La réunion débute à neuf heures dix.
Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Noël Jeanneney, sur le bicamérisme
M. le président Claude Bartolone. Notre groupe de travail aborde aujourd’hui, dans le cadre de sa dixième réunion, la question du Parlement du non-cumul. Trois séances seront consacrées à ce thème situé au cœur de notre réflexion. Nous sommes nombreux ici à être convaincus que, si rénovation démocratique il y a, elle passera nécessairement par le Parlement. C’est tout le sens de notre mission et, en tant que président de l’Assemblée nationale, j’ai souvent eu l’occasion de dire que l’actuelle législature est celle qui a le devoir de préparer l’ère du non-cumul, c’est-à-dire de penser à la fois ce que sera le Parlement du non-cumul et son lien avec les citoyens. À défaut, la fin du cumul des mandats, qui entrera en vigueur en 2017, n’aura pas les effets positifs escomptés.
Si l’on veut des députés encore plus actifs qu’ils ne le sont aujourd’hui, encore faut-il savoir dans quel dessein. Pour voter des lois supplémentaires ? Il y en a déjà trop, non que le nombre de lois votées augmente – il reste stable au fil des années –, mais la loi est devenue bavarde. Depuis que nous avons adopté le système de la session unique, la loi est ainsi passée d’une trentaine d’articles en moyenne à cent ; de huit pages à plus de cent ! Nous avons atteint, me semble-t-il, les limites de l’acceptable en termes de mélange entre ce qui relève de la loi, des principes et du règlement.
Je le répète, nous votons suffisamment, et nous ne souhaitons pas non plus avoir des débats législatifs encore plus longs. La mise en œuvre du principe de non-cumul doit constituer l’occasion de repenser la place du Parlement, ses missions et ses pouvoirs, ses fonctions législatives, sa fonction de contrôle de l’action du Gouvernement, sa fonction d’évaluation des politiques publiques et sa mission de représentation.
Nous évoquerons, dans la première partie de la matinée, la question du bicamérisme, sur laquelle nous reviendrons également à l’occasion de la séance du 29 mai prochain. C’est une question passionnante qui suscite des réactions passionnées : j’en veux pour preuve le fait qu’elle a récemment justifié la remise de deux rapports au Président de la République sur un sujet pourtant identique, l’engagement citoyen. Cette question est d’autant plus intéressante qu’elle se pose aujourd’hui dans nombre de pays, notamment en Italie et en Irlande.
Pour nourrir notre débat, nous avons convié Jean-Noël Jeanneney à venir s’exprimer. Historien, professeur émérite à l’Institut d’études politiques de Paris, ancien secrétaire d’État, spécialiste des médias, ancien président-directeur général de Radio France - mais nous ne lui demanderons pas aujourd’hui de nous faire connaître son avis sur ce dossier -, ancien président de la Bibliothèque nationale de France, il a passé une grande partie de sa vie au cœur de nos institutions. Il a d’ailleurs contribué au dernier numéro de la revue Le Débat et à son dossier intitulé « Quel système politique pour la France ? »
Je rappelle enfin, monsieur Jeanneney, que vous faites partie d’une grande dynastie républicaine qui porte en elle la question du bicamérisme, puisque votre grand-père, Jules Jeanneney, a été président du Sénat sous la IIIe République et que votre père, Jean-Marcel Jeanneney, a été ministre du général de Gaulle et l’un des artisans du projet de loi de 1969 relatif à la création de régions et à la rénovation du Sénat. Pour autant, vous ne comptez pas nécessairement au nombre des partisans d’une vaste réforme de nos institutions, et c’est peut-être pour contrecarrer une opinion que Michel Winock sentait se dessiner au sein de ce groupe de travail qu’il a insisté pour que nous vous écoutions sur la question du bicamérisme. Nous ne pourrons donc pas être soupçonnés d’avoir sollicité votre présence dans je ne sais quel dessein caché, et nous vous remercions d’avoir accepté notre invitation.
Puisque, à en croire Winston Churchill, « c’est dans l’histoire que résident tous les secrets de l’art de gouverner », je donne maintenant la parole à Michel Winock.
M. le président Michel Winock. En introduction à cette séance sur le bicamérisme, je vous propose un rapide coup d’œil historique sur la question, et particulièrement sur la seconde chambre, le Sénat.
Avant la Révolution française de 1789, deux pays disposaient d’un pouvoir législatif divisé en deux chambres : la monarchie britannique, dont le système parlementaire remontait au xive siècle, et la jeune démocratie américaine. Si les constituants français avaient évidemment ces modèles en tête, ils ne les ont pas suivis. Dans leur désir d’en finir avec la monarchie absolue et un monarque de droit divin, ils ont opposé au pouvoir exécutif royal la puissance d’un corps législatif unique inscrit dans la Constitution de 1791, la première de notre histoire.
Par la suite, la condamnation de Louis XVI a fait entrer la France dans l’histoire républicaine. La Convention, nouvelle assemblée constituante, a voté la Constitution de 1793, où la chambre unique était maintenue, mais cette constitution a été suspendue jusqu’à la fin de la guerre et, à vrai dire, c’est la chute de Robespierre, après l’épisode de la Terreur, qui a mis fin définitivement à la Constitution de 1793.
Les conventionnels, à qui il revenait de construire un nouveau régime, ont rédigé la Constitution de 1795, dite de l’An III. Pour la première fois, ce texte constitutionnel attribuait le pouvoir législatif à deux chambres, le Conseil des Cinq-Cents et le Conseil des Anciens, ainsi nommé parce que la deuxième chambre ne pouvait être formée que par des élus âgés d’au moins quarante ans. Le souci des constituants était l’équilibre des pouvoirs, au point qu’ils attribuèrent le pouvoir exécutif non pas à un individu, mais à un directoire de cinq personnes.
Cet épisode laisse traîner sur le principe de la seconde chambre une image de conservatisme, voire de réaction. Les décennies suivantes ont accentué cette réputation antidémocratique, avec le bicamérisme établi par la Restauration et la Monarchie de Juillet, où la chambre des députés – élue au suffrage très restreint – était équilibrée ou neutralisée par la Chambre des pairs, lesdits pairs étant désignés en nombre illimité par le roi, qui ne se gênait pas pour modifier la majorité de l’assemblée en y introduisant, lorsqu’il l’estimait nécessaire, des fournées de pairs ayant son agrément.
Ces précédents historiques expliquent la volonté des révolutionnaires de 1848 de se débarrasser du bicamérisme. La commission de Constitution consacre plusieurs séances à cette question qui ne fait pas l’unanimité en son sein. Les plus éloquents défenseurs de la deuxième chambre sont alors Odilon Barrot et Alexis de Tocqueville.
« Notre esprit français n’a pas changé depuis César », déclare Barrot, « il est toujours vif, ardent ; nos mœurs, nos habitudes sont pleines d’impétuosité, nous ne savons ni calculer ni attendre. Avec de pareilles dispositions, et de plus une centralisation excessive, toutes les passions de la démocratie viendraient inévitablement se concentrer et s’exhaler dans une assemblée unique. Combien alors ne serait pas violent et irrésistible l’élan de ce pouvoir sans contrepoids ! »
Tocqueville défendra à son tour les deux chambres en se référant aux États-Unis, où ce n’est pas seulement le pouvoir législatif central, mais toutes les républiques, c’est-à-dire tous les États, qui ont adopté le bicamérisme. Selon lui, il serait nécessaire d’adopter en France ce système qui fonctionne très bien outre-Atlantique. D’autres constituants partagent cette préférence pour la coexistence de deux chambres, mais, comme le dit l’un d’eux, « nous avons contre nous le torrent de l’opinion publique ». Après les journées de juin 1848, la France est en pleine ébullition, en révolution, et la mauvaise réputation de la seconde chambre est telle que même les avis les plus éloquents en sa faveur ne peuvent se faire entendre : la Constitution de 1848 établit ainsi l’assemblée unique.
Au lendemain de la guerre de 1870, plus exactement après les élections législatives de février 1871, les débuts de la IIIe République opposent, au sein de l’Assemblée nationale, une majorité de monarchistes et une minorité de républicains qui, par des compromis passés entre les modérés de chacun des deux camps, votent les lois constitutionnelles de 1875.
Celles-ci mettent en place un Sénat en face d’une Chambre des députés. Les républicains les plus durs, que l’on appelle les radicaux, entraînés par Georges Clemenceau, dénoncent, au nom de la tradition républicaine, aussi bien l’existence du Sénat – d’autant plus que celui-ci comprenait des sénateurs nommés à vie – que l’existence même d’un Président de la République. Mais si la réforme constitutionnelle qu’ils réclament a bien lieu en 1884, c’est pour ne rien changer de fondamental dans le système. Plus tard, Clemenceau renoncera à ce programme radical, convenant de l’utilité d’une seconde chambre et devenant lui-même sénateur du Var en 1902.
Le Sénat restait cependant dans les esprits les plus démocrates comme une anomalie, un héritage monarchique ou aristocratique. C’est une assemblée conservatrice, comme elle le prouve en 1937 en provoquant la démission de Léon Blum, le chef du Front populaire. On ne s’étonnera donc pas que, au lendemain de la Libération, la première assemblée constituante, dominée par les députés communistes et socialistes, qui disposent de la majorité absolue, énonce dans l’article 47 du premier projet constitutionnel : « Le peuple français exerce sa souveraineté par ses députés à l’Assemblée nationale, élus au suffrage universel, égal, direct et secret. »
De Sénat, point. C’était un régime d’assemblée inspiré par la Convention, une assemblée unique qui élit le Président de la République et qui dirige en fait le gouvernement. Le projet, combattu par les républicains populaires du MRP, est néanmoins voté par les socialistes et les communistes, qui disposent de la majorité absolue. Ceux-ci sont désavoués par le suffrage universel, et le projet est rejeté par le référendum du 5 mai 1946.
Dans la nouvelle Constituante, les trois partis qui dominent – le MRP, le PCF et la SFIO, que l’on appelle le tripartisme – trouvent un compromis. Malgré les foudres du général de Gaulle, la Constitution de la IVe République, qui rétablit une deuxième chambre – sous la forme d’un Sénat rebaptisé Conseil de la République – est ratifiée par référendum le 13 octobre 1946.
Si le bicamérisme était ainsi restauré, il convient de préciser que, aux termes de la Constitution de la IVe République, il était cependant précisé qu’à défaut d’accord entre les deux chambres sur un projet de loi, le dernier mot restait à l’Assemblée. Le Conseil de la République, aux pouvoirs amoindris par comparaison avec la IIIe République, cessait d’être une chambre de décision.
La Ve République a entériné le bicamérisme et rebaptisé « Sénat » la seconde chambre. Selon l’article 24, le Sénat, élu au suffrage indirect, assure la représentation des collectivités territoriales de la République. Mais, contrairement à sa réputation conservatrice, le Sénat, sous la présidence de Gaston Monnerville, s’est montré indocile vis-à-vis du chef de l’État – particulièrement en 1962, quand le général de Gaulle a voulu court-circuiter les parlementaires pour faire adopter directement par référendum l’élection du Président de la République au suffrage universel, par l’article 11 de la Constitution.
Ce Sénat, de Gaulle ne l’aime pas, ce qui ne s’explique pas uniquement par le différend qui l’oppose à son président ; il le juge tout à fait inutile et obsolète. Dès 1963, il confie à Alain Peyrefitte : « Il vaudrait mieux mettre fin au Sénat. Ce n’est pas pressé : nous avons pris les moyens nécessaires pour le rendre inutile. L’opinion s’habitue à ce qu’on ne parle plus du Sénat et c’est ce qui peut arriver de mieux. […] Le Sénat et les conseillers généraux représentent la France rurale du xixe siècle, celle du seigle et de la châtaigne. Notre grande affaire est d’épouser notre siècle. »
De Gaulle misait, pour remplacer le Sénat, sur un Conseil économique et social rénové. Il a cependant attendu l’épisode de mai 1968 pour passer à l’acte. En avril 1969, le général soumet la question de confiance au suffrage populaire par un référendum où il est question de la réforme des régions et du Sénat. Celui-ci serait réduit à une fonction purement consultative, il ne pourrait avoir l’initiative des lois et il ne donnerait que des avis. Le Sénat, qui fusionnerait avec le Conseil économique et social, serait composé de 173 élus des collectivités territoriales, à côté desquels siégeraient 146 représentants des activités économiques, sociales et culturelles désignés par des organismes représentatifs. Comme vous le savez, c’est sur la victoire du non que le général de Gaulle a démissionné de la présidence de la République.
La question du Sénat est cependant restée posée. Il ne s’agit pas de son existence même : on estime communément qu’il répond à un besoin, celui de la réflexion, qui permet une meilleure qualité de la production législative. Même si le dernier mot est laissé à l’Assemblée, l’élaboration de la loi échappe aux décisions trop hâtives, nées parfois de l’émotion collective. La possibilité de réunir des commissions mixtes offre aussi au Sénat la possibilité de peser sur la loi.
Cependant, sa durée, qui était de neuf ans, a été jugée trop longue et réduite à six ans en 2003. La principale question qui est posée à son sujet est celle de son mode d’élection. En effet, le suffrage indirect attribue la meilleure part du collège électoral – environ 95 % des électeurs – aux conseils municipaux. Les plus petites communes se trouvent donc surreprésentées. Au fond, la nature conservatrice du Sénat n’a guère varié depuis la IIIe République.
Tout en gardant son rôle dans l’élaboration législative – ce qui paraît souhaitable –, le Sénat ne pourrait-il pas inclure – comme l’avait prévu le projet de 1969, mais sans doute autrement – des représentants des forces économiques, sociales et culturelles ? De même, si l’Assemblée est composée des députés de la nation, et si le Sénat a la vocation de représenter les collectivités territoriales, ne pourrait-il pas, comme l’est le Sénat américain pour les États de l’Union, être le représentant des régions ? Ce questionnement s’inscrit à coup sûr dans la réflexion à mener sur la démocratisation de la vie politique française. Bicamérisme, oui, mais pas n’importe quel Sénat. Et – nous avons abordé la question avec le mode de scrutin – pas n’importe quelle Assemblée non plus.
M. le président Claude Bartolone. Je vous remercie d’avoir évoqué le sujet qui nous intéresse en le plaçant dans une perspective plus large.
Je donne maintenant la parole à Jean-Noël Jeanneney pour un propos liminaire, avant que les membres de notre groupe de travail n’engagent la discussion en lui posant des questions.
M. Jean-Noël Jeanneney. Messieurs les présidents, mesdames, messieurs, je pensais en venant ici à Marc Bloch, qui raillait ceux qui voulaient « épargner à la chaste Clio de trop brûlants contacts ». Pour ma part, j’estime que nous devons favoriser ces contacts et répondre aux interrogations actuelles de nos concitoyens sur leurs institutions.
Comme on le disait il y a quelques décennies, je vous dois d’abord de marquer « d’où je parle ». Comme l’a indiqué M. le président, j’ai entretenu dès avant ma naissance, de par mon appartenance à une certaine dynastie – rassurez-vous, je n’y vois aucun mérite, tout au plus un hasard et un privilège – un commerce particulier avec la seconde chambre – ou la Haute Assemblée, comme on préfère dire au palais du Luxembourg. En effet, mon grand-père Jules Jeanneney a été sénateur de 1909 à 1942 ; il avait d’abord été député, mais a de loin préféré le Sénat, qu’il a présidé durant une dizaine d’années, disant même, à propos de la Chambre des députés : « Je n’aime pas le beuglant » – ce qui, j’en conviens, était tout à fait injuste. En 1944, devenu ministre d’État du général de Gaulle, il a déçu nombre de ses collègues sénateurs en ne prenant pas la défense de l’idée d’un maintien du Sénat tel qu’il était sous la IIIe République, mais en se ralliant au contraire, à la suite de réflexions qu’il avait développées durant la guerre, à l’idée qu’il devait y avoir une prévalence de l’Assemblée sur le Sénat en matière législative.
Quant à mon père, Jean-Marcel Jeanneney, il a été chargé en 1969 d’élaborer et de porter le référendum malheureux qui a provoqué le départ du général de Gaulle. J’espère que vous me ferez l’amitié de croire que je suis capable de surmonter la prégnance de cet héritage, et c’est bien en historien que je suis venu vous parler, afin que Clio, renonçant à être tout à fait chaste, consente à éclairer un peu Marianne.
Michel Winock a évoqué la résistance du monocamérisme dans notre pays, et la longue durée des débats ayant précédé la mise en œuvre du bicamérisme. Il a mis en lumière d’une part le fait que le bicamérisme est la règle et que le monocamérisme a été l’exception, d’autre part l’idée que la double fonction du Parlement – élaboration de la loi et contrôle de l’exécutif – est mieux servie par deux chambres que par une seule.
De décennie en décennie et de siècle en siècle, les partisans du bicamérisme se sont appuyés sur trois motivations principales. Je vais les citer, avant d’examiner avec vous comment elles peuvent s’appliquer à notre contemporanéité et quelles conséquences elles peuvent avoir sur les réponses aux interrogations que vous avez formulées, messieurs les présidents. Ces trois motivations sont l’équilibre des pouvoirs, nécessaire pour se protéger de tout débordement ; la nécessité d’une diversité temporelle dans la fidélité au mouvement de l’opinion publique ; enfin, l’idée de représentation des diversités structurelles de la nation, à côté de l’ensemble un peu abstrait que la première chambre est chargée de refléter.
Pour ce qui est de l’équilibre des pouvoirs, on peut considérer que Montesquieu l’a emporté sur Jean-Jacques Rousseau. L’auteur de L’Esprit des lois disait en effet que la puissance législative devait être « confiée, et au corps des nobles, et au corps qui sera choisi pour représenter le peuple, qui auront chacun leurs assemblées et leurs délibérations à part, et des vues et des intérêts séparés ». La Convention a été le grand moment du monocamérisme puisque, en 1848, elle a signifié très clairement la volonté que l’opinion publique se trouve reflétée dans les institutions, allant presque jusqu’à l’esquisse de l’idée d’un mandat impératif, au nom d’une théorie de la volonté générale. La grandeur de la Convention doit être saluée, nonobstant certaines analyses moroses dont elle fait aujourd’hui l’objet. Michelet disait d’elle qu’elle était « celle qui avait trouvé l’arbitraire dans le monde et qui commença le droit ». Clemenceau cite d’ailleurs Michelet quand il attaque le Sénat en 1884. Avant cela, en 1795, le rapporteur de la commission constitutionnelle, Boissy d’Anglas, déclarait, pour justifier que le Directoire eût deux chambres : « Il faut opposer une digue puissante à l’impétuosité du corps législatif. Cette digue, c’est la division en deux Assemblées. »
La deuxième motivation du bicamérisme réside dans la nécessité de lisser la courbe de l’actualité, afin de ne pas laisser la représentation parlementaire suivre tous les cahots, toutes les émotions successives et immédiates de l’opinion publique. La démocratie s’accommode des différents rythmes de la durée. C’est d’ailleurs là une réflexion qui a ressurgi à propos de l’instauration du quinquennat, les citoyens étant un certain nombre à considérer que l’uniformisation de la durée du mandat de l’Assemblée nationale et de celui du Président de la République ne s’était pas faite sans quelques dommages.
Sans doute n’avons-nous pas fini de nous poser la question des différents tempos qui existent en démocratie. C’est une observation familière aux historiens : l’histoire des sociétés ne se déroule pas simplement selon les rythmes de la surface, les allures de l’immédiateté. En fait, chaque conjoncture se construit toujours au confluent de moments se déroulant à des allures différentes. Il y a ce qui attire, à juste titre, l’attention immédiate des citoyens, mais aussi ce qui évolue plus lentement, de façon annuelle ou générationnelle ; enfin, il y a l’évolution des mentalités, qui confine à l’immobilité. Tous les penseurs des systèmes politiques se sont penchés sur la question de la nécessité de traduire cette diversité d’allures, sans se laisser obséder par la seule immédiateté des émotions – c’est sur la base de cette idée que celle du mandat impératif a été remise en cause depuis très longtemps.
La troisième motivation du bicamérisme consiste en la nécessité de traduire à hauteur du Parlement la diversité des structures géographiques et sociales. Les structures géographiques font évidemment référence aux pays fédéraux comme les États-Unis d’Amérique : comme l’a expliqué Michel Winock, l’idée est de traduire la représentation de l’ensemble d’une nation, tout en donnant la parole à chacun des États dans sa particularité. C’est ce qui explique qu’aux États-Unis chacun des États, quelle que soit sa dimension, qu’il s’agisse de la Californie, du Texas ou de l’Alaska, est toujours représenté par deux sénateurs, ce qui est à la fois symbolique et très concret. On peut observer la même chose en Allemagne.
Il existe par ailleurs l’idée qu’il est sain en démocratie que les structures sociales, dont la tradition républicaine se méfie depuis longtemps, se trouvent représentées. Le Chapelier a été, jusqu’à la loi de Waldeck-Rousseau sur les syndicats de 1884, une personnalité tutélaire incarnant une méfiance profonde envers l’idée que le peuple pouvait devenir à tout moment autre chose qu’une sorte d’abstraction de citoyens organisés selon une position sociale similaire, et que l’organisation professionnelle et sociale de la vie collective devait se voir reflétée à hauteur des institutions.
J’ai relevé dans le livre du juriste Dominique Rousseau intitulé Radicaliser la démocratie deux citations intéressantes, notamment parce qu’elles proviennent de deux sources très différentes. La première est du grand juriste de la fin du xixe et du début du xxe siècle, Léon Duguit : « Il faut que le Parlement soit composé de deux chambres, dont l’une représentera plus particulièrement les individus et l’autre plus particulièrement les groupes sociaux. Un pays où la double représentation des individus et des groupes est absente, ce pays-là n’a point de Constitution. » La seconde citation vous étonnera peut-être, venant d’un Pierre Mendès France qui a voté non au référendum de 1969 ; dans son livre fameux de 1962, Pour une république moderne, il disait : « à côté de l’Assemblée, qui exprime les diversités idéologiques et politiques, la présence des groupes professionnels est devenue nécessaire dans une seconde assemblée ».
Une fois répertoriées ces trois motivations principales qui, dans la longue durée de l’histoire, peuvent avoir justifié l’existence d’une seconde chambre, je voudrais maintenant essayer d’appliquer cette grille de lecture à notre époque contemporaine. En inaugurant la maison de la radio – aujourd’hui appelée maison de Radio France –, le général de Gaulle disait que nous vivions une époque « mécanisée, agglomérée et précipitée », ce qui n’était sans doute pas le cas au temps de Montesquieu ni même au début du xxe siècle. Il me semble que, si la rencontre des trois motifs que j’ai cités pousse à soutenir l’idée du bicamérisme, qui apparaît féconde, elle montre aussi que chacun de ces motifs doit être tempéré.
Pour ce qui est de l’équilibre des pouvoirs dans la double fonction de législation d’une part, d’enquête, de réflexion, mais aussi de contrôle, d’autre part, l’idée s’est fait jour que l’on ne devait pas perpétuer une navette accordant un pouvoir égal à chacune des deux chambres. Si l’on examine la capacité de réforme de la IIIe République, on s’aperçoit que, entre 1875 et 1914, elle a été très efficace dans le domaine sociétal, des mœurs et de l’organisation de la vie collective, mais assez inefficace quand des intérêts majeurs – en particulier ceux des membres les plus favorisés de la société – étaient en jeu. En 1881, la IIIe République a installé la liberté de la presse d’une manière exceptionnellement libérale, jusqu’à autoriser le blasphème ; on lui doit aussi des lois sur les syndicats et les associations, sur la laïcité et le divorce, toutes choses qui ont permis à la France d’épouser son temps, pour reprendre un vocabulaire gaullien.
En revanche, on ne peut que constater et rétrospectivement déplorer la lenteur du mouvement de réforme en matière de protection sociale : dans ce domaine, nous avons pris du retard par rapport à l’Allemagne, où Bismarck – pour des raisons compliquées que je ne détaillerai pas – avait fait avancer la protection des plus défavorisés. Dans les années 1880 et 1890, la législation sociale française était très en retard et Clemenceau, alors puissamment engagé à gauche, indigné par les effets délétères d’un système économique libéral écrasant les plus humbles, estimait que le Sénat avait contribué à ce retard, ce en quoi il n’avait pas tout à fait tort : la législation sociale était souvent freinée par la seconde chambre. C’est avec un brin de malice que j’évoquerai devant le déontologue de votre assemblée une anecdote assez révélatrice du comportement du Sénat sous la IIIe République. Au moment du Cartel des gauches, un député du Finistère, Victor Balanant, avait proposé que l’on imposât aux parlementaires de faire une déclaration publique de leur patrimoine au début et à la fin de leur mandat ; alors que la Chambre des députés avait unanimement adopté cette proposition, le Sénat s’est, de son côté, délibérément empressé de l’enterrer.
Il ne serait pas absurde d’imaginer, si l’on devait revoir les règles du jeu démocratique, que le pouvoir du Sénat puisse différer en fonction des sujets dont il a à connaître et qu’il dispose d’un pouvoir plus grand en matière de choix de société et de mœurs, qu’il s’agisse du divorce ou du mariage pour tous – sans aller peut-être jusqu’au blocage absolu, mais en favorisant, par exemple, des navettes plus nombreuses. Parallèlement, dans le domaine des intérêts à bousculer, en matière financière et budgétaire, l’Assemblée nationale pourrait avoir des pouvoirs plus forts que ceux du Sénat – celui-ci conservant évidemment toute la majesté d’une assemblée parlementaire, avec l’ensemble des protections qui y sont attachées contre les intrusions éventuelles du pouvoir exécutif.
Le deuxième argument en faveur du bicamérisme est l’idée qu’il existe des rythmes dans la vie collective d’un pays, qui doivent trouver une traduction au niveau de ses institutions. Si un mandat de sénateur de neuf ans était sans doute trop long compte tenu de l’époque précipitée qui est la nôtre, le fait de l’avoir ramené à six ans me paraît raisonnable : c’est un juste milieu, là où un mandat de sept ans serait encore trop long et un de cinq ans, trop court. Je préférerais que le renouvellement se fasse par tiers tous les deux ans plutôt que par moitié tous les trois ans, mais ce point n’a que peu d’importance. L’essentiel est qu’il n’y ait pas concomitance d’un renouvellement intégral du Sénat avec les autres institutions.
L’idée de tenir compte d’un rythme temporel permet aussi de saluer, dans le cas du Sénat de la IIIe République, son rôle de volant d’équilibrage. Bien que l’on entende souvent affirmer que le Sénat joue un rôle conservateur, force est de constater qu’il a renvoyé des gouvernements de droite à peu près aussi souvent que des gouvernements de gauche – et ce n’est pas par fidélité familiale que j’insiste sur ce point. Le Sénat avait vocation à compenser par ses positions celles de la Chambre, censée être davantage sous l’emprise des émotions en raison de son élection au suffrage universel. Ainsi le gouvernement d’Aristide Briand est-il renversé en 1913 après avoir posé la question de confiance sur le suffrage proportionnel, que Briand défendait contre les « mares stagnantes du suffrage universel » – il était alors opposé au rapporteur Jules Jeanneney, très favorable au scrutin uninominal à deux tours. D’autres gouvernements ont été renversés par le Sénat, qu’ils soient de gauche – Léon Bourgeois en 1896, Édouard Herriot en 1925, Léon Blum en 1938 – ou de droite – André Tardieu en 1930 et Pierre Laval en 1932.
La question des rythmes en soulève une autre, celle de l’âge des sénateurs. Peut-être vais-je apparaître comme profondément réactionnaire si je vous dis que, pour ma part, il ne me paraît pas indu de fixer un âge minimum différent pour le Sénat et pour la Chambre des députés. Dès lors que l’on considère qu’il revient aux sénateurs d’incarner la réflexion sur la longue durée, en particulier de resituer les moments des conflits de la démocratie dans le long cheminement de l’histoire collective, la mémoire des sénateurs et sénatrices plus âgés permet de disposer d’un recul plus important. Certes, il ne faut tout de même pas que leur âge les rende aveugles à l’avenir – que les jeunes sont censés voir de façon plus lucide. Sans m’engager sur cette question, je me bornerai à indiquer que Clemenceau a évolué à son sujet, puisqu’il évoquait en 1884, alors qu’il était encore hostile au Sénat, la « furieuse insurrection des béquilles », leur « majestueuse immobilité » et leur « somnolence résolue ». Quoi qu’il en soit, l’argument selon lequel le Sénat peut constituer un instrument pour briser les émotions instantanées est plus fort que jamais.
J’en viens à la troisième motivation du bicamérisme, consistant en la représentation au Parlement des groupes sociaux et professionnels dans leur diversité – une représentation qui me paraît à la fois nécessaire et légitime. Il faut cependant se garder du risque de laisser prospérer le moindre communautarisme. Si j’estime légitime que les structures organiques d’une société trouvent leur reflet dans l’assemblée siégeant au palais du Luxembourg, il me paraîtrait détestable que le communautarisme se trouve favorisé par un certain mode d’élection. Pour ce qui est de la représentation des religions, la loi de 1905 a à la fois affirmé que la religion était affaire de for intérieur, et qu’il revenait à la République d’en protéger l’exercice public – en dehors de toutes les légitimes et magnifiques préoccupations de la laïcité. La revendication, exprimée par certains à plusieurs reprises, visant à ce que les religions en tant que telles se trouvent représentées au Sénat, constitue à mes yeux un péril, et j’estime au demeurant que les cultes disposent d’autres moyens de s’exprimer.
En revanche, les régions et les groupes professionnels doivent, à mon sens, être représentés au sein de la seconde chambre. En ce qui concerne les régions, la circonscription me semble constituer l’échelon de représentation adéquat, et il me paraît légitime que le mode de scrutin soit en partie proportionnel, car cela permet de mieux assurer la parité des deux sexes que ne le fait le système uninominal – si le principe du binôme adopté pour l’élection des conseillers généraux n’est pas à l’ordre du jour pour les législatives, rien ne s’oppose à l’élaboration de listes « chabadabada » – c’est-à-dire un homme et une femme – pour les sénatoriales.
Par ailleurs, le système uninominal à deux tours est légitime à l’Assemblée, d’une part parce qu’il constitue le bon compromis entre la nécessité de disposer d’un exécutif efficace et celle de refléter fidèlement l’opinion de la nation, d’autre part parce qu’il assure un minimum de cohésion. Certains s’indignent que le Front national ne soit pas représenté davantage à l’Assemblée nationale, compte tenu de son poids réel dans la société. Pour ma part, je n’en suis pas choqué, car je me réfère au vieil adage selon lequel voter consiste à choisir au premier tour et à éliminer au second tour. Le rejet du Front national par une majorité de Français me paraît avoir une portée aussi importante que le fait de choisir tel ou tel candidat au premier tour, mais la question mérite d’être débattue. En tout état de cause, il me paraîtrait malsain qu’un parti représentant peut-être un quart de l’opinion publique ne soit pas présent au Parlement. Le système proportionnel régional permettrait que le Front national – comme, demain, d’autres partis – soit représenté au Sénat.
La deuxième représentation nécessaire est celle des groupes professionnels et sociaux. J’estime que le Sénat de l’avenir prendrait beaucoup de force et enracinerait davantage sa légitimité au sein de l’opinion publique si ces groupes y étaient présents. S’il paraît absurde de voir les anciens présidents de la République siéger au Conseil constitutionnel, ils auraient en revanche tout à fait vocation à être présents au Sénat. De même, d’autres types de structurations pourraient légitimement être représentés au Sénat, qu’il s’agisse des organisations syndicales, des universités, voire de certaines organisations non gouvernementales (ONG), du moment qu’elles ont acquis sur la longue durée une légitimité évidente.
Nous devons nous garder de la solution adoptée par de Gaulle en 1969, consistant à ce que les organisations syndicales désignent leurs représentants, afin d’éviter ce que l’on observe au Conseil économique, social et environnemental (CESE), par exemple, où les nominations représentent souvent une récompense attribuée à de bons et loyaux soldats du syndicalisme patronal, ouvrier ou agricole, blanchis sous le harnois : à mon sens, il vaudrait mieux que les représentants des organisations soient issus de leurs forces vives – ce qu’une désignation par élection permettrait sans doute davantage. Cela impliquerait que, de façon très légitime, les projets de loi à caractère sociétal soient examinés au Sénat avant d’être transmis à l’Assemblée nationale, ayant vocation à avoir le dernier mot.
La représentation des régions et des groupes professionnels soulève trois questions, à commencer par l’éventualité – déjà évoquée par de nombreux théoriciens – de reconnaître une double majorité ou un double scrutin au Sénat. On pourrait imaginer que, dans certaines matières, les représentants des régions au suffrage universel s’expriment et décident, leurs collègues de l’Assemblée ne donnant que leur avis – un avis ayant cependant beaucoup de poids du fait de la solennité des lieux d’où il serait émis.
La deuxième question suscitée par une représentation des régions au Sénat est celle du cumul, une question transversale à tous les débats de votre groupe de travail. Pour ma part, j’observe que, si un refus absolu du cumul s’impose pour l’Assemblée nationale, une certaine réflexion peut venir nuancer ce principe du côté du Sénat. Non que l’on puisse combiner une fonction exécutive de maire ou de président de conseil départemental ou régional avec celle de sénateur, mais j’estime que l’on pourrait par exemple autoriser les sénateurs à assister, avec voix consultative, aux institutions que j’ai citées, afin de leur permettre de s’informer et de rester en lien avec ces institutions. Peut-être pourrions-nous même envisager de donner l’autorisation aux sénateurs de participer sans aucune responsabilité exécutive à la vie des conseils régionaux.
La troisième question, un peu annexe, est celle du destin du Conseil économique, social et environnemental – un point sur lequel je resterai prudent. Peut-on concevoir que, comme cela avait été prévu en 1969, le Sénat en vienne à remplacer efficacement le CESE, ce qui permettrait de réaliser quelques économies ? Au contraire, doit-on penser que ce Conseil, dont l’influence – on peut en faire le constat sans être désobligeant – n’a pas été au niveau de ce qu’espéraient ses fondateurs en 1924, au moment du Cartel des gauches, peut continuer de jouer un rôle utile de réflexion parmi beaucoup d’autres instances de la nation ayant la même vocation, et de faciliter les rapports sociaux entre un certain nombre de représentants qui s’y retrouvent dans le calme feutré d’échanges se déroulant à l’abri du feu des projecteurs et des passions collectives ? Les deux conceptions peuvent se défendre, et, personnellement, je n’ai pas de religion sur le sujet.
M. le président Claude Bartolone. Comme chacun de vous a pu s’en rendre compte, nous débattons aujourd’hui d’un sujet sur lequel il y a beaucoup à dire.
Mme Marie-Louise Antoni. J’entends bien, monsieur Jeanneney, que vous envisagez avec tolérance la persistance du Conseil économique, social et environnemental. Cependant, compte tenu de ce que vous venez de dire, une réforme du Sénat telle que vous l’exposez ne peut à mon sens se concevoir sans procéder de façon concomitante, et pour des raisons symboliques, à la suppression du Conseil – étant précisé que je ne le considère pas comme totalement inutile.
M. Jean-Noël Jeanneney. Je ne suis pas heurté par votre propos, madame.
M. le président Claude Bartolone. Pour que les choses soient claires, je précise que Mme Antoni a été choisie pour faire partie de notre groupe de travail en raison de son appartenance au monde de l’entreprise, dont nous souhaitions entendre la tonalité au cours de nos réflexions.
Mme Marie-Jo Zimmermann. J’aimerais que vous soyez un peu plus précis au sujet des modes de scrutin. L’idée d’un Sénat assurant la représentation des régions et de la diversité du corps social, extrêmement intéressante, est mise en application dans un certain nombre de pays, notamment au Maroc, où la Chambre des représentants comprend des représentants de la société et des différents territoires. Cela dit, si les membres du CESE sont nommés, les sénateurs sont élus : dans l’hypothèse d’une fusion du Sénat et du CESE, selon quel mode de scrutin les membres de la deuxième chambre seraient-ils élus ?
M. Jean-Noël Jeanneney. Comme je l’ai dit tout à l’heure, le général de Gaulle avait refusé l’idée de l’élection pour les membres du Conseil économique et social, ce qui m’apparaît comme une erreur. En effet, une élection éviterait la tentation naturelle, observée au sein de multiples organisations, consistant à ce que les nominations soient réservées aux anciens responsables ou à certaines personnalités que l’on souhaite ainsi honorer, et permettrait de mettre plutôt à contribution le tissu vivant des organisations. Sans aller jusqu’au vote obligatoire, il faudrait donc mettre au point un système d’élection placé sous le contrôle de la puissance publique et garantissant une représentation suffisamment sincère, juste et efficace des organisations syndicales. Il nous revient de faire travailler notre imagination pour que les représentants de ces organisations soient reconnus par l’opinion publique comme réellement représentatifs au sein du Sénat.
M. le président Claude Bartolone. Je vous rappelle que le vote est obligatoire pour les élections sénatoriales.
M. Jean-Noël Jeanneney. Je le sais fort bien, monsieur le président, et je n’ai pas manqué à mon devoir d’électeur en votant pour un sénateur alors que j’étais conseiller régional de Franche-Comté – dans mon cas, il n’était d’ailleurs pas nécessaire que le vote fût obligatoire.
M. Bernard Thibault. Il ressort de l’excellente introduction de M. Winock retraçant l’évolution du bicamérisme dans notre pays que le débat sur le Sénat s’est toujours naturellement construit autour de ce qu’était l’Assemblée nationale. De fait, dès lors que l’on réfléchit à de possibles évolutions des prérogatives ou des missions du Sénat, il convient de réfléchir également à de semblables évolutions d’autres institutions de notre République, notamment de l’Assemblée nationale.
D’un point de vue pratique, je me demandais, monsieur Jeanneney, si nous nous référions aux mêmes études en ce qui concerne la composition socioprofessionnelle du Sénat, et j’aimerais savoir ce que vous pouvez nous dire sur ce point.
Parmi les évolutions possibles du Sénat, vous avez évoqué l’éventualité qu’y soient représentés certains groupes sociaux et professionnels. La pratique syndicale peut être très différente au sein des différents pays de l’Union européenne, ce que la lecture des constitutions de ces pays permet d’observer. Ainsi, en Allemagne, le président du seul syndicat du pays, le DGB (Deutscher Gewerkschaftsbund, ou confédération allemande des syndicats) – qui est systématiquement un homme, je le souligne au passage –, se voit-il reconnaître le statut de grand électeur et participe-t-il, à ce titre, à l’élection du Président de la République allemande. Comme on le voit, chez nos voisins d’outre-Rhin, la représentation syndicale se voit institutionnellement conférer une place très différente de celle qu’elle occupe chez nous.
Alors qu’en Autriche on peut être à la fois dirigeant d’une confédération syndicale de salariés et député, il me semble qu’en France les statuts de toutes les confédérations syndicales de salariés interdisent une telle pratique. Au-delà d’une simple différence d’ordre administratif ou juridique, on touche là en fait à la conception même de la mission syndicale, découlant de l’histoire des relations entre le syndicat et le politique, propre à chaque pays. L’évolution que vous proposez ne consiste donc pas simplement en un changement institutionnel, mais en une véritable révolution de conception concernant le syndicalisme lui-même.
Enfin, je voulais souligner l’interaction entre le Sénat et le CESE. Si je m’interroge au sujet d’un Sénat qui pourrait pour partie intégrer une représentation socioprofessionnelle ès qualités, il me paraîtrait intéressant de revaloriser le rôle du CESE, notamment en revoyant sa composition : ainsi, ce que vous suggérez au sujet de l’élection des membres du Sénat pourrait s’appliquer à ceux du Conseil, et il est permis d’espérer que, rendue plus représentative, cette assemblée ayant la faculté de s’autosaisir, et censée éclairer le Parlement et le Gouvernement, serait davantage mise à contribution qu’elle ne l’est actuellement. En d’autres termes, la faible représentativité du CESE diminue considérablement la puissance qui pourrait être la sienne.
Vous avez évoqué le fait que le CESE servirait de maison de préretraite à des syndicalistes…
M. Jean-Noël Jeanneney. Je n’ai pas usé d’un mot aussi brutal.
M. Bernard Thibault. J’ai l’habitude d’être le plus franc possible dans mes propos : je n’y dérogerai pas, même si notre séance est diffusée.
Ce peut-être également le cas de responsables politiques ou de certains de leurs proches.
Je suis favorable à une évolution du CESE, qu’il s’agisse de son interaction avec les deux autres chambres, des cohortes qui doivent y être légitimement représentées ou des modalités de leur représentation – je pense notamment au recours à l’élection. Avec la disparition des élections des représentants à la sécurité sociale et celle, annoncée, des élections des conseillers prud’homaux, il n’existe plus aujourd’hui aucun scrutin de portée nationale à caractère social, ce qui me semble préjudiciable. Seules subsistent encore les élections professionnelles : des dispositifs nous permettent d’en cumuler les résultats pour en tirer des enseignements en termes de représentativité. L’élection de représentants au CESE pourrait assurément servir de levier démocratique.
M. Alain-Gérard Slama. Mon intervention comprendra deux parties, comme à Sciences Po : le Sénat est une institution qui hésite à se définir et qui ne parvient pas à se réformer.
Un des obstacles à la réforme du Sénat de 1969 – si l’on songe à la réaction qu’avait eue à l’époque Valéry Giscard d’Estaing – était l’introduction des intérêts professionnels et sociaux. Une représentation politique des intérêts professionnels et sociaux a-t-elle un quelconque caractère de légitimité, alors même qu’elle risque de dériver vers le corporatisme ? M. Jeanneney a évoqué la loi Le Chapelier. Il a raison de refuser la représentation des communautarismes, qui serait une catastrophe. Il n’y a pas plus diviseurs que les comportements identitaires déterminés par une référence à une appartenance. Dois-je rappeler que tout mandat impératif est nul ? Or la référence à une appartenance, religieuse en particulier, implique une forme de mandat impératif.
La question peut également être posée s’agissant de la référence territoriale : la représentation des régions ne doit être que le vecteur d’une plus grande diversité. À ce titre, il n’est pas nécessaire que le Sénat ait une majorité. Il ne doit pas être pensé comme venant au secours de la majorité de l’Assemblée nationale en faisant double emploi avec elle.
Une représentation corporatisée n’est-elle pas du même ordre qu’une représentation communautaire ? Ne conduirait-elle pas à introduire des intérêts qu’il serait très difficile de déloger ? C’est un des problèmes du CESE. Pour y avoir fait un rapport, j’ai pu constater combien l’unanimité obtenue dans les réunions des commissions se dissout en assemblée plénière, si bien que les textes adoptés sont vidés de tout intérêt.
Pour résumer, quelle définition convient-il de donner du Sénat ? Est-il une institution pluraliste et plurielle, dont la diversité doit exclure toute tentative de dégager une majorité politique faisant double emploi avec la majorité parlementaire ? Ou est-il une chambre de réflexion permettant d’exprimer une autre conception de l’intérêt général reflétant la diversité du pays dans l’indépendance de chacun des sénateurs ?
Second volet de mon intervention : notre propos est-il utile, dès lors que le Sénat ne peut être réformé sans son accord, et qu’il faut pour cela dégager des majorités improbables ? Le Sénat doit-il continuer de représenter un obstacle sur la voie de réformes institutionnelles ? De Gaulle avait été contraint de contourner l’opposition de Gaston Monnerville, alors président du Sénat, pour le référendum de 1962 portant élection du Président de la République au suffrage universel.
Mme Cécile Untermaier. Si la nécessité de conserver le bicamérisme tout en le réinventant fait l’objet, ici, d’un consensus, tel n’est pas le cas dans l’opinion publique. Un divorce existe sur ce point entre nous et nos concitoyens, lesquels nous rappellent régulièrement dans les circonscriptions que le sénateur, voire le député, ne sert à rien. La question de la perception du Sénat dans les territoires ne peut pas ne pas être posée.
Il convient de réinventer le bicamérisme en modifiant la composition du Sénat et le mode de désignation des sénateurs. Je serais favorable non pas à une disparition du CESE, mais à sa fusion avec le Sénat, sachant que les groupes sociaux qui y seraient dès lors représentés ne devraient pas devenir des lobbies au cœur de cette assemblée. À cette fin, peut-être conviendrait-il de prévoir, pour les représentants des groupes sociaux, un mandat de six ans non renouvelable.
Quel serait l’objet de cette seconde chambre réinventée ? De vos propos, il ressort que le Sénat devrait être à la fois la chambre du long terme et celle de la représentation des groupes sociaux. En tant que députée, je ressens l’insuffisance des études d’impact. Le CESE aurait pu les réaliser. Pourquoi une seconde chambre issue de la fusion du Sénat et du CESE ne le pourrait-elle pas à son tour ? Elle serait le garant à long terme de la valeur des projets ou des propositions de loi qu’examine l’Assemblée nationale.
Enfin, vous avez souligné que le non-cumul des mandats pourrait s’accompagner, pour les sénateurs, d’une voix consultative dans les instances régionales, départementales ou intercommunales. Nous devons poser cette question pour 2017 en l’élargissant aux députés, qui ne doivent pas devenir des députés hors-sol et être découragés de mener leur travail dans leurs circonscriptions. C’est pourquoi il faut les autoriser à entrer dans ces instances, avec ou sans voix consultative, mais pour leur permettre de s’informer. Comment y parvenir ?
M. Ferdinand Mélin-Soucramanien. La question cruciale de la représentativité du Sénat et du CESE doit être lue à l’aune de ces deux réformes majeures que sont le non-cumul des mandats et la réforme territoriale en cours. Les défauts de représentativité du Sénat – on a pu parler d’une « anomalie démocratique » – sont identifiés depuis longtemps : surreprésentation des zones rurales ou participation des députés au collège électoral, ce qui est pour le moins curieux compte tenu de l’autonomie des assemblées parlementaires. Des pistes de réforme ont été proposées, dont l’augmentation de la représentation proportionnelle, ce qui serait un minimum.
Monsieur Jeanneney, vous avez évoqué la condition d’âge : on peut être aujourd’hui sénateur à partir de vingt-quatre ans – il fallait auparavant avoir trente-cinq ans, puis trente ans. Seuls les sénateurs dérogent sur ce point aux autres fonctions électives, y compris celle de Président de la République, qui sont toutes accessibles aujourd’hui aux citoyens âgés de dix-huit ans. Un alignement des sénateurs sur la condition d’âge générale me paraîtrait symboliquement et politiquement la meilleure solution en termes de convergence des rapports et d’engagement citoyen.
Si je pense que l’existence d’une deuxième chambre est utile, je ne pleurerai pas la suppression du CESE. Il serait possible de faire coexister au sein d’une seconde chambre plusieurs catégories de membres, dont des membres de droit, comme les anciens présidents de la République.
M. Jean-Noël Jeanneney. C’est le cas en Italie.
M. Ferdinand Mélin-Soucramanien. D’aucuns ont également imaginé une représentation directe ès qualités des présidents des conseils régionaux ou de leurs représentants, ce qui serait loin d’être absurde au vu de la réforme territoriale contenue dans le projet de loi portant nouvelle organisation territoriale de la République. Il est en tout cas nécessaire d’assurer au sein de cette seconde chambre une meilleure représentation des collectivités territoriales, notamment d’outre-mer, s’agissant surtout de celles avec lesquelles la France entretient un rapport de type quasi fédéral : je pense à la Nouvelle-Calédonie.
Faire coexister des membres nommés et des membres élus est tout à fait possible. On peut également jouer sur le collège des grands électeurs pour assurer une meilleure représentation des forces syndicales ou associatives ou des ONG qui agissent dans le domaine de l’environnement.
Pensez-vous qu’il convienne de supprimer le droit de veto du Sénat en matière de révision constitutionnelle, et, dans l’affirmative, intégralement ou en partie ? Il serait possible de ne laisser le dernier mot à l’Assemblée nationale que pour les projets de loi constitutionnelle devant déboucher sur un référendum, le Sénat ne conservant dès lors son pouvoir de blocage que dans le cadre du Congrès.
D’aucuns ont également émis l’idée d’orienter les pouvoirs du Sénat sur l’évaluation des politiques publiques et les études d’impact : pensez-vous cette piste pertinente ?
Mme Mireille Imbert-Quaretta. J’ai été particulièrement intéressée, monsieur Jeanneney, par votre deuxième argument visant à justifier le maintien du bicamérisme : la navette entre l’Assemblée nationale et le Sénat permettrait de modérer les effets d’un texte inspiré par l’émotion. Ce temps donné à la réflexion aurait également pour avantage d’améliorer la qualité de la loi. On connaît le précepte : « Il ne faut toucher aux lois que d’une main tremblante. » C’est d’autant plus nécessaire que, comme le soulignait le président Bartolone, les lois sont de plus en plus bavardes. Elles empiètent de plus en plus sur la distinction, prévue aux articles 34 et 37 de la Constitution, entre les dispositions relevant de la loi et celles qui ont un caractère réglementaire, si bien qu’il faut revenir devant le Parlement pour modifier des dispositions qui devraient relever du décret, ce qui interdit de réagir rapidement aux évolutions de la société.
De plus, alors que la réforme constitutionnelle de 2008 prévoit que le texte examiné dans l’hémicycle est désormais celui qui est issu des débats en commission, et non plus celui qui a été présenté par le Gouvernement, le débat en séance publique refait tout le travail de la commission. Cela représente une telle perte de temps que le Gouvernement est amené à recourir de plus en plus à la procédure accélérée. On vote donc des lois de plus en plus longues et le recours à la procédure accélérée vide de son sens le volant modérateur qu’on attend du Sénat.
Vous avez esquissé des réflexions sur une temporalité différente, au Sénat, selon les domaines : quelles orientations permettraient d’avoir un bicamérisme gagnant-gagnant, entre les sept navettes possibles pour l’adoption d’un texte et un recours trop fréquent à la procédure accélérée ?
Mme Karine Berger. À quoi sert vraiment le Sénat et à quoi doit-il servir ? Doit-il être une chambre des territoires ou une chambre de la démocratie citoyenne ?
Selon M. Winock, le Sénat, y compris pour le général de Gaulle, est une chambre conservatrice. Même lorsque le Sénat est de gauche, d’aucuns considèrent qu’il reste conservateur.
M. le président Claude Bartolone. Le Sénat a eu un président de gauche, ce qui n’est pas la même chose que d’être de gauche.
Mme Karine Berger. Quel est l’intérêt d’une chambre qui modère ? Que reste-t-il des interventions du Sénat dans les textes ? Je me suis plus particulièrement penchée sur certains : l’intervention réelle du Sénat dans la loi est devenue faible, pour ne pas dire anecdotique en termes quantitatifs. De plus, depuis que soixante députés ou soixante sénateurs ont la possibilité de saisir le Conseil constitutionnel, le Sénat ne joue plus de rôle véritable en matière de protection de la vie démocratique. S’il ne parvient pas à modifier les textes, puisque c’est l’Assemblée nationale qui a le dernier mot, et que, depuis les années 70, il existe d’autres mécanismes constitutionnels de protection de la vie démocratique, quel peut encore être le champ d’intervention du Sénat ?
Je suis favorable à ce que le Sénat devienne une véritable chambre territoriale, ce qui suppose pour l’élection de ses membres l’instauration du scrutin de liste proportionnel intégral, afin de permettre à cette assemblée de refléter la France des treize régions telle qu’elle existe désormais. Comme en Allemagne, le Sénat portera alors une idée fédérale de la République : il ne sera plus le double de l’Assemblée nationale qui reflète, elle, une conception jacobine de la République.
J’ai participé pour la première fois aux sénatoriales lors des dernières élections : ce qui m’a frappée, c’est l’entre-soi existant entre tous les grands électeurs qui se retrouvent à la préfecture un dimanche matin, chacun connaissant le vote des autres. C’est glaçant en termes d’implication et de représentation démocratique citoyennes. D’aucuns, dans mon parti, réfléchissent au recours au tirage au sort pour désigner les membres d’une assemblée vraiment citoyenne. Un tel mode de désignation des sénateurs serait-il envisageable ? À moins qu’on n’envisage de désigner ainsi les membres d’un nouveau Conseil économique et social qui soit la chambre des citoyens. Les représentants des citoyens n’étaient-ils pas désignés ainsi dans l’Athènes du ve siècle avant Jésus-Christ ou dans la Florence du xve siècle ? Cela permettrait d’associer complètement les citoyens au bicamérisme, voire au tricamérisme.
Mme Cécile Duflot. Trois débats s’entrecroisent. Le premier porte sur la qualité de la loi. La lenteur d’élaboration de la loi n’est pas mauvaise en soi. Légiférer dans l’urgence permet rarement d’améliorer la qualité de la loi, car, trop souvent, des amendements bavards, inutiles et non expertisés, sont adoptés dans le seul dessein de plaire aux parlementaires dont le Gouvernement veut obtenir les voix. Tel a été le cas du projet de loi relatif au renseignement : est-il normal que le Gouvernement demande une suspension de séance pour présenter un amendement de dernière minute sur la composition des instances créées par le texte ? Une telle méthode soulève de légitimes interrogations. Prendre le temps nécessaire pour bien légiférer oblige le législateur à faire preuve de pertinence.
Le deuxième débat porte sur la représentation du Sénat : pourquoi, en termes de limite d’âge, prévoir un plancher et non un plafond ? Pourquoi la présence de membres plus âgés permettrait-elle au Sénat de mieux légiférer alors que, pour répondre aux défis nouveaux, nous aurions besoin d’une deuxième chambre qui fasse preuve d’inventivité et de fraîcheur ? Le plafond pourrait même être fixé à quarante ans. En outre, à l’heure actuelle, le Sénat reflète non pas les territoires, mais les élus locaux qui forment son électorat. J’ai été grand électeur en 2011 dans le Val-de-Marne : c’est une expérience enrichissante. Les bureaux de vote n’ont que cent électeurs. Pourquoi, dans ces conditions, ne pas organiser un vote par scrutin public ? Rien de plus facile que d’identifier le vote des grands électeurs !
Si certains sénateurs travaillent très sérieusement – le Sénat est loin d’être une maison de retraite –, d’autres ne déposent des amendements que pour des questions d’intérêt microlocal, voire électoral, ayant pour seul objet de résoudre les problèmes de déséquilibre politique qui se posent dans leur département. Je pourrais vous citer de nombreux exemples.
Troisième débat : la fusion du Sénat et du CESE. Une chose est de voter la loi, une autre de fournir des éléments en vue d’améliorer sa qualité. En dépit des efforts réalisés ces dernières années, les rapports du CESE doublonnent encore trop souvent avec ceux des parlementaires. Il serait possible d’obliger les parlementaires à se consacrer au vote de la loi en leur interdisant de rédiger des rapports, le travail d’élaboration étant effectué par le CESE. Actuellement, les mêmes travaux peuvent être conduits simultanément par les différentes assemblées. Le problème du tricamérisme est le plus compliqué à résoudre. Pourquoi ne pas réserver à la deuxième chambre une fonction d’expertise plus importante, ainsi qu’un rôle de représentation diversifiée ? La seule utilité que j’attribue à l’âge est non pas la sagesse, mais l’expérience préalable : expérience d’élu local ou professionnel. Je suis favorable à la navette parlementaire : la loi doit être mise plusieurs fois sur le métier avant d’être adoptée. Je le répète : prendre le temps de faire la loi n’est pas une mauvaise chose. Cela obligerait les responsables politiques à faire de la politique autrement qu’à travers l’annonce et l’adoption de projets ou de propositions de loi. Faire de la politique ne se réduit pas à légiférer : c’est également diriger, décider et agir.
Je suis favorable à la fois au bicamérisme et à une évolution de la composition de la seconde chambre. De préférence à un critère d’âge, il conviendrait d’instaurer un critère d’expérience, imposant, par exemple, l’exercice préalable d’un mandat. Il faut également réfléchir à une forme de fusion du Sénat avec le CESE. Les compétences de chaque instance doivent en tout cas être clarifiées.
Monsieur le président, vous avez souligné que c’est la première fois qu’un groupe de travail à l’Assemblée nationale permet de mêler des profils aussi différents. J’ai fait le choix de la franchise sur les questions institutionnelles, dans lesquelles nous devons avancer sans faux-semblant. J’ai bien écouté M. Jeanneney et M. Winock, qui nous permettent de resituer dans l’histoire nos problématiques, comme celle de la publication du patrimoine des parlementaires, qui n’est en rien récente. La démocratie est une question ancienne : les propos de Mme Berger sur le tirage au sort sont décoiffants. Je crois d’autant moins au tirage au sort pour désigner l’exécutif ou une part du législatif qu’Europe-Écologie-Les-Verts l’a expérimenté sur lui-même pour désigner une partie de son conseil statutaire : si l’idée est originale, le succès n’a pas été au rendez-vous. J’ai évoqué la question de l’association citoyenne dans l’élaboration du travail législatif ou dans la prise des décisions publiques : cette association, loin de représenter un frein, permet de gagner du temps. Il conviendrait de nous diriger vers la création d’une chambre ayant une fonction de consultation plus grande. Cette chambre légiférerait, comme le Sénat aujourd’hui, mais uniquement après avoir procédé à des consultations très approfondies, comme le fait le CESE.
M. le président Claude Bartolone. À l’occasion, il y a un an, de la sortie de mon livre Je ne me tairai plus, Plaidoyer pour un socialisme populaire, j’ai pu constater combien les faiblesses d’une institution sont contenues dans l’institution elle-même. Je pense à l’émoi qu’ont suscité chez nos collègues sénateurs les quatre lignes que je consacre à leur institution sur les 250 pages de l’ouvrage, émoi qui révèle une inquiétude contenue : « En ce qui concerne le Sénat, tout en réduisant aussi le nombre de ses membres » – j’ai évoqué auparavant la réduction du nombre des députés – « je pense qu’il pourrait être fusionné avec le Conseil économique, social et environnemental, comme le proposait déjà en son temps le général de Gaulle. Il conviendrait également de lui retirer tout pouvoir de blocage. » Lorsque quatre lignes peuvent provoquer un tel émoi, c’est que le diable est dans les détails.
Le CESE dispose aujourd’hui de 231 conseillers désignés pour cinq ans, 72 experts et 150 fonctionnaires. Il émet chaque année une vingtaine de rapports d’excellente qualité. Or ils n’ont pas d’impact important sur les politiques publiques, ce qui est un vrai problème, car la preuve d’un rapport est son utilité.
L’avantage de notre groupe de travail, madame Duflot, c’est qu’il ne s’inscrit pas dans le temps court. Je souhaite qu’il aboutisse à la publication d’un rapport utile aux candidats de la prochaine élection présidentielle. C’est la légitimité d’une élection présidentielle que de proposer au peuple, y compris en utilisant la force de l’article 11 de la Constitution, une modification du fonctionnement de la démocratie.
Oui, il s’est trouvé au Sénat une majorité pour élire mon ami Jean-Pierre Bel à la présidence de la Chambre haute : on ne peut pas affirmer pour autant qu’il y a eu une majorité de gauche au Sénat. Il suffit de se référer aux votes de cette institution durant cette période. Le mode de scrutin a été conservateur : il a freiné toute évolution, même lorsque la gauche a été très implantée dans les collectivités locales et au plan national.
Monsieur Jeanneney, vous avez évoqué la question du temps : elle est devenue aujourd’hui un prétexte pour mal légiférer. Le nombre d’amendements déposés par le Gouvernement n’a jamais été aussi élevé. Chacun s’installe, quel que soit le nombre des navettes, dans la conviction que les études d’impact sont inutiles et qu’il est préférable d’écrire la loi au fil des débats. Le Président de la République est élu pour cinq ans. Or, entre le moment où un projet de loi est annoncé aux Français par le porte-parole du Gouvernement à l’issue d’un conseil des ministres et celui où il entre en application, il se passe généralement entre vingt à vingt-deux mois. Ce délai affaiblit le lien des politiques avec les citoyens, puisque ceux-ci n’ont plus l’impression que les annonces politiques – cela concerne aussi bien la droite que la gauche – puissent être rapidement suivies, dans leur vie quotidienne, des changements conformes aux choix politiques qu’ils ont faits.
J’ai été très attentif à la question d’une dose de représentation proportionnelle au Sénat, ainsi qu’à celle d’une certaine forme de cumul pour les sénateurs. Attention, cependant : si la représentation du Sénat reflète mieux le vote des Français que celle de l’Assemblée nationale et que le Sénat conserve la possibilité d’examiner les mêmes textes que l’Assemblée nationale, la question de la légitimité se posera immanquablement. Il est vrai que le scrutin uninominal à deux tours impose à l’électeur de choisir au premier tour et d’éliminer au second tour : si l’élimination du second tour aboutit à l’élection de deux assemblées qui reflètent différemment les choix du peuple, quelle sera l’assemblée la plus légitime aux yeux des Français ? Laquelle donnera le ton juste : celle qui reflétera l’ensemble des forces politiques ou celle dont certaines de ces forces seront éliminées ?
C’est toute la difficulté de nos travaux, qui nous imposent de faire du pointillisme à chacune de nos réunions : ajouter les unes après les autres des touches sur la toile que sera le rapport que nous souhaitons publier. Toutes ces questions renvoient les unes aux autres. En fonction des choix que nous ferons en matière de mode de scrutin – notamment pour élire l’Assemblée nationale –, de durée du mandat présidentiel ou d’organisation entre les deux assemblées, la cohérence de l’ensemble ne sera pas de même nature. Nous nous en apercevrons lorsqu’il nous faudra procéder à la synthèse de nos travaux.
Dans une démocratie moderne, lorsque le peuple ne se reconnaît pas dans une assemblée, il convient de procéder à des modifications : la règle vaut pour les trois assemblées.
M. Jean-Noël Jeanneney. Compte tenu de leur richesse, je ne saurais reprendre toutes les interventions les unes après les autres : je choisirai les thèmes qui, à mes yeux, en ont émergé.
La question du lien entre temporalité et qualité de la loi me paraît essentielle, ceux qui trouvent que la construction de la loi est trop longue s’opposant à ceux qui la trouvent trop rapide. Cette préoccupation agitait déjà la vie politique sous la IIIe République. Léon Blum, lors de l’émergence de la menace anarchiste dans les années 1890, avait observé dans un article qu’il avait fallu un an pour adopter la loi de juillet 1881 sur la liberté de la presse, une loi de très grande qualité qui a été le fruit de navettes précieuses entre les deux chambres, et seulement une journée pour la modifier, en raison de l’inquiétude créée par les attentats anarchistes. Ce contraste lui paraissait regrettable. Légiférer demande du temps, un temps qui doit être organisé sans être excessif.
J’ai toujours eu le sentiment que, par la nature même de son élection, le Sénat se donne à lui-même une plus grande latitude de réflexion. Mon expérience de secrétaire d’État m’a conduit à observer que les travaux devant les commissions du Sénat sont plus denses et marqués par une présence plus constante des parlementaires, peut-être parce qu’ils sont moins proches de leur circonscription, que ceux de l’Assemblée nationale – je pense notamment au texte sur le dépôt légal de l’audiovisuel. La navette m’a paru favoriser la qualité du texte. En revanche, il a fallu sept ou huit ans pour adopter l’impôt sur le revenu en 1914 : c’est trop long. Sans être taxé de centriste, je crois pouvoir affirmer qu’il convient de trouver un équilibre.
Vous avez souligné, monsieur le président, le trop long délai – de vingt à vingt-deux mois – entre l’annonce d’un texte et son application. Je tiens à évoquer la question des décrets. Combien de lois ne sont pas suivies de décrets et demeurent de ce fait dans la sidération des grandes idées abstraites ? La Chambre haute pourrait recevoir la responsabilité de surveiller la sortie des décrets. Peut-être conviendrait-il de prévoir qu’une loi deviendrait « caduque », selon le mot de Yasser Arafat, si les décrets n’étaient pas pris. Il faut instaurer une contrainte considérable à cet égard.
S’agissant de la nature de l’élection, le tirage au sort est une idée peut-être piquante, mais qui doit être exclue. Mme Berger a évoqué la Grèce antique : celle-ci ne fonctionnait que grâce aux esclaves qui assuraient la vie quotidienne. Elle a vu, de plus, émerger des démagogues. D’ailleurs, le témoignage de Mme Duflot ne va pas dans le sens du tirage au sort.
Mme Cécile Duflot. Mon analyse ne porte que sur certaines applications du tirage au sort. S’agissant des conférences de citoyens ou de l’association des citoyens à la réflexion préalable, je pense que, pour échapper à la seule représentation des corps constitués, tirer au sort des citoyens comme cela se fait pour établir les jurys des cours d’assises, à savoir sans candidature préalable, serait une piste intéressante à étudier.
M. Jean-Noël Jeanneney. Ce tirage au sort concernerait des institutions d’autre nature que les institutions parlementaires. Michel Debré, alors ministre de la défense, devant l’agitation dans les armées au début des années 1970, avait imaginé des comités de soldats composés par tirage au sort, proposition qui avait bousculé l’esprit traditionnel de certains généraux.
L’élection au second degré me paraît aujourd’hui d’autant plus dépassée qu’elle a concouru à déformer la représentation sénatoriale. Un système d’élection directe à la proportionnelle par région me paraîtrait plus approprié, dès lors que, sans que la France devienne pour autant un État fédéral, les régions s’installent comme un élément fondamental de l’organisation politique et territoriale du pays. Le risque, évidemment, monsieur le président, est de donner une tout autre audience à une formation politique telle que le Front national : toutefois, les inconvénients seraient à mes yeux moindres que les avantages, dès lors que l’Assemblée nationale conserverait le dernier mot au terme des navettes. Ce point est à approfondir.
La question du fonctionnement de la seconde chambre se posera dès lors qu’on acceptera le principe d’une double irrigation de sa composition : d’une part l’élection à la proportionnelle d’élus des territoires, d’autre part, une représentation des forces vives du pays. Il conviendrait de creuser l’idée d’une distinction entre les domaines où tous les membres du Sénat s’exprimeraient à voix égale et ceux qui seraient soumis à la règle de la double majorité, où le vote des représentants organiques du pays ne serait que consultatif. Une telle organisation, dont il serait toujours possible de prévoir les modalités concrètes, aurait l’avantage de préserver la synthèse des sentiments, nécessairement différents, des élus directs et des représentants des forces vives, synthèse éclairante pour l’opinion publique : le Sénat, qui le mérite bien, recouvrerait alors toute sa légitimité aux yeux de celle-ci.
M. Thibault s’est demandé si les organisations syndicales trouveraient normal d’être représentées au Sénat : c’est poser toute la question des groupes de pression qui existeront toujours en démocratie. Leur donner directement la parole à une tribune, c’est-à-dire devant les citoyens, offre de plus grands avantages que de les laisser exercer leur pression de façon dissimulée. Il reviendrait aux organismes concernés de réfléchir à leur représentation. Je pense qu’il ne faudrait pas autoriser le cumul entre la direction de ces institutions et l’appartenance au Sénat.
Quant à la question du grand âge, je ne suis pas favorable à l’instauration d’un plafond – peut-être est-ce l’effet d’une certaine expérience. D’ailleurs, en cas d’élection directe, les citoyens ont le droit de voter pour qui ils veulent. Un grand nombre de parlementaires devenus chenus ont été délicatement posés sur le bord du fleuve, avec considération, respect et détermination, lorsqu’ils paraissaient trop vieux. Nous n’avons pas à nous interdire de confier des responsabilités à de vieux messieurs efficaces : l’histoire, en la matière, donne des exemples du pire comme du meilleur. L’ouverture aux différentes classes d’âge d’une assemblée telle que le Sénat est pertinente, qu’il s’agisse de son efficacité, de sa représentativité ou de l’image qu’elle offre au pays.
Je ne trancherai pas la question de l’avenir du CESE : cependant, si la composition du Sénat était modifiée dans le sens que nous avons évoqué, il serait alors logique de considérer qu’il jouerait désormais le rôle du CESE. Non que j’aie la moindre antipathie pour cette instance, d’autant que j’ai un très bon souvenir des deux fois où je m’y suis rendu en tant que secrétaire d’État : les membres du CESE, qui n’y étaient pas habitués, furent très heureux qu’un membre, même modeste, du Gouvernement, leur rende visite. La République dispose de nombreuses instances qui ont pour vocation la réflexion, la rencontre des forces sociales et l’élaboration de rapports et de propositions. Je suis frappé par le nombre important de doubles emplois. Sans réclamer une nouvelle « commission de la hache », laquelle, sous la IIIe République, visait à faire des économies par la suppression d’instances de consultation inutiles, je pense que, si le CESE est conservé, il convient de supprimer d’autres commissions ou rencontres multiples qui, même composées de bénévoles, coûtent de l’argent à la collectivité nationale.
M. le président Michel Winock. Une forte majorité semble se dégager en faveur d’un Sénat représentatif des différents corps de la société dans ses aspects économiques, sociaux et culturels. Cependant, je vois mal quelles pourraient être les modalités d’application d’un tel principe. Comment faire pour désigner équitablement des représentants d’associations culturelles, syndicales ou autres ? Et, en admettant que nous arrivions à dépasser cette difficulté, cette assemblée serait composée d’une curieuse mosaïque : faudrait-il organiser un concours entre les différents groupes représentés ?
Mme Marie-Anne Cohendet. S’agissant du Sénat comme des autres institutions, il convient de raisonner en termes d’équilibre entre légitimité, responsabilité et pouvoirs. Il importe que notre groupe de travail se mette d’accord sur un socle minimal de réforme pour chaque institution.
Le fonctionnement actuel du Sénat soulève plusieurs problèmes. Du point de vue de la légitimité, tout d’abord, le Sénat présente deux aspects antinomiques avec les principes fondamentaux de la démocratie. Premier aspect, il émane surtout du suffrage des petites communes, ce qui porte atteinte au principe « un homme, une voix ». Il n’est pas tolérable que la voix d’un habitant d’une commune de la France profonde pèse dix fois plus lourd que celle d’un habitant d’une grande ville. Deuxième aspect, c’est une chambre qui ne connaît pratiquement pas l’alternance.
Deux types de pouvoirs sénatoriaux posent également problème. D’une part, il n’est pas admissible qu’une chambre si peu représentative du peuple puisse bloquer les révisions constitutionnelles. Pour autant, il ne faut pas non plus réviser la Constitution de façon hâtive. On pourrait donc effectivement lever le veto du Sénat sur ces révisions tout en prévoyant un quorum en cas de référendum, voire une majorité qualifiée sur certains sujets. D’autre part, le président du Sénat contribue à nommer un tiers des membres du Conseil constitutionnel et de bon nombre de corps. Il en résulte que, au cours des cinquante-sept années d’existence du Conseil, la majorité de ses membres a constamment été nommée par la droite, sauf pendant sept ans. Enfin, la responsabilité d’une institution doit correspondre, de façon équilibrée, à la légitimité et aux pouvoirs qui lui sont conférés. Or, actuellement, le Sénat dispose de pouvoirs très importants au regard de son absence totale de responsabilité.
On peut envisager plusieurs solutions à ces problèmes. En ce qui concerne la légitimité, nous nous accordons tous pour que le Sénat représente en tout ou partie les collectivités locales. Reste à savoir selon quelles modalités. Nous sommes nombreux à juger intéressant que cette chambre représente en outre non seulement les professions, mais aussi d’autres groupes sociaux, tels que les associations.
S’agissant de la responsabilité, si l’on affaiblit les pouvoirs du Sénat, par exemple en le fusionnant avec le CESE, peu importera que cette chambre ne soit pas responsable et que sa légitimité ne soit pas aussi grande que celle de l’Assemblée nationale.
S’agissant enfin des pouvoirs, on attend notamment du Sénat qu’il exerce une fonction d’information. Comme nous nous accordons tous pour dénoncer l’insuffisance des études d’impact, il serait intéressant de connaître le point de vue des syndicats sur une loi en amont de sa préparation plutôt que de devoir attendre son adoption pour les voir défiler dans les rues. Les syndicats auraient tout à gagner, sans pour autant prendre part à l’exercice du pouvoir législatif puisque l’Assemblée nationale garderait le dernier mot, à expertiser les projets législatifs et à proposer des amendements du début à la fin de leur élaboration, selon un système de navette. Peut-être les syndicats pourraient-ils retrouver une certaine légitimité en jouant un rôle non seulement d’opposition, mais aussi de construction de la loi.
Je reconnais que l’existence du Conseil constitutionnel atténue le besoin d’une chambre exerçant un pouvoir neutre. Mais le pouvoir modérateur du Conseil repose sur une argumentation juridique, tandis que celui du Sénat devrait être d’ordre politique et reposer sur de nombreuses informations qui, d’habitude, ne sont pas prises en compte, telles que celles fournies par le CESE dans ses excellents rapports. Il s’agirait donc de confier à cette chambre – que l’on n’appellerait pas forcément Sénat – une fonction de consultation de l’ensemble des parties prenantes et d’amélioration de la fabrication de la loi par la participation de forces différentes. Telle était l’idée de Montesquieu qui, dans De l’esprit des lois, établit une séparation non seulement entre les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, mais aussi au sein du pouvoir législatif, entre forces conservatrices et modernes. Une telle position irrite Rousseau, non sans raison. Mais peut-être pourrait-on concilier les points de vue des deux philosophes en conservant une force de modération et en laissant le dernier mot à la représentation directe du peuple.
J’étais jusqu’ici très favorable au tirage au sort qui aurait permis au Sénat d’être composé de façon tripartite d’élus locaux, de représentants des associations et groupements professionnels et de personnes tirées au sort. J’entends néanmoins avec sérieux les objections à cette idée. Peut-être pourrions-nous donc contraindre cette chambre à consulter régulièrement un jury citoyen suivant des procédures participatives aujourd’hui bien rodées.
M. le président Michel Winock. Il existe des milliers d’associations en France : lesquelles seront légitimes à être représentées au Sénat ?
Mme Marie-Anne Cohendet. Je suis incapable de répondre seule à une question aussi importante que difficile : elle mérite une réflexion approfondie faisant appel à des spécialistes de la démocratie participative. Que ce soit dans le domaine social, de l’environnement ou de l’emploi, les associations fournissent un travail considérable qui pourrait servir d’expertise dans le cadre de la fabrication de la loi.
M. le président Claude Bartolone. J’ai remis à chacun d’entre vous le rapport que j’ai adressé, à sa demande, au Président de la République, sur l’engagement des Français et la refondation du lien civique. La question de la représentation des associations ayant également été soulevée lors de la consultation du panel citoyen, l’idée est apparue de créer, parallèlement au statut d’association d’utilité publique, un statut d’association d’utilité civique.
M. Jean-Noël Jeanneney. Pour mettre fin au blocage, par le Sénat, du vote de certaines lois constitutionnelles, on pourrait retenir l’idée d’un veto « à temps » que le Sénat ne pourrait opposer que pendant trois ou quatre ans s’il souhaite éviter qu’on se laisse emporter par des émotions provisoires. Je ne crois pas qu’il soit supportable à long terme de permettre au Sénat d’empêcher toute modification de sa propre situation.
La différence entre le Sénat et le Conseil constitutionnel me paraît claire.
S’agissant de la détermination des instances chargées de désigner des représentants au Sénat, on pourrait, comme pour le CESE actuellement, affirmer la représentativité, pour cinq ans, de certaines instances syndicales ou non gouvernementales. Cela comporterait certes une part d’arbitraire, mais celui-ci est toujours présent, en politique, par rapport à la pureté absolue des principes qu’on peut faire circuler dans l’éther. Je ne serais pas choqué que le président du Sénat puisse continuer à disposer d’un pouvoir de nomination, dès lors que l’on aura assis la légitimité de cette chambre.
Si l’on décide d’organiser, au sein de cette assemblée, la coexistence concrète entre élus du peuple et représentants d’associations, il conviendrait que ces élus soient désignés au scrutin proportionnel direct, ce qui mettrait fin à la distorsion évoquée précédemment. Autant la distorsion temporelle par rapport aux émotions collectives est fondamentale, autant il ne doit pas y avoir de distorsion due au mode d’élection, celui-ci ayant abouti à faire du Sénat la chambre du « seigle et de la châtaigne », c’est-à-dire à la surreprésentation des petites communes. S’agissant de cette coexistence proprement dite, on pourrait concevoir que ces deux groupes votent ensemble dans certains domaines, sociétal par exemple, mais que dans d’autres matières, financière notamment, les voix des élus issus des organisations ne soient que consultatives. Une autre solution consisterait à ce que, lors de la première navette, tout le monde puisse voter, mais que, lors de la seconde, la responsabilité soit entre les mains des seuls élus du peuple.
Mme Marie-Jo Zimmermann. Je remercie M. Jeanneney pour l’excellente réflexion qu’il nous a permis de mener sur le bicamérisme. Je reste néanmoins interrogative quant à sa suggestion de confier au Sénat un rôle en matière de décrets d’application de la loi. Quelle serait alors la fonction de l’Assemblée nationale en ce domaine, qui est précisément celui sur lequel portent les reproches de nos concitoyens ?
D’autre part, je suis d’accord pour interdire le cumul des mandats, mais, dans ce cas, il conviendrait que les parlementaires aient au moins un statut d’auditeur dans les assemblées délibérantes des collectivités locales afin de ne pas se retrouver complètement hors sol.
M. Jean-Noël Jeanneney. Je vous rejoins sur le second point : comme je l’ai déjà indiqué, il me paraîtrait normal que, à condition de ne pas avoir de fonction exécutive, les parlementaires puissent assister aux réunions de ces assemblées délibérantes et y intervenir à titre consultatif s’ils le souhaitent.
S’agissant du premier point, le Sénat étant un peu le maître des horloges, on pourrait le charger non seulement de garantir la lenteur propice à la réflexion, mais aussi la promptitude propice à l’efficacité, c’est-à-dire d’alerter le Gouvernement que, s’il ne publie pas de décrets d’application dans les trois mois, la loi tombera. Maintenant, si cela vous semble une deminutio capitis effrayante pour l’Assemblée nationale, je vous rends volontiers les armes.
M. Guillaume Tusseau. Si d’aventure la seconde chambre est maintenue, il me semble qu’elle doit à tout le moins disposer d’un pouvoir de veto temporaire, partiel et surmontable par une majorité qualifiée ou par référendum. Il ne faut pas, en effet, négliger la possibilité d’insuffler directement dans la prise de décision la puissance propre du peuple, en cas de conflit entre l’Assemblée nationale et le Sénat réformé. Si on limite ce dernier à ne jouer qu’un rôle consultatif, il sera immédiatement frappé du syndrome du CESE et ses rapports ne seront pas du tout pris en compte.
Quant à l’idée de rendre caduques les lois dont les décrets d’application ne sont pas publiés dans un délai raisonnable, elle me semble périlleuse, car elle reviendrait à donner au Gouvernement un pouvoir de veto sur les lois, qu’il exercerait par sa propre inertie – a fortiori en cas d’alternance. Cela poserait aussi des problèmes juridiques d’effet de la loi dans le temps : quel serait le droit applicable, advenant la caducité d’une loi ? Serait-ce la loi abrogée par la loi devenue caduque ?
J’en viens à présent à des réflexions plus personnelles. Je suis attaché à l’idée de représentation d’une communauté de citoyens qui soit une, universelle, indivisible, éternelle et qui dépasse les différences individuelles d’âge, de genre, de profession, de handicap, de couleur de peau, de religion ou d’opinion. Dans le même temps, je me demande dans quelle mesure cette conception de la citoyenneté issue de la Révolution française ne conduit pas à cristalliser une vision communautariste particulière, dans quelle mesure la crainte du communautarisme n’est pas exprimée du point de vue d’une telle vision et dans quelle mesure cet universalisme n’est pas celui d’une partie très restreinte de la société française. Cette représentation des individus et des groupes, uniquement dans ce qu’ils ont d’universel et d’abstrait, peut être comprise comme une prise en compte illusoire ou fallacieuse des individus. N’oublions pas que dans la théorie de l’adunation proposée par Sieyès, la construction d’une nation une, universelle et indivisible n’a rien de naturel. La production artificielle, par le processus politique, de la nation française universelle et abstraite n’a donc rien de neutre : elle est solidaire de conceptions politiques particulières. Et nos débats montrent à quel point la légitimité de cette position est remise en cause. De ce point de vue, l’idée d’une seconde chambre où serait représentée la diversité des territoires, des ONG, des universités, des professions, des préoccupations et des temporalités me semble intéressante.
Je rejoins Ferdinand Mélin-Soucramanien lorsqu’il juge illégitime et difficilement justifiable l’exigence d’un âge supérieur pour être éligible au Sénat, a fortiori s’il devient la chambre du temps long. Les jeunes générations n’étant pas les moins sensibles au long terme, l’argument selon lequel on le prend mieux en compte lorsque l’on a soi-même vécu longtemps me semble facilement récusable.
Sur le plan pratique, on pourrait imaginer une chambre composée d’hommes et de femmes politiques élus à la proportionnelle, d’une dizaine de personnes tirées au sort et de quelques associations parmi les milliers qui existent en France, quelle que soit leur représentativité. Cette chambre aurait précisément l’intérêt de ne pas prendre en considération la représentativité de ses membres : elle serait représentative en elle-même, du fait de la diversité des personnes qu’elle accueillerait. La réunion et la confrontation d’associations porteuses de perspectives aussi différentes, par exemple, que la défense de produits agricoles d’un terroir, celle du droit des étrangers, du droit de l’environnement ou d’un château en péril, en feraient tout l’intérêt.
On peut voir en cela une forme de relecture du théorème du jury de Condorcet, selon lequel il faut réunir des personnes choisies au hasard. Le théoricien américain Scott Page a montré à quel point, dans une assemblée – même spécifique –, la qualité épistémique des décisions dépendait de la diversité des points de vue. D’autres théoriciens ont pris à sa suite l’exemple des cours constitutionnelles, considérant qu’elles devraient comprendre des profanes et non seulement des juristes. Selon eux, la capacité du groupe à prendre des décisions informées, rationnelles et argumentées, s’accroît précisément du fait que ce groupe n’est pas composé que de personnes spécialisées dans la fonction qu’il a à exercer.
Dans la mesure où le Sénat réformé aurait vocation à s’intéresser à tout ce qui concerne la communauté nationale, pourquoi ne pas y faire siéger des gens très différents que l’on tirerait au sort ? On pourrait envisager que certaines personnes y soient désignées pour cinq ans, tandis que d’autres y siégeraient ès qualités pour la durée de leur mandat. Il n’y a pas d’empêchement fonctionnel majeur à ce que les mandats des différents membres de cette assemblée soient complètement déconnectés les uns des autres. On ne doit donc pas reculer devant l’idée d’instaurer des quotas et d’assurer la représentation des religions, des universités ou des ordres professionnels. On pourrait même aller plus loin en introduisant au Sénat quelques représentants originaires de l’étranger, car leur perspective sur les textes qui seraient discutés au sein des deux assemblées peut aussi présenter de l’intérêt.
Une telle conception soulève la question de la représentativité comparée de l’Assemblée nationale, assemblée de l’uniformité, et de ce Sénat-CESE réformé, assemblée de la diversité. Laquelle des deux serait la plus représentative et la mieux à même d’exprimer les positions de la société française ? Un tel équilibre institutionnel n’étant pas forcément très valorisant, pourquoi ne pas envisager l’hypothèse d’un monocamérisme, les avantages que l’on envisageait de conférer au Sénat-CESE réformé pouvant alors être inscrits au cœur du fonctionnement et de la composition de l’Assemblée nationale ?
Mme Virginie Tournay. Le bicamérisme présente quand même l’avantage pour la démocratie de différencier les modalités de représentation des citoyens et de pluraliser les temporalités politiques. Ne pourrait-on pas concevoir un Sénat rénové dans une architecture institutionnelle qui intégrerait le Parlement européen ? Certains parlent de tricamérisme pour caractériser cette architecture. La représentativité du Sénat s’appuyant sur les élus locaux, ne pourrait-on envisager qu’il joue un rôle de courroie de transmission du travail législatif effectué à l’échelle européenne ?
Il serait logique de donner au Sénat davantage de pouvoirs et des compétences législatives spécifiques pour lui permettre de faire valoir les intérêts et les attentes de territoires insuffisamment représentés. Comment passer de la représentation actuelle, relativement faible, des collectivités à une représentation où le Sénat assurerait leur défense de façon effective ? Une telle évolution affecterait-elle la nature unitaire de l’État ?
Il est difficile d’articuler la représentativité politique et la représentativité sociale au sein d’une même chambre. Plus on y combine de critères de représentativité de la nation, plus on tombe dans une assemblée de la diversité avec les risques de communautarisme que cela comporte. Cela porterait en outre atteinte à la lisibilité de la représentation de la nation aux yeux de l’opinion publique et poserait des problèmes de prise de décision et de suivi du travail législatif. Je rejoins d’ailleurs ici les interrogations de Michel Winock : où s’arrêterait cette représentation sociale ? Quel degré de précision adopter pour traduire en termes de représentation politique les intérêts des groupes sociaux et professionnels ? Cette représentation d’une diversité d’intérêts n’est-elle pas incompatible avec l’idée même d’intérêt général ? Serait-il vraiment possible, comme cela a été proposé, de concilier représentation politique et représentation des experts au sein d’une même assemblée ? Celles-ci ne reposent-elles pas sur des logiques de prise de décision et des régimes de vérité très différents ? Faire de la prospective et penser le temps long suppose de s’inscrire dans des schémas de scénarisation du futur qui ne relèvent pas du vote, mais bien d’un consensus scientifique d’experts.
Enfin, en quoi les médias contribuent-ils à alimenter la défiance de l’opinion publique vis-à-vis du Sénat ? Ne faudrait-il pas également prendre en compte l’évolution de la sociologie des élus locaux pour comprendre l’image que l’on peut avoir du Sénat ?
M. Jean-Noël Jeanneney. Monsieur Tusseau, je vous rejoins sur l’idée que, pour ne pas être dévalorisée aux yeux des citoyens, la seconde assemblée ne doit pas être uniquement un organe consultatif, mais une instance dotée de réels pouvoirs politiques.
Je vous rejoins aussi sur la question des décrets d’application. Ma proposition était l’effet de mon incompétence et de mon irréflexion. Néanmoins, je persiste à penser qu’il y a un problème et qu’il faut inventer un système qui contraigne le Gouvernement à prendre les décrets d’application qui accompagnent les textes législatifs ; tout manquement en la matière est une manière détournée de s’en prendre à la souveraineté du suffrage universel.
Vous semblez vous interroger sur le fait de savoir si les perspectives institutionnelles que nous esquissons ne portent pas en germe une forme de communautarisme. Vous avez évoqué l’universalisme, puis l’uniformité. Il me paraît que l’universalisme est une formule mieux venue, qui convient à l’Assemblée nationale et qu’il faut défendre. Est-ce incompatible avec l’expression de la diversité structurelle de la population ? Dans un premier temps, vos propos m’ont inquiété, car ils laissaient entendre que le risque de communautarisme était intrinsèquement lié aux propositions que nous ébauchions. Puis vous avez livré une série de suggestions qui font penser qu’il n’est finalement pas impossible d’explorer cette perspective, à condition toutefois que l’opinion publique voie clairement qui parle, au nom de quoi et en vertu de quelle légitimité ; à condition également que la primauté de l’Assemblée nationale demeure clairement établie.
Plusieurs d’entre vous se sont exprimés sur l’âge légal des élus. Il en ressort que nous devrions opter pour un spectre le plus large possible, de dix-huit ans à… très tard ! Dans ces conditions, autorisons-nous donc à élire un Président de la République tout juste majeur…
M. le président Claude Bartolone. Mais c’est possible !
M. Jean-Noël Jeanneney. Je l’ai appris en effet, mais disons que la pratique ne rejoint pas toujours la théorie.
Quant à l’idée d’une représentation organique, elle est au cœur de nos débats d’aujourd’hui. Si l’on considère d’emblée qu’elle doit être parfaitement distincte de la représentation démocratique, conservons donc le bicamérisme, maintenons le CESE et, après des échanges fructueux, amicaux, quasiment affectueux, décidons de ne rien faire ! Il faut parfois avoir cette sagesse. Certains de vos arguments allaient néanmoins dans l’autre sens, mais il y a entre nous, sur cette question, des divergences pratiques, politiques, voire métaphysiques.
Madame Tournay, votre suggestion concernant le Parlement européen est intéressante, mais je vois mal, par manque d’imagination sans doute, selon quelles modalités elle pourrait être envisageable.
Mme Cécile Untermaier. Je pense que nous pourrons nous accorder sur le fait que, si l’on peut être Président de la République à dix-huit ans, on peut aussi être sénateur.
Le Sénat réformé ne peut selon moi se limiter à n’être qu’une chambre consultative. Il doit garder un pouvoir d’initiative, au même titre que l’Assemblée nationale. Je ne suis pas favorable à ce qu’il y ait une répartition des tâches entre ces deux chambres, ce qui les priverait, l’une comme l’autre, d’échanges qui ont tout leur intérêt. Je fais néanmoins une exception pour les études d’impact, qui pourraient être une prérogative du Sénat, devenu chambre du temps long.
Élue à l’Assemblée nationale, je considère que les députés ont le devoir d’entretenir le contact avec les citoyens. C’est au cœur de nos circonscriptions que s’acquiert notre légitimité, et il ne faudrait pas considérer, si le Sénat devient la chambre représentative de la diversité, que nous puissions nous affranchir de cette obligation. Dès qu’en 2017 la généralisation du non-cumul nous en donnera le loisir, nous devrons œuvrer à approfondir sur le terrain la démocratie participative et la co-construction de la loi avec les citoyens.
M. Bernard Thibault. Face au courant dominant qui se dessine au sein de cette commission en faveur d’une certaine évolution du Sénat, je me sens dans l’obligation de renforcer le poids de mes réserves. Je ne suis en effet pas convaincu par la perspective d’une seconde chambre composée de manière mixte, pour partie de représentants des territoires et pour une autre, selon des proportions et des modalités dont Michel Winock a souligné qu’elles n’étaient guère évidentes à mettre en œuvre, de représentants des groupes économiques, sociaux ou professionnels. Cette coexistence, au sein d’une même assemblée, entre deux types de représentation nous conduit en terrain inconnu. Surgiront des problèmes de légitimité d’autant plus aigus qu’il s’agira d’un organe doté du pouvoir législatif. Si, à l’inverse, on opte pour une assemblée aux pouvoirs amoindris, soyons direct : je ne vois guère l’intérêt d’une telle proposition.
Vous comprendrez que je m’arrête en particulier sur la question de la représentation socioprofessionnelle. Avec la solution que vous préconisez, on franchit un pas supplémentaire vers une forme de constitutionnalisation des acquis de la négociation sociale. Or je n’y suis pas favorable, car, tout en étant le premier à reconnaître la force et la légitimité d’une négociation entre représentants des employeurs et représentants des salariés, je ne pense pas que le résultat de cette négociation doive s’imposer à l’ensemble de la société. Il me semble que c’est aux élus que revient le soin de veiller à l’intérêt national, d’en être les garants. Certes, ils ont le devoir de s’inspirer pour cela des accords intervenus entre les forces vives du pays le cas échéant, mais en aucun cas ces accords ne les contraignent juridiquement, à moins de vouloir donner aux corps économiques et sociaux un pouvoir législatif, ce dont, à ma connaissance, il n’existe aucun exemple ailleurs dans le monde.
Je me méfie par ailleurs du conflit de légitimité que pourrait générer la coexistence d’une chambre, l’Assemblée nationale, dans laquelle domine, à travers les députés et les partis politiques, la représentation politique des citoyens, avec une seconde chambre « mosaïque », représentant la société à travers ses syndicats, ses associations et autres organisations.
Au-delà du conflit de légitimité, nous aurions là deux conceptions de la représentation qui s’opposent, avec cette question : dans notre République, la représentation politique doit-elle continuer à prévaloir sur toute autre forme de représentation, organisée selon des critères culturels, philosophiques, voire religieux ? En tant que syndicaliste, je pense que oui, sinon, c’est l’aventure.
Quant à tirer au sort des individus, comme cela se pratique, par exemple, dans les cours d’assises, il me semble qu’il est préférable de favoriser des mécanismes de représentation qui s’inscrivent dans un cadre collectif : je suis extrêmement réservé en effet – et le mot est faible – sur la légitimité qu’auraient des individus tirés au sort à prendre des décisions au nom de tous.
Mme Mireille Imbert-Quaretta. À l’heure où nous nous préoccupons du non-cumul, je me demande si l’architecture que nous ébauchons ne risque pas, au contraire, d’aggraver le cumul, même s’il ne s’agit plus de cumuler des activités de nature strictement politique. En effet, les représentants des organismes socioprofessionnels appelés à siéger dans la seconde chambre renonceront-ils à leurs activités d’origine ? Si l’on applique à la lettre le principe du non-cumul, ils devraient, puisqu’ils sont dotés du pouvoir législatif, consacrer la quasi-totalité de leur temps à l’activité parlementaire.
En ce qui concerne le tirage au sort, je n’ai pas bien compris s’il concernait des personnes volontaires ou non. Dans le cadre des jurys d’assises, on sollicite les citoyens pour quinze jours, mais est-il envisageable de leur demander d’exercer contre leur gré, pendant plusieurs années, des activités parlementaires et de voter des lois ?
M. Michaël Foessel. Je n’ai pas de religion particulière sur le Sénat ni sur sa nécessité, mais s’interroger sur le bicamérisme implique, me semble-t-il, de poser la question de la nature démocratique de cette institution. Il a été beaucoup question dans nos débats d’élargir la représentativité du Sénat au-delà des territoires, mais la seconde chambre a-t-elle vocation à être une institution démocratique ? Je rappelle que, chez les Romains, le Sénat incarnait l’autorité plus que le pouvoir et que les sénateurs agissaient au nom de l’expérience et non au nom de la volonté populaire. On a beaucoup évoqué l’âge des sénateurs, mais sur quoi peut se fonder aujourd’hui leur autorité dès lors qu’on ne peut plus considérer que leur âge garantit ipso facto leur sagesse ?
Cela nous amène à la distinction qu’il faut nécessairement établir entre pouvoir et autorité : il existe aujourd’hui en France et dans les autres démocraties de plus en plus d’autorités sans pouvoir et de plus en plus de pouvoirs sans autorité. Or il me semble que le Sénat doit être envisagé comme une chambre sans pouvoir législatif, mais incarnant une autorité fondée sur une forme de savoir qui est politiquement efficiente sans être antidémocratique.
La question du temps me paraît ici centrale et, dans la mesure où la modernité réfute aujourd’hui ce qui a été longtemps admis, à savoir que le passé, l’expérience et la tradition constituaient autant de sources – non démocratiques – de la légitimité, ne pourrait-on pas envisager de s’en remettre à l’avenir, de concevoir, en d’autres termes, une chambre à l’intérieur de laquelle la temporalité politique ne soit plus celle des événements à court terme, mais dans laquelle soit inscrite la préservation de l’avenir, y compris dans le domaine écologique ?
Sans avoir d’idée précise sur la manière d’institutionnaliser cette proposition, j’attire votre attention sur le fait que deux chambres impliquent nécessairement, du moins sous un angle philosophique, deux sources de légitimité. Ainsi le Sénat est-il là pour battre en brèche l’idée que la seule et unique source de légitimité réside dans la volonté populaire. Il incarne une autre forme de légitimité et, si l’on ne veut plus admettre qu’elle émane de l’expérience ou de la tradition, elle peut procéder d’une temporalité longue, orientée vers l’avenir, ce qui, d’un point de vue institutionnel, implique que le Sénat perde son pouvoir d’initiative législatif.
M. le président Claude Bartolone. Nous assumons le droit au doute et, s’il existait une solution incontestable, nous serions tous coupables de ne pas l’avoir déjà adoptée, compte tenu de la crise que connaît notre démocratie.
Je crois, cela étant, que notre réflexion ne doit pas faire l’impasse sur la responsabilité des organisations politiques en matière de représentation. Certes, la représentation idéale n’existe pas, mais on ne peut pour autant se réfugier sans cesse dans des stratégies de contournement, et il est important de compter ces organisations au nombre des lieux de pouvoir. Bernard Thibault évoque souvent le rôle des organisations syndicales dans le fonctionnement de la démocratie sociale ; il en va de même en matière de démocratie politique pour les organisations politiques, dont les pères de la Ve République ont tenu à inscrire le rôle dans la Constitution.
En matière de temporalité, la nécessité de prendre en compte, au-delà du quinquennat, un temps politique plus long est une idée vouée à s’imposer dans notre pays et ailleurs – nous l’évoquions hier avec nos amis marocains –, et la transition énergétique rend particulièrement cruciale cette articulation entre un temps court, qui est celui des décisions et des efforts, et un temps long dans lequel il convient de faire honneur aux générations suivantes. Ce qui nous ramène à la question de l’âge : comment dire en effet aux jeunes générations que nous allons prendre à leur place des décisions dont elles seront les premières à supporter les effets ?
Un professeur de Sciences Po nous disait à quel point son métier d’enseignant avait changé, expliquant que les paires d’yeux qui le regardaient autrefois faire son cours étaient désormais remplacées par une multitude de logos lumineux, sans qu’il sache si, derrière, les étudiants naviguaient sur les réseaux sociaux ou sur des pages leur permettant d’emblée de lui apporter la contradiction. Imaginons ce qu’il en est des changements qu’a connus le métier de législateur ! Cela emporte sur les évolutions de la démocratie des questions dont nous n’avons pas à avoir peur et dont c’est le devoir de cette commission de s’emparer puisque, aujourd’hui, quelque chose dysfonctionne dans le temps court.
Certains veulent croire qu’il faut respecter nos institutions, car elles ont su résister au temps. Mais elles n’ont plus rien à voir avec ce qu’avaient imaginé leurs créateurs : en 1958, il n’y avait ni la décentralisation, ni l’euro, ni l’Europe, ni le quinquennat. La Ve République n’est pas un bloc immuable ; elle a évolué, parfois sous la pression d’événements liés au temps court et en dehors de toute considération pour le temps long. C’est ainsi que le quinquennat et l’inversion du calendrier se voulaient une réponse de temps court à la cohabitation. Or j’ai le sentiment que le rôle du Parlement n’a jamais été aussi important que sous la cohabitation, laquelle a par ailleurs induit dans le fonctionnement des institutions un équilibre exemplaire entre la fonction du Président de la République et celle du Premier ministre, et je ne peux m’empêcher de souligner l’incohérence de ces décisions prises dans une perspective court-termiste, qui ont sur le long terme des effets paradoxaux sur l’évolution de notre démocratie et de nos institutions.
M. Bernard Thibault. Attention, monsieur le président, tout ce que vous dites est enregistré !
M. le président Claude Bartolone. L’ouvrage qui m’a valu le courroux de mes amis sénateurs s’intitule Je ne me tairai plus : je crois en effet avoir atteint un âge et un degré de pratique des institutions qui m’autorisent cette liberté de ton.
M. Jean-Noël Jeanneney. Ce qui fait peut-être défaut à cette discussion si riche, c’est un regard international et comparatiste. Il serait intéressant en effet d’inclure dans vos travaux des enquêtes menées à l’étranger. Je crois savoir, par exemple, qu’en Grande-Bretagne, les universités d’Oxford et de Cambridge sont représentées à la chambre des Lords. Avec quelle portée ? quel sens ? Cela mériterait d’être creusé.
Nous devons surtout nous garder de nous orienter vers un système napoléonien, organisé autour d’une assemblée qui délibère et d’une autre qui vote. Cela revient à ôter tout pouvoir aux assemblées et c’est un peu dépassé.
Se référant au théoricien américain Scott Page, Guillaume Tusseau a évoqué l’intérêt d’avoir au sein des assemblées une représentation diversifiée et la richesse que représentait pour ce type d’instance un point de vue extérieur. Je partage ce point de vue et me souviens combien notre maître René Rémond, historien et non juriste, avait jugé positive – pour lui comme pour les autres membres – sa participation au Conseil supérieur de la magistrature. Cela étant, Mme Imbert-Quaretta a eu raison de pointer les risques de cumul, et il me semble impératif d’exiger des représentants d’associations, de syndicats ou d’organismes divers appelés à des fonctions parlementaires qu’ils renoncent à leurs activités antérieures pendant la durée de leur mandat.
Michaël Foessel a évoqué la dialectique entre passé et futur : en tant qu’historien, ce sont deux notions que je n’oppose pas, même s’il faut évidemment se méfier de l’histoire et se souvenir de la mise en garde adressée par le constituant Rabaut-Saint-Étienne à ses pairs, toujours enclins à se reporter à l’Antiquité romaine : « L’Histoire n’est pas notre code. » Je ne considère nullement que la parole des historiens sur la longue durée doive ici servir de code. Il n’empêche que l’avenir vient de loin et que ce qui est advenu permet d’éclairer ce qui doit suivre : vous ne me démentirez pas sur ce point.
Pour le reste, tout le monde s’accordera sur la nécessaire suprématie de l’Assemblée nationale. Quant aux pistes de réforme du Sénat, il me semble que le débat reste ouvert. Je vous remercie en tout cas de m’avoir permis de contribuer à cette réflexion.
M. le président Claude Bartolone. Je vais laisser le soin à Michel Winock de conclure nos débats, après quoi je vous invite à me retrouver à l’hôtel de Lassay, pour une séance de travail, non publique celle-ci, consacrée à la mise en ordre de nos pistes de réflexion et à une première synthèse de nos travaux.
M. le président Michel Winock. Deux points ont, me semble-t-il, fait l’unanimité parmi nous : l’idée, d’abord, qu’il faut impérativement modifier le mode de recrutement du Sénat et en finir avec le suffrage indirect ; le fait ensuite que la circonscription la mieux appropriée à l’élection des sénateurs est la région.
En revanche, nous nous opposons sur ce que doit être le Sénat réformé. Pour certains, il doit devenir une chambre mixte, composée pour partie d’élus politiques et pour partie de représentants du monde associatif, élus ou tirés au sort. Une telle proposition implique, me semble-t-il, de transformer le Sénat en assemblée purement consultative, voire, même si cela n’a pas été formulé comme tel, en « club de discussion ». D’autres défendent au contraire l’idée d’un Sénat qui demeure une chambre politique et homogène – je ne vise évidemment par ce dernier terme ni les idées ni les convictions, mais le statut et le mode d’élection de ses membres. Dans la perspective de nos conclusions finales, il nous appartient de clarifier cette opposition.
M. le président Claude Bartolone. Tout comme il nous appartient de mettre au clair nos positions – fussent-elles contradictoires – sur le temps court et le temps long, ainsi que sur la manière dont doit s’articuler le travail des deux assemblées lors des navettes qui aboutissent au vote final de l’Assemblée nationale.
M. Ferdinand Mélin-Soucramanien. Si nous conservons au Sénat son rôle de chambre politique, je suis opposé à ce que ses membres soient élus à la proportionnelle dans le cadre régional. Cela aboutirait à créer un monstre politique et déclencherait par ailleurs inévitablement un choc de légitimités entre les deux chambres. Défendant plutôt l’idée de faire du Sénat une chambre consultative, je n’envisage une élection de ses membres à la proportionnelle que dans le cadre du scrutin indirect.
M. le président Claude Bartolone. Votre précision est en effet essentielle, car, si l’on veut que l’Assemblée nationale conserve le dernier mot, il est impératif de distinguer clairement le mode de représentation des deux assemblées, la représentativité de l’Assemblée nationale devant incontestablement l’emporter sur celle du Sénat, si l’on veut, comme vous le dites, éviter un choc de légitimités.
Monsieur Jeanneney, il me reste à vous remercier du temps que vous nous avez consacré.
La séance s’achève à douze heures trenbte-cinq.