La réunion débute à neuf heures quinze.
Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Claude Casanova, sur les modes de scrutin
M. le président Claude Bartolone. La première partie de cette neuvième réunion du groupe de travail sur l’avenir des institutions sera consacrée aux modes de scrutin, la seconde au temps politique.
Nous vous remercions, M. le professeur Jean-Claude Casanova, d’avoir accepté notre invitation. S’il n’est pas nécessaire de vous présenter, je rappellerai néanmoins que vous avez participé aux travaux de la commission sur la rénovation et la déontologie de la vie publique, placée sous la présidence de Lionel Jospin, et que vous êtes l’un des grands défenseurs du scrutin proportionnel. C’est l’une des raisons qui nous ont conduits à vous inviter.
« La chouette de Minerve ne prend son envol qu’à la tombée de la nuit » écrivait Hegel, soulignant ainsi à quel point toute réflexion suppose une certaine mise à distance. C’est pourquoi je cède la parole à Michel Winock afin qu’il mette en perspective nos débats.
M. le président Michel Winock. Depuis l’instauration du suffrage universel, on sait que le mode de scrutin influe sur le résultat final des élections. Deux de ces modes de scrutin ont dominé notre histoire électorale : le scrutin uninominal majoritaire et le scrutin proportionnel dans le cadre départemental. Le cœur de la question consiste à choisir entre deux impératifs qui peuvent être contradictoires : l’impératif démocratique de la représentation équitable et celui de la gouvernabilité d’une démocratie.
La France a usé de ces deux modes de scrutin. Les premières élections législatives qui ont suivi le vote des lois constitutionnelles de 1875 ont eu lieu en 1876 selon un mode de scrutin uninominal majoritaire à deux tours. Ce fut également le cas des élections suivantes, en 1881. Cependant, les républicains ayant définitivement pris le pouvoir, ils adoptèrent, sur une proposition du ministre de l’intérieur Waldeck-Rousseau, un scrutin de liste départemental à la proportionnelle pour les élections de 1885. L’expérience se révéla toutefois malheureuse à un double titre.
Au premier tour, en effet, la division de la gauche – c’est-à-dire, à l’époque, le camp républicain – a permis à la droite, qui avait su unir ses forces, d’emporter 176 sièges contre 127. Pour le second tour, la discipline républicaine – expression nouvelle promise à une durée historique – qui consiste à se désister en faveur de celui des candidats de la gauche arrivé en tête, a bien fonctionné et les républicains ont gardé la majorité absolue à la Chambre des députés. Mais cette majorité restait profondément divisée entre modérés et radicaux, de sorte que les gouvernements de coalition se sont succédé, faute de majorité stable. Cette instabilité compta largement dans le discrédit de la Chambre et dans la montée en force de l’antiparlementarisme, lequel alimenta le mouvement boulangiste qui mit le régime parlementaire en danger entre 1887 et 1889.
Pour parer au danger boulangiste qui risquait de se concrétiser aux élections générales de 1889, les républicains prirent certaines mesures, parfois illégales, comme la traduction de Boulanger en Haute Cour alors qu’il n’avait pas tenté de coup d’État, parfois légales, comme le rétablissement du mode de scrutin uninominal majoritaire qu’on appelait alors le scrutin d’arrondissement. Cette décision se révéla efficace puisque la gauche obtint 366 sièges, la droite 168 et les boulangistes 42.
Il fut dès lors entendu que la défense du régime républicain passait par le scrutin majoritaire.
Les radicaux s’en faisaient les champions et le philosophe Alain, proche de ces derniers, s’en fit le théoricien : « La représentation proportionnelle est un système évidemment raisonnable et évidemment juste ; seulement, partout où on l’a essayé, elle a produit des effets imprévus et tout à fait funestes par la formation d’une poussière de partis dont chacun est sans force pour gouverner mais très puissant pour empêcher. » Alain insistait en outre sur la possibilité offerte à l’électeur par le scrutin uninominal de contrôler son député alors que, dans le scrutin de liste, il doit se prononcer pour des candidats choisis par des états-majors et qui échappent complètement à ce contrôle des électeurs.
Cependant le scrutin d’arrondissement fut régulièrement remis en question, à la fois par la droite et par les socialistes, au nom de l’équité de la représentation. Même dans le camp républicain, certaines voix défendirent la « RP » – comme on disait à l’époque. Aristide Briand, devenu président du conseil en 1909, fit entendre dans un discours du 11 octobre de la même année, prononcé à Périgueux, une critique du scrutin d’arrondissement, cause à ses yeux d’un médiocre conservatisme entretenu par des élections trop locales : « À travers toutes les petites mares stagnantes, croupissantes, qui se forment et s’élargissent un peu partout dans le pays, il convient de faire passer au plus vite un large courant purificateur qui dissipe les mauvaises odeurs et les germes morbides. » Cette expression de Briand, « mares stagnantes », fut ainsi attachée au scrutin d’arrondissement.
La réforme du mode de scrutin eut bien lieu, mais après la Grande Guerre, pour les élections de 1919, gagnées par la droite du Bloc national, et de 1924, gagnées, elles, par le Cartel des gauches. On en revint néanmoins au scrutin uninominal pour les trois dernières élections législatives de la IIIe République. Le Front populaire lui-même, malgré les socialistes et les communistes, partisans de la proportionnelle, ne remit pas en cause le mode de scrutin en vigueur. Il est vrai que la victoire du Front populaire n’était pas due à sa supériorité en nombre de voix mais à la discipline des électeurs de gauche. Arrivée en tête en nombre de voix, la droite l’eût emporté au scrutin proportionnel.
La IVe République a été l’œuvre de trois partis également favorables à la proportionnelle : communistes, socialistes et démocrates-chrétiens du Mouvement républicain populaire (MRP). Le scrutin de liste départemental fut ainsi restauré. La suite des événements montra le danger : la guerre froide, d’un côté, isolait à l’extrême gauche un puissant parti communiste, fort d’un électorat équivalent à 25 % des suffrages exprimés ; de l’autre, le Rassemblement du peuple français (RPF), lancé par le général de Gaulle en 1947, représenta une puissante opposition au régime en place. Aux élections municipales de l’automne 1947, on assista à un raz-de-marée gaulliste, de sorte que, pour les élections législatives de 1951, le scrutin proportionnel risquait de donner la majorité aux communistes et aux gaullistes, évidemment incapables de gouverner ensemble.
Une nouvelle loi électorale a par conséquent été adoptée. Les parlementaires de la troisième force, celle qui regroupait les partis situés entre le RPF et le Parti communiste, conçurent de modifier le scrutin proportionnel par la loi des apparentements. Cette loi du 9 mai 1951 maintenait le principe de la proportionnelle tout en l’assortissant d’un mécanisme nouveau : lorsque deux ou plusieurs listes souscrivaient à une déclaration d’apparentement et dépassaient ensemble la majorité des suffrages, elles raflaient tous les sièges attribués au département. L’astuce du législateur était que ni les communistes, ni les gaullistes, n’avaient la faculté de s’apparenter avec d’autres listes.
De fait, les premiers ne purent s’apparenter dans aucun département, tandis que les gaullistes n’y parvinrent que dans treize départements – alors même que le général de Gaulle y était personnellement opposé. Ce sont par conséquent les partenaires de la « troisième force », les socialistes et la droite, qui, comme prévu, profitèrent au mieux de la loi. Résultat : les communistes, malgré 26 % des suffrages exprimés, n’obtinrent que 95 sièges, soit le même nombre que les socialistes qui, eux, n’avaient obtenu qu’un peu plus de 15 % des voix. Les gaullistes, quant à eux, rassemblèrent 21,7 % des suffrages et conquirent 106 sièges. Les partisans du régime, la troisième force, conservaient ainsi la majorité des députés avec en tout 343 sièges, alors qu’avec l’ancienne loi, ils n’en auraient eu que 283. Le régime de la IVe République était sauvé.
La nouvelle République décida le retour au scrutin majoritaire. L’union de la gauche, réalisée en 1972, inscrivit la proportionnelle dans son programme. François Mitterrand, vainqueur de l’élection présidentielle de 1981, décida de l’appliquer aux élections suivantes, mais il fut suspecté – non sans raison, il est vrai – de vouloir diviser la droite en offrant ainsi au Front national une chance de représentation parlementaire qu’il n’avait pu obtenir avec le scrutin majoritaire. Cette décision entraîna la démission du ministre de l’agriculture, Michel Rocard, resté pour sa part partisan du scrutin majoritaire. La nouvelle loi n’empêcha pas la droite républicaine de l’emporter, mais d’extrême justesse, aux élections législatives de 1986. La nouvelle majorité, dirigée par Jacques Chirac, devenu Premier ministre de la première cohabitation, fit rétablir le scrutin majoritaire. Celui-ci présida aux élections de 1988 à l’issue desquelles la gauche revenait au pouvoir mais en ne disposant que d’une majorité relative.
Le scrutin majoritaire uninominal à deux tours est parfois présenté comme l’un des piliers de la Ve République. Il ne cesse pourtant d’être contesté, et d’abord par toutes les formations écartées de l’Assemblée, non seulement en raison de son injustice, mais aussi en raison de la rigidité du bipartisme ou du simili-bipartisme qu’il a fabriqué. On s’accorde de plus en plus sur la nécessité de modifier le mode de scrutin en faveur d’une dose de proportionnelle. Généralement, en effet, sauf quelques acteurs de la vie politique et quelques petites formations, ce souhait ne vise pas à instaurer un scrutin proportionnel intégral qui rendrait la vie politique française chaotique. Certains sont favorables au système de double vote à l’allemande ou à un régime mixte – mi-majoritaire, mi-proportionnel. Le débat reste ouvert.
M. Jean-Claude Casanova. Je me permettrai, tout au long de mon propos, quelques remarques historiques car je ne suis pas complètement d’accord avec l’exposé de mon collègue et ami Michel Winock.
Je ne cesse de répéter que la loi électorale est la loi la plus importante en démocratie. Elle est, d’une certaine manière, la loi constitutionnelle essentielle – ce qui a été affirmé pour la première fois, clairement, par Montesquieu dans De l’esprit des lois, et repris en 1824 par un des plus grands parlementaires du XIXe siècle, Royer-Collard, selon qui toute modification du mode de scrutin était une atteinte à la partie démocratique de la Constitution. L’idée est mal admise en France : si vous ouvrez les traités de droit constitutionnel, la loi électorale ne figure pas dans les premiers chapitres, alors qu’elle est essentielle à tous les points de vue.
Ensuite, le choix de la loi électorale conditionne la forme politique que l’on veut donner à un régime. Je prendrai plusieurs événements importants. Michel Winock a fait allusion à la « loi Constans » de 1889 rétablissant le scrutin uninominal d’arrondissement à deux tours. Il s’agit d’une particularité française : il n’existe nulle part en Europe. Le procédé selon lequel l’élection comporte deux tours vient de la Restauration, qui l’a elle-même emprunté au mode d’élection ecclésiastique. Les grands inventeurs des systèmes électoraux, dans l’Occident européen, sont en effet les ordres religieux qui ont peaufiné, à partir du XIIe siècle, tous les systèmes électoraux possibles, avec l’idée que la succession des tours provoquait un affinement du jugement électoral. Dans certains ordres religieux, on procédait même à un dernier tour à l’occasion duquel tout le monde votait de la même façon que la majorité obtenue au tour précédent, afin de montrer que, par la progression des esprits, on atteint l’unanimité, sortant de ce fait de la division.
Les politiques de la Restauration souhaitaient, quant à eux, un second tour pour permettre la concentration des droites – car déjà apparaissaient des tensions entre légitimistes, orléanistes et bonapartistes.
Sous la IIe République, le scrutin de 1848 et de 1852 est le scrutin de liste. Le parti républicain considère que l’opposition des listes, c’est l’opposition des idées, alors que le scrutin uninominal d’arrondissement est favorable aux notables. La doctrine républicaine implique le scrutin de liste qui sera repris par Waldeck-Rousseau – un grand républicain.
Le Second Empire rétablit d’ailleurs le scrutin d’arrondissement qui devient le scrutin préfectoral et ministériel par excellence, à savoir le scrutin que le Gouvernement, via les préfets, manipule au profit des notables et des candidats officiels. C’est pourquoi, quand il revient au pouvoir, après la chute du Second Empire, le parti républicain réclame le retour au scrutin de liste. Le malheur, c’est que l’homme qui en a le plus profité fut Boulanger. Non seulement on avait à l’époque la possibilité de se présenter en plusieurs endroits – Boulanger pouvait ainsi faire figurer son nom sur différentes listes – mais l’esprit de ce scrutin favorisait la montée du boulangisme. Constans, quoique radical, est revenu au scrutin du Second Empire, à savoir au scrutin non républicain. Cela montre bien que le mode de scrutin est utilisé en fonction des objectifs politiques que l’on veut atteindre.
Le général de Gaulle explique très clairement dans ses Mémoires – tome III, page 445 – pourquoi il choisit la proportionnelle en 1945 : non seulement le scrutin d’arrondissement s’était révélé catastrophique compte tenu des résultats de la IIIe République au début de la guerre de 1939, mais il aurait permis le succès du Parti communiste. En effet, le scrutin majoritaire est favorable à tout parti qui avoisine 30 % des suffrages. Si, demain, le Front national approche 30 % des voix, je connais un grand nombre de gens qui vont brusquement abandonner leur soutien au scrutin d’arrondissement pour se mettre à défendre le scrutin proportionnel. C’est d’ailleurs Benito Mussolini qui, en 1923, rétablit le scrutin d’arrondissement majoritaire qui donna l’élan permettant au parti fasciste de triompher aux élections de 1924, élections parfaitement libres auxquelles se présentèrent le parti communiste, le parti socialiste, le parti libéral et tous les autres, mais remportées par le parti fasciste avec plus de 60 % des voix, succès encore amplifié par le scrutin majoritaire qui donna à Mussolini une majorité écrasante à la Chambre des députés.
Donc, j’y insiste, on choisit le mode de scrutin en fonction des situations, et son effet est décisif sur les résultats obtenus.
J’en reviens à l’opposition, désormais classique, entre scrutin dit majoritaire et scrutin proportionnel. Le mot « majoritaire », ici, est d’ailleurs mal choisi puisque ce scrutin ne permet pas le gouvernement des majorités, mais permet à celui qui rassemble le plus de voix d’être élu. Du reste, dans le français exact d’autrefois, on parlait de « pluralité » et non de majorité. Les Britanniques n’emploient pas l’expression de scrutin majoritaire, mais définissent leur mode de scrutin par une métaphore hippique : the first past the post. Dans l’Europe d’aujourd’hui, seuls deux pays élisent leurs assemblées législatives au scrutin majoritaire : le Royaume-Uni et la France. Tous les autres ont des systèmes proportionnels, qu’il s’agisse de la proportionnelle intégrale ou de la proportionnelle mixte. Et la singularité française est totale puisque le scrutin majoritaire est à deux tours.
Le système britannique n’a jamais varié et le souhait d’une fraction de la population, au milieu du XIXe siècle, que soit instauré le scrutin proportionnel n’a jamais obtenu satisfaction. La puissance du système britannique s’explique par l’homogénéité de la classe politique. L’expression the first past the post le traduit admirablement. Si les Britanniques prennent une métaphore hippique pour désigner l’élection, ils signifient par là que c’est un sport ; il faut choisir celui qui va diriger selon la méthode de sélection la plus simple : celui qui est en tête, est « en charge » – mais il appartient à la même catégorie que celui qui n’est pas en tête. Notons au passage l’élimination des catholiques de la vie politique britannique. Les catholiques représentent quelque 15 % de la population, mais jamais il n’y eut de Premier ministre catholique au Royaume Uni, alors qu’en France, où la minorité protestante ne représente que 3 % de la population, un nombre considérable de protestants ont été chefs de gouvernement, de Necker à Rocard – ce qui en dit long, au passage, sur le libéralisme anglais comparé au libéralisme français. Le système majoritaire est donc considéré au Royaume-Uni comme naturel.
Les États-Unis d’Amérique vont l’adopter et le conserver, mais l’immensité du territoire rend les comparaisons impossibles avec les pays européens.
Le grand défenseur de l’introduction de la proportionnelle en Angleterre au XIXe siècle est le plus grand intellectuel de gauche de l’époque, John Stuart Mill, qui affirme que ce mode de scrutin est plus juste puisqu’il permet à tout le monde d’être représenté alors que le scrutin en vigueur conduit par définition une minorité à gouverner – d’ailleurs, jamais aucun parti ne recueille plus de 40 % des voix. Reste que le parti minoritaire gouverne souvent dans le cadre d’une coalition – c’est le cas de 40 % des gouvernements anglais. Stuart Mill a été battu en brèche par le grand constitutionnaliste anglais Walter Bagehot dont l’argument, étrange, n’en était pas moins assez profond : si vous modifiez le système des circonscriptions, vous introduisez la manipulation électorale dans la Constitution. Pour lui, le système des circonscriptions était le système naturel de l’Angleterre, il s’imposait aux électeurs. Cet argument très conservateur – au sens propre du terme – continue de l’emporter dans l’esprit britannique où c’est encore le système du XIXe siècle qui est en vigueur, le suffrage universel ayant été bien sûr étendu depuis.
J’entends régulièrement objecter aux partisans du scrutin proportionnel que le scrutin majoritaire assure la stabilité des gouvernements. Je n’ai pas observé d’instabilité gouvernementale en Espagne, en Allemagne, en Suisse, pays qui pratiquent la proportionnelle depuis près d’un siècle. D’autre part, le scrutin d’arrondissement à deux tours a été celui de la IIIe République, c’est-à-dire de la période politique française où il y a eu la plus grande instabilité gouvernementale. Il n’y a donc pas de relation étroite entre la stabilité gouvernementale et le mode de scrutin.
Je plaide d’abord pour le scrutin proportionnel pour une raison de justice. Il garantit, dans un système représentatif, à tous les électeurs d’être représentés, y compris les électeurs minoritaires. Les défenseurs du scrutin majoritaire avancent que les minoritaires sont représentés par la diversité des circonscriptions. C’est en partie vrai. Certes, on peut imaginer un Parlement composé des seuls candidats d’un même parti arrivés en tête dans les quelque 600 circonscriptions, alors qu’avec 48 % des voix les candidats du parti adverse ne seraient pas du tout représentés. Toutefois, la diversité de la répartition des populations – les régions ouvrières votent plus à gauche que les régions agricoles, la Bretagne, longtemps un fief de droite à cause du catholicisme, est devenue un fief socialiste… – permet aux minorités d’être représentées. Reste que la proportionnelle est la garantie que toutes les opinions le soient.
J’en reviens à la stabilité : les pays où le scrutin proportionnel est en vigueur ne sont pas instables. L’instabilité gouvernementale des IIIe et IVe Républiques a été résolue par ce qu’on appelle le parlementarisme rationalisé – droit de dissolution, encadrement des procédures de vote… En Allemagne, le parlementarisme rationalisé fonctionne parfaitement et, à ma connaissance, il n’y a eu depuis un demi-siècle aucune crise ministérielle bien que des élections aient lieu tous les quatre ans, rythme qui crée une rotation démocratique plus rapide que dans les autres pays européens. Aussi l’argument de la stabilité, honnêtement, ne tient-il pas.
En ce qui concerne la France, je m’arrêterai sur la doctrine électorale du parti socialiste, fixée par Jean Jaurès, bien entendu proportionnaliste, et reprise par Léon Blum dans un texte de 1926 dont je vous recommande infiniment la lecture. Le système mixte allemand peut se réclamer du texte de Léon Blum, inspiré d’Étienne Weill-Raynal, puisqu’il prévoit également qu’une moitié des candidats est élue au scrutin majoritaire et l’autre au scrutin de liste. Dans le système défendu par Blum, les élus à la proportionnelle sont choisis parmi les candidats au scrutin majoritaire, alors que le système allemand prévoit deux bulletins de vote, les députés élus au scrutin proportionnel l’étant à partir de listes établies par les partis et dans un cadre régional.
Pourquoi Guy Mollet n’a-t-il pas conservé la doctrine Blum ? C’est que le scrutin d’arrondissement est excellent pour les partis en position centrale – à condition que les « ailes » ne soient pas trop fortes –, ce qui était le cas de la SFIO dès lors que le parti communiste était puissant, et ce qui est le cas de l’UMP aujourd’hui. D’ailleurs, en 1958, Guy Mollet n’a pas réclamé le retour à la proportionnelle. Les socialistes français sont ainsi les seuls en Europe à se montrer favorables au scrutin majoritaire, tous les partis socialistes, depuis le début du XXe siècle - de même, donc, que l’Internationale socialiste – se déclarant favorables à la proportionnelle.
Je suis pour ma part favorable à un système à l’allemande tout en ajoutant aussitôt être certain qu’il ne sera pas adopté. François Mitterrand a établi la proportionnelle départementale en 1985 pour les élections de 1986. Si le RPR et l’UDF n’étaient pas revenus au scrutin majoritaire dans les deux années qui ont suivi, ils auraient gagné les élections suivantes, ce qui prouve bien que, comme le disait Raymond Aron, « les hommes font l’histoire mais ne savent pas l’histoire qu’ils font ». François Mitterrand a profondément regretté de ne pas avoir rétabli la proportionnelle lorsque le Parti socialiste est revenu au pouvoir. J’ai eu l’occasion de m’en entretenir avec lui, lui rappelant que son Premier ministre, Michel Rocard, était contre la proportionnelle ; à quoi François Mitterrand m’a répondu : « Vous savez, quand on a cru à l’autogestion yougoslave, on peut croire n’importe quoi. » On peut faire varier les effets du scrutin proportionnel. Ainsi, certains pays pratiquent la proportionnelle intégrale, comme en Israël. D’aucuns estiment que c’est une erreur mais, si Israël n’avait pas ce mode de scrutin, les électeurs arabes joueraient un rôle déterminant dans les élections, et je ne connais aucun Israélien sérieux qui y soit favorable, car ce système neutralise les minorités qui seraient susceptibles, autrement, d’avoir de l’influence.
Inversement, en réduisant la taille des circonscriptions à l’échelle départementale, dans un département comptant en moyenne cinq députés, deux appartiendront à un parti important, deux autres au parti important adverse et un député viendra de l’extrême gauche ou de l’extrême droite. Ainsi, la proportionnelle départementale a donné à François Mitterrand, en 1986, l’Assemblée la plus proche possible, par sa composition, de l’Assemblée précédente, et la moins défavorable au Parti socialiste. Et quand il regrette, au cours de son dernier conseil des ministres, qu’on n’en soit pas revenu à la proportionnelle, il avertit ses ministres que seulement une cinquantaine de députés socialistes seront élus en 1993, ce qui s’est du reste vérifié, au lieu de cent ou cent dix si l’on avait conservé le mode de scrutin antérieur. La proportionnelle départementale est proche du scrutin majoritaire ne donne pas des résultats fondamentalement différents, mais assure une relative stabilité des partis.
Que donnerait, en France, la combinaison des scrutins majoritaire et proportionnel ? Ce serait le scrutin idéal, car il assurerait l’identification d’une circonscription avec certains hommes – on est élu par tel parti et en tant que tel – alors que la proportionnelle intégrale, à l’israélienne, éloignerait l’élu de l’électeur. Je rappelle que la proportionnelle fournit en Allemagne d’excellents parlementaires : Helmut Kohl a toujours été élu par le scrutin de liste et il a été un remarquable chef de gouvernement, d’une grande autorité, d’une grande sagesse. Prétendre que les représentants des partis seraient moins valables que les élus de terrain – vieil argument en faveur du scrutin d’arrondissement – est une plaisanterie. En effet, les circonscriptions sont en général distribuées par les partis – c’est le cas britannique par exemple : le parti travailliste, ou le parti conservateur, sélectionne ses candidats et donnera une « bonne » circonscription à tel ou tel qui aura des chances de devenir ministre. Partout les partis prédominent dans le choix des candidats. Bien sûr, ils cherchent de préférence des gens qui ont des liens avec le lieu où ils se présentent, mais un très grand nombre de candidats élus sont des parachutés.
L’instauration en France d’un système mixte ou de la proportionnelle intégrale impliquerait presque inévitablement la constitution d’une coalition. Il est plus difficile en effet avec ce système qu’un seul parti obtienne la majorité absolue à l’Assemblée. Incontestablement, les présidents de la Ve République trouvent agréable d’avoir un seul parti majoritaire. J’ai vécu de près, dans l’entourage de Raymond Barre, la situation d’un gouvernement qui n’avait pas la majorité absolue et qui usait abondamment de l’article 49, alinéa 3, de la Constitution. Il y a une tendance française à considérer que la majorité est la majorité d’un parti au Parlement. Ce n’est toutefois pas garanti, même par le calendrier électoral en vigueur. Même si François Hollande était réélu, il n’est pas certain qu’il aurait une majorité absolue et il gagnerait à réfléchir à l’établissement d’un système plus proportionnel. La proportionnelle, donc, implique dans les faits une coalition, ce qui est le cas dans la plupart des parlements qui nous entourent.
Je suis favorable aux coalitions pour deux raisons.
Mon premier argument est d’ordre moral. C’est celui qu’invoque Léon Blum dans son texte de 1926 : avec ce mode de scrutin, les candidats disent leur vérité, disent ce qu’ils pensent. Ils ne feront pas semblant de parler comme les électeurs dont ils sollicitent les suffrages – sur leur droite ou sur leur gauche – alors qu’au fond ils ne pensent pas comme eux. Blum estime par conséquent que le système proportionnel améliore la moralité de la vie politique. Il a raison, car la moralité s’accroît en même temps que la sincérité des propos, laquelle peut être mesurée de façon empirique : y a-t-il une différence entre les propos publics et les propos privés ? Lorsque cette différence est nulle, lorsque les hommes politiques vous disent la même chose en privé que ce qu’ils vous disent en public, le degré de moralité de la vie politique en est amélioré. Au contraire, lorsqu’ils vous donnent raison en privé sur la nécessité de prendre telle ou telle décision, tout en regrettant de ne pouvoir dire la même chose en public, l’hypocrisie et le mensonge augmentent et la moralité diminue. Je reste donc convaincu que la proportionnelle améliore la moralité de la vie publique.
Bien entendu, pour former une coalition, les partis doivent établir un contrat sur la manière dont ils gouverneront. Dans le cas allemand, sociaux-démocrates et chrétiens-démocrates ont négocié pendant un mois et ont publié un document de 150 pages qu’ils vont respecter scrupuleusement et qui correspond très exactement à la politique que mènera le chancelier. Le cas britannique diffère quelque peu. Les Anglais sont très roués en politique – ils sont sans doute les meilleurs politiques d’Europe avec les Italiens. Ainsi, si vous examinez le contrat entre le parti libéral et le parti conservateur, non pas avec la naïveté des premiers mais avec l’œil des seconds, vous comprendrez qu’il a vocation à « rouler » les libéraux, qui du reste seront écrasés aux prochaines élections. Les Allemands sont de ce point de vue plus moraux : leur contrat ménage les deux parties. En France, avec un tel système, si au moins 30 ou 40 % des députés étaient élus à la proportionnelle, une coalition se formerait et donnerait au Président de la République la majorité parlementaire dont il aura besoin.
Mon second argument en faveur des coalitions est politique. Tout le monde affirme que la France jouit d’une grande stabilité politique. Est-ce si sûr ? Si vous étudiez l’histoire constitutionnelle, connaissez-vous beaucoup de pays européens où le Président de la République part en hélicoptère voir un général à Baden-Baden ? Connaissez-vous beaucoup de pays européens dans lesquels une loi est votée par le Parlement, validée par le Conseil constitutionnel, promulguée par le Président de la République, publiée au Journal officiel et remplacée, quinze jours après, par une autre loi ? Je ne connais aucun autre pays européen affecté d’une telle instabilité législative. Le manifestant est d’ailleurs en France un acteur constitutionnel presque aussi important que le député : il fait incontestablement reculer les gouvernements.
Ce pays qui croit avoir un exécutif très fort n’est pas capable, par exemple, de modifier les droits d’inscription dans les universités, alors même qu’un cavalier budgétaire des années 1950 donne au Gouvernement le pouvoir de fixer ces droits lui-même – au mépris, soit dit au passage, de toutes les lois qui proclament l’autonomie des universités !
Si la France a un exécutif relativement faible par rapport aux autres pays européens, c’est parce que les majorités politiques y sont relativement faibles, et si ces majorités politiques sont relativement faibles, c’est parce qu’elles ne sont pas assez larges. Le Président de la République et le Gouvernement sont en effet aujourd’hui en grande difficulté parce que la politique qu’ils défendent n’est soutenue que par 20 à 25 % de la population ; or le contrat proportionnel permet d’élargir une majorité au sein du Parlement, au point d’être représentative de la majorité du pays.
La IIIe République le percevait bien, qui avait inventé un mot qui me convient parfaitement, celui de « concentration », pour désigner des gouvernements assis sur le centre gauche et le centre droit – ainsi le gouvernement Poincaré de 1928, qui a mené des réformes sociales et tenté de restaurer la stabilité économique et qui comprenait à la fois Herriot et Millerand. Les réformes Poincaré, sans la concentration, n’auraient pas été possibles, pas plus que les réformes allant dans le même sens engagées en 1938. La fièvre électorale passée, la concentration permettait de gouverner avec une majorité représentant 60 % de la population. L’un des drames historiques de la France est en effet que son extrême gauche comme son extrême droite sont trop fortes et qu’on ne peut que très difficilement gouverner avec elles. Sans doute ces gens sont-ils désintéressés, patriotes, sans doute ont-ils le sens de la justice sociale mais ils proposent des politiques inapplicables. La IVe République avait en ce sens raison : on ne pouvait gouverner ni avec les gaullistes, ni avec les communistes. Je précise au passage que si le général de Gaulle avait joué le jeu des apparentements, il aurait gagné les élections de 1951. La loi sur les apparentements n’est pas responsable de l’échec des gaullistes : c’est le refus du général de Gaulle de passer des accords qui en est la cause.
M. le président Michel Winock. Je n’ai pas très bien compris ce que vous contestiez dans mes propos.
M. Jean-Claude Casanova. C’était au sujet de la « loi Constans de 1889 », qui ne met pas un terme au scrutin proportionnel mais au scrutin de liste.
M. le président Michel Winock. Certes, mais ce n’est pas la même chose que le scrutin majoritaire.
M. Jean-Claude Casanova. Si, le scrutin de liste à deux tours est majoritaire !
M. le président Michel Winock. Il fallait en effet entendre : « Ce n’est pas la même chose que le scrutin d’arrondissement. »
Je reviendrai sur une question de méthode : ce n’est pas la première fois qu’un de nos invités fait des comparaisons avec les autres pays pour montrer à quel point nous, Français, sommes complètement marginaux ; or je pense que la comparaison se heurte à des limites. Il y a en effet, et du reste vous l’avez vous-même souligné, une idiosyncrasie nationale à cause de laquelle les Français ne sont pas les Allemands.
Vous avez déclaré que la France avait « trop d’extrêmes ». C’est une réalité historique que tente précisément de résoudre le scrutin uninominal – ce qui ne signifie pas qu’il est le scrutin de mon choix : mon siège n’est pas fait, car les modes de scrutins majoritaire et proportionnel ont leurs avantages et leurs inconvénients.
Un dernier mot sur la question de la morale : le scrutin proportionnel est évidemment plus moral puisqu’il est plus juste ; mais la plus grande immoralité, le plus grand manque de justice, n’est-ce pas l’ingouvernabilité, l’instabilité ? Il y a une dizaine d’années, des amis italiens me disaient : « Vous, au moins, en France, vous avez une machine politique qui marche. »
M. Alain Tourret. Le mode de scrutin est essentiel et les radicaux y ont toujours porté le plus grand intérêt. En théorie, tout est simple : nous nous trouvons dans un système bipartisan et le scrutin majoritaire uninominal à deux tours assure une majorité, quand le scrutin proportionnel assure la représentation de l’opinion. Or tout a explosé. D’abord, nous nous orientons vers le mandat unique, dont l’incidence sera considérable puisque le scrutin uninominal est lié à la présence du député sur le terrain. L’élimination des maires de l’Assemblée, j’y insiste, aura des conséquences très importantes. Ensuite, le bipartisme a explosé à la faveur d’un nouveau tripartisme. Soit ce dernier subsistera en tant que tel, soit il aboutira à la disparition de l’un des trois partis – mais lequel ? Le Front national, l’UMP ou le Parti socialiste ? À mes yeux, l’un des trois va disparaître. Ainsi, au Royaume Uni, on l’a dit, les conservateurs ont « mangé » les libéraux. L’UMP a autant de probabilité que le Parti socialiste de disparaître – ce qui ne peut que les interpeller l’un et l’autre.
Quant au Front national, soit il stagnera et le scrutin en vigueur assurera un succès extraordinaire à l’UMP, soit il continuera sa progression et, du fait du scrutin majoritaire, il y aura un déclic car, avec 35 % des voix au premier tour, le risque qu’il obtienne une majorité absolue de sièges en 2017 est réel. En effet, tout une partie des voix de l’UMP sera alors absorbée par lui. Dans ce contexte, le scrutin majoritaire représente un danger colossal pour la République. Dès lors, qu’on le veuille ou non, le scrutin proportionnel est de nature à limiter les ambitions du Front national.
Dans cette dernière hypothèse, le scrutin proportionnel doit s’exercer à l’échelon non départemental mais régional, seul cadre dans lequel le parti socialiste pourra faire autour de lui l’union des communistes, des verts et des radicaux. Des majorités d’idées devront être définies autour de la droite et de la gauche républicaines. Il convient de trouver des thèmes de manière à dégager une majorité, par ce scrutin, autour du Président de la République.
On prétend que la proportionnelle rend le pays ingouvernable ; c’est oublier que, jadis, le Président de la République n’était pas élu au suffrage universel direct. C’est pourquoi un scrutin mi-chèvre mi-chou, qui ferait élire à la proportionnelle une centaine de députés, ou même deux cents, ne rimerait à rien ; son instauration obligerait en outre à redécouper les circonscriptions, ce qui serait politiquement délicat. De deux choses l’une, donc : soit on garde le scrutin en vigueur et la gauche se retrouvera en miettes, soit on applique le scrutin proportionnel dans le cadre de circonscriptions régionales.
M. Michaël Foessel. Je suis toujours frappé par le fait que l’on plaide en faveur ou en défaveur d’un mode de scrutin en fonction des résultats escomptés à un moment « T » de la vie politique. On se prononce ici, en l’occurrence, pour ou contre le scrutin proportionnel en fonction des résultats supposés du Front national ou de tel autre parti extrême – je ne les mets pas tous, pour ma part, dans le même sac, si j’ose dire. Or, dans une démocratie, si un parti extrémiste devient suffisamment puissant pour fédérer une majorité, un mode de scrutin ne suffira malheureusement pas à en limiter les effets.
Comme moi, monsieur Casanova, vous semblez plutôt favorable à un système proportionnel, mais ne vous semble-t-il pas qu’il y ait une tension, voire une contradiction, entre le système proportionnel qui serait utilisé pour élire les députés et le scrutin majoritaire à deux tours qu’on emploierait pour élire le Président de la République ? Dans cette hypothèse, puisque la proportionnelle semble caractéristique d’un régime parlementaire, les pouvoirs du chef de l’État peuvent-ils être préservés ?
Vous avez montré votre goût pour le système allemand, que je connais quelque peu et qui me paraît en effet l’un des plus intéressants. Mais le justifier parce qu’on est favorable à de grandes coalitions, n’est-ce pas projeter une préférence idéologique sur un mode de scrutin ? En outre, du point de vue démocratique, le système allemand ne vous paraît-il pas receler un défaut : on ne sait jamais, au moment où l’on vote, pour quelle coalition on se prononce ? Si l’on choisit le SPD, on ne sait s’il gouvernera avec la CDU ou l’équivalent allemand du Front de gauche. Les partis ne sont en effet pas tenus de déclarer à l’avance avec quels autres partis ils gouverneront. Dans ces conditions, quel sens politique donner à son vote ? Y aurait-il dès lors un moyen institutionnel pour inciter très fortement les partis à informer l’électeur à l’avance de la coalition qu’ils entendent éventuellement former en cas de victoire ?
M. Ferdinand Mélin-Soucramanien. Je remercie Jean-Claude Casanova pour l’intelligence de ses propos, qui m’ont rappelé d’excellents souvenirs.
Je partage entièrement son constat initial : le mode de scrutin est une des principales « lois » constitutionnelles de notre République, sauf qu’elle n’est pas dans la Constitution. Je suis par conséquent très favorable à ce qu’on y inscrive le mode de scrutin pour le fixer et le mettre à l’abri des manœuvres obéissant aux circonstances. Cette constitutionnalisation serait une garantie d’apaisement de la vie démocratique.
Ensuite, en ce qui concerne le choix du meilleur mode de scrutin, comme le président Winock, mon siège n’est pas fait. Ma position a évolué en lisant, en écoutant, en travaillant… J’étais très proportionnaliste au départ, pour arriver finalement à une position pas très éloignée de celle de M. Casanova. Une dose de 20 % de proportionnelle a été évoquée. Je suis pour ma part favorable, non à un scrutin correctif ou de compensation, mais à deux scrutins parallèles et à une part de proportionnelle de 10 %. Tout cela est bien sûr à corréler avec la nature du régime : se prononcer pour une dose de proportionnelle va de pair avec une orientation nettement plus parlementaire du régime, la limitation du cumul des mandats, l’éventuelle réduction du nombre de députés.
Le professeur Casanova n’a pas évoqué, enfin, l’importante question du cumul des mandats dans le temps. Seriez-vous favorable à l’extension de l’article 6, alinéa 2, de la Constitution : « Nul ne peut exercer plus de deux mandats consécutifs » ? Peut-on envisager de faire « basculer » cette disposition dans le Titre Ier pour la généraliser ?
M. Alain-Gérard Slama. Je souhaite, cher Jean-Claude, vous interroger en grande partie sur l’argument historique que vous invoquez. Sans aucun doute y a-t-il un lien entre le mode de scrutin et le fonctionnement d’un régime ; sans aucun doute y a-t-il instrumentalisation d’un mode de scrutin. Toutefois, sous la Ve République, cette instrumentalisation n’a pas été intentionnelle ; elle est apparue alors qu’au départ de Gaulle ne savait pas trop s’il préférait la proportionnelle ou le scrutin majoritaire et que Michel Debré hésitait à imiter le modèle britannique de scrutin majoritaire à un tour. Le mode de scrutin est le résultat de la conjonction entre la décision d’élire le Président de la République au suffrage universel direct et l’élection à l’Assemblée d’une majorité rattachée à la personne du Président, certaines forces se reconnaissant dans la politique annoncée par lui et s’y ralliant. Or c’est cela qui ne fonctionne plus aujourd’hui.
Autrement dit, le système a été obéré par le quinquennat, qui suscite une identification de plus en plus grande entre le pouvoir du Président de la République et le parti politique qui le soutient. Il n’est ainsi plus le président de tous les Français, mais un chef de parti. Je sais bien que ce « président de tous les Français » est une fiction, mais la volonté générale l’est tout autant. Chaque pays a son modèle et celui de la France implique qu’une volonté générale est censée se manifester, s’exprimer, à travers le vote majoritaire – qui n’est précisément pas celui d’un seul parti. C’est du moins ce qui ressortait de la bipolarisation de la vie politique française.
Le mode de scrutin est-il vraiment, aujourd’hui, le principal problème ? N’est-ce pas plutôt cette coïncidence de plus en plus grande entre l’élection du Président et celle d’une majorité partisane d’autant plus récusée, en tant que telle, que le parti en question est de moins en moins visible et de moins en moins sensible ? Le problème, par conséquent, n’est-il pas avant tout celui du statut du Président de la République, de l’acceptation de la fiction selon laquelle il est le président de tous les Français ? Après tout, Giscard d’Estaing avait l’ambition de dépasser le clivage droite-gauche et parlait de réunir deux Français sur trois. Même Chirac, avec son obsession de la paix civile, qui a été l’un des thèmes conducteurs de sa non-action politique – je n’ai pas dit : inaction –, a également tenté de dépasser ce clivage, on le lui a assez reproché.
Enfin, je ne suis pas très convaincu par l’argument en faveur du principe de coalition. Dans le modèle français, une coalition apparaît en effet comme une trahison. Je rejoins la question posée par Michael Foessel et cela a été le problème principal de la IIIe République : des majorités gouvernementales qui ne reflétaient pas la majorité électorale. Une coalition ne risque-t-elle pas précisément d’être cette éternelle incertitude, cette éternelle inconnue qui fait qu’au pays de Descartes on a tendance à dire : élections-trahison ?
Plutôt que de s’intéresser à la réforme du mode de scrutin et d’introduire un peu de proportionnelle – soupape sans doute souhaitable, dans des limites que vous-même fixez d’ailleurs assez bas –, ne faudrait-il pas réfléchir à l’idée d’un septennat non immédiatement renouvelable – ce qui serait plus intelligent dans la mesure où l’opinion peut se tourner vers des hommes à même à ses yeux de trancher des problèmes insolubles ? Ne faudrait-il pas en outre réfléchir à ce scandale de nos institutions – inachevées – à cause duquel le Président peut dissoudre sans que sa responsabilité soit de facto et à aucun moment engagée – sauf, certes, par lui-même, mais il est rare qu’il l’ait voulu ?
Mme Cécile Untermaier. Je vous remercie, monsieur Casanova, pour cette intervention très savante et passionnante, qui montre que nous ne nous préoccupons pas assez de la question du mode de scrutin.
La représentativité me préoccupe. Est-elle mieux satisfaite par un système plutôt qu’un autre ? Un système plutôt qu’un autre permet-il de mieux reconnaître les élus politiques, de restaurer le lien de confiance entre le citoyen et l’élu ? Il faut en effet favoriser l’accès de la population à la politique et faire que la population se reconnaisse davantage dans ses élus, en ouvrant les listes, en ouvrant les candidatures…
Ensuite, j’estime que le non-cumul des mandats n’implique pas un mode de scrutin plutôt qu’un autre. Je souhaite connaître votre avis sur ce point.
Enfin, que pensez-vous du mode d’élection des sénateurs ?
Mme Marie-Anne Cohendet. Dans les manuels de droit constitutionnel, on revient tout de même abondamment sur les modes de scrutin, et j’y accorde pour ma part de très longs développements en montrant bien qu’un mode de scrutin fonctionne de façon différente suivant l’organisation des institutions et suivant le système de variable déterminante, c’est-à-dire toute une série d’éléments qui tiennent notamment aux mœurs, à la tradition, à l’histoire… et du fait desquels on perçoit différemment les institutions.
On soutient toujours qu’en France le mode de scrutin en vigueur garantit la stabilité. Ce n’est pas le cas : sous la Ve République, la durée moyenne d’un gouvernement est inférieure à dix-huit mois, ce qui n’est pas très brillant. Aussi, je vous rejoins sur ce point, monsieur Casanova, il n’y a pas de corrélation mathématique entre instabilité gouvernementale et scrutin proportionnel. Ce lien, hâtivement établi en France, me semble, j’y insiste, objectivement faux, et je partage l’avis de Michel Winock : sous les IIIe et IVe Républiques, l’instabilité ministérielle s’expliquait par le fait qu’on ne portait pas au pouvoir le leader de la majorité. Or, en Allemagne et en Espagne, le chef du gouvernement est élu par les députés, procédure qui me paraît favoriser la stabilité et atténuer les effets de la proportionnelle, facteur auquel on peut ajouter la taille des circonscriptions et la fixation d’un seuil.
J’étais auparavant tout à fait favorable au scrutin majoritaire, et c’est en étudiant le droit comparé, avec toutes les précautions nécessaires, que je me suis rendu compte que notre appréhension de la proportionnelle était fausse et négligeait le fait qu’elle assure une meilleure représentation de toutes les opinions. J’aimerais d’ailleurs savoir si nous disposons de données relatives à une éventuelle corrélation entre mode de scrutin et taux d’abstention. En effet, l’un des principaux problèmes actuels est que les Français ne se sentent pas représentés et que les grands partis sont trop éloignés de leurs opinions.
Je suis favorable au système prôné par Blum ou à celui en vigueur en Allemagne. Reste le risque, déjà évoqué, d’alliances nouées après les élections, comme on l’a vu à l’issue des élections régionales en France il y a plusieurs années. C’est le point noir de la proportionnelle : on ne connaît les alliances qu’après les élections. Comment l’éviter ? Bastien François propose un scrutin proportionnel à deux tours ; je souhaite connaître votre sentiment sur ce point, comme sur la possibilité d’apparentements.
La grande puissance des extrêmes en France, évoquée elle aussi, ne s’explique-t-elle pas précisément par le scrutin majoritaire ? Les Français, considérant qu’ils ne sont pas représentés par les grands partis, rejettent la classe politique et votent pour des partis hors système. La proportionnelle n’atténuerait-elle pas ce phénomène ?
Dans tous les autres pays de l’Union européenne dans lesquels le Président de la République est élu par le peuple – soit la moitié de ces pays –, le scrutin législatif est proportionnel ou mixte. À mon sens, cela affaiblit quelque peu le chef de l’État. En France, nous étions d’ailleurs plusieurs à insister sur le fait que le scrutin majoritaire favorisait la cristallisation de la majorité autour du Président de la République, alors qu’elle devrait s’opérer autour du chef du Gouvernement.
Je ne suis pas totalement convaincue pour ma part de la nécessité de constitutionnaliser le mode de scrutin, même s’il est vrai que celui-ci, dans la plupart des pays, est inscrit dans la Constitution, au moins dans ses grands principes. En tout état de cause, il est facile de le modifier en France puisqu’il suffit de changer la loi ordinaire. Reste qu’il paraît opportun de réfléchir très sérieusement à l’adoption d’un scrutin à l’allemande.
M. Denis Baranger. La démarcation, dans l’absolu, ne se situe pas entre les partisans du scrutin majoritaire et ceux de la représentation proportionnelle. Vous avez très justement fait observer, monsieur Casanova, vous référant à Montesquieu, qu’il s’agissait d’un problème de régime. Au fond, la raison d’être du scrutin majoritaire, aujourd’hui et depuis les débuts de la Ve République, et c’est ce qui explique sa pesanteur, est qu’il s’accorde avec l’interprétation présidentialiste des institutions. Or, si l’on touche à l’un, on modifie l’autre. Si l’on introduit une dose de proportionnelle dans ce régime, on ira dans le sens d’un affaiblissement ou d’un affadissement de l’institution présidentielle ou de l’interprétation présidentialiste des institutions.
Il n’y pas lieu, de ce point de vue, de se faire ni guelfe ni gibelin. Les partisans de la proportionnelle doivent garder à l’esprit ce qui s’est passé en 1986 qui n’est pas nécessairement un mauvais précédent et les partisans du scrutin majoritaire doivent s’interroger sur leur relation à l’institution présidentielle. Au fond, nous n’en n’avons pas fini avec cette dernière : même ceux qui apparaissent comme hostiles à une lecture présidentialiste de nos institutions souhaitent, par pesanteur intellectuelle notamment, conserver un président fort parce qu’on ne se débarrasse pas facilement d’une mythologie politique induisant la nécessité, en France, d’une présidence forte.
On voit assez bien où nous mènerait une représentation proportionnelle pure et dure, on voit aussi ce que donne le scrutin majoritaire en vigueur. Mais que donnerait, compte tenu de notre culture politique et du régime de 1958, un système mixte à l’allemande ? Je conçois bien quel serait le mécanisme électoral, mais j’ai du mal à me représenter ce que donnerait ce jeu de billard sur le fonctionnement de l’ensemble du régime.
Mme Marie-George Buffet. Merci, monsieur Casanova, d’avoir un peu cassé l’idée selon laquelle proportionnelle égale instabilité. On ne peut pas en effet en rester à cet argument : il faut aller plus loin. Merci aussi d’avoir souligné que le mode de scrutin implique une certaine conception du régime politique. On le voit bien aujourd’hui en France, où le Président tout juste élu, du fait du quinquennat et de l’inversion du calendrier électoral, réclame sa majorité. Les élections législatives sont dès lors réduites à la lui donner, tous les candidats et toutes les candidates qui ont vocation à la former s’affichant d’ailleurs avec la photo du nouveau chef de l’État en guise de caution. Les élections législatives s’en trouvent dévalorisées.
Vous avez par ailleurs évoqué la question de justice que pose la nécessaire représentation des sensibilités politiques, des idées politiques des électeurs et des électrices. Or le mode de scrutin actuel enracine le bipartisme, peut-être demain le tripartisme, et enracine le système de l’alternance à cause duquel la déception s’installe de plus en plus vite et à cause duquel le rejet de la politique et l’abstention s’accroissent.
Un système proportionnel ne donnerait-il pas aux électeurs et aux électrices la possibilité de mieux se retrouver dans la vie politique française, de se sentir représentés, et ne permettrait-il pas de casser l’image de deux partis « raisonnables » ayant chacun à ses côtés un parti « extrême », selon votre expression ? Le scrutin proportionnel devrait assurer un débat d’idées plus clair, plus engagé puisque les partis dominants n’auraient pas à tenter d’attirer le reste de l’électorat en faisant des concessions sur leur projet de société.
Enfin, j’y insiste, la proportionnelle ne garantirait-elle pas une meilleure représentation de la population à travers ses élus, hommes et femmes politiques ? On a vu que le mode de scrutin des élections municipales et régionales avait permis la parité, ce qui n’est pas une mince avancée, mais aussi, tout de même, de mieux voir représentée la diversité de la population. Etendu aux élections législatives, ne permettrait-il pas aux électeurs et aux électrices de mieux se reconnaître dans les hommes et les femmes portés aux responsabilités ?
Mme Cécile Duflot. J’ai beaucoup apprécié l’anecdote sur Michel Rocard croyant au scrutin majoritaire comme il avait pu croire à l’autogestion yougoslave…
Il n’est pas interdit d’être inventif en matière de modes de scrutin. On peut répondre à l’objection de l’absence de majorité qu’impliquerait la proportionnelle en prenant l’exemple de deux scrutins très stables et très compréhensibles : les scrutins municipal et régional actuels, à savoir des scrutins proportionnels à deux tours avec prime majoritaire. J’ai été assez séduite par la proposition de Bastien François en la matière, mais on peut répondre à la question posée sur les alliances par la possibilité de fusion de listes entre les deux tours. La lisibilité du périmètre de la coalition est ainsi assurée, et la prime majoritaire permet la stabilité de l’assemblée considérée.
Marie-George Buffet a très bien dit à quel point le quinquennat et l’inversion du calendrier électoral font des députés les obligés de fait du Président de la République. Si on leur dit que, dans l’hypothèse où ils n’accorderaient pas dans leur majorité la confiance au Gouvernement, la conséquence en serait la dissolution de l’Assemblée, on rend explicite leur soumission totale aux décisions du Président de la République. Il serait plus logique de supprimer le vote de confiance : si les députés n’ont pas les moyens de refuser la confiance à un Gouvernement, autant ne pas procéder à ce vote. La question est moins, ici, celle du mode de scrutin que celle, je le répète, de la sujétion des députés au résultat de l’élection présidentielle.
J’en viens à un autre point touchant à l’exercice du mandat de député, point peu évoqué mais important compte tenu de l’instabilité politique, de la difficile perception de certains débats. Je vous invite à faire le tour des députés les plus anciens ; vous constaterez que tous donnent le même conseil à un jeune parlementaire : « Pendant ton premier mandat, ne fais que de la circonscription ; pose des questions orales sans débat concernant ta circo et envoie-les à ta presse locale ; et essaie de te mettre dans l’angle des caméras lors des questions au Gouvernement. Et c’est tout. » Voilà, ne donnons pas dans la langue de bois, ce qui est suggéré. En effet, le mode de scrutin actuel pousse à la fragilisation du travail parlementaire. En gros, un député qui consacrerait l’essentiel de son temps au travail législatif serait de fait électoralement fragilisé.
Enfin, l’objection selon laquelle les élus à la proportionnelle seraient des créatures du parti, des apparatchiks, est vaine, sans rapport avec la réalité. Il se trouve que j’ai été pendant longtemps responsable d’un parti et je vous assure que les désignations de candidats procèdent essentiellement, même pour les circonscriptions dans le cadre du scrutin uninominal, d’une logique de parti très forte : la détention de l’étiquette est essentielle. Ainsi, très marquant est ce qui s’est passé en 2007 après la création de l’UMP : des députés centristes, parfois élus depuis trois ou quatre mandats, se sont fait balayer dans la foulée de l’élection présidentielle par des apparatchiks inconnus, souvent parachutés, mais qui bénéficiaient de l’étiquette UMP.
M. Jean-Claude Casanova. Nombre de questions dépassent mes capacités et touchent à l’essence même de la Ve République.
La question du cumul des mandats est sérieuse. J’ai voté, au sein de la commission Jospin, pour le non-cumul, avec toutefois une réserve s’agissant des sénateurs. Le cumul français est la conséquence de deux caractéristiques : le scrutin d’arrondissement et la centralisation administrative. Les Français sont localement favorables au cumul car ils veulent un député puissant face à l’administration, et le député, de son côté, ne veut pas trop de concurrents dans son arrondissement. Je ne sais pas quelles seront les conséquences politiques de la suppression du cumul, mais elles seront certainement très importantes compte tenu de la spécificité française que je viens d’évoquer.
Je n’ai pas d’opinion particulière sur le mode de scrutin du Sénat sinon qu’il me paraît assez satisfaisant en ce qu’il assure une bonne représentation là où la proportionnelle est en vigueur et, là où s’applique le scrutin majoritaire, compte tenu des faibles populations représentées, je ne pense pas qu’il y ait de problème grave. Plus important pour le Sénat est de trouver une signification politique profonde au bicamérisme français. Ce problème, réel, est lié au besoin des collectivités locales, dans les sociétés démocratiques, d’un système de péréquation puisqu’elles ne peuvent se financer seules. Cette péréquation doit être organisée par des sages. Si elle est organisée par le Gouvernement et l’Assemblée, elle sera toujours suspectée ; il faut donc que la seconde chambre ait une forme de représentation des collectivités locales, de façon que ces dernières participent à la péréquation des ressources.
En ce qui concerne la constitutionnalisation de la loi électorale, j’y suis évidemment favorable, mais il faut qu’elle soit très réfléchie, puisqu’elle sera très difficile ensuite à modifier. Dans les deux années qui viennent, je suis à peu près persuadé que le Président de la République aura le choix : soit il en reviendra au scrutin de 1986, très facile à appliquer puisque les circonscriptions sont déjà dessinées et qu’il suffira de soumettre au Conseil constitutionnel une adaptation à l’évolution démographique, soit il injectera une petite dose de proportionnelle, ce qui sera par contre plus difficile à mettre en œuvre parce qu’il faudra redécouper toutes les circonscriptions. Il peut encore lancer une grande réforme mais c’est à vous d’en juger.
M. le président Claude Bartolone. Le scrutin proportionnel à l’échelon départemental, vous avez raison, se rapproche beaucoup du scrutin uninominal à deux tours. On peut envisager également la proportionnelle dans un cadre régional.
M. Jean-Claude Casanova. Absolument. Tous mes vœux vous accompagnent !
On a fait allusion à Michel Debré. Les partisans du scrutin à un tour existent en France. Ce fut le cas de Paul Reynaud en 1938 – et Michel Debré faisait partie de son cabinet. Une proposition en ce sens a été formulée par le même Reynaud et par le jeune député Giscard d’Estaing, dans les années 1950. Je ne crois pas du tout, pour ma part, à cette idéalisation du modèle anglais : il y a deux siècles et demi que la France essaie d’imiter l’Angleterre, sans aucun résultat.
Incontestablement, la proportionnelle assure une plus grande représentation de toutes les opinions et de tous les électeurs. Les Allemands ont fixé un seuil à 5 %, qui est assez fort et élimine les tout nouveaux petits partis. Cette barre et la nature des circonscriptions sont les deux éléments qui régulent les systèmes proportionnels, à l’exception d’Israël pour la raison que je vous ai indiquée.
S’agissant de la limitation des mandats dans le temps, je ne suis pas un homme politique, mais j’ai longtemps fréquenté – et je continue de le faire – le monde politique et je suis bien obligé de constater que les parlementaires expérimentés sont supérieurs aux parlementaires non expérimentés. Donc, réduire l’expérience au sein des assemblées parlementaires ne me paraît pas très raisonnable. C’est le genre de réforme qui ne me semble pas justifiée. Le corps électoral sait faire partir les maires, les présidents de conseils généraux trop âgés ; il faut par conséquent le laisser en juger.
Pour ce qui est de la parité, tout scrutin de liste la favorise incontestablement. Je suggère une étude empirique, concernant les élections départementales, sur le degré de parenté des candidates avec les candidats. J’ai constaté qu’il était élevé dans les quelques départements que je connais – ce qui signifie que les candidats ont choisi des parentes…
M. le président Claude Bartolone. Évoquez-vous le cas de la Corse ?
M. Jean-Claude Casanova. Non, il n’est pas besoin de la parenté pour avoir de l’autorité en Corse… (Sourires.)
L’élection du Premier ministre est un sujet important, qui m’amène à la question centrale, sous-jacente dans plusieurs de vos interventions, de la relation du régime de la Ve République avec le mode de scrutin. Un problème n’est pas résolu, et vous trouverez à ce sujet, en examinant les travaux préparatoires de la Constitution, la considération assez comique d’un éminent conseiller d’État sur certains mauvais esprits qui envisageaient que, dans les nouvelles institutions, le Premier ministre pourrait être en désaccord avec le Président de la République. Or, il peut tout à fait exister un désaccord entre la représentation parlementaire, le Premier ministre et le Président de la République.
Le calendrier Jospin, quant à lui, n’est pas dans la Constitution, et si, demain, un Président de la République meurt en cours de mandat ou s’il dissout l’Assemblée, le problème du calendrier disparaîtra et l’on se retrouvera face à des perspectives de cohabitation qui n’ont du reste, par le passé, pas été catastrophiques – d’autant qu’elles ont permis, justement, d’élargir la base sur laquelle s’appuyaient les autorités politiques.
Si l’évolution constitutionnelle française s’oriente vers une plus forte présidentialisation, c’est-à-dire si le Président de la République renonce au droit de dissolution et se met dans une configuration quasi américaine, ce que le quinquennat, après tout, permettrait, la proportionnelle est d’autant plus souhaitable. Le Président choisira son Premier ministre, le Gouvernement ne sera pas forcément composé de parlementaires – lesquels devront de toute façon démissionner du Parlement – et se constitueront pour voter les lois les majorités nécessaires.
La tendance actuelle semble toutefois plutôt de « parlementariser » le régime. Dans cette perspective, on a malgré tout intérêt, de mon point de vue, à avoir une représentation parlementaire plus solide.
Ces considérations m’amènent à la fameuse majorité présidentielle ; eh bien, c’est comme l’imitation du système anglais : c’est un rêve. Le mode de scrutin actuel a été conçu par Guy Mollet et Roger Frey. Le premier, je l’ai dit, préférait le scrutin d’arrondissement compte tenu de la situation de la SFIO. Le raisonnement de Roger Frey, quant à lui, s’est révélé des plus efficaces, surtout à partir des élections de 1962 : selon lui, le Parti communiste empêchant la gauche de gouverner, il suffisait que la droite s’unisse pour qu’elle reste au pouvoir pour l’éternité. Ce système a fonctionné jusqu’à ce que François Mitterrand, prenant au mot Roger Frey, fasse alliance avec les communistes et gouverne. Il a inversé le raisonnement de Roger Frey pour l’élection présidentielle.
D’autre part, de Gaulle n’était pas si puissant que cela, sa majorité présidentielle n’était pas si forte. L’année 1968 marque incontestablement la mort politique du général de Gaulle. L’origine s’en trouve dans la faiblesse de sa victoire de 1967 : sa majorité à l’Assemblée n’est plus que d’une voix et il n’a pas de vraie majorité dans le pays. Déjà, en 1965, il avait été mis en ballottage. Si, en 1968, il avait disposé d’une représentation parlementaire plus large, il aurait été beaucoup plus solide. L’idée que, sous la Ve République, la majorité présidentielle donnerait de la force est donc fausse.
Pour conclure sur les institutions de la Ve République, personne ne reviendra sur l’élection du Président de la République au suffrage universel qui désigne le chef de l’exécutif. Du coup, l’élection du Premier ministre par le Parlement devient difficile, à moins de placer le Président de la République dans une situation à la portugaise où il ne serait plus vraiment le chef de l’exécutif. Si, au contraire, on souhaite qu’il le reste, il faut accentuer le côté présidentiel des institutions, ou bien il faut qu’il puisse disposer à l’Assemblée d’une majorité plus large.
Mon raisonnement se trouve renforcé par les deux nouveautés de la situation française : la faible position de François Hollande et la montée du Front national. Je suis d’autant plus partisan du scrutin proportionnel qu’avec le scrutin majoritaire le Front national devient de plus en plus dangereux, sans compter que les médias concourent à son extraordinaire succès – et, pour m’en tenir à la tragédie grecque qu’on nous donne à voir en ce moment, si Marine Le Pen « tue » son père, elle n’en sera que plus favorisée. Pour freiner les pulsions françaises, la proportionnelle est donc un amortisseur.
De plus, ce scrutin permet d’élargir les majorités. On peut penser ce qu’on veut de la politique de François Hollande, mais il ne dispose pas d’une majorité suffisante ni dans le pays ni au Parlement. Dans une situation un peu différente, avec la proportionnelle il pourrait s’appuyer sur une majorité plus large.
Parlons très crûment : la proportionnelle, demain, diviserait la droite mais pas la gauche. Elle n’entamerait pas la supériorité du Parti socialiste sur les autres formations de gauche, mais elle assurerait au parti communiste et aux écologistes une position plus stable et leur permettrait éventuellement de progresser en affichant leurs propres idées. En divisant la droite gouvernementale, elle garantirait des coalitions plus larges. Certes la proportionnelle assurerait la représentation du Front national, mais il y a dans le vote pour ce parti, comme ce fut le cas jadis dans le vote communiste, un vote de protestation : l’électeur ne signifie pas vouloir que les gens pour qui il vote gouvernent, mais manifeste sa protestation vis-à-vis du mode de gouvernement. Or la meilleure façon de réduire le vote de protestation, c’est d’élire les gens pour lesquels les protestataires votent. On voit bien que le Parti communiste se maintient en grande partie grâce à la qualité de ses élus et à la relation entre ceux-ci et leurs électeurs. Progressivement, le Front national, quand il aura des élus, se dissoudra par le système de la représentation, le vieillissement, l’expérience…
Malgré tout, augmenter la proportionnelle dans le système de représentation français contribuera à stabiliser et à assagir la vie politique française.
M. le président Claude Bartolone. Au nom de tous, je vous remercie, monsieur Casanova. Vous avez pu constater l’intérêt de chacun des membres de ce groupe de travail pour votre témoignage.
L’audition se termine à dix heures cinquante-cinq.
– Audition, ouverte à la presse, de Mme Géraldine Muhlmann sur le thème du temps politique.
L’audition commence à onze heures quinze.
M. le président Claude Bartolone. Pour reprendre le mot du penseur allemand Hartmut Rosa, nous sommes aujourd’hui confrontés à un phénomène d’accélération porté par l’innovation technique, le changement social et les nouveaux rythmes de vie. Face à cette situation, nos institutions sont-elles condamnées à dépérir ? Notre démocratie, sous sa forme actuelle, peut-elle fonctionner à l’heure de l’information continue et de la révolution numérique ? Peut-on concilier la prise en considération du long terme et l’urgence médiatique – et si oui, comment ?
Telles sont quelques-unes des questions qui nous ont conduits à convier Géraldine Muhlmann à participer à nos travaux. Vous avez en effet, madame, la particularité d’être à la fois professeur de sciences politiques – à l’université Panthéon-Assas – et journaliste politique. Vous avez d’ailleurs animé l’émission C politique, sur France 5, et vous intervenez aujourd’hui dans Les Grandes Questions, sur la même chaîne.
Mme Géraldine Muhlmann. Merci, monsieur le président, et merci à vous tous, mesdames, messieurs, chers collègues pour certains d’entre vous, de m’accueillir.
Je commencerai par clarifier le concept d’accélération, avant d’en venir au temps médiatique d’hier et d’aujourd’hui et aux contraintes qu’il semble faire peser sur l’action politique. Je suggérerai ensuite que la notion d’accélération est à maints égards dépassée lorsqu’il s’agit de penser le temps médiatique actuel, qui se caractérise à mon sens par un phénomène un peu différent que j’appellerai le séquençage. Enfin, quitte à vous surprendre, je défendrai l’idée qu’en réalité le politique dispose d’importantes marges de manœuvre face au temps médiatique et que le fond du problème a moins à voir avec la temporalité qu’avec des questions très classiques d’espace. Le politique est en effet constitué de lieux coupés du monde, trop nombreux, surchargés, obéissant à des logiques paralysantes. Cela lui fait bien sûr perdre du temps, mais ce n’est là que la conséquence de problèmes d’ordre spatial.
Le concept d’accélération est tout particulièrement développé – vous l’avez dit, monsieur le président – par Hartmut Rosa, penseur passionnant qui s’inscrit dans la lignée de théoriciens critiques de l’École de Francfort et dont l’ouvrage Accélération ainsi que le livre plus court Accélération et Aliénation sont traduits en français aux éditions La Découverte.
Pour Rosa, l’accélération, phénomène caractéristique de toute la modernité – disons depuis le début du xixe siècle –, s’est encore amplifiée avec ce qu’il appelle la modernité tardive : notre époque, qu’il distingue de la modernité classique et de la modernité industrielle. Ce qui produit aujourd’hui une véritable saturation, aliénante pour les individus, avec ses souffrances et ses pathologies spécifiques : la « famine temporelle », dont nous souffrons tous, des phénomènes pathologiques de dépression, de burn out, etc.
Ce concept d’accélération recoupe et synthétise en réalité trois aspects assez différents. Premièrement, une accélération technique. Avec le progrès, l’innovation, de la machine à vapeur à l’aviation, du télégraphe à l’e-mail, du satellite au web, plus rien n’est loin si l’on considère que cette notion renvoie spontanément au temps nécessaire pour atteindre un objet. Il y a donc eu un formidable rétrécissement de l’espace depuis les débuts de la modernité, selon un rythme qui s’est accéléré de plus en plus. Aujourd’hui, par Skype, nous pouvons être littéralement dans plusieurs lieux en même temps, une ubiquité que Rosa décrit, en faisant également référence aux travaux d’autres penseurs – Zygmunt Bauman et l’idée de retour du nomadisme, Ulrich Beck et le thème de la polygamie des lieux.
Deuxièmement, une accélération du changement social. La société moderne, par définition, bouscule les traditions. Or les traditions relèvent du temps long, un temps généralement intergénérationnel : le petit-fils faisait le métier de son père et de son grand-père. La société moderne a créé du mouvement et le phénomène s’accentue. Désormais, non seulement chaque génération dispose d’un nouvel environnement social, professionnel, personnel – d’autant que, par le mariage, on peut sortir de son milieu d’origine –, d’un monde objectal nouveau et sans cesse renouvelé, mais la même génération connaît plusieurs changements : plusieurs métiers, plusieurs conjoints, plusieurs déménagements, un nombre de machines à laver et d’ordinateurs qui nous distingue absolument du rapport quasi biographique que nos parents pouvaient encore entretenir avec les investissements de ce genre, qu’ils consentaient pour la vie. Ce phénomène est d’autant plus marqué que – Rosa ne le souligne pas assez – nos vies sont plus longues. La société du mouvement est ainsi poussée, dit-il, à un point limite, ce qui produit selon lui de véritables troubles identitaires, une sorte de pluralisation interne du moi, de sorte que, puisque hors du moi tout le monde bouge aussi, bientôt personne ou presque ne nous connaîtra plus tout au long de notre vie.
Troisièmement, une accélération du rythme de vie. Le progrès technique aurait dû nous permettre de gagner du temps, donc d’en garder, par exemple pour des activités lentes, ce qui nous aurait évité cette impression d’en manquer sans arrêt. En réalité, il nous a permis de faire plus de choses, et ce dans tous les domaines de notre vie : le travail, les loisirs, les activités culturelles, les relations affectives, etc. Rosa note qu’il s’agit d’un phénomène classique, que l’on connaît déjà : dès l’invention de la voiture, au lieu de voyager autant mais plus vite, ce qui aurait dégagé beaucoup de temps pour d’autres occupations, on s’est mis à voyager de plus en plus et de plus en plus loin. De même, au lieu qu’Internet nous ait permis de nous débarrasser plus vite d’une correspondance professionnelle et personnelle inchangée en volume, nous correspondons au contraire de plus en plus, si bien que l’e-mail, qui était censé nous faire gagner du temps, est devenu lui-même chronophage.
Pour mieux faire comprendre cette accélération du rythme de vie, Rosa invoque naturellement d’autres facteurs, économiques et sociaux, eux aussi classiques mais aujourd’hui amplifiés. C’est le cas de la compétition, au sein d’une société capitaliste qui nous pousse à nous mettre sans cesse aux nouvelles normes, aux nouvelles modes, d’autant qu’en matière technique et sociale tout bouge très vite. En résumé, il nous faut maintenant anticiper en permanence, dans nos métiers et dans nos vies en général, ce qui crée une sorte de « je dois » incessant que Rosa décrit très bien : je dois me former, je dois aller voir plus de clients à l’étranger, je dois correspondre avec eux avant et après, je dois voir un chasseur de têtes qui préparera avec moi l’éventualité d’un changement d’emploi, je dois faire attention à mon conjoint, je dois faire du sport, je dois éviter de prendre du ventre, je dois me préparer à plusieurs ruptures amoureuses et familiales au cours de ma vie, je dois toujours anticiper une foule de choses.
Sans vouloir nécessairement adoucir ce diagnostic assez sombre, j’aimerais y apporter quelques bémols. Les trois caractéristiques que je viens d’évoquer, particulièrement en ce qui concerne le changement social et le rythme de vie, renvoient en effet à des logiques somme toute assez différentes et dont je me demande si Hartmut Rosa ne les associe pas un peu vite.
Ainsi, le changement social est lié au mouvement qui nous fait sortir des traditions ; or celui-ci résulte moins du progrès technique que, bien souvent, de chocs : les guerres, les révolutions, les crises. Il n’est donc pas du tout certain que son rythme accélère aujourd’hui beaucoup plus qu’à certaines époques passées. Au moment de la Révolution française, au lendemain de celles de 1830 ou de 1848, sans même parler de la Commune de Paris, les contemporains ont dû littéralement tomber de l’armoire ! On a changé de monde en quelques semaines, et on a dû se préparer à de nouveaux changements au cours des semaines, des mois et des années qui ont suivi. Le divorce a été autorisé en 1792 ; à Paris, au cours de l’an VI de la République, le nombre de divorces a dépassé celui des mariages. Imagine-t-on le changement social que cela représentait pour l’époque ? À partir de la crise de 1929, au cours des années trente, les changements ont été incessants. Depuis la crise de 1973, on dit, je le sais bien, que nous changeons d’époque presque tout le temps, mais il convient de relativiser : pensons à la génération qui a vécu les deux guerres mondiales et qui, dans les années cinquante, se souvenait encore de la Belle Époque !
Les considérations relatives aux rythmes de vie appellent également quelques nuances. La première grande accélération des cadences, à maints égards pire pour bien des gens que nos problèmes contemporains, a résulté de la division du travail social et du progrès industriel, à partir de la fin du xixe siècle. La conséquence emblématique en a été le travail à la chaîne des ouvriers : Charlot dans Les Temps modernes. Ça, c’est de l’accélération ! Ça, c’est de la cadence ! Et de l’aliénation ! Aujourd’hui, sans nier ce qu’avance Rosa, la situation me paraît qualitativement différente.
Premièrement, l’accélération est moindre, pour la plupart des gens qui travaillent, que dans le taylorisme ou le fordisme. Deuxièmement, le phénomène est plus étendu socialement : il ne se limite pas aux classes populaires ; en un sens, on fait même d’autant plus l’expérience de ce rythme de vie effréné et de ce « tu dois » permanent que l’on est aisé. Troisièmement, il gagne de nouveaux domaines, extérieurs au travail – le loisir, la vie personnelle. Quatrièmement, la différence est qualitative : le Charlot des Temps modernes éprouvait la vitesse dans la répétition ; nous connaissons la vitesse dans la variété. Une pluralité de possibles se présente à nous à chaque moment de notre journée, surtout si nous appartenons aux classes favorisées, ce qui fait de chacun de nous ce que Rosa appelle un jongleur. Et si je déplaçais ce rendez-vous pour pouvoir caser une heure de gym ? Et si je rentrais un peu plus tôt pour voir les enfants ? Je finirais ce soir à la maison mon e-mail ou mon travail en cours. C’est ce jonglage qui fait que nous soumettons à une accélération permanente des activités elles-mêmes très variées, que, comme il le dit très bien, nous mangeons plus vite et dormons moins qu’il y a un siècle. Mais – et c’est cela qui est nouveau – cette variété est si frénétique qu’elle nous donne paradoxalement l’impression d’une certaine répétition, une répétition dans la variété. C’est aliénant, épuisant, addictif aussi, probablement.
J’ajouterai une distinction selon les classes sociales : la caissière de supermarché relève encore un peu du modèle répétitif à la Chaplin, la vie du chômeur n’est guère rapide. C’est de la société dans son ensemble que nous parlons ici, y compris les exclus du travail, et il se peut que, pour tous ceux-là, la variété et le rythme de certaines activités, quand ils peuvent se les offrir – surfer sur le Net, regarder la télévision, correspondre avec des gens qui sont loin, voyager loin et plus souvent grâce à une compagnie low cost –, soient plus libérateurs que pour ceux qui y sont plongés toute la journée.
Quoi que l’on en pense, au cœur de l’accélération moderne, il y a le temps médiatique, qui va nous conduire à une réflexion sur le politique. En effet, le temps médiatique a longtemps servi de paradigme pour penser l’accélération moderne. J’aimerais toutefois montrer qu’une autre période s’est ouverte il y a peu.
Ce n’est pas d’hier que le temps des journaux, de la télévision et désormais d’Internet, marqué par le renouvellement incessant des objets de notre curiosité collective et de nos conversations, est apparu comme le condensé de notre modernité, le symbole même de son rythme. Cette vitesse dans la variété – et non, en apparence, dans la répétition –, c’est précisément le journalisme moderne qui nous l’a donnée à voir le premier. Il y a assez longtemps, certains penseurs ont eu l’intuition que cette frénésie tous azimuts pouvait aussi entraîner un nouveau formatage du monde et de nos regards, une nouvelle sorte de répétition, addictive, aliénante, malgré l’apparente diversité des sujets traités par les médias, à l’image de nos rythmes de vie actuels.
Les médias modernes sont nés dans la seconde moitié du xixe siècle avec la grande presse, qui s’est mise, contrairement à la presse d’opinion traditionnelle, à raconter des histoires – des stories, disent les Américains – susceptibles d’intéresser le plus grand nombre, toutes sensibilités politiques confondues. Cette presse a cultivé ce que les sociologues de Chicago, notamment Robert Park, ont appelé la curiosité la plus commune, le human interest, ce qui permettait de rassembler le plus de lecteurs possible. Par la suite, tous les médias de masse – radio, télévision – ont reconduit cette logique. Le but est de faire parler les gens : to make people talk, pour reprendre l’expression d’un patron de presse du xixe siècle que Robert Park cite très souvent.
Ce qui exige d’aller vite, car les histoires s’épuisent vite. Butiner, zapper, voilà des termes qui décrivent aussi bien l’attitude du journaliste que celle du lecteur, de l’auditeur ou du téléspectateur moderne. D’où un rythme médiatique qui, de fait, n’a cessé de s’accélérer. Dans les journaux télévisés, dans les émissions de talk, comme on dit à la télévision, dans les sujets de magazines, on va de plus en plus vite. Cela se voit, dans la réalisation, le montage, la présentation, l’animation. De ce fait, la télévision de notre enfance, malgré notre nostalgie, qui déforme toujours tout, serait à vrai dire irregardable aujourd’hui, beaucoup trop lente pour nous, un peu comme certains vieux films d’auteur dès lors que le montage cinématographique a considérablement et très rapidement évolué.
À l’origine, naturellement, et cela reste vrai, cette logique des médias modernes a eu le mérite de faire parler les gens d’autre chose que d’eux-mêmes et de leur vie de tous les jours. Ce n’est pas mal de pouvoir rentrer chez soi, lire un journal et apprendre autre chose. Tous ceux qui aiment la presse – cela existe encore, on en a le droit ! – apprécient cette dimension de rupture par rapport à la monotonie de nos vies, de nos mondes sociaux parfois étriqués. Mais l’on ne peut évidemment s’en tenir là. C’est aussi quelque chose qui nous tient, qui formate notre curiosité, nous habitue à la vitesse, nous rend impatients, étrangers aux sujets longs et compliqués, et peut-être à la politique.
Depuis longtemps, avant Rosa, penseurs, philosophes, poètes ont compris ce double visage de la presse moderne, qui nous ouvre et en même temps nous ferme l’esprit, qui nous apprend à zapper. C’est un concentré de l’ambiguïté moderne. Baudelaire, en plein xixe siècle, en était déjà fasciné – séduit et dégoûté tout à la fois. Pour lui, l’artiste moderne devait travailler sur ce même matériau, dans des chocs permanents, un peu comme la presse, mais pour tenter d’en faire une expérience radicale, une nouvelle expérience esthétique où le dégoût, d’ailleurs, aurait aussi sa place.
Le philosophe Walter Benjamin, qui s’est beaucoup intéressé à Baudelaire, a écrit de très belles choses à son sujet en 1938-1939 ; parmi ses centres d’intérêt figuraient également la photographie, le cinéma, ces arts qui vont très vite, qui utilisent des techniques du journalisme moderne. Et tout comme Georg Simmel, et – dans une certaine mesure – comme Theodor Adorno, Benjamin considérait que la pensée devait aussi s’attacher aux petites choses, celles qui nous entourent, celles qui nous touchent de façon si rythmée aujourd’hui : les changements de la mode, de la vie quotidienne, du travail, des immeubles devant chez nous, des rues. Comme la presse, en somme, mieux que la presse, mais en observant aussi la presse, qui est au cœur de la modernité, et sans certitude de dégager toujours – la philosophie contemporaine la plus intelligente a compris ce problème – un espace et un temps vraiment différents de ceux du commentaire journalistique. Car il est très difficile pour un artiste, pour un philosophe, de se dire extérieur à cette immense accélération et à ce rythme.
D’où l’inquiétude très douloureuse des penseurs que je viens de citer et qui avaient compris que nous étions sans doute tous là-dedans et pour toujours, que c’est dans les médias et dans la presse que les grands romanciers trouvent leurs objets et que c’est là que les grands artistes, philosophes et romanciers finissent. L’un de nos meilleurs romanciers modernes quoi que l’on en pense par ailleurs, Michel Houellebecq, ne dit pas autre chose : dans son univers, on mange de la purée Mousline au fromage et on regarde Jean-Pierre Pernaut, ou même Michel Houellebecq, à la télé. Il y a là quelque chose d’assez désespérant, d’assez tragique, mais qui dit bien la place que le médiatique a prise dans nos vies.
Face à ce paradigme, on en vient à se demander si un temps autre existe seulement. Même les épuisés dans leur burn out, même les dépressifs y semblent encore pris, souvent scotchés pendant des heures devant la télévision. Cela aussi rappelle les propos de Benjamin ou de Baudelaire sur les malades. Le romancier Douglas Coupland, auteur en 1991 de Génération X et cité par Rosa, voyait une caractéristique commune à ceux qui sont au cœur de l’accélération, en « surdosage historique », et à ceux qui se sentent à côté, en sous-dosage : un symptôme identique de dépendance aux journaux quotidiens, aux périodiques et aux journaux télévisés. Le temps médiatique, c’est ainsi ce qui nous engloutit tous, ce à quoi on n’échappe pas.
C’est à ce stade qu’interviennent vos questions : face à cette situation, que doit faire le politique ? Assumer sa lenteur, s’adapter ? Mais ces questions mêmes me posent un problème. Car, en réalité, je ne crois pas que le temps médiatique actuel soit encore exactement le même que celui que je viens de décrire – un butinage, un zapping à toute vitesse. Parce qu’il est toujours en avance, le temps médiatique est déjà passé à autre chose, ce qui n’est d’ailleurs pas nécessairement une bonne nouvelle : il est passé au séquençage.
Le développement des chaînes d’information ne présageait pas en lui-même cet avenir. À partir des années 2000, des signes se sont manifestés qui pouvaient préfigurer une autre orientation. Internet a ainsi développé les blogs, de journalistes ou de non-journalistes, pour faire varier les informations, les formats, offrir des compléments au butinage télévisuel. Chacun pouvait aller s’y nourrir à loisir. C’était un passionnant contrepoids, qui correspondait exactement à ce que les plus fins observateurs des médias, comme Robert Park, ont toujours dit : pour équilibrer la recherche permanente et frénétique du human interest, il faut une exigence de précision factuelle extrêmement coriace, laquelle permet de revenir aux faits et d’apporter de vrais « bouts » de réalité qui ne peuvent qu’introduire de la complexité, donnent ainsi à penser des choses variées et évitent de susciter de purs blocs d’émotion.
On aurait pu penser que les chaînes d’information, influençant le reste des médias, allaient suivre cette orientation : beaucoup d’enquêtes, des scoops, des reportages longs, des formats variables, du zapping mais aussi une forme de curiosité plus lente, bref des faits, beaucoup de faits, encore des faits. Dès lors, les analyses et les commentaires auraient été vraiment variés, car, comme le dit si bien Hannah Arendt, « les faits sont la matière des opinions, et les opinions, inspirées par différents intérêts et différentes passions, peuvent différer largement et demeurer légitimes aussi longtemps qu’elles respectent la vérité de fait. La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l’objet du débat ». Je ne dis évidemment pas qu’il n’y a pas de faits sur les chaînes d’information ou dans le journalisme contemporain, simplement que, pour moi comme pour beaucoup, il pourrait y en avoir bien plus. Si tel était le cas, les politiques auraient vraiment du fil à retordre – ce qui serait, de mon point de vue, une très bonne chose. Un temps journalistique court, rythmé, renvoyant aussi à des investigations plus lentes, suggérant des commentaires nourris, serait très dur pour les politiques, mais très bon pour la démocratie.
La logique qui s’est imposée est assez différente. C’est la « une » qui est devenue l’enjeu premier, la bonne vieille « une », l’événement du jour. Les chaînes d’information en font toujours émerger un, le plus souvent un par jour, puis toutes les autres histoires sont étouffées. C’est cela, le séquençage. Il n’est pas critiquable en soi : en un sens très atténué, il a toujours existé dans le journalisme de masse. Ce qui est gênant, c’est son caractère systématique, parfois artificiel – il faut créer l’histoire du jour –, radical – le reste tombe dans un trou noir. Surtout, il ne débouche pas du tout sur la recherche d’une matière factuelle toujours plus riche, toujours plus complexe.
Du coup, de manière paradoxale dans la modernité de l’accélération qu’est la nôtre, où prévaut la vitesse dans la variété, le séquençage a fait des médias un espace de lenteur, un espace de véritable décélération, et de répétition au sens premier et littéral du terme. Il suffit d’observer combien d’heures d’affilée certains experts sont tenus en plateau pour répéter purement et simplement les mêmes commentaires, les mêmes hypothèses après un récapitulatif des faits le plus souvent à l’identique et très sommaire, parfois même sans matière factuelle très claire ni très riche.
Je pense aux deux jours de discours en boucle sur l’accident de l’avion de Germanwings, qui ont précédé les premiers renseignements fournis par la première boîte noire, du mardi soir au jeudi soir – la séquence s’étant ensuite évidemment prolongée. Les hypothèses et commentaires ne nourrissent pas nécessairement des enquêtes plus approfondies, au-delà du geste, qui n’est pas illégitime en tant que tel, consistant à agiter des scenarii. En l’espèce, on ignorait si c’était un psychiatre ou un autre médecin qui avait donné au pilote l’arrêt de travail qu’il n’a pas utilisé. Il aurait été intéressant d’en savoir plus sur les marges de manœuvre dont dispose un psychiatre, en France ou en Allemagne, face à une personne dont il estime qu’elle est dangereuse pour elle-même et pour d’autres dans l’exercice de son métier : peut-il procéder à une hospitalisation d’office, agir tout en respectant le secret médical ? Ces questions très compliquées se posent peut-être dans des termes différents en France et en Allemagne. On aurait pu s’informer, c’eût été l’occasion d’apprendre quelque chose ! D’autant que la psychiatrie reste un monde très méconnu, pour des raisons complexes. Mais non : on a obtenu très peu de faits, de données, même pour l’élaboration de certains scenarii. Quant à l’éventualité de suspendre une édition spéciale parce que l’on n’en sait pas encore assez sur les faits, elle semble désormais inconcevable.
La seconde conséquence désastreuse du séquençage est la disparition de toute hiérarchie dans l’information. Assurément, la hiérarchie est toujours critiquable et évolutive ; cet aspect fait partie de la vie de la rédaction, et c’est une bonne chose. Mais il en faut bien une pour que l’on puisse y réfléchir. Or, avec le séquençage, les sujets les plus divers peuvent se retrouver au même rang et la hiérarchie de l’information cesse de représenter un enjeu important pour la démocratie.
Finalement, Robert Park avait peut-être raison de craindre avant tout le rétrécissement de la curiosité, le risque que nous nous figions tous dans la contemplation émue d’un unique événement. En ce sens, le séquençage est peut-être plus dangereux que le journalisme du zapping.
Il correspond assurément à un besoin moderne, peut-être une réaction à une vitesse excessive. Ce besoin de décélérer à certains moments se manifeste par d’autres signes. Ce sont curieusement les médias eux-mêmes qui nous permettent de l’assouvir. Tout à coup, le temps s’arrête et nous sommes tous devant les écrans, non seulement lors d’un événement extraordinaire comme les attentats de janvier, mais aussi en des occasions plus ordinaires. Peut-être cela nous fait-il du bien. Est-ce bon pour le journalisme ? J’en doute, mais c’est une autre question. Après les blogs sont arrivés les buzz, qui obéissent à une tout autre logique, celle du carrefour, qui permet à tous de parler assez facilement de la même chose au même moment. Nous avons besoin de ce liant. Ce qui produit aussi de bonnes choses : les séries, par exemple, qui consistent à passer beaucoup de temps, à un rythme assez lent, avec de nombreux personnages. Car les meilleures séries, aujourd’hui, sont les plus lentes, et une nouvelle lenteur s’est installée dans cet espace d’absolue créativité. La série politique la plus réussie n’est pas Scandal, qui va à toute vitesse, à la manière d’une bande-annonce permanente. En contrepoint, la lenteur inhabituelle de House of Cards, True Detective, The Killing ou Mad Men est révélatrice de nos besoins et du renouvellement créatif qu’ils nourrissent.
Je vais peut-être vous surprendre, mais, pour les politiques, ce séquençage médiatique est à mon sens une véritable aubaine.
Je ne partage pas, en effet, l’idée de Hartmut Rosa selon laquelle le temps de la démocratie serait par essence désynchronisé par rapport à l’accélération moderne. S’inspirant de Jürgen Habermas, Rosa estime que la politique démocratique repose sur la délibération, la consultation la plus large, l’échange d’arguments en vue d’aboutir à l’argument le plus rationnel. Ce processus est nécessairement lent, disent Habermas et Rosa. En un sens, il n’existe donc pas de solution, ce qui peut déboucher sur une forme de catastrophisme théorique, mais est aussi, d’une certaine manière, rassurant : le politique doit rester ce qu’il est, il n’a pas à s’adapter à cette folie, à ce temps émotionnel propre aux médias.
Pour ma part, je ne suis pas du tout d’accord avec cette définition du politique, tout simplement parce que je ne suis pas du tout habermassienne. En résumé, je ne sais pas ce que signifie une politique qui se débarrasse des émotions pour rechercher les arguments les plus rationnels. Je pense que la raison politique est riche d’émotions et qu’il serait très dangereux qu’elle s’en dépouille trop. Car l’émotion est l’un de ses matériaux majeurs, qu’elle doit évidemment travailler, mais dont elle ne saurait se séparer. Dès lors, comme l’émotion elle-même, la politique doit connaître plusieurs temps, des courts et des longs. Elle l’a d’ailleurs prouvé, en janvier encore.
Or, avec le nouveau tempo médiatique du séquençage, il est encore plus aisé qu’à l’ère du grand zapping de travailler sur le temps long. En effet, tant que le dossier ne fait pas partie d’une séquence, il n’existe pas, il n’est pas visible, de sorte que l’on a la paix pour travailler. Ce n’est d’ailleurs pas satisfaisant du point de vue des journalistes, mais c’est ainsi. Vous m’objecterez qu’à la moindre séquence mal menée, sur le moindre détail visible, émotionnel, le dossier peut plonger, et avec lui celui ou celle qui le porte. Toutefois, à mes yeux – peut-être parce que je regarde beaucoup de séries et que je vois comment cela se passe ailleurs, notamment sous la forme de la fiction –, le problème est plutôt la difficulté qu’éprouvent les politiques français à prendre l’initiative d’une séquence, c’est-à-dire à articuler des séquences courtes à un travail de fond sur le temps long. Et, à mon sens, cette difficulté politique renvoie à des problèmes qui n’ont rien à voir avec le temps du politique, mais qui concernent bien plutôt sa manière de s’incarner et de travailler. Ces deux aspects définissent un problème lié à la planète politique, un espace peuplé de drôles d’habitants – si vous me permettez l’expression – et régi par de drôles de pratiques.
En ce qui concerne l’incarnation et le personnel, tout d’abord, la classe politique française a beaucoup de mal à créer de l’émotion politique sur des dossiers importants, et je suis de ceux qui s’en étonnent. De ce fait, les politiques ne sont guère capables d’orchestrer eux-mêmes des séquences médiatiques, des moments forts et courts. Pourquoi auraient-ils honte de le faire ? Cela fait partie de leur travail. Mais, du coup, les séquences sont subies – faits divers « sortis » par la presse, petit aspect d’un gros dossier ; et cela fait complètement paniquer les politiques, faute de l’avoir anticipé et parce que le statut de l’émotion leur pose un gros problème. Lorsque les séquences sont ainsi subies, en général les politiques les perdent et, chaque fois, la politique elle-même y perd.
Ainsi, la réforme du primaire prévue par Vincent Peillon comportait quantité d’autres aspects que la réforme des rythmes scolaires, par exemple l’accompagnement des classes difficiles par un second enseignant. Mais ils n’ont pas fait l’objet d’une séquence émotionnelle : c’est la question des rythmes qui l’a emporté, sans anticipation, sans contre-feu. Elle a pris comme un incendie, qu’il était dès lors, semble-t-il, impossible d’éteindre.
Le modèle même de la séquence subie et perdue est évidemment l’affaire Leonarda : on court derrière, mais le micro est déjà chez Leonarda !
On pourrait aussi évoquer la manière dont l’UMP a tenté d’accrocher à la séquence post-11 janvier, en pleine émotion, des propositions hâtives, dont celle d’interdire aux djihadistes de rentrer en France, sans en mesurer les enjeux juridiques : comment faire appel d’une telle décision si l’on ne peut pas rentrer ? Comment peut-on proposer deux sanctions différentes pour un même délit, dès lors que seuls les binationaux peuvent perdre la nationalité française du fait de l’impossibilité juridique de créer un apatride ? Sans parler des problèmes politiques. Il suffit de discuter cinq minutes avec Marc Trévidic pour reconnaître que l’amateurisme était total, qu’il ne s’agissait que d’une incompréhensible course à l’émotion – qui a d’ailleurs fait flop. Si les djihadistes ne rentrent pas, ils vont à coup sûr commettre des actes terroristes ailleurs, voire chez nous, et nous nous en laverions les mains alors qu’il s’agit d’un problème mondialisé : du point de vue politique, est-ce responsable ?
Le problème du rapport à l’émotion me paraît donc tout à fait fondamental. Et, en l’espèce, les communicants ne servent à rien. Peut-être faut-il avoir une autre personnalité que certains politiques, avoir vécu d’autres choses, avoir exercé un autre métier, parler différemment. Quoi qu’il en soit, aujourd’hui, les politiques ne touchent plus les citoyens, et c’est grave.
Quant à la manière de travailler, il me semble là encore que les problèmes sont moins liés au temps qu’à l’espace. Je ne peux croire que ce soit faute de temps qu’une grande réforme ne peut être menée à bien, qu’il s’agisse du système de santé ou de la fiscalité. Est-ce vraiment pour cette raison aussi qu’aucune majorité ne parvient à couper clairement, drastiquement, dans le feuilletage des échelons politiques, alors qu’il y a urgence ? C’est de défaire les lois de décentralisation des années 1980 qu’il s’agit. À cela, il existe des obstacles de fond : la multiplicité des pièces, des chambres et antichambres, au cœur de l’action politique – autant de problèmes de lieux.
Un exemple. Ce que je vais vous dire va vous paraître fou, mais tant pis. Il faut réduire drastiquement le nombre de mandats exécutifs et législatifs dans notre pays. La France est en élection permanente. Il y a beaucoup trop d’élus, beaucoup trop d’échelons. C’est délirant. Cela entraîne des compromis permanents entre élus, des accords donnant-donnant, dont les citoyens sont parfaitement conscients. Ce qui fait capoter quantité de réformes, empoisonne la vie politique française et détruit la confiance d’un trop grand nombre de personnes. Ce n’est pas le jacobinisme qui m’anime, mais l’on ne peut pas considérer que l’enjeu politique crucial est le point d’insertion de l’État dans l’ensemble européen tout en acceptant, en deçà de l’échelon étatique, une telle dissolution des responsabilités, autant d’étages et de gaspillage financier. Je ne parle pas d’un toilettage : personnellement, je n’aurais pas peur de réduire des deux tiers le nombre d’élus. Mais je ne voudrais pas vous effrayer !
Il faut également entreprendre par ce biais de déprofessionnaliser sérieusement la politique. Cela peut paraître impossible, mais c’est impératif. S’il y avait moins de mandats, les partis cesseraient d’être des partis d’élus : les perdants iraient travailler quelque temps ailleurs, tout en restant militants, avant de revenir à la politique le cas échéant. Je ne suis pas opposée, en effet, au cumul des mandats dans le temps : dès lors que l’on fait preuve de flexibilité, pourquoi ne pourrait-on aller et venir, se faire élire plusieurs fois si les électeurs en décident ainsi, à différents moments de sa vie ?
Ensuite, l’exécutif à deux têtes ne fonctionne plus. Il existe trop de couches superposées, trop de lieux : le cabinet du Président de la République, celui du Premier ministre, celui du ministre concerné ; cela fait beaucoup de monde. Le Président et le Premier ministre ne se protègent plus l’un l’autre ; en fait, le Président est exposé en permanence et s’il tente de se mettre en retrait, cela lui nuit toujours, que le Premier ministre soit dans une bonne ou dans une mauvaise passe. La distinction constitutionnelle entre le Président de la République qui préside et le Premier ministre qui gouverne n’a plus de sens : tout l’exécutif gouverne, c’est ainsi que le perçoivent les Français. Que peut signifier l’idée que le Président de la République ne gouverne pas, compte tenu des questions qui lui sont posées, des attentes qu’il suscite ? Cela n’a plus lieu d’être et ce point devrait être clarifié.
Faudrait-il plutôt un régime purement parlementaire ? Ce n’est pas certain. Les partis apparaissent comme les lieux les plus coupés du reste du monde et un exécutif qui ne procède pas du législatif représente aux yeux des Français un moyen essentiel de contrer leur logique. Sans compter que notre pays est attaché à l’élection du chef de l’État au suffrage universel, ce que l’on peut comprendre. Peut-être nourrit-on même l’espoir que, par ce biais, un vrai non-professionnel de la politique pourra un jour entrer dans ce monde très fermé. Et ce n’est pas nécessairement une mauvaise chose.
Je suis, vous l’aurez compris, plus intéressée par un modèle de face-à-face à l’américaine entre exécutif et législatif. D’un côté, un chef d’État flanqué d’une équipe de ministres réduite, un cabinet de ministres, en somme. Quant à la durée du mandat, il me semble que cinq ans, c’est suffisant. Dans ce cas non plus, je ne suis pas opposée à la possibilité d’une réélection, et même de plusieurs : après tout, pourquoi en décider à la place du peuple ? Naturellement, le chef de l’État doit rendre des comptes très souvent, devant la presse : il faut des conférences de presse régulières et il importe de simplifier ce processus. La transparence doit être permanente. En face de lui, il doit trouver un pouvoir parlementaire puissant, solide, jouissant de droits très précisément définis. La coexistence de deux chambres n’est pas à exclure – à condition peut-être que la représentation proportionnelle soit très marquée dans l’une des deux, sinon intégrale, pour rééquilibrer la situation.
Il faut également rompre avec l’hypocrisie – sans rapport, elle non plus, avec le temps – qui veut qu’un ministre non réélu lors d’un scrutin local perde son poste de ministre. Quel rapport ? Si son but est de rester ministre, il n’a pas à se présenter, et s’il se présente, c’est pour quitter le Gouvernement en cas de victoire. Certaines évidences pour la classe politique sont ainsi incompréhensibles pour les citoyens.
J’en terminerai, au risque de vous paraître totalement utopiste, par les rapports qu’entretient le Gouvernement avec les grandes administrations centrales. Voilà encore un lieu opaque, pesant – un lieu de pensée aussi, où nombre de projets s’élaborent. Là aussi, les choses doivent être plus claires : le Gouvernement doit avoir un plus grand pouvoir de contraindre, de nommer, d’alléger ; peut-être faut-il développer davantage le spoil system, de manière assumée, mais en donnant aussi, en contrepartie, plus de place au débat public. Les fonctionnaires des administrations centrales pourraient ainsi contester publiquement leur ministre, exposer leurs idées, s’exprimer dans les médias, engager des débats publics. Bref, moins de pouvoir contre plus de parole – et pourquoi ne pas aller jusqu’à lever le devoir de réserve ? Ce « donnant-donnant » pourrait dynamiser un peu la démocratie, « challenger » les élus et les fonctionnaires et ferait beaucoup de bien aux émissions de télévision, qui renouvelleraient enfin leur panel d’experts. Après tout, les membres de l’administration sont de formidables experts que l’on n’entend jamais. Ce serait aussi une belle manière de faire enfin comprendre le temps long aux citoyens.
Les administrations pourraient également faire remonter plus d’histoires, enquêter davantage : elles viendraient alors sur le terrain du journalisme, entreraient peut-être en concurrence avec lui. Elles pourraient transmettre des éléments susceptibles de nourrir l’émotion politique.
Des lieux comme le Défenseur des droits, notamment dans sa fonction de médiateur, ou la Commission nationale du débat public, me paraissent sous-exploités par le pouvoir et le personnel politiques ainsi que par les journalistes, qui y trouveraient de précieuses informations.
Enfin, le fonctionnement de nombreux lieux institutionnels, même cruciaux, peut être difficile à comprendre. Ainsi, le Conseil constitutionnel – contre-pouvoir majeur, ce dont nombre de Français sont conscients – dispose-t-il vraiment des moyens d’enquêter et de détecter des fraudes de plusieurs millions d’euros lorsqu’il est appelé à valider les comptes de campagne pour l’élection présidentielle ? Si la réponse est négative, et que c’est à la faveur d’une affaire judiciaire que l’on s’en aperçoit a posteriori, comment sa crédibilité n’en pâtirait-elle pas ? On pourrait aussi évoquer le Conseil supérieur de l’audiovisuel.
Toutes ces questions, essentielles à la crédibilité des institutions en général, n’ont pas grand-chose à voir avec le temps. En les soulignant, je ne me fais guère d’illusions quant à la possibilité d’engager des réformes dans ce domaine. Au risque de vous effrayer un peu, je dirais que la situation est vraiment inquiétante, davantage que ne le serait une simple désynchronisation du politique. En réalité, les problèmes de temps masquent souvent des lourdeurs bien plus graves, un espace trop chargé, une bureaucratie assez démentielle et des jeux internes aux partis, des compromis entre élus que nombre de Français ne comprennent plus. Bien sûr, si l’on remédiait à ces défauts, le politique gagnerait du temps, son rapport aux médias serait sans doute modifié, mais ce ne serait qu’une conséquence seconde eu égard à un gain majeur en crédibilité et en efficacité.
M. Luc Carvounas. Je remercie Mme Muhlmann pour son exposé, qui est sans doute aucun, de tous ceux que nous avons entendus, celui avec lequel je suis le moins d’accord – mais c’est le jeu, et je suis probablement de parti pris…
C’est de temps, au-delà du seul temps politique, qu’il est ici question. Je me rappelle avoir assisté, dans d’autres circonstances – il s’agissait d’une tenue blanche ouverte –à une belle planche sur la distinction entre temps profane et temps maçonnique.
Un élu est avant tout un citoyen, qui, dès son plus jeune âge, en entrant au collège, a appris à maîtriser son emploi du temps, et qui a dû ensuite gérer son temps pour faire œuvre collective : c’est un militant, qui fait la part du travail salarié, de ses obligations familiales, de son engagement personnel, associatif, et qui, un jour, peut-être, devient, grâce au suffrage universel, un « citoyen politique ». Le politique n’est pas une sorte d’hybride posé au milieu d’une assemblée et venu d’on ne sait où ! Son parcours résulte d’une gestion du temps, fondée sur le bénévolat.
S’agissant de la séquence et du rapport au temps long, j’ai personnellement peu d’espoir. Dans l’histoire passée de la Ve République, c’est le temps long qui prévalait, notamment lors de l’élection présidentielle : on retrouvait toujours les mêmes protagonistes, dont François Mitterrand ou Jacques Chirac. Mais en 2012, aucun des trois principaux candidats de 2007 n’a été élu. En d’autres termes, le temps du quinquennat, ce temps auquel nous ne cessons de revenir, a marqué une rupture.
Nous devons en tenir compte, face à des concitoyens qui, malheureusement, lisent peu – sans quoi autant de journaux ne mettraient pas la clé sous la porte –, se contentent des réseaux sociaux, se contactent, même d’un bureau à l’autre, par téléphone, par mail, par tweets ou par SMS. D’une manière générale, le rapport au temps a été totalement bouleversé, notre société et le temps politique doivent être revus en fonction, si j’ose dire, de cet air du temps.
Cette réorganisation peut parfaitement passer par la limitation des mandats dans le temps, mais celle-ci ne saurait être mise en œuvre isolément. Pour ma part, j’avais, comme beaucoup d’élus, un travail salarié dont j’ai démissionné pour entrer au Parlement. Aujourd’hui, aucun dispositif ne me garantit le retour à l’emploi si je quitte mes fonctions de parlementaire. La démarche doit donc être globale ; nous l’avons entreprise s’agissant du statut de l’élu ; et si nous voulons limiter le cumul des mandats dans le temps, nous devrons préciser selon quelles modalités.
En ce qui concerne le temps médiatique, j’ai coutume de dire plaisamment qu’au Sénat il ne nous contraint guère : il suffit de comparer la salle des Conférences, complètement vide, à celle des Quatre Colonnes ! Sans doute cela nous donne-t-il, à nous autres sénateurs, la chance de travailler et de débattre d’une manière plus sereine que les députés.
En revanche, certains de vos confrères, madame, disent eux-mêmes ne plus disposer, sous la pression exercée par leur hiérarchie, du temps nécessaire à l’investigation. De fait, les médias restent souvent superficiels. Un exemple, très simple, de ce zapping que pratiquent nos concitoyens, mais aussi les médias : ce moment fort qui nous a rassemblés en janvier, lors duquel les élus, y compris au plus haut niveau, ont touché le cœur des Français, où est-il, aujourd’hui ? Zappé ! Voilà pourquoi j’ai beaucoup de doutes quant à la possibilité de faire revivre la culture du temps long. Sans doute est-ce à toutes les parties prenantes d’en reprendre le fil, dont les politiques – je viens de tenter de le faire.
Enfin, je serai trivial : un fonctionnaire, c’est fait pour fonctionner, et non pour remplacer celles et ceux à qui leurs concitoyens ont accordé leur confiance par le suffrage universel. Chacun son rôle. Revenons à l’origine : aux forces vives chargées de nous représenter, aux médias, aux politiques, aux concitoyens, aux associations. Certains dispositifs doivent assurément être repensés, mais pas au point de tout balayer – vous avez d’ailleurs vous-même parlé d’utopie. Sur ce point, il convient que nous restions extrêmement vigilants.
M. Denis Baranger. La notion d’accélération s’applique avec pertinence à notre société médiatique, car elle permet d’appréhender l’accroissement de la violence du système qui affecte la manière de faire de la politique. C’est en parlant avec des élus que je me suis rendu compte de leur mise en tension permanente par les médias. Cela restreint leur liberté et les différencie de leurs devanciers : imaginez Michel Debré interviewé par Jean-Jacques Bourdin ! Le résultat ne serait pas bon… À l’inverse, on peut se demander comment Manuel Valls fait pour ne pas s’énerver lorsqu’il doit subir le ton d’autorité et l’aplomb avec lesquels M. Bourdin le soumet à la question.
Cette tension empêche toute possibilité d’adopter une position antisystème. L’actuel conflit de générations au Front national montre que, pour gagner la prochaine élection, ce parti doit se séparer de ses éléments opposés au système, y compris son président d’honneur. Tout responsable politique est susceptible d’être critiqué pour un propos ou un dérapage – ce terme de « dérapage » étant d’ailleurs peu opportun : une sortie antisémite ne constitue pas un dérapage, mais un discours inacceptable –, ce qui n’est pas sans influence sur son discours. Après une intervention du Président de la République, le journaliste d’un média d’information continue recensera les annonces ; attendait-on du général de Gaulle qu’il fasse des annonces ?
La mise sous tension dissuade également tout conservatisme et tout progressisme. Le conservateur demande l’accélération du changement, quand le progressiste plaide, comme le Nouveau parti anticapitaliste (NPA) il y a quelques années, pour « ne rien lâcher » ; le premier souhaite donc le mouvement quand le second veut garder les choses en l’état. La politique a beaucoup changé.
Cela posé, que pouvons-nous faire pour les institutions, madame ? Luc Carvounas a parlé du Sénat qui représente le type d’institution éloignée du fonctionnement des médias, comme la chambre des Lords au Royaume-Uni. Ces organes ignorent le séquençage que vous avez très bien théorisé. Que feriez-vous si vous pouviez changer la Constitution ?
Puisque vous bénéficiez d’une praxis théorique – ou d’une théorie de votre praxis –, vous pourrez répondre à cette interrogation : comment régule-t-on le monde des médias aujourd’hui ? On reproche au Conseil supérieur de l’audiovisuel de vouloir sanctionner des médias, mais il se trouve gêné dans les difficultés que traverse Radio France car il en a nommé le président-directeur général sans pouvoir influencer l’action de celui-ci. Que doit-on faire pour que les médias produisent moins de violence politique ?
Mme Cécile Untermaier. Les médias ne s’intéressent pas au travail de fond que les députés mènent à l’Assemblée nationale et dans leur circonscription. L’application du non-cumul des mandats rendra nécessaire de faire connaître les actions du Parlement. J’ai mis en place des ateliers législatifs ouverts aux citoyens : les médias s’y sont un peu intéressés, mais une fois passé l’effet de nouveauté, la presse a cessé d’en faire état. Les médias doivent être animés d’un souci d’exigence !
Les législateurs doivent élaborer des lois qui agissent sur le long terme, mais les médias ne nous permettent pas de nous pencher sur les sujets de l’avenir. Les parlementaires doivent imposer cette temporalité, et je propose de créer une commission permanente du long terme ; elle rassemblerait des députés chargés de réfléchir aux études d’impact élaborées par le Gouvernement.
L’exécutif doit également appréhender les politiques publiques dans leur dimension de temps long ; ainsi, nous ne nous intéressons pas assez à la mise en œuvre des textes de loi que nous adoptons, et le Gouvernement met souvent trop de temps pour prendre les décrets d’application.
Je me reconnais enfin dans vos propos sur la professionnalisation des élus, madame, et il conviendrait de se pencher sérieusement sur cette question.
Mme Marie-Louise Antoni. L’accélération du temps découle largement du développement de la technologie.
Le monde extérieur entre dans l’entreprise et la transforme, tout comme l’émotion, qui y a également pris une place importante. La technologie a modifié le temps de travail, et le télétravail est source de libération pour les salariés. Enfin, nos enfants s’avèrent plus savants que nous, et les jeunes apportent aux seniors leur excellent maniement de la technologie. Cela facilite le partage et nourrit la féconde évolution des rapports hiérarchiques. Au total, les transformations semblent nous déborder, mais elles génèrent des effets positifs, notamment en rapprochant les acteurs de la vie sociale.
M. Bernard Thibault. Nous devons nous garder d’une vision uniforme dans notre examen du rapport au temps dans les médias. Tout le monde ne vit pas à la même cadence, et beaucoup de personnes ne sont ni connectées en permanence ni prises dans une perpétuelle activité – certaines n’en ont même aucune. Le rythme des médias peut apparaître ainsi de plus en plus artificiel.
Le temps d’écoute des journaux télévisés et radiophoniques demeure très élevé, mais le taux de défiance envers l’information diffusée atteint, lui aussi, de hauts niveaux. Plusieurs responsables de médias en sont conscients, mais aucun changement n’est conduit dans ce domaine. Le pluralisme des médias est trop faible et résulte de la contrainte économique et financière qui pèse sur les entreprises de ce secteur, et cette situation s’avère préjudiciable à la démocratie.
Il est également préoccupant que l’émotion tienne une place si importante, car une démocratie doit pouvoir apporter des réponses construites et réfléchies aux questions qui se posent. On ne peut pas se contenter de réactions émotives aux événements qui se produisent ; or les médias quittent rarement ce terrain, et l’émoi prend le pas sur l’analyse de long terme. Les médias participent à la vie démocratique du pays et présentent une grande diversité, mais ce sont les chaînes d’information en continu qui semblent dicter leur relation au temps et à la politique. Le séquençage dont vous avez fait état présente le défaut d’accroître l’écart entre les priorités des médias et celles des citoyens. Pensez-vous que les médias puissent se pencher sur cette question ?
Mme Marie-George Buffet. On peut adresser de nombreuses critiques aux partis politiques, mais il ne faut pas oublier que ce sont des lieux d’éducation populaire. Des hommes et des femmes issus de tout milieu peuvent, grâce à leur engagement politique, apprendre énormément en s’ouvrant à de nombreuses questions, puis exercer des responsabilités électives. Le spontanéisme favoriserait l’élite, qui dispose immédiatement des moyens permettant d’être élu. Si l’on obtient un mandat par la seule grâce du diplôme de Sciences Po, la représentation politique perdra beaucoup de sa richesse et de sa capacité à se faire l’écho de la volonté du plus grand nombre.
Dès que l’on se rend dans un collège ou un lycée, on doit expliquer qu’il n’existe pas d’école formant à la fonction de maire ou de député. Il est difficile de faire comprendre qu’il ne s’agit pas d’un métier ! De très nombreux élus – notamment les conseillers municipaux et départementaux – travaillent parallèlement à l’exercice de leur mandat. Le Parti communiste français n’a plus les moyens d’employer des permanents ; c’est regrettable, car les hommes et les femmes issus de milieux populaires ont besoin de temps pour remplir les devoirs d’un élu et doivent donc être dégagés de leurs charges professionnelles. Les partis ont promu de nombreuses personnes provenant de milieux divers et ont ainsi beaucoup apporté à la démocratie.
Face à un événement ou à la prise de parole d’un élu ou d’un ministre, les médias demandent simplement aux responsables politiques de réagir – la question que l’on nous pose est d’ailleurs plutôt « Quelle est votre réaction ? » que « Quelle est votre opinion ? » On est obligé d’entrer dans ce jeu, car, pour beaucoup de gens, la perception de notre action dépend de notre exposition dans les médias et notamment à la télévision. Dans ce cadre, un débat d’idées est-il encore possible ? Il y a quelques jours, j’ai eu la chance de participer à une émission où nous étions quatre pour parler d’un seul sujet – la grève des salariés de Radio France – pendant quarante minutes ! Nous avons ainsi pu exposer nos convictions, mais cela reste l’exception. Parler trois minutes à la télévision ne permet pas de nourrir un débat démocratique approfondi. Les médias et les dirigeants ont une responsabilité partagée dans cette situation.
M. Michaël Foessel. Ne pensez-vous pas, madame Muhlmann, que les hommes politiques cherchent déjà à ne pas subir le règne des émotions promu par les médias en s’entourant d’un nombre de communicants de plus en plus élevé ?
Tous les conseils départementaux et les entreprises de taille moyenne emploient davantage de personnes dans leur service de communication que la rédaction d’un quotidien national ne compte de salariés. La politique ne se déploie pas dans la neutralisation des émotions, mais dans la conquête de temporalités dépassionnées, comme celles de la négociation, de la délibération et de la réflexion ne faisant pas appel aux sentiments.
La démocratie implique certes la présence de sentiments dans l’espace public, mais le séquençage des émotions ne fait-il pas perdre cette dimension sensible ? On nous présente des mises en scène censées nous émouvoir, mais cette instrumentalisation nous fige dans nos identités bien plus qu’elle ne nous transforme et nous met en mouvement.
On ne peut pas analyser le rôle des chaînes d’information en continu sans rappeler la franchise de ce dirigeant de chaîne de télévision, qui avait affirmé que les programmes visaient à vendre du « temps de cerveau disponible » pour la publicité. Les émotions ne seraient-elles pas suscitées pour manipuler les individus ? Je ne suis pas certain que la réduction du nombre d’élus – et de journalistes – soit la bonne réponse à l’emprise de la communication.
Face aux injonctions d’une certaine presse à la rapidité et à l’accélération, les hommes politiques devraient laisser le système médiatique s’épuiser, car, fort heureusement, de plus en plus de citoyens expriment le désir d’une décélération. Certaines chaînes de télévision continuent de dominer le système actuel, mais elles ont perdu toute autorité puisque les gens ne leur font plus confiance. La temporalité des médias échoue à formater totalement les individus ; laissons-la s’évanouir dans sa vacuité !
Mme Cécile Duflot. Les élus que vous jugez trop nombreux sont les moins professionnels, madame ! En effet, l’immense majorité des élus locaux, notamment les conseillers municipaux, sont très peu indemnisés et continuent de travailler au cours de leur mandat. La limitation du nombre d’élus augmentera donc leur taux de professionnalisation.
Il existe une volonté d’insérer l’action politique dans une scénarisation, incarnée par le storytelling, l’organisation des séquences et la mise en scène des annonces – à ce titre, vos références aux séries américaines étaient intéressantes. Ces pratiques ne constituent pas une bonne réponse à la crise démocratique, et nous payons actuellement cette erreur d’appréciation. En effet, la génération que j’appelle « culture pub » peut aimer un spot publicitaire sans jamais acheter le produit qu’il promeut ; de même, elle pourra reconnaître le talent de communication d’un homme politique sans adhérer à ses idées et à ses propos. La scénarisation de la communication se trouve de plus en plus décodée dans l’instant, ce qui alimente une lassitude envers l’ensemble du système. Face à cette impasse, il faut privilégier l’honnêteté. Des chercheurs et des communicants américains ont montré que la politique s’inscrivait dans un cycle long ; l’identité des personnes politiques, leur action et le paysage qu’elles composent dans la durée possèdent une grande importance – le cas de Hillary Clinton étant à ce titre exemplaire.
La question de la place des cabinets ministériels pose celle du rôle des politiques. Nous souffrons de la transformation du responsable politique en chair à médias, mais les élus comme les journalistes sont comptables de cette situation. Cette évolution mine la représentation de la constance de l’engagement politique, ce dernier devant être porté par des convictions plutôt que par un simple talent. On touche là au choix de la démocratie représentative comme système institutionnel.
S’agissant du temps, il me semble que l’accélération et le ralentissement coexistent tous deux, et les plus conspués des hommes politiques peuvent, quelque temps après, devenir les plus sages aux yeux de l’opinion publique. La présence dans l’actualité et à la une des journaux peut s’arrêter aussi vite qu’elle est venue. Il est essentiel de penser les deux dimensions temporelles pour mieux appréhender le rôle des médias ; celui-ci étant primordial en démocratie, on ne peut pas occulter l’identité de leurs propriétaires. Celle-ci influe sur l’objectif poursuivi par le média et sur les intérêts qu’il défend ; l’existence de lignes éditoriales n’est pas en cause, mais cette situation instille le doute sur la volonté de certains médias de jouer leur rôle de contre-pouvoir face aux puissances économiques et politiques, et ce même si les journalistes font preuve d’une grande éthique.
(Mme Cécile Untermaier assure la présidence de la séance.)
Mme Virginie Tournay. Je suis d’accord avec vous, madame, pour estimer que les mécanismes et la portée du concept d’accélération s’avèrent dépassés pour rendre compte de la complexité du monde social. Quel impact possède, selon vous, le séquençage sur notre évaluation de la légitimité des institutions politiques ?
Il est vrai que l’on ne peut pas penser le temps politique sans s’intéresser aux espaces politiques. Les systèmes globalisés de mobilité structurent de plus en plus notre temporalité, ce qui pose la question de l’adaptation des institutions. Les attentes des citoyens en matière d’organisation des services publics évoluent, et de fortes tensions existent entre les horaires d’ouverture, les délais d’attente, les formulaires administratifs et la dématérialisation du temps et de l’espace permise par les nouvelles technologies numériques. Ces dernières effacent l’unité de temps, de lieu et d’action de nos institutions culturelles et politiques. Comment devons-nous accompagner ces transformations ? Les espaces politiques ne se limitent plus aux frontières territoriales, si bien que l’on doit chercher à concilier la réalité institutionnelle concrète et celle engendrée par le numérique. Comment devons-nous procéder ? Comment penser l’adaptation des politiques publiques à la désynchronisation des temps et à la déterritorialisation ?
Vous opposez le temps médiatique à celui du politique, mais je ne suis pas certaine qu’il soit possible de distinguer le temps du politique des temporalités de la société, car le premier est consubstantiel des secondes. Certains hommes politiques très médiatisés veulent accaparer l’attention des gens et ont ainsi tendance à les faire vivre dans un présentisme permanent. Les élus appartenant à des groupes sociaux, il s’avère délicat de séparer le politique de la société. Faut-il vraiment opposer les temporalités pour penser la communication et la légitimité politiques ?
Vous avez insisté sur la transformation de notre rapport quotidien au temps : comment ce changement se répercute-t-il dans nos représentations concrètes de la vie politique ? Rejaillit-il sur la charge symbolique de nos rituels institutionnels ? A-t-il un impact sur la façon de concevoir notre histoire nationale ? N’oublions pas que le temps politique est avant tout la représentation que les citoyens en ont !
Mme Géraldine Muhlmann. Je reconnais, bien entendu, que les médias ne se comportent pas bien. Le zapping et le séquençage formatent, et créent de la violence. La vitesse, le temps court et la séquence écrasent de très nombreux problèmes, qui ne peuvent se faire une place dans l’information diffusée par les médias. Si je parlais devant des patrons de presse, je leur enjoindrais de se réformer. Les médias ne seront capables d’évoluer que s’ils subissent une pression en ce sens. Cette dernière viendra de la lassitude des gens qui ne supportent plus la violence de la vitesse. Les journalistes sont mal perçus, presque plus mal que vous, les élus ! Ces deux fonctions ne vont pas bien et évoluent dans un rapport de dépendance l’une envers l’autre.
Les enfants habitués à l’Internet ne peuvent plus voir une émission de télévision et d’ailleurs, ce n’est plus regardable ! On trouve des contenus bien plus passionnants sur l’Internet, qui peuvent habituer les spectateurs à l’intelligence et donc les conduire à en exiger à la télévision.
Les responsables politiques disposent de grandes marges de manœuvre pour accroître la pression sur les médias. En comprenant le fonctionnement de ces derniers, les élus ne seront pas contraints d’attendre un hypothétique changement pour y imposer la prise en compte du temps long. Ils doivent utiliser les armes des médias pour nourrir à la fois les journalistes qui s’intéressent à l’événement et ceux qui souhaitent se pencher sur le long terme.
Les communicants apprennent aux gens à répondre à une interview de sept minutes à la radio en utilisant un langage très formaté. Les hommes politiques ne véhiculent ainsi aucune émotion et échouent à rendre la politique plus sensible. Le rapport personnel des élus avec les gens enraye le système régi par la communication, car il leur permet d’être entendus quand celle-ci les rend inaudibles.
Seule la déprofessionnalisation stimulera l’inventivité en politique, car elle permettra d’avoir des élus moins formatés. Vous pouvez attendre longtemps cette évolution si vous posez comme condition l’effondrement du système médiatique. Il convient de déployer une nouvelle scénarisation du temps long. Les temps court et long s’articulent, et, plutôt que d’en privilégier l’un par rapport à l’autre – je suis assez dubitative sur l’opportunité de créer une commission du temps long –, les responsables politiques devraient penser leur combinaison car le système médiatique est au fond un peu perdu.
L’homme politique doit utiliser une parole plus simple qui le rendra plus audible et doit, pour ce faire, articuler les dimensions temporelle et spatiale. Le temps politique est saturé par le trop grand nombre d’élections et d’élus qui multiplient les espaces. On ne peut pas demander aux citoyens de comprendre le fonctionnement simultané de l’ensemble de ces espaces. Madame Buffet, le PCF a accompli un travail considérable d’éducation politique, mais cette période est terminée. Aucun parti n’est en mesure de réaliser une tâche comparable aujourd’hui. On voit ce que donne cette absence dans les classes populaires, car d’autres formes de proximité ont remplacé le Parti communiste et son maillage social. La présence de permanents est certes nécessaire et peut permettre d’avoir des élus venant de milieux populaires, mais les responsables politiques présentent aujourd’hui une forte homogénéité sociale. Un seul parti tente aujourd’hui de récupérer cet héritage et de s’adresser directement aux gens, mais son succès est très inquiétant. Quelque chose est à bout de souffle, notamment dans les partis : ce constat est dur à entendre, mais il ne faut pas l’éluder.
La défiance à l’égard des responsables politiques condamne toute réforme institutionnelle qui conduirait à donner la primauté au Parlement. Il y a lieu de simplifier les rapports entre l’exécutif et le législatif, quitte à les durcir. La conflictualité institutionnelle est moins dangereuse que l’indifférence envers la politique dans un monde où tous semblent d’accord et où les vrais conflits paraissent ne plus exister.
Je suis assez désespérée par les médias, la politique et les institutions. Je ne suis pas certaine que la classe politique soutienne mes propositions ; dire qu’il faut mettre en œuvre des changements radicaux peut énerver, mais l’heure est assez grave.
Mme Cécile Untermaier, présidente. Je vous remercie, madame, d’avoir répondu à notre invitation et d’avoir partagé avec nous vos très intéressantes analyses.
La séance s’achève à midi cinquante-cinq.