La réunion débute à neuf heures dix.
Audition, ouverte à la presse, de Mme Laure de La Raudière et de M. Régis Juanico sur la simplification législative.
M. le président Claude Bartolone. Cher Michel Winock, mesdames et messieurs les parlementaires et chers collègues, mesdames et messieurs qui siégez dans le groupe de travail à titre de personnalités qualifiées, nous poursuivons aujourd’hui nos débats à propos du « Parlement du non-cumul ».
Au préalable, quelques remarques sur l’organisation de nos séances. Nous vous avons fait parvenir une note sur la question de la représentation. Je vous invite à travailler sur ce document « martyr » dans la perspective de la prochaine séance. Il vous appartient de nous adresser par écrit vos remarques, propositions, demandes d’ajouts ou de modifications. Plus généralement, je vous rappelle que les deux prochaines séances seront elles aussi consacrées au Parlement du non-cumul, qui est naturellement au cœur de nos travaux.
Afin de nourrir votre réflexion, vous trouverez sur votre table un exemplaire de la revue Jus politicum que le professeur Baranger a eu la gentillesse de nous transmettre – je l’en remercie. Ce numéro spécial édité en 2012 sous le haut patronage du président Accoyer, que je remercie également, dresse un bilan de la révision constitutionnelle de 2008, qui visait notamment à renforcer les pouvoirs du Parlement.
Enfin, je vous prie de m’excuser par avance de devoir vous quitter à onze heures trente, en raison, notamment, d’une rencontre avec les représentants de la République populaire de Chine.
L’article 24 de la Constitution confie au Parlement trois missions : voter la loi, contrôler l’action du Gouvernement et évaluer les politiques publiques. Le travail des assemblées ne s’y réduit évidemment pas : le Parlement est également, et principalement, le lieu du débat démocratique – ce sera le thème de la séance du 29 mai. On ne peut néanmoins parler de la place du Parlement sans évoquer ces trois fonctions : l’autorité de l’Assemblée nationale, en particulier, repose en grande partie sur la qualité de la loi ainsi que du contrôle qu’elle exerce sur le Gouvernement ; quant à l’évaluation des politiques publiques, c’est pour notre institution un enjeu décisif.
Ce sont ces trois fonctions que nous abordons aujourd’hui, et d’abord celle que nos concitoyens identifient le plus spontanément : le vote des lois. À cette fin, nous avons convié deux députés, Laure de La Raudière et Régis Juanico, qui ont conduit ensemble une mission d’information transpartisane sur la « fabrique de la loi », à laquelle Cécile Untermaier a elle aussi participé activement. Cette mission visait notamment à formuler des propositions destinées à simplifier et à améliorer la procédure législative. Il s’agit à mes yeux d’un travail remarquable ; je vous invite tous à prendre connaissance du rapport qui en est issu et que vous trouverez également sur table. Plus encore que des mesures de simplification ou de toilettage du droit existant, c’est une véritable refonte de notre procédure législative qu’il suggère, s’inspirant notamment des réformes entreprises ces dernières années dans les pays européens moteurs en matière de simplification.
Nous remercions nos deux collègues d’avoir accepté notre invitation, et je leur cède sans plus tarder la parole.
M. Régis Juanico. Messieurs les présidents, mes chers collègues, mesdames et messieurs les membres du groupe de travail, en effet, Mme Laure de La Raudière, comme présidente, et moi-même, succédant comme rapporteur à M. Thierry Mandon après sa nomination au Gouvernement, avons conduit jusqu’en octobre dernier une mission d’information de la Conférence des présidents sur la simplification législative, créée à votre initiative, monsieur le président de l’Assemblée nationale, en novembre 2013.
Constatant la poursuite de l’inflation normative et de la dégradation de la qualité de la loi, régulièrement dénoncées par maints rapports depuis plus de vingt ans – nous pourrons citer quelques chiffres à l’appui de ce constat dans la suite de la discussion –, nous avons réfléchi aux réformes institutionnelles qui pourraient susciter dans notre pays un changement de culture normative.
Très tôt, nous avons choisi de nourrir nos travaux d’une étude comparative des bonnes pratiques adoptées à l’étranger, notamment chez nos voisins européens. Nous avons ainsi effectué quatre déplacements – en Belgique, au Royaume-Uni, en Allemagne et aux Pays-Bas –, utilement complétés par les réponses de neuf des dix parlements d’Europe auxquels nous avions adressé un questionnaire sur la procédure législative par l’intermédiaire du Centre européen de recherche et de documentation parlementaires (CERDP). L’audition à l’Assemblée nationale de représentants de l’Organisation pour la coopération et le développement économiques (OCDE) a en outre apporté un éclairage sur les diverses initiatives visant à « mieux légiférer » qui ont été prises par le Canada, l’Australie et quinze des pays membres de l’Union européenne.
Après avoir ainsi identifié les bonnes pratiques étrangères, nous avons expertisé les moyens de les transposer dans notre pays, le cas échéant en procédant à des adaptations. À cette fin, nous avons organisé une vingtaine d’auditions à l’Assemblée nationale, en commençant par entendre des universitaires spécialisés en droit privé, public et européen. Nous avons ensuite soumis les pistes de réforme ainsi dégagées à de nombreux acteurs, des élus ayant longuement réfléchi aux enjeux de la rationalisation et de la simplification des normes comme des représentants des institutions et administrations concernées par notre sujet – Conseil d’État, Cour des comptes, secrétariat général du Gouvernement, etc. Enfin, la mission a recueilli l’avis du secrétaire d’État auprès du Premier ministre chargé des relations avec le Parlement, M. Jean-Marie Le Guen.
Mme Laure de La Raudière et moi-même avons mené ces travaux en bonne intelligence. Le caractère transpartisan de la mission, dont la composition reflétait la configuration politique de l’Assemblée nationale, a favorisé une approche constructive et consensuelle. J’en veux pour preuve l’unanimité à laquelle ont été adoptées, le 7 octobre 2014, les quinze propositions que formule notre rapport afin d’améliorer la « fabrique de la loi ». J’en veux encore pour preuve le fait que, lors de l’examen, fin novembre 2014, de votre proposition de résolution modifiant le règlement de l’Assemblée nationale, monsieur le président, Mme de La Raudière et moi-même avons cosigné des amendements tendant à inscrire dans le règlement deux de ces propositions.
Aux termes de la première, afin de renforcer le contrôle du Parlement sur la qualité des études d’impact, l’intervention liminaire en commission du rapporteur au fond présente systématiquement l’étude d’impact, avant l’examen des articles.
La seconde tend à rendre plus méthodique l’évaluation ex post en systématisant l’élaboration de rapports d’évaluation distincts des rapports d’application actuels et dont la rédaction serait confiée, trois ans après l’entrée en vigueur d’une loi, à un binôme de rapporteurs issus l’un de la majorité, l’autre de l’opposition.
La première proposition a été satisfaite dans une certaine mesure par l’article 19 de la proposition de résolution adoptée par notre Assemblée en novembre dernier : celui-ci a modifié l’article 86 du Règlement pour que les rapports en première lecture sur un projet ou une proposition de loi contiennent obligatoirement une contribution écrite du co-rapporteur d’application du texte, membre de l’opposition, contribution qui « porte, s’il y a lieu, sur l’étude d’impact jointe au projet de loi ».
La seconde a été inscrite à l’article 37 de la proposition de résolution, qui réécrit comme suit l’article 145-7, alinéa 3, de notre Règlement : « A l’issue d’un délai de trois ans suivant l’entrée en vigueur d’une loi, deux députés, dont l’un appartient à un groupe d’opposition, présentent à la commission compétente un rapport d’évaluation sur l’impact de cette loi. Ce rapport fait notamment état des conséquences juridiques, économiques, financières, sociales et environnementales de la loi, le cas échéant au regard des critères d’évaluation définis dans l’étude d’impact préalable, ainsi que des éventuelles difficultés rencontrées lors de la mise en œuvre de ladite loi. »
En effet, il nous paraissait important que, pour mener à bien sa tâche d’évaluation ex post, notre Assemblée ne se contente plus des rapports d’application, largement nourris des données transmises par l’exécutif en application de la loi de simplification du droit du 9 décembre 2004.
Les nouveaux rapports d’évaluation triennaux auront vocation à analyser ex post l’effet concret des mesures, leur opérationnalité et leur pertinence eu égard aux objectifs qui leur étaient assignés, et ce dans le cadre d’un programme annuel d’évaluation défini par le Bureau de la commission compétente – ce qui permettra d’éviter les doublons, en cohérence avec le nouvel article 47-2 inséré dans le Règlement à votre initiative, monsieur le président, en vue de coordonner les travaux d’évaluation conduits par les différentes instances de l’Assemblée nationale.
Une troisième proposition de la mission a été mise en œuvre : celle qui visait à rendre publique la partie de l’avis du Conseil d’État relative aux études d’impact jointes aux projets – et, le cas échéant, aux propositions – de loi ainsi qu’aux projets d’ordonnance. Allant même au-delà de ce que nous demandions, le Président de la République a ainsi décidé, le 20 janvier dernier, que les avis du Conseil d’État sur les projets de texte seraient désormais rendus publics dans leur intégralité. Au 30 avril dernier, les avis rendus sur cinq projets de loi étaient consultables en ligne sur le site Légifrance.
Cependant, la quasi-totalité des douze autres propositions de la mission nécessiteraient pour être appliquées des réformes relevant au moins d’une loi organique, voire – le plus souvent – de la Constitution. Vous comprendrez donc qu’elles n’aient pu être concrétisées à ce jour.
Une première série vise, en amont de la procédure législative, à améliorer la préparation de la norme, notamment l’évaluation préalable de son impact.
La première proposition tend ainsi à enrichir le contenu des études d’impact. Des progrès ont indéniablement été accomplis en la matière depuis la réforme constitutionnelle de 2008, mais leur caractère insuffisant a été signalé à plusieurs reprises au cours de nos travaux. Nous avons donc préconisé de rendre obligatoire, pour les textes législatifs, la réalisation d’un « test entreprises », aujourd’hui facultatif et circonscrit aux textes réglementaires, ainsi que d’un « test collectivités locales » et d’un « test usagers de l’administration » ; d’améliorer l’évaluation des coûts et bénéfices économiques attendus des mesures envisagées, ainsi que de leurs conséquences sociétales, considérant que les données présentées dans les études d’impact sont aujourd’hui trop imprécises ; de fournir une analyse et une justification approfondies à l’appui des mesures transitoires et des dates d’entrée en vigueur retenues – nous pourrons vous en donner divers exemples. Nous avons en outre proposé d’intégrer obligatoirement aux études d’impact, sur le modèle britannique, la quantification des charges administratives supprimées en contrepartie et à hauteur de celles qui sont créées – c’est la règle du « un pour un », ou one in, one out –, actuellement réservée aux textes réglementaires ; enfin, d’y introduire, sur le modèle allemand, les critères sur lesquels se fondera l’évaluation ex post des mesures considérées.
Il apparaît en outre nécessaire de mieux associer nos concitoyens, en amont, à la préparation des textes de loi. Ils peuvent aujourd’hui s’exprimer sur le site Internet de l’Assemblée nationale au stade des études d’impact ; il existe en outre sur le terrain des ateliers législatifs citoyens, c’est-à-dire des échanges avec les citoyens, organisés par les députés en circonscription. Cécile Untermaier, qui faisait partie de notre mission, en dira tout à l’heure un peu plus à ce sujet.
La seconde proposition consiste à soumettre les études d’impact à une contre-expertise externe et impartiale, comme cela se pratique au Royaume-Uni et en Allemagne, deux pays qui se sont dotés l’un d’un Comité de la politique réglementaire – Regulatory Policy Committee – en 2009, l’autre d’un Conseil national de contrôle des normes – Nationaler Normenkontrollrat – en 2006. Nous suggérons ainsi de confier l’évaluation de la qualité des études d’impact à un organisme indépendant, composé de représentants de la société civile et chargé, en s’appuyant sur des experts issus des secteurs privé et public, notamment des universités, de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), des administrations économiques, des corps d’inspection et des contrôles généraux, de rendre un avis public prenant en considération l’évolution estimée des charges administratives résultant de la mesure envisagée. Cet avis devrait être publié lors de la présentation en Conseil des ministres des projets de loi concernés.
Le Président de la République a précisément annoncé la création d’un comité d’évaluation indépendant, chargé de vérifier la fiabilité des études d’impact, le 30 octobre 2014, lors d’une réunion à l’Élysée sur la simplification. M. Thierry Mandon, chargé, au Gouvernement, de la réforme de l’État et de la simplification, a également précisé le 28 novembre ici même, à l’Assemblée nationale, lors du colloque « Mieux légiférer » que vous avez organisé, monsieur le président, que cette autorité indépendante serait créée courant 2015, sans doute le 1er juillet. Elle traiterait dans un premier temps des seuls projets de loi à caractère économique – ceux qui entraînent des charges nouvelles pour les entreprises – avant d’être saisie de toutes les études d’impact, comme nous le demandions dans notre rapport.
L’évaluation ex ante de la norme devrait également être plus systématique. Il serait paradoxal, en effet, que nous voulions approfondir les études d’impact jointes aux projets de loi tout en continuant de nous en passer pour d’autres textes législatifs. Voilà pourquoi, forte des bonnes pratiques adoptées notamment au sujet de la proposition de loi relative aux comptes bancaires inactifs et aux contrats d’assurance-vie en déshérence, une troisième proposition tend à rendre obligatoire la réalisation d’une étude d’impact sur les propositions de loi inscrites à l’ordre du jour.
Une quatrième proposition suggère d’étendre cette obligation aux ordonnances, y compris lorsque celles-ci ne concernent ni les entreprises ni les collectivités territoriales. La dispense dont bénéficient aujourd’hui les projets de loi de ratification d’ordonnances pourrait en conséquence être subordonnée, à l’avenir, à la condition suivante : qu’une étude d’impact ait été produite à l’occasion de l’examen par le Conseil d’État du projet d’ordonnance. Par ailleurs, les projets de loi d’habilitation devraient être assortis d’une étude d’impact plus complète que ne l’exige actuellement la loi organique du 15 avril 2009.
Enfin, l’évaluation ex ante de la norme gagnerait à être fiabilisée par un recours accru à l’expérimentation. C’est l’objet de la cinquième proposition de la mission : développer le recours à l’expérimentation avant la généralisation de certains dispositifs législatifs et en consolider les effets juridiques, à l’exemple – entre autres – de ce qui s’est fait lorsqu’ont été expérimentés des jurys citoyens au sein des juridictions correctionnelles.
Mme Laure de La Raudière. Messieurs les présidents, mesdames et messieurs les députés, chers collègues, mesdames et messieurs les membres du groupe de travail, j’exposerai pour ma part celles de nos propositions qui concernent la procédure législative elle-même.
La réalisation d’une étude d’impact sérieuse et exhaustive sur un projet ou une proposition de loi ne sera d’aucune utilité aussi longtemps qu’un amendement gouvernemental ou parlementaire, ou encore parlementaire mais d’origine gouvernementale, pourra, au cours de la procédure législative, être adopté sans avoir fait l’objet de la moindre évaluation. Nous avons donc proposé que l’on reconnaisse au président de la commission saisie au fond le droit d’exiger une étude d’impact sur les amendements que ladite commission aura qualifiés de substantiels.
Nous avons déjà pu constater que l’idée d’une actualisation de l’étude d’impact en cours de navette parlementaire faisait son chemin. Ainsi, s’agissant du projet de loi dit Macron pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques, les modifications substantielles apportées au cours de l’examen en commission ont fait l’objet d’études d’impact, réalisées par France Stratégie.
L’élaboration d’une étude d’impact sur un amendement substantiel d’origine gouvernementale ne sera toutefois possible qu’à condition de ménager un délai minimal entre son dépôt et sa discussion. Or il n’existe aujourd’hui aucun délai de dépôt pour les amendements du Gouvernement. Voilà pourquoi nous avons proposé d’en créer un, en vue de la discussion en commission comme de l’examen en séance publique, étant entendu qu’il ne serait pas aligné sur celui qui est imparti aux parlementaires, le fonctionnement de nos institutions supposant de laisser du temps au Gouvernement entre le dépôt des amendements des parlementaires et l’examen en séance. La durée en serait donc intermédiaire. En tout état de cause, ce délai permettrait d’évaluer les amendements gouvernementaux.
Nous avons également proposé d’aménager les règles relatives à la procédure dite accélérée. Celle-ci permet, d’une part, de réduire le délai ordinairement applicable entre le dépôt du texte dans l’une des chambres et son examen, et, d’autre part, de ramener à une seule le nombre de lectures dans chaque chambre. Si ce second aspect peut se comprendre pour certains textes, il est en revanche très gênant pour les députés de ne pas avoir plus de temps pour étudier les dispositions envisagées. On pourrait ainsi introduire une distinction entre la procédure actuelle, qui deviendrait en quelque sorte une procédure d’urgence absolue, et une nouvelle procédure accélérée, qui reprendrait le délai ordinaire entre le dépôt et l’examen du texte mais ne comporterait qu’une lecture ; la procédure classique resterait inchangée. Cela permettrait d’améliorer la gestion du temps parlementaire et d’associer un plus grand nombre de membres du Parlement à l’examen du texte.
Dans un souci d’efficience, nous avons en outre suggéré que soit repensée l’organisation des débats budgétaires de façon à faire de la loi de règlement un moment fort de l’évaluation, celle de la modernisation de l’action publique notamment. Comme M. Didier Migaud, Premier président de la Cour des comptes, l’a fait observer lors de son audition, « c’est souvent à partir de l’exécution d’une loi de finances ou d’une politique publique que l’on peut se rendre compte de dysfonctionnements, de failles ou d’insuffisances ». Or, tandis que, « dans tous les pays du monde, les parlementaires consacrent beaucoup plus de temps à l’exécution budgétaire qu’aux lois de finances initiales, qui sont d’ailleurs souvent des lois d’affichage, en France nous faisons l’inverse ».
Nous avons étendu notre réflexion sur la gestion du temps parlementaire au temps que nos assemblées consacrent à l’examen de textes législatifs destinés à transposer des directives européennes. S’inspirant de la méthode allemande de transposition, dite de la « double corbeille », l’une de nos propositions suggère de privilégier la transposition des directives européennes par voie d’ordonnance, selon une procédure en deux temps : d’abord, l’élaboration d’un projet d’ordonnance assorti d’une étude d’impact complète et précise identifiant et justifiant les éventuelles « surtranspositions » ; ensuite, un véritable débat parlementaire, à l’occasion de l’examen du projet de loi de ratification, sur l’étude d’impact jointe à l’ordonnance et sur la partie de l’avis du Conseil d’État relative à ladite étude d’impact. Le Conseil d’État devrait rendre compte de la pertinence des motifs justifiant une surtransposition le cas échéant. Les surtranspositions nous sont en particulier reprochées par le milieu économique, car elles créent des distorsions de concurrence entre les pays.
Ce sont également les modalités de négociation des projets de textes européens qui mériteraient d’être rénovées, afin de placer au cœur des négociations européennes l’étude d’impact de la Commission européenne et ses implications nationales. Car l’organisation d’un débat de fond préalable sur l’étude d’impact de la Commission et, corrélativement, une meilleure anticipation de l’impact des textes négociés au niveau national contribueraient à limiter les surtranspositions : les mesures ne seraient plus imposées au stade de la transposition, mais défendues, pour celles que la France jugerait les plus adaptées à sa situation particulière, au moment des négociations.
Une troisième série de propositions vise enfin à améliorer l’évaluation de la norme en aval de son adoption.
La clarification de l’évaluation des politiques publiques est apparue comme un préalable à l’amélioration de l’évaluation ex post. En effet, la mission a constaté que notre pays comptait de nombreux acteurs à l’origine d’initiatives multiples qui seraient sans doute plus efficaces si elles étaient mieux coordonnées et plus méthodiquement organisées en vue d’éviter les doublons. Cour des comptes, comité d’évaluation et de contrôle (CEC) de l’Assemblée nationale placé sous l’égide du président de l’Assemblée, mission d’évaluation et de contrôle (MEC), commission pour le contrôle de l’application des lois, corps d’inspection, directions ministérielles de la recherche, des études, de l’évaluation, de la prospective et des statistiques, etc. : il est devenu très difficile d’établir un recensement exhaustif des institutions, organes parlementaires et services ministériels qui contribuent à l’évaluation ex post des normes et, plus largement, des politiques publiques, tant ils sont nombreux. Autant économiser du temps et des moyens en organisant une conférence des évaluateurs afin de coordonner les initiatives actuellement prises en la matière par divers organes du Parlement et de l’exécutif ainsi que par des institutions telles que la Cour des comptes ou le Conseil économique, social et environnemental.
L’évaluation ex post de la norme gagnerait aussi à être plus méthodique. La proposition consistant à enrichir le contenu des études d’impact ex ante afin de mieux identifier les indicateurs précis sur lesquels se fondera l’évaluation ex post est susceptible d’y contribuer, au même titre que notre quatorzième proposition, qui tend à développer la pratique consistant à introduire dans certains types de loi des clauses de révision afin que le Parlement débatte de l’efficacité du dispositif adopté dans un certain délai après son entrée en vigueur. C’est d’ailleurs ce principe que nous avons appliqué à l’article 2, controversé et longuement débattu, du projet de loi relatif au renseignement. Il serait de bonne méthode de l’étendre à toutes les dispositions apportant des innovations ou de profonds changements.
On pourrait également renforcer le contrôle parlementaire de l’application de la loi en obligeant le Gouvernement à justifier devant les commissions parlementaires compétentes la non-publication des décrets d’application à l’expiration d’un délai donné – six mois à un an – qui courrait à compter de la promulgation de la loi.
Telles sont celles de nos propositions qui restent à concrétiser. Ambitieuses, elles nécessitent pour la plupart une révision constitutionnelle. Mais elles sont à la hauteur des enjeux : nos travaux et nos rencontres sur le terrain avec nos concitoyens nous ont montré que l’inflation normative avait atteint dans notre pays un niveau tel qu’elle affaiblit notre capacité à faire respecter la loi, rend la société de plus en plus complexe, du point de vue des citoyens comme des entreprises, nourrit le rejet des institutions et, par voie de conséquence, menace aujourd’hui notre démocratie.
M. le président Claude Bartolone. Merci, mes chers collègues.
La perspective du non-cumul rend d’autant plus nécessaires la lisibilité du travail législatif et la qualité même de la loi. Nos compatriotes se demandent de plus en plus à quoi sert la loi, et nous avons tout intérêt à leur répondre.
La comparaison est édifiante entre le temps que nous passons à examiner la loi de finances initiale – et le volume financier en jeu – et celui que nous consacrons à la loi de règlement, expédiée en trois heures à un stade où nous pourrions en savoir beaucoup plus sur le comportement des différents ministères et sur l’état des finances publiques.
Mme Cécile Untermaier. Je tiens à féliciter nos deux collègues de leur implication et de leur lucidité s’agissant d’un travail parlementaire que nous voulons tous exemplaire – et qui l’est souvent ; sans doute y reviendrons-nous dans la seconde partie de notre réunion.
La mission a beaucoup travaillé sur l’étude d’impact, en s’appuyant sur l’exemple d’autres pays européens, et a conclu à la nécessité de valider cette étude d’impact avant d’engager la discussion du projet de loi. Le rythme d’examen des textes s’en ressentirait assurément. Mais n’oublions pas que la Constitution autorise le président de l’Assemblée nationale à contester une étude d’impact insuffisante, ce qui ne se fait guère ou pas du tout, faute de temps. Nous devrions pourtant être d’autant plus exigeants vis-à-vis de l’étude d’impact que c’est à ce stade que nous pourrions infléchir et développer la réflexion du parlementaire sur le projet de loi.
Nous nous sommes interrogés sur l’opportunité d’une véritable césure entre le projet de loi et l’étude d’impact, avant d’en revenir à une proposition plus réaliste : un rapporteur pourrait valider au préalable l’étude d’impact, ou tout au moins l’évoquer. C’est un premier pas ; faut-il aller plus loin ?
Enfin, la création d’une autorité indépendante, sur le modèle de ce qui a cours à Bruxelles et dans d’autres pays européens, me paraît intéressante même si la multiplication des autorités indépendantes me laisse quelque peu perplexe.
Mme Marie-Louise Antoni. Merci à tous deux de la qualité de votre travail.
Le poids de la loi dans l’entreprise – pour ne pas parler de son intrusion, un terme trop « clivant » – vient dans le débat public. Je me réjouis que nous puissions en discuter sereinement. Je ne suis pas ici le porte-parole du Mouvement des entreprises de France (MEDEF), mais je me fais l’écho de la lettre de mission que le Premier ministre a adressée le 1er avril à Jean-Denis Combrexelle en vue d’examiner la place respective de la loi et de l’accord collectif. La question posée est celle de la responsabilité des acteurs de la société civile et de la vie économique. Ce sujet a-t-il été abordé par votre mission d’information ? Notre société est-elle mûre pour un débat serein sur l’inversion de la hiérarchie des normes qui consisterait à réduire le champ de la loi au profit de l’accord collectif ?
M. Bernard Accoyer. Je félicite à mon tour nos collègues de cet excellent rapport, mais je me demande si nous ne tournons pas en rond en répétant les mêmes évidences.
La première est que nous légiférons trop – au point d’avoir produit 400 000 normes ! – et à un rythme qui s’accélère en dépit de nos dénégations et de nos protestations. En revanche, nous ne contrôlons pas assez. De sorte que notre travail est source d’instabilité normative, et que la quantité excessive de textes a pour corollaire leur piètre qualité.
Cela nous invite à réfléchir sur le temps parlementaire, lié à nos méthodes de travail et dont les diverses modifications, qui suscitaient beaucoup d’espoirs, ont déçu. Ainsi, la session unique n’a fait qu’accroître le temps disponible, donc la production de normes. Il en va de même de la rapidité à laquelle les parlementaires se déplacent désormais. Ils n’ont d’ailleurs pas toujours besoin d’être physiquement présents au Parlement pour produire des amendements que l’on peut démultiplier par voie électronique ; mais l’on n’obtient pas de bons résultats en travaillant dans ces conditions.
L’évolution du temps parlementaire a également conduit à multiplier les initiatives parlementaires. J’ose le dire : parfois, dans cette maison, il faut, pour exister, déposer des amendements, des propositions de loi, se singulariser, au lieu de s’en tenir à la modeste tâche qui consisterait à améliorer l’existant – c’est-à-dire, notamment, à le simplifier.
Nous avons déjà pris des initiatives en ce domaine ; si aucune n’a suffi, l’une d’entre elles me paraît toutefois intéressante eu égard aux remarques très pertinentes formulées par nos collègues.
Il est clair que les études d’impact sont insuffisantes et que le Gouvernement ne s’embarrasse pas d’études d’impact qui dissuaderaient de voter les textes qu’il dépose sur le Bureau des assemblées. Il n’existe évidemment pas d’études d’impact sur les amendements gouvernementaux, dont la portée peut pourtant être considérable, ni sur les propositions de loi, ni sur les amendements parlementaires, qui multiplient parfois par cinq le nombre d’articles du texte initial – et le Gouvernement, pour complaire à sa majorité, en accepte beaucoup qui modifient considérablement le texte.
Nous devrions donc donner un rôle et une autorité beaucoup plus importants à une instance de cette maison : le comité d’évaluation et de contrôle (CEC). La commission des finances est chargée d’examiner la recevabilité financière des amendements parlementaires. Pourquoi le CEC ne s’emparerait-il pas de la possibilité, qui lui est déjà offerte mais qu’il utilise peu, d’évaluer les amendements ? Pourquoi ne lui donnerions-nous pas ce pouvoir déjà dévolu à la commission des finances ? Cet aspect concerne les études d’impact, mais également l’évaluation des textes adoptés ainsi que celle de la publication des décrets d’application.
Bien souvent, en effet, le Gouvernement se dispense de cette dernière : il a fait plaisir à un parlementaire en laissant adopter son amendement, mais, faute de décret d’application, tout cela se perd dans les sables – non sans avoir au passage créé de l’anxiété et découragé tel ou tel inventeur ou porteur de projet. Au total, l’anxiété, l’incertitude et la médiocrité des textes et du travail parlementaire, surtout en matière de normes, nuisent à notre croissance et à notre santé économiques, car ils détruisent la confiance, qui fait tout.
Le Gouvernement en rajoute en recourant à la procédure accélérée, manière abominable de légiférer. Je mets d’ailleurs en garde les tenants du monocamérisme contre cette pratique qui justifie le caractère indispensable du bicamérisme. Celui-ci demeure un facteur d’amélioration des textes, à condition que le Gouvernement ne laisse pas le Sénat ajouter des normes supplémentaires pour lui faire plaisir lorsqu’ils sont de même couleur politique, quitte à le contourner lorsque ce n’est pas le cas.
Toutes ces questions me semblent pouvoir trouver une réponse dans l’avenir que l’Assemblée nationale, voire le constituant, souhaite réserver au CEC. Celui-ci, dont il n’existe pas d’équivalent au Sénat, est un atout que nous sous-employons.
Quant à la surtransposition des directives européennes, elle est proprement scandaleuse : certains membres du Gouvernement ou du Parlement en rajoutent, par élégance politicienne. Si nous nous inscrivons dans la logique européenne d’un marché ouvert – dès lors que l’Europe n’est guère politique –, il faut en assumer les conséquences, ce qui exclut de surtransposer les directives européennes dans notre pays. Comme l’ont dit nos collègues, nous serions bien inspirés de faire pression sur Bruxelles pour que les dispositions européennes suscitent des études d’impact beaucoup plus solides et des négociations plus sérieuses en amont.
En somme, cet excellent rapport défend une orientation que nous approuvons tous : la simplification et l’efficacité accrue du travail du législateur, au service de nos compatriotes et de notre pays.
Je terminerai par un point évoqué par Régis Juanico et qui me tient particulièrement à cœur. Nous permettons depuis quelques années aux internautes de s’exprimer librement sur les textes et les rapports en préparation, mais cette possibilité n’est pas suffisamment utilisée. Les internautes devraient savoir qu’ils peuvent dire tout ce qu’ils souhaitent, adresser les propositions qu’ils veulent au rapporteur ; à lui d’en faire ce qu’il jugera propre à servir l’intérêt général.
Mme Mireille Imbert-Quaretta. Je me suis précipitée sur les conclusions de ce rapport absolument passionnant et dont le sujet m’est cher depuis longtemps. En effet, je faisais partie du cabinet d’Élisabeth Guigou dans le gouvernement Jospin, et j’ai par ailleurs passé quinze ans au Conseil d’État, à la section de l’intérieur, où je rapportais la quasi-totalité des textes relevant du domaine pénal.
Aux conséquences du développement de la législation que vous avez évoquées, j’ajouterai l’insécurité juridique, notamment en matière pénale et de procédure pénale. Lorsque les règles de procédure pénale ou de droit de fond changent deux fois par an, bien des procédures en cours peuvent être remises en cause. En matière d’inceste ou de harcèlement sexuel, par exemple, alors que l’on ne rencontrait pas de difficultés particulières, les modifications législatives se sont traduites par des non-lieux et par des relaxes. Elles n’avaient pas fait l’objet d’études d’impact puisqu’elles étaient issues de propositions de loi ou d’amendements parlementaires. L’insécurité juridique ne se limite pas au domaine économique : en matière pénale, les conséquences peuvent être graves, notamment pour les victimes.
D’une manière générale, les amendements substantiels, qu’ils soient d’origine gouvernementale ou parlementaire, nécessitent comme vous l’avez dit que l’on prenne le temps de procéder à une étude d’impact. Mon expérience au Conseil d’État, qui est chargé, avec le Gouvernement, de rédiger les décrets d’application, m’a montré que la tâche était particulièrement difficile s’agissant d’amendements survenus en cours de discussion et n’ayant pas fait l’objet d’études d’impact : l’on ne sait comment procéder de sorte que la loi soit appliquée conformément à la volonté du législateur.
Vos propositions suggèrent ce que le président Accoyer vient de confirmer : la qualité de la loi est intrinsèquement liée au temps ; contrairement à ce que l’on croit, la loi est d’autant mieux faite que l’on sait prendre le temps. Si je ne me trompe, la procédure d’urgence n’a pas été utilisée une seule fois pendant les cinq ans du gouvernement Jospin.
Mme Christine Lazerges. Pas une seule !
Mme Mireille Imbert-Quaretta. On peut donc légitimement s’interroger sur la réalité de l’urgence. Dès lors, faut-il vraiment une troisième procédure intermédiaire entre la procédure ordinaire et la procédure accélérée ? Le temps est gage de discussions entre les deux assemblées ainsi qu’avec le Gouvernement, et d’évaluation en cours de navette. Ainsi, l’examen de la loi sur la présomption d’innocence du 15 juin 2000, dont Christine Lazerges était rapporteure, a duré deux ans et demi, requis sept lectures et utilisé la navette autant qu’il était possible ; or la grande majorité de ses dispositions – qui ont été votées à l’unanimité, si je ne me trompe – sont toujours en vigueur, qu’il s’agisse de la juridictionnalisation de l’exécution des peines, du statut de témoin assisté ou de la création du juge des libertés et de la détention. Il me semble donc que l’urgence devrait être extrêmement rare et employée avec précaution. Ce n’est pas à court terme, en effet, qu’il convient de légiférer.
Avec la réforme de 2008, est-on allé jusqu’au bout de la démarche, notamment en ce qui concerne les travaux en commission ? Il importe assurément de prendre le temps, mais aussi de ne pas en faire perdre aux parlementaires ni au Gouvernement. Votre mission d’information a-t-elle réfléchi aux moyens d’éviter que l’on ne reprenne en séance publique ce qui a déjà été vu en commission ? Alors que c’est le texte de la commission que l’on discute en séance, on y réexamine même des amendements rejetés en commission.
Je me demande également si le partage de l’ordre du jour entre le Gouvernement et le Parlement, hors lois de finances et de financement de la sécurité sociale, n’a pas paradoxalement réduit l’importance du Parlement en incitant le Gouvernement à recourir aux ordonnances. Au Conseil d’État, j’ai assisté après 2008 à une véritable inflation des articles d’habilitation : aucune loi ou presque n’en a été exempte. Le Gouvernement a d’autant plus intérêt à légiférer par ordonnance que les études d’impact sont alors allégées. C’est ainsi que des textes très importants sont adoptés par voie d’ordonnance, au détriment de la représentation nationale. S’il s’agit d’évaluer la réforme constitutionnelle, je doute donc que l’ordre du jour partagé ait permis d’atteindre l’objectif poursuivi ; il est peut-être même contre-productif.
Mme Christine Lazerges. Merci beaucoup aux deux auteurs de ce travail effectivement passionnant, qui s’intéresse à tous les aspects de la procédure parlementaire.
Légiférer, c’est difficile. On ne saurait demander à la loi plus que ce qu’elle peut. Or, souvent, au lieu de commencer par chercher une autre solution, on se précipite sur l’idée d’une loi nouvelle, persuadé qu’elle sera d’autant plus efficace qu’on l’aura adoptée rapidement. Je rappelle que la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État a été préparée en deux ans et demi, de même que le texte plus récent que Mireille Imbert-Quaretta vient de citer en exemple, qui balayait le code de procédure pénale de ses principes directeurs au terme de l’exécution des peines et demeure presque intégralement en vigueur. En réalité, la précipitation nuit à la qualité de la loi.
Cette semaine nous a encore fourni un exemple typique de cette précipitation, pour ne pas dire d’une procédure expéditive : le projet de loi relatif au renseignement, adopté dans un consensus fantastique à l’Assemblée nationale, a été présenté en Conseil des ministres le 19 mars ; assorti d’une étude d’impact d’une incroyable pauvreté, il a été voté dès le 5 mai. À la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), nous l’avons reçu le 20 mars et n’avons disposé que de cinq jours pour en prendre connaissance dans la perspective de notre audition : c’est le type même de l’exercice impossible. La pauvreté de l’avis du Conseil d’État, qui était son premier avis public, fait craindre que la publicité ne nuise à la solidité des arguments et des conseils mis en avant. La longueur même de cet avis est très inquiétante : ses seules réserves portaient sur la composition de la commission de contrôle, ce qui est stupéfiant vu le caractère révolutionnaire du projet – même si celui-ci consiste en grande partie à légaliser des pratiques très répandues.
Pour parvenir à des études d’impact comme celles que vous appelez très justement de vos vœux, il faut du temps, un temps obligatoire. Quant à l’avis du Conseil d’État, il conviendra de discuter avec l’institution pour savoir si la publicité ne risque pas de brider son expression, ce qui serait une catastrophe. Si les conseillers d’État n’osaient plus dire publiquement ce qu’ils s’autorisaient auparavant à exprimer avec la discrétion qu’on leur connaît, leur avis perdrait son sens alors même que l’on souhaite à juste titre le rendre obligatoire s’agissant des propositions de loi.
Quant à la procédure accélérée, elle est devenue de droit commun : parmi les textes dont la CNCDH a été saisie depuis trois ans, pas un seul ne lui échappe, quel qu’en soit le sujet. Or supprimer la double navette parlementaire, voire l’une des deux assemblées, supposerait d’exclure la procédure accélérée et d’instaurer un délai minimal de fabrication de la loi. Toutefois, la double navette, dont je ne voyais guère l’intérêt lorsque j’ai été élue députée, m’est apparue utile sur certains textes : ma position à ce sujet n’est donc pas arrêtée. Ce dont je suis sûre, c’est qu’une assemblée législative unique ne devrait en aucun cas pouvoir user d’une procédure accélérée ; des délais significatifs devraient s’imposer pour les études d’impact comme pour les auditions, et les parlementaires et ministres devraient renoncer à attacher leur nom à quantité de projets et de propositions de loi. Bref, il faudrait ne légiférer qu’en cas d’absolue nécessité.
M. Denis Baranger. Je me joins aux remerciements déjà adressés aux deux auteurs de ce précieux rapport, particulièrement riche en éléments de comparaison internationale.
On insiste beaucoup sur l’inflation législative ; c’est certainement un problème, mais qui est commun à tous les grands États modernes. Nous avons besoin d’une grosse production normative ; il y a du bon et du mauvais dans ce qui est fabriqué, mais c’est un peu inévitable. La difficulté n’est pas réellement d’ordre quantitatif : au demeurant, comment savoir de combien de lois nous avons véritablement besoin ? Il faudrait surtout, comme l’a dit M. Accoyer, se garder de faire des lois pour complaire à son auteur, au lobby qu’il soutient, à telle ou telle entité qui propose un amendement.
En revanche, la variabilité de la loi pose une sérieuse difficulté. Il y a quelques jours, lors d’un colloque des investisseurs en infrastructures qui se tenait à Paris, à la question de savoir ce qui limitait leur participation à des partenariats public-privé ou à des dépenses d’infrastructure en France, la réponse des représentants de fonds étrangers et de fonds souverains a été immédiate et brutale : c’est la variabilité de la réglementation dans notre pays. Il n’est pas possible d’investir, disaient-ils, sans certitude à plus long terme quant à l’évolution de la réglementation. Ce qui pose au pays un problème de finances publiques : vu l’étroitesse des marges existantes en matière de dépense publique, il nous faut des investisseurs qui puissent savoir ce qu’ils font.
En ce qui concerne l’urgence et la procédure accélérée, le constat est frappant : jamais usitée auparavant, cette procédure est quasiment devenue la norme. Du point de vue du droit constitutionnel, elle me semble se situer aux confins de l’article 49, alinéa 3, ou du vote bloqué : c’est une demande de confiance implicite de la part de l’exécutif. Il ne s’agit donc pas seulement d’un dispositif technique d’aménagement de la procédure parlementaire, mais de responsabilité politique. Dans tout régime parlementaire coexistent en effet la confiance explicite, demandée sous la forme de questions de confiance ou de motions de censure, et la confiance implicite, liée à la possibilité de faire passer des textes devant les assemblées : c’est de ce second aspect que relève l’élévation de la procédure accélérée au rang de procédure ordinaire.
Une norme adoptée par ce moyen est à mes yeux très proche du règlement ; elle l’est même, en un sens, davantage qu’une ordonnance puisqu’elle ne suppose ni loi d’habilitation ni loi de ratification. La procédure se rapproche ainsi de ce que l’on appelle dans certains pays la législation exécutive.
Bref, il n’y a là rien d’anodin : la procédure accélérée n’est pas une technique parmi d’autres prévues par le règlement des assemblées, elle est lourde d’implications du point de vue constitutionnel.
En 2012, lors du colloque sur le Parlement français et le nouveau droit parlementaire organisé sous le haut patronage du président Accoyer, M. Damien Chamussy, conseiller des services de l’Assemblée nationale, indiquait que « si l’étude d’impact est utilisée par les députés, elle ne s’est pas imposée pour autant comme un élément du débat public », précisant que les études d’impact devaient « être mises à disposition du public par voie électronique afin de recueillir d’éventuelles observations », mais qu’à cette date « le succès de cette procédure [était] relatif ». La situation a-t-elle évolué ? Dans le cas contraire, comment l’améliorer ?
Je ne suis pas expert de ces questions, mais je me suis toujours demandé ce que pouvait valoir une étude d’impact dès lors qu’elle est élaborée a priori, d’une part, et en interne, d’autre part. Par définition, ce n’est qu’après coup qu’il est possible de mesurer les conséquences d’une disposition : la vraie étude d’impact, c’est le contrôle a posteriori. Par ailleurs, les études d’impact ne devraient-elles pas émaner d’organes distincts du Parlement ? N’est-ce pas de la société civile que viennent aujourd’hui les vraies études d’impact – des organisations non gouvernementales (ONG), des syndicats, de la presse maintenant que les journalistes ont compris que l’enjeu n’était plus d’apporter de l’information mais de contrôler celle qui est diffusée tous azimuts ? C’est d’ailleurs plutôt une bonne chose, et peut-être les assemblées pourraient-elles y travailler avec la société civile. Voilà une tâche que l’on pourrait confier à un Conseil économique, social et environnemental (CESE) rénové, en faisant de cette troisième chambre, si j’ose l’appeler ainsi, une instance d’évaluation plus en vue.
M. Michaël Foessel. Merci aux deux intervenants pour leur exposé et leur impressionnant rapport. Béotien en matière de travail parlementaire, je n’en ai pas moins, moi aussi, quelques idées sur les méfaits de l’inflation législative, lesquels résultent peut-être d’abord de notre oubli de ce qu’est une loi. À l’heure où les termes de « républicain » et de « républicanisme » subissent eux aussi une forme d’inflation, on ne se souvient plus, en effet, du fait que la République est le gouvernement par la loi – ce qui ne veut pas dire par la norme, et nous devrions sans doute mieux distinguer les deux. La loi – je parle ici en rousseauiste – est un texte qui porte sur un objet d’intérêt commun : ce n’est ni un texte d’affichage, ni une norme procédurale.
Dans cette perspective, il convient de se demander comment faire moins de lois, c’est-à-dire, peut-être, comment faire de véritables lois, et non pas simplement des textes destinés à faire plaisir à telle ou telle partie de la population, à tel ministre, ou à adapter des normes venues d’ailleurs, par exemple de la Commission européenne.
Que pensez-vous de la récente proposition, assez radicale mais qui a le mérite de la simplicité, aux termes de laquelle une loi serait abrogée si ses décrets d’application n’ont pas été publiés au bout d’un délai donné ? Elle pourrait s’appliquer à toutes les lois qui ne visent que l’affichage.
Je m’interroge plus largement sur la notion même d’étude d’impact, apparemment évidente, mais discutable si l’on y regarde de plus près. Pour toute évaluation, en effet, on peut se demander qui évalue et selon quels critères. Dans quelle mesure l’efficacité doit-elle se substituer, pour légitimer une loi, à son caractère juste ou injuste ? Qu’aurait par exemple été une étude d’impact sur l’abolition de la peine de mort ? Quels en auraient été les critères a priori, et qui aurait dû en donner les conclusions ?
La notion d’impact est liée à une conception de la loi qui ne s’attache qu’à son efficacité économique. Je laisse de côté les cas où l’impact peut être de plus grande importance, lorsqu’il est environnemental ; mais, en général, on se demande si la loi est favorable ou défavorable à la liberté des entreprises, à la croissance, à l’emploi, etc. Or ces objectifs, qu’il ne s’agit pas de remettre ici en cause, supposent toutefois, comme l’a dit Mme Untermaier, de créer, entre le représentant et le représenté, une nouvelle autorité chargée de juger de cet impact, une institution d’experts qui pourrait creuser l’écart entre eux. C’est ce qui me paraît le plus préoccupant : une telle instance administrative relève le plus souvent de l’exécutif ; la production de la norme n’en sera-t-elle pas plus technocratique encore, ce qu’on lui reproche déjà ?
En somme, ne désirez-vous pas reprendre le pouvoir sur les critères de l’évaluation, décider, comme représentants du peuple, de ce qui a un impact positif du point de vue de l’idée que vous vous faites de la justice ? Une idée qui est nécessairement conflictuelle, liée aux clivages partisans qui traversent fort heureusement notre démocratie ; elle ne relève pas de l’expertise, mais du choix démocratique dans ce qu’il peut avoir de fragile, irréductible à une évaluation technicienne.
Mme Cécile Duflot. L’intervention quelque peu provocante de Michaël Foessel me paraît justifiée à un double titre, et je ferai ici le lien entre la publicité des avis du Conseil d’État et les études d’impact. Le législateur a de plus en plus tendance à vouloir objectiver ses décisions et à arguer qu’il légifère par pragmatisme, dans l’intérêt général. C’est pour un politique adopter la position la plus confortable, et c’est une des faiblesses de notre débat politique actuel, que de ne pas assumer un choix mais d’affirmer que son action est la meilleure chose à faire. La meilleure manière d’y parvenir est de se couvrir en invoquant l’avis du Conseil d’État et l’étude d’impact d’un projet de loi.
En même temps, je suis tout à fait d’accord avec Denis Baranger : les études d’impact ne sont pas lues. Sans quoi, par exemple, celle qui accompagne le projet de loi de transition énergétique en cours d’examen aurait dû faire grimper tout le monde au rideau. Car elle précise bien que l’adoption du texte devrait entraîner la fermeture de 24 réacteurs dans notre pays – ce dont je me félicite d’ailleurs. Normalement, un tel sujet fait réagir – même si depuis les dernières aventures du réacteur pressurisé européen (EPR), chacun commence à évoluer dans sa réflexion.
Je suis également d’accord avec Christine Lazerges pour dire que la publicité des avis du Conseil d’État risque de les vider de leur substance. Car on demande au Conseil d’État de ne pas créer de contrariété excessive au Gouvernement et de s’abstenir de remettre en cause la constitutionnalité des textes. En conséquence – et c’est notamment ce qu’il est advenu du projet de loi relatif au renseignement –, c’est le Conseil constitutionnel qui joue le rôle du Conseil d’État. Ne nous cachons pas dernière notre petit doigt : il est invraisemblable que la saisine du Conseil constitutionnel par le Président de la République, glosée par tous, soit due au fait que l’exécutif ne se serait pas sérieusement assuré en amont de la constitutionnalité de son projet de loi. Autre exemple concret : l’une des dispositions de la loi pour l’accès au logement et un urbanisme rénové (ALUR) instituant un « fonds travaux » a donné lieu à un échange entre le Gouvernement et le Conseil d’État. Ce dernier a alors souligné que cette disposition, qui visait à lutter contre les copropriétés dégradées, remettait en cause le droit de propriété, principe constitutionnel très fort, supérieur au droit au logement dans notre hiérarchie des normes. Mais, bien évidemment, cet échange n’a pas été rendu public sans quoi les opposants au projet de loi se seraient rués dessus. Lorsque l’on souhaite faire ce travail préalable au dépôt d’un projet de loi de manière trop publique, on l’affadit et l’on est obligé de le refaire a posteriori en saisissant le Conseil constitutionnel, ce qui présente un vrai danger.
Car le travail législatif devient un outil de communication de la politique gouvernementale. On m’a ainsi demandé pourquoi je n’avais pas déposé quatre projets de loi au lieu d’un seul, à raison d’un tous les six mois pour faire l’actualité. Or, j’assume totalement le fait que la loi ALUR n’ait pas été examinée selon la procédure d’urgence. Je revendique l’idée que l’absence de recours à cette procédure est une bonne chose : cela permet à tout le monde de se calmer, de faire avancer les discussions et cela facilite la publication des décrets d’application par la suite. J’ai entendu M. Foessel proposer que les lois ne faisant pas l’objet de décrets d’application deviennent caduques. Mais c’est l’inverse ! La Constitution dispose que le Parlement vote la loi et que l’exécutif est chargé de l’appliquer et non pas de décider si elle lui plaît ou pas. Il n’est pas normal que lorsque j’étais ministre, j’aie dû signer des décrets d’application de la loi Grenelle I.
Vous avez proposé d’obliger le Gouvernement à rendre des comptes. Mais la semaine de contrôle n’est qu’une vaste blague ! Elle permet simplement aux députés de rester en circonscription. Je préfèrerais encore que le Parlement cesse de siéger une semaine sur quatre.
Je ne sais pas si je me remettrai d’avoir dit autant de choses que je n’aurais pas dû révéler dans le cadre d’un groupe de travail dont les réunions sont publiques. Mais autant travailler sérieusement puisque vous nous avez indiqué au début de nos réunions, monsieur le président, que ce groupe de travail n’était pas là pour réaliser un joli dossier qui resterait dans le placard.
Faisons un vrai contrôle et demandons effectivement des comptes à l’exécutif sur la non-publication des décrets. Cela nous évitera de voter des lois qui n’ont pas vocation à faire l’objet de décrets d’application parce qu’elles ne sont que des actes de communication. Le contrôle du Parlement devrait se resserrer sur ce seul sujet : la publication des décrets c’est-à-dire la mise en application effective des décisions législatives votées par lui. Aujourd’hui, on a accepté l’idée qu’un gouvernement qui ne veut pas appliquer une loi n’en publie pas les textes d’application. Cela n’est pas permis ni envisageable !
Quant aux ordonnances, si elles sont autant utilisées, c’est moins pour déposséder le Parlement de ses prérogatives que pour aller plus vite, le travail législatif étant devenu un acte de communication politique. Car entre le moment où l’on annonce un texte et celui où on l’applique, il peut s’écouler plusieurs mois, surtout si l’on n’utilise pas la procédure d’urgence. Mieux vaut peut-être resserrer très fortement le champ des ordonnances sur des sujets précis, sans s’interdire d’y recourir, et redonner du temps au travail législatif afin d’en garantir la qualité. Car l’une des raisons de la non-publication des décrets d’application est que certaines lois insuffisamment travaillées doivent d’abord être retouchées.
Tant que nous ne sortirons pas du piège de l’accélération du temps législatif, nous appauvrirons le travail du Parlement et fragiliserons les textes. Imaginons que certaines dispositions de la loi sur le renseignement – votées en urgence, quasiment sous le régime de l’article 49, alinéa 3 –, soient déclarées non conformes à la Constitution par le Conseil constitutionnel : il faudra recommencer la discussion. Ce mode de fabrication de la loi pose problème.
Enfin, je souhaiterais vous poser quelques questions. Outre l’idée de resserrer le travail de contrôle parlementaire sur la publication des décrets par le Gouvernement, ne pourrait-on pas – question qui rejoint un débat que nous avons eu sur la concertation en amont – assurer une élaboration multipartite des études d’impact ? Car les études d’impact sont uniquement le fruit du travail de l’administration et une réponse à la demande du Gouvernement qui souhaite des études d’impact favorables à ses projets de loi. Une participation plus diversifiée à la réalisation des études d’impact permettrait d’effectuer un travail de concertation préalable plus utile que les moments de radicalité que l’on vit lors de l’examen des textes et des amendements. Il faudrait aussi limiter le nombre d’amendements gouvernementaux : le recours à la procédure d’urgence fait qu’ils n’ont jamais été aussi nombreux, arrivant parfois la veille pour le lendemain et faisant jusqu’à deux pages.
Bref, ne pourrait-on pas limiter le recours aux ordonnances à des champs précis, assurer une élaboration pluripartite des études d’impact et limiter, par session, le nombre de recours à la procédure d’urgence pour l’examen des textes ?
M. Alain-Gérard Slama. Je félicite les auteurs de ce rapport et suis convaincu qu’ils ont envisagé la question de l’abandon de l’espace et du temps politiques au bénéfice des experts et des juges, à l’égard duquel j’ai pour ma part été très critique. Compte tenu du fait que nous n’avons pas, en France, de culture de l’évaluation et qu’il est absolument nécessaire d’accroître le contrôle parlementaire, comment s’assurer que l’étude d’impact, qui présente des données techniques et reflète les différents intérêts en jeu, servira de point d’appui à la délibération politique, laquelle a pour objet l’intérêt général ?
Votre réflexion vient compléter un rapport publié en 1991 par le Conseil d’État, que l’on doit à Françoise Chandernagor et qui présentait au législateur les critères nécessaires pour qu’il fasse moins de lois et qu’il se rappelle la phrase célèbre de Montesquieu : « Les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires. » Seulement, on a découvert depuis quelques années que les lois qui affaiblissent les lois nécessaires non seulement étaient inutiles mais pouvaient carrément être nuisibles. Si des rapports démontraient par exemple que l’existence de la peine de mort diminue le nombre de crimes commis, que deviendrait la délibération philosophique dans ce débat ? Bien sûr, ce n’est pas le cas et je n’ai pas besoin de l’argument selon lequel l’abolition de la peine de mort serait inutile voire dangereuse car elle est constitutive d’une certaine idée de notre société et de notre civilisation. Il existe donc bien une différence entre le travail technique d’évaluation et d’élaboration des textes et la délibération politique. Le problème, c’est que l’évaluation elle-même comporte une dimension politique. Ce transfert à l’expert et au juge m’inquiète. Il faut donc essayer de limiter le champ de compétence des autorités administratives indépendantes.
D’autre part, si l’on a autant insisté sur la nécessité de consacrer beaucoup plus de temps à cette délibération, c’est parce qu’elle devrait être davantage argumentée du point de vue philosophique, moral et de la défense de l’intérêt général.
Bref, encore une fois, comment faire pour séparer l’étude d’impact de ce qui relève du débat politique ?
M. Bernard Thibault. Je formulerai quelques commentaires tout en concédant franchement ma méconnaissance des mécanismes internes au fonctionnement des assemblées. Peut-être considèrerez-vous certaines de mes remarques comme peu informées : j’en prends le risque.
Nous avons évoqué la question du temps à plusieurs reprises au cours de nos réunions. Lorsque nous avons abordé par exemple les incidences du quinquennat, sans doute insuffisamment appréciées avant que celui-ci ne soit très largement approuvé, nous avons indiqué combien il rythmait de fait l’ensemble de la vie politique et à quel point il avait accéléré les échéances. Or, dès lors l’on parle de l’adoption des lois, l’idée de prendre du temps est importante, même si elle va a contrario d’une représentation politique qui communique plus souvent sur le fondement de déclarations faites au Parlement que sur celui des travaux dudit Parlement. Dans un environnement de plus en plus complexe, imprévisible et anxiogène, cela me semblerait paradoxalement moderne que de décider de prendre du temps avant d’agir sur certains sujets. Être responsable, c’est redonner du temps et de l’oxygène à une société qui en manque aujourd’hui. Tout allant en s’accélérant, je ne crois pas qu’il soit de bonne politique de prétendre légiférer rapidement, sans avoir pris en compte tous les éléments susceptibles d’éclairer la décision.
Quant à l’étude d’impact, si elle vise avant tout à légitimer une proposition législative, pour qu’elle soit pertinente, complète et qu’elle renforce le débat politique, il faut qu’elle soit contradictoire et que des acteurs puissent y dénoncer des risques ou des dangers. Il a été fait référence à des structures dont l’indépendance serait garantie, mais nous aurions tout à gagner à nous appuyer sur les acteurs qui existent déjà dans la société, qu’ils soient issus du monde associatif ou d’organisations professionnelles représentatives – de l’entreprise comme des salariés. La contradiction qu’ils apporteront pourra même constituer un enrichissement, dès lors qu’elle visera à améliorer un projet mis sur la table à un moment donné. Je me méfie de cette tendance à recourir à des structures dites indépendantes qui affaiblit le politique au sens noble du terme. Je ne pense pas que nos concitoyens soient forcément disposés à élire des représentants qui s’efforceront de multiplier les instances d’experts extérieurs auprès desquelles ils prendront conseil pour adopter des lois. Tout comme M. Baranger, je pense que le CESE pourrait être parmi les acteurs permettant d’enrichir des études d’impact a priori, même si l’on envisage l’hypothèse de sa suppression.
Enfin, je souhaitais revenir sur la question des clauses de rendez-vous. Elles sont parfois prévues par des textes législatifs, mais on pourrait aussi imaginer que les effets réels de la loi soient réexaminés au bout d’un certain temps. Ainsi, par exemple, pour soutenir que le recul de l’âge de départ à la retraite n’aurait pas d’impact sur le niveau des retraites des salariés les plus âgés, on nous a expliqué que le comportement des entreprises en matière de recrutement des seniors allait changer en conséquence. On a donc reculé plusieurs fois cet âge de départ à la retraite. Or, lorsqu’on dresse aujourd’hui un bilan contradictoire de cette mesure, on s’aperçoit non seulement que le mode de recrutement des entreprises n’a pas du tout changé à l’égard des seniors, mais aussi que leur taux de chômage s’est aggravé. La seule conséquence sociale de cette réforme est la baisse des pensions attendue par les travailleurs qui n’auront plus suffisamment d’annuités. Il ne serait donc pas aberrant de prévoir des clauses de revoyure d’autant que celles qui existent aujourd’hui sont plutôt présentées comme un argument politique que comme une obligation législative. Je serais favorable à ce que dans des domaines importants, les textes prévoient des rendez-vous beaucoup plus officiels au cours desquels le législateur porterait une appréciation sur ce qu’il a pu adopter à un moment donné et qui peut s’avérer à l’usage nécessiter une correction. Seriez-vous favorable à une plus grande utilisation de ce type de clause ?
Mme Marie-Anne Cohendet. Je vous remercie pour ces éclairages et ces propositions intéressantes.
S’agissant de la prise en compte de l’environnement dans ces études d’impact, il semble que pour rédiger votre rapport, vous ayez beaucoup auditionné le MEDEF mais, à ma connaissance, pas de syndicats ni de spécialistes des questions environnementales. Lors de l’élaboration des réflexions sur les études d’impact, j’avais souligné auprès de certains services ministériels que ces études devaient prendre en compte l’impact des projets de loi non seulement sur les entreprises, mais aussi sur le social et sur l’environnement. Lors de l’une des réunions du Club des Juristes à laquelle j’ai assisté, le Club a conclu que l’on importunait les entreprises en leur demandant des informations sur les produits polluants qu’elles déversaient dans la nature et qu’il vaudrait mieux que les entreprises décident elles-mêmes des informations qu’elles souhaitent transmettre. Concrètement, cela reviendrait à transférer le pouvoir normatif du Parlement et du Gouvernement aux entreprises. Avez-vous envisagé des mesures afin d’assurer une transparence quant à l’influence qui s’exerce sur l’élaboration des lois au Parlement et d’éviter une influence excessive de certains lobbies ? Sur ce point, je rejoins la position de MM. Foessel et Thibault : il importe de disposer d’une information technique, mais il faut qu’elle provienne de tous les bords, puis qu’il y ait ensuite une reprise en main du politique car la fabrique de la loi relève des élus, qui doivent en assumer la responsabilité.
J’ai trouvé intéressante l’idée d’instaurer une obligation de négociation dès le stade des réflexions menées au niveau européen, ainsi que celle d’imposer un temps minimum obligatoire, qu’il y ait maintien du bicamérisme sous sa forme actuelle ou sous celle d’une chambre politique et d’une chambre « de conseil » - cette dernière prenant le temps nécessaire pour améliorer l’élaboration de la loi a priori et l’évaluer régulièrement a posteriori. Car si le Conseil d’État est censé sanctionner le Gouvernement lorsque ce dernier ne publie pas les décrets d’application des lois, il le fait rarement, ce qui démontre, encore une fois, l’insuffisante responsabilité politique du Gouvernement. Et si l’on entend dire souvent que le Président de la République souhaite l’adoption de telle ou telle loi, je rappelle qu’il n’a pas en droit l’initiative des lois, et qu’il ne doit pas l’avoir car il n’est pas responsable politiquement. Réapparaît ici le schisme entre responsabilité et pouvoir : si le Gouvernement, qui a le devoir d’exécuter les lois, était plus responsable et plus contrôlé, voire si les ministres étaient individuellement responsables, peut-être le manque d’application des lois pourrait-il être sanctionné plus clairement par les parlementaires.
Mme Christine Lazerges. Je compléterai mon propos par une courte question : lorsqu’une majorité parlementaire ayant voté un texte tel que la loi relative à la géolocalisation défère cette loi au Conseil constitutionnel, n’avoue-telle pas par là-même qu’elle a mal légiféré ? N’est-ce pas la preuve qu’elle n’a pas pris le temps de vérifier la conformité du texte à la Constitution ni d’examiner attentivement les décisions antérieures du Conseil constitutionnel ?
M. le président Claude Bartolone. Comme cela a été mentionné à plusieurs reprises, ces enjeux relèvent aussi d’une prise de conscience politique, car la machine devient folle dès le départ : ainsi, lorsque le Premier ministre Lionel Jospin m’a proposé d’entrer au Gouvernement, certains connaisseurs avisés du fonctionnement gouvernemental m’ont donné trois conseils : exiger de pouvoir nommer moi-même mon directeur de cabinet, m’assurer de la qualité des locaux dans lesquels je serais installé, obtenir qu’un texte de loi porte mon nom...
J’ai entendu vos remarques sur le bicamérisme, mais vous connaissez tous mon point de vue sur la question : il est aujourd’hui une facilité pour le Gouvernement, qui ne voit aucun inconvénient à déposer des textes, même lorsqu’ils ne sont pas prêts, au motif qu’on aura le temps de les améliorer au cours de la navette. Et jamais nous n’avons examiné, depuis l’instauration du quinquennat, autant d’amendements d’origine gouvernementale, et ce alors même qu’on nous recommande d’alléger le travail parlementaire ! Cela signifie que l’on écrit la loi au fil de l’eau. L’idée, largement partagée jusque dans cette salle, selon laquelle l’existence du Sénat permettrait de corriger certaines erreurs commises à l’Assemblée nationale, contribue à pervertir le système. Il serait d’ailleurs intéressant d’étudier le nombre d’amendements adoptés en cours de navette et les points précis sur lesquels la loi s’en trouve améliorée.
Autre question : quel rôle veut-on assigner au politique ? La loi ne peut seulement revêtir une dimension technique, sans quoi l’on tue le débat politique, comme j’ai eu l’occasion de le vivre personnellement sur la question européenne. Malheur à celui qui tient un propos ne correspondant pas à la culture dominante ! Si des pans entiers du débat sont sanctuarisés, notamment au motif qu’il existerait des règles économiques intangibles car énoncées par les économistes, imaginez à quoi sera réduite la fonction du politique !
Ayant eu l’occasion de formuler des propositions lorsque je suis devenu président de l’Assemblée nationale, je suis très surpris par la peur du politique et par la multiplication des « comités Théodule ». On renvoie le traitement de certains sujets relevant de la délibération politique à des enceintes aseptisées – et je ne remets pas là en cause les personnes qui participent à leurs travaux. Je ne comprends toujours pas comment on a pu, dans le passé, confier à une commission extérieure à l’Assemblée nationale les questions d’immigration et d’intégration, qui sont d’ordre politique, tant en ce qui concerne l’accueil que les résultats en termes d’intégration dans la société française. Ces enjeux nous renvoient à la question de savoir quels sont nos moteurs républicains pour parvenir à cette intégration. La réflexion de notre groupe de travail est certes indispensable car il permet de définir les garanties du débat politique. Mais à un moment donné, sera nécessaire une prise de conscience collective, patriotique et nationale de ce que sont la loi et la place du débat politique, sans quoi demeurera la tendance à éviter le lieu du débat et de la confrontation.
Enfin, on voit bien la machine infernale qui s’est mise en place. Dans un monde politique qui connaît désormais l’alternance, l’idée s’installe que l’on n’est pas sûr de voir publiés les décrets d’application de toute loi qui n’est pas votée à mi-mandat. La machine se met donc à travailler sans savoir exactement à quel moment elle pourra constater le fruit de son travail en dehors de celui qu’elle tire de la communication. Pour l’heure, le politique n’a pas pris la mesure de l’explosion inéluctable des moyens de communication numériques, des chaînes d’informations en continu et d’un monde qui, s’il n’est pas maîtrisé, installe le politique dans l’éphémère. Même lors d’une séance de longs débats sur un texte politique important, les chaînes d’information en continu qui sont installées dans la Salle des Pas Perdus nous demandent au bout d’un quart d’heure si l’on a du nouveau à leur raconter. La loi vieillit donc d’une certaine manière avant même d’être votée. Cela nous renvoie à la question à la restauration de l’esprit public dans son rapport à la loi et au politique.
M. Régis Juanico. Je concentrerai ma réponse sur trois sujets : l’inflation normative, les études d’impact et l’évaluation des politiques publiques.
Dans notre rapport, nous avons voulu contribuer à l’objectif de revalorisation du travail parlementaire, que vous poursuivez d’ailleurs ici même dans ce groupe de travail sur l’avenir des institutions, et préparer ce que ce sera le Parlement du non-cumul à partir de la XVe législature. Or, aujourd’hui, le Parlement vote trop de lois, et des lois trop bavardes. Les normes s’accumulent au point que notre système juridique est complexe et instable. La concentration de l’activité du Parlement sur le vote de la loi se fait au détriment de sa fonction de contrôle et d’évaluation.
Aujourd’hui, sont votées environ 500 lois par législature, dont 80 % proviennent du Gouvernement – et encore les 20 % de lois d’origine parlementaire sont-elles souvent, en fait, inspirées ou même rédigées par lui. Le stock de lois dépasse les 11 000 textes. Le nombre d’ordonnances explose : de dix ordonnances par an avant l’an 2000, on se retrouve aujourd’hui à plus de 30 ou 40 ordonnances chaque année. Certains projets de loi relatifs à l’agriculture ont comporté une trentaine d’habilitations à légiférer par voie d’ordonnance. Se pose également un problème de volume de la loi : en 2013, l’ensemble des lois publiées au Journal officiel représentait 4 millions de caractères, et le Conseil d’État a mesuré que, chaque année depuis 2010, le nombre d’articles de loi a augmenté de 8 % et le nombre de mots qui les composent de 6 %. Le nombre d’articles de la loi ALUR et celui de la loi portant engagement national pour l’environnement ont été multipliés par deux entre le dépôt de ces textes et leur adoption définitive. Entre 2012 et 2014, 1 767 amendements gouvernementaux ont été adoptés, soit deux fois plus qu’il y a dix ans. Je ne reviens pas sur les séances de nuit déjà évoquées par le président Bartolone, ni sur le nombre de journées supplémentaires ouvertes par le Gouvernement pour légiférer, ni sur le recours à la procédure accélérée – quatre fois plus souvent qu’il y a dix ans. Comme vous l’avez souligné, cela est aussi dû à l’accélération du temps politique et médiatique.
En théorie, notre ordre du jour comprend une semaine de contrôle que nous utilisons certes pour présenter nos rapports d’évaluation et de contrôle des politiques publiques. Mais ses modalités ne sont pas satisfaisantes et elle est aussi préemptée par le Gouvernement.
J’en viens à présent aux études d’impact. Aujourd’hui, la fabrique de la loi comprend plusieurs phases. Tout d’abord, celle de la délibération collective entre ministres avant même que le dépôt d’un texte de loi ne soit décidé. La question est alors de savoir si l’adoption d’une loi est vraiment nécessaire. Cette phase importante est souvent oubliée, chaque ministre concoctant des textes législatifs dans son ministère. Dès lors qu’il y a intention de rédiger un texte législatif, il est nécessaire d’organiser au Parlement un débat préalable d’orientation, avant même qu’un projet de loi ne soit déposé en Conseil des ministres. C’est à ce moment-là qu’il faut pouvoir associer le plus largement possible, avant même l’étude d’impact, les forces vives de la nation dans leur diversité. Ensuite intervient l’étude d’impact qui soulève deux problèmes. D’une part, elle reste imprécise. Ainsi était-il prévu dans l’étude d’impact du projet de loi relatif à l’économie sociale et solidaire dont j’ai été le rapporteur la possibilité, d’ici deux à cinq ans, de créer entre 100 000 et 200 000 emplois. Même si l’étude d’impact ne relève pas de la prédiction mais de l’estimation, il est difficile au législateur de travailler à partir de données aussi imprécises. Plus grave encore, les études d’impact sont élaborées par les administrations mêmes qui sont chargées de rédiger les projets de loi. Elles n’ont donc aucune objectivité. Il importe donc de disposer d’une contre-expertise indépendante sur la qualité des études d’impact.
Quant à savoir s’il faut en confier la responsabilité à une autorité administrative indépendante supplémentaire, ce n’est pas le choix que Laure de La Raudière et moi-même avons fait. Nous souhaitons la rationalisation et le regroupement de plusieurs autorités indépendantes aujourd’hui chargées d’évaluer la qualité de ces études, à commencer par le Conseil de la simplification pour les entreprises : Thierry Mandon y travaille afin que des mesures concrètes en ce sens soient prises d’ici au 1er juillet. Je pense aussi au Conseil national d’évaluation des normes applicables aux collectivités territoriales et à leurs établissements publics (CNEN), au Haut Conseil à la vie associative (HCVA) et au CESE, qui rend de bons rapport lorsque le Gouvernement lui demande de travailler en amont de la préparation de la loi, mais qui pourrait aujourd’hui jouer un rôle important d’évaluation des conséquences sociétales et environnementales des textes. En Grande Bretagne, le feu vert de l’autorité indépendante est nécessaire pour qu’un texte de loi puisse être examiné. Seulement 1 % des quelques 12 000 décisions prises par cette autorité n’est pas suivi par le Gouvernement britannique.
J’en viens enfin à l’évaluation des politiques publiques. En tant que vice-président du CEC, placé sous l’autorité de Claude Bartolone, je peux affirmer que nous disposons à l’Assemblée nationale d’un outil remarquable chargé d’apprécier les résultats d’une loi au regard de ses objectifs de départ sur des politiques transversales. Nous y travaillons dans un esprit pluraliste – ce qui suppose que nous nous mettions d’accord sur un constat et des préconisations. Cet effort de consensus donne aux rapports de cette instance une légitimité supplémentaire. Le CEC retient une approche de comparaison avec les autres pays européens et travaille dans la durée, souvent pendant un an sur un même rapport. Ses travaux sont ensuite examinés en séance publique à l’Assemblée nationale et font l’objet d’un droit de suivi : six mois après la publication d’un rapport, le CEC interroge les ministres quant au sort donné à ses préconisations. Souvent, celles-ci sont suivies d’effet. C’est un outil sur lequel il faut pouvoir s’appuyer mais si l’on souhaite lui confier l’élaboration des études d’impact, il aura besoin de moyens supplémentaires – ce qu’il est difficile de justifier aujourd’hui. Mais peut-être avons-nous un travail de pédagogie à accomplir en la matière.
Nous proposons, et cela figure désormais dans le Règlement de l’Assemblée nationale, que la culture de l’évaluation des politiques publiques se diffuse dans l’ensemble des commissions permanentes. Trois ans après l’entrée en vigueur d’une loi, son rapporteur et le contre-rapporteur, chargé d’évaluer la qualité de son étude d’impact lors de son examen en commission, auront désormais pour tâche d’évaluer cette loi systématiquement.
Autre progrès, nous avons placé au cœur du débat parlementaire l’étude d’impact qui sera désormais discutée en commission et en séance publique.
Quant à l’application de la loi, elle doit effectivement faire l’objet d’un contrôle parlementaire plus poussé. Nous avons progressé en ce sens depuis quelques années : nous sommes passés de 35 ou 40 % à quelque 65 % de décrets d’application publiés après l’entrée en vigueur d’une loi. Je regrette à ce titre que le Président du Sénat, M. Gérard Larcher, ait supprimé une des rares instances chargées de vérifier l’application de la loi. Cette commission sénatoriale avait toute son utilité, y compris dans le cadre de nos travaux d’évaluation des politiques publiques. Il faut absolument que nous évitions de fixer dans les textes législatifs des dates d’entrée en vigueur trop précipitées. Mieux vaut, pour que les décisions prises aient un impact sur le terrain, prévoir une phase d’expérimentation sur un territoire déterminé avant de prendre des mesures définitives. On se heurte en effet parfois au mur des réalités lorsqu’on applique la loi.
Mme Laure de La Raudière. Nous sommes tous d’accord sur le fait que la loi n’a pas pour fonction d’être un outil de communication. Quant à savoir comment faire pour y parvenir, je vous renvoie aux suggestions que vous pourrez faire dans le cadre de ce groupe de travail.
Nous n’avons pas étudié, dans le cadre de notre mission, la place de la loi par rapport à celle de l’accord collectif dans le milieu des entreprises. Mais il importe de bien distinguer ce qui relève de la loi de ce que l’on peut régler à d’autres niveaux. Cela nous permettra de respecter la hiérarchie des normes, d’adopter moins de lois et de prendre le temps nécessaire pour rédiger des textes de qualité. Si l’on trouvait un moyen de limiter le recours aux procédures accélérées, j’y verrais une bonne chose mais j’ignore comment y parvenir dans le cadre de la Ve République.
Le champ des ordonnances devrait, selon moi, être restreint à la transposition par défaut des directives européennes, quitte à recourir à la loi par la suite si l’on souhaite les sur-transposer. Cela permettrait à la France de respecter les délais dont elle dispose pour le faire. La consultation du Conseil d’État nous donnerait l’assurance que ces ordonnances sont hors du cadre de la sur-transposition.
S’agissant de la transparence sur le lobbying, M. Thierry Mandon, qui a réalisé un travail sur la fabrique de la loi, propose de soumettre les études d’impact à l’avis des citoyens, des ONG et des parties intéressées avant qu’elles ne soient présentées, avec les projets de loi auxquels elles se rapportent, en Conseil des ministres. Cette méthode ayant été appliquée au projet de loi à venir sur le numérique, nous pourrons vérifier en quoi cela a permis d’en améliorer les dispositions de départ.
Enfin, je ne suis pas sûre que la vitesse avec laquelle nous examinons les textes soit l’une des raisons de la saisine du Conseil constitutionnel. Car il est très difficile aux parlementaires, lorsqu’ils examinent un texte, de savoir s’ils respectent finement l’équilibre prévu par la Constitution ou pas. D’autre part, sur certains sujets, comme par exemple le projet de loi sur le renseignement, nous avons besoin d’une décision du Conseil constitutionnel qui fasse jurisprudence.
M. le président Claude Bartolone. Je vous remercie de cette présentation et du rapport que vous avez rédigé, tous deux utiles pour nous permettre d’apprécier le rôle législatif du Parlement, notamment en vue de l’application de la règle du non-cumul.
Le groupe de travail en vient à l’audition de MM. Olivier Rozenberg et Armel Le Divellec.
M. le président Claude Bartolone. Nous accueillons à présent M. Olivier Rozenberg, professeur associé à Sciences-Po, chargé de recherches au Centre d’études européen. Ses travaux portent sur les parlements en Europe. Il a notamment publié avec Éric Thiers, à La Documentation française, un ouvrage passionnant sur l’opposition parlementaire. Nous recevons également M. Armel Le Divellec, professeur de droit public à l’université Paris 2 Panthéon-Assas. Il y enseigne le droit constitutionnel et le droit public comparé, et est également spécialiste du droit parlementaire. Je les remercie d’avoir accepté notre invitation. Avant de leur céder la parole, je la donne à Michel Winock qui va introduire cette seconde table ronde.
M. le président Michel Winock. Je parlerai de la place de l’opposition dans notre histoire républicaine pour vous faire comprendre la difficulté que nous avons à donner un véritable statut à l’opposition.
Pendant longtemps, l’opposition a eu une existence légale, sans avoir d’existence légitime. Sans remonter à la Révolution, observons ce qu’il en est à partir des débuts de la IIIe République. Après la victoire définitive des Républicains en 1879, l’opposition réunissait les monarchistes, les bonapartistes et, au-delà, la masse des catholiques. Cette opposition n’avait pas vocation au pouvoir dans le cadre républicain puisqu’elle était hostile au régime en place. Sans doute, en 1892, le pape Léon XIII a-t-il recommandé aux catholiques français d’adhérer à la République. Mais il s’agissait d’une adhésion aux institutions, d’un renoncement à la monarchie, et non pas aux valeurs républicaines. Du reste, les « ralliés » n’ont été qu’une minorité. Et surtout, l’affaire Dreyfus et ce qui s’ensuit – la naissance du nationalisme, la lutte anticléricale et finalement la loi de séparation des Églises et de l’État – éloignent pour longtemps les catholiques du pouvoir. Ce sera le cas jusqu’à la défaite de 1940, sauf pendant la courte période de l’Union sacrée, au cours de laquelle quelques catholiques deviennent temporairement ministres.
L’opposition a ses parlementaires, par quoi elle est légale, mais elle n’a pas accès au pouvoir. Elle se manifeste, tout au long de la IIIe République, dans la rue : c’est le boulangisme de 1887 à 1889 ; ce sont les ligues nationalistes à la fin du siècle ; c’est l’agitation des ligues encore dans les années 1930, notamment avec l’émeute du 6 février 1934.
Certes, il y avait des changements de gouvernement mais pas de véritable alternance : tous les présidents du Conseil sont issus du camp républicain, y compris quand la gauche de celui-ci est battue aux élections comme en 1919 ou en 1928. Raymond Poincaré qui passe, à juste titre, pour un homme de droite, est un transfuge du parti républicain, un ancien dreyfusard, un laïque. La droite la plus nombreuse, même celle qui s’est finalement ralliée à la République, n’est pas légitime aux yeux des Républicains.
La Seconde Guerre mondiale, la France libre et la Résistance ont changé la donne. Les catholiques sont pleinement intégrés à la IVe République et certains de leurs chefs accèdent au pouvoir. Outre le général de Gaulle, on voit devenir présidents du Conseil Georges Bidault, Robert Schuman ou Pierre Pflimlin : la démocratie chrétienne, issue de la Résistance, s’est substituée au catholicisme conservateur, compromis avec le régime de Vichy.
Cependant, après trois années dominées par le tripartisme – Parti communiste français (PCF), socialistes de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) et du Mouvement républicain populaire (MRP) –, la Guerre froide rejette dans l’opposition les communistes, devenus premier parti de France. Simultanément, de Gaulle, opposé à la Constitution de la IVe République, fonde en 1947 le Rassemblement du peuple français (RPF) qui vise un changement de régime. De sorte que, désormais, la France est gouvernée par des majorités précaires qu’on appelle de « troisième force », opposées à la fois aux communistes et aux gaullistes. Cette double opposition, non seulement est on ne peut plus divisée, mais en outre elle n’est, encore une fois, pas légitime : les communistes sont solidaires du bloc soviétique et les gaullistes n’attendent que l’occasion de changer de régime. Autrement dit, l’opposition est hors système. Les choses changent un peu après la dissolution du RPF par le général de Gaulle en 1953, mais la principale force d’opposition, le PCF, est marginalisé : personne ne songe, pas même lui, à parvenir au pouvoir légalement.
À l’avènement de la Ve République, nous observons que dans les premières années, l’opposition est formée par ceux qui, à gauche, ont refusé la nouvelle Constitution. Pour le général de Gaulle, l’opposition n’existe pas. Préconisant le rassemblement, il conteste la dualité gauche-droite. Ainsi, dans une allocution télévisée, à la veille des élections législatives de 1967, pour évoquer la majorité gaulliste souhaitée, il déclare : « Si notre Ve République l’emporte… » – ses adversaires n’en faisaient donc pas partie. Sous les présidences de Georges Pompidou et Valéry Giscard d’Estaing se constitue l’opposition de l’union de la gauche, formalisée par un programme commun qui la situe hors système : la critique des institutions présentée par François Mitterrand dans Le Coup d’État permanent et la rupture annoncée avec le capitalisme depuis le Congrès d’Épinay en 1971 relèvent d’un registre qui, aux yeux de la majorité de droite, exclut la gauche de l’opposition légitime.
Voilà pourquoi 1981 est la date du grand tournant, celui de l’alternance. Une alternance qui n’avait jamais été véritablement réalisée jusque-là en France, sauf par des coups d’État, par la Seconde Guerre mondiale ou la guerre d’Algérie. Au pouvoir, François Mitterrand ne change rien à la Constitution, mais la pratique du pouvoir socialiste infléchit sensiblement le système mis en place en 1958-1962. Désormais, il existe une opposition et une majorité ; et chacune d’elles peut prétendre au pouvoir, comme cela se passe dans les autres démocraties occidentales. La gauche a intégré le régime de la Ve République mais en le démocratisant par le fait même de l’alternance réalisée sans soubresaut, sans coup de fusil, sans violence.
C’est l’existence de l’alternance – et désormais les alternances se succéderont – qui met sur le même pied de légitimité la majorité et l’opposition. C’est le consensus enfin trouvé sur les règles institutionnelles entre la droite et la gauche qui doit imposer un statut de l’opposition. Mais l’héritage des divisions idéologiques et historiques pèse encore. Pendant deux siècles, les Français se sont déchirés, du moins en paroles, en slogans, en théories, sur leur système politique, économique et social. La lenteur de la pacification démocratique, qui conditionne le vivre-ensemble entre majorité et opposition, est à mon sens un des éléments d’explication de notre retard.
Faire droit, politiquement et juridiquement, à l’opposition, c’est l’une des manières d’institutionnaliser la pacification politique dans la République.
M. le président Claude Bartolone. Je vous remercie, cher Michel Winock, de compléter, de réunion en réunion, la fresque historique du Parlement, et de nous avoir présenté aujourd’hui cette histoire de l’opposition.
M. Armel Le Divellec. Messieurs les présidents, mesdames et messieurs les députés, je suis honoré d’avoir été invité à m’exprimer devant vous. Le fait que cette réflexion émane du Parlement, et non de l’exécutif, me réjouit particulièrement.
Le renforcement du Parlement est un thème classique, récurrent : on remplirait des volumes avec les discours sur la nécessité de remédier à la crise du Parlement et les propositions de réforme, avant comme après 1958. Ainsi l’Association française de science politique organisa-t-elle en 1965 une table ronde au titre éloquent : « Le parlementarisme peut-il être limité sans être annihilé ? » Si problème il y a, il n’est donc pas conjoncturel, ni d’ailleurs propre à la France : la discussion sur les meilleurs moyens de renforcer les assemblées délibérantes est presque inhérente au système représentatif. Il convient donc de se méfier : quelques recettes simples, quelques mesures fussent-elles séduisantes ne suffiront pas à revaloriser le Parlement.
Je m’en tiendrai aujourd’hui – quitte à décevoir – à un registre étroit et réaliste. J’aimerais surtout contribuer à dissiper les malentendus et les illusions qui entourent trop souvent le travail des parlements.
Je commencerai par souligner un problème de perception. Les observateurs, comme beaucoup d’acteurs, sous-évaluent systématiquement ce qui se fait au Parlement : je suis frappé par l’importance du travail accompli, bien sûr, mais aussi par le peu de résonance de ce travail à l’extérieur. Les parlementaires en sont bien conscients, et en sont cruellement déçus. C’est une difficulté qui tient aux contraintes de la société de l’information, celle du rapide, de l’instantané, du superficiel souvent. Le temps long du Parlement ne correspond guère à la façon dont les débats politiques sont menés dans les médias ; une interview à la radio, le matin, aura bien plus d’écho qu’une audition à l’Assemblée nationale. Les hommes politiques n’ont d’autre choix que d’en tenir compte.
La question du Parlement doit être abordée à un niveau structurel. À mon sens, le problème n’est plus guère aujourd’hui d’ordre juridique : si de menus aménagements peuvent être apportés – et le Règlement de l’Assemblée nationale a encore été légèrement modifié au mois d’octobre dernier – une série de mesures, puis la grande réforme de 2008 ont corrigé l’essentiel des déséquilibrés nés de la Constitution de 1958. Les corsets peut-être nécessaires alors ont été desserrés. Il faut maintenant laisser le temps à ces réformes de produire tous leurs effets, et aux acteurs de se les approprier. Aujourd’hui, comme l’ont dit Guy Carcassonne ou Pierre Avril, le Parlement français n’a pas besoin de pouvoirs supplémentaires, mais de la volonté d’exercer ceux dont il dispose.
Il me paraît préférable d’aborder la question sous l’angle des problèmes structurels qui se posent à toutes les assemblées délibérantes des régimes représentatifs modernes, et notamment à ceux de type parlementaire, qui sont de très loin les plus nombreux dans le monde libre, et dont la Ve République fait partie.
Si l’on désigne encore couramment le Parlement comme le pouvoir législatif, il faut souligner qu’il s’agit là d’un abus de langage : c’est faux juridiquement, politiquement, pratiquement. L’exécutif est, et doit être, le moteur de la législation, et il l’est d’ailleurs depuis longtemps. Le Parlement est aussi, et peut-être d’abord, une instance de contrôle. Les deux fonctions coexistent et, si on les distingue pour des raisons pédagogiques, elles sont souvent entremêlées.
Il faut également garder à l’esprit la logique naturelle d’une dualité entre majorité et opposition, et se garder de la contrecarrer. La réforme constitutionnelle de 2008 a été sur ce point très heureuse.
Il découle de ces deux idées que l’opposition a vocation à être la force qui exerce principalement le contrôle public et la critique, sans que ce contrôle ne débouche directement sur une sanction. Mais la majorité exerce également un contrôle fondamental quoiqu’en général oublié. Certes, cela se passe en coulisses, mais ce contrôle doit pouvoir infléchir l’action gouvernementale, parfois la corriger. C’est de cette façon que s’exerce, je crois, la puissance des parlements qui fonctionnent bien.
Il faut également dépasser notre singularité constitutionnelle. On pourrait bien sûr se contenter de dire que le Parlement ne sera renforcé que s’il est mis fin au présidentialisme tel qu’il s’est imposé : c’est une idée qui a les faveurs de certains. Mais ne nous faisons pas d’illusions : il mourra peut-être de sa belle mort, mais l’on ne décrétera pas la fin du présidentialisme. Cette singularité française complique considérablement la situation du Parlement, car au lieu d’une relation à deux – Gouvernement, Parlement – s’instaure une relation à trois, dont le véritable chef politique n’a pas de lien direct avec le Parlement.
Mais ce n’est pas une raison pour se résigner : le présidentialisme n’explique pas tout. Il doit être possible d’améliorer malgré tout l’influence du Parlement, d’autant que notre système reste structurellement parlementaire : le Gouvernement est doublement responsable, devant le Président de la République et devant l’Assemblée nationale, et François Fillon l’avait formulé ainsi. Sans le soutien d’une majorité parlementaire, il n’y a pas de gouvernement : c’est une évidence que l’on oublie parfois.
L’enjeu est donc de retrouver un équilibre raisonnable entre la puissance du Gouvernement et celle de la majorité. Je me concentrerai en effet sur cette dernière, puisqu’Olivier Rozenberg traitera principalement de l’opposition. Cet équilibre n’est pas principalement juridique, mais politique. Chateaubriand l’avait formulé ainsi : les ministres doivent être « maîtres des chambres par le fond, et leurs serviteurs par la forme ». Quelques décennies plus tard, Walter Bagehot a décrit la vie parlementaire anglaise comme une série d’actions et de réactions entre le Cabinet et la Chambre.
La Ve République a créé une culture nouvelle, celle d’une restriction volontaire de la majorité. Cette relative soumission est sans doute excessive, et elle est déplorée par beaucoup, à commencer par les députés de la majorité eux-mêmes. Or, l’histoire, mais aussi la pratique des pays voisins nous montrent que d’autres équilibres sont possibles : il est possible d’avoir à la fois un Gouvernement stable et un Parlement puissant, où l’opposition est active, respectée, responsable et où la majorité est influente et joue pleinement son rôle.
Mais l’influence de la majorité passe surtout par des voies informelles. Cela rend difficile de proposer des réformes précises. C’est un défi auquel tous les parlements modernes sont confrontés : un équilibre doit être trouvé, et il n’est jamais figé – les Premiers ministres sont plus ou moins autoritaires, les majorités plus ou moins turbulentes. L’important est qu’à long terme, la majorité soit reconnue comme une force de cogestion légitime ; son influence n’est pas la marque d’une dérive.
Au cours de la table ronde de 1965 que j’évoquais plus haut, deux parlementaires gaullistes se sont affrontés. Au sénateur Marcel Prélot qui déplorait l’affaiblissement du Parlement, le député René Capitant rétorquait qu’il n’en était rien, et qu’il vivait au quotidien l’intensité des débats entre le groupe parlementaire UNR-UDT et le gouvernement Pompidou. Ces débats étaient vifs, mais ils n’étaient pas publics, et une fois arrivés à une position commune, gouvernement et majorité la défendaient ensemble. C’est là le cœur de la question : c’est dans une meilleure concertation – organisée sans être juridiquement formalisée – entre le Gouvernement et le Parlement que se joue la puissance des parlementaires dans le monde moderne.
Il est absurde qu’un ministre arrive devant le Parlement avec un projet de loi entièrement ficelé par ses services, et que les parlementaires de la majorité le découvrent à ce moment-là. Dans les pays où l’influence parlementaire est forte, comme l’Allemagne, le processus législatif commence très tôt et des négociations serrées ont lieu avec les experts du ou des groupes parlementaires de la majorité. Un projet de loi n’est alors déposé que lorsqu’il est mûr, lorsqu’il reflète le consensus intra-majoritaire. J’entends bien que la pression du temps perturbe l’organisation du temps parlementaire, rendant à vrai dire toute réforme difficile. Mais c’est bien là que les choses se jouent. Au moment où les Français, en 1965, découvraient le parlementarisme moderne, les Allemands constataient également que l’influence parlementaire était réelle parce que la majorité pouvait influer sur les actions du Gouvernement ; si elle se fait à l’abri des regards, cette influence n’en est pas moins décisive. Le rôle de l’opposition est de rappeler que tout ne peut pas se passer à l’abri du regard du public.
Cela suppose d’accepter de prendre le temps de débattre et de négocier. Le Président de la République a dit il y a quelques semaines que tout était trop lent ; il a regretté que la procédure parlementaire remonte au XIXe et au XXe siècles, ce qui parfaitement exact. Mais veut-on vraiment aller plus vite ? La loi relative aux libertés et responsabilités des universités (LRU) a été adoptée au mois d’août 2007, c’est-à-dire deux mois à peine après le début de la législature ! Fallait-il vraiment adopter un tel rythme, alors qu’il s’agissait d’une réforme fondamentale, qui s’est heurtée à des oppositions très fortes – et à mon avis justifiées ? Ne pouvait-on pas renoncer à l’affichage politique pour prendre le temps d’une véritable réflexion ?
Le nombre élevé d’amendements gouvernementaux déposés en cours de discussion témoigne de l’impréparation du Gouvernement. Certes, certains peuvent être issus de propositions parlementaires, et le fruit d’un compromis. Je ne serais néanmoins pas choqué que l’on adopte moins d’amendements, si c’était le résultat de l’intégration en amont des observations des spécialistes de la majorité. Bien sûr, chaque député ne peut pas être spécialiste de tous les sujets : il revient aux groupes parlementaires de s’organiser.
Il n’est pas rare non plus que des lois soient adoptées très rapidement, en usant de la procédure accélérée, puis que les décrets d’application se fassent attendre pendant des années, voire qu’ils ne soient tout simplement jamais pris. Ainsi, le CV anonyme mis en place par une loi de 2006 n’est jamais entré en vigueur. C’est un point scandaleux, et un remède doit être apporté.
Il faudrait donc admettre qu’il faut savoir prendre son temps ; il faudrait également reconnaître l’utilité du compromis, terme qui revêt une connotation péjorative dans la culture politique française, ce qui est fâcheux. En Allemagne ou dans les pays nordiques, le compromis est au contraire valorisé : on prend le temps, et on préfère que l’opposition exerce une certaine influence, parce que l’on aura fait des concessions – peut-être tout simplement parce qu’une seconde chambre pourra déposer un veto. Il est possible tout de même, sur certains sujets, de tendre la main à l’opposition, mais c’est très rare dans notre pays. Valoriser la culture du compromis, voilà quelque chose que la classe politique devrait sans doute apprendre. Mais cela ne se décrète pas.
Un juriste parlait, à propos de l’Allemagne, de « parlementarisme de salles de réunion ». Le Parlement y perd une partie de son caractère spectaculaire, mais aujourd’hui, le travail parlementaire ne doit plus être réduit à la séance publique. Bien sûr, la réforme de 2008 a renforcé les commissions, ce qui est heureux ; mais avant même cette phase de commission, ou parallèlement, des compromis doivent se nouer. Cela se passe d’ailleurs de cette façon au Parlement européen, et c’est l’une des raisons pour lesquelles les parlementaires allemands, autrichiens ou scandinaves y sont à l’aise. Que la séance publique ne fasse finalement que ratifier ce qui a été fait en amont ne doit pas choquer : le Parlement ne peut plus travailler dans les mêmes conditions qu’au XIXe siècle.
La présence d’une opposition forte permet que les questions ne soient pas simplement réglées dans des réunions en petit comité, à l’abri du regard public, mais qu’elles soient aussi l’objet d’une confrontation publique. À côté de la légitime mauvaise foi de l’opposition, il faut toutefois savoir se tendre la main sans que les uns ou les autres aient l’impression d’y perdre la face.
Il y a donc, je crois, peu de changements formels à effectuer. Tout est question de culture, de pratiques : l’observation d’autres parlements voisins m’amène toutefois à faire quelques propositions concrètes.
Il me semble qu’on pourrait aller un peu plus loin sur les commissions d’enquête, pour en faire un véritable droit de la minorité : il serait possible d’inscrire dans la Constitution qu’un quart des députés ont le droit d’obtenir une commission d’enquête, avec des garanties pour que la majorité ne puisse pas neutraliser ce travail. Idéalement, il faudrait que le juge constitutionnel puisse être appelé à les faire respecter, comme c’est le cas en Allemagne. Mais je doute que le Conseil constitutionnel français puisse jouer un rôle équivalent.
S’agissant du contrôle public, qui revient plutôt à l’opposition, je suis frappé par le fait que l’Assemblée a mis en place de nombreuses formules très séduisantes, mais qui n’intéressent guère les médias. Des rapports très intéressants ne sont pas connus du tout… Il est dès lors légitime que les parlementaires rechignent à s’investir : il faut admettre ce critère de rentabilité médiatique. Il serait peut-être possible d’organiser un rendez-vous parallèle à celui des questions au Gouvernement, en milieu de semaine, et qui serait un débat de deux heures sur un thème, choisi par l’opposition ou par un groupe minoritaire. Cela permettrait aux groupes de prendre position sur une question de politique générale, ou sectorielle, selon l’actualité : on s’habituerait ainsi à un débat hebdomadaire, ce qui n’est pas la fonction des questions au Gouvernement.
S’il faut changer quelque chose du côté de la majorité, c’est, je l’ai dit, plutôt de façon informelle.
Les groupes parlementaires auraient en tout cas intérêt à s’organiser de façon plus visible : il faudrait que les porte-parole sur chaque question soient mieux connus, par exemple. Les sites internet offrent déjà plus d’informations qu’autrefois, mais il est possible de progresser.
Je lance ici une proposition qui n’a guère de chance d’être adoptée un jour : au Royaume-Uni, il existe des parliamentary private secretaries, qui sont des parlementaires de la majorité travaillant aux côtés d’un ministre. Ils apprennent ainsi ce qu’est la fonction de ministre ; ils n’ont pas de charge officielle mais ils accompagnent le ministre, le remplacent parfois. De jeunes députés peuvent ainsi se frotter aux responsabilités gouvernementales. Les majorités qui arrivent au pouvoir donnent souvent une impression de grande impréparation : une telle pratique, qui n’a pas besoin d’être très formalisée, pourrait être utile pour associer de l’intérieur la majorité au gouvernement.
Je me permets enfin de conseiller à votre groupe de travail, s’il souhaite faire des propositions, de ne pas tout inscrire dans le Règlement de l’Assemblée nationale : les innovations devraient alors passer sous les fourches caudines du Conseil constitutionnel, qui bloque parfois les évolutions. Il est possible d’écrire par exemple des chartes sans valeur juridique pour rationaliser tel ou tel aspect du travail parlementaire.
M. Olivier Rozenberg. Je vous remercie à mon tour de m’avoir invité à m’exprimer devant vous sur le rôle de l’opposition.
Permettez-moi de faire trois remarques liminaires. Tout d’abord, la revalorisation du rôle de l’opposition ne passe pas seulement, voire pas principalement, par le Parlement : le rôle des médias, comme celui du financement public, sont essentiels.
Je souligne également que la revalorisation de l’opposition n’a pas attendu la révision constitutionnelle de 2008 ; la grande date, c’est 1974, date à partir de laquelle l’opposition a pu saisir le Conseil constitutionnel, et à laquelle fut créée, de façon informelle, la séance de questions au Gouvernement. L’existence même d’un parlement protège d’ailleurs l’opposition, en lui offrant un droit à la parole, une protection juridique, des ressources...
Enfin, le renforcement du Parlement et le renforcement de l’opposition ne sont pas synonymes : de grandes mesures de revalorisation du Parlement ont été prises en 2008, comme l’examen en séance publique du texte issu de la Commission, mais cette mesure est assez neutre du point de vue de l’opposition ; la fin annoncée du cumul des mandats, quant à elle, affecte tout autant la majorité que l’opposition.
La réforme de 2008 a en quelque sorte inscrit dans la Constitution un principe de discrimination positive en faveur de l’opposition : elle a choisi l’équité plutôt que l’égalité stricte. Je rappelle rapidement que cette réforme a attribué à l’opposition la présidence des commissions des finances, lui a donné un droit de tirage pour les commissions d’enquête, a réservé aux groupes d’opposition et aux groupes minoritaires une journée de séance par mois, a instauré la parité du temps lors des questions au Gouvernement, ainsi qu’un droit de tirage sur les sujets choisis pour débattre lors des semaines de contrôle…
Certaines dispositions ne visaient pas la seule opposition, mais l’ont néanmoins aidée, par exemple l’autorisation que le Parlement donne à la poursuite des opérations extérieures après quatre mois ou le vote des commissions pour approuver certaines nominations faites par le Président de la République.
Cette réforme était toutefois ambiguë : elle visait également à limiter la capacité d’obstruction de l’opposition, et donc son temps de parole – le temps législatif programmé a été mis en place à l’Assemblée, et va l’être au Sénat. Les stratégies d’obstruction parlementaires ont fortement crû à partir du début des années 1980. Leur limitation participe certainement d’une rationalisation du Parlement, ce qui a son intérêt, mais le choix qui a été fait de réduire l’opposition au silence dans certaines circonstances me semble gênant.
Cette réforme de 2008 s’inscrit plus dans une conception du working Parliament que du talking Parliament. Les parlements accomplissent en effet deux sortes de tâches : ils travaillent sur le fond, examinent les textes, amendent la législation… d’une part, et d’autre part animent le débat public et permettent la controverse, voire le spectacle politique. Le premier aspect est plutôt illustré par le Bundestag, le second par la Chambre des communes. Les réformes récentes se situent toutes dans la perspective d’un working Parliament : on attend des députés qu’ils soient rapporteurs, présidents de commissions d’enquête… au détriment d’interventions plus spectaculaires, plus médiatisées. Les députés de l’opposition peuvent alors perdre une partie de leur motivation pour ces procédures.
Aujourd’hui, il est de bon ton de dresser un bilan plutôt négatif de la réforme de 2008, pour ce qui est du rôle donné à l’opposition. Tel ne sera pas mon propos ; par petites touches, certes, il me semble qu’en regard de notre histoire qui vient d’être retracée par M. le professeur Winock, et de ce qu’était le Parlement il y a seulement vingt ans, l’évolution des mœurs est considérable. Ainsi, il y a aujourd’hui des co-rapporteurs, l’un issu de la majorité et l’autre de l’opposition, pour l’application des lois ; il est possible de mentionner des divergences dans le rapport. La Commission des lois a mis en place des « shadow rapporteurs » de l’opposition, dès l’examen du projet : ils assistent aux auditions du rapporteur, et disposent de quelques pages dans le rapport. Les nominations du Président de la République sont examinées par un rapporteur de l’opposition, aidé par l’administration parlementaire – petite révolution culturelle. Certaines nominations ont d’ailleurs été repoussées : ce ne sont donc pas là des gadgets. L’opposition dispose aussi désormais du rapport quelques heures, voire quelques jours avant la réunion de la commission : elle ne le découvre plus au dernier moment, ce qui lui permet de le travailler. Il y aurait beaucoup d’autres exemples. Une évolution est en marche, lente, et relativement inaperçue, mais bien réelle.
Il faut néanmoins, je crois, aller plus loin. Depuis trois législatures, le groupe majoritaire à l’Assemblée nationale dispose seul, ou à peu près, de la majorité : c’est une situation assez rare dans notre histoire. Une majorité si puissante numériquement impose, je crois, de renforcer davantage les droits de l’opposition.
Je voudrais donc proposer cinq mesures réformistes, et une mesure plus radicale.
La première des cinq mesures de réforme serait d’institutionnaliser le shadow rapporteur mis en place par la Commission des lois. Sur le modèle du parlement britannique, ou du Parlement européen, dès le dépôt d’un texte, un rapporteur principal de l’opposition est nommé, et dispose de droits particuliers ; il peut s’exprimer dans les rapports écrits, et on pourrait imaginer de lui demander, de façon symétrique à ce qui se fait pour le rapporteur de la commission, son avis en séance publique. Il serait ainsi plus visible, et on peut espérer que cela l’inciterait à agir.
La deuxième proposition serait l’instauration d’un débat d’orientation en séance, préalablement à l’examen en commission, pour remplacer la discussion générale. Cela permettrait aux groupes d’opposition de marquer publiquement leur position dès le début de l’examen d’un texte, mais aussi d’anticiper les conséquences d’une législation ; cela forcerait le Gouvernement à prendre du temps. On procède ainsi en Italie, par exemple.
Il faudrait également un meilleur contrôle de l’utilisation, par les groupes parlementaires, de leurs ressources financières – dont il n’est pas normal que certains groupes les utilisent pour autre chose que le travail parlementaire, ce que l’on peut lire dans la presse. L’expertise parlementaire doit se constituer non pas seulement au sein de l’administration parlementaire, mais aussi au sein des groupes eux-mêmes. À ce titre, l’exemple du Bundestag est impressionnant : les groupes, de la majorité comme de l’opposition, embauchent des économistes et des juristes pour quelques années, afin de pouvoir opposer à l’administration une contre-expertise. Le Parlement français le fait extrêmement peu : pour le personnel embauché par les groupes, par rapport à l’Allemagne, on est dans une proportion de un à dix ! Le groupe UMP devrait par exemple disposer de trois économistes prévisionnistes en mesure de décortiquer les chiffres de Bercy, et de fournir une contre-analyse de l’état de notre économie.
Une dose de proportionnelle me semblerait également souhaitable. Tous les partis politiques, à l’exception de l’UMP, défendent cette mesure. Soixante parlementaires élus au scrutin proportionnel, dans une circonscription nationale, suffiraient à représenter l’ensemble de l’opposition réelle au Parlement – alors qu’aujourd’hui, seule une partie de l’opposition est représentée.
Il me paraîtrait également bon d’instaurer une consultation systématique du ou des chefs de l’opposition par le Président de la République en cas de crise, mais aussi d’intervention armée, de modification des traités européens…
J’en viens à la mesure plus radicale que je propose, et qui est aujourd’hui contraire à la Constitution et à l’esprit de la Ve République : il s’agirait, à régime politique constant, d’organiser régulièrement, tous les mois par exemple, une séance de questions et réponses avec le Président de la République à l’Assemblée nationale. Bien sûr, c’est une idée qui fait pâlir les juristes, puisqu’il serait tout à fait contraire à la doctrine d’obliger le Président de la République à venir au Parlement pour écouter des critiques et répondre à des questions. Mais cette barrière n’est-elle pas mentale ? Pourquoi, à la veille ou au lendemain d’un Conseil européen, François Hollande n’est-il pas tenu de venir expliquer les décisions qu’il a prises, ou qu’il va prendre ? Une telle séance de questions et réponses pourrait se faire sans ouvrir la possibilité d’une censure, en conservant l’irresponsabilité du Président. Mais nous pourrions, je crois, assumer le présidentialisme de notre régime : le Président de la République étant très puissant en France, pourquoi ne pourrait-il pas, une fois par mois ou une fois tous les deux mois, et non de façon hebdomadaire comme le Premier ministre, écouter des critiques et y répondre ? Cette mesure inciterait de plus, ce qui serait une bonne chose, les leaders de l’opposition à être présents au Parlement, ce qui n’est guère le cas aujourd’hui – pensons à Martine Aubry et à Ségolène Royal hier, à Nicolas Sarkozy aujourd’hui. Cette mesure rencontre des obstacles juridiques – il faudrait changer les textes – mais, j’y insiste, surtout mentale. Je ne comprends pas non plus pourquoi les commissions d’enquête ne peuvent pas porter sur les actions du Président.
Mme Cécile Untermaier. Je commencerai par remercier nos deux intervenants pour leurs réflexions stimulantes. La sixième proposition qui vient d’être faite me paraît particulièrement intéressante, comme la proposition d’un rendez-vous régulier consacré à l’application des lois. Un tel débat public, hebdomadaire par exemple, permettrait à nos concitoyens de constater où sont les blocages : en tant que députés, nous devons nous battre pour par exemple connaître la date de sortie des décrets d’application.
La révision constitutionnelle de 2008 laisse un goût d’inachevé. Il me paraît très positif que le texte examiné dans l’hémicycle soit celui qui est issu des travaux de la commission saisie au fond ; mais la discussion en séance publique est souvent redondante – certes, tous les députés ne font pas partie de la commission, et ils peuvent souhaiter intervenir. Elle donne aussi lieu à beaucoup d’affichage politique : un seul amendement peut ainsi être déposé par cinquante députés de l’opposition, qui chacun s’expriment pendant deux minutes… Cela lasse les auditeurs potentiels.
J’appelle aussi de mes vœux, bien sûr, un équilibre à long terme ; mais tout cela est extrêmement lié aux personnalités en place. Des règles de gouvernance très strictes sont donc indispensables. En particulier, le Parlement devrait désigner librement ses rapporteurs et pouvoir s’organiser. L’expérience récente du projet de loi Macron donne un bon exemple : le travail parlementaire a été passionnant, mais d’une part, ce texte était examiné par une commission spéciale, et d’autre part, le ministre ne cherchait pas à défendre à tout prix des positions déjà prises. Bien au contraire, il a accepté de mettre son administration au service des députés qui contestaient certaines dispositions – car, vous l’avez dit, nous ne disposons pas de capacités d’expertise suffisantes. Ainsi, nous avons pu affûter nos arguments et parfois nous voir donner raison. Un équilibre a ainsi été trouvé, mais c’est parce que le ministre et les députés ont joué le jeu.
En tant que nouvelle députée, j’éprouve une réelle frustration, car je constate que l’Assemblée nationale ne détient pas vraiment le pouvoir législatif… Au mieux, celui-ci est partagé, alors que j’aimerais que le Parlement en dispose vraiment : l’équilibre actuel – déséquilibré au profit du Gouvernement, et donc de la haute administration – ne me paraît pas satisfaisant.
Je vous rejoins pour dire qu’il y a des travaux excellents au Parlement, mais qu’ils ne sont vus par personne. Je m’interroge sur l’intérêt des questions au Gouvernement dans leur forme actuelle : seul miroir offert aux téléspectateurs, ne portent-elles pas finalement préjudice à nos travaux ? Ne faudrait-il pas les supprimer, ou à tout le moins les réduire ? Si elles disparaissaient, les regards se porteraient nécessairement sur les rapports sérieux, les travaux de fond qui sont menés ici.
S’agissant enfin de l’opposition, les rapports d’information à deux rapporteurs, l’un de la majorité et l’autre de l’opposition, sont effectivement très intéressants. C’est un exercice difficile, mais qui profite à tous, et notamment à tous ceux à qui la loi va s’appliquer.
Mme Christine Lazerges. Merci de vos interventions.
La diffusion des travaux menés à l’Assemblée nationale comme au Sénat est en effet très médiocre : le Parlement communique bien trop peu et ses rapports sont très mal connus, dans l’université par exemple. Il en va d’ailleurs de même pour ceux de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) ou du Défenseur des droits. Comme à la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), que j’ai l’honneur de présider, un énorme travail doit être mené. Les deux chambres du Parlement pourraient par exemple résumer leurs travaux, et assurer leur diffusion en les publiant dans des revues plus variées. J’ai moi-même présidé une mission d’information, au début des années 2000, sur l’esclavage moderne : la diffusion a été bien faite sur le moment, mais ensuite ce rapport est à peu près tombé dans l’oubli. Il faudrait trouver le moyen d’intéresser à ces travaux – que l’on trouve bien sûr facilement sur internet – les étudiants de troisième cycle, par exemple, car ils rassemblent les réflexions d’experts et de praticiens.
Mme Cécile Duflot. Je partage en tout point les propos de Cécile Untermaier. J’insiste tout particulièrement sur les questions au Gouvernement, qui devraient au minimum être ramenées à une seule journée. Elles consomment un temps important, pour les députés comme pour les ministres eux-mêmes, sans avoir à mon sens une vraie fonction de contrôle ou d’interpellation – en deux minutes, on n’est jamais obligé de répondre vraiment à une question… Elles constituent une très forte contrainte – qui se renforcera si le Sénat décide effectivement d’ajouter une séance hebdomadaire de questions au Gouvernement à son propre emploi du temps – pour une utilité à tout le moins limitée.
M. Alain-Gérard Slama. Je salue la maestria des deux exposés, mais ils m’ont paru fort consensuels. Or, en France, il existe un sentiment de divorce croissant entre le pays et les pouvoirs. Et, à la faveur par exemple d’une élection qui porterait au pouvoir sinon le représentant d’un parti extrême, du moins quelqu’un qui serait très sensible aux idées des extrêmes, un dissentiment profond entre l’Assemblée nationale et le Président de la République peut tout à fait survenir, le Parlement jugeant le chef de l’État dangereux pour la nation. Or, si le Président de la République peut dissoudre l’Assemblée nationale, il est lui-même irresponsable. Ne faudrait-il pas prévoir un vote de défiance vis-à-vis du chef de l’État ? Cette question a été posée par Jean-Marcel Jeanneney dans Le Débat, en 2006 : il y proposait une réécriture de l’article 49 de la Constitution.
Un tel vote aurait peu de chances d’aboutir, naturellement, mais sa possibilité ne contribuerait-elle pas à l’équilibre de nos institutions ? Le Président de la République pourrait alors faire appel au pays par référendum, même si j’estime cette possibilité plutôt dangereuse.
Mme Marie-Louise Antoni. Vos propositions seraient-elles de nature à permettre à l’opposition d’être de temps en temps d’accord avec la majorité, et de le dire publiquement ? Cela pourrait, me semble-t-il, contribuer à la pacification de notre société.
Mme Mireille Imbert-Quaretta. Si l’on voulait résumer de façon quelque peu provocatrice nos débats de ce matin, on pourrait dire que le Parlement aurait tout intérêt à développer des délibérations sans vote ! On parle en effet de débats d’orientation en amont de l’examen des projets de loi, qui permettraient d’adopter sur les textes une perspective large : l’élaboration même de la loi est en effet, il faut le reconnaître, un processus plutôt rébarbatif. On parle aussi de discussion générale avant le débat en commission, de débats sur des thèmes, sur les rapports… Les débats permettraient donc au travail technique d’élaboration du texte de se dérouler : est-ce là ce que vous avez voulu dire ?
J’ai par ailleurs été très intéressée par votre proposition de permettre à des parlementaires en exercice de suivre un ministre dans toutes ses fonctions, à l’exemple des parliamentary private secretaries anglais. Cela va dans le sens d’un lien renforcé entre le Gouvernement et le Parlement. Une réforme constitutionnelle est-elle nécessaire pour la mise en place d’une telle pratique ?
Mme Marie-Anne Cohendet. Je vous ai trouvés bien optimistes l’un et l’autre. Je rappelle ici qu’aux termes de la Constitution, le Président de la République n’a pas le pouvoir de renvoyer le Gouvernement ! S’il l’est dans les faits, c’est une dérive grave de notre système politique.
Vous avez raison sur le fait qu’il serait bon de débattre de la loi très tôt, notamment au sein de la majorité. C’est ce que l’on observe dans d’autres pays, et c’est ce qui fait la richesse du travail parlementaire – qui ne doit pas se réduire à cela, j’en suis également d’accord. Mais pensez-vous vraiment qu’une évolution vers de vrais débats internes à la majorité soit possible tant que le Président de la République sera si puissant ? Nous avons pu constater, ces derniers mois, que toute dissension au sein de la majorité suscite des menaces de dissolution… Tant que le déséquilibre des pouvoirs entre Président et parlementaires sera si grand, la bonne volonté même partagée ne suffira pas.
La richesse des débats, tant au sein des majorités qu’entre les groupes parlementaires, en Allemagne par exemple, naît notamment du mode de scrutin. Je ne suis pas sûre que quelques dizaines de sièges suffisent, comme le supposait M. Rozenberg. Il serait bien sûr nécessaire de développer une culture du compromis – mais celle-ci ne naît pas seulement de l’habitude, mais plutôt d’un mode de scrutin qui y incite, en installant au pouvoir des coalitions.
La responsabilité du Gouvernement devant le Parlement existe, mais elle est complètement faussée par le droit de dissolution du Président, qui protège dans les faits le Gouvernement : même si les parlementaires renversent le Gouvernement, le chef réel reste en place.
Votre optimisme me semble donc excessif, comme d’ailleurs lorsque vous proposez, monsieur Rozenberg, des questions au Président de la République : ce serait un spectacle intéressant, mais comment une telle séance produirait-elle un vrai contrôle ? Bien loin d’apporter un progrès, elle renforcerait le césarisme : même si ce type de séance peut être éprouvant, le Président de la République donnerait encore une fois l’impression qu’il dirige tout, et noierait le poisson dans ses réponses… Cette proposition ne me convainc pas. Je suis en revanche tout à fait d’accord sur la nécessité que les commissions d’enquête puissent enquêter sur le Président de la République. Mais, aujourd’hui, à quoi aboutiraient-elles ?
Sur la défiance enfin, monsieur Slama, la possibilité de destitution du Président existe, mais ce n’est toujours pas une responsabilité politique, puisqu’elle ne peut être mise en œuvre qu’un cas de manquement grave.
J’aimerais, je le redis, croire que d’aussi légères réformes suffiraient à améliorer en profondeur la situation, mais je n’en suis pas convaincue. Un rééquilibrage beaucoup plus important entre pouvoirs du Président et pouvoirs du Parlement me paraît nécessaire.
M. Armel Le Divellec. Merci de ces nombreuses observations et remarques.
Je partage à certains égards le scepticisme qui s’est exprimé sur l’intérêt des questions au Gouvernement. Il serait peut-être possible de raccourcir le temps qui leur est consacré – les séances britanniques sont beaucoup plus courtes ; il me semble néanmoins que c’est un mal nécessaire, et que cette séance conserve certaines vertus. L’idée d’un débat de fond, sur un thème, sur l’application des lois par exemple – à condition d’éviter les longs catalogues –, me semble intéressante. Il s’agirait en tout cas de donner la priorité au contrôle plutôt qu’à de nouvelles législations.
Lors des niches mensuelles réservées à l’opposition, il me semble en revanche inutile que l’opposition dépose des propositions de loi : elle a perdu les élections, et légiférer n’est pas son rôle. Si elle a une bonne idée, et qu’elle peut convaincre la majorité, alors il serait possible de proposer une initiative conjointe. Il faudrait en revanche forcer l’opposition à prendre son rôle au sérieux : au lieu de déposer des propositions de loi qui ne servent que de prétexte, elle devrait se concentrer sur sa fonction critique et sur le travail parlementaire. L’opposition doit pouvoir traiter tout thème qu’elle juge pertinent, mais pas forcément sous la forme de propositions de loi.
Mon idée était qu’un rendez-vous régulier, attendu, un débat sur une question de politique générale ou sur la politique d’un ministère en particulier, pourrait avoir plus d’intérêt que le bref échange un peu trop spectaculaire des questions au Gouvernement. Je ne proposais pas de supprimer entièrement les questions actuelles. C’est à voir.
Sur la question de la redondance entre le travail en commission et le travail en séance publique, l’idée d’un débat d’orientation me semble pertinente. Hormis pour les spécialistes, le mode d’élaboration de la loi est en effet un peu irréel – alors qu’il est évidemment fondamental.
En Italie, il est possible, sous certaines conditions, de délester le débat en séance public d’une partie du travail législatif proprement dit, pour le laisser entièrement à la commission ; mais cette pratique a été abandonnée. On peut y réfléchir. L’idée de mieux mettre en avant la discussion générale, qui se tiendrait avant le travail en commission, me semble intéressante. Mais le débat pourrait aussi se mettre à tourner en rond et à devenir par trop imprécis… Il est quelquefois nécessaire de rentrer dans les détails. Il est clair en tout cas qu’il faudrait adapter les modalités de discussion en séance publique, afin de pouvoir intéresser des non-spécialistes. La fonction éducative du travail parlementaire est importante.
Monsieur Slama, il me semble toujours périlleux de raisonner par hypothèses, et surtout de prévoir une solution constitutionnelle pour chaque hypothèse. La réponse à votre question a été donnée par Mme Cohendet : la Constitution a évolué pour permettre la destitution du Président de la République.
M. Alain-Gérard Slama. Uniquement en cas de manquement grave !
M. Armel Le Divellec. Certes, mais cela demeure une appréciation politique. N’oublions pas que le parlementarisme est né aussi du détournement de certaines procédures… N’oublions pas non plus les réticences des parlementaires : ils n’ont pas souhaité suivre les propositions de la commission présidée par le professeur Avril en 2002, qui proposait, dans sa rédaction de l’article 68, un scrutin à la majorité simple. Pour la « commission Avril », un Président de la République destitué pouvait se représenter à l’élection présidentielle ainsi provoquée : il revenait alors au peuple de trancher.
J’aurais pour ma part préféré un processus plus simple – la Constitution de la République de Weimar de 1919 prévoyait une procédure de révocation populaire du Président, à l’initiative du Parlement. D’un point de vue académique, cela me paraît une bonne solution, et une procédure semblable existe d’ailleurs en Autriche. Mais si ces procédures sont intellectuellement satisfaisantes, elles ne suffiraient pas à rééquilibrer notre régime politique. La soupape de sécurité de l’article 68 me semble une bonne chose, mais elle ne peut pas être utilisée régulièrement.
Si l’on veut désacraliser, voire banaliser le Président de la République, alors il faut tout remettre à plat. Le bricolage constitutionnel n’y suffirait pas.
Je ne suis pas particulièrement optimiste, madame Cohendet ; je suis même plutôt sceptique à l’égard des discours sur le renforcement du Parlement : à droit constant, on pourrait faire beaucoup mieux. C’est à un problème de volonté politique et de culture politique que nous nous heurtons ! Les parlementaires qui arrivent sont vite déçus : beaucoup se résignent, certains, plus jeunes ou plus allants, contestent les conventions. Pourtant, la majorité peut dire non au Gouvernement. Elle ne le fait simplement pas assez souvent.
Si nous devions quitter ce système présidentialiste, je n’en éprouverais aucune tristesse. J’ai dit rapidement que le Gouvernement était doublement responsable : on devrait plutôt dire doublement dépendant ; ce n’est évidemment pas ce que dit la Constitution, mais c’est une réalité politique solidement installée. Mais dire que le présidentialisme bloque toute possibilité d’évolution, c’est se résoudre à l’absence de changement. Or il serait possible de changer, même si la présence d’un Président de la République gouvernant demeurerait menaçante ! La dissolution n’est plus guère une arme dangereuse : l’expérience de 1997 a très bien montré ses dangers.
Il est possible, je crois, d’améliorer le fonctionnement de notre système politique. Nulle part le parlementarisme n’est considéré comme une solution idéale : les parlementaires britanniques se plaindront que le Gouvernement est trop autoritaire, les parlementaires allemands se plaindront aussi, alors qu’à mon sens tout se passe plutôt bien en Allemagne. Malgré la complexité de notre dispositif à trois – un Président de la République puissant, un Premier ministre qui a parfois du mal à tenir son rôle, et un Parlement – il y a moyen de progresser, et la concertation est possible.
Enfin, il ne faut pas croire que le Parlement, à supposer qu’il en ait jamais totalement disposé, va reprendre seul le pouvoir législatif. Il y a une cogestion de fait. C’est vrai de facto même aux États-Unis, mais c’est encore plus vrai dans les régimes parlementaires : le Gouvernement est là pour mettre en musique les initiatives voulues par la majorité. Il est bon que les prudences excessives du Gouvernement soient parfois bousculées, mais il faut un équilibre raisonnable ; dans tous les pays, le pouvoir législatif est cogéré, et depuis longtemps. Le Parlement ne retrouvera pas de rôle de législateur autonome.
Les députés de la majorité doivent être aguerris sur les sujets techniques, et le Gouvernement ne doit pas les considérer comme des gêneurs, afin qu’ils puissent peser en amont. Les députés de l’opposition doivent, quant à eux, faire appel à une expertise extérieure. Mais, même s’il est possible d’améliorer la capacité d’expertise des groupes, on ne construira pas de contre-administration.
M. Olivier Rozenberg. J’aimerais ici défendre les questions au Gouvernement, qui intéressent tout de même des centaines de milliers de téléspectateurs chaque semaine, et qui rassemblent des centaines de parlementaires. Leur forme est peut-être caricaturale, et peu agréable pour ceux qui y prennent part ; mais elles permettent aussi aux tensions sociales de s’exprimer au Parlement, ce qui est l’un des rôles de cette institution. J’ajoute que les questions au Gouvernement, sous cette forme, forcent les ministres à travailler plus, comme l’ont bien montré les travaux de l’universitaire américain Rob Salmond : plus les séances de questions au Gouvernement sont exigeantes, plus les ministres travaillent et moins ils peuvent se contenter de déléguer leurs dossiers à leur administration. Il serait dommage que le Parlement renonce à quelque chose qui marche bien.
Certes, les questions ne donnent pas une bonne image de l’Assemblée nationale. Mais si, selon la formule consacrée, on ne tombe pas amoureux d’un taux de croissance, on ne tombe pas non plus amoureux d’un Parlement : celui-ci vise à institutionnaliser le pluralisme, à le représenter. Voir des députés se déchirer et s’invectiver pose problème aux observateurs ainsi qu’à beaucoup de citoyens, mais c’est bien l’une des fonctions du Parlement. Il faut, je crois, s’y résoudre.
Par ailleurs, je suis peut-être trop optimiste, mais il me semble par exemple que la commission d’enquête qui a suivi l’affaire Cahuzac a fait un travail sérieux et approfondi, dont son président – qui n’appartient pas à la majorité – a reconnu l’intérêt, malgré les critiques de l’opposition. C’est tout de même là, je crois, un vrai changement : les choses vont mieux !
Enfin, M. Slama nous reproche d’être trop raisonnables. J’apprécie pour ma part la Ve République, et je ne voudrais pas la changer. Mais il faut ajouter que nombre d’évolutions nécessaires ne résulteront pas de changements constitutionnels, mais d’une modification de la sociologie des élus. Certaines propositions radicales peuvent être faites – limiter, par exemple, le nombre de mandats consécutifs à trois, voire deux. La fin du cumul des mandats, si elle est véritablement mise en place en 2017, pourrait également changer profondément la donne.
M. Armel Le Divellec. S’agissant des parliamentary private secretaries, un bilan serait sans doute nécessaire, mais cela semble bien fonctionner. Il ne faudrait surtout pas à mon sens institutionnaliser ce qui doit rester une pratique. La formalisation de l’organisation du Gouvernement est très faible dans notre pays : cette création ne poserait sans doute pas de graves problèmes, même si quelques ajustements seraient nécessaires.
Je termine en disant qu’à l’instar de ce qui se passe au Royaume-Uni, ces députés accompagnant des ministres ne devraient pas être rémunérés.
M. le président Michel Winock. Merci, messieurs, de nous avoir apporté vos lumières.
La séance est levée à midi cinquante-cinq.