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Groupe de travail sur l’avenir des institutions

Jeudi 5 février 2015

Séance de 9 heures 10

Compte rendu n° 5

Présidence de M. Claude Bartolone et de M. Michel Winock

– Audition, ouverte à la presse, de M. Pierre Cahuc, professeur

   à l’École polytechnique

– Audition, ouverte à la presse, de M. Bruno Latour, sociologue,

   professeur à l’Institut d’études politiques de Paris

– Audition, ouverte à la presse, de M. Benoît Hartmann, porte-parole de France Nature Environnement

La séance commence à neuf heures dix.

Le groupe de travail auditionne d’abord M. Pierre Cahuc, professeur à l’École polytechnique.

M. le président Claude Bartolone. Nous accueillons M. Pierre Cahuc, économiste, professeur à l’École polytechnique et coauteur avec Yann Algan de l’ouvrage La fabrique de la défiance¸ où il est affirmé que notre pays serait victime d’un sentiment de défiance généralisée, largement inspiré par nos institutions, et qui détruirait inexorablement notre lien social.

Selon vous, monsieur Cahuc, une évolution de nos institutions, en particulier de la démocratie sociale, peut-elle permettre de renforcer le lien social dans notre pays, et si oui, de quelle manière ?

M. Pierre Cahuc. L’ouvrage que vous avez cité occupe une place marginale dans mes recherches, qui sont davantage consacrées au marché du travail et au chômage. Je m’intéresse à la démocratie sociale au travers de ce prisme.

La démocratie sociale en France s’incarne dans le paritarisme, qui en est le mode de gestion. Sa logique diffère de celle des autres pays de l’OCDE puisqu’elle consiste à confier un monopole de gestion de missions d’intérêt collectif à des organisations représentant les employeurs et les salariés, et ce dans différents domaines : retraite, santé, assurance chômage, formation professionnelle, apprentissage.

Il faut également souligner le rôle prépondérant du paritarisme dans la négociation collective. L’extension quasi automatique des conventions collectives constitue une autre particularité française. En vigueur dans certains pays du sud de l’Europe, cette pratique est inconnue des pays pourtant emblématiques de la démocratie sociale, comme les pays nordiques ou l’Allemagne.

Le paritarisme joue enfin un rôle clé dans la gestion des institutions qui orientent le fonctionnement du marché du travail et la protection sociale.

Au sein des pays de l’OCDE, la France se distingue par un des taux de couverture des conventions collectives les plus élevés – plus de 90 % des salariés sont couverts –, tandis que le nombre d’adhérents syndicaux est un des plus faibles – autour de 7 %, mais seulement entre 3 et 4 % dans le secteur privé, avec une surreprésentation des grandes entreprises. On peut même parler de désert syndical dans les petites entreprises. Les pays dans lesquels la démocratie sociale joue un rôle de premier plan ne connaissent pas ce problème.

Comment en est-on arrivé là ? Parce que le paritarisme fonctionne selon une logique gestionnaire. La gestion des organismes précités permet en effet aux syndicats de disposer de ressources financières et de personnel. La recherche d’adhérents n’est donc pas une priorité.

Cette situation est problématique, car les responsables syndicaux, dont le métier consiste, dans les faits, à gérer des organismes, sont peu représentatifs du tissu productif comme de l’ensemble des salariés.

Dans les accords interprofessionnels signés depuis la loi du 31 janvier 2007, les organisations syndicales cherchent à étendre le rôle des organismes qu’ils gèrent, selon une logique propre qui se détache peu à peu des préoccupations des salariés, en particulier ceux du secteur privé et des petites entreprises.

Les obstacles pour réformer le marché du travail sont en grande partie liés au dysfonctionnement de la démocratie sociale. Qu’il s’agisse de faire évoluer la formation professionnelle, les systèmes de retraite ou les complémentaires santé, d’ajuster les salaires, ou encore de donner une place plus importante à la négociation par entreprise, les obstacles à la baisse du chômage et à la création d’emplois s’expliquent par la dérive d’un système paritaire qui s’affranchit peu à peu de l’adhésion des salariés. Les enquêtes d’opinion témoignent du faible degré de confiance dont jouissent les syndicats auprès des salariés, degré qui est parfois même inférieur à celui des banques.

Le problème tient au manque d’adhésion syndicale. Faute d’adhérents en nombre suffisant, les syndicats tirent leurs ressources d’activités liées à la gestion des organismes et souvent déconnectées des préoccupations des salariés.

Nous vivons sur un quiproquo. Nous essayons d’imiter des modèles qui fonctionnent en réalité selon des logiques différentes de la nôtre. En Scandinavie et en Allemagne, la puissance de la démocratie sociale repose sur l’adhésion. Les syndicats sont des organisations indépendantes puisque leurs ressources proviennent des cotisations de leurs adhérents. C’est une différence fondamentale avec le paritarisme tel que nous le connaissons en France. En outre, les conventions collectives ou les accords signés par les partenaires sociaux couvrent essentiellement les adhérents des syndicats signataires, tandis qu’en France elles couvrent d’abord un petit nombre de travailleurs mais sont ensuite étendues à l’ensemble des salariés. Les logiques et les modes de fonctionnement sont donc très différents.

L’Allemagne a longtemps été considérée comme l’homme malade de l’Europe. Sa renaissance économique à partir des années 2000 n’est pas liée, tant s’en faut, à un renforcement de la démocratie sociale. Le taux de syndicalisation y chute de manière vertigineuse depuis les années 1990, ce qui est problématique pour un grand nombre de secteurs. Le redressement économique allemand repose sur d’autres ressorts, sans que l’on doive nier pour autant la complémentarité entre l’efficacité économique, la force de la négociation collective et la cohésion sociale liée à une action syndicale efficace. L’Allemagne a longtemps vécu avec un modèle de démocratie sociale envié par certains, mais avec une économie en mauvaise posture.

Le prisme du fonctionnement du marché du travail, j’y insiste, me conduit à considérer que le fonctionnement de la démocratie sociale en France pose de nombreux problèmes, qui se résument pour l’essentiel à un monopole de gestion déléguée et mal contrôlée – les dérives sont nombreuses – et au manque de poids de l’adhésion syndicale. Les ressources des syndicats devraient principalement provenir de l’adhésion. Cette exigence est essentielle pour garantir une démocratie sociale forte qui permette une négociation équilibrée au sein des entreprises.

Mme Marie-Louise Antoni. Je tenais, d’abord, à vous féliciter, Messieurs les présidents, pour la façon dont vous conduisez ce groupe de travail. Il me semble que notre travail, au fil des séances, réussit à identifier des points de transformation, qui, sans faire la révolution, seraient susceptibles de faire évoluer nos institutions pour les adapter au monde qui change.

Je me sens plus légitime sur le sujet de la démocratie sociale, non que je revendique une quelconque expertise mais plutôt le fruit de quarante années d’expérience comme observatrice et actrice du dialogue social dans l’entreprise. Je précise que j’étais aux côtés de Jean Gandois au Centre national du patronat français (CNPF) lors de la naissance des 35 heures.

Je partage entièrement l’analyse de M. Cahuc.

Nous convenons tous que le chômage « à la française » est un cancer qui ronge notre société et qui est la source de nombre de nos fractures. Si, comme l’affirme le Président de la République, la lutte contre le chômage est la mère de toutes les batailles, nous nous devons d’entendre ses combattants que sont les entrepreneurs, les auto-entrepreneurs, les artisans et les commerçants, ceux à qui revient la décision d’embaucher. Or, que nous disent-ils ? Ils ne parlent pas de paritarisme ou de constitutionnalisation de la démocratie sociale ; ces gens pragmatiques demandent plus de liberté de mouvement – c’est à dessein que je n’emploie pas le terme, trop connoté, de flexibilité. Ils réclament la possibilité de contracter au sein de l’entreprise afin de concilier les intérêts divergents des parties prenantes et d’identifier les conditions essentielles de la vitalité et de la survie de l’entreprise.

Il ne s’agit pas pour autant d’instaurer la loi de la jungle. Le rôle de l’État est de définir les règles du jeu, après quoi il faut laisser la liberté aux entreprises et à ses parties prenantes. Le tissu social français produit de nombreux accords mais ces derniers sont toujours empreints d’un climat de défiance et d’insécurité.

Je vous propose de retrouver l’esprit des lois Auroux, ces lois inspirées par la « deuxième gauche », qui faisaient le pari que la démocratie sociale commence par et dans l’entreprise. Ce corpus juridique reposait ainsi sur la responsabilisation des acteurs et sur l’initiative des parties prenantes, qui représentent à la fois un risque et une formidable opportunité. C’est le vœu que je formule. J’espère vous faire partager ma conviction.

M. Bernard Thibault. Le terme même de démocratie sociale fait l’objet d’interprétations multiples, voire de désaccords. Nous aurions sans doute intérêt à approfondir cette notion. À cet égard, je conteste le choix de M. Cahuc de la réduire au seul paritarisme alors qu’elle est bien plus large. La définition du dictionnaire – « l’ensemble des relations entre les partenaires sociaux et l’État ainsi qu’entre les employeurs et les salariés » – ne nous aide guère. Le flou autour de la démocratie sociale favorise une confusion entre la finalité et les moyens – dont fait partie le paritarisme, même s’il n’est pas le seul.

Je souhaite vous citer deux extraits du Préambule de la Constitution de 1946 : « Tout homme peut défendre ses droits et ses intérêts par l'action syndicale et adhérer au syndicat de son choix » ; « Tout travailleur participe, par l'intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu'à la gestion des entreprises ». L’entreprise et sa gestion auxquelles il est fait référence en 1946 ne correspondent plus à celles d’aujourd’hui, en raison des évolutions intervenues dans le domaine économique mais aussi de l’inadéquation d’un modèle pensé pour un cadre national – nous avons déjà évoqué ce point. En tout état de cause, sur ces deux principes, nous ne pouvons que constater l’écart entre l’énoncé et la réalité.

Le faible taux de syndicalisation en France a des causes multiples dont certaines sont imputables aux syndicats eux-mêmes – c’est incontestable. Mais vous ne pouvez pas ignorer que le premier motif de non-syndicalisation, pour un salarié du privé, c’est la peur des représailles.

Le Préambule affirme le caractère fondamental de la liberté syndicale. Mais, au quotidien, le droit de se syndiquer n’est pas respecté, malgré les prescriptions en ce sens du code du travail et des conventions collectives.

Il est vrai que la France défend une conception particulière, sans être unique, au regard de nombreux autres pays, puisqu’elle reconnaît une certaine représentativité de fait aux salariés syndiqués pour négocier des droits qui s’appliqueront, non pas comme dans d’autres pays aux seuls syndiqués, mais à l’ensemble des salariés. Les délégués syndicaux représentent l’ensemble des salariés et négocient en leur nom. Ce mécanisme, très envié par les militants syndicaux dans le monde entier, permet à la France d’afficher un taux de couverture parmi les plus élevés au monde malgré un taux de syndicalisation incontestablement au-dessous de la moyenne. Ce mécanisme est un atout, puisqu’il permet à plus de 95 % des salariés d’être théoriquement couverts par une convention collective.

Dans les autres pays, les mécanismes qui ont longtemps prévalu évoluent car le marché du travail a changé. En Allemagne, l’instauration d’un salaire minimum, fruit d’une décision politique, n’aurait pas effleuré l’esprit des partenaires sociaux et des responsables politiques il y a quelques années. Mais cette décision répond à l’évolution du marché du travail, avec l’apparition des « mini-jobs » depuis les réformes Hartz. Ces réformes ont eu pour conséquence de soustraire des millions de salariés à la négociation collective, les privant ainsi des résultats des accords sur les salaires dans les branches.

Cette mécanique nous est étrangère, puisqu’en France le fruit des négociations s’applique à l’ensemble des salariés, qu’ils soient syndiqués ou non. On peut considérer que ce n’est pas nécessairement un frein à l’adhésion syndicale. Sans plaider pour un modèle plus qu’un autre, je ne suis toutefois pas un fervent partisan du mécanisme qui, dans les pays nordiques, contraint les salariés au chômage à se syndiquer pour être indemnisés. On peut se satisfaire que le taux de syndicalisation dans ces pays soit très élevé, autour de 70 %. Mais le taux de syndicalisation augmenterait mécaniquement en France si les mêmes règles s’appliquaient. Pour autant, la démocratie sociale s’en porterait-elle mieux ? Je n’en suis pas convaincu.

Sur le second principe – la participation à la gestion des entreprises – la récente négociation interprofessionnelle sur le dialogue social dans les entreprises a buté notamment sur le refus des employeurs de reconnaître un droit à la représentation pour les salariés des petites entreprises, y compris selon des modalités adaptées au cadre de ces dernières. Soixante-dix ans après, les principes affirmés dans le préambule de 1946 sont encore contestés.

Dans ce contexte, il me semble un peu osé de reprocher aux organisations syndicales d’être composées majoritairement de salariés des grandes entreprises dès lors qu’on refuse de donner aux salariés des petites entreprises les moyens de s’engager dans des mandats syndicaux.

Comme l’y invite le Préambule de 1946, la République se doit d’intervenir pour rééquilibrer le rapport de subordination entre employeur et salarié.

La démocratie sociale n’est pas détachée de la démocratie ; elle en fait partie. Elle ne doit pas être perçue comme concurrente de la démocratie politique bien qu’on cherche souvent à opposer leur légitimité.

L’entreprise a besoin de contre-pouvoirs en son sein, organisés, démocratiques, sur des sujets identifiés. Mais cela implique de reconnaître au préalable les acteurs sociaux dans un cadre collectif. La démocratie sociale relève d’une logique très différente de celle de la démocratie politique, qui est l’expression d’une souveraineté populaire. Malheureusement, de nombreux responsables politiques semblent ignorer que l’affaiblissement de la démocratie sociale participe du délitement du sens collectif et du vivre-ensemble. Pourtant, les réponses aux grands enjeux se construisent d’abord dans les entreprises. Aux yeux des citoyens, l’impuissance des hommes politiques vis-à-vis du monde économique et de l’entreprise apparaît de plus en plus criante. Elle alimente en partie la perte de crédibilité des hommes politiques qui semblent méconnaître ce que vivent des salariés désarmés dans l’entreprise.

Second problème récurrent, la hiérarchie des normes et l’articulation avec l’intérêt général. Il existe des partisans du tout contractuel, ce qui n’est sans doute pas votre cas, ou à tout le moins, d’un renforcement de la dimension contractuelle dans les rapports sociaux. Cette tendance, qui suscite des débats récurrents, n’est pas propre à la France. Le contrat de travail est évidemment un contrat individuel mais il s’inscrit dans un cadre collectif. L’idée pour certains serait d’aller encore plus loin dans l’individualisation de la relation de travail. Le contrat collectif pourrait se substituer ou déroger à la loi et au règlement. Le législateur serait ainsi placé en position de subordonné. Il n’aurait d’autre choix que de transposer en droit ce qui aurait été conclu par les différentes parties. Curieuse conception de l’intérêt général, convenez-en ! En outre, cette solution confère de fait au patronat une forme de droit de veto, puisque seules les dispositions ayant fait l’objet d’un accord seraient susceptibles de se voir reconnaître force de loi.

L’histoire sociale montre que bien des droits sociaux n’auraient jamais vu le jour s’il avait fallu attendre un accord entre les deux parties. En outre, le citoyen est en droit de se demander à quoi servent les élus de la République s’ils ne font plus la loi, s’ils ne sont plus à l’initiative de l’évolution du droit ?

Si nous laissons s’amplifier ce phénomène, les fractures, que nous observons déjà, seront de plus en plus béantes dans les droits des salariés.

Le recul considérable des négociations interprofessionnelles ou par branches – trop nombreuses et trop compliquées – au profit des négociations dans les entreprises génère des discriminations incompréhensibles aux yeux des salariés. Avec la même expérience professionnelle, les mêmes qualifications, la même ancienneté, les conditions sociales sont très différentes selon l’entreprise dans laquelle on travaille.

Un récent rapport de l’Organisation du travail (OIT) sur l’évolution des inégalités de salaires à travers le monde démontre une corrélation directe entre la capacité de négociation et la résorption des inégalités entre salariés.

Les dispositions prévoyant la consultation des partenaires sociaux avant le vote des lois excluent malheureusement l’immense champ de la protection sociale, qui se rapporte pourtant à des pans très importants du contrat social – retraites, sécurité sociale, politique familiale. En outre, ces dispositions peuvent être aisément contournées : il suffit de déposer un amendement pour s’affranchir de l’obligation de consultation.

Pour terminer, j’esquisserai quelques pistes : la réduction du nombre de branches professionnelles et une nouvelle dynamique de négociation par branche ; une plus grande coordination dans l’organisation des élections professionnelles – il faut banaliser l’organisation de ces élections : la participation n’est pas une déclaration de guerre adressée par les salariés, comme le croient encore certains ! – ; la poursuite de la réforme de la représentativité syndicale, encore insuffisante ; le réexamen de la représentativité patronale. La démocratie sociale a besoin d’acteurs à la légitimité incontestable. À cet égard, je regrette vivement que la mesure de la représentativité patronale repose – étrangement – sur la déclaration par les organisations elles-mêmes de leur nombre d’adhérents ; je conteste le principe même de l’auto-déclaration. D’autres évolutions doivent être envisagées : donner une nouvelle dimension à la démocratie sociale à l’échelon territorial ; créer un lieu national de négociation collective doté des moyens adéquats. Certains pays ont mis en place des instances officielles de dialogue tripartite. Je ne propose pas d’importer le tripartisme mais d’établir un lieu plus officiel pour organiser les négociations nationales. Pour redonner un nouveau souffle au paritarisme, il faut tenir compte de la représentativité dans les instances paritaires – souvent la présence syndicale ne tient pas compte de l’influence réelle des acteurs ; enfin, le Conseil économique, social et environnemental (CESE) nécessiterait à lui seul un travail de réflexion pour améliorer la démocratie sociale.

M. Arnaud Richard. J’ai eu la chance de participer à la commission d’enquête présidée par notre ancien collègue Nicolas Perruchot sur le financement des organisations syndicales dont j’avais approuvé le rapport – rapport qui n’a jamais été publié. Cela m’a donné l’occasion d’entendre beaucoup de choses…

Je crois profondément au dialogue social. Dans notre pays, les syndicats sont malheureusement trop faibles, mais leur pouvoir est très fort. Vous avez ainsi omis de dire qu’ils sont, parmi leurs nombreuses fonctions, le principal acteur du logement social. La réussite de l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU) doit beaucoup aux partenaires sociaux au travers de ce qu’on appelle, improprement, le « 1 % patronal ».

Je suis très attaché aux syndicats et au paritarisme. Mais, celui-ci peut-il être réformé et se réformer ? Je partage les regrets exprimés sur le manque d’adhésion.

L’idée, émise par le président d’Axa, d’un chèque syndical, éminemment simple à mettre en place et, à mon sens, éminemment efficace, est-elle selon vous un bon remède au problème du faible taux de syndicalisation ?

Je considère que le modèle social allemand ne mérite pas toujours d’être cité en exemple. Il ne correspond pas à ce que nous souhaitons pour notre pays.

Faut-il transposer dans la loi les accords interprofessionnels, sachant la difficulté à légiférer dans ces conditions ?

Le dialogue social régional est malheureusement faible. Peut-on envisager de donner une dimension régionale aux conventions collectives plutôt que d’étendre automatiquement ces dernières au niveau national ?

Dans la réflexion sur l’évolution du statut de l’élu, on pourrait imaginer de transposer le statut de salarié protégé dont bénéficient les représentants syndicaux. Cela permettrait aux entreprises de contribuer à la démocratie politique.

Enfin, et cette dernière question s’adresse au président Bartolone, le Comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques n’aurait-il pas intérêt à se pencher sereinement sur l’avenir du paritarisme ?

Mme Marie-Jo Zimmermann. Comment, selon vous, essayer de renouer la confiance entre les salariés et les syndicats ? Cela passe-t-il par le pouvoir législatif ?

Je connais bien, de par la position de ma circonscription, les syndicats allemands. Lorsque nous avons légiféré sur l’obligation d’une représentation des femmes à hauteur de 40 % dans les conseils d’administration, j’ai pu constater combien le dialogue entre les représentants patronaux et les syndicats de salariés est une réalité, car le travail législatif associe les syndicats. Comment faire en sorte qu’en France le syndicat soit à la fois un lieu où le salarié se sente en confiance et une instance capable de nouer le dialogue avec le pouvoir législatif ?

Mme Seybah Dagoma. Quel est votre de point de vue sur la représentation des chômeurs ?

M. Pierre Cahuc. Je reviens sur mon désaccord avec M. Thibault quant aux vertus de notre système. Toutes les études montrent que la démarche de syndicalisation répond à un intérêt ressenti par le salarié. Or, en France, les salariés n’ont aucun intérêt autre qu’idéologique à se syndiquer car ils bénéficient de tous les avantages négociés par les syndicats sans y appartenir. Il y a donc une explication à la faiblesse du taux de syndicalisation.

La logique des pays scandinaves, que nous prenons si souvent en exemple, est différente. Les syndicats s’y inscrivent dans une démarche de service – vous avez évoqué l’assurance chômage, mais celle-ci est optionnelle. Cela introduit une forme de concurrence entre des organismes qui, s’ils ne sont pas assez efficaces, verront leurs effectifs baisser.

En France, le monopole de fait produit une inefficacité à terme. La priorité doit être de faire évoluer ce monopole dans tous les domaines. En Belgique, le taux de syndicalisation est plus élevé car les services d’accompagnement des demandeurs d’emploi sont différenciés selon les syndicats. Ceux-ci participent à la vie de l’entreprise, mais ils offrent aussi des services. L’action syndicale prend là une partie de son sens. Mais ce n’est pas possible en France car les syndicats jouent un rôle qui s’apparente à celui de législateur. L’appareil syndical est logiquement déconnecté des préoccupations de l’ensemble des salariés.

De nombreux permanents syndicaux, dont le métier est de négocier et de gérer, ne sont plus dans l’entreprise. C’est le cœur de notre problème. Les salariés manifestent de la défiance envers leurs représentants, car ils les estiment déconnectés. Ces derniers sont pour la plupart issus de très grandes entreprises. C’est vrai aussi, d’ailleurs, pour les représentants des employeurs : du côté patronal, la logique des grandes entreprises prime tout autant.

La situation actuelle est vécue comme un avantage par les grandes entreprises, parce qu’elle permet de limiter la concurrence de nouvelles entreprises, qui emploient des personnes plus jeunes, souvent moins payées mais dont les carrières peuvent évoluer. Le secteur marchand, qui compte 17 millions de salariés, n’est pas figé ! En France, quand on est jeune, on est au chômage parce que les accords collectifs freinent l’entrée sur le marché d’entreprises plus petites, plus dynamiques, qui offrent à leurs salariés de meilleures perspectives de carrière.

Nous sommes allés trop loin dans l’homogénéité. Pour les jeunes qui sont sous-représentés dans les appareils syndicaux, l’entrée sur le marché du travail est très difficile. Ce problème est en grande partie lié au mode de formation des salaires dans les branches, qui repose sur cette logique d’extension des avantages acquis par les salariés des grandes entreprises qui en ont les moyens, logique qui n’est pas favorable à la concurrence. Pourtant, ce sont les nouvelles entreprises, les petites entreprises, qui embauchent des jeunes.

Nous vivons dans un monde dynamique, qui favorise la croissance et les dynamiques salariales. Il faut regarder le monde tel qu’il est et non pas comme un monde statique dans lequel les inégalités de salaire seraient permanentes. Le système se bloque car les syndicats représentent trop les grandes entreprises, qui ne sont pas favorables à la dynamique de l’économie.

Sur ce sujet complexe, il faut se garder de toute proposition gadget. La principale exigence qui doit nous guider est celle de la relance de l’adhésion syndicale. C’est un point fondamental pour redonner de la confiance. La logique consistant à octroyer à tout le monde des avantages négociés par des personnes déléguées – sans que les conditions de cette délégation et les modalités de désignation de ces personnes soient clairement exposées – doit être revue. Il faut sans doute limiter l’extension des conventions collectives, qui est néfaste. Nous devrions nous inspirer de l’Espagne et du Portugal qui sont en train de revenir sur ce principe.

Je suis d’accord avec Bernard Thibault au sujet de la loi du 31 janvier 2007, pour des raisons sans doute différentes. Les accords interprofessionnels concernent une part importante de la population, mais leur impact macroéconomique n’est pas nécessairement pris en compte. Dans tous les domaines, le législateur doit jouer un rôle de premier plan et s’abstenir de transformer en loi des accords collectifs. L’ensemble des Français sont soumis aux lois alors que les partenaires sociaux ne représentent, dans le meilleur des cas, qu’une partie limitée de la population.

M. Bernard Thibault. Il n’y a pas un seul pays européen dans lequel le syndicalisme soit en croissance. Il n’existe pas un seul modèle de relations sociales qui promeuve le syndicalisme et garantisse son essor.

Il faut se méfier de l’idée selon laquelle certains pays posséderaient des mécanismes de dialogue – mêmes s’ils sont plus aboutis, j’en conviens – pour assurer le développement du syndicalisme. Il n’y a pas de recette miracle : en Allemagne comme dans les pays nordiques, le nombre d’adhérents diminue.

Le redressement industriel de l’Allemagne s’appuie selon moi sur deux leviers essentiels qui distinguent ce pays du nôtre : un capitalisme plus familial et une concertation sociale approfondie avec les salariés ; les employeurs ont ainsi arrêté des plans stratégiques établissant les besoins de formation des personnels, inconcevables pour l’industrie française.

Il n’existe pas un seul pays aujourd’hui en Europe, quelles que soient la situation économique, la majorité politique ou l’histoire syndicale, dans lequel le mouvement syndical se développe. Ce constat n’est pas sans lien avec la détérioration des démocraties européennes.

M. le président Claude Bartolone. Compte tenu de l’importance du sujet, nous serons sans doute amenés à y revenir. Monsieur Cahuc, je vous remercie.

Le groupe de travail auditionne ensuite M. Bruno Latour, sociologue, professeur à l’Institut d’études politiques de Paris.

M. le président Claude Bartolone. Nous évoquerons à présent non seulement la démocratie sociale, mais également la démocratie environnementale. Monsieur Bruno Latour, nous sommes heureux de vous accueillir ; sociologue, anthropologue, philosophe des sciences, vous avez vu votre œuvre couronnée par le prix Holberg en 2013, notamment pour vos travaux sur la modernité. La même année, vous avez publié Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des Modernes. En 2009, vous avez fondé le « médialab » de Sciences Po qui, en partenariat avec l’association Regards citoyens, a été à l’origine de « La Fabrique de la loi » – outil qui détaille la naissance et l’évolution des textes législatifs au fil de la procédure parlementaire. Le système numérique que vous avez mis en place à cette occasion est d’une grande utilité et nous le suivons de près.

M. le président Michel Winock. Avant que soit donnée la parole à Bruno Latour, je voudrais réagir à ce que j’ai entendu au cours de l’audition précédente. La faiblesse de la syndicalisation représente en effet la plaie de notre démocratie sociale. Cependant, ni Pierre Cahuc ni Bernard Thibault n’ont évoqué la dimension historique et idéologique de ce phénomène. Aussi, pour justes qu’elles soient, les explications avancées – la peur des représailles ou l’inutilité de l’adhésion dès lors que l’on bénéficie automatiquement des accords passés par les représentants syndicaux – négligent-elles un facteur important : la division extrême du syndicalisme français, fruit de son histoire. Le premier syndicat – la Confédération générale du travail (CGT) – apparaît en 1895 ; en 1919 est créée la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC), devenue plus tard la Confédération française démocratique du travail (CFDT) ; la grande scission de la CGT au moment de la guerre froide donne naissance à Force ouvrière (FO). Ces désaccords – qui ne semblent toujours pas surmontés – ternissent l’image du syndicalisme et concourent au manque d’enthousiasme des salariés.

Par ailleurs, notre mouvement ouvrier, syndical et socialiste, est porteur d’une culture particulière, très différente de celle de son homologue allemand. Les trois organisations qui en sont les piliers – la CGT née en 1895, le Parti socialiste créé en 1905 et le Parti communiste apparu en 1920 – ont été fondées sur le principe de la lutte de classes et sur l’espoir révolutionnaire. La révolution n’a pas eu lieu, mais cette culture reste profondément ancrée dans l’histoire de notre mouvement syndical, et tout particulièrement dans celle de la CGT. Or elle n’est pas forcément compatible avec le dialogue que Mme Zimmerman a observé de l’autre côté du Rhin. La culture social-démocrate allemande a permis l’émergence de la loi de cogestion, qui attribue un tiers des sièges dans les conseils d’administration et de surveillance des entreprises aux représentants des salariés – une avancée considérable en matière de démocratie sociale. Les syndicats et le parti social-démocrate ont voulu aller plus loin, exigeant la parité, mais se sont heurtés au refus des organisations patronales. Le conflit a été réglé de manière juridique : les organisations patronales ayant fait appel à la cour de Karlsruhe pour dénoncer la cogestion paritaire au nom du droit de propriété, la cour suprême allemande a jugé cette mesure constitutionnelle. Cette démarche tranche avec notre histoire syndicale ; la culture social-démocrate est celle du dialogue et du compromis entre les aspirations socialistes et le capitalisme, alors que notre syndicalisme est resté majoritairement anticapitaliste. Je vois une contradiction entre cette culture révolutionnaire et la démocratie sociale dans l’entreprise.

Je rejoins enfin la question posée par Mme Dagoma : qui représente les cinq millions de chômeurs français – isolés, inorganisés et sans voix ? Comment leur donner la parole ?

M. le président Claude Bartolone. Nous reviendrons sur cette question. Les chômeurs doivent être écoutés, y compris dans le cadre des négociations salariales où les intérêts des salariés et ceux des exclus de l’emploi entrent en opposition.

M. Bruno Latour. Je travaille sur la question des institutions environnementales et des politiques de la nature depuis 1991, y compris avec mes élèves de Sciences Po. J’avais ainsi proposé de créer un « parlement des choses ». Je serai bref et donc radical.

La notion d’environnement, qui date des années 1980 et 1990, correspond à une vision ancienne des enjeux qui s’imposent à nous ; aujourd’hui, alors que l’environnement ne nous environne plus, mais se niche dans toutes les décisions que nous prenons – sur le chômage, les entreprises ou l’énergie –, elle n’a plus guère de sens. Plutôt que de parler de démocratie environnementale, mieux vaut parler de démocratie tout court. Il n’est pas plus pertinent d’opposer démocratie environnementale et démocratie représentative, car si celle-ci représente mal, c’est aussi parce qu’elle ne représente pas nos décisions et la façon dont nous habitons le territoire. Défini comme ce dont nous avons besoin pour subsister, ce dernier ne correspond pas forcément à un ensemble géographique. Ainsi, l’agence de l’eau Adour-Garonne – qui prévoit qu’en 2050 le débit du fleuve sera moitié moins important – couvre un bassin versant et non un territoire administratif. La question étant de savoir si l’on peut ou non continuer à vivre en utilisant la même quantité d’eau, une telle structure ressemble à s’y méprendre à un parlement des territoires. On le voit, il est impossible de considérer la démocratie environnementale comme un domaine à part.

La démocratie représentative doit apprendre à représenter le territoire. J’ai beaucoup travaillé sur ces questions avec Michel Callon : tant qu’il s’agira de soumettre des projets à la population pour en obtenir une acceptation sociale, les procédures de consultation – quel qu’en soit le niveau d’élaboration – apparaîtront vides et susciteront des critiques. Il s’agit là d’une façon très ancienne d’envisager la représentation, alors qu’il faudrait – je suis, dans ce domaine, un disciple de Dewey – laisser le public formuler lui-même les problèmes et définir dans quel territoire il veut habiter et avec quels êtres construire un monde commun. Voilà la question qui remplace celle de l’environnement.

L’exemple du débit de la Garonne – phénomène climatique global, irréductible aux deux régions administratives concernées – montre que, pour chaque sujet, la définition du territoire exige une enquête ad hoc sur la définition de l’échelon pertinent de la décision. Il n’y a pas d’échelle standard ; or la hiérarchie actuelle de notre système politique rend difficile l’exploration des échelles très diverses que nécessite chaque sujet de ce que l’on appelait autrefois l’environnement.

Parce qu’il a permis de repolitiser les questions scientifiques, le principe de précaution – sur lequel j’ai beaucoup écrit – représente une des grandes vertus de la Constitution et ne doit en aucun cas être remis en question. Beaucoup de juristes et de publicistes l’ont transformé en un principe d’abstention, alors qu’il s’agit au contraire d’un principe d’action qui signe la déconnexion entre les indécisions scientifiques et les décisions politiques. Il est scandaleux de continuer à le critiquer à partir de ce contre-sens. Le principe de précaution constitue une grande avancée institutionnelle à laquelle il faut donner plus de force encore et dont il faut tirer toutes les conclusions juridiques. Si on l’appliquait réellement, la question du climat serait déjà résolue !

Les experts sont toujours placés dans une situation impossible : ni scientifiques ni décideurs. Le problème n’est pas dans leur autonomie, rendue quasiment impossible par l’extension de la domination du capitalisme moderne sur la recherche, mais dans la définition du processus de décision. Comme le montrent de nombreuses études – dont celles du Médialab –, il faut faire intervenir les experts à toutes les étapes de ce processus au lieu de séparer le moment de l’expertise et celui de la décision. L’exemple du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) est, à cet égard, révélateur : l’acceptation sociale des participants à ce forum hybride a été transformée par la façon dont ils ont produit cette institution étrange, sorte de parlement du climat où sont représentés les États aussi bien que les sciences. La manière dont ils ont associé les pays du Sud – très critiques à l’égard de leur domination – montre également qu’il existe beaucoup d’autres façons de lier les experts au processus de décision que la séparation classique entre expertise et décision.

Vous avez raison : il serait catastrophique de séparer la démocratie environnementale des autres enjeux, alors qu’il s’agit de construire en commun des territoires. Ceux-ci étant compris comme l’ensemble des choses nécessaires à la subsistance, on parle de l’ensemble des décisions sur la définition d’une ville, d’une agriculture, d’une industrie, d’une énergie… Les conséquences climatiques de ces décisions sont importantes, mais la question du climat nous a entraînés dans une mauvaise direction, comme nous pourrons à nouveau le constater cette année à l’occasion de la COP21.

Les institutions de la Cinquième République doivent intégrer la question de la représentation des territoires – non plus au sens administratif, mais dans l’acception nouvelle de ce mot. On dit souvent que les politiques n’envisagent que le court terme, mais cela me paraît inexact. Les questions qui nous intéressent s’inscrivent dans des échéances – 2020, 2030, 2050… – que chacun manie en faisant un emprunt pour acheter un appartement, en plantant des arbres, en se mariant, en ayant des enfants. Il n’y a pas d’institutions bien ou mal adaptées au long terme ; le problème n’est donc pas de créer de nouvelles institutions, mais de comprendre comment amener la société civile à déterminer elle-même dans quel territoire et avec qui elle habite. C’est la composition du monde commun qui est ici en question.

Comme je l’avance dans un ouvrage, il nous faut un système bicaméral. Le 2 janvier 2003, j’avais proposé dans Le Monde de réformer le Sénat en le fusionnant avec le Conseil économique, social et environnemental (CESE), la Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale (DATAR) et l’Observatoire des sciences et des techniques (OST). Une telle réforme permettrait de donner une voix aux éléments du territoire dont nous avons besoin pour subsister – ainsi, l’humain, mot qui vient, soit dit en passant, d’humus, ne peut pas subsister sans sols –, mais qui ne bénéficient pour l’heure d’aucune représentation. On a évoqué les chômeurs, mais bien d’autres muets doivent être représentés : les poissons, les forêts... Le bicaméralisme que je propose permettrait de représenter les intérêts des humains et des non humains, par l’intermédiaire des scientifiques, un système de cens permettant de faire figurer les différents éléments du territoire. Le rôle des scientifiques est capital car on connaît la difficulté, par exemple en matière de pêche, de représenter simultanément leurs idées et les intérêts des pêcheurs. Un tel système ne serait pas plus bizarre que la représentativité très indirecte de l’actuel Sénat ou du CESE.

Parmi les institutions à inventer, je pense à une commission de composition des territoires, qui ressemblerait à l’agence de l’eau Adour-Garonne que j’ai évoquée. En effet, cette assemblée qui essayait de décider comment on allait vivre en 2050 avec la moitié d’eau en moins dans la Garonne réunissait à la fois des représentants des villes, qui réfléchissaient aux façons de s’adapter au changement, ceux des agriculteurs – « secs » et « mouillés » – et ceux du trait de côte ; mais bizarrement, c’étaient les diététiciens, imaginant la composition des assiettes des Toulousains et des Bordelais en 2050, qui se révélaient les plus importants. Cet exemple montre bien pourquoi la notion d’environnement n’a plus aucun sens : la question de nos menus de 2050 ne représentait pas un élément environnemental, mais un élément du monde commun, la variation du contenu des assiettes virtuelles de 2050 rendant concrète la différence entre la décision d’économiser l’eau ou non. Il existe donc d’ores et déjà des assemblées représentatives des territoires en voie de composition – le GIEC en est une à l’échelle mondiale –, et il suffit de remplacer les pointillés de toutes ces entités par un trait plein pour voir surgir les institutions que vous cherchez à définir.

Mme Cécile Untermaier. Monsieur Latour, je vous rejoins sur l’importance du principe de précaution. J’ai constaté avec plaisir que les députés siégeant sur tous les bancs – je pense notamment à Marie-Jo Zimmermann – se sont mobilisés pour repousser une proposition de loi qui tendait à lui substituer un « principe d’innovation ».

En matière de démocratie environnementale, l’éducation nationale doit être au cœur de notre réflexion. Pour qu’elle joue pleinement son rôle, il faudrait cesser d’enseigner les sciences naturelles à travers des livres et faire comprendre aux jeunes qu’ils font partie d’un écosystème. Il faut faire valoir l’idée qu’il est tout aussi choquant de ne pas connaître les fleurs ou les espèces rares à protéger que Victor Hugo.

En tant qu’élue, je sais que les projets risquant de produire des effets – bénéfiques ou néfastes – sur le territoire sont souvent médiatisés avant même que l’on n’imagine une étude d’impact associant la population. Il faudra revoir la façon d’organiser le débat public dans le cas d’opérations majeures qui nécessitent une évaluation. Dans mon département, un projet en cours fait ainsi l’objet d’une enquête publique deux ans après avoir été lancé ; c’est évidemment trop tard. Comme nous l’avons noté lors de notre réunion précédente, le débat fait peur ; c’est pourquoi l’on essaie de faire valider des projets déjà montés. L’échec de cette démarche montre qu’il faut travailler à des procédures de participation du public qui ne soient pas des simulacres ; respecter les citoyens implique de prendre en compte leur avis à un moment stratégique.

Par ailleurs, les juristes s’interrogent sur la possibilité de créer un tribunal international de l’environnement. Qu’en pensez-vous ?

Peut-on envisager, enfin, une déclaration universelle des « muets » ?

M. Bernard Accoyer. Vous avez raison, monsieur Latour : la démocratie ne se découpe pas en tranches. Lui attribuer un qualificatif tel qu’« environnementale » reviendrait à la restreindre – une dérive dangereuse. Il n’y a qu’une seule démocratie ; elle a mis longtemps à se mettre en place dans les pays qui en bénéficient, et il serait imprudent d’en manipuler le cadre.

L’un des problèmes majeurs en matière d’environnement, c’est le recul de la culture scientifique dans les lieux de pouvoir et d’influence. On l’observe dans les cabinets ministériels, où les ingénieurs de l’État occupent une place de moins en moins importante dans la chaîne de décision. Malgré le travail de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), on l’observe également au Parlement, et enfin dans les médias, où certains articles à succès manient davantage les peurs irraisonnées que les connaissances et la rationalité. Au pays de Descartes, c’est préoccupant ! Notons également l’absence de courage politique des gouvernements qui, alors qu’ils disposent d’avis scientifiques incontestables, ne prennent pas certaines décisions nécessaires parce que des opposants – qui utilisent des arguments et des méthodes identiques à ceux des sectes – manifestent sur le terrain.

S’agissant du principe de précaution, en revanche, je ne suis pas d’accord avec vous. En tant que président du groupe majoritaire de l’époque, j’en avais suivi l’introduction dans l’article 5 de la Charte de l’environnement, dans le préambule à la Constitution. En effet, alors que des dispositions en ce sens existent déjà dans le droit européen et dans notre loi ordinaire – la loi Barnier –, la France est le seul pays à les avoir élevées au plus haut niveau de la hiérarchie du droit. Le chef de l’État s’était alors fait « marabouter » par Nicolas Hulot, avant de me marabouter à son tour.

La Charte a été difficile à faire accepter ; pour calmer les inquiétudes, nous avions prévu qu’une loi organique préciserait le cadre d’application du principe de précaution. Mais comme nous avons oublié de le mentionner dans la Constitution, on ne peut pas la voter aujourd’hui ; au final, le principe de précaution est invoqué à tort et à travers. Plus personne ne conteste aujourd’hui que si la France a perdu pied dans la recherche en biotechnologies – en particulier en matière de manipulations génétiques dans le domaine végétal –, c’est à cause d’une interprétation inadaptée du principe de précaution, pourtant bien rédigé à l’origine. On l’observe tant dans les discours que dans certaines jurisprudences : si le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État restent prudents, la cour d’appel de Versailles a par exemple ordonné, sans aucun fondement scientifique, de démonter des antennes de radio fréquence. La cour d’appel de Colmar a pour sa part exonéré de toute responsabilité pénale les faucheurs qui avaient arraché des plants de vigne dans une expérimentation scientifique conduite par l’Institut national de recherche agronomique (INRA) – le plus haut niveau de la recherche agronomique en France –, parfaitement encadrée et respectant toutes les procédures. C’est une catastrophe pour l’INRA et pour la science française. Contrairement à vous, je ne crois pas que l’on puisse se satisfaire de cette situation ; cela reviendrait à ignorer le cadre initialement prévu pour le principe de précaution, ainsi que les conséquences de son application actuelle sur la recherche française et le développement des filières de recherche dans le domaine de l’industrie chimique, biomédicale ou pharmaceutique. Le principe de précaution est devenu un épouvantail dans notre pays pourtant si créatif, contribuant à faire céder nos chercheurs aux sirènes de l’étranger.

Mme Christine Lazerges. Monsieur Latour, vous n’avez pas défini le principe de précaution. L’expression est en effet utilisée à tort et à travers ; pouvez-vous revenir sur la distinction entre prévention et précaution ?

La fusion éventuelle du CESE, du Sénat et de la DATAR servirait-elle à créer une chambre à pouvoir législatif, ou bien ce pouvoir appartiendrait-il à la seule Assemblée nationale, le nouvel organisme devenant une institution purement consultative ?

Mme Karine Berger. Le débat porte sur la hiérarchie des normes dans la prise de décision. À titre personnel, je suis opposée à l’inscription du principe de précaution dans la Constitution, pour les raisons qu’a évoquées Bernard Accoyer. Vous dites, monsieur Latour, qu’il s’agit d’un principe d’action ; mais c’est en se fondant sur la dernière phrase de l’article 5 de la Charte – qui ordonne « l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage » – que les tribunaux de première et de deuxième instance ont pris leurs décisions. En l’absence d’action permettant de « parer » à un éventuel dommage, la Constitution française nous invite à bloquer les initiatives ; ce principe très fort, placé au sommet de la hiérarchie des normes, nous interdit de préciser la façon dont l’organisation de notre société peut évoluer grâce à la recherche scientifique et de réformer la législation en fonction des nouvelles découvertes. Le choix de placer la prévention des dommages au-dessus de tous les autres enjeux met ainsi en cause la capacité même de décision en démocratie représentative. En Allemagne, c’est le principe ordo-libéral qui est inscrit dans la Constitution, interdisant d’empiéter sur l’intérêt économique pour des motifs politiques. Qu’il s’agisse de l’environnement ou de la politique monétaire, peut-on choisir unilatéralement de placer un principe particulier au-dessus de tous les autres ?

Quelle est la place de la démocratie environnementale dans un cadre mondialisé ? De quelle marge d’action dispose aujourd’hui un pays isolé ? Chaque fois que l’on fait face à un problème écologique, soit le pays recule devant les intérêts économiques nationaux, soit il constate le peu d’impact de son action unilatérale. Ces questions relèvent-elles encore de la décision nationale ?

M. Denis Baranger. Votre propos liminaire – très philosophique – questionnait le sens des notions et des idées que nous manipulons ; ces interrogations philosophiques rejoignent pourtant aujourd’hui les enjeux concrets.

En matière d’environnement et de rapport entre la politique et la nature, nous sommes aujourd’hui en situation de désarroi. Ni l’Assemblée nationale, ni le pouvoir exécutif, ni l’administration, ni l’entreprise – qui s’est rapidement saisie de la terminologie de l’environnement – ne savent comment aborder intellectuellement les problèmes concrets auxquels nous faisons face. En effet, nous ne pouvons plus opposer nature et culture, loi et nature – nomos et physis des anciens Grecs ; l’environnement n’étant plus ce qui nous environne, on n’a plus affaire à une société politique autonome faisant face à des choses extérieures. Dans De l’esprit des lois, Montesquieu parle du « physique » des choses : climat, sol, population – phénomènes extérieurs et hétéronomes qui gouvernent les hommes sans qu’ils aient prise sur eux. Aujourd’hui, nous avons changé le climat, mais cette relation d’interaction ne nous donne pas pour autant la capacité de le maîtriser davantage. Ce constat est terrible ; comment vivre notre autonomie politique en relation avec la nature ? Comment se ressaisir politiquement de l’environnement – à défaut d’un meilleur terme ?

Face aux catastrophes environnementales, qui nous accompagnent désormais au quotidien, nos outils politiques et juridiques semblent inadaptés. Ainsi, le regretté Guy Carcassonne était très sceptique vis-à-vis de la Charte de l’environnement qui avait créé des droits intellectuellement insaisissables et difficilement justifiables, tel « le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé » proclamé à l’article 1er, bien différent de la liberté d’expression figurant dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. En même temps, le fait que la Charte crée des devoirs avait choqué notre culture politique ; en effet, le rejet de l’amendement de l’abbé Grégoire a empêché de les inclure dans la Déclaration de 1789, par souci d’instituer une autonomie politique pure. L’existence de phénomènes qui résistent à notre prise politique contrarie cette tradition républicaine française, alors que pour « muets » qu’ils soient, ils sont puissants et peuvent nous abattre. Cette situation plonge le politique et le juriste – qui exprime toute une culture politique sans pouvoir agir sur elle – dans le désarroi. Ma question est donc d’ordre philosophique : comment redevenir autonomes et faire à nouveau de la politique face à la nature et à l’environnement ?

Mme Marie-Anne Cohendet. Les écologistes sont parfois perçus comme une secte d’illuminés – en témoigne le terme de « maraboutage »… Mais, dès 1748, Montesquieu affirme dans De l’esprit des lois que l’État « doit à tous les citoyens […] un genre de vie qui ne soit point contraire à la santé », préfigurant les principes de base de la Charte de l’environnement. Les travaux d’un colloque organisé aujourd’hui et demain pour marquer les dix ans de ce document montrent qu’il ne s’agit en rien d’une spécificité française ; le droit de l’homme à un environnement sain a été proposé dès les années 1970 et se retrouve dans pratiquement toutes les constitutions du monde adoptées depuis 1975. Ces principes relèvent donc d’une simple prise de conscience de l’état de la planète, même si la Charte est encore loin d’avoir produit tous les résultats escomptés.

Je suis en total désaccord avec Guy Carcassonne et avec mon collègue : le droit de l’homme à un environnement sain me semble tout aussi concret que l’affirmation des principes de liberté et d’égalité. Le Conseil constitutionnel avait hésité sur l’application du principe de précaution au prétexte qu’il s’agirait d’un principe et non d’un droit ou d’une liberté garantis par la Constitution. Pourtant les principes de liberté et d’égalité sont tout aussi généraux, et le principe de précaution énonce bien un droit : celui de voir l’État et tous les citoyens pratiquer la précaution. Il ne s’agit pas de la protection des petits oiseaux et de papillons par une bande d’illuminés, mais de la survie de la planète ! La reconnaissance de ce droit essentiel – et parfaitement applicable – me semble donc indispensable. Ce principe, M. Latour l’a montré, a fait l’objet d’une série de fantasmes et d’interprétations fantaisistes ; or le principe de prudence du bon père de famille date du droit romain. Il s’agit uniquement d’éviter, en cas de doute sérieux, des conséquences graves et irrémédiables, et nul ne prétendra que la France en est paralysée !

La notion des devoirs est certes associée à des moments historiques non démocratiques, mais tout droit de l’homme implique un devoir. Celui de protéger les conditions de survie de nos enfants et petits-enfants est lié à nos principes les plus élémentaires. L’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 affirme ainsi que : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. » La nuisance – soit toute forme de pollution – ne relève donc pas de notre bon plaisir, car elle se heurte au droit fondamental d’autrui. Par conséquent, je suis M. Latour sur la nécessité d’une deuxième chambre donnant la parole aux muets ; cet organisme, madame Lazerges, devrait à mon sens représenter non seulement toutes les conditions sociales – et notamment les chômeurs – mais également les scientifiques, les syndicats et les protecteurs de l’environnement. Cette chambre pourrait avoir un pouvoir législatif important, mais il conviendrait de laisser le dernier mot à la représentation plus traditionnelle du peuple.

Je constate que le climato-scepticisme, encore excessivement répandu en France, est surtout le fait des personnes âgées : si cette opinion rassemble un tiers de la population française, elle fédère la moitié des personnes de plus de soixante ans. Ainsi, la méconnaissance de l’importance des enjeux de l’environnement au sein de nos juridictions telles que le Conseil constitutionnel vient de ce que leurs membres n’ont aucune conscience de la gravité de la situation. Cela laisse espérer que les choses s’arrangeront avec le temps, mais il ne faudrait pas trop tarder.

L’inéluctabilité de la catastrophe écologique ne fait plus aucun doute pour les esprits ouverts à l’analyse scientifique et à la connaissance des travaux du GIEC. Face à ce constat, la tendance naturelle de beaucoup de Français est de fermer les yeux et de profiter de la vie. Pourtant, choisir d’aller dans le mur à cent ou à vingt à l’heure n’implique pas les mêmes conséquences ! Il convient de modifier de toute urgence nos institutions en intégrant des acteurs qui peuvent faire parler les muets pour aller vers la catastrophe inévitable le plus lentement possible, de façon à limiter les dégâts.

M. Alain-Gérard Slama. Jean Jouzel, homme clé du GIEC, appartient pourtant à la tranche d’âge que vous venez de sortir du jeu…

Mme Marie-Anne Cohendet. La moitié de cette tranche d’âge uniquement !

M. Alain-Gérard Slama. Les droits et les devoirs dont il s’agit ici sont les droits de l’homme et les devoirs envers l’homme. Pourtant avec l’écologie et l’environnementalisme, le débat atteint parfois une dimension quasi religieuse. On nous parle des droits des objets, des animaux, des arbres, de la Garonne… Je soupçonne d’ailleurs Bruno Latour d’avoir été influencé par les quatorze mille vers des Esprits de Garonne d’André Berry… Dès lors que la protection de la nature devient une religion, je crains qu’on ne refuse toute prise de risque. C’est le caractère général et absolu du principe de précaution qui m’effraie ; à certains moments, la précaution est positive, voire incitative, mais elle peut également être paralysante. L’avoir inscrite dans la Constitution, au sommet de la hiérarchie des normes, relève d’une erreur de raisonnement redoutable. Edgar Morin indiquait que l’homme était aujourd’hui indissociablement inscrit dans le processus de la nature et que sa responsabilité en devenait écrasante ; mais toute la question est de savoir comment répondre à ce défi avec les moyens dont nous disposons. Deux attitudes s’offrent à nous : essayer de changer les comportements et de dissuader les gens d’adopter les pratiques dangereuses pour l’environnement, par exemple en rendant plus difficile l’usage de la voiture ; ou bien interdire certaines conduites en les pénalisant en amont du choix individuel. L’un des problèmes de la prévention est de vouloir parvenir au risque zéro, mettant en danger les libertés publiques ; en effet, le risque zéro implique d’infliger la pénalité maximale correspondant au délit commis.

Monsieur Latour, votre démarche est ingénieuse et séduisante ; mais faire du Sénat un représentant d’objets inanimés impliquera de donner à ceux-ci une âme, avec toutes les conséquences juridiques que cela emporte. Surtout, quelle place donnez-vous à l’innovation ? On le sait depuis Schumpeter, l’innovation relève de l’imprévisible et défie la planification. Les théoriciens économiques de la gouvernance cherchent à tout prévoir et à inscrire les comportements sociaux dans des catégories ajustées à la réglementation ; je m’inquiète de cette propension des experts à vouloir tout encadrer.

Enfin, votre définition de la liberté, madame Cohendet, pose problème. Vous avez évoqué la nuisance à autrui, quelle qu’elle soit. Je vous renvoie au débat soulevé par John Stuart Mill : faut-il réellement limiter une nuisance quand elle se réduit à un simple déplaisir, comme dans le cas de la jurisprudence sur les antennes de radio-fréquence ? Notre société est tellement hantée par les menaces qui pèsent sur l’environnement que nous en arrivons à avoir peur de notre ombre.

Mme Marie-Jo Zimmermann. Comme Mme Cohendet, j’estime que le principe de précaution va dans le sens de l’innovation dans la mesure où il exige encore plus de travail et de réflexion. Intervenant à une étape où l’on n’a pas encore identifié les dangers, il diffère du principe de prévention où il s’agit de parer à des dangers déjà identifiés. Le président Chirac l’avait bien compris lorsqu’il a souhaité créer la Charte de l’environnement. N’étant pas polytechnicienne, je respecte l’avis, l’intelligence et l’instruction de Mme Berger et reconnais que la démocratie ne se tronçonne pas. Mais il est indispensable d’intégrer l’aspect environnemental et le principe de précaution pour construire une véritable démocratie.

Mme Marie-Anne Cohendet. Certains membres de cette assemblée semblent encore habités de l’esprit « soixante-huitard » lorsqu’ils défendent le principe selon lequel il est interdit d’interdire et la toute-puissance de la jouissance individuelle, à l’appui d’une vision du monde qui n’est sans doute plus majoritaire aujourd’hui.

Mais être écologiste, ce n’est ni être illuminé, ni être animiste. Il ne s’agit pas de défendre les arbres pour eux-mêmes. Pour ma part, je place l’homme au centre du monde, tout en estimant qu’il ne peut pas vivre sans un environnement équilibré – ce terme d’environnement pouvant, j’en suis d’accord, être discuté.

Le principe de précaution n’empêche en aucun cas l’innovation, tant que celle-ci ne conduit pas à des risques graves et irréversibles. En cas de doute, il faut procéder, par prudence, à des recherches supplémentaires.

Quant aux intérêts contradictoires des uns et des autres, on peut tolérer certaines nuisances, mais la liberté, c’est le droit de faire ce qui ne nuit pas à autrui, ce droit étant, pour chacun, borné par le droit du voisin. Il ne s’agit pas ici de déplaisir mais de survie. Soyons lucides : c’est la survie de notre société, de nos enfants et petits-enfants qui est en jeu, ce qui mérite bien que l’on bride un peu la toute-puissance de nos nombrils ambulants.

Mme Karine Berger. La loi Neuwirth aurait-elle pu être promulguée sans être censurée par le Conseil constitutionnel en 1969 si le principe de précaution avait été inscrit dans notre Constitution, sachant il n’y avait alors aucun moyen de s’assurer qu’une généralisation de la contraception ne comportait pas un risque pour la santé des femmes ? C’est d’ailleurs sur cet argument que s’était appuyée une grande partie de la majorité de l’époque pour faire obstacle à la loi.

M. le président Claude Bartolone. Je voudrais revenir ici sur le bicaméralisme. Que chacun se rassure : je suis favorable au bicaméralisme, mais sous une autre forme que celle qu’on lui connaît. En se transformant en Conseil économique, social et environnemental, le Conseil économique et social a fait, en quelque sorte, le pari de la conférence de consensus. Malgré les hauts cris que poussent nos amis sénateurs, qui se sentent peut-être menacés, les parlementaires doivent s’interroger sur la forme de conférence de consensus qui permettra, à moyen et long termes, de donner du sens aux lois. Députés et sénateurs doivent réfléchir à la spécificité de leurs assemblées respectives dans la perspective d’une évolution de notre démocratie.

Bernard Accoyer l’a dit à mots couverts, les conférences de consensus sont désormais indispensables pour prendre certaines décisions politiques, qu’elles concernent des aéroports, des barrages ou tout autre équipement modifiant l’environnement. Pour prendre un autre exemple, tiré de l’un de vos articles, monsieur Latour, comprendre la cohérence d’une décision du législateur sur les oiseaux migrateurs exige qu’au-delà des enjeux de court terme propres aux chasseurs on s’intéresse à ce que représente, sur le long terme, le patrimoine de ces oiseaux. En d’autres termes, toute décision de court terme doit s’inscrire dans une perspective de long terme qui doit être mise au jour. C’est indispensable si l’on veut empêcher nos concitoyens de s’éloigner définitivement d’instances de représentation dans lesquelles ils ne se reconnaissent plus.

Il faudrait aussi évoquer le temps de la loi, mais c’est une autre question, sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir.

M. Bruno Latour. Vos interventions étaient passionnantes. J’ai écrit une pièce de théâtre sur le principe de précaution, et je ne manquerai pas d’utiliser certains de vos propos pour la renouveler.

Je reprendrai l’expression employée par Denis Baranger : nous ne pouvons qu’exprimer notre désarroi face aux nouvelles questions qui irriguent le champ politique et, en l’occurrence, comme le soulignait Bernard Accoyer, notre absence générale de culture scientifique ne nous aide pas à le surmonter. J’ai pour ma part très vivement contesté le jugement de la cour d’appel de Colmar, qui faisait, à mon sens, une lecture absurde du principe de précaution : celui-ci doit avant tout se concevoir comme un partage des incertitudes, et il fallait laisser l’INRA se livrer à ses expérimentations.

Je rappelle que le principe de précaution puise son origine dans l’affaire du sang contaminé, affaire dans laquelle on a voulu attendre d’avoir des certitudes absolues pour prendre des décisions. Il n’y a pas meilleur exemple selon moi, pour plaider, donc, en faveur du partage des incertitudes entre des scientifiques délivrés du statut d’expert, l’expertise constituant une clôture absolument contraire par nature à ce qu’est le travail de recherche. J’ajoute que le partage des incertitudes, c’est évidemment la définition même de la démocratie, au sens où l’entend Dewey. Dans cet esprit, la place de l’innovation doit être la plus importante possible, sachant qu’elle n’est pas l’apanage des seuls chercheurs mais de la société tout entière.

Je vous renvoie enfin de nouveau au GIEC qui, en travaillant, notamment dans les pays en voie de développement, avec les plus sceptiques, a beaucoup fait pour modifier la façon dont on pouvait absorber les incertitudes, et donc les certitudes scientifiques.

Dans le modèle ancien, les décisions politiques s’appuyaient sur des certitudes scientifiques, et tant pis s’il survenait la moindre incertitude. C’est ce qui est arrivé aux Américains sur la question du climat, lorsqu’a été désigné à la tête de la commission sénatoriale de l’environnement un républicain qui, entre deux prières, écrit des livres pour expliquer que Dieu n’aurait jamais permis aux humains de provoquer le changement climatique et que les recherches scientifiques sur le climat relèvent de la blague. Nous sommes, nous, au pays de Descartes, où le partage de l’incertitude doit continuer de primer. De ce point de vue, le principe de précaution est fondamental.

En ce qui concerne le bicaméralisme, il peut être conçu de deux manières.

La première consiste à envisager, d’une part, une assemblée des humains et, d’autre part, une assemblée des « muets », cette dernière fonctionnant selon un système censitaire et accueillant ceux qui ont été capables d’organiser des commissions d’exploration des territoires réunissant, par exemple, chasseurs et spécialistes des oiseaux, ou spécialistes des barrages, agriculteurs et opposants aux barrages.

La difficulté est qu’à chaque scène de conflit – l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, le barrage de Sivens, la Garonne – correspond une échelle territoriale différente, qu’il faut conjuguer avec un cadrage administratif souvent inadapté. C’est donc un des enjeux de la réforme institutionnelle que de rendre possible le changement d’échelle en fonction des enjeux. Définir en effet une démocratie sans le sol sur lequel elle repose n’a aucun sens, et tout notre désarroi vient de ce que celui-ci semble se dérober sous nos pieds, nous empêchant d’intégrer proprement cette notion d’appartenance au territoire dans notre réflexion.

La seconde manière d’envisager le bicaméralisme est plus radicale et procède de deux questions-clefs que j’ai formulées dans Politiques de la nature : combien d’êtres faut-il être capable de prendre simultanément en compte ? Peut-on composer un monde commun avec ces êtres ? Partant, je propose un bicaméralisme qui ne soit plus fondé sur la séparation entre humains, d’un côté, et « muets », de l’autre, mais organisé autour de deux manières distinctes de rassembler ces deux catégories.

Le premier lieu serait celui du questionnement ouvert, un espace, en quelque sorte dévolu à toutes les formes – scientifiques ou non – d’exploration de l’incertitude touchant à l’ensemble des êtres avec lesquels nous cohabitons. Le second lieu serait celui de l’institution où se pose la question cruciale de la loi et des décisions à prendre. On voit que cette nouvelle forme de bicaméralisme ne s’articule plus autour de l’ancienne opposition entre faits et valeurs, laquelle met les experts dans une position impossible, puisqu’on attend d’eux qu’ils closent le débat, quand l’ambition d’un vrai chercheur est précisément de l’ouvrir.

C’est dans cette optique que nous allons organiser à Sciences Po, au mois de mai, une simulation de la conférence climatique où, en marge des États-nations, seront également représentés les « muets », à charge pour les trois cents étudiants participant à cette simulation de débattre sur la manière de définir le territoire et de faire émerger des décisions d’un type nouveau.

La pensée politique s’est longtemps tenue à l’écart de la problématique du territoire, au sens où je l’entend, et il est primordial aujourd’hui de « reterritorialiser » notre droit public. La multiplication des exemples de projets qui achoppent sur la question de l’acceptabilité sociale montre qu’on ne peut faire l’économie d’une seconde chambre, permettant cette recomposition des territoires, indispensable à notre démocratie.

À cet égard, je reviens sur cette affaire scandaleuse de Colmar, qui illustre parfaitement notre incapacité à partager l’incertitude, alors même que les expérimentations de l’INRA s’inscrivaient dans le cadre des procédures préconisées par Michel Callon. Le risque zéro est antinomique du principe du précaution, qui doit, je le répète, nous inciter au partage des incertitudes.

M. Bernard Accoyer. Le jugement de la juridiction de Colmar a détruit la recherche scientifique française en biogénétique végétale : il n’existe plus aujourd’hui en France une seule culture expérimentale d’organisme génétiquement modifié, alors qu’il y en avait une centaine avant l’an 2000. Pour rendre son jugement, la juridiction s’est appuyée sur le principe de précaution. En reconnaissant qu’il s’agissait d’une énorme erreur, vous admettez donc que, dans son acception, actuelle, ce principe est susceptible de poser des problèmes.

En prenant l’exemple du sang contaminé, vous avez par ailleurs commis une confusion, qui, chez certains, devient un amalgame destiné à manipuler l’opinion. En effet, le principe de précaution n’est nullement en cause dans cette affaire car, en 1985, nous étions parfaitement avertis des risques de contamination sanguine attachés à certaines populations, notamment la population carcérale. Ce qui a fait défaut à l’époque, c’est l’application du principe de prévention, sur lequel nous nous accordons tous et qui consiste à prévenir un risque identifié. Sachant qu’une seule poche contaminée suffisait à contaminer la totalité des lots, il aurait fallu éliminer les donneurs à risque. Dans l’un et l’autre cas, c’est le manque de rigueur scientifique qui est en cause, avec les conséquences que l’on sait.

M. le président Claude Bartolone. Ceci illustre bien toute l’importance des études d’impact pour le législateur du xxie siècle.

Monsieur Latour, nous vous remercions pour votre contribution.

Le groupe de travail auditionne ensuite M. Benoît Hartmann, porte-parole de France Nature Environnement.

M. le président Claude Bartolone. Nous accueillons à présent Benoît Hartmann, porte-parole de France Nature Environnement, fédération française des associations de protection de la nature et de l'environnement, créée en 1968 et reconnue d’utilité publique en 1976. Elle regroupe aujourd’hui environ trois mille associations membres ou affiliées.

M. le président Michel Winock. Je suis resté extrêmement perplexe devant les graves conflits suscités par le projet de retenue d’eau de Sivens ou le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, qui ont donné lieu à des manifestations et des affrontements, parfois dramatiques, devant lesquels on ne peut que se demander de quel côté se trouve la démocratie : du côté des assemblées élues, qui décident ? Ou de celui des militants, qui font usage de la force ? Les deux camps ont leurs raisons, alors que faire ?

La question a été posée à Daniel Cohn-Bendit, qui a proposé le recours à des référendums locaux : « Le référendum », a-t-il déclaré, « ne signifie pas seulement un vote, mais aussi un débat public relayé par les médias. Les experts institutionnels et ceux de l’initiative civile sont placés sur un pied d’égalité. Puis on arrive à un vote auquel tout le monde peut participer, garantissant un résultat démocratique. »

Dans le même entretien, Daniel Cohn-Bendit donnait l’exemple du conflit qui a éclaté en 2012 sur le projet d’enfouissement de la gare centrale de Stuttgart, décidé par la Deutsche Bahn, la ville et la région et violemment remis en cause par des manifestants. Les verts, hostiles au projet, ont proposé un référendum. Un médiateur a été désigné, un grand débat public relayé par les médias a été organisé, chacun faisant valoir ses arguments. On a finalement voté, et ce sont les partisans de l’enfouissement qui l’ont emporté. Et Daniel Cohn-Bendit de conclure : « Les Verts, bien qu’exerçant la présidence du land, ont exécuté cette décision. […] Il y a eu un vrai débat, les citoyens ont été écoutés et la majorité a décidé. »

Voilà une procédure, assez raisonnable, que je soumets à votre réflexion.

M. Benoît Hartmann. Je représente France Nature Environnement, fédération d’associations de défense de la nature et de l’environnement, née en 1968 du rassemblement des sociétés savantes. Nous sommes un mouvement démocratique et élisons nos instances de décision. Nous comptons un peu plus de huit cent cinquante mille membres affiliés par le biais de leurs associations, elles-mêmes adhérentes à nos antennes régionales.

Nous sommes d’abord une fédération humaniste, ce qui explique que nous soyons écologistes : nous défendons la nature dans l’intérêt de l’homme, avec l’idée de promouvoir un monde vivable. Par ailleurs, nous sommes une fédération légaliste, c’est-à-dire que nous nous refusons à recourir à des moyens illégaux pour faire avancer notre cause : point d’arrachage d’OGM ou d’occupation de sites. Notre réseau juridique est très développé, et il est à l’origine de plusieurs arrêts de jurisprudence en matière de droit de l’environnement. Cette manière d’agir prend malheureusement du temps et, bien souvent, les bulldozers vont plus vite que la démocratie ou la justice. Nous n’avons donc pas toujours les moyens de faire œuvre utile.

Grâce à notre réseau, nous participons sur l’ensemble du territoire aux enquêtes publiques et aux conseils de bassin. Cette expérience du terrain me confirme dans le diagnostic que la démocratie environnementale est malade, au même titre que la démocratie tout court.

Pour ce qui me concerne, j’ai quarante-trois ans. Géographe de formation, spécialiste en aménagement du territoire, urbaniste et environnementaliste, j’ai travaillé pour la mairie de Paris pendant huit ans avant de rejoindre, il y a six ans, France Nature Environnement, avec les fonctions cumulées de porte-parole, directeur de la communication et directeur des relations extérieures.

Ayant lancé, lors de la campagne présidentielle de 2012, l’« appel des 3 000 » de FNE, nous avons reçu, lors de notre congrès, le président Hollande, qui déclara alors, à notre grande satisfaction, vouloir placer le dialogue environnemental au même niveau que le dialogue social. Cet engagement, repris lors de la première conférence environnementale, est malheureusement, depuis, resté lettre morte.

J’en arrive au drame de Sivens. Si Rémi Fraisse, botaniste, membre d’une de nos associations adhérentes, a éprouvé le besoin d’aller manifester sur le site du barrage plutôt que de se consacrer à ses relevés, c’est qu’il a senti qu’il y avait là un problème, que nous qualifions pour notre part de problème démocratique.

La violence découle toujours de la rupture du dialogue et du sentiment de frustration qui l’accompagne, a fortiori lorsque, comme dans le cas du barrage de Sivens, les instances consultatives ont rendu des avis négatifs dont il n’a pas été tenu compte.

En osant un parallèle hardi, je considère que les récents attentats commis à Paris procèdent d’un mal identique et sont le symptôme de la même maladie dont souffre notre démocratie, qui ne sait pas construire un projet de territoire avec ses habitants. Les territoires naturels faiblement peuplés en électeurs comme les villes de banlieue et les territoires péri-urbains où le taux de chômage atteint 60 % et où la ségrégation sociospatiale est très forte subissent une forme de déshérence démocratique, car les citoyens y ont le sentiment d’être dépossédés de l’aménagement de l’espace et des projets de territoire et qu’ils se sentent victimes de choix qui leur sont imposés. Cela contribue à nos yeux à la crise de la démocratie représentative.

Pour illustrer notre propos, nous avons élaboré une carte de France des combats environnementaux que nous menons. Elle recense deux cents projets – cent cinquante que nous dénonçons et cinquante que nous nous battons pour améliorer. Je rappelle ici que dix mille enquêtes publiques se déroulent chaque année, qui se passent plutôt bien et auxquelles nous contribuons, preuve qu’il est possible de bien faire quand on le veut. Pour en revenir en revanche aux cent cinquante projets dont nous estimons qu’ils ont un coût environnemental avéré supérieur au bénéfice socio-économique escompté, d’ailleurs souvent exagéré par le porteur de projet, ils ne peuvent faire l’objet d’un traitement au cas par cas, car ce sont autant de bombes qui risquent de nous exploser à la figure.

D’où la nécessité d’un sursaut démocratique. Il faut apporter à ces problèmes une réponse collective pour guérir le citoyen de l’idée que la démocratie participative n’est qu’un alibi. Dans cette optique, il faut revoir l’articulation entre démocratie représentative et démocratie participative. Les associations doivent être utilisées comme des agents de liaison entre le citoyen et le politique, lequel doit être le garant de l’intérêt public, qui n’est ni la somme des NIMBY – acronyme américain de Not In My Backyard – ni celle des intérêts particuliers.

Le chantier de la démocratie participative a été ouvert par Mme Royal. Nous y participons, tout en considérant que les outils choisis ne sont pas les bons. On nous dit que cette nouvelle démocratie va s’inscrire dans la loi défendue par le ministre de l’économie, Emmanuel Macron : nous n’avons pas été consultés, et cela nous semble quelque peu incongru. On nous parle également d’un cavalier législatif inséré dans la loi sur la biodiversité. Soit. Mais les territoires en déshérence démocratique ne s’arrêtent pas aux espaces naturels, et ils exigent autre chose que des réponses strictement environnementales. Nous attendons des députés élus de la seconde couronne, de banlieues ou de villes nouvelles atteintes de ce syndrome qu’ils s’expriment. Cela contribuerait à renforcer notre position.

Quoi qu’il en soit, France Nature Environnement a des propositions très concrètes à faire.

En premier lieu, il faut renforcer l’indépendance de la décision environnementale en créant une autorité administrative indépendante. Outre que cela fluidifierait les circuits de décision, cela permettrait d’éviter les conflits d’intérêt.

Il faut ensuite s’assurer que la participation des citoyens à l’élaboration des projets intervient à un moment où il est encore possible de faire évoluer ceux-ci. Dans ce domaine, la Commission nationale du débat public (CNDP) n’est saisie que sur les projets dont le coût est supérieur à 300 millions d’euros. Cela exclut d’emblée des projets comme le barrage de Sivens, dont les enjeux environnementaux – espèces menacées, zones humides saccagées – sont pourtant énormes pour la région. Aussi faudrait-il sans doute envisager des déclinaisons régionales de cette instance, devant lesquelles les critères d’éligibilité seraient qualitatifs et non plus quantitatifs : on peut en effet avoir de petits projets à gros impact environnemental et de grands projets à très faible impact.

Il faut également repenser l’enquête publique. Il n’est pas imaginable qu’elle intervienne sans qu’ait été posée la question de l’opportunité du projet, car c’est précisément cela qui génère de la frustration chez le citoyen et l’éloigne du fait politique.

Si l’on veut que le public participe, il faut enfin mieux prendre en compte sa participation. Il est indispensable, notamment pour garantir l’acceptabilité sociale des projets, d’organiser la traçabilité des contributions citoyennes.

Sans les rendre opposables, il va falloir également, d’une manière ou d’une autre, donner davantage de poids aux avis émis par les commissions consultatives. Les pouvoirs publics ne peuvent plus s’asseoir sur l’avis de l’Office national de l’eau et des milieux aquatiques (ONEMA), de la CNDP ou du Conseil national de la protection de la nature (CNPN).

Nous recommandons aussi d’améliorer l’accès à l’information et de la rationaliser, en capitalisant plutôt qu’en multipliant les études d’impact.

La gouvernance environnementale mérite d’être profondément réformée. Le dialogue environnemental ne pourra jamais prétendre se situer au même niveau que le dialogue social si on ne donne pas aux représentants de l’environnement les mêmes moyens qu’aux représentants sociaux. À titre d’exemple, le Conseil national pour la transition écologique (CNTE) comporte six collèges, où les écologistes – associatifs et apolitiques, pour la plupart – sont minoritaires. Par ailleurs, les écologistes ne sont pas représentés au Conseil national de l’industrie, où ils pourraient pourtant avoir des choses à dire. Enfin, tandis que les instances sociales sont représentées dans les instances environnementales, l’inverse n’est pas vrai. Il convient donc de faire une juste place aux associations environnementales, reconnues d’utilité publique et qu’on ne peut pas soupçonner de servir de relais aux « nimbystes ».

Cela doit s’accompagner d’un renforcement de l’engagement bénévole et du maillage associatif. Si l’on ne veut pas que le bénévolat soit l’affaire des seuls retraités, qui appartiennent aujourd’hui à une génération pour moitié climato-sceptique, il faut envisager de proposer aux bénévoles un véritable statut, assorti éventuellement d’un défraiement ou d’autres formes d’avantages. Je ne peux que déplorer que les membres du conseil d’administration de FNE soient aujourd’hui plus âgés – et donc guère représentatifs – que la moyenne de nos militants qui œuvrent au quotidien sur le terrain. Un réforme urgente est donc nécessaire pour que nous puissions remplir, notamment, les missions que nous a déléguées l’État, puisque nous sommes gestionnaires de plusieurs espaces naturels.

Un mot enfin sur le bicaméralisme. Pourquoi en effet ne pas faire du Sénat une assemblée du long terme ? Cela étant, l’Assemblée nationale doit aussi être l’assemblée du long terme, car l’écologie ne se pense ni à court ni à moyen terme.

Quant à la question de concilier l’économie et l’écologie, elle ne se pose même pas. Une économie résiliente est une économie qui a pris en compte la ressource et son épuisement potentiel, de manière à l’exploiter de façon optimale. Non seulement l’économie et l’écologie ne sont pas inconciliables, mais il faut d’urgence apprendre à les concilier et renoncer à tout modèle qui porte en germe sa propre fin.

Mme Marie-Louise Antoni. Vous avez souligné la vitalité de votre mouvement. Il y a certes des combats perdus, mais sans doute aussi beaucoup de combats gagnés, et je n’ai pas le sentiment que vous soyez aussi démunis que vous semblez le dire. Quel bilan tireriez-vous de votre action ?

M. Guillaume Tusseau. Vous vous interrogez sur les moyens d’intéresser un cercle plus large de participants aux débats publics sur les projets ayant une incidence environnementale. La professionnalisation des personnes impliquées dans les débats, l’oligopole de la parole environnementale dont elles semblent jouir sont-elles, selon vous opportunes ? S’agit-il d’un mal nécessaire – et temporaire – pour le succès de la cause environnementale, ou y voyez-vous un risque pour la démocratie participative ?

M. Benoît Hartmann. La carte de France des projets dans lesquels s’est investie France Nature Environnement ne recense pas seulement les projets nuisibles mais également les projets utiles. Il y en a une cinquantaine sur lesquels nous avons mené une action positive en les faisant évoluer, par exemple en déportant une route hors de la zone Natura 2000 ou en déplaçant une éolienne, de façon à ce qu’elle ne soit pas à la sortie d’une grotte abritant des chiroptères. Cela prouve bien que, quand on s’en donne les moyens, la démocratie participative fonctionne et concourt à l’acceptabilité sociale des projets. Perdre du temps en amont, c’est en gagner en aval, et le temps en aval coûte cher car il s’agit de contentieux. Reste que notre capacité à agir demeure limitée. Nous ne pouvons que très exceptionnellement déposer des recours, à cause du coût financier et de l’investissement humain que cela nécessite. Il nous faut donc faire des choix et renoncer à des combats que nous n’avons pas les moyens de mener et que personne d’autre ne mènera à notre place.

Nous souffrons par ailleurs d’un problème d’image : bien que nous soyons des écologistes de la société civile, certains nous assimilent à un parti politique, ce qui brouille notre message.

Quant à la professionnalisation, elle est nécessaire. Une expertise scientifique est indispensable pour éclairer la décision, et notre rôle est d’aider le citoyen à se forger sa propre opinion.

Enfin, nous considérons qu’à Sivens la démocratie n’a pas fonctionné. Parce que nous sommes des républicains forcenés, nous serions les premiers à admettre une décision éclairée, prise démocratiquement, quand bien même elle irait à l’encontre de notre opinion. Mais il n’y a pas eu de dialogue à Sivens, malgré la grève de la faim entreprise en pure perte par certains militants pour être entendus. Les opposants au barrage ne se sont pas opposés à une décision démocratique, ils ont contesté une décision qui, précisément, ne respectait pas les conditions de la démocratie et avait été prise en dépit de l’avis réputé défavorable du commissaire-enquêteur, de l’avis négatif de l’ONEMA et de deux avis négatifs du Conseil scientifique régional du patrimoine naturel (CSRPN).

Mme Seybah Dagoma. Tout d’abord, je voudrais remercier le président Winock pour son propos liminaire qui répond à l’une de mes préoccupations.

La question environnementale n’ayant pas de frontières, j’aimerais connaître, monsieur Hartmann, votre manière d’envisager une régulation à l’échelle mondiale et le rôle que les citoyens pourraient y jouer. La crise de la gouvernance mondiale et la difficulté d’obtenir un consensus aboutissent souvent au statu quo. Je ne désespère pas et j’attends beaucoup de la vingt et unième conférence sur le climat, dite COP21, même si je m’interroge sur l’accord noué entre la Chine et la États-Unis en dehors de tout cadre international.

Nombre d’États, qui reconnaissent les travaux du GIEC et se disent favorables à une responsabilité commune, estiment que cette responsabilité doit être différenciée, en utilisant un argumentaire bien connu : les pays occidentaux qui se sont développés depuis le XIXe siècle ne peuvent imposer des règles qui contraindraient le développement des autres. Les pays développés ont une grande part de responsabilité dans la situation actuelle, tandis que d’autres occupent une place particulière dans le commerce international : la responsabilité de la Chine doit être évaluée en tenant compte du fait qu’elle est « l’usine du monde » utilisée par nous tous. S’il faut établir une différenciation entre les États, qui aurait la légitimité de le faire ? Quelle devrait être la place des citoyens dans la gestion de ce problème mondial ?

M. Bernard Thibault. Ayant l’impression que l’on oppose trop systématiquement les démocraties environnementale et sociale, j’aimerais connaître votre avis, monsieur Hartmann, sur la meilleure manière d’articuler les deux.

La démocratie, au sens générique du terme, doit se décliner de manière plus satisfaisante sous différents aspects, les uns ne s’opposant pas aux autres. La démocratie sociale permet aux acteurs du monde économique, notamment aux salariés, de peser sur certains choix stratégiques. C’est un enjeu majeur. Le pouvoir politique peut y trouver un moyen d’agir davantage sur ce qui se dessine, non pas forcément en intervenant lui-même, mais en déléguant de nouveaux pouvoirs à ceux qui sont les mieux à même de les exercer. Ceux qui travaillent dans les entreprises sont les mieux placés pour émettre des opinions, voire des contre-propositions.

Le monde du travail a aussi un impact environnemental évident. Il serait peut-être temps de reconnaître certaines formes de droit d’intervention dans ce domaine, qu’il s’agisse de l’organisation des chaînes de production, de l’utilisation de certains produits, etc. Le monde du travail peut être source d’acteurs lucides, conscients et informés. Ceux qui sont engagés professionnellement dans un domaine peuvent prétendre le maîtriser mieux que d’autres, ce qui doit faire d’eux des acteurs non pas exclusifs mais reconnus. Pensez-vous qu’il soit possible d’améliorer cette articulation entre les démocraties sociale et environnementale sans les opposer, mais en les concevant de manière complémentaire ?

Comment organiser une représentativité environnementale à un moment où l’on s’interroge notamment sur celle des élus ? Même les élections n’empêchent pas que se crée une distance entre les électeurs et les élus de la République, ce qui nous conduit à nous interroger sur les institutions. Avez-vous réfléchi à la manière dont pourraient être choisis ces représentants environnementaux qui pourraient même se voir confier des responsabilités ?

Mme Marie-Anne Cohendet. Sur les murs de Rio, lors du Sommet de la Terre de 1992, on voyait déjà fleurir des dessins accusant les riches de chercher à imposer la protection de l’environnement à des gens dans la survie. S’il faut avoir conscience du problème, il faut aussi savoir dépasser cette opposition et la vision négative d’une écologie punitive. L’écologie consiste à prendre en compte la vie de l’homme dans tous ses aspects et, en la matière, les expériences constructives et très intéressantes ne manquent pas.

La protection de l’environnement doit être prise en compte à tous les niveaux de décision. Quant au droit de l’homme à l’environnement, il est reconnu en droit européen et international. C’est ainsi que la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) l’a plusieurs fois affirmé, alors même qu’il ne figure pas en tant que tel dans la Convention : elle l’a notamment déduit du droit à la vie et à une vie familiale normale. Nombre de conventions internationales, notamment celle d’Aarhus sur le droit à l’information, ont une influence majeure sur le droit de l’environnement. S’agissant d’information, je pense que les études d’impact et les débats doivent arriver très tôt dans le processus de décision et que certains éléments de la « loi Macron » pourront être utiles.

Comme Guillaume Tusseau, je pense que les associations doivent jouer un rôle très important, notamment parce qu’elles sont bien informées, mais aussi que tous les citoyens doivent s’emparer du sujet. J’ai en tête de formidables expériences de démocratie participative de ce type : des gens de tous les âges et de toutes les conditions étaient heureux d’être là, tous ensemble, à s’occuper de la chose publique. Il faut valoriser ces expériences positives et changer complètement notre image de la protection de l’environnement qui est trop souvent associée à des sectes et à des opérations négatives et punitives. C’est une cause qui peut rassembler tout le monde et pour laquelle doivent être consacrés des moyens importants, dans les deux chambres du Parlement, mais peut-être davantage dans l’une que dans l’autre.

M. Bernard Accoyer. Je m’interroge, et c’est le lieu, sur la hiérarchie des démocraties. Je m’interroge sur ce que nous devrions tous faire pour essayer de sauver notre démocratie, qui n’a pas été construite en un jour et dont on voit qu’elle a davantage besoin d’être confortée que remise en cause.

Quand j’entends dire que l’on peut, d’une certaine façon, légitimer la violence en contestant nos procédures, je m’interroge. La première règle n’est-elle pas de respecter les lois de la République, de considérer que ceux qui ont été désignés par le verdict des urnes ont une légitimité ? N’est-il pas nécessaire de respecter les services de l’État, qui rassemblent des fonctionnaires dévoués à la cause publique, c'est-à-dire à la République, en quelque sorte ?

Tout cela, vous le remettez en cause, en prenant la défense de personnalités ou de mouvements dans lesquels l’autoproclamation est généralement la référence de base. Cela complète la rétraction de la place de la science dans notre société, me direz-vous, mais c’est souvent l’intérêt général qui est remis en cause. Les gouvernements, quels qu’ils soient, essaient d’accompagner le développement économique et social. Alors qu’ils ont la légitimité pour le faire, ils se heurtent à vos procédures dont vous avez expliqué et justifié l’éventuelle violence. Ils se heurtent aussi à des procédures plus légales : les innombrables recours.

Quant à la professionnalisation, dans un domaine qui s’est approprié un terme scientifique – l’écologie –, pourquoi faudrait-il que la collectivité, via les contribuables, accorde des moyens alors que les services de l’État et la solidarité nationale en manquent pour fonctionner au mieux ? La légitimité de votre démarche mérite au moins d’être débattue.

Je voudrais vous questionner sur un cas concret – sanitaire, agricole, économique et social – dans lequel une association de FNE est partie prenante : l’épidémie de brucellose du bouquetin dans le massif du Bargy qui appartient à la chaîne des Aravis, en Haute-Savoie. En 2011, deux cas humains de brucellose ont été diagnostiqués chez deux enfants d’une commune de la chaîne des Aravis. Je rappelle que la brucellose est une maladie grave, une septicémie dont on ne sort jamais sans séquelles. D’ailleurs, les deux jeunes en question présentent des séquelles significatives qui ont changé le cours de leur vie.

L’enquête a montré qu’un bovin, dans une ferme voisine, était infecté de brucella et donc atteint par cette zoonose qu’est la brucellose. Tout le troupeau a été immédiatement abattu, conformément aux dispositions réglementaires. On peut imaginer ce que cela peut représenter pour un éleveur, sur les plans affectif et économique. L’enquête épidémiologique a montré que le bovin avait été contaminé au cours de son séjour en alpage, l’été précédent, dans le massif du Bargy.

Au terme d’un remarquable travail scientifique, les services de l’État ont établi que le cheptel sauvage de bouquetins du massif du Bargy était contaminé à 40 %, ce qui est absolument énorme. En 2013, les services sanitaires ont unanimement conclu à l’application de la règle scientifique absolue : éradication du réservoir des agents contaminants, c'est-à-dire des bouquetins du Bargy. Précisons que le Bargy est un petit massif qui héberge quelques centaines de bouquetins alors que les Alpes en comptent plusieurs dizaines de milliers car, bien qu’appartenant à une espèce protégée, ils prolifèrent. L’espèce n’est ni menacée ni régulée puisque la chasse au bouquetin est interdite, ce qui est peut-être la cause de cette zoonose.

À peine l’avis était-il émis qu’il était contesté par les associations, notamment par celle qui appartient à votre fédération. Finalement, les pouvoirs publics ont reculé et ont décidé de n’autoriser l’abattage que des bouquetins de plus de cinq ans. Il faut être très fort pour repérer un bouquetin de plus de cinq ans au bout d’un fusil, dans un massif montagneux pourvu de barres rocheuses de tous côtés. Néanmoins, des abattages ont été pratiqués. En 2014, une nouvelle enquête a été menée qui a révélé que le taux de morbidité était passé de 40 % à 46 %, voire à plus de 50 % chez les plus jeunes animaux.

À l’été 2014, le ministre de l’environnement est venu en Haute-Savoie et a expliqué qu’il fallait en passer par une éradication suivie d’une réintroduction. Encore une fois, tous les experts considèrent que c’est la seule solution envisageable face à ce risque. C’était sans compter sans la mobilisation des mêmes qui ont décidé que, en aucun cas, ils ne laisseraient procéder à ces manœuvres sanitaires de prévention.

Quelles sont les conséquences ? Sur le plan sanitaire, la brucellose est une maladie très grave et je ne souhaite à personne d’être contaminé. Sur le plan agricole et économique, la France est réputée indemne de brucellose depuis 2003. Si elle perdait ce statut, la filière bovine ne pourrait plus exporter. Imaginez la crise économique et sociale ! Expliquez-vous sur l’attitude d’une association qui appartient à votre mouvement.

Mme Cécile Untermaier. Bernard Thibault a raison : démocraties sociale et environnementale doivent marcher ensemble. Ces questions environnementales réveillent l’intérêt des citoyens pour la politique et il faut leur ouvrir largement la porte. Il est intéressant de noter que, dans le cadre des budgets participatifs de la ville de Paris, les citoyens se mobilisent sur toutes les questions environnementales.

Pourquoi opposer démocraties représentative et participative ? Elles obéissent à la même règle : encourager le plus possible la parole citoyenne. En tant que députée, je ne crains pas les débats publics avec les citoyens de mon territoire mais je les recherche, au contraire, car ils m’éclairent sur les vrais souhaits de la population et sur l’application de la loi.

Parlons des études d’impact. Lors d’une mission sur la qualité de la loi, menée avec Claude Bartolone, nous avons souligné à quel point il était important de disposer d’une étude d’impact très en amont du dispositif législatif, afin que les députés s’emparent du projet et aillent éventuellement sur le terrain. Dans le cas de projets contestés, une étude d’impact doit être réalisée bien avant l’enquête publique pour que tout un chacun puisse s’exprimer. Comme pour la démocratie sociale en entreprise, il ne faut pas craindre le dialogue avec les auteurs de projets car il permet d’enrichir le débat.

M. Alain-Gérard Slama. Monsieur Hartmann, j’ai été frappé par les propos modérés et pertinents que vous avez tenus, en particulier lorsque vous avez expliqué que l’écologie était au service de l’homme, et que c’était un domaine où il fallait se garder d’avoir des positions tranchées et où les aménagements étaient souvent nécessaires.

Cette sagesse me semble contradictoire avec un autre de vos propos, assez abrupt, sur l’absence d’écoute comme explication – vous n’avez quand même pas parlé de légitimation – de la violence. L’intervention de M. Accoyer m’incite à le relever, d’autant que vous avez même fait un parallèle – que je vous donne peut-être ainsi l’occasion de retirer – avec les meurtres perpétrés contre l’équipe de Charlie Hebdo.

Or il y a d’autres explications possibles à la violence, notamment l’ignorance et l’idéologie. Dans son beau roman Billy Budd, marin, Herman Melville nous décrit un brave gars qui est accusé injustement et qui, incapable de s’exprimer faute de mots et d’arguments, a recours à la violence.

M. Denis Baranger. Il est difficile d’être en désaccord avec vous, monsieur Hartmann, quand vous insistez sur la nécessité de renforcer ou de redynamiser la démocratie environnementale. Mais n’est-ce pas potentiellement contradictoire avec la préconisation de renforcer l’indépendance de la décision environnementale en la confiant à des autorités administratives indépendantes (AAI) ? Dans d’autres contextes comme celui de la Banque centrale européenne dont il a été question ici il y a quelques semaines, l’indépendance des experts a davantage contribué à une tension qu’à un renforcement démocratique. Peut-être faut-il réconcilier le démocratique et l’indépendance des experts ? L’idée de créer une AAI de plus me laisse un peu dubitatif. D’ailleurs, loin d’avoir besoin d’être protégée, l’AAI est une espèce qui s’est développée assez largement.

M. le président Claude Bartolone. Seybah Dagoma a évoqué la rencontre entre les responsables chinois et le président Obama, qui ont donné l’impression de se dégager de toute conférence internationale. Pour autant, plus aucun sommet international ne se passe sans que cette question environnementale ne soit abordée, comme l’ont encore illustré le G20 de Brisbane ou le Forum économique mondial de Davos. Dans ce temple de la finance, le président Hollande a pu aborder ces questions sans se prendre trop de boules de neige.

La prégnance de cette question renvoie à sa représentation : y a-t-il une représentation environnementale spécifique à tous les niveaux ? Comme Bernard Thibault, je pense que l’entreprise est un outil de maturation de la réflexion et de protection de l’environnement extrêmement important. D’une part, dans des entreprises qui se sentent menacées par la transition écologique, les salariés ont besoin d’être accompagnés. D’autre part, agir au niveau de l’entreprise permet d’avoir un effet de masse sur la protection de l’environnement : si l’on veut établir des normes environnementales pour les gobelets en plastique, mieux vaut s’adresser aux entreprises qui les fabriquent qu’à chaque consommateur individuellement.

Dans le cadre des « Mardis de l’Avenir », j’ai eu l’occasion de faire cette remarque : les associations environnementales ne participent pas aux conférences salariales alors que les partenaires sociaux seront conviés aux conférences environnementales. Quel peut être le bon niveau de représentation ? Faut-il nécessairement une représentation dédiée à l’environnement ? Ne doit-on pas plutôt compter sur un effet de contagion positive qui conduirait les différents acteurs d’une négociation à aborder ce thème ?

Outre cette question de la représentation, il y en a une qui me préoccupe beaucoup plus : le décalage qui peut exister entre la prise de conscience du danger et la manifestation de des dysfonctionnements. On peut vivre avec 4 % d’inflation mais pas avec 4 degrés Celsius de plus. Quelle est votre approche en termes de temporalité ? Comment peut-elle être maîtrisée dans le cadre de cette réflexion sur la représentation ?

M. Benoît Hartmann. Avant de répondre aux questions, je voudrais préciser que nous ne légitimons pas la violence. Mon propos visait à l’expliquer et certainement pas à la légitimer. Nous ne sommes favorables à aucune forme de violence, pas plus à la violence d’État qu’à une autre. La violence est une source de conflits et elle ne construit pas de solutions. Étant son porte-parole, je puis vous assurer que FNE n’a jamais cautionné une action violente et je vous mets au défi de prouver le contraire. Nous ne conduisons pas d’actions illégales.

Cela étant, je vais vous parler du très grand barrage construit tout près de Sivens et qui, trois ans après notre recours, a été déclaré illégal. Nos recours n’étaient pas suspensifs et le barrage existe. Le fait d’intervenir a posteriori ne permet pas de rectifier le problème. C’est un problème auquel vous allez devoir apporter une réponse. Comment se fait-il que l’on puisse encore pratiquer cette politique du fait accompli en France ? Puisque vous êtes aussi des élus territoriaux, vous savez très bien qu’en matière d’urbanisme, on est très souvent mis devant le fait accompli.

Repensons deux secondes à la tempête Xynthia : quarante-trois morts parce que le préfet n’a pas les moyens de l’instruction et du contrôle de légalité et que des constructions ont été réalisées en zone inondable, faisant courir un risque mortel aux habitants, avec des autorisations données à tous les niveaux. Les constructions étaient illégales ; il y a eu des morts. Je ne vais pas m’étendre davantage, mais j’ai perçu certains propos comme une provocation que je ne goûte guère.

Vous m’avez interrogé sur la gouvernance internationale et sur le rapprochement entre la Chine et les États-Unis. C’est une forme de remise en cause du multilatéralisme, soit. Mais quand on sait que ces deux pays représentent plus de la moitié des émissions de gaz à effet de serre, on ne peut que se réjouir de les voir conclure des accords – certes plus modestes qu’espéré – même s’ils le font tout seuls dans leur coin. Si cela annonce leur retour aux négociations internationales et au multilatéralisme, tant mieux ; si cela peut inciter certains de leurs petits camarades comme la Nouvelle-Zélande à y revenir aussi, tant mieux. Nous le vivons comme un signe positif : les ambitions ne sont pas à la hauteur mais les mentalités ont changé. S’il est au moins un combat que les écologistes ont gagné, c’est cette prise de conscience. Rappelons que le premier candidat écologiste à l’élection présidentielle était pris pour un hurluberlu quand il parlait de réchauffement climatique dans sa campagne. Quarante ans plus tard, on n'en est plus là.

Cette prise de conscience et cette gouvernance environnementales doivent s’incarner à tous les échelons, car la pollution comme les problématiques environnementales ne connaissent pas de frontières. Les débats climatiques s’organisent de manière à prendre en compte la solidarité nord-sud, en partant de l’idée que les pays développés doivent contribuer plus parce qu’ils ont brûlé beaucoup d’hydrocarbures, qu’ils sont responsables du réchauffement constaté et d’une partie de celui qui reste à venir. Il faut donc abonder au Fonds vert pour le climat, et aider à l’adaptation au changement climatique. Nous avons aussi intérêt à faire de l’atténuation dans certains pays du sud dont la marge de progression en matière d’efficacité énergétique est plus importante que dans les pays développés.

Tous ces sujets sont abordés lors des G20, à Davos, un peu partout. Il existe un embryon de gouvernance internationale des mers, et on évoque de manière récurrente la création d’une Organisation mondiale de l’environnement. Pourtant, cette question de la gouvernance environnementale mondiale continue à se poser : il serait nécessaire de mettre un peu d’ordre, de structurer chaque échelon en descendant jusqu’à celui de l’entreprise.

Ensuite, il m’a été opposé que la modération de certains de mes propos était contradictoire avec ma manière d’expliquer la violence par l’absence d’écoute. L’ignorance serait une meilleure explication, disait M. Slama en évoquant un personnage de roman que son manque d’instruction portait à avoir des comportements déviants ou asociaux. Ne revient-on pas dans ce cas à l’incapacité à communiquer, génératrice de frustration et de violence ? Les exemples abondent dans la littérature, et vous auriez pu citer Des souris et des hommes de John Steinbeck. Quand le dialogue se rompt, quand il n’y a plus d’écoute, quand l’un nie la réalité de l’autre, la violence s’exprime.

M. Alain-Gérard Slama. L’argument va contre une certaine conception de la démocratie participative. Peut-on avoir une démocratie participative avec des acteurs ignorants comme dans les Alpes ou idéologues ?

M. Benoît Hartmann. Nous organisons des conférences citoyennes pour aider les gens à se faire une opinion et des informations sont mises à leur disposition lors des enquêtes publiques. Tout n’est pas que posture et idéologie dans ce domaine. Heureusement que certains écologistes, qu’ils appartiennent au monde associatif ou à la sphère politique, sont sortis des postures, sinon nous ne pourrions pas travailler avec eux. En revanche, opposer sa réalité à celle de l’autre sans jamais bouger d’un iota est vécu comme une forme de déni.

M. Alain-Gérard Slama. Ça va dans les deux sens.

M. Benoît Hartmann. J’en suis absolument persuadé : quand on fait de la place à l’un, on fait de la place à l’autre. Une personne qui se sent écoutée sera moins encline à radicaliser sa position et à se mettre dans une posture.

Vous m’avez aussi interrogé sur l’articulation entre les démocraties sociale et environnementale. FNE travaille avec la CFDT sur ce sujet car ces démocraties se complètent. Il serait stupide d’opposer démocraties participative et représentative. L’une doit nourrir et même renforcer l’autre : en donnant un peu plus d’énergie et d’efficacité à la démocratie participative, on renforcera la démocratie représentative car le fait politique sera remis au centre de l’agora, de la polis, de la vie. Considérant que le dialogue social est efficace, nous nous en inspirons pour nous faire notre place. Rappelons que certains conseils économiques, sociaux et environnementaux régionaux (CESER) ne comprennent pas de représentants d’organisations de défense de l’environnement.

Faut-il organiser une représentativité environnementale ? Oui, et cela doit se faire avec le Parlement. Il faut trouver la manière et les moyens d’organiser cette représentativité à tous les étages. Pourquoi donner des moyens à ceux qui défendent l’environnement ? demande l’un de vous. Tant que nous sommes reconnus d’utilité publique et que nous remplissons certaines tâches par délégation, il paraît légitime que l’on nous octroie des moyens. Le contester me semble un combat d’arrière-garde.

Pour revenir sur la solidarité nord-sud, je trouve absolument normal que les pays en voie de développement nous disent « aidez-nous à nous aider avant de nous commander ». Les négociations internationales ont prouvé que notre message sera encore mieux compris quand nous aurons abondé le Fonds vert pour le climat et que nous aurons accordé nos actes et nos discours. Ce sera sans doute l’une des conditions de réussite de la COP21 : la bonne volonté se mesure aussi en espèces sonnantes et trébuchantes.

J’insiste sur le fait que des associations reconnues d’utilité publique comme la nôtre doivent aussi être considérées comme des courroies de transmission entre le citoyen et l’élu représentatif, parce qu’il est compliqué de consulter un citoyen. Au cours de la législature précédente, un décret sur la représentativité des associations a été promulgué, qui définit une série de critères : nombre d’adhérents, implantation territoriale, nombre d’années d’existence. Ces critères permettent de faire le tri entre un collectif qui a deux ou trois ans d’existence et des associations qui ont pignon sur rue, qui sont reconnues d’utilité publique et qui contribuent au dialogue en France depuis des années. Si ce décret est améliorable, c’est en tout cas une bonne base pour identifier les interlocuteurs les plus indiqués à chaque niveau. Puisqu’il a été créé pour ça, appuyons-nous sur ce socle.

L’un de vous a parlé d’une hiérarchie des démocraties. Honnêtement, je pense que l’on règle la question en disant qu’il faut arrêter d’opposer les démocraties. Il serait vraiment catastrophique d’en rester à un schéma dans lequel la démocratie représentative serait effrayée d’une démocratie participative qui est un ferment, de l’énergie, du carburant, des idées nouvelles, la prise directe avec une population qui a parfois l’impression que l’élu est un peu au-dessus de la mêlée et loin de sa réalité. Ne vous privez pas d’un outil pareil à un moment où l’abstention électorale peut atteindre jusqu’à 60 % dans certains endroits. Ce n’est plus possible de continuer comme ça. Nous sommes de fervents démocrates et nous espérons que cette démocratie s’en sortira.

L’exemple de la brucellose me semble un peu anecdotique mais puisque vous le citez, parlons-en. La brucellose est la première cause de mortalité des ovins en France, y compris dans des régions où il n’y a pas de bouquetin. Cette pandémie existe et cause beaucoup plus de morts que les loups. Dans le massif concerné, il est apparu que 46 % de la population de bouquetins – une espèce protégée et endémique dans le Bargy – en était affectée. Nous avons demandé d’étudier d’autres solutions que l’abattage de tous les animaux, notamment l’abattage partiel qui permettait de sauver tous ceux qui étaient en bonne santé. La question du diagnostic a été posée localement et elle était possible, non sans frais. S’agissant de la capacité des personnels de l'Office national des forêts (ONF) à identifier un animal de plus de cinq ans, je vous rassure : ils connaissent bien leur métier et ils y arrivent.

Même si notre mouvement compte beaucoup d’éleveurs, je pense qu’on ne peut pas mettre sur le même plan l’abattage d’un élevage et celui d’une population sauvage : on peut indemniser l’agriculteur ; on ne peut pas indemniser la nature ni remplacer certains services qu’elle rend. On ne peut donc pas se poser la question de la même manière, même s’il faut évidemment conserver de très importants dispositifs d’aide. Notons aussi que les conditions de transmission d’une pandémie ne sont pas les mêmes dans la nature ou dans un élevage intensif où les bêtes sont les unes à côté des autres.

Peut-on prôner, demandait M. Baranger, une redynamisation de la démocratie environnementale tout en préconisant un renforcement de l’indépendance de la décision environnementale qui serait confiée à des autorités administratives indépendantes (AAI) ? Au passage, je note que les AAI ne se sont pas encore multipliées au point d’être classées dans les espèces invasives qu’il faudrait essayer d’éradiquer. Ce double renforcement doit avoir lieu dans le même temps et de manière très articulée. Les deux démarches ne doivent pas s’ignorer et chercher à résoudre les problèmes chacune de son côté.

Pour finir, je ne voudrais pas que la démocratie environnementale soit vécue comme une forme d’isolat de démocratie participative. Les écologistes ont fait un réel progrès : ils ne nient plus la réalité économique et sociale qui entre désormais dans leurs critères d’évaluation des projets. La démocratie environnementale n’est pas un enfant malade ou un cas particulier ; elle est partie prenante d’une démocratie malade qui a besoin qu’on lui donne les moyens d’une représentation plus juste et d’une prise de température. C’est pourquoi il est indispensable d’organiser la traçabilité de la prise en compte des avis. Quand l’avis d’un organe consultatif influe sur la décision, il faut que ce soit visible, en lettres d’or, afin de prouver que ce n’est pas de la démocratie alibi, que ce n’est pas un gadget.

Dans les pistes envisagées pour essayer de redonner de la force à la démocratie, le Président de la République a évoqué la possibilité de référendums locaux. À Sivens, on aurait pu organiser un référendum en posant la question suivante : « Dans un contexte d’épuisement de la ressource en eau, de réchauffement climatique et de trop forts prélèvements dus aux pollutions, doit-on, oui ou non, continuer à prélever sur la ressource et faire un grand barrage ? » Mais on aurait aussi pu poser la question de cette autre manière : « Face au désarroi des agriculteurs et à la grande difficulté dans laquelle ils se trouvent, doit-on, oui ou non, faire un barrage ? » Comprenez que l’on peut induire des résultats assez différents et qu’un référendum ne sert à rien pour une question aussi vaste que celle-ci : « Quelle politique de l’eau à l’échelle du bassin ? » On ne peut pas répondre par oui ou par non à ce genre de question. Il serait dramatique de réduire le sursaut démocratique à l’organisation de référendums. Ce mode de consultation est un outil à utiliser en fonction de circonstances et non pas l’alpha et l’oméga de la démocratie.

M. le président Michel Winock. Dans mon esprit, le référendum impliquait un long débat relayé sur le plan médiatique. Il s’agit d’ouvrir le dossier et pas seulement de répondre par oui ou par non à une question.

M. Benoît Hartmann. Ouvrir le débat à quelle échelle ? Que ce soit à Notre-Dame-des-Landes ou à Sivens, le choix de l’échelle va déterminer la capacité à dépasser la somme d’intérêts particuliers ou partisans. Le comité de bassin est le bon endroit pour discuter d’une politique de l’eau parce que le sujet est très compliqué, qu’il oblige à se documenter et à s’acculturer. FNE est présente dans tous les comités de bassin.

Je vous mets en garde contre la tentation de recourir à la démocratie gadget. Ne croyons pas que nous allons trouver une solution universelle. La question de la démocratie environnementale et de son articulation avec toutes les formes de démocratie doit être étudiée à tous les échelons. Nous devons aussi chercher à faire en sorte que cette démocratie revivifie notre démocratie représentative. Nous n’excluons pas le recours au référendum mais nous pensons que c’est un outil à manipuler avec des pincettes. Nous lui préférons ce moment d’acculturation contradictoire qui a lieu quand une conférence citoyenne est faite dans de bonnes conditions. Nous lui préférons une meilleure prise en compte des instances existantes. Si nous parvenions à faire en sorte que les instances consultatives existantes pèsent et à identifier la manière dont elles le font, ce serait déjà un progrès gigantesque.

M. le président Claude Bartolone. La remarque de Bernard Accoyer m’incite à faire preuve d’esprit de consensus : nous devons renforcer la démocratie représentative tout en nous interrogeant sur la manière dont notre système peut prendre en compte certains enjeux nouveaux et certains phénomènes préoccupants. Merci à tous.

La réunion s’achève à douze heures cinquante-cinq.