La réunion débute à neuf heures dix.
Audition, ouverte à la presse, de Mme Céline Vintzel, sur le renforcement du Parlement.
M. le président Claude Bartolone. Je suis heureux de vous retrouver aujourd’hui pour cette douzième réunion du groupe de travail sur l’avenir des institutions. Nous entamons notre troisième et avant-dernière réunion consacrée au Parlement du non-cumul.
Nous vous avons fait parvenir une note sur la question de la représentation, que nous évoquerons en deuxième partie de matinée. Nous arrêterons ainsi, je l’espère, un certain nombre de positions que nous pourrons affiner dans le cadre de l’entretien que nous aurons la semaine prochaine avec Bernard Manin, auteur notamment des Principes du gouvernement représentatif.
Nous vous ferons également parvenir prochainement un deuxième « document martyr », consacré cette fois-ci à la participation des citoyens. Vous pourrez formuler vos remarques sur ce sujet, par écrit ou dans le cadre de nos débats.
Nous accueillons aujourd’hui Céline Vintzel, maître de conférences en droit public à l’université de Reims-Champagne-Ardenne, avec qui nous allons évoquer la question du renforcement du Parlement. Cette question n’est pas nouvelle. Elle est au cœur de tous les rapports relatifs aux institutions publiés au cours des dernières années.
La révision constitutionnelle de 2008 avait spécifiquement pour objet de renforcer la place du Parlement et de répondre à une partie des critiques formulées à l’encontre de ce qu’il est convenu d’appeler le « parlementarisme rationalisé », qui désigne l’ensemble des dispositions juridiques ayant pour but d’encadrer les pouvoirs du Parlement afin d’accroître la liberté d’action du Gouvernement.
La remise en cause du parlementarisme rationalisé est-elle la clef du renforcement du Parlement ? Sinon, comment renforcer la place du pouvoir législatif ? Telles sont quelques-unes des questions que nous poserons à notre invitée.
Céline Vintzel, vous avez écrit une thèse passionnante, intitulée Les Armes du Gouvernement dans la procédure législative. Étude comparée : France, France, France, France, qui a reçu le prix de thèse du Conseil constitutionnel en 2010, et le premier prix de thèse du Sénat la même année. Vous y exposez un point de vue original. Après avoir examiné de près les rapports entre les pouvoirs exécutif et législatif dans plusieurs pays, vous concluez que le parlementarisme rationalisé n’est pas une spécificité française et qu’en réalité les différents gouvernements européens disposent d’importants moyens pour faire aboutir leurs initiatives. Plus fondamentalement, vous soutenez qu’il y aurait en vérité dans le régime parlementaire contemporain, et notamment en France, une « fusion des pouvoirs » entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif.
Partant de ce constat, un renforcement du Parlement est-il possible ? La France a-t-elle choisi la variante du parlementarisme rationalisé la plus adaptée à sa logique politique ? Bref, comment renforcer aujourd’hui le Parlement ?
Mme Céline Vintzel. Je vous remercie d’avoir souhaité m’entendre. Je suis d’autant plus heureuse de m’exprimer devant vous que je suis convaincue que le thème du renforcement du Parlement ne doit plus aujourd’hui être appréhendé par rapport au seul Gouvernement, mais dans une perspective visant à lui permettre d’exercer ses fonctions dans une démocratie moderne en constante évolution.
Mes réflexions et propositions sont l’aboutissement de travaux comparatifs sur les principaux régimes parlementaires actuels, qui m’ont amenée à aborder la question du renforcement du Parlement selon trois axes majeurs : le fonctionnement général du régime parlementaire, la fonction législative et la fonction de contrôle.
La question du fonctionnement général du régime parlementaire est, selon moi, cruciale dans notre pays et préside à toutes les autres. Pays de Montesquieu, la France est en effet le pays le plus imprégné par la théorie de la séparation des pouvoirs, ce qui n’empêche pas – et je m’en désole – que le régime parlementaire actuel soit un régime de fusion des pouvoirs entre le Gouvernement et la majorité parlementaire. S’il y a aujourd’hui séparation des pouvoirs ou des fonctions, ce n’est pas entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif, mais entre la majorité et l’opposition.
D’aucuns pourront arguer qu’il s’agit là d’une question doctrinale, d’un fait culturel qui ne se décrète pas, mais il existe bel et bien dans notre Constitution des dispositions qui entretiennent ce malentendu et traduisent une exception française.
Je pense avant tout à l’alinéa 2 de l’article 23 de la Constitution, qui dispose que la fonction de membre du Gouvernement est incompatible avec un mandat parlementaire. Cet article, qui visait à assurer la stabilité du Gouvernement dans le contexte de 1958, ne se justifie plus aujourd’hui, et il me semble qu’il faudrait rendre compatibles les fonctions ministérielles et le mandat parlementaire, voire rendre obligatoire le fait que les membres du Gouvernement soient des parlementaires, comme c’est le cas en Grande-Bretagne.
En ce qui concerne la fonction législative du Parlement, il ne s’agit plus aujourd’hui de savoir s’il faut atténuer ou supprimer le parlementarisme rationalisé, mais plutôt d’appréhender celui-ci dans une triple optique : celle du type de parlementarisme rationalisé choisi, de son ciblage et de sa malléabilité.
L’étude des exemples étrangers m’a conduite à la conclusion que le parlementarisme rationalisé était inhérent aux régimes parlementaires modernes ; seule sa forme diverge selon les pays. En France, le parlementarisme rationalisé procède directement des prérogatives du Gouvernement, même si la révision constitutionnelle de 2008 a ponctuellement atténué la portée de ce principe ; en Allemagne en revanche, c’est la majorité parlementaire qui est à la manœuvre, pour le compte du Gouvernement. Or la France aurait tout à gagner à adopter ce que j’appelle la « variante moderne » du parlementarisme rationalisé, qui consiste à confier intégralement aux assemblées, toujours pour le profit du Gouvernement, la maîtrise des mécanismes du parlementarisme rationalisé.
Cette prise de position se fonde d’abord sur des raisons politiques : la France est incontestablement un régime parlementaire majoritaire, et il n’y a donc plus aucune raison, dans ces conditions, que le Gouvernement conserve la main sur les mécanismes du parlementarisme rationalisé. Culturellement, de plus, la France est sans doute, je l’ai dit, le pays le plus attaché à la théorie de la séparation des pouvoirs, et il me paraît fondamental que la majorité parlementaire dispose d’une véritable autonomie technique pour mettre en œuvre le parlementarisme rationalisé. Cela serait plus conforme à notre tradition constitutionnelle et permettrait en outre l’émergence d’une culture institutionnelle plus fusionnelle entre le Gouvernement et sa majorité parlementaire.
À cet égard, il me semblerait judicieux de confier totalement la maîtrise de leur ordre du jour aux assemblées, avec éventuellement des garde-fous pour le Sénat, l’objectif, encore une fois, n’étant pas de leur conférer un pouvoir législatif autonome – qui n’est plus envisageable dans les régimes parlementaires actuels – mais une autonomie technique.
Une fois choisi le type de parlementarisme rationalisé, il convient d’en bien cibler les instruments.
Pour des raisons liées à la logique démocratique et au régime parlementaire, l’usage du parlementarisme rationalisé est indispensable à toutes les étapes de la procédure législative, qu’il s’agisse de l’initiative des lois – ce qui implique la maîtrise de l’ordre du jour –, de la durée de préparation, de discussion et d'adoption des projets ou de l’approbation en elle-même des projets de loi. En effet, le Gouvernement doit pouvoir faire adopter dans ses grandes lignes et dans des délais raisonnables son programme législatif.
En revanche, le parlementarisme rationalisé ne se justifie nullement en ce qui concerne le travail de fond des commissions, puisque le rôle des parlements modernes en matière législative est aujourd’hui d’amender et d’améliorer les projets de loi de l’exécutif. Dans ce domaine il n’existe pas de réelle singularité française, à l’exception toutefois de la limitation du nombre de commissions permanentes, inscrite dans la Constitution : il s’agit là d’une disposition anachronique, car la question devrait relever du règlement des assemblées. En effet, l’expérience montre que, dans la pratique des régimes parlementaires modernes, une assemblée qui fonctionne bien est une assemblée qui comporte entre dix et vingt commissions permanentes, ce qui correspond grosso modo au découpage des ministères.
Enfin, quand cela est possible, le parlementarisme rationalisé doit être malléable. Il n’est en effet pas une fin en soi mais le moyen d’assurer un fonctionnement correct du régime parlementaire, en toutes circonstances. Dans cette perspective, il me semblerait intéressant de réfléchir à un assouplissement de l’article 40 de la Constitution, qui régit l’irrecevabilité financière.
Compte tenu du rôle prépondérant joué désormais par le Gouvernement dans le processus législatif, la fonction de contrôle assumée par le Parlement est devenue fondamentale pour nos démocraties modernes. Pour garantir son effectivité, il est possible d’œuvrer, au-delà des réformes mises en œuvre en 2008, dans trois directions : la mise en place d’un système de commissions puissantes permettant de renforcer le Parlement comme institution ; le développement, au profit de la majorité, de ce qu’Armel Le Divellec appelle le « contrôle de codécision », c’est-à-dire un contrôle permettant au Parlement d’influencer a priori l’action du Gouvernement ; enfin – et c’est le plus important – l’élargissement de la fonction et des droits de contrôle de l’opposition, afin de lui permettre de jouer le premier rôle en cette matière.
Je propose, à cet égard, trois mesures : d’une part, la suppression de la limitation du nombre de commissions permanentes par la Constitution, que j’ai déjà évoquée ; d’autre part, la modification de la procédure relative aux résolutions visées par l’article 34-1 de la Constitution, afin de permettre aux commissions permanentes d’examiner les résolutions et de les proposer au plénum, comme cela se fait en Allemagne ; enfin, toujours sur le modèle allemand et ainsi que vous l’a également suggéré Armel Le Divellec, l’octroi à un quart des députés du droit d’obtenir la création d’une commission d’enquête.
Mme Seybah Dagoma. Vous n’avez pas évoqué l’articulation du rôle du Parlement avec les institutions européennes, et ma question portera sur le point précis des accords bilatéraux, concernant par exemple les barrières, tarifaires ou non tarifaires, qui se sont multipliés ces dernières années en raison de l’enlisement des négociations multilatérales. Si le Parlement national a la faculté de déposer des propositions de résolution concernant ces accords, l’exécutif peut ne pas en tenir compte et laisser le champ libre à la Commission européenne pour les négocier. Dans les faits, les parlementaires ne sont donc pas informés de l’évolution des négociations, au terme desquelles, après validation du Conseil européen, c’est au Parlement européen qu’il revient de voter l’accord. Celui-ci fait souvent l’objet d’une entrée en vigueur provisoire, et ce n’est qu’un an ou deux après que les parlements nationaux sont appelés à se prononcer pour ou contre, sans avoir la faculté de l’amender. Que préconisez-vous pour renforcer le rôle du Parlement et permettre, le cas échéant, aux parlementaires d’intervenir dans le processus de négociation ?
Mme Céline Vintzel. L’information des parlementaires sur le déroulement de négociations internationales est de la responsabilité de l’exécutif. En revanche, le Gouvernement n’a nulle obligation de tenir compte des positions exprimées par le Parlement, mais doit seulement s’efforcer d’en tenir compte. C’est la règle générale, y compris en Allemagne. On considère en effet que les accords européens relèvent du droit international, et donc de la compétence de l’exécutif.
Sans contraindre, dès lors, le Gouvernement à tenir compte de ces positions, sans doute pourrait-on néanmoins s’orienter vers des pratiques moins autoritaires – mais c’est une question de culture.
M. le président Claude Bartolone. Vous avez évoqué la Grande-Bretagne, où les membres du Gouvernement sont choisis parmi les membres du Parlement. Quels avantages y voyez-vous ?
Mme Céline Vintzel. J’y vois d’abord un avantage en termes de proximité entre le Gouvernement et la majorité parlementaire, entre lesquelles s’instaureraient des relations plus « fusionnelles ». En outre, cela permettrait également de faire contrepoids à l’hyperprésidence, que vous avez évoquée à maintes reprises lors de vos travaux, puisque le Président de la République serait obligé de désigner son Premier ministre et les membres du Gouvernement parmi les parlementaires, ce qui limiterait son choix. Puisqu’il est compliqué de réformer le statut du président élu au suffrage universel, au moins cette mesure permettrait-elle d’infléchir en douceur la pratique des institutions. Dans les autres pays, lorsque les électeurs élisent leurs députés, ils choisissent également leur futur Premier ministre, ce qui lui procure une légitimité démocratique quasiment équivalente à celle du Président de la République, sachant que, par ailleurs, il est politiquement responsable.
En vertu du principe de séparation des pouvoirs, je suis en revanche hostile au fait que les ministres puissent, comme en Grande-Bretagne, être membres des commissions législatives. Cela est en effet un facteur fondamental d’abaissement du rôle du Parlement, dans la mesure où ce sont les commissions qui fondent la puissance du Parlement, et c’est une des raisons pour lesquelles le Parlement britannique n’a aucun rôle en matière législative.
Mme Cécile Untermaier. Ne craignez-vous pas qu’une révision de l’article 23 engendre de l’instabilité gouvernementale, dès lors que les ministres sont assurés de retrouver leur mandat de parlementaire ?
Mme Céline Vintzel. Le risque existait sans doute en 1958, mais aujourd’hui la stabilité du régime est assurée par l’élection du Président de la République au suffrage universel direct et le mode de scrutin. On ne constate d’ailleurs aucune instabilité de ce type dans les régimes où il y a compatibilité entre les fonctions ministérielles et le mandat parlementaire.
M. le président Claude Bartolone. Le système que vous préconisez et qui permettrait de connaître le nom du Premier ministre avant les élections créerait donc une double légitimité au sein de l’exécutif ?
Mme Céline Vintzel. Dans la plupart des régimes parlementaires, les partis politiques désignent en effet leur premier ministre avant le résultat des élections législatives, jusqu’au niveau européen où le résultat des élections au Parlement détermine par avance le nom du président de la Commission. Appliqué à notre pays, le système ne ferait que renforcer l’originalité du régime en instaurant un double système de légitimité, sachant qu’à terme il est inéluctable que l’une des deux têtes de l’exécutif voie son autorité se renforcer au détriment de l’autre.
Mme Mireille Imbert-Quaretta. Vous avez évoqué le rôle du Parlement dans la conception et l’élaboration de la loi, mais, au-delà du Président de la République et du Gouvernement, l’administration – qui est sous la responsabilité du Premier ministre – joue, en amont, un rôle essentiel dans cette élaboration. Qu’auriez-vous à dire de ce rôle et des rapports entre l’exécutif et la haute administration ?
Vous proposez par ailleurs une comparaison avec l’Allemagne, mais la fonction législative du Parlement national n’est-elle pas par nature différente dans un pays fédéral et dans une république décentralisée comme la nôtre, où les régions n’ont pas de pouvoir législatif ?
Quant à calquer l’organisation des commissions parlementaires sur celle des ministères, cela me semble problématique dans la mesure où, à l’exception des ministères régaliens, ces ministères sont fluctuants – je pense notamment au ministère de l’environnement, qui est une invention assez récente.
Mme Céline Vintzel. Vous avez raison, l’architecture ministérielle est mouvante, et c’est précisément la raison pour laquelle je pense que l’organisation des commissions ne doit pas relever de la Constitution : il faut pouvoir s’adapter à chaque nouveau gouvernement et à son découpage en ministères. C’est ainsi que cela fonctionne au Royaume-Uni pour les commissions de contrôle, qui changent en fonction des gouvernements.
Les textes de loi doivent être initiés par le Gouvernement, précisément parce ce que c’est lui qui dispose de l’administration ; c’est lui par ailleurs qui met en œuvre le programme électoral des candidats élus et à qui il incombe de respecter la volonté des citoyens ; enfin, c’est le Gouvernement qui est responsable devant l’Assemblée, laquelle, si elle n’est pas d’accord avec les projets de loi qui lui sont soumis, peut toujours le renverser.
Dans les régimes parlementaires qui fonctionnent bien, seuls 10 % à 20 % des textes de loi sont d’origine parlementaire, à charge pour le Parlement de les améliorer ensuite. C’est le cas en Allemagne, même s’il s’agit d’un système fédéral : la majorité et l’opposition, qui s’accordent sur le fait que les lois doivent être d’initiative gouvernementale, décident ensemble de l’inscription des projets de loi à l’ordre du jour.
Mme Christine Lazerges. Vous parlez de rapports plus fusionnels entre le Gouvernement et sa majorité, mais ne craignez-vous pas que le Parlement soit réduit à une fonction technique consistant à traduire en termes législatifs le programme du Gouvernement ? Notre ambition est plutôt de renforcer les pouvoirs du Parlement, et il me semble que vos propositions, si elles confortent ses pouvoirs administratifs, ne lui confèrent pas de réel pouvoir politique. Certes, vous vous appuyez sur le droit comparé, ce qui peut être passionnant, voire subversif, mais il ne faut jamais oublier ce que les institutions d’un pays doivent à son histoire.
Au risque de vous provoquer un peu, je ne suis pas du tout séduite par l’idée d’un Parlement voué à retranscrire les souhaits du Gouvernement, d’autant que le danger est grand, puisque vous insistez non plus sur la séparation des pouvoirs entre exécutif et législatif, mais entre majorité et opposition, que le contrôle exercé sur le Gouvernement par une opposition par définition minoritaire se réduise à peu de chose, le corollaire étant un renforcement considérable du Gouvernement et un affaiblissement du Parlement.
Mme Céline Vintzel. J’entends d’autant mieux vos arguments que je me désole moi-même de cette tendance quelque peu inexorable. En revanche, il n’est pas fondé d’affirmer que le Parlement n’aurait plus de rôle politique. Le travail d’amendement des commissions est un travail politique, d’où la nécessité de les rendre aussi puissantes que possible.
Pour en revenir au droit comparé, nous avons en la matière des avantages que n’ont pas les autres parlements étrangers, notamment le fait qu’il n’y a pas, dans nos assemblées, de débat préparatoire en séance plénière aux travaux des commissions. Au Royaume-Uni, un débat préalable est organisé en assemblée plénière, c’est-à-dire sous le contrôle du Gouvernement, suivi d’un vote sur les principes généraux du texte, ce qui signifie que les commissions ne pourront plus les modifier.
En Allemagne, il n’existe pas de contrainte juridique mais une contrainte politique, qui prend la forme d’un débat d’orientation préalable au cours duquel les différents groupes indiquent d’ores et déjà leur position, ce qui rend plus difficile ensuite le travail d’amendement des commissions. Les commissions françaises ont donc davantage de pouvoir que leurs homologues britanniques et allemandes.
Reste que la fonction de contrôle est aujourd’hui la fonction primordiale que doit assurer le Parlement. En étant minoritaire, l’opposition ne peut évidemment faire adopter des textes de lois ; elle peut, en revanche, si on lui en donne les moyens, contrôler l’action du Gouvernement.
Mme Christine Lazerges. Qu’entendez-vous par « lui en donner les moyens » ?
Mme Céline Vintzel. Lui permettre, par exemple, de créer des commissions d’enquête et d’auditionner qui elle souhaite, ou encore d’obtenir la convocation du Parlement en session extraordinaire, ce qui aujourd’hui n’est pas possible – non plus, d’ailleurs, que pour la majorité.
M. Luc Carvounas. Quel peut être le poids politique du Parlement et des parlementaires lorsque les élections législatives se déroulent dans la foulée de l’élection présidentielle ?
La règle du non-cumul des mandats va nous obliger à inventer de nouvelles synergies entre élus locaux et élus nationaux, et certains affirment à ce propos que, demain, ce sont les élus locaux qui feront du lobbying auprès des élus nationaux. Cette hypothèse ne peut être que confortée par le fait que les membres du Gouvernement soient exclusivement des parlementaires, ainsi que vous le préconisez, puisque ni les présidents de conseils généraux ni les maires de grandes villes ne pourront plus être ministres, ce qui est une manière de se priver de leur expérience, comme, d’ailleurs, de l’expérience des membres de la société civile.
Vous envisagez par ailleurs la formation d’une sorte de « ticket » entre le candidat à l’élection présidentielle et son futur Premier ministre : comment articulez-vous cette perspective avec l’organisation des primaires, qui tendent à se généraliser dans notre pays avant les grands rendez-vous nationaux ?
Ma question principale, cependant, porte sur les moyens. Le constat est triste, mais le maire de la commune de quarante-cinq mille habitants que je suis dispose d’un cabinet plus important et mieux loti que celui dont je dispose en tant que parlementaire, et j’aimerais savoir de quels moyens disposent les parlementaires des autres pays européens pour contrôler le Gouvernement et fabriquer la loi.
Mme Céline Vintzel. Le fait que les élections législatives aient lieu dans la foulée de l’élection présidentielle est en effet un problème auquel je n’ai pas de solution.
Vous regrettez que les élus locaux ne puissent plus être ministres, mais je considère que les parlementaires, qui sont censés représenter la nation tout entière, peuvent tout aussi légitimement prétendre à faire partie du Gouvernement ; or, ils en sont exclus aujourd’hui. Par ailleurs, sans doute le non-cumul des mandats serait-il mieux accepté si les parlementaires pouvaient devenir ministres. Dans les autres pays, les parlementaires ne cumulent pas leur mandat avec des fonctions exécutives locales : le fait qu’ils puissent être ministres ne les incite pas à briguer des mandats locaux.
Je n’ai pas encore poussé ma réflexion assez loin pour savoir comment articuler en pratique mes propositions avec le développement des primaires citoyennes.
Les moyens dont disposent les parlementaires français sont beaucoup plus importants que ceux des parlementaires britanniques. Nos députés et nos sénateurs peuvent s’appuyer sur l’extrême compétence de leurs administrateurs pour élaborer la loi, ce qui n’est pas le cas au Royaume-Uni, où le travail législatif des chambres est réduit à sa plus simple expression.
M. Denis Baranger. L’idée de revenir sur l’incompatibilité entre les fonctions ministérielles et parlementaires instaurée en 1958 est séduisante. Elle aurait l’avantage de soumettre les ministres aux mêmes pressions, aux mêmes enjeux et au même calendrier électoral que les députés, ce qui serait de nature à réduire le hiatus entre majorité présidentielle et majorité parlementaire. Il me semble néanmoins qu’elle présente un double inconvénient.
Celui d’abord de déboucher sur une cohabitation interne, ce que le général de Gaulle appelait une dyarchie. Nous n’en sommes actuellement pas si éloignés, avec un Premier ministre dont la popularité se compare élogieusement à celle du Président de la République, et si M. Valls n’avait pas déclaré qu’il n’entendait pas remettre en cause la légitimité de l’actuel Président de la République aux prochaines élections, il serait un candidat aux primaires socialistes plutôt convaincant et assez compétitif... Or, si les élections législatives doivent désormais désigner de facto le chef de la majorité élue comme Premier ministre, on peut redouter de se trouver dans la situation d’un conflit interne à l’exécutif débouchant sur une crise du type de celle du 16 mai 1877.
Ne faut-il pas, dans votre scénario qui consiste à fabriquer un parlementarisme à la française proche des parlementarismes majoritaires allemands et anglais, réfléchir à une révision de l’article 12 et des prérogatives du chef de l’État en matière de dissolution, auxquelles la réforme constitutionnelle de 2008 n’a pas touché ? Les Britanniques ont, pour leur part, opté, avec le Fixed-Term Parliaments Act, pour le principe de l’autodissolution.
Le second inconvénient de votre scénario est qu’il fige le personnel gouvernemental en réduisant le vivier des ministres. L’actuel ministre des finances n’est ni parlementaire ni élu, ce qui lui a permis d’incarner, voire de légitimer une autre politique économique : n’est-ce pas une bonne chose ?
Enfin, seriez-vous d’accord avec l’idée que la révision constitutionnelle de 2008 a contribué à renforcer le Parlement mais que l’on peut encore aller plus loin ? La réforme du premier alinéa de l’article 42 est d’une grande importance même si elle n’est pas spectaculaire : en faisant porter en séance la discussion des projets et propositions de loi sur le texte adopté en commission, elle va en effet dans le sens du renforcement du pouvoir des commissions que vous préconisez. Tout aussi positif, même si ce n’est pas constitutionnalisé, est le fait que la présidence de la commission des finances soit désormais confiée à un membre de l’opposition.
Mme Céline Vintzel. Je souscris entièrement à vos propos, et considère comme vous que la mesure la plus importante de la révision de 2008 est celle qui soumet à la discussion en séance plénière le texte adopté par la commission. De même, le fait que la commission des finances soit désormais présidée par un membre de l’opposition, comme c’est le cas en Allemagne, va également dans le bon sens.
En ce qui concerne les risques de cohabitation interne dans le cas où les électeurs choisiraient le Premier ministre, ils existent en effet. Mais cette solution peut également déboucher sur une nouvelle forme de séparation des pouvoirs. Vous évoquiez la crise de 1877 : comme l’a démontré Olivier Duhamel, chaque changement de régime s’accompagne en France d’une crise, dont sort victorieux tantôt le Parlement, tantôt l’exécutif. Si, en 1962, c’est le Président de la République qui l’a emporté, ce ne serait pas forcément le cas aujourd’hui car le Premier ministre, dans l’hypothèse que vous évoquez, non seulement pourrait se prévaloir d’une forte légitimité mais serait en outre, contrairement au Président de la République, responsable devant le Parlement. Il me semble donc qu’il y a là une voie de changement possible, qui impliquerait sans doute de repenser l’article 12, mais uniquement dans un second temps.
M. Denis Baranger. Il nous faudrait donc une bonne crise ! (Sourires.)
Mme Céline Vintzel. J’admets par ailleurs que choisir les ministres parmi les parlementaires figerait le personnel gouvernemental, mais, encore une fois, j’y vois plus d’avantages que d’inconvénients. Cela fonctionne au Royaume-Uni, mais également au Japon, où la double appartenance n’est pas obligatoire, mais systématique dans les faits.
Mme Marie-Anne Cohendet. Je vous suis sur de nombreux points, notamment sur le fait que nous pourrions nous inspirer des systèmes en vigueur en Grande-Bretagne et en Allemagne, où, comme l’a montré Jean-Claude Colliard, les électeurs, en votant pour un parti, savent qu’ils en désignent son leader comme Premier ministre, ce qui revient en fait à faire « élire » ce dernier par le peuple.
Je pense également comme vous que des mécanismes de rationalisation du régime parlementaire doivent être maintenus. Cela étant, vous avez raisonné à mode de scrutin constant : qu’en serait-il avec un scrutin proportionnel ? Guy Carcassonne avait fort bien démontré que la forte rationalisation du régime parlementaire, associée au scrutin majoritaire, si elle garantissait bien l’existence d’une majorité, aboutissait par ailleurs à l’asservissement du Parlement.
Calquer l’organisation des commissions parlementaires sur celle des ministères, comme cela s’est notamment fait sous la Quatrième République ou comme c’est le cas en Angleterre, afin de mieux contrôler ces derniers, serait en effet une très bonne chose.
Je vous suis en revanche beaucoup moins lorsque vous affirmez que le Gouvernement n’est pas obligé de tenir compte de l’opinion du Parlement sur les questions relatives à l’Union européenne. Il me semble que l’opinion des représentants du peuple est d’autant plus essentielle en la matière que l’on peut difficilement de nos jours concevoir le droit communautaire comme un droit international.
J’ai enfin un désaccord majeur avec vous sur la question de la séparation des pouvoirs, et ce pour deux raisons. Je conteste d’abord le fait qu’il n’y a plus de séparation des pouvoirs. Votre constat s’appuie en effet sur une lecture très française de Montesquieu, qui consiste à assimiler séparation et isolement des pouvoirs. Or, comme l’a d’ailleurs rappelé le Conseil constitutionnel dans sa jurisprudence, Montesquieu n’a jamais parlé d’isolement des pouvoirs ; il souligne au contraire que les pouvoirs doivent « aller de concert », tout l’objet de sa philosophie étant de préserver la liberté, ce qui implique que « par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ».
Cela m’amène à mon second point de désaccord. Il me semble dangereux en effet de prétendre qu’il n’y a pas de séparation des pouvoirs et qu’au fond nous n’en avons pas besoin. Le droit comparé nous enseigne que les régimes dans lesquels il y a confusion des pouvoirs sont des régimes non démocratiques, et toute la question est donc de savoir s’il existe des mécanismes permettant à un pouvoir d’empêcher les abus d’un autre pouvoir. C’est le cas jusqu’à un certain point, puisque, dans notre régime, la confusion – ou la trop grande concentration – des pouvoirs entre les mains du Président de la République reste problématique. Il faut donc des mécanismes susceptibles de remédier à cette situation, et je rejoins Denis Baranger sur la question du droit de dissolution.
Le Président de la République a entre les mains une arme essentielle avec la nomination du Premier ministre, qu’il s’efforce généralement de choisir parmi les plus falots, aussi inodore et incolore que possible. L’actuel Premier ministre semble faire quelque peu exception à cette règle, mais c’est une tradition qui remonte précisément à la crise du 16 mai 1877, lorsque Jules Grévy refusa de désigner Gambetta, faisant le choix d’un Premier ministre qui, à la différence du Premier ministre anglais, n’asseyait pas son pouvoir sur la légitimité populaire.
Tant que, par ailleurs, le Président de la République aura le pouvoir de « tuer » – le Gouvernement, qu’il peut révoquer, ou l’Assemblée, qu’il peut dissoudre –, les recettes que vous proposez me semblent excessivement légères. Je rappelle d’ailleurs que le pouvoir de dissolution appartient partout ailleurs au Premier ministre, sauf au Portugal, mais le scrutin est proportionnel, ce qui change tout.
Vos propositions vont dans le sens d’un retour au régime parlementaire à l’anglaise ou à l’allemande. Certes, mais dans ces pays le Gouvernement incarne un pouvoir doté de la légitimité populaire et contrôlé par le Parlement. En France, seul le Président de la République peut se prévaloir de la légitimité populaire, or il n’est pas contrôlable. Dans ces conditions, tant que nous ne reviendrons pas sur le droit de dissolution, nous aurons le plus grand mal à rééquilibrer les pouvoirs, et les mesures que vous proposez peineront à produire tous leurs effets.
Mme Céline Vintzel. Votre propos était très dense, et je vais avoir du mal à répondre à toutes vos questions…
Vous m’interrogez notamment sur l’incidence du mode de scrutin. Je ne prendrais pas, pour ma part, le risque de le modifier : il faut à mon sens conserver une stabilité gouvernementale et donc un régime majoritaire. L’Italie, par exemple, n’arrive pas à établir un tel régime, et les députés viennent encore de voter pour modifier le mode de scrutin. Le droit comparé m’a permis de me rendre compte que la domination du Gouvernement sur le pouvoir législatif était une tendance inexorable : les gouvernements italiens, auxquels la Constitution donne peu d’armes pour faire adopter leurs projets de loi, en ont inventé, de la même façon que l’article 49, alinéa 3, a été détourné par le gouvernement français pour en faire une arme de lutte contre l’obstruction. Ainsi, en Italie, la question formelle de confiance a été créée pour lutter contre l’obstruction et faire adopter des projets de loi. Et, lorsque les parlementaires ont limité la question de confiance au vote sur un amendement, le Gouvernement a inventé la pratique du « maxi-amendement » : le Gouvernement dépose un amendement qui reprend tous les articles de la loi en discussion… Les gouvernements détournent la Constitution, d’ailleurs avec l’aval du juge constitutionnel. Il n’est bon ni pour la démocratie, ni pour l’État de droit, d’en arriver là.
Un régime parlementaire majoritaire me paraît donc bien préférable. De plus, le fait majoritaire permet d’adopter l’autre variante du parlementarisme rationalisé que j’évoquais : accorder aux assemblées l’autonomie technique. C’est un moyen de renforcer le Parlement, puisque le Gouvernement et le Parlement agissent davantage de concert, sur l’organisation de l’ordre du jour par exemple.
Lorsque j’ai évoqué les résolutions en matière européenne, je ne voulais pas dire que l’avis du Parlement ne compte pas ! Au contraire, me semble-t-il, il faudrait aller beaucoup plus loin en France : en Allemagne, on informe vraiment les parlementaires, et l’on essaye de prendre en compte leur avis. Il est essentiel de recueillir l’avis des parlementaires, mais il ne doit pas devenir obligatoire de le suivre.
Quant à la séparation des pouvoirs, c’est une question extrêmement vaste, et je ne reviens pas sur vos explications, notamment concernant Montesquieu. Je voulais insister sur le fait que notre régime est principalement un régime de fusion des pouvoirs, au sens d’une fusion entre le Gouvernement et sa majorité parlementaire, élue au suffrage universel direct. La séparation des pouvoirs existe bien et elle s’effectue aujourd’hui grâce aux commissions, qui sont donc essentielles. N’oublions pas non plus les autres contre-pouvoirs que sont le Sénat et le Conseil constitutionnel. Il est vrai que nous rencontrons le problème de la concentration de pouvoirs entre les mains du Président de la République, mais vous connaissez cette question mieux que moi…
La réforme que je propose n’apporte pas de solution à tout, mais elle permet un changement de système politique qui est susceptible d’entraîner un changement de régime. Aujourd’hui, celui-ci ne m’apparaît pas possible : comment les citoyens accepteraient-ils de renoncer à l’élection du Président de la République au suffrage universel direct ? Comment changer la Constitution ? Enfin, les modifications constitutionnelles ne provoquent pas toujours sur le système politique les conséquences souhaitées par leurs auteurs… Dans le régime que le jargon universitaire appelle une « démocratie immédiate », les électeurs désignent le chef de la majorité, et les coalitions qui veulent former le gouvernement choisissent, avant les élections, le programme électoral. Il n’est pas sûr que changer de régime suffise à atteindre ce but, fondamental pour les démocraties modernes à mon sens.
M. Alain-Gérard Slama. Ce terme de « démocratie immédiate » est intéressant : vous accordez une grande importance à la lisibilité du système ; il vous paraît donc essentiel que l’ensemble du vaisseau de la démocratie avance dans la même direction, depuis le poste de commandement dyarchique jusqu’aux passagers que sont les commissions. Mais, dans ce schéma, que reste-t-il d’un projet à long terme ? Vous dites que les précautions prises en 1958 pour lutter contre l’instabilité gouvernementale de la Quatrième République ne sont plus nécessaires : permettez-moi de ne pas être d’accord. J’ai donc peur que votre pari du monolithisme ne soit pas tenu.
La question du suivi des fluctuations de l’opinion publique me paraît la plus préoccupante : comment votre bâtiment pourra-t-il tenir un cap ? Vous vous libérez, de plus, des contraintes de l’article 40, qui tient les élus en tutelle, puisque, dans votre schéma, les commissions sont co-créatrices de la loi. Alors que nous nous battons ici pour que les parlementaires aient plus souvent l’initiative, pour qu’il y ait au Parlement davantage de politique, et donc pour réconcilier le pays avec la politique, le risque n’est-il pas d’en arriver à un système platonicien, dans lequel un gouvernement technique apportera des réponses techniques à des problèmes techniques, et où il serait très difficile qu’un Premier ministre incarne une véritable politique ? Je crains que nous n’en arrivions à un système où le politique se dissoudrait dans la négociation et la discussion permanente. Comment alors mettre en évidence les choix, les projets ? Il faut pour cela accepter le conflit.
La notion de conflit est au cœur de la pensée politique française, ce qui n’est pas le cas des pays que vous prenez comme modèles, notamment l’Allemagne, où l’on apprécie le consensus. Autrement dit, je vois, en vous écoutant, s’engloutir la gauche et la droite et j’ai envie de leur tendre la main pour les ramener à bord…
Mme Céline Vintzel. Je ne préconise pas l’adoption du modèle allemand du consensus : il doit y avoir une majorité et une opposition. Vous craignez l’avènement d’un gouvernement purement technique, sans projet ou discours politique, mais le projet politique doit être à mon sens présenté aux électeurs lors des élections législatives ; cela n’empêche pas d’imaginer de nouvelles pistes durant les cinq années d’une législature, mais un projet pour cinq ans doit être présenté et adopté. Permettre à des manifestations de rue de bloquer des projets adoptés dans un programme me paraît problématique.
Quant à l’article 40, je proposais de le rendre plus malléable, mais je ne vais pas jusqu’à prôner sa disparition.
Mme Marie-Louise Antoni. Il a souvent été question, au cours de nos auditions, de l’inflation législative, du caractère de plus en plus bavard de la loi. Quelle est votre position ? Que vous apprend sur ce point le droit comparé ?
Mme Céline Vintzel. Le Parlement n’a pas besoin de légiférer sur tout. Dans la pratique, nous ne sommes pas en avance par rapport aux autres pays, mais nous le sommes d’un point de vue théorique. Le Bundestag est confronté au même phénomène : il légifère en s’attachant aux moindres détails, alors que les modalités d’application de la loi devraient relever du règlement. Or, à mon sens, un Parlement qui fonctionne bien peut se limiter à légiférer sur l’essentiel, et ce pourrait paradoxalement être le cas en France, grâce à l’article 34 de la Constitution, qui délimite le domaine de la loi.
Cet article était plutôt destiné à réduire le rôle normatif du Parlement ; or, en pratique, ce n’est pas ce qui s’est passé : il l’a au contraire protégé. Le cas britannique est inverse : le Parlement, s’y plaît-on à dire, « peut tout faire sauf changer une femme en homme et un homme en femme », mais, en pratique, tout ce qui est essentiel est délégué au Gouvernement. La doctrine britannique réfléchit même à l’idée d’instaurer un équivalent de notre article 34.
À mon sens, un Parlement doit légiférer sur tout ce qui est essentiel, mais seulement sur ce qui est essentiel : la jurisprudence des incompétences négatives du Conseil constitutionnel le permet. L’exception des ordonnances, qui sont très importantes en France, n’a en revanche à mes yeux pas de raison d’être.
Nous sommes donc à l’avant-garde, grâce à la réserve réglementaire : certes, celle-ci est une limite facilement franchissable, puisque, d’une part, l’on ne peut pas opposer l’article 41 aux projets de loi du Gouvernement, et que, d’autre part, l’opposition ne peut pas soulever les irrecevabilités législatives. C’est néanmoins un premier pas, que les autres pays n’ont pas fait, et qui appelle leur attention. La réserve réglementaire est très difficile à mettre en œuvre, mais elle pourrait servir – avec d’autres dispositifs – à réduire l’inflation législative.
M. le président Michel Winock. Je suis très sceptique sur l’idée d’une désignation du Premier ministre par les électeurs. C’est évidemment la règle dans les grandes démocraties parlementaires, mais en France il y aurait une concurrence avec l’élection du Président de la République au suffrage universel. Il y aurait donc une double légitimité, que de Gaulle refusait sous le nom de « dyarchie » : pour lui, il devait y avoir dans l’exécutif une hiérarchie. Si le Premier ministre est élu au suffrage universel comme le Président de la République, le conflit de légitimité est certain.
Rien de tout cela ne vous a échappé, mais vous proposez de régler cette question par la crise, en reproduisant en quelque sorte celle du 16 mai 1877 ; il reviendrait alors aux électeurs de trancher entre la prééminence de l’Assemblée et celle du Président. Vous paraît-il raisonnable d’envisager la crise comme le meilleur moyen d’affaiblir le Président de la République ? Pensez-vous qu’un groupe de travail comme le nôtre pourrait, dans ses propositions, assumer un tel projet de crise nécessaire ? Ce serait pour le moins original.
Mme Céline Vintzel. C’est une idée que vous auriez sans doute du mal à défendre, en effet, mais je la lance parce qu’aujourd’hui ni les constitutionnalistes ni les hommes politiques ne savent – pour ceux qui le souhaitent – comment obtenir une modification de notre régime politique. Armel Le Divellec espérait devant vous que le problème se résoudrait de lui-même : je n’y crois pas. Un président qui remettrait, de son propre chef, ses pouvoirs au chef du Gouvernement, serait une personnalité politique à la sagesse pour le moins extraordinaire… Pour autant, attendre une crise est une attitude inattendue, je le reconnais. Mais, puisque nous sommes effectivement un pays de conflit plus que de consensus, la révision constitutionnelle la plus finement imaginée n’éviterait peut-être pas la crise de régime !
Mme Mireille Imbert-Quaretta. Tant que le Conseil constitutionnel refuse de censurer l’empiétement du législateur sur le domaine de règlement, seule la déontologie du Parlement peut limiter la loi à l’essentiel !
Vous souhaitez que les ministres soient choisis uniquement parmi les parlementaires. Si cette règle s’appliquait, nous n’aurions eu ni Simone Veil, ni Robert Badinter ; et nous n’aurions pas vu non plus, à mon sens, un début de parité. C’est bien en effet la nomination de femmes au Gouvernement, avant même d’ailleurs qu’elles ne soient électrices, qui a permis aux citoyens de se rendre compte qu’elles n’étaient pas plus incapables que les hommes de gérer le pays… Si nous avions attendu que la parité surgisse de la volonté d’hommes élus au suffrage majoritaire, nous n’en serions pas où nous en sommes aujourd’hui. Mesurons bien les conséquences que pourrait avoir une telle mesure. Nous nous priverions beaucoup.
M. Le Divellec a proposé d’imiter une pratique britannique en adjoignant à certains ministres un parlementaire, qui apprend ainsi en quelque sorte le métier. Cela pourrait se faire, nous a-t-il assurés, à droit constant. Cette proposition, certes beaucoup moins radicale que les vôtres, vous paraît-elle intéressante ?
Mme Céline Vintzel. Vous évoquez la pratique des parliamentary private secretaries, qui est effectivement très séduisante et ne nécessite aucune mesure constitutionnelle.
Il serait également possible – mais il faudrait pour cela réviser la Constitution – de rendre obligatoire de recourir au vote des parlementaires au moment de la formation d’un gouvernement. Aujourd’hui, le Premier ministre peut décider de ne pas engager la responsabilité de son gouvernement sur une déclaration de politique générale. À mon sens, il serait préférable que tout gouvernement ait la confiance explicite des parlementaires : cela renforcerait la fusion entre Parlement et Gouvernement, mais aussi le rôle du Parlement.
Mme Christine Lazerges. La superbe construction intellectuelle que vous nous présentez me semble faire bien peu de place à la société civile et au peuple – celui-ci s’exprime tous les cinq ans, choisit un Président de la République et un programme, et voilà tout. Mais il peut aussi arriver que le programme pour lequel les électeurs se sont prononcés ne soit pas celui qui est mis en œuvre : il semble alors légitime que les syndicats, la rue – dont vous semblez vous méfier – s’expriment. Je trouve assez grave que dans un régime démocratique l’expression populaire soit cantonnée à un rôle minime – le vote, une fois tous les cinq ans. Votre idée que seuls les parlementaires puissent devenir ministres réduit encore l’expression de la société civile et confine Parlement et Gouvernement dans une bulle déconnectée de la vraie vie.
Quelle place laissez-vous au peuple et à la société civile pendant les cinq années du mandat d’un Président de la République ?
Mme Céline Vintzel. Je voulais dire qu’il est dommage qu’un Parlement renonce à voter un texte en raison de la tenue de manifestations de rue alors même que ce projet, figurant dans le programme présenté aux électeurs, a été approuvé par eux. Il est bien sûr essentiel que les syndicats et la société civile participent à l’élaboration du programme. Il est également crucial que les électeurs connaissent à l’avance les projets qui seront mis en œuvre.
S’agissant du rôle du peuple, je souligne qu’il existe déjà dans notre Constitution des instruments de démocratie directe : le référendum tel qu’il est prévu à l’article 11 n’est guère utilisé, le référendum d’initiative partagée ne l’ayant encore jamais été. Utilisons d’abord les moyens dont nous disposons.
Mme Christine Lazerges. Un député doit-il selon vous revenir régulièrement devant ses électeurs pour des comptes rendus de mandat – avec le risque d’être contesté ?
Mme Céline Vintzel. L’information des électeurs est tout à fait cruciale. En ce sens, les conseils participatifs, les débats publics sont des outils très intéressants. L’échange d’arguments permet toujours de faire progresser la réflexion. Mais dans une démocratie représentative, ce sont bien les représentants, élus, je le répète, sur un programme, qui doivent prendre les décisions.
Mme Cécile Untermaier. Merci pour cette présentation pleine de fraîcheur et de sérieux.
Pensez-vous que vos propositions puissent aider à résoudre la crise de confiance des citoyens envers nos institutions politiques ?
Je regrette comme vous la limitation par la Constitution du nombre de commissions, car il faudrait augmenter leur nombre. Ainsi, nous pourrions imaginer une commission « du long terme », ou encore une commission de la simplification, dont le rôle serait de veiller à ce que la législation n’aggrave pas les charges administratives – c’est cela que nos concitoyens ne supportent plus. C’est un archaïsme que vous avez bien fait de relever.
On nous reproche souvent de trop légiférer, mais la société est très compliquée : il faut, je crois, pour reprendre une formule chère à Mireille Delmas-Marty, préférer « la pédagogie de la complexité à la démagogie de la simplicité ».
Peut-on, enfin, imaginer un grand rendez-vous électoral des citoyens avant l’élection présidentielle ?
Mme Céline Vintzel. Cette dernière question est politique et je ne saurais y répondre… Je n’aime pas m’exprimer, je l’ai dit, sur les sujets politiques. Je glisse néanmoins que me semble aujourd’hui faire défaut la vision d’un programme politique pour la France, et surtout que me semblent manquer de grandes perspectives. Toutes les modifications juridiques possibles et imaginables n’y changeront rien.
Mme Marie-Anne Cohendet. Pour répondre à Michel Winock, je rappelle l’expérience des trois cohabitations, qui ont très bien fonctionné : le Premier ministre est alors choisi par les parlementaires. Le gouvernement de la troisième cohabitation a été le plus populaire et le plus stable de la Cinquième République, contrairement aux annonces catastrophistes d’un retour au « régime des partis ».
Pour Hans Kelsen, il n’y a pas de démocratie sans contrôle. Or, en France, contrairement à ce qui se passe dans tous les autres pays de l’Union européenne, le Gouvernement ne peut pas être renversé : les parlementaires sont privés de leur arme majeure. C’est d’ailleurs sans doute la cause des manifestations nombreuses que nous connaissons : les citoyens ne peuvent pas s’adresser aux parlementaires, dont ils savent bien qu’ils ne sont pas à même d’exiger une réorientation de la politique gouvernementale.
Je suis entièrement d’accord avec ce que vous avez dit de l’article 49, alinéa 1 : il a été mal rédigé, et Michel Debré l’a d’ailleurs reconnu. L’engagement de la responsabilité du Gouvernement sur un programme était conçu comme une obligation, et c’est bien le général de Gaulle qui s’est approprié un pouvoir qui n’aurait pas dû lui appartenir.
Que penseriez-vous de l’idée d’un transfert du droit de dissolution au Premier ministre ?
Mme Céline Vintzel. Je l’approuverais, car on irait alors vers un régime plus parlementaire, même si je doute que ce soit politiquement réalisable. Un Président de la République irresponsable ne devrait donc pas pouvoir dissoudre l’Assemblée. Depuis la dissolution de 1997, certes, cette arme est quelque peu émoussée.
M. Denis Baranger. Le thème du rééquilibrage de nos institutions est une source de déception permanente sous la Cinquième République. Il n’y aura pas de rééquilibrage entre exécutif et Parlement tant que le Parlement ne sera pas devenu un lieu d’impulsion politique ; or, dans nos démocraties modernes, c’est bien délicat. Vous me direz sans doute que la force du Gouvernement est inexorable.
Pour tenter néanmoins d’arriver à un résultat, il faut réfléchir, je crois, à la question de la responsabilité politique. Or le blocage de la Constitution, renforcé par la jurisprudence du Conseil constitutionnel, est trop fort. Je suis un chaud partisan des résolutions telles qu’elles sont prévues à l’article 34-1 de la Constitution, car c’est un moyen donné aux parlementaires de formuler des propositions politiques. Je ne vois pas du tout pourquoi elles ne pourraient pas comporter de critique du Gouvernement : cela ne me paraît absolument pas illégitime. En France, pour accroître la responsabilité politique de l’exécutif devant le Parlement, celui-ci doit se rappeler qu’il est l’organe d’expression de la volonté générale. Les résolutions au sens de l’article 34-1 pourraient permettre d’exprimer la volonté de la nation, non pas par des normes, mais par l’expression de grands principes politiques.
Je ne comprends absolument pas, de la même façon, la jurisprudence du Conseil constitutionnel sur les « neutrons législatifs » : pourquoi la loi devrait-elle être uniquement normative, pourquoi ne pourrait-elle pas proclamer de grands principes ? C’est la condamner à être entièrement technique, c’est empêcher les parlementaires d’exprimer une volonté politique.
Mme Céline Vintzel. En effet, les résolutions prévues à l’article 34-1 peuvent permettre aux parlementaires d’exposer des idées générales et de renforcer le contrôle a priori des parlementaires, notamment de la majorité. Je pense donc aussi qu’elles pourraient être développées : le Parlement doit avoir un rôle d’impulsion politique.
Sur l’interdiction de la mise en cause de la responsabilité du Gouvernement, en revanche, j’invoquerai encore une fois le droit comparé pour souligner que c’est également le cas dans les autres pays. Plus généralement, dans les autres pays non plus, on ne renverse plus le Gouvernement.
M. Denis Baranger. Le Gouvernement Blair a frôlé plusieurs fois la défaite à la Chambre des communes : en 2004 sur les top-up fees, sur une partie de sa politique de détricotage de l’État-providence… On ne peut pas nier qu’il existe des gouvernements qui prennent de grands risques politiques.
Mme Céline Vintzel. Mais, finalement, il n’a pas été renversé. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas d’influence des parlementaires.
Mme Marie-Anne Cohendet. Lorsque le Gouvernement obéit au Parlement, il n’y a nul besoin de le renverser ! En revanche, lorsqu’il s’écarte de la ligne du parti, le Premier ministre est rejeté par sa majorité elle-même : c’est ce qui est arrivé à Margaret Thatcher. Ce point me paraît une différence fondamentale entre la France et les autres pays.
M. le président Claude Bartolone. Dans le cas, récent, de la Syrie, le gouvernement britannique a simplement dû renoncer à présenter son texte, car il savait ne pas pouvoir trouver de majorité pour le voter.
Merci, madame, pour votre intervention. Vos propositions, issues du droit comparé, sont très cohérentes : c’est leur force mais aussi, j’en ai peur, leur limite. Sur certains points, vous avez entièrement raison. J’ai ainsi moi-même ressenti très fortement le blocage que vous évoquez lorsque j’ai voulu, au début de cette législature, créer une vraie commission des affaires européennes ; en proposant de regrouper la commission de la défense et celle des affaires étrangères, j’ai compris à quel point certains caractères pouvaient être puissants… On voit à quel point l’adaptation serait nécessaire. Sur d’autres points, notamment en termes d’organisation du travail parlementaire, je suis plus réticent ; il faut mesurer les conséquences des mesures que nous pourrions prendre. En tout cas, votre réflexion nous aura beaucoup apporté.
La Commission en vient à un tour de table consacré à la question de la représentation.
M. le président Michel Winock. Les administrateurs de l’Assemblée nationale nous ont fait tenir une note très fouillée sur la question de la représentation, qui va maintenant nous occuper. J’en dirai néanmoins quelques mots.
La question de la représentation est d’abord liée au droit de vote.
La Révolution de 1789 a instauré en France le suffrage populaire – mais non le suffrage universel. La Constitution de 1791 distingue en effet les citoyens actifs des citoyens passifs. Pour être électeur, il fallait justifier de son indépendance, c’est-à-dire s’acquitter d’une contribution directe équivalente à trois journées de travail, et n’être pas dans un état de domesticité. Il ne s’agit pas d’un régime censitaire stricto sensu, puisque le droit de suffrage est accordé à quatre millions et demi d’hommes, sur six millions en âge de voter. Ce ne sont pas les classes populaires qui sont écartées, mais les catégories instables, marginalisées et dépendantes. Au départ fixée à vingt-cinq ans, la majorité civile est abaissée à vingt et un ans en septembre 1792.
Toutes les femmes sont exclues du suffrage. Malgré Condorcet, malgré Olympe de Gouges et quelques autres pionniers, les femmes ne sont pas considérées comme des citoyennes. La femme est assimilée à la sphère privée : elle est la gardienne du foyer, de la famille, à laquelle elle s’identifie. Au fond, elle n’est pas un individu. Homme et femme appartiennent à des genres différents, comme le suggérait Jean-Jacques Rousseau. Certains prêchent pour que l’on accorde le droit de vote aux femmes restées filles, ainsi qu’aux veuves, mais en vain. Jusqu’en 1944, seuls les hommes voteront.
Le retard de la France tient, on le voit, à des considérations philosophiques autant que politiques. Sous la Troisième République, les unes et les autres concourent pour refuser le vote aux femmes. Pendant toutes ces années, les femmes accèdent au suffrage dans de nombreux pays : en 1907 en Finlande, en 1913 en Norvège, en 1914 en Islande, en 1915 au Danemark, en 1917 en Russie, en 1918 en Allemagne, en Suède, en Estonie, en Lettonie et en Pologne, en 1919 en Autriche, au Luxembourg, aux Pays-Bas et en Tchécoslovaquie, en 1920 en Albanie, en 1921 en Lituanie, en 1928 en Irlande et au Royaume-Uni, en 1934 en Turquie, en 1938 en Roumanie…
En France, il y avait bien des partis et des associations pour réclamer le vote des femmes, mais surtout dans les rangs de la droite. La gauche, et en premier lieu les radicaux, sont hostiles au suffrage féminin, en raison de l’influence de l’Église : alors qu’elle s’est considérablement affaiblie chez les hommes, la pratique religieuse demeure largement majoritaire chez les femmes. Que l’on se souvienne du couple Jaurès : en 1901, les militants socialistes s’indignent, car la fille de Jean Jaurès, Madeleine, vient de faire sa communion solennelle. Pour se défendre, il argue que sa femme, comme la plupart des femmes françaises, reste fidèle « à la foi chrétienne, à la tradition catholique […] À la tradition religieuse, qu’elles ne veulent ni exclusive ni intolérante, elles [les femmes] rattachent encore les grands événements de la vie : le mariage, la naissance des enfants, la mort ». Les républicains respectent cette idée ; mais cela leur inspire une grande défiance politique : pratique religieuse et vote à droite vont de pair, et la droite fut longtemps antirépublicaine.
En 1944, le Gouvernement provisoire du général de Gaulle accorde le droit de vote aux femmes. Le Préambule de la Constitution de 1946 dispose que « la loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme. » Les femmes, devenues électrices, sont aussi éligibles, mais l’Assemblée nationale ne s’est pas féminisée pour autant. Alors que trente-trois députées sont élues à la Constituante de 1946, le nombre de femmes élues décline à partir de 1951, pour tomber à neuf en 1958. Il remonte peu à peu, mais ne dépasse la centaine qu’en 2007, pour arriver à 155 en 2012, c’est-à-dire un peu moins de 30 %. Nous sommes encore bien loin de la parité prévue par la loi du 6 juin 2000.
Les partis n’ont pas en la matière appliqué la même politique. Lors des élections de 2012, le Parti socialiste a eu 105 élues à l’Assemblée nationale, soit 37,5 % de ses députés. L’UMP a eu 27 élues, soit un peu moins de 14 % de ses députés, la palme de la féminisation étant remportée par les écologistes, avec 9 élues sur 17 députés, soit un peu plus de la moitié. Il faut toutefois remarquer que, si la représentation des femmes au Parlement français est très loin de ce qu’elle est en Suède ou en Finlande, notre pays occupe quand même dans l’Union européenne la dixième place et fait sensiblement mieux que le Royaume-Uni ou l’Italie.
Faut-il alors améliorer la loi sur la parité ? Pour les élections départementales de 2015, le mode de scrutin imposait des binômes constitués d’un homme et d’une femme : faut-il appliquer la même formule aux élections générales ?
Il nous faut également réfléchir à la question de la représentation sociale. Il va de soi qu’un Parlement n’a pas vocation à représenter les catégories socio-professionnelles de façon strictement proportionnelle. Mais de trop grands écarts creusent la séparation entre une classe politique recrutée dans les catégories sociales supérieures d’une part, et les classes populaires de l’autre. Il y a là une tendance à l’oligarchie très dommageable pour la démocratie.
Jadis, la crainte de la représentation ouvrière – et de la domination du Parlement par le prolétariat – était manifeste. Sous la Deuxième République, la majorité conservatrice a, par la loi du 31 mai 1850, fait obligation aux électeurs de prouver, entre autres, trois années de résidence continue. Le corps électoral est ainsi passé de 9,6 millions à 6,8 millions d’électeurs, les exclus étant surtout ceux qui changeaient souvent de domicile pour trouver un emploi : 2 500 prolétaires ont ainsi été radiés des listes électorales. Cela permit à Louis-Napoléon Bonaparte, lors de son coup d’État du 2 décembre 1851, de proclamer le rétablissement du suffrage universel – suffrage par la suite étroitement contrôlé.
Le suffrage universel a été respecté par les régimes suivants, mais la composition sociale des assemblées n’a jamais été équitable – et l’inégalité s’est accrue depuis 1986. Ainsi, les ouvriers représentaient 6 % des députés en 1978, contre 1 % aujourd’hui. Sous la Quatrième République, 133 ouvriers sont devenus députés, à comparer aux 136 agriculteurs et aux 142 avocats. En revanche, si l’on prend pour critère le niveau des diplômes, en 2007, l’écrasante majorité des députés étaient munis d’un diplôme d’études supérieures, alors que les personnes sans diplôme ou titulaires du seul certificat d’études représentent encore 27 % de la population. Cette sous-représentation populaire est-elle inéluctable ?
Une autre question doit enfin appeler notre attention : celle des immigrés de longue date, qui vivent et travaillent en France et qui n’ont pu obtenir leur naturalisation. Faut-il les tenir éloignés de toutes les formes d’élections politiques ? Et si la réponse à cette question était négative, à quelles élections pourraient-ils participer, et selon quels critères ?
M. le président Claude Bartolone. Je veux tout d’abord remercier l’administration de l’Assemblée nationale pour la très grande qualité de la note qu’elle a rédigée à notre intention.
La demande d’une Assemblée nationale qui serait le miroir de la société s’exprime de plus en plus souvent, sans que soient bien mesurées toutes les difficultés que cela peut représenter. Comment réduire cette demande d’effet-miroir, notamment grâce au débat politique qui précède les élections législatives et l’élection présidentielle ? Parallèlement, comment améliorer la représentativité ? L’égalité entre femmes et hommes me paraît tout à fait normale, mais faut-il aller plus loin ? Il faut prendre conscience des risques qu’une telle approche peut entraîner ; nous voyons déjà parfois, lors des élections locales, des listes communautaristes, qui prétendent vouloir se faire les porte-parole de groupes sociaux qui ne se sentent pas représentés.
M. Denis Baranger. Certes, la représentation ne s’épuise pas dans la représentativité, mais, lorsque les représentants manquent vraiment de représentativité, leur capacité à représenter s’en trouve amoindrie. Telle est l’idée qui se dégage de l’excellente note préparatoire qui nous a été soumise. En d’autres termes, si l’on ne peut ni ne doit attendre d’un régime représentatif que ses assemblées soient le miroir de la société dans toutes ses composantes et dans sa diversité, car ce ne serait ni possible ni souhaitable, un sérieux problème se pose lorsque l’écart devient trop marqué entre l’appartenance sociologique des représentants et la composition de la société qu’ils représentent.
À cet égard, il convient de distinguer le problème de la représentation des jeunes, important mais non crucial, de celui, beaucoup plus grave, de la représentation des minorités issues de la diversité.
En cette matière, quelle méthode adopter lorsque la question se pose de modifier la Constitution ou les pratiques ? En ce qui concerne les minorités issues de la diversité, n’est-ce pas aux partis politiques de résoudre le problème plutôt qu’à une révision constitutionnelle ou à une modification de la loi ? Peut-être est-ce faute de compétence mais, comme juriste, la discrimination positive me cause quelque embarras, que j’exposerai en tentant de répondre à certaines des questions que soulève la note.
Premièrement, faut-il étendre le mécanisme de retenue financière de la première fraction de l’aide publique, applicable en matière de parité entre les hommes et les femmes, à d’autres catégories de personnes victimes de discriminations ? En l’espèce, voici ce qui me gêne : comment choisirait-on les catégories protégées, les cibles de la non-discrimination ? Si un groupe de travail comme le nôtre peut être utile en touchant aux rouages de la mécanique constitutionnelle qui sont à sa portée, il me semble que ce n’est pas à propos de la discrimination selon la race, la religion ou l’origine géographique : si importants que soient ces problèmes, je ne vois pas comment y remédier par des modifications constitutionnelles, en instaurant des quotas ou d’autres mécanismes de discrimination positive.
Il n’en va pas de même de la parité entre hommes et femmes, à laquelle j’aimerais que nous réfléchissions en termes plus opérationnels. Sur ce point, j’ai lu avec un grand intérêt le rapport publié en février 2015 par le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, dont j’aurais aimé que nous puissions entendre ici l’un des représentants. Cette parité étant un problème universel puisque l’on est soit homme, soit femme, il est possible d’y veiller de manière consensuelle par la Constitution ou par la modification du droit positif. Le rapport met l’accent sur le problème des élections locales et de l’absence de parité au sein des exécutifs et des organes représentatifs à cet échelon ; il me semble qu’en la matière des avancées sont possibles. Alors que la Constitution a déjà été revue à deux reprises à cette fin, en 1999 et en 2008, le bilan statistique établi par le Haut Conseil n’est guère satisfaisant. Peut-être devrions-nous donc réfléchir à des modifications au niveau infraconstitutionnel, dans la loi organique – où s’exerce aujourd’hui un pouvoir quasi-constituant – ou ordinaire.
Je suggère en somme que nous nous concentrions sur ce qui suscite le consensus et qui est sinon facile, du moins à notre portée : la parité entre les hommes et les femmes. Il s’agit plus précisément de généraliser celle-ci, autant que possible, mais aussi de résoudre le problème de la continuité des mandats puisque, selon le même rapport, les femmes, une fois élues, ont tendance à quitter leurs fonctions, où elles sont remplacées par des hommes.
Ensuite, faut-il permettre aux citoyens d’affecter directement une partie des donations publiques aux partis politiques au moyen de l’impôt ? Je plaiderais plutôt pour que cette proposition ne soit pas appliquée, ou seulement, comme disait Montesquieu, d’une main tremblante. En effet, ce serait aller vers une privatisation du financement des partis, laquelle me paraît périlleuse à la lumière de l’exemple américain. D’une manière générale, je me méfie des affectations d’impôt. Notre culture n’est pas celle de l’Allemagne et ce qui s’y pratique en matière de financement des institutions religieuses ne me paraît pas devoir nous servir de modèle pour les partis politiques – ni, a fortiori, pour les institutions religieuses !
S’agissant enfin d’un problème qui ne figure pas dans la note, le contournement des dispositions relatives au financement des partis, je proposerai que l’on supprime les micro-partis.
Mme Cécile Duflot. J’aimerais apporter ma modeste contribution à l’exposé de Michel Winock sur l’histoire du droit de vote des femmes. C’est par un amendement de Fernand Grenier, qui tenait en deux mots, que celui-ci a été instauré. Je vous invite tous à relire le compte rendu du débat à l’Assemblée consultative d’Alger qui a présidé à cette avancée démocratique, l’une des plus grandes du xxe siècle. Tous ayant convenu qu’il serait aberrant de priver les femmes de l’éligibilité après ce qu’elles avaient fait dans la Résistance, le texte prévoyait qu’elles soient « éligibles dans les mêmes conditions que les hommes », mais non électrices. L’amendement Grenier s’est contenté d’ajouter les mots « électrices et » avant le mot « éligibles ».
Cet exemple en dit long sur les évolutions constitutionnelles. Membre d’un mouvement politique qui défend l’idée d’une Sixième République, je m’accommoderais toutefois très bien d’une « Cinquième République bis » issue de modifications apportées par le biais de lois organiques. La méthode serait plus rapide et sans doute plus efficace que la désignation d’une nouvelle assemblée constituante, dont notre histoire a prouvé l’utilité, mais souvent à la suite d’immenses troubles, ainsi que Michel Winock nous l’avait rappelé.
Il me semble que l’accentuation de la non-représentativité se conjugue à l’aggravation des inégalités économiques et sociales pour nourrir la crise démocratique très profonde que nous connaissons. En d’autres termes, on a l’impression que les responsables politiques, qui ressemblent de moins en moins à la population, profitent par ailleurs de la situation. Nous devons impérativement réfléchir à cette conjonction. Ainsi, les réformes qui ont eu lieu à l’Assemblée nationale, la rémunération réelle des parlementaires sont totalement déconnectées de la perception qu’en a une très grande partie de la population. Il ne s’agit là que d’un exemple du sentiment qu’inspirent les hommes politiques en général. Citons encore, même s’il est toujours difficile d’extrapoler à partir d’un cas particulier, la défaite d’Yves Daudigny, président sortant du conseil général de l’Aisne, devancé par la femme de ménage de la mairie, candidate du Front national. Elle confirme d’ailleurs que le scrutin majoritaire peut provoquer un basculement sans frein vers les extrêmes, contrairement à la proportionnelle.
Je suis tout à fait d’accord pour considérer que c’est en alourdissant les pénalités financières que l’on fera progresser la parité, notamment à l’Assemblée nationale. Même si c’est au nom d’une profonde conviction, plus que pour des raisons financières, que les écologistes sont exemplaires en la matière – au Sénat plus encore qu’à l’Assemblée nationale, d’ailleurs –, ainsi que Michel Winock a eu la gentillesse de le rappeler. Nous avons travaillé à instaurer en notre sein un dispositif assurant la parité de résultat, y compris lors d’un scrutin législatif uninominal, cas complexe puisque la désignation des candidates doit tenir compte de la « gagnabilité » des circonscriptions. Notre exemple montre en tout cas qu’il est possible de le faire.
Quant aux micro-partis, je suis tout à fait opposée à l’usage qui en est fait, mais ne sous-estimons pas le risque auquel leur suppression exposerait la démocratie : celui d’aboutir à un système qui se protège lui-même en évitant l’émergence de nouvelles formations politiques. N’est-ce pas plutôt la double appartenance qu’il conviendrait de viser ? Si l’on obligeait les pseudo-candidats à l’élection présidentielle à quitter leur parti principal pour éviter que leur petit parti n’alimente leurs comptes de campagne, peut-être seraient-ils moins sensibles à la dimension démocratique de l’apparition d’un nouveau parti. Etant une écologiste très intéressée par l’internationale verte, je sais qu’il existe des pays où il est extrêmement complexe de créer un parti politique, même rattaché à un courant aussi clairement identifié à l’échelle planétaire que le mouvement écologiste, car cela suppose une immobilisation financière et un nombre donné d’adhérents, voire de signatures de parlementaires.
Pour la représentativité, outre le rôle des partis politiques – notamment dans la promotion de la diversité, comme cela vient d’être dit – et l’aspect financier, le scrutin de liste est décisif. Il est beaucoup plus facile, en effet, d’accéder à une position éligible sur une liste que d’être élu dans le cadre d’un autre mode de scrutin. Il n’y a là rien de personnel, mais le fait même que l’on puisse lire dans la presse, que cela soit vrai ou non, que le président de la métropole lyonnaise, sénateur et maire de Lyon, envisage que sa femme soit candidate à la mairie parce que la loi sur le non-cumul l’empêche de conserver ses trois mandats est désastreux pour l’image de la représentation et des élites. Voilà pourquoi le scrutin de liste – donc la non-féodalisation de la décentralisation, qui en est l’un des enjeux – est essentiel, surtout au Parlement car c’est de là qu’il pourra s’étendre tout naturellement aux autres niveaux.
M. le président Michel Winock. Madame Duflot, la meilleure méthode ne consisterait-elle pas à appliquer la règle du binôme, comme lors des élections départementales ?
Mme Cécile Duflot. Je fais partie d’un groupe parlementaire qui s’est doté d’une coprésidence, surmontant ici même de grandes difficultés pour cela, et d’une famille politique où cette coprésidence est une tradition. Cela ne m’empêche pas de nourrir quelques doutes quant au binôme. L’expérience des dernières élections départementales, telle qu’en rend compte la presse, montre qu’il n’y avait en réalité que des candidats hommes, flanqués d’un machin décoratif de sexe féminin, et que ce sont 80% ou 85 % d’hommes qui président les conseils départementaux alors qu’un nombre égal d’hommes et de femmes y ont été élus.
M. le président Michel Winock. N’est-ce pas déjà un progrès considérable ?
Mme Cécile Duflot. Faire partie d’un binôme, ce n’est pas la même chose qu’être soi-même candidate. J’ai personnellement fait carrière en politique comme « apparatchik », formée au sein de mon parti – conformément à une spécificité de ma famille politique –, et non comme assistante ou compagne d’un homme politique, ni parce que j’aurais été repérée par un homme qui aurait jugé que je pourrais faire une bonne candidate, d’autant que, si je l’étais dans le canton voisin ou dans la circonscription voisine, je ne me mêlerais pas des affaires de la fédération ! En ne confiant pas aux femmes l’entière responsabilité de leur candidature, on les maintient dans une forme de minorité, qu’on le veuille ou non.
M. Luc Carvounas. Personnellement, je suis favorable au scrutin proportionnel, voire au scrutin proportionnel intégral. Ce serait le moyen privilégié de faire de l’Assemblée le fruit de l’expression démocratique du peuple et de combattre les extrêmes en s’attaquant aux problèmes politiques de fond, au lieu de laisser penser, en cette période de défiance vis-à-vis du politique et des élites en général, que nous organisons les scrutins nationaux de manière à écarter un parti, ce qui renforce le sentiment d’exclusion et la radicalisation de ceux qui se jugent oubliés.
Nous n’avons pas suffisamment salué, me semble-t-il, l’avancée extraordinaire, amenée par la loi, que constitue l’instauration des binômes lors des scrutins départementaux. On peut mieux faire, assurément ; mais nous sommes tout de même, sauf erreur de ma part, le seul pays d’Europe à l’avoir mise en œuvre. Il n’y a pas assez de femmes présidentes, c’est vrai ; mais j’avais pu voir auparavant, avec effarement, des assemblées départementales composées presque exclusivement d’hommes ! Bref, la loi impose ce à quoi les responsables politiques se refusent, à cause d’une tendance à l’autoreproduction de certains élus nationaux qui viennent tous au Parlement après être passés par les cabinets ministériels, ce qui éloigne la composition de nos assemblées de celle de la société.
Lorsque je suis entré au Sénat, il y a quatre ans, le président de notre groupe, qui était à l’époque François Rebsamen, nous a exhortés à aller nombreux prendre part au débat sur le conseiller territorial. Je me suis retrouvé en séance de nuit – la première pour moi – en compagnie de collègues sénateurs, une trentaine à droite, à peine plus à gauche, qui étaient tous des hommes, sexagénaires…
Mme Cécile Duflot. Blancs !
M. Luc Carvounas. Oui, blancs. J’étais effaré : à nous qui ne représentions qu’une partie de la population, il appartenait de voter la loi, qui décide de la vie quotidienne de tous nos concitoyens. J’ai d’ailleurs été très sensible à la tribune récemment publiée par des journalistes femmes sur les pratiques sexistes et machistes au Parlement.
Sans crier haro sur les parlementaires, car là n’est pas le propos, il faut amorcer le non-cumul dans le temps, seul moyen de moderniser la vie politique française, et continuer d’imposer la parité par la loi. Pour le reste, je ne suis pas favorable aux quotas, mais s’il s’agit de permettre à toutes les catégories sociales d’accéder aux responsabilités, le statut de l’élu tel qu’il existe aujourd’hui ne suffira pas. J’ai dans ma commune, au sein de la majorité, un jeune ouvrier de vingt ans à qui son employeur interdit de venir participer aux travaux du conseil municipal, malgré toutes les lettres que je lui envoie !
Il faut donc, au niveau législatif, donner les outils dont ils ont besoin à ceux qui veulent s’engager dans la vie publique en plus de leur vie professionnelle et personnelle. Et, pour cela, il faut parler sereinement, une fois pour toutes, du statut de l’élu. Cette question n’est pas séparable de celle des contraintes qui s’imposent aux partis politiques lors des désignations. Depuis des années, on n’aborde le problème que par l’un de ses aspects, parce que cela fait bonne impression, parce que, dit-on, l’opinion publique le veut – ce que l’on ne vérifie pas toujours ensuite dans les urnes : plus on cherche à lui donner ce qu’elle veut, moins elle participe aux élections. C’est de manière globale qu’il faut agir.
Lorsque les élus s’engagent, ils le font pour la collectivité. Tous ces maires battus l’année dernière, que sont-ils devenus ? Il existe des pays où l’on aide les sortants à revenir à la vie professionnelle. J’ai des amis maires, plus jeunes que moi, qui s’étaient voués à leur commune et se sont retrouvés sans rien. Pourtant, à l’époque où ils étaient maires, on disait certainement d’eux qu’ils profitaient du système !
Nous n’avons pas le courage de poser le débat en ces termes, et c’est ainsi que nous dévoyons nos institutions et compromettons ce que nous devrions défendre. Voilà pourquoi je tenais à cette intervention qui mêle expérience personnelle, coup de gueule et réflexions.
Mme Marie-Anne Cohendet. En ce qui concerne la représentation, nos collègues politistes ont observé que notre Parlement se compose pour l’essentiel de vieux mâles blancs. Pour ce qui est de l’âge, les effets du cumul sont manifestes : sa limitation rajeunira mécaniquement le Parlement et le diversifiera de manière plus générale.
S’agissant des femmes, on observe au niveau mondial une corrélation quasi parfaite entre la proportion de femmes élues au Parlement et le mode de scrutin. Lorsque le Parlement est élu à la proportionnelle, le pourcentage de femmes est très élevé ; lorsque le scrutin est majoritaire, y compris aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, il est beaucoup plus faible. La proportionnelle est donc manifestement essentielle à la représentation des femmes. Ce point est corroboré par l’évolution historique puisque sous la Quatrième République, où la proportionnelle était en vigueur, il y avait beaucoup plus de femmes élues au Parlement que sous la Cinquième. Et sous la Cinquième elle-même, les élections au scrutin proportionnel ou mixte, comme les élections européennes ou les élections régionales, désignent un très grand nombre de femmes, tandis que les assemblées départementales exclusivement masculines dont il vient d’être question sont élues au scrutin majoritaire.
Faut-il s’orienter aujourd’hui vers la proportionnelle ou vers un mode de scrutin binominal sur le modèle de celui qui a été appliqué lors des dernières élections départementales ? Nous pouvons encore en débattre. Une autre possibilité serait le scrutin de liste majoritaire, qui n’a pas laissé de très bons souvenirs mais mérite peut-être d’être envisagé à nouveau. Sur tous ces points, il convient de réfléchir à partir de projections. Quoi qu’il en soit, le rôle de la proportionnelle est indéniable.
En dépit des apparences, le cas des minorités visibles n’est pas similaire. Bien qu’il soit toujours possible de changer de sexe, on est soit homme soit femme. La situation faite aux minorités visibles pose en revanche le problème de la discrimination positive, qui ne fait absolument pas partie de la tradition française. Je récuse évidemment ce terme de race, qui aurait dû disparaître de tous nos textes depuis longtemps ; mais comment remédier à la discrimination selon l’origine, puisque c’est de cela qu’il s’agit ?
Il est indispensable de permettre la représentation dans nos assemblées de personnes issues de l’immigration. Un étudiant ayant travaillé sur la discrimination raciste à l’embauche a constaté que les mécanismes juridiques existants, malgré leur efficacité et les bonnes volontés à l’œuvre, n’étaient pas mobilisés parce que les victimes ne faisaient pas confiance au droit. Or si les intéressés ne siègent pas au sein des assemblées, comment pourraient-ils signaler ces points de blocage qu’ils sont particulièrement bien placés pour identifier ?
Ne versons pas pour autant dans un communautarisme qui serait contraire à l’idée de représentation nationale. À cet égard, nous pourrions tirer profit de l’expérience d’autres pays : l’Inde a instauré des dispositifs de discrimination positive au profit des intouchables, ce qui a permis à ces derniers de participer enfin à la vie politique mais a cristallisé les sentiments d’appartenance à telle ou telle communauté, donc aggravé les divisions sociales. Ce point délicat mérite donc une réflexion approfondie.
Sur les autres points, je suis entièrement d’accord avec les orateurs qui se sont exprimés avant moi.
Mme Cécile Untermaier. Je suis moi aussi d’accord avec une grande partie de ce qui a été dit.
La rénovation politique est entièrement absente des sujets de réflexion des partis. J’en veux pour preuve les motions qu’il nous a été donné de lire et qui lui réservent une place très réduite, alors que nous devrions en faire une priorité. Comme l’a dit le professeur Baranger, c’est aux partis de s’emparer de la question. Dans mon territoire, une personne issue de l’immigration qui n’a pas démérité se retrouve en quarantième position, après trente-neuf personnes blanches, au sein d’un conseil fédéral qui prétend pourtant promouvoir la rénovation politique. Bref, il reste beaucoup à faire.
En ce qui concerne la parité, les sanctions financières ont été durcies grâce à un amendement déposé par Bruno Le Roux en commission des lois. Mais, comme l’a suggéré Cécile Duflot, c’est la non-parité de résultat qu’il faudrait sanctionner, puisque les femmes sont généralement investies dans des circonscriptions impossibles à gagner.
J’ai voté le principe du binôme, en parlementaire responsable, et j’y vois une formidable avancée, mais il faudra en étudier de plus près les résultats concrets, car la campagne a donné l’impression que les candidates étaient des potiches en retrait. Le partage des responsabilités est un entre-deux qui ne paraît pas satisfaisant à long terme. Le binôme a permis d’imposer 50 % de femmes dans des conseils départementaux où elles étaient très peu présentes. Mais, sur le terrain, il est un peu curieux de voir deux conseillers départementaux participer à une inauguration. Quant au binôme parlementaire, je n’y suis pas du tout favorable, car je crois à la responsabilité individuelle de celui – ou celle – qui a été désigné au suffrage universel ainsi qu’à sa liberté d’engagement.
J’aimerais enfin insister sur l’importance de la loi sur le non-cumul des mandats. Nous devons dès à présent nous préoccuper de ses effets, mais aussi de l’absolue nécessité d’aller plus loin. J’ai constaté qu’au niveau local le non-cumul n’était pas du tout payant, puisque bien des candidats cumulant de nombreuses fonctions exécutives locales ont été élus, contrairement à d’autres qui pouvaient se prévaloir d’une forme de pureté à cet égard. C’est en étant plus strict au niveau local que l’on ancrera le principe du non-cumul, ce qui favorisera la rénovation et le renouvellement par le partage des mandats.
M. Alain-Gérard Slama. Comment ne pas être sensible aux arguments qui ont été avancés ? Comment ne pas mesurer la faible représentation des femmes, non seulement en politique, mais aussi dans les entreprises où elles se heurtent au fameux plafond de verre ? Car le problème est vaste : il touche aux mentalités et, au-delà de la responsabilité du législateur, engage celle des médias, de l’université et de toutes les associations et organisations qui composent notre société. Ainsi, on a observé de longue date que le retard de promotion des femmes dans la société française s’explique notamment, par comparaison avec la société américaine, par un excès d’individualisme : c’est en France que les femmes, en moyenne beaucoup plus diplômées que dans la plupart des autres pays, ont pour cette raison même le plus répugné à s’organiser pour se battre afin d’être mieux représentées.
Pour cette raison, j’ai été très attentif aux propos de Mme Duflot sur le binôme : au Parlement, il assurerait dans les faits l’égale présence des hommes et des femmes, mais les intérêts des femmes y seraient-ils mieux défendus pour autant ? Et les candidates dont il permettra la désignation se seront-elles battues pour être élues ? Dans cette affaire, c’est la responsabilité globale de la société qui est en jeu.
Ce qui m’amène à un point qui semble présupposé par tous, et que reflète également la note qui nous a été remise : la notion de représentativité. Il existe pourtant en France une fiction très belle, celle de la volonté générale : l’élu d’une circonscription ne représente pas uniquement les intérêts de ses mandants, mais s’efforce de se hisser au niveau de l’intérêt général – sans aller jusqu’à parler, comme les moralistes, du bien commun. Le problème, ce sont les effets pervers induits par la comptabilité des présents d’un sexe ou de l’autre. L’exigence est légitime, mais c’est à la suite d’une évolution des mentalités qu’elle devrait se concrétiser. Or un tel dispositif les modifie assez peu. Je ne veux pas dire par là que nous ne devrions pas le mettre en œuvre, mais qu’il ne faut pas trop espérer de solutions de cette nature. Elles reposent en effet sur une conception assez étrangère à notre culture politique, qui distingue la représentation de la représentativité, entendue comme représentation d’un intérêt spécifique, d’une origine, d’une couleur de peau, etc.
On dit qu’il n’y a pas assez de Noirs élus. C’est vrai. Mais je ne crois pas que, s’il y en avait assez, cela changerait quelque chose à la signification de la représentation. Il faut remédier à ce manque, pour la société, pour rassurer les citoyens ; cela ne résoudra toutefois pas la difficulté, et cela risque même de produire des effets pervers. Je sais bien que ce genre d’arguments est plutôt utilisé à droite, comme une manière assez hypocrite de s’opposer à une politique, non sur le principe mais parce qu’elle serait contre-productive. Il n’en reste pas moins qu’à force d’insister sur les caractères spécifiques – quels qu’ils soient – des représentants, on en vient à légitimer les revendications d’appartenance. C’est l’un des problèmes auxquels se heurte notre société, de plus en plus éclatée entre de telles réclamations : tant de Blancs, tant de Noirs, tant de catholiques, etc. Pourquoi voulez-vous d’ailleurs qu’il n’y ait que deux sexes ? C’est bien limitatif et intolérant !
Une autre logique devrait être à l’œuvre. Madame Duflot, je vois que vous voulez intervenir : je suis précisément en quête d’objections plus que je n’avance de certitudes. Mais cette évolution de notre société est vraiment problématique. À compter des premiers débats sur la parité, petit à petit, tout le monde s’est dit : « Pourquoi pas moi ? » C’est ainsi que le mouvement noir, par exemple, s’est développé. Cette tendance est détestable car elle rompt avec la logique selon laquelle le représentant représente d’abord l’intérêt général. Elle est de plus en plus dangereuse, dans une société où l’État est d’autant moins présent que se développent les revendications d’origine, de religion – car c’est aussi un enjeu du débat – et même de race – tant, bien souvent, c’est cette épouvantable notion que celle d’origine vient dissimuler.
Comment, dès lors, résoudre le problème ? Comment répondre à l’inquiétude ?
Mme Cécile Duflot. Cette intervention me fait vivement réagir. La femme politique que je suis est totalement convaincue de la nécessité de travailler sur la notion de représentation si l’on ne veut pas affaiblir la démocratie. Celle-ci, en effet, n’est possible que si la délégation semble sincère. Mais le risque que nous encourons aujourd’hui est le retour à une forme de monarchie, fût-elle républicaine.
On l’a souvent dit à propos du Président de la République, de sa manière d’intervenir, de la façon dont on ramène tout à lui et dont c’est de lui que l’on attend l’ultime décision. Mais on peut citer d’autres exemples. Qu’est-ce qu’un aristocrate, sinon quelqu’un qui hérite sa fonction de son père ? Les choses étant bien faites, quand on est né dans la famille idoine et que l’on a fait les études qu’il faut, on possède précisément les compétences nécessaires pour exercer les responsabilités prévues.
On le voit bien au Conseil d’État, l’un des rares héritages encore puissants de la monarchie puisqu’il descend du Conseil du roi et continue de se concevoir comme tel. Je le dis d’autant plus spontanément que j’ai découvert en Candide ce monde auquel je n’avais pas été initiée par mon origine sociale, même si je ne viens pas d’un milieu défavorisé – encore que, dans le contexte sociologique de l’Assemblée nationale, cela puisse se discuter !
Ne connaissant pas les institutions de l’intérieur, j’ai donc découvert que, lorsque l’on compose un cabinet ministériel, il faut y inclure un membre du Conseil d’État – et non pas celui de son choix, mais celui qui a été désigné par le Conseil d’État, lequel n’a d’ailleurs rien contre en suggérer un deuxième le cas échéant. C’est la réalité ! Et il en va de même avec l’Inspection des finances. Le fait est d’autant plus intéressant que l’ENA devait être, selon le général de Gaulle, une institution temporaire.
Je ne suis pas anti-élites, car on trouve parmi les hauts fonctionnaires de notre pays les cerveaux les plus brillants et des personnes extrêmement efficaces. Le problème est que se développe aujourd’hui une forme d’entre-soi dont les intéressés n’ont parfois même pas conscience. J’ai ainsi entendu certains se plaindre des députés, pénibles avec leurs amendements qui ne servent à rien ! Ce phénomène d’entre-soi, que l’on retrouve dans certains grands partis, affaiblit la démocratie car il fragilise l’accès de tous aux responsabilités.
Quant aux questions de représentation et de couleur de peau, monsieur Slama, ma famille est française depuis le quinzième siècle, mais il se trouve que, née en 1975, j’ai grandi au temps du regroupement familial, dans une cité où j’étais la seule Blanche au cours préparatoire, parmi des enfants nés pour la plupart en Afrique du Nord. Qu’est-ce que cela peut impliquer de ne jamais voir, dans les débats télévisés, un intervenant dont le prénom ou l’apparence vous évoque un tant soit peu votre propre identité ? Pourquoi observe-t-on le repli sur la religion auquel vous faites allusion ? Pourquoi, parmi des femmes nées dans les mêmes maternités, ayant fréquenté les mêmes écoles, certaines décident tout à coup, à trente-cinq ans, de porter le voile ? C’est à notre société républicaine, dont tous les enfants ont été élevés dans les mêmes institutions, que cette question est posée.
La discrimination est une réalité, il est très facile de le vérifier. Il suffit de changer la photo jointe à un curriculum vitae, sans même modifier le nom ni le prénom, pour faire varier le taux de réponse à une candidature. Il suffit de se rendre à la station Châtelet-Les Halles pour constater ce qui se passe – et qui est à vrai dire incroyable – lors d’un contrôle d’identité. Tout cela nourrit un sentiment de véritable dépossession.
Or, parmi les élites administratives ou politiques, d’aucuns n’ont même pas conscience de ces réalités. Il m’est arrivé de m’emporter en entendant dire que vingt euros par mois n’étaient pas grand-chose, dans des milieux où l’on dépense facilement cette somme dans la journée, alors que, dans notre pays, certains sont à deux euros près pour se nourrir quotidiennement et que la situation des plus pauvres s’aggrave. On peut connaître les codes, vestimentaires et autres, sans ignorer cet état de fait pour autant. Mais voyez Valérie Pécresse et son « immersion » dans le métro ! Je pourrais en dire autant de Jean-Paul Huchon qui évoquait comme une « aventure » le jour où il avait pris un train de banlieue à l’aube, ce que font quotidiennement bien des gens qui travaillent… Bref, il y a dans notre pays des personnes qui décident de l’organisation des transports en commun depuis Paris, sans jamais avoir posé leurs fesses ailleurs que dans une voiture de fonction, ou éventuellement dans un taxi !
Voilà pourquoi j’ai parlé d’aristocratie. Et le phénomène s’aggrave car les couches de la société s’interpénètrent de moins en moins. Cela vaut aussi entre parlementaires : siéger au côté de quelqu’un qui n’a pas la même couleur de peau que vous, ce n’est pas indifférent, monsieur Slama. C’est en refusant d’affronter cette réalité que l’on assigne les gens à un statut, celui de discriminé. C’est d’ailleurs le sens de la notion de négritude que de transformer cette discrimination en fierté. Cela n’en signe pas moins notre échec à créer de vrais citoyens, non des citoyens ethniques mais – c’est toute la force de la République française – des citoyens d’adhésion, attachés à un projet collectif. Or, aujourd’hui, cette République n’est pas sincère envers tous ses enfants.
M. le président Michel Winock. Je suis tout à fait d’accord avec vous, madame Duflot, mais avez-vous une solution ? Faut-il instaurer des quotas ? Mais selon quels critères ? La question du recensement ethnique ou ethno-religieux, tout à fait contraire à notre tradition républicaine, est à nouveau posée depuis les propos du maire de Béziers. Comment avantager les minorités dites visibles, ou rétablir l’équilibre entre elles et le reste de la population, sans disposer des instruments qui permettent de détecter, d’observer et de quantifier la discrimination ? Celle-ci existe assurément : vous en avez cité des exemples et nous en avons tous à l’esprit. Mais comment l’établir scientifiquement ? Et, ensuite, que faire ? À cet égard, que pensez-vous du point de vue de Denis Baranger selon lequel c’est aux partis, et non à la loi, de prendre les choses en main ?
Mme Cécile Duflot. Je suis d’accord, mais, comme l’a dit Luc Carvounas, cela suppose de lever plusieurs obstacles techniques, au premier rang desquels la difficulté des salariés du secteur privé à accéder à des responsabilités électives. À la suite de l’affaire Cahuzac, le Président de la République a décidé de ramener de six à trois mois la durée d’indemnisation des anciens ministres après leur départ du Gouvernement. Voilà bien – je le dis en toute amitié envers le Président – une réaction typique de haut fonctionnaire, à qui une telle situation ne pourrait poser aucun problème ! Mais imagine-t-on combien elle est risquée pour une salariée qui élève seule ses enfants ? Faire ce choix, c’est se priver de retraite et de toute forme de garantie, sans parler de l’étiquette de femme politique que l’on attache ainsi à son nom. Personne ne le dit, mais c’est une réalité, qui encourage le cumul.
Parmi les moyens de favoriser la diversité, je citerai donc le scrutin de liste et le non-cumul. Si l’on fait en sorte que les mêmes personnes n’occupent pas toutes les fonctions, la diversification s’ensuivra nécessairement. Quant au scrutin de liste, et puisque vous m’interrogez sur les instruments de mesure de la diversité, il existe un moyen très simple : mettre tout le monde sur la photo ! Voyez les cinquante élus du groupe écologiste au conseil régional d’Île-de-France. La diversité, monsieur Slama, ce n’est pas seulement deux ou trois jolies filles qui ont la peau un peu plus foncée que les autres parce que cela fait chic. Les hommes souffrent d’ailleurs plus que les femmes de la discrimination en fonction de l’origine.
Les statistiques ethniques posent un problème très délicat, mais peuvent se concevoir sur le fondement de la libre déclaration. Qui est noir, qui ne l’est pas ? À partir de quel taux de pigmentation est-on censé l’être ? C’est pour remédier à ces écueils d’une catégorisation extérieure que les spécialistes du sujet préconisent de demander aux personnes concernées de se définir elles-mêmes, ce qui leur permet le cas échéant, de s’y refuser. Le principal problème que posent les déclarations du maire de Béziers est d’ailleurs l’idée que l’on pourrait identifier la religion de quelqu’un par son prénom. Imaginez seulement que l’on ait prétendu le faire à propos d’une autre religion que l’islam !
Je précise que le non-cumul doit aussi valoir dans le temps, ce qui obligera l’institution elle-même à réfléchir aux moyens de « recycler » ses élus. Il est regrettable que les compétences – de médiation, de dialogue – que l’on développe en exerçant une responsabilité politique ne soient jamais valorisées. C’est ainsi que beaucoup de gens restent sur le bord de la route, d’autant que, s’ils ne sont plus élus, c’est en général qu’ils ont perdu l’élection, ce qu’ils ne mettent guère en avant : l’image de loser honteux s’ajoute à la défaite objective selon une forme de double peine. Il faut une bonne dose de courage à ceux qui doivent chercher un emploi en expliquant qu’ils ont été battus après n’avoir fait que de la politique pendant quinze ans ! Voilà pourquoi ce sont ceux dont l’avenir est relativement protégé qui s’emparent de ces fonctions. En ce sens, bien que le problème ne soit pas strictement institutionnel, les institutions doivent en tenir compte.
M. Alain-Gérard Slama. Je n’ai pas obtenu de réponse à mes questions. Vous avez, madame, déformé mon propos, assimilant ma représentation de la société à celle de Charles Maurras redoutant la menace des États confédérés. Je suis désolé, mais je ne suis vraiment pas maurrassien, ni monarchiste.
En réalité, je n’ai rien dit d’autre que ceci. Je comprends parfaitement que la loi ait pour objet la protection, la défense et la promotion de tous ceux qui, au sein de la société, ont absolument besoin, pour des raisons sociales, d’origine, ou à cause de préjugés, d’être reconnus. Simplement, cette reconnaissance exige-t-elle que l’on segmente la société française en groupes qui auraient chacun leurs représentants propres, lesquels ne représenteraient donc plus toute la nation ?
Ne faut-il pas miser sur le travail législatif pour faire progresser l’égalité entre ces groupes, plutôt que d’intégrer ainsi la fragmentation du corps social au processus même de fabrication de la loi ? Plus la société comptera d’acteurs protégés et reconnus, plus ceux-ci s’investiront naturellement dans une représentation qui fera en sorte que, comme vous le souhaitez, il y ait davantage de représentants en lesquels le corps social et surtout les plus défavorisés puissent se reconnaître. Si en revanche cette reconnaissance intervient au stade de fabrication de la loi, au lieu d’être l’objet de celle-ci, on entérinera l’intériorisation par les citoyens de la prévalence de leur intérêt de groupe sur l’intérêt général. Ce problème, qui relève de la psychologie sociale plutôt que du droit, fait partie de ceux qui fragmentent notre société et la rendent de plus en plus difficile à gouverner.
M. Denis Baranger. Nous sommes tous attachés au caractère représentatif de notre démocratie et à l’article 27 de la Constitution décrétant « nul » tout mandat impératif. Mais nous devons dépasser ce constat et reconnaître que ce régime ne peut fonctionner que si la représentation s’avère bien démocratique. J’approuve les propos de M. Slama privilégiant la voie de la lutte contre les discriminations plutôt que celle de la discrimination positive. Nous ne pouvons plus nous contenter de la défense classique du mandat représentatif, illustrée par Edmund Burke en 1774 dans son Discours aux électeurs de Bristol, dans lequel il refusait de rendre des comptes à ses électeurs en affirmant que ceux-ci l’avaient élu pour qu’il soit indépendant. Les parlementaires sont très soucieux de représenter leur circonscription et n’agissent pas en permanence comme des représentants de la nation dans son ensemble. L’idée selon laquelle l’élu est un représentant de la nation constitue une régulation du système politique permettant de poser des limites aux hommes politiques.
La démocratie a changé car la société n’est plus homogène, et le système représentatif doit intégrer cette évolution. Dans l’esprit des gens, plus de démocratie signifie davantage de diversité, de droits de l’Homme et de reconnaissance des individualités. Or cette feuille de route s’avère complexe car elle exige la représentativité de groupes, de communautés et de subjectivités individuelles. Il serait tentant de se contenter de reprendre l’idée du XVIIIe siècle de la représentation de l’ensemble de la nation, mais une telle attitude alimenterait des crises sociétales et des radicalisations. Le salut du régime représentatif passe par une prise en compte rénovée des exigences démocratiques, car si la représentation constitue un phénomène stable, la démocratie repose sur un mouvement et sur un processus d’identification des gouvernants et des gouvernés.
Les réflexions sur le bicamérisme, le rôle du Conseil économique, social et environnemental (CESE) et le mode de scrutin devraient prendre en compte l’exigence de représentation de la diversité des communautés qui composent la société française et des subjectivités des individus démocratiques. Un mode de scrutin qui soit à la fois majoritaire et de liste, comme en Allemagne, permettrait d’imposer des quotas ; je ne suis pas un chaud partisan d’un tel système, mais si l’on en reste à la conception classique du régime représentatif, la société reprendra violemment les droits qu’on ne lui reconnaît pas dans les enceintes parlementaires. On devrait politiser une institution un peu dormante comme le CESE plutôt que de dépolitiser le Sénat. L’entrée d’élus au CESE y insufflerait de la vie et la rendrait politique, ce qu’elle n’est pas aujourd’hui.
Mme Marie-Louise Antoni. Je fais mienne cette phrase de Mme Viviane Reding : « Je n’aime pas les quotas, mais j’aime ce qu’ils font. » Au cours de mes trente années de vie professionnelle, j’ai constaté que les quotas avaient permis l’arrivée des femmes dans les conseils d’administration. Elles restent sous-représentées dans les comités exécutifs, qui sont les véritables instances dirigeantes, alors que les quotas déclenchent un cercle vertueux permettant à l’entreprise de se rendre compte que la complémentarité entre le regard des hommes et celui des femmes améliore les offres faites aux clients. Ces dispositions transforment donc radicalement l’entreprise !
On réfléchit depuis longtemps à créer un statut pour le collaborateur d’une entreprise souhaitant se lancer en politique, et il s’avère ardu d’élaborer des propositions efficaces. Cependant, cette difficulté ne doit pas éluder le manque d’envie ; en effet, si les salariés sont de plus en plus tentés par la vie associative, ils montrent beaucoup moins d’intérêt pour l’engagement politique ou syndical.
Mme Marie-Anne Cohendet. Je suis très réservée sur l’opportunité de réaliser des statistiques, même à partir de déclarations volontaires, car l’Histoire nous a montré leur caractère dangereux. Lorsque l’on dit posséder certaines caractéristiques, on s’enferme psychologiquement, alors que nous devons favoriser non pas le seul intérêt général, mais la volonté générale. Le non-cumul des mandats, le statut de l’élu et le scrutin de liste constituent les réformes à mettre en œuvre.
Je suis d’accord avec Cécile Duflot lorsqu’elle analyse les identifications communautaires comme le résultat d’un sentiment d’exclusion des instances de représentation. Il n’y a pas lieu de mettre en œuvre des quotas, mais on peut ouvrir les portes des assemblées représentatives à tous les horizons sociaux et géographiques. Dans les petites communes, la mixité du scrutin permet d’accueillir des gens provenant de tous les milieux et de toutes les familles de pensée politique, et il faut parvenir au même résultat à l’Assemblée nationale. C’est une très bonne chose qu’une femme de ménage ait été élue dans une assemblée locale, et le Parlement a besoin de telles personnes. Le peuple est en effet compétent pour élaborer la loi, parce que c’est à lui qu’elle s’applique. N’enfermons pas les gens dans des catégories, mais permettons à tout le monde d’être représenté pour qu’une véritable délibération ait lieu. Lorsque Montesquieu prônait la séparation des pouvoirs, il défendait le partage de la fabrication de la loi entre le roi – qui disposait d’un droit de veto –, l’assemblée des aristocrates et celle des forces vives du pays. Il souhaitait donc que différents acteurs sociologiques participent à la conception de la loi, afin que celle-ci soit juste.
M. Alain-Gérard Slama. Rousseau est heureusement arrivé après Montesquieu et a élaboré une pensée républicaine issue du rêve, peut-être illusoire, d’un individu émancipé qui se déprenne de ses appartenances. Il savait cependant qu’aucun homme ne peut se séparer de lui-même, et il est évident qu’aucun élu ne peut éviter de représenter les intérêts de sa circonscription, mais si l’on élit une femme de ménage pour sa profession, on restreindra sa mission à la défense de ce groupe.
Mme Christine Lazerges. On a employé à plusieurs reprises l’expression de « discrimination positive » alors qu’il serait plus judicieux d’évoquer la discrimination négative dont souffrent les personnes exclues des responsabilités politiques. Autour de cette table, nous avons sans doute bénéficié de discriminations positives et nous devons nous interroger sur les raisons pour lesquelles certains subissent tant de discriminations négatives. Si nous ne posons pas cette question, nous n’améliorerons pas la représentativité.
Je suis réservée sur le système des binômes destiné à accroître la représentation des femmes : il se révèle positif pour donner une impulsion, mais on ne doit pas le maintenir durablement. Très peu de femmes sont présidentes ou vice-présidentes des conseils départementaux ; ainsi, dans certains départements, à peine 20 % des vice-présidents sont des femmes alors que celles-ci composent la moitié de l’assemblée départementale. Les femmes peuvent refuser d’exercer de telles fonctions pour des raisons de disponibilité. Dans une famille de quatre enfants, si les hommes n’aident pas leurs femmes, il est impossible pour celles-ci de se rendre trois fois par semaine à des réunions organisées en fin de journée ou en soirée. La situation diffère dans les pays nordiques où les ministres rentrent chez eux à dix-huit heures. Ainsi, beaucoup de femmes renoncent ou attendent d’avoir un certain âge pour devenir actives politiquement ou pour participer à la vie associative. Si l’on ne prend pas conscience de cet état de fait, les mesures de discrimination positive s’avéreront inutiles.
Mme Cécile Duflot. Monsieur Slama, je n’ai pas sous-entendu que vous étiez maurrassien !
La sélection s’effectue en France à trois ans et demi ! Une étude a en effet montré que de nombreux dirigeants de notre pays étaient issus d’un nombre limité d’écoles maternelles.
Madame Antoni, j’aime bien, moi aussi, la phrase de Mme Reding que vous avez citée. Au début de cette législature, nous avions décidé, hors de toute contrainte juridique, de nommer des cabinets ministériels paritaires. Cet objectif n’a pas été atteint partout, et mon directeur de cabinet de l’époque s’était fortement opposé à ma volonté d’appliquer cette règle : il considérait que cette contrainte était impossible à tenir, alors même que nous avons réussi à mettre en place une équipe comprenant autant de femmes que d’hommes.
J’ai écrit un texte, que je n’ai pas publié, sur le sexisme expliqué à moi-même ; je ne pense pas être la femme politique la moins émancipée de notre pays, mais l’intégration par les femmes elles-mêmes des contraintes pesant sur leur engagement politique s’avère très forte. Un père de quatre enfants se posera moins la question de la conciliation entre ses vies professionnelle et privée. Le cumul des mandats implique de passer ses week-ends et ses soirées à des inaugurations, des réunions ou des fêtes.
Monsieur le président, je suis allée voir le déontologue de l’Assemblée nationale pour lui demander si je pouvais utiliser une partie de l’indemnité représentative de frais de mandat (IRFM) pour financer la garde de mes enfants. Il m’a été répondu que c’était interdit, alors que l’on peut employer cette enveloppe pour à peu près n’importe quoi et que nous avons siégé pour examiner le texte sur la transition énergétique depuis mardi, seize heures, jusqu’à quatre heures du matin la nuit dernière. Que faites-vous de vos enfants si vous les élevez seule ? L’assimilation de ces difficultés vaut pour les femmes comme pour ceux qui viennent d’un milieu populaire et qui ne se sentent pas à l’aise dans les palais de la République. J’ai appris à utiliser les bons couverts en regardant le film Pretty Woman, et beaucoup, plutôt que de passer pour des « ploucs », préfèrent ne pas venir. Le système empêche ceux qui n’en font pas partie d’y entrer en leur instillant un sentiment d’illégitimité. Il faut trouver les moyens de briser ce cercle vicieux, ce qui ne condamnera pas les femmes de ménage à ne représenter que les femmes de ménage. En revanche, cela fera beaucoup de bien à certains élus d’avoir de telles collègues !
M. Alain-Gérard Slama. Comme on ne répare pas l’injustice en en créant de nouvelles, il faut s’employer à lutter contre les discriminations négatives plutôt que de mettre en place des discriminations positives.
Mme Marie-Anne Cohendet. Le meilleur moyen de lutter contre les discriminations négatives est, sans déployer de quotas qui enferment les gens, d’élire des assemblées parlementaires reflétant davantage la composition du peuple.
Dans les pays scandinaves, le mode de scrutin crée un cercle vertueux : la proportionnelle permet une meilleure représentation des femmes dans les assemblées, et cette forte présence contraint les institutions à adapter leur fonctionnement. La vie politique prend en compte les horaires familiaux, les hommes et les femmes pouvant ainsi s’occuper de leurs enfants. En outre, des crèches sont ouvertes dans les assemblées et des modes de garde d’enfants sont mis en place par les institutions politiques. Il convient donc d’ouvrir davantage les portes du Parlement aux femmes et aux catégories sociales aujourd’hui peu représentées, afin de contraindre l’organisation de la vie politique à évoluer favorablement.
M. le président Claude Bartolone. Nous avons un système particulier de production des responsables politiques, et j’imagine les débats à l’intérieur des couples de militants pour savoir qui, le soir, se rend à sa réunion publique ou de section ou qui, le week-end, assiste à sa convention ou à son stage de formation. Lorsque j’étais ministre, la Suède a assuré la présidence de l’Union européenne et lorsque j’ai fait part à mon homologue suédoise de ma disponibilité pour organiser une réunion un samedi, j’ai compris très vite que je proférais presque une grossièreté, tant c’était inenvisageable de son point de vue.
Quel est le calendrier électoral permettant aux citoyens d’effectuer un choix idéologique ? Même si l’on dit que la société française s’est apaisée et que les oppositions entre les programmes sont moins tranchées qu’à l’époque où existait encore le mur de Berlin, des différences subsistent et on les découvre généralement après l’élection. Dans l’actuel débat sur la réforme des collèges s’opposent des conceptions éminemment politiques ; or cette question était absente de la campagne des dernières élections législatives parce que celles-ci ont eu lieu juste après l’élection présidentielle. Il faut créer les conditions qui permettent à nos compatriotes d’arbitrer en toute connaissance de cause entre des systèmes organisationnels et des réponses à la mondialisation distincts. L’un des moyens d’y parvenir consisterait à laisser du temps entre l’élection présidentielle et les élections législatives. Tant que la première phagocytera les secondes, les citoyens seront amenés à se prononcer davantage sur des thèmes mis en avant par les médias que sur les sujets intéressant les fondements de notre société. Quel est le temps politique permettant le développement d’un véritable débat ? Notre groupe de travail devra revenir sur cette interrogation.
L’égalité entre les hommes et les femmes est indispensable. On a vu l’apport de l’augmentation du nombre de femmes dans les assemblées. Il n’y a pas de manière de penser féminine ou masculine, mais il existe une complémentarité dans la réflexion, comme on le constate notamment dans les travaux des commissions. Devons-nous conserver le scrutin uninominal à deux tours ou instaurer la proportionnelle ? Il convient d’envoyer un signe à d’autres segments de la population qui voudraient être pris en considération.
Il est difficile de trouver le bon système permettant d’intégrer davantage les femmes, les jeunes et d’autres qui ne se sentent pas suffisamment représentés. La prise de conscience politique s’avère indispensable, mais je n’ai pas encore trouvé la réponse institutionnelle parfaite. Nos compatriotes ultramarins qui résident en métropole ont l’impression d’être discriminés, alors qu’ils sont français depuis plus longtemps que mes aïeux ne pouvaient même l’imaginer ! Que fait-on ? Faut-il mettre en place un quota ultramarin ? Renvoyer ces personnes à la couleur de leur peau ? Ces sujets sont délicats. Un enfant issu de l’immigration par sa mère, mais dont le père est breton, doit-il entrer dans un quota ou faire l’objet d’une mesure de discrimination positive ? Aux États-Unis, la politique d’aide aux personnes peu représentées s'est fondée sur la couleur de la peau, mais la prise en compte de la population hispanique résulte du poids politique acquis par cette communauté.
Lorsque le gouvernement de Lionel Jospin a créé les emplois jeunes, il a fallu que le ministre de l’intérieur, Jean-Pierre Chevènement, exprime le souhait que la police soit à l’image de la population pour que des profils différents aient accès à ces emplois. La composition des conseils municipaux – de droite comme de gauche – d’un certain nombre de départements urbains laisse apparaître de nouveaux visages grâce, notamment, à une prise de conscience politique.
Vous avez évoqué la femme de ménage candidate dans l’Aisne, et je me souviens des enseignants barbus arrivant en nombre à l’Assemblée nationale en 1981. Ces nouveaux parlementaires ont rapidement démontré qu'ils ne s’intéressaient pas qu’aux questions relevant de l’Éducation nationale et ont investi celles relatives aux nationalisations, à la décentralisation ou à l’abolition de la peine de mort. Une catégorie de la population a ainsi eu l’occasion d’entrer au Parlement et y a exercé l’ensemble des compétences législatives.
Une partie de la haute fonction publique considère les députés comme des gêneurs. Le système de reproduction des élites donne un immense pouvoir à l’ENA, et les élèves de cette école disposant d’un savoir important ne comprennent pas qu’ils puissent être ralentis dans leur marche par des élus étrangers à ce milieu. Quelques mois après mon accession à la présidence du conseil général de Seine-Saint-Denis, en 2008, je me suis rendu compte de l’existence des emprunts toxiques et de leurs conséquences. J’avais beau être député et avoir été ministre, je me suis fait renvoyer dans les cordes par Bercy, où l’on considérait qu’un tel sujet ne concernait que les banquiers, les maîtres de la finance et les techniciens du ministère. Il nous a fallu trois ans pour que l’on nous entende, alors que certains hôpitaux et collectivités ont encore à gérer ce dossier. Voilà pourquoi je suis réservé sur la limitation des mandats dans le temps. Je suis tout à fait opposé au cumul des mandats, mais l’expérience acquise par les parlementaires – la durée moyenne de leur présence à l’Assemblée nationale atteignant sept ans et demi – permet de résister au poids de certaines administrations centrales. Je n’ai rien contre ces dernières, mais elles sont le lieu de la reproduction, et leurs agents bénéficient d’une longévité qui contraste avec la durée des mandats. Dans ma formation politique, une telle position est considérée comme conservatrice, mais il faut prendre en compte l’ensemble de ces paramètres.
Enfin, nous devons poser la question de l’opportunité du maintien du bicaméralisme et des fonctions exercées par chacune des deux assemblées. Je vous ai entendus vous exprimer sur ce sujet, notamment Michel Winock, et nous devons approfondir cette réflexion afin de concilier l’exigence de qualité de la loi avec les préoccupations d’un chef de l’État élu pour cinq ans. Ce ne sera pas facile, mais nous ne pouvons pas éluder ce thème si nous souhaitons améliorer le lien entre les élus et les citoyens.
La séance est levée à midi cinquante-cinq.
La séance est levée à midi cinquante-cinq.