interrogations sur le plan gouvernemental au Gouvernement lui-même !
M. Franck Reynier. Quand on parle du numérique, il est légitime d’évoquer l’accès au très haut débit. Ma deuxième question concerne le volet de votre rapport relatif à l’éducation. Quelles propositions pouvez-vous formuler qui s’articulent avec la perspective de la réforme des rythmes scolaires ? Enfin, ma dernière question concerne les données personnelles, qui constituent une véritable ressource. On a même vu, avec l’affaire Prism, comment la puissance géopolitique de certains États pouvait influer sur l’utilisation de ces données. Comment inciter les entreprises à développer le stockage des données et, parallèlement, comment mieux assurer la protection de ces données ?
M. Brigitte Allain. La relocalisation a-t-elle du sens ? Nous devons certes utiliser les technologies modernes mais cela n’est pas incompatible avec notre objectif de proximité et de rapprochement avec les citoyens ! Vous avez par ailleurs souligné que les acteurs de l’économie numérique voulaient « changer le monde », mais pour quoi faire au juste ? Au reste, s’agit-il pour eux de changer le monde pour tous ou bien de le conquérir, pour l’intérêt financier de quelques-uns ? Enfin, qu’en est-il de l’action publique ? Vous avez évoqué la nécessité d’informer et d’éduquer, je voudrais insister pour ma part sur la nécessaire mise en place de véritables protections citoyennes face aux risques et agressions potentielles en matière de libertés publiques et individuelles.
Mme Jeanine Dubié. Je souhaite remercier les deux rapporteures et leur dire que j’ai vraiment apprécié cette présentation, qui fait suite à plusieurs travaux qu’elles ont déjà menés ensemble et qui nous apportent un réel éclairage. En tant qu’élue d’un territoire rural, je considère que la question de l’égal accès aux infrastructures, et notamment au très haut débit, revêt une importance cruciale. S’il est vrai que le numérique bouleverse nos modes de vie et le fonctionnement des entreprises, encore faut-il en effet que le réseau se développe pour que ces nouveaux usages deviennent partout réalité. Je souhaite revenir aussi sur le développement du secteur la « santé numérique » qui apparaît aujourd’hui comme une piste pour lutter contre la désertification médicale touchant près de deux millions de personnes. Des perspectives existent par ailleurs tant en ce qui concerne l’amélioration des diagnostics que l’optimisation des parcours de soin. En décembre dernier, le Gouvernement a annoncé à cet effet le lancement d’un programme doté de près de 80 millions d’euros. Où en est cette initiative ? Il convient ce faisant d’accompagner cette dynamique par une adaptation du cadre économique et juridique. S’agissant des questions touchant à la santé, la protection des données personnelles est en effet un sujet particulièrement sensible. Comment faire de la France un leader en la matière ?
M. le président François Brottes. La question du très haut débit est au cœur des enjeux de l’économie numérique pointés par ce rapport. Mais un travail parlementaire, aussi conséquent soit-il, ne peut pas apporter toutes les réponses à ce qui relève du Gouvernement. J’inviterai prochainement Mme Axelle Lemaire à venir réagir aux propositions de nos rapporteures et à faire le point sur l’action gouvernementale.
Mme Marie-Lou Marcel. Mon intervention portera sur le développement du numérique dans les zones rurales. Dans le secteur artisanal en particulier, des formes de e-commerce audacieuses émergent et viennent transformer profondément les rapports entre clients, entreprises et fournisseurs. Les sites Internet donnent une vraie visibilité mais plus généralement, le numérique amène à repenser les stratégies commerciales en permettant le développement d’articles de niche, notamment à l’export. Comment mieux éduquer les petits artisans et entrepreneurs à l’économie numérique ? Comment mieux les soutenir afin qu’ils augmentent leur présence sur les marchés ?
M. Dino Cinieri. L’intervention qui a précédé la mienne rejoint tout à fait mes préoccupations, je ne reprendrai donc pas les questions qui viennent d’être posées. Dans la version provisoire du rapport dont nous disposons, vous rappelez que notre assemblée a adopté en octobre dernier une résolution transpartisane qui pointait le retard accusé par l’Europe dans la répartition de la valeur générée par l’économie numérique, qui risquait de s’accentuer encore si les États membres ne faisaient pas de ce secteur une priorité de leur agenda politique. À la suite du dernier Conseil européen qui était justement consacré à l’économie numérique, où en est l’Europe aujourd’hui ?
Mme Béatrice Santais. Tout d’abord, je voudrais féliciter nos deux rapporteures pour le travail effectué et je reprends les propos de Corinne Ehrel au sujet de numérique : « Nous ne pouvons plus raisonner à l’échelle du pays mais à l’échelle européenne voire au-delà ».
Ma première question concerne les moyens d’assurer une fiscalité équitable. Un rééquilibrage est souhaitable entre les entreprises françaises qui payent l’impôt sur les sociétés et les entreprises internationales, notamment américaines qui font des choix d’optimisation fiscale.
Ma seconde question vise à connaître votre point de vue sur la gouvernance mondiale de l’Internet qui est essentiellement assurée par les États-Unis et des entreprises privées.
M. Jean-Claude Mathis. Merci pour cet exposé qui cerne bien comment la France doit appréhender le développement futur de l’économie numérique. Vous constatez le retard que celle-ci accuse par rapport aux États-Unis, à l’Allemagne ou au Royaume-Uni et qu’il faut rattraper ce retard en limitant les pertes pour notre économie traditionnelle. Quels sont donc les moyens pour soutenir et développer l’économie numérique ? De même, beaucoup d’informaticiens s’expatrient aujourd’hui : comment faire pour ramener ces compétences sur le territoire national ? Par ailleurs, quels sont les outils de sécurisation des transactions par internet ?
Mme Frédérique Massat. Merci pour ce rapport très intéressant et pour le « tour du monde » que vous nous avez ainsi fait partager. Votre rapport ouvre des pistes qu’il faut saisir. Je voudrais insister sur la question de la transversalité de l’action publique en termes de politique du numérique aujourd’hui, qui est fondamentale. Il est nécessaire de prendre en compte le numérique dans l’ensemble de l’action gouvernementale et dans nos projets et propositions de loi comme le prochain projet de loi sur la dépendance. L’expérimentation est un outil important du développement du numérique et a ainsi permis dans mon département, l’Ariège, au travers de l’expérience « e-autonomie », de maintenir des personnes âgées à domicile grâce à des procédés innovants et intégrés.
Enfin, le président du Conseil national du numérique a insisté sur le fait de placer le numérique au cœur de l’accord de libre-échange entre les États-Unis et l’Union européenne et a proposé l’instauration d’un médiateur au niveau européen pour cela. Que pensez-vous de ces propositions ?
M. Alain Marc. En matière d’éducation, tous les élèves du primaire passent le B2i (Brevet informatique et internet) à la fin de leur cycle de primaire, ils bénéficient donc tous d’une première approche du numérique. De manière plus générale, il s’agit de réinventer la politique économique et celle du numérique afin de rester dans la compétition mondiale. Aux États-Unis, le numérique se situe essentiellement dans la Silicon Valley ; en France, nous disposons de pôles de compétitivité quasiment dans chaque région. Sont-ils aussi efficaces et surtout, comment la France parviendra-t-elle à affronter la concurrence en disposant de structures aussi éparpillées sur le territoire ?
M. Razzy Hammadi. Merci pour ce rapport et pour le travail effectué. Je voudrais d’abord aborder un point pour aller plus loin : celui du code. Tout le monde connaît le programme « Code for America » avec la dynamique transversale éducative et entrepreneuriale qu’elle représente ou la citation : « Ils programmeront ou ils seront programmés ». Les initiatives comme Simplon.co, l’école de formation aux technologies internet créée récemment à Montreuil dans le cadre de l’économie sociale, sont des exemples encourageants. Ne pas savoir coder sera l’analphabétisme des vingt prochaines années.
Au sujet de la transversalité, outre les questions administratives et fiscales, les aménagements pour le numérique et la stratégie que l’on souhaite adopter sont importants. À Barcelone, à Berlin ou même en Inde, il existe des stratégies d’aménagement comprenant des zones d’innovation qui traduisent des choix fonciers structurants, fondés notamment sur le prix des loyers. En région parisienne, on développe les zones d’aménagement foncier pour le numérique uniquement à Paris, ce qui est une erreur au regard du prix exorbitant du mètre carré et du besoin croissant en foncier disponible dans les dix prochaines années.
M. Damien Abad. Ce rapport est très intéressant, il présente avec pédagogie la troisième révolution industrielle où le numérique apparaît comme un secteur porteur pour l’éducation ou la santé, mais il faut aller plus loin dans la réflexion notamment sur la fiscalité du numérique, la simplification, les pôles de compétitivité ou la formation professionnelle. Tout d’abord, la différence entre la France et la Silicon Valley réside dans le fait que la France n’a ni la culture du risque, ni celle de l’échec, ni même celle de la réussite. Êtes-vous favorable à l’instauration d’un principe constitutionnel d’innovation qui serait de même nature que le principe de précaution ? Par ailleurs, que peut faire l’Union européenne en matière numérique au-delà de l’Agenda « Horizon 2020 » ? Il avait été évoqué la création d’un Nasdaq européen. Enfin, concernant les risques liés à Internet, êtes-vous favorables au droit à l’oubli ? Êtes-vous également favorables à l’instauration au niveau européen d’une charte des droits numériques qui serait aussi utile pour les paris et jeux en ligne ?
Mme Clotilde Valter. Tout d’abord, toutes mes félicitations pour ce travail. Vous avez parlé de l’environnement du numérique, des infrastructures et de la formation. Mais n’a pas été abordée la question du numérique dans les processus industriels. Nos TPE et PME sont très en retard par rapport à celles d’autres pays. Quels outils, quel centre de ressources seraient à la disposition de ces entreprises pour les aider à réfléchir à l’impact du numérique dans les processus de production ou de travail ?
M. Alain Suguenot. N’y aurait-il pas une forme de contradiction dans le rapport entre une attitude offensive ou défensive vis-à-vis du numérique ? Aujourd’hui, nous sommes tellement dans l’urgence que nous n’avons plus le choix. Le droit à l’expérimentation pour le numérique devrait être un droit constitutionnel. La création du principe d’innovation est une nécessité, de même que poursuivre les efforts en matière de formation ou d’évolution des mentalités. L’impérialisme des sociétés américaines renforce notre retard. Si nous voulons que ce rapport ne soit pas vain, il faut se donner les moyens d’agir en faveur de l’innovation, tout en préservant son équilibre avec la vie privée.
Mme Anne Grommerch. Merci pour ces propositions concrètes. Le retard de la France en matière de numérique est considérable, il y a urgence à agir. L’accès au numérique est très large en France, mais les entreprises en particulier les TPE et les PME accusent un véritable retard de numérisation et cela influe sur leur compétitivité (achats en ligne par exemple). Il est absolument nécessaire que la Gouvernement agisse, en particulier pour renforcer les moyens de l’enseignement de l’informatique aux jeunes. Quels sont les moyens à notre disposition ? Au niveau des collectivités territoriales, il serait utile de mettre en place des plates-formes ou des sites d’échange de bonnes pratiques afin de mettre en commun ce qui fonctionne bien et aller plus vite dans le passage au numérique.
M. Lionel Tardy. À la page 8 du rapport, vous vous demandez si la révolution numérique est déjà passée en indiquant que « 83 % de la capitalisation boursière des entreprises internet concerne les firmes américaines et seulement un peu plus de 2 % des entreprises européennes ». À la page 9, vous évoquez les enjeux de souveraineté et de croissance que le numérique implique. Il est indispensable que les ministres Mmes Axelle Lemaire pour le numérique et Fleur Pellerin pour le commerce extérieur soient au courant de ces enjeux et qu’elles pèsent sur les négociations du traité de libre-échange entre l’Union européenne et les États-Unis (TAFTA) qui concerne 820 millions de consommateurs. Les questions de portabilité des données personnelles, de l’interopérabilité des plates-formes, du soutien aux logiciels libres ou encore de l’impossibilité de breveter les logiciels sont cruciales d’autant plus que les États-Unis entendent garder leurs parts de marché. C’est lors des négociations de ce traité de libre-échange que l’Europe du numérique peut montrer qu’elle existe, et c’est maintenant qu’elle doit agir.
M. François Sauvadet. Le rapport est très bien fait, il démontre que le débat sur le numérique est mondial, qu’il permet l’accès à la formation et que l’innovation est fondamentale. Le numérique est partout : éducation (visio-conférence, MOOC…), santé, protection des personnes âgées, sécurité. Mais en termes d’accès au numérique, il ne faut pas oublier la fracture territoriale. Mon département est le quatrième plus grand de France en surface, et cela fait déjà dix ans que nous investissons pour permettre l’accès au haut débit à tous les habitants, notamment la 3G, et cela a un coût. L’installation de la fibre optique pour le très haut débit à domicile (FTTH) se chiffre à 220 millions d’euros d’investissement dans mon département. Qui peut prendre en charge de telles sommes et qui acceptera de prêter de l’argent aux collectivités pour parvenir à mettre en place le plan numérique du Gouvernement pour la fibre à l’horizon 2022 ?
M. Luc Belot. Merci, chers collègues, de m’accueillir dans cette commission, moi qui suis membre de la commission voisine des affaires culturelles et de l’éducation. J’ai vu que la question de l’enseignement au numérique revenait dans les interrogations de beaucoup d’entre vous. Vous l’avez aussi abordé dans votre rapport, que j’ai particulièrement apprécié dans sa globalité. Je suis toujours inquiet quand on parle « d’école numérique » car on y met souvent tout et n’importe quoi : à la fois le matériel, qui est la base, le B2i, qui est selon moi, à bien des égards, l’informatique du XXe siècle, et enfin le codage. C’est ce dernier élément qui est le plus important. Je suis membre du Conseil supérieur des programmes. Nous avons reçu les trois personnes que vous citez, qui ont écrit au Président de la République pour demander un CAPES d’informatique. Je crois qu’il faut aborder cette question, même si je ne suis pas sûr que le CAPES soit la réponse adaptée. Je pense qu’elle est plutôt ancienne et qu’il faut trouver d’autres réponses. Mais le « Born to code » est aujourd’hui une réalité outre-Atlantique. Il faut qu’on ait en tête la manière dont on doit s’approprier cet enseignement. J’ai trouvé que la manière dont vous l’abordiez, l’idée qu’il y ait une sensibilisation de nos écoliers dès le plus jeune âge, était particulièrement pertinente. Vous avez évoqué, monsieur le président, le fait que nous étions des ringards. Nos deux rapporteures ont dit que non. Moi je crois que nous le sommes sur bien des sujets, et notamment dans les réponses que nous pouvons apporter aujourd’hui à certains problèmes. Sur les taxis et les voitures de tourisme avec chauffeur (VTC) par exemple, je suis affolé que, au moment où des sociétés privées apportent des innovations technologiques, des innovations de service réelles, comme la maraude électronique, on puisse imaginer réserver une technologie à certains, les taxis sous licence, et l’interdire à ceux-là même qui l’ont développée, les VTC. Ce côté ringard m’inquiète et va complètement à l’encontre du rapport de nos collègues. Enfin, concernant l’open data, et notamment l’open data en temps réel pour les transports et les stationnements, je tiens à rappeler que cela représente un coût non négligeable pour les collectivités territoriales même s’il s’agit d’un vrai enjeu pour demain.
M. François Brottes, président de la commission des affaires économiques. Je félicite, à mon tour, les rapporteures. Je note l’engouement pour le sujet, qui est largement partagé. Beaucoup de questionnements appellent des réponses des pouvoirs publics, que nos collègues ne peuvent évidemment pas apporter. Il serait pour autant dommage que ce gros travail, qui est aussi un grand investissement de la commission des affaires économiques, ne soit pas davantage valorisé. C’est la raison pour laquelle je vais proposer au Gouvernement une audition commune de plusieurs de ses membres afin que ceux-ci réagissent aux propositions du rapport.
Mme Corinne Ehrel, rapporteure. Merci beaucoup pour l’ensemble de vos questions. Le numérique fait l’objet d’un grand travail de la commission des affaires économiques depuis plusieurs années et je m’en félicite. Sur la question majeure de la fiscalité du numérique, on parle souvent des géants américains du net. Mais je ne voudrais pas qu’on oublie qu’il y a également des grands groupes d’autres nationalités, notamment chinois, qui se développent et qui sont très innovants. Nous en avons rencontré un certain nombre. Nous n’abordons jamais la question de la fiscalité numérique en tant que telle. Nous parlons plutôt de la fiscalité des grands groupes internationaux, appliquée à la circulation de la donnée, qui est la base de l’économie numérique. Il n’est pas possible d’avoir une réflexion limitée à l’Hexagone car ces groupes ont la possibilité de contourner facilement le territoire. Il faut donc un cadre européen ou un cadre défini par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Sinon cela ne fonctionnera pas. La France doit porter ce message d’une voix forte. Il est question de l’égalité devant l’impôt.
Concernant le plan très haut-débit, nous considérons que les infrastructures très haut débit fixes et mobiles soutiennent évidemment le développement de l’économie numérique. Mais nous manquons d’une stratégie industrielle suffisamment forte au niveau européen. Or il s’agit d’un enjeu majeur qui touche à la fois aux écoles, aux industries et aux très petites entreprises. Pour pouvoir faire du cloud computing, il faut également que les data center soient reliés avec un réseau qui tienne. Sur l’état d’avancement du plan, c’est à la ministre de répondre. Quand on va à l’étranger, on voit bien que les infrastructures vont extrêmement vite, notamment dans les pays asiatiques.
Concernant la protection des données personnelles, nous avons aussi besoin d’un cadre européen. L’économie numérique repose sur un équilibre entre la protection des données personnelles et le secret des affaires, d’une part, et la capacité à innover, d’autre part. Si nous n’arrivons pas à trouver cet équilibre-là, d’autres pays ou d’autres continents iront beaucoup plus vite sur ces secteurs.
Enfin, sur la e-santé, comme le disait Jeanine Dubié, c’est effectivement une partie de la réponse pour les territoires ruraux. Mais cela pose des questions en termes de modification des rapports entre le patient et le médecin. Le numérique ne peut être que complémentaire. Il faut toujours penser que le numérique est un outil qui permet de nouveaux services. Mais il ne faut pas pour autant prôner la déshumanisation, bien au contraire. La e-santé, dans le traitement des données anonymisées, est un gigantesque potentiel en matière, par exemple, de prévention d’un certain nombre de pathologies et de maladies rares. Nous avons des acteurs français très performants dans ce secteur, comme l’entreprise Withings qui travaille sur les données connectées.
Mme Laure de La Raudière, rapporteure. Sur l’équilibre entre l’innovation et la protection, je pense que c’est au niveau européen qu’il faut construire le cadre. Nous n’avons pas besoin de légiférer sur la protection de notre économie ou de nos données personnelles au niveau franco-français. Il faut porter nos valeurs au niveau européen, certainement avec l’Allemagne qui a pris conscience de ces enjeux depuis l’affaire Prism. Mais il faut le faire dans un esprit, non pas de protection de l’ancien modèle, mais dans celui de la conquête de nouveaux marchés. C’est un raisonnement différent. Bien sûr, l’activité du tourisme subit de plein fouet l’activité des géants de l’internet américain qui leur prennent des parts de marché. Ce que nous avons constaté dans la discussion avec l’ensemble des acteurs, c’est que la réponse n’est pas dans la protection des acteurs, comme nous le faisions traditionnellement, mais plutôt dans l’accompagnement. Pour lutter contre la plate-forme Booking, nous devons inciter les hôteliers, de Nice par exemple, à se regrouper pour construire leur propre plate-forme, être visible sur internet et offrir des services innovants par rapport à Booking. Concernant la protection des données personnelles, des débats importants sont en jeu au niveau européen comme celui de la portabilité des données. Pouvoir récupérer ses données de Facebook et les porter sur une autre plate-forme permet d’assurer de la concurrence et le droit à l’oubli. D’autres débats ont lieu comme : qui est propriétaire des données ? Est-ce normal, par exemple, que Facebook soit le seul propriétaire des données publiées sur son réseau ? Nous pourrions imaginer plutôt un système de location ou de mise à disposition des données. Sur les données relatives à la santé, des questions éthiques sont également en jeu. Doit-on, par exemple, nécessairement donner toutes informations sur des personnes qui n’en sont pas demandeuses ?
Le débat et le cadre doivent être européens. Pour répondre à la question de François Sauvadet, il faut que l’Europe ait un investissement très fort dans la recherche et l’innovation dans le domaine du numérique et qu’elle nous accompagne dans la construction des infrastructures de communication. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Nous sommes passés de 7 milliards à 1 milliard d’euros d’accompagnement dans le budget européen. Je pense que la France et l’Allemagne doivent peser de tout leur poids dans l’agenda européen sur ces sujets-là.
Sur le principe d’innovation enfin, je pense, à titre personnel, que nous devons nous interroger sur le maintien ou non du principe de précaution dans la Constitution. Sujet par sujet et texte par texte, selon les enjeux, nous pourrions décider ce qui est prioritaire entre le principe d’innovation et le principe de précaution.
Corinne Ehrel, rapporteure. Je voudrais encore aborder deux points. Je voudrais répondre à Razzy Hammadi, tout d’abord, sur la concentration des écosystèmes et la question du prix du foncier. Paris, par exemple, a une image extrêmement forte. Mais il est évident que derrière, il y a des problèmes sur le prix et l’accès au foncier. Ce que je vous ai dit sur la Silicon Valley est tout à fait prégnant et de nombreux articles sont parus sur le sujet.
Les écosystèmes régionaux sont en effet très pertinents s’agissant des thématiques de l’accès au foncier et de son prix. Le phénomène que je vous ai décrit à propos de la Silicon Valley est à cet égard tout à fait prégnant. Ainsi, la différence des prix entre la région parisienne et la province peut être l’un des critères du choix du lieu d’implantation d’une entreprise.
Je souhaiterais compléter mon propos en évoquant le sujet crucial de l’éducation, de l’adaptation des compétences et de la formation professionnelle. Je confesse avec beaucoup de modestie qu’il ne s’agit pas de mon sujet de compétence. Je suis fermement convaincue que l’Éducation Nationale a un rôle fondateur à jouer dans le contexte de la numérisation de l’économie globale car l’accès des élèves à ces technologies selon leurs origines sociales peut être extrêmement différent.
Il s’agit également d’être ouvert à la diversité des parcours professionnels. Ce n’est pas parce qu’un jeune n’a pas eu un parcours scolaire linéaire ou brillant qu’il est dénué de qualités importantes de créativité et de capacité à travailler de manière collaborative. Il doit être possible de les mettre en valeur à tous âges. À cet égard, je tiens à saluer la démarche de l’école 42, où il n’y a pas de stigmatisation ou de condamnation de l’échec a priori.
Mme Laure de La Raudière, rapporteure. S’agissant de la question d’enseigner le code aux élèves, il me paraît en effet qu’il faut le faire.
Je voudrais aborder un enjeu fondamental que nous n’avons pas encore évoqué, c’est la manière dont le numérique peut transformer la pédagogie. Il s’agit de passer d’un enseignement très vertical d’apprentissage des savoirs à un enseignement horizontal, plus adapté aux évolutions du monde en matière de prise de risque. Il me semble qu’il serait intéressant que la commission des affaires culturelles et de l’éducation se saisisse de ce sujet ambitieux.
M. le président François Brottes. Mesdames les rapporteures, je renouvelle mes félicitations pour ce travail et vous remercie pour cette présentation. Je vous encourage à préparer une présentation compacte pour la venue des ministres.
La Commission autorise la publication du rapport sur le développement de l’économie numérique française.
——fpfp——
Membres présents ou excusés
Commission des affaires économiques
Réunion du mercredi 14 mai 2014 à 9 h 30
Présents. - M. Damien Abad, Mme Brigitte Allain, Mme Ericka Bareigts, Mme Marie-Noëlle Battistel, M. Thierry Benoit, M. Yves Blein, M. Alain Bocquet, Mme Michèle Bonneton, M. Christophe Borgel, M. François Brottes, M. Dino Cinieri, M. Jean-Michel Couve, Mme Fanny Dombre Coste, Mme Jeanine Dubié, Mme Corinne Ehrel, Mme Marie-Hélène Fabre, M. Daniel Fasquelle, M. Christian Franqueville, M. Franck Gilard, M. Georges Ginesta, M. Joël Giraud, M. Daniel Goldberg, Mme Pascale Got, M. Jean Grellier, Mme Anne Grommerch, M. Razzy Hammadi, M. Antoine Herth, M. Henri Jibrayel, M. Philippe Kemel, Mme Laure de La Raudière, M. Jean-Luc Laurent, M. Thierry Lazaro, M. Michel Lefait, Mme Annick Le Loch, M. Philippe Le Ray, Mme Audrey Linkenheld, Mme Jacqueline Maquet, M. Alain Marc, Mme Marie-Lou Marcel, M. Philippe Armand Martin, Mme Frédérique Massat, M. Jean-Claude Mathis, M. Kléber Mesquida, M. Paul Molac, M. Yannick Moreau, M. Germinal Peiro, M. Hervé Pellois, Mme Josette Pons, M. Dominique Potier, M. François Pupponi, M. Franck Reynier, M. Frédéric Roig, Mme Béatrice Santais, M. François Sauvadet, M. Michel Sordi, M. Éric Straumann, M. Alain Suguenot, M. Lionel Tardy, M. Jean-Marie Tetart, Mme Catherine Troallic, Mme Clotilde Valter, M. Fabrice Verdier
Excusés. - M. Bruno Nestor Azerot, M. Serge Letchimy, M. Bernard Reynès, M. Jean-Charles Taugourdeau, M. Jean-Paul Tuaiva, Mme Catherine Vautrin
Assistait également à la réunion. - M. Luc Belot