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Groupe de travail sur l’avenir des institutions

Vendredi 12 juin 2015

Séance de 9 heures

Compte rendu n° 14

Présidence de M. Claude Bartolone et de M. Michel Winock

– Audition, ouverte à la presse, de M. Pierre Joxe,

   sur le thème de la justice

– Audition, ouverte à la presse, de M. Denis Salas,

   sur le thème de la justice 18

La réunion débute à neuf heures dix.

Audition, ouverte à la presse, de M. Pierre Joxe, sur le thème de la justice.

M. le président Claude Bartolone. Nous entamons notre quatorzième réunion, qui clôt le cycle des auditions du groupe de travail sur l’avenir des institutions. Avant d’en venir au sujet qui nous réunit aujourd’hui, permettez-moi de porter à votre connaissance quelques informations d’ordre méthodologique. Vous recevrez d’ici à la prochaine séance un questionnaire « préférentiel » où il vous sera demandé d’indiquer, grâce à une échelle chiffrée, votre degré d’adhésion ou d’opposition aux différentes propositions évoquées dans le cadre de nos travaux.

Nous procéderons à une première séance de délibération le 26 juin, puis nous nous retrouverons pour une seconde séance de délibération le 10 juillet. Nous vous présenterons alors avec Michel Winock les principaux points de consensus qui seront ressortis de nos débats. Un projet de rapport vous sera soumis début septembre. Vous pourrez nous faire part de vos commentaires, puis nous nous réunirons une dernière fois pour l’adoption de ce rapport, l’idée étant d’exposer à travers celui-ci un constat partagé, de tracer les principales pistes d’évolution envisageables et de faire émerger des propositions fortes mais consensuelles. Chacune, chacun a cheminé intellectuellement. Certaines de nos convictions ont été renforcées ; d’autres ont évolué. Les comptes rendus de nos débats seront réunis en un second tome annexé au rapport. Ainsi, toutes les expressions et les oppositions seront publiées, sans censure.

Venons-en à la séance d’aujourd’hui, consacrée à la justice, sujet qui mériterait un groupe de travail à lui seul. Nous recevons un invité de premier plan, Pierre Joxe, ancien ministre, ancien premier président de la Cour des comptes, ancien membre du Conseil constitutionnel et, depuis 2010, avocat au barreau de Paris où il défend les droits des mineurs, mais aussi les droits de celles et ceux qui sont confrontés chaque jour aux juridictions sociales.

À la lumière de ces expériences, vous avez écrit, cher Pierre, deux ouvrages importants, Pas de quartier ?, qui traite de la justice des mineurs et Soif de justice. Au secours des juridictions sociales.

Nous sommes d’autant plus heureux de vous recevoir aujourd’hui qu’il est rare de pouvoir échanger avec quelqu’un qui possède à la fois une expérience politique, administrative et juridictionnelle aussi riche que la vôtre.

Afin de préparer cette réunion vous nous avez adressé quelques pages de votre dernier ouvrage, un livre dense, argumenté et engagé qui saura susciter le débat au sein de notre groupe de travail. Pour ma part, j’ai été marqué par les constats que vous y dressez, ainsi que par les propositions que vous formulez. Vous y soulignez notamment ce paradoxe selon lequel « la tradition française aime à se réclamer de la séparation des pouvoirs, mais elle n’aime pas beaucoup l’idée d’un pouvoir judiciaire ».

De manière très concrète, vous montrez également à quel point la justice est aujourd’hui le parent pauvre de nos institutions. Ainsi, là ou l’Allemagne consacre chaque année 100 euros par habitant à son système judiciaire, la France y consacre 60,50 euros. Tant et si bien que certains droits reconnus et proclamés par notre constitution et nos lois ne sont pas des droits justiciables, c’est-à-dire protégés par un juge accessible à tout requérant. Pour remédier à cette situation, vous proposez une vaste réforme de la justice, étalée sur vingt ans.

M. le président Michel Winock. Je voudrais tout d’abord remercier M. Pierre Joxe d’avoir accepté de se joindre à nous et de nous faire profiter de son expérience et de sa science.

Trois questions principales, je crois, nous sont posées à propos de la justice en France : celle d’abord de son indépendance par rapport au pouvoir politique ou aux autres pouvoirs ; celle ensuite de ses moyens, à la fois organisationnels et budgétaires, qui sont notablement insuffisants ; celle enfin de l’équité de la justice, qui n’est pas aujourd’hui égale pour tous : faire en sorte qu’elle ne soit pas une justice de classe.

Je me contenterai de rappeler ici quelques données historiques sur la première question. La Constitution de 1791 a voulu mettre en application le principe énoncé par Montesquieu dans L’Esprit des Lois : « Il n’y a point de liberté si la puissance de juger n’est pas séparée de la puissance législative et de l’exécutif. » Jusqu’à la Révolution, la justice est l’affaire du roi et de son représentant, le Chancelier, même si les parlements ne cessent d’affaiblir le pouvoir royal. La Révolution de 1789 entend séparer les pouvoirs et utilise pour la première fois l’expression « pouvoir judiciaire » : « Le Pouvoir judiciaire ne peut, en aucun cas, être exercé par le Corps législatif ni par le roi. » Les juges, de surcroît, sont recrutés par élection. La Constitution de l’An III réaffirme en son article 202 : « Les fonctions judiciaires ne peuvent être exercées ni par le Corps législatif, ni par le Pouvoir exécutif. »

Le Consulat et l’Empire, dans leurs constitutions successives, ne parlent plus de « pouvoir judiciaire ». On parlera dans la Constitution de l’An XII de « l’ordre judiciaire », un ordre régi par l’Empereur, qui nomme les présidents de la Cour de cassation, des cours d’appel et de justice criminelle. La justice est au service du pouvoir impérial. La Restauration, par la Charte de 1814, reprend l’expression « ordre judiciaire » et affirme : « Toute justice émane du roi. Elle s’administre en son nom par des juges qu’il nomme et qu’il institue. » La monarchie de Juillet, dans sa charte constitutionnelle de 1830, reprend mot à mot cet article de « l’ordre judiciaire ».

Le retour de la République en 1848 réaffirme le principe d’un « pouvoir judiciaire », mais n’en laisse pas moins la nomination des principaux magistrats au Président de la République. Ce « pouvoir judiciaire » fait long feu, puisqu’il disparaît de nouveau dans les constitutions du Second Empire. Et il ne réapparaît pas davantage dans les lois constitutionnelles de la IIIe république qui, on le sait, sont le fruit d’un compromis entre la droite orléaniste et les républicains modérés. Le régime de Vichy donne au chef de l’État, le maréchal Pétain, par un acte constitutionnel du 27 janvier 1941, les « pouvoirs judiciaires ».

Arrivons à la IVe République. Il est notable que dans le préambule de sa Constitution, qui énonce des principes, nulle mention n’est réservée à la justice et à son indépendance. Le titre IX traite du Conseil supérieur de la magistrature, lequel présentera au Président de la République la liste des magistrats, à l’exception de ceux du parquet, que celui-ci nommera. « Le Conseil supérieur de la magistrature assure, conformément à la loi, », énonce l’article 84, « la discipline de ces magistrats, leur indépendance et l’administration des tribunaux judiciaires. ».

La Ve République ne rétablit nullement un « pouvoir judiciaire » : la Constitution de 1958 consacre son titre VIII à « l’autorité judiciaire ». Le Conseil de la magistrature est conservé, toujours présidé par le Président de la République – mais un président qui a une autre autorité que dans la république précédente –, et le ministre de la justice est son vice-président. L’influence du pouvoir politique sur la nomination et la carrière des magistrats – ceux du parquet encore bien plus que ceux du siège – pose le problème de la docilité des magistrats à l’égard du pouvoir politique. De fait, l’histoire de la Ve République est émaillée d’« affaires » au cours desquelles se trouvent dénoncés les empiétements du pouvoir politique sur l’exercice de la justice.

Ce rapide exposé fait apparaître le « pouvoir judiciaire », dont l’expression a cessé d’être constitutionnelle depuis 1848, comme fort peu autonome par rapport au pouvoir politique. On peut se demander si la théorie de la séparation des pouvoirs n’a jamais été qu’un leurre. La procédure de nomination, les pressions fréquentes exercées par le pouvoir exécutif, les scandales qui émaillent l’histoire de la justice devraient nous amener à réfléchir sur l’institution d’un véritable pouvoir judiciaire et sur les moyens d’assurer son autonomie. La réflexion que vous avez menée, monsieur le ministre, avec d’autres, notamment avec notre collègue Christine Lazerges, dans votre Manifeste pour la justice, doit assurément nous aider.

M. Pierre Joxe. Merci au Président de l’Assemblée nationale, Claude Bartolone, un vieil ami que j’ai connu alors qu’il était très jeune… Merci aussi à Michel Winock, dont j’admire l’œuvre depuis longtemps.

Je vous ai envoyé par écrit mes réflexions, fondées sur des comparaisons. Si la distinction sémantique qui vient d’être rappelée entre pouvoir judiciaire et autorité judiciaire est très éclairante pour comprendre le fonctionnement de notre justice, les comparaisons avec d’autres pays ne le sont pas moins. Il ne s’agit pourtant pas d’étendre cette comparaison à l’ensemble du monde car, dans beaucoup de pays, on ne peut parler ni d’indépendance de la justice ni de service public de la justice. Il y a également des types de justice très différents du nôtre, comme le modèle anglo-saxon, à la fois anglais et américain – la Cour suprême des États-Unis étant une institution tout à fait particulière – qui ne saurait nous aider à imaginer des voies de réforme françaises.

En vérité, nous sommes trop liés au modèle romano-germanique pour que l’on puisse trouver des comparaisons opérantes ailleurs que dans l’Europe qui nous est proche. Il y a là une matière captivante : en Allemagne depuis quarante ans, en Belgique depuis dix ans, en Suisse depuis vingt ans, dans ces trois pays frontaliers fonctionnent des systèmes différents les uns des autres mais qui ont tous en commun de fournir à la démocratie et à l’État de droit un appareil judiciaire compétent, respecté, qualifié et autonome. Ces systèmes – l’un coiffé en Allemagne par une cour constitutionnelle installée au sommet du système judiciaire, l’autre caractérisé en Suisse par la dimension fédérale de la Constitution qui rapproche les cantons des États américains, et le troisième issu en Belgique, pays fragile dont l’unité est menacée, d’une reforme qui a débuté il y a une vingtaine d’années et est véritablement mise en œuvre depuis dix ans – semblent totalement ignorés par la France.

« L’indépendance de la justice est professionnelle autant que constitutionnelle. Elle est constitutive d’une certaine culture judiciaire. Elle est aussi constituée – ou non… – par cette culture et vécue comme une “exigence morale”. » Cette citation de Denis Salas définit parfaitement cet état de la magistrature que je connais bien, étant moi-même, à l’origine, magistrat, puisque, à la sortie de l’École nationale d’administration, je suis entré à la Cour des comptes, où j’ai travaillé de nombreuses années comme auditeur, conseiller référendaire, puis premier président. La magistrature, en effet, est un état, et non un métier comme les autres. On y est à la fois extrêmement protégé et extrêmement surveillé : protégé par les statuts et surveillé par ses pairs.

J’ai découvert tardivement le système judiciaire français, d’abord à travers la justice des mineurs, puis à travers les juridictions sociales, que j’ai explorées de façon méthodique. Dans ces juridictions judiciaires, le sentiment d’indépendance n’existe pas pour la bonne et simple raison que la pénurie de moyens est telle, en personnel comme en matériel, que l’on y passe son temps à courir.

La différence avec l’Allemagne, la Suisse ou la Belgique est saisissante. En Allemagne, les audiences commencent toujours à l’heure et finissent à l’heure annoncée. Un magistrat allemand peut terminer ses journées à dix-huit heures tandis que, en France, il sortira à vingt-trois heures trente d’une audience qui a duré tout l’après-midi, avec le sentiment de se sentir « sale », comme me l’a confié une magistrate, qui avait été trop vite mais n’avait pourtant pu traiter toutes les affaires. L’affaire très banale d’une jeune fille qui présente des troubles psychologiques et dont la mère célibataire demande une assistance sera traitée en France en un quart d’heure, car la juge a dix-sept autres affaires à traiter dans la journée ; à Lausanne, la juge consacrera à la même affaire une heure et demie, assistée de médecins, d’experts et de psychologues.

Et que dire des prud’hommes dans notre pays, qui ne sait même pas ce qu’est un auditeur du travail ! Au tribunal du travail belge, l’équivalent de toutes les juridictions sociales que je décris dans mon livre, du Arbeitsgericht et du Sozialgericht allemands, siège, à côté du président ou de la présidente et de ses assesseurs, un auditeur du travail. C’est un membre du parquet, en général très expérimenté, qui assiste le requérant tout au long de la procédure – lors de la mise en état et pendant l’audience – si celui-ci n’a pas d’avocat. C’est que la justice sociale belge considère que le rapport de forces entre l’employeur et l’employé est à ce point déséquilibré qu’il est nécessaire que ce dernier puisse s’appuyer sur un représentant de la loi, comme au pénal.

Vous me direz que, pour que le système soit transposé en France, il faudrait deux fois plus de magistrats ; c’est vrai. C’est la raison pour laquelle nous avons besoin, pour réformer notre justice, d’un plan sur vingt ans – et non sur cinq ans comme l’a annoncé le Gouvernement. En effet, recruter sept à huit mille magistrats supplémentaires n’est pas l’affaire de quelques semaines si l’on veut des personnes de qualité qui auront été correctement formées. Jeune magistrat à la Cour des comptes, il m’a fallu plusieurs années d’apprentissage avant d’avoir une réelle existence juridique : pendant deux ans, avant de devenir auditeur de première classe, je n’ai rien signé ! J’ajoute que, pour former de jeunes magistrats, il faut des magistrats expérimentés. Or, cela requiert dix ou quinze ans de métier, et l’on ne devient pas président d’un tribunal pour enfants avant d’avoir dix ans d’expérience.

Est-il irréaliste d’envisager de recruter trois à quatre cents magistrats par an ? Pas nécessairement, d’après mon expérience : Robert Pandraud, qui m’a succédé avec Charles Pasqua au ministère de l’intérieur en 1986, m’avait promis qu’il poursuivrait la mise en œuvre du plan de modernisation de la police dont j’avais pris l’initiative. Lorsque je lui ai de nouveau succédé deux ans plus tard, c’était chose faite. Ce qui a fait la force de ce plan, ce n’est pas seulement qu’il avait été bien conçu, c’est que sa mise en œuvre a été poursuivie au-delà des alternances politiques. Il a fallu vingt ans pour faire la bombe atomique, trente ans pour développer, sous la IIIe République, notre système d’enseignement public, et le programme spatial français, auquel j’ai participé en tant que ministre de la défense, s’étalait sur trente ans. Rares sont les grandes réalisations politiques qui sont accomplies en moins de vingt ans.

L’Allemagne est dotée, avec la Cour suprême de Karlsruhe, d’une véritable juridiction constitutionnelle composée de dix-huit membres, tous magistrats professionnels, à l’exception d’un ou deux d’entre eux, choisis parmi des universitaires ou avocats de renom. Ces magistrats, après avoir été simples auditeurs, sont nommés, à mi-carrière, juges adjoints, puis enfin désignés juges par le Parlement, qui vote à la majorité qualifiée, ce qui protège la Cour de toute orientation partisane. Par ailleurs, l’autorité et le prestige de la justice sont assis outre-Rhin sur une vieille tradition philosophique de l’État de droit qui, par-delà Bismarck et le national-socialisme, remonte à Frédéric le Grand. On raconte que ce dernier, tentant de convaincre un paysan rebelle de lui céder sa parcelle pour qu’il puisse accroître son domaine de chasse, s’entendit répondre par ce dernier, qui refusait d’être exproprié : « Sire, il y a des juges à Berlin, qui en décideront. »

Pour vaincre en France la légende selon laquelle les juges ne sont pas indépendants, inspirons-nous des démocraties proches, et réformons notre système selon ce qu’il y a de meilleur chez nous, chez les Suisses, les Belges et les Allemands. En Belgique, un Conseil supérieur de la justice, composé de magistrats et de non-magistrats, gère le Service public fédéral justice, institution sui generis ; quant au ministre de la justice, il n’est pas garde des sceaux mais ministre de l’administration de la justice, ce qui le rapproche de notre ministre de la défense, qui n’est pas chef des armées et n’a pas grand pouvoir à part celui de gérer les budgets. Si notre justice n’est pas aujourd’hui aussi soumise au Président de la République que le sont nos armées, elle est loin d’incarner un véritable pouvoir judiciaire, compte tenu de la pression qu’exerce le pouvoir exécutif sur le Conseil supérieur de la magistrature, dans des conditions insupportables et incompréhensibles pour une démocratie.

Mme Cécile Untermaier. Pierre Joxe, qui fut le député de ma circonscription, sait l’amitié et l’admiration que je lui porte. Je partage son idée que la justice est malade, que nos magistrats sont indisponibles et découragés. Près de 500 postes de magistrats sont aujourd’hui vacants, car leurs titulaires abandonnent une administration exigeante mais mal organisée et dont la pesanteur est devenue insupportable. Si la maladie de la justice touche aux conditions de travail de nos magistrats, elle affecte aussi les usagers, auprès de qui elle ne remplit plus son office. Je vois ainsi tous les jours dans ma permanence des citoyens confrontés à des difficultés qui exigeraient qu’ils recourent à la justice, mais font tout pour l’éviter tant ils ont le sentiment non seulement qu’ils s’exposent à des délais de procédure interminables mais que, de surcroît, au lieu d’apporter une solution à leur litige, le recours à la justice va compliquer leur situation. Sans doute la vérité est-elle un peu différente, mais cela montre qu’il importe de rendre plus lisible l’action de la justice dans notre pays.

Par ailleurs, la justice a un coût que les classes moyennes et les plus défavorisés ne peuvent pas toujours supporter, ce qui a justifié que nous ayons voté dernièrement un dispositif permettant d’accroître l’aide juridictionnelle. Tout est donc affaire de moyens : il faut aux juges du temps et de l’argent, et c’est pourquoi il est urgent d’augmenter le budget de la justice et de lui consacrer un plan ambitieux.

Juge administrative, je n’ai pas eu pour ma part à souffrir du manque de moyens et disposais du temps nécessaire pour exercer mon travail, ce qui n’est pas le cas des juges judiciaires. Que pensez-vous, dans ces conditions et comme certains en font la proposition, d’un rapprochement entre les juridictions administratives et les juridictions judiciaires ?

M. Pierre Joxe. Les juges administratifs sont les enfants gâtés de l’État. Président de la Cour des comptes, je n’ai jamais eu de problèmes budgétaires. Il suffisait que je me fâche et menace le ministre du budget de lancer une enquête sur les retraites des trésoriers-payeurs généraux pour obtenir tout ce que je voulais, qui n’avait d’ailleurs rien de déraisonnable : moyens en personnel, matériel informatique, travaux de rénovation, expertises.

Le Conseil d’État, héritier d’une assemblée parlementaire instituée par la Constitution de l’an VIII, a des moyens plus puissants encore. Plus généralement, l’ensemble des juridictions administratives, protégées par le Conseil d’État, bénéficient de ces mêmes privilèges.

Un premier président de la Cour de cassation à qui je demandais pourquoi le Tribunal des conflits siégeait toujours au Conseil d’État m’a fait remarquer que, si tous les textes concernant la Cour de cassation passaient devant le Conseil d’État, rien de ce qui touchait au Conseil d’État n’arrivait à la Cour de cassation, ce qui interdit de parler de parité ou d’ équilibre entre ces deux institutions. Je laisse cela à votre méditation.

Ce statut spécial dont jouissent en France les juridictions administratives est incompréhensible pour nos voisins allemands, qui ont cinq ordres de juridictions : les juridictions judiciaires, les juridictions administratives, les juridictions fiscales – tandis qu’en France le contentieux fiscal se partage entre les juridictions administratives et judiciaires –, les juridictions du travail et les juridictions sociales. Aucune de ces juridictions n’a le pas sur les autres, toutes soumises à la Cour suprême de Karlsruhe, laquelle incarne un véritable pouvoir judiciaire, en droit comme dans les faits, pouvoir qu’elle a conforté tout au long de son existence. Le temps en effet a toute son importance : il est nécessaire pour asseoir la réputation des hommes et des institutions.

Mme Cécile Duflot. J’ai entendu Pierre Joxe parler de la manière dont il avait su, en tant que président de la Cour des comptes, obtenir du ministre du budget des moyens supplémentaires. Cela me conforte dans l’idée que le fonctionnement budgétaire de certaines administrations relève de décisions qui ne sont pas toujours rationnelles. Je pense ici à la question de l’hébergement d’urgence puisque, précisément, la Cour des comptes ne cesse de répéter depuis quinze ans que le BOP 177 – budget opérationnel du programme « Prévention de l’exclusion et insertion des personnes vulnérables » – est sous-doté mais que, face à une telle situation, force est de constater que la menace d’installer un campement à tel ou tel endroit s’avère beaucoup plus efficace que tout argument rationnel.

M. Pierre Joxe. On ne peut comparer les trésoriers-payeurs généraux à des Roms !

Mme Cécile Duflot. Je ne parlais que des méthodes employées pour obtenir des budgets, monsieur le ministre.

Quoi qu’il en soit, ne croyez-vous pas que la question du temps est utilisée à des fins politiques, notamment dans les juridictions sociales ? N’organise-t-on pas de manière tacite mais plus ou moins délibérée cette forme d’épuisement de la justice, afin de freiner les recours en limitant l’efficacité du pouvoir judiciaire ?

M. Pierre Joxe. Mais il n’y a pas de pouvoir judiciaire en France ! La Constitution parle de l’autorité judiciaire et, compte tenu de la manière dont sont nommés les magistrats et dont est décidé le budget dont ils disposent, on ne peut parler de pouvoir judiciaire, puisque celui-ci est à la fois défini par le pouvoir de nommer les magistrats et par la capacité à décider de son budget. Sous cet angle, d’ailleurs, la Cour des comptes et le Conseil d’État constituent des formes de pouvoirs judiciaires : le premier président de la Cour des comptes a des moyens de rétorsion tellement puissants qu’on ne peut lui refuser des crédits ! Et le vice-président du Conseil d’État a des pouvoirs bien supérieurs encore… S’il demande pour ses auditeurs des ordinateurs neufs, modernes et coûteux, il les obtiendra. Faites un tour en revanche au tribunal pour enfants de Paris, et regardez avec quel matériel travaillent les juges, observez le nombre de greffiers absents et non remplacés : c’est une honte, un scandale ! Cette justice repose sur la conscience professionnelle et morale de magistrats, de greffiers et d’employés qui ne comptent pas leur temps parce qu’on ne laisse pas repartir une mère et son enfant qui ont attendu dans un couloir, pour ne les recevoir que deux mois plus tard.

C’est une situation très grave, mais qui ne concerne que de pauvres gens, les plus pauvres parmi les pauvres. Sans parler de la férocité des poursuites pénales à l’encontre des jeunes, qui n’a d’égale que l’indulgence à l’égard des grands fraudeurs. Ils sont assez peu nombreux devant les tribunaux, les sexagénaires qui font la navette entre Paris et Genève ou Bruxelles pour voler au fisc des centaines de millions d’euros, alors qu’on poursuit des petits artisans pour 43 000 euros de dettes accumulés en quinze ans de travail. Cette terrible vérité, je me reproche de ne pas l’avoir vue plus tôt, depuis la Cour des comptes ou le ministère de l’intérieur.

Mme Christine Lazerges. Comment se fait-il, alors que la justice est proche du dépôt de bilan, comme nous en alertait déjà Robert Badinter il y a des années, que ne se manifeste aucune volonté politique de sortir de cette situation ?

Depuis la loi du 15 juin 2000 renforçant la protection de la présomption d’innocence et les droits des victimes, les députés sont autorisés à pénétrer dans les prisons, mais, afin de parfaire leur connaissance du monde judiciaire, il ne leur est nullement demandé d’assister à une audience. Ils y découvriraient ce qu’ils ignorent et que décrit Pierre Joxe dans Soif de justice, la misère absolue des juridictions du handicap ou de la sécurité sociale, pourtant si importantes pour tant de nos concitoyens, ce qui n’empêche pas jusqu’aux magistrats membres de la Cour de cassation ou qui président d’autres juridictions de les juger de moindre envergure. C’est ainsi qu’au moment de son évaluation, un jeune magistrat affecté dans un tribunal de grande instance et qui avait décidé de consacrer une grande part de son temps à améliorer le fonctionnement de ces juridictions vouées aux plus pauvres s’est vu informer par son président que cette partie de son travail ne serait pas prise en compte dans sa notation. Pourquoi cette absence de volonté politique ?

M. Pierre Joxe. J’aurais du mal à vous répondre, n’ayant jamais été ministre de la justice. Il en est pourtant, comme Élisabeth Guigou, qui ont amorcé des réformes marquantes. Encore faut-il que les réformes survivent aux législatures qui se succèdent.

Le Gouvernement actuel a relancé le recrutement des magistrats, et le nombre de postes mis au concours a pratiquement doublé en deux ans. Mais l’effort devra être poursuivi et accru sur les vingt prochaines années. Il en va du prestige de la France.

Quant à ce que vous dites des juridictions sociales, vous avez raison. En France, on peut être nommé président de la chambre sociale de la Cour de cassation sans jamais avoir fait de droit social, comme si, lorsque j’étais capitaine dans l’armée de l’air, on m’avait promu commandant non pas dans l’armée de l’air mais dans les blindés. Pour un Allemand, c’est comme si on nommait un ophtalmologue à la tête d’un service d’orthopédie ! C’est honteux à dire, mais les juridictions sociales ne comptent pas. On peut, à la sortie de l’École nationale de la magistrature – où j’ai été nommé par piston au comité pédagogique (Sourires) –, devenir juge d’instruction à vingt-deux ans, mais aucun poste n’est proposé dans les juridictions sociales, dans lesquelles on a donc peu de chances de se spécialiser et de faire carrière. Chez nous, les juges des affaires sociales sont assez peu considérés ; en Belgique, le chef de la justice belge est un ancien juge du travail.

Mme Mireille Imbert-Quaretta. J’ai été magistrate pendant quarante ans, et j’ai eu la chance de passer de la magistrature judiciaire à la magistrature administrative. Ce qui m’a frappée, c’est que, alors que dans la magistrature judiciaire le mot « indépendance » revient sans arrêt dans les conversations, il n’est jamais prononcé au Conseil d’État. Cela ne signifie pas que le Conseil d’État n’est pas indépendant ; bien au contraire, cela témoigne que ce n’est pas un enjeu.

Vous recommandez la mise en œuvre d’un programme à long terme pour construire en vingt ans un véritable pouvoir judiciaire : encore faut-il que les politiques le veuillent. Or pour que les politiques le veuillent, il leur faut se départir de leur méfiance, voire de leur défiance à l’endroit des juges. Quand d’aucuns se permettent d’affirmer de façon blessante pour l’ensemble de la magistrature que le métier de juge est « un petit métier exercé par de petites gens », il est difficile d’imaginer que le pouvoir politique œuvre à l’avènement d’un pouvoir judiciaire. Et pourtant, peut-on vraiment penser qu’un métier consacré à recréer du lien social pour de pauvres gens qui, lorsqu’ils se présentent devant un tribunal, au civil comme au pénal, sont toujours en situation d’échec est un petit métier exercé par de petites gens ?

Il me semble que la société française est davantage une société administrée qu’une société fondée sur le droit, où l’on a tendance à croire que l’administration est mieux à même que la justice de régler les problèmes.

Il y a certes eu quelques avancées depuis quarante ans, mais aussi quelques retours en arrière, et pas uniquement du fait de l’exécutif. Mon expérience au Conseil d’État comme rapporteure des textes de procédure pénale m’a permis de constater que la perspective dans laquelle était appréhendé et apprécié le travail des juges, y compris dans la loi, s’était inversée. Alors qu’auparavant les juges n’avaient qu’à dire le droit au travers de leurs décisions, il leur faut aujourd’hui se justifier en permanence des décisions qu’ils ne prennent pas : pourquoi ils ne prononcent pas de peine plancher, pourquoi ils ne délivrent pas de mandat de dépôt, pourquoi ils n’ordonnent pas d’expertise obligatoire. Ce qu’on doit attendre d’un juge, c’est qu’il explique comment il applique la loi, car c’est cela la justice : adapter des lois générales à une situation individuelle. Au lieu de quoi, les voilà contraints d’expliquer pourquoi ils ne font pas ce que la loi les enjoint de faire.

Dans ces conditions, il faudra certes au moins vingt ans pour réparer la justice, mais encore faudra-t-il pour cela que le pays comprenne que la démocratie y a intérêt. Cela exige de la confiance : or il n’y a plus de confiance.

M. Pierre Joxe. C’est moins une question de confiance que le fait que nous nous sommes habitués à vivre dans un régime présidentiel où les pouvoirs sont concentrés et où la justice est faible.

J’ai moi-même – et j’en ai honte – longtemps ignoré le droit social. À l’époque où j’étais député, je faisais en sorte de toujours tenir mes permanences en même temps que celles de l’assistante sociale, à qui je renvoyais les cas les plus compliqués, assuré qu’elle leur apporterait une meilleure réponse. Cela m’a certes fait gagner du temps, mais j’ai perdu une occasion de m’instruire.

Je n’oserais pas plaider devant un tribunal des affaires de sécurité sociale où se pratique un droit compliqué, changeant et soumis à des jurisprudences régionales très différentes. Beaucoup d’affaires ne vont ni en appel ni en cassation, ce qui, dans certains domaines, et non des moindres, interdit l’émergence d’une jurisprudence unifiée sur le territoire. Ainsi, la situation des mineurs relevant de l’aide sociale à l’enfance peut varier du tout au tout d’une région à l’autre. En matière sociale, il n’y a pas de droit national et, avec les compétences déléguées aux départements, il n’y aura bientôt plus non plus de politique sociale nationale.

Si l’on songe que les affaires plaidées aux assises ne représentent que 2 000 cas par an contre 1 million de contentieux qui se règlent devant les juridictions sociales, on comprend dans quelle mesure doivent être affectés à ces juridictions des magistrats parmi les plus respectés et les plus compétents, car ce sont eux qui traitent des problèmes qui concernent le plus une société où la misère humaine est plus importante que le crime.

Mais j’ai bon espoir que nous puissions évoluer, ne serait-ce que parce que le système français souffre d’un tel retard qu’il provoque l’incrédulité de nos voisins. Et je ne parle pas ici des pays scandinaves, protestants et sociodémocrates depuis trois générations, mais de nos voisins les plus proches : l’Allemagne et son passé nazi, la Belgique, partagée entre deux peuples, et la Suisse, où l’on parle quatre langues. Je suis confiant et souhaite que l’avenir donne raison à mon livre, dans les vingt ans qui viennent, je l’espère.

M. Alain-Gérard Slama. J’interviens avec toute la timidité requise en présence d’une personnalité comme Pierre Joxe, que je retrouve avec bonheur après un échange sur France Culture dont je garderai longtemps le souvenir, comme de la présente séance. Pour la plupart de ses analyses, je m’incline devant leur autorité et devant l’expérience qu’il invoque.

Vous avez beaucoup mis en avant la comparaison avec d’autres modèles. Or un modèle, c’est une culture. L’essentiel des problèmes soulevés en France n’est-il pas précisément lié à notre histoire culturelle ? Et d’abord à notre conception de la loi, expression du mythe de la volonté générale, alors que, dans d’autres pays, c’est la hiérarchie des normes qui prévaut, ce qui laisse le juge bien plus libre d’interpréter les textes, et même d’être créateur de droit – une idée que nous avons du mal à accepter en France. La subordination actuelle du juge – que je ne justifie pas, mais que je cherche à expliquer – n’est-elle pas liée au fait que, n’étant pas un élu, il ne détient pas la même autorité que le législateur, et se trouve donc soumis à la loi ? On retrouve cette ambiguïté jusque chez Montesquieu, lequel invoque la séparation des pouvoirs, mais n’en fait pas moins du juge l’exécuteur de la loi.

Dans la plupart des pays que vous citez, il n’en va pas du tout ainsi : le juge est beaucoup plus libre d’adapter la loi aux cas particuliers, spécialement en matière de droit pénal. Ce que vous avez déploré, je le déplore comme vous, mais c’est bien ainsi que l’on perçoit le rôle du juge : la loi existe, il l’applique, point final ; le raisonnement s’impose à lui, quelle que soit sa position personnelle vis-à-vis des cas qu’il doit analyser.

Un second élément propre à notre culture est la notion d’unité. Vous le savez, j’ai longtemps entretenu des liens d’affection avec Alain Peyrefitte, dont j’ai toujours combattu la loi « sécurité et liberté » ; il a d’ailleurs prouvé son indépendance d’esprit en me tolérant néanmoins parmi ses amis. L’une des raisons que je l’ai bien souvent entendu évoquer à propos de l’indépendance des juges est la nécessité d’une justice unifiée, identique partout, de manière à proscrire l’incertitude du justiciable qui constaterait que l’adage « vérité en deçà des Pyrénées, mensonge au-delà » vaut sur le territoire national lui-même ; bref, de façon à garantir la sécurité juridique.

La crise que nous vivons me semble ainsi affecter, au-delà de notre rapport à la justice, celui que nous entretenons avec notre modèle. On le voit aujourd’hui à la lumière des débats quelque peu grotesques de ceux qui prétendent s’arroger le monopole de la République.

Qu’en pensez-vous ? Si vous envisagez un plan sur vingt ans, n’est-ce pas, au-delà des besoins en moyens et en formation, pour avoir le temps d’adapter notre modèle à des exigences pour lesquelles il n’a pas été conçu dès l’origine ?

M. Pierre Joxe. Denis Salas vous répondra mieux que moi. Notre culture politique, démocratique, républicaine a eu ses hauts et ses bas, moins problématiques toutefois que ceux qu’a connus l’Allemagne ! Le socialisme de Bismarck n’était pas du socialisme, mais il a créé les tribunaux du travail – les Arbeitsgerichte. Le national-socialisme n’était pas du tout du socialisme, mais les Allemands en sont sortis. Bref, l’Allemagne n’est pas un modèle, pas plus que la Belgique ou la Suisse.

Vous avez raison sur un point : ces trois pays sont dépourvus d’une unité historique comparable à celle de la France. La Belgique n’en a pas du tout ; la Suisse est en réalité un État confédéral, plutôt que fédéral ; quant à l’Allemagne, elle s’est construite au fil du temps comme un État fédéral. Mais la France est sur cette voie, de même que toute l’Europe. Voyez le Royaume « désuni » d’Angleterre, du Pays de Galles, d’Écosse et d’Irlande ; l’Allemagne fédérale ; les Pays-Bas ; la Belgique divisée ; l’Italie, où l’État, n’ayant jamais existé, ne pouvait être ni fédéral ni non fédéral, et où progressent les partis régionalistes ; l’Espagne fédérale, où le fédéralisme est à peu près vivable en Catalogne, un peu plus compliqué au Pays basque, plus encore en Andalousie, etc.

En somme, l’Europe est en train de s’organiser en régions et la France fait de même en créant de grandes régions – parfois un peu étranges, Strasbourg devenant capitale de la banlieue de Paris, mais passons. Citons encore le statut de la Corse, que j’avais fait voter par le Parlement et qui a été, à ma grande satisfaction, sanctifié par référendum, puisque – les juristes soutiendront ce raisonnement a contrario – le contre-projet de 2003 qui visait à l’abroger a été rejeté par cette voie. La décentralisation, la transformation du statut des collectivités territoriales sont un grand mouvement historique lié à la culture et au droit.

Ainsi, la culture évolue, comme la structure de la France, y compris dans le domaine juridique. Bientôt vont paraître les graves avertissements délivrés par les institutions européennes à propos du fonctionnement de la justice des mineurs en France. En ce domaine, nous sommes en retard et en infraction. En retard sur le programme du Gouvernement actuel, annoncé il y a trois ans ; en infraction par rapport à des règles internationales ; c’est un peu paradoxal, mais c’est ainsi, et cela va être publié. Pour autant, cela va-t-il se savoir ?

Nous sommes aussi en infraction dans un autre domaine lié à l’évolution actuelle du droit : la justiciabilité, un néologisme venu de l’anglais que vous avez employé, monsieur le président, et qui désigne le fait que, pour un droit donné – par exemple le droit à une pension d’accident du travail ou d’invalidité –, il existe un juge qui en vérifie l’application et qui soit accessible. Savez-vous que vous ne pouvez pas entrer à la Commission centrale d’aide sociale, qui est une cour d’appel en matière sociale ? Commencez par en trouver l’adresse : celle qui figure dans l’annuaire administratif est fausse. Ensuite, vous pouvez toujours essayer d’entrer. J’en parle dans mon livre : si j’ai pu pour ma part y pénétrer, c’est parce que je suis avocat – à temps partiel, certes. Pour que le juge soit accessible, il faut aussi qu’il ne soit pas trop débordé pour vous répondre. Quand un système de justice est paralysé comme le nôtre par les pénuries et les retards, les gens n’y ont même plus recours. L’assistante sociale décourage ceux qui savent qu’ils pourraient le faire en les prévenant qu’on leur répondra six mois plus tard et qu’aucune décision n’interviendra avant trois ans. La justiciabilité, c’est ainsi un élément à la fois matériel, psychologique, juridique, social et culturel.

Pourquoi les tribunaux sociaux ne siègent-ils pas dans les palais de justice ? Parce que ceux-ci ont été construits pour accueillir les juridictions judiciaires, civiles et pénales. Les tribunaux administratifs, qui se sont créés depuis cinquante ans, n’y sont pas. Les tribunaux de commerce se sont bâtis des palais ailleurs. Les conseils de prud’hommes sont logés dans différents endroits – à Paris, rue Louis-Blanc, ce qui tombe très bien ! Mais les tribunaux des affaires de sécurité sociale, sauf exception, sont dans des annexes, en banlieue, etc. Voyez le tribunal du contentieux de l’incapacité, ou la cour nationale de l’incapacité et de la tarification de l’assurance des accidents du travail, installée dans un immeuble près de la gare d’Amiens. C’est que la justice a été organisée pour régler les différends entre les bourgeois, entre les voleurs et les volés, entre les propriétaires et les locataires, non pour s’occuper du droit social. De fait, tout au long du xixe siècle, celui-ci n’existait pas – du moins en France, car en Allemagne il était déjà apparu. Jusque dans les années vingt ou trente, il n’y a donc eu nul besoin de juridictions sociales et les palais de justice étaient employés à tout autre chose. Sur ce point aussi, les choses peuvent changer et il vaut la peine d’aller voir ce qui se passe à côté de chez nous.

M. Denis Baranger. Monsieur le ministre, je ne serai certainement pas le seul ici à vous exprimer ma profonde reconnaissance pour la manière dont, dans toutes vos interventions publiques et vos ouvrages, et ce jour encore, vous énoncez des choses vraies, mais en général non dites, ou sous-estimées, sur l’état de la justice et sur d’autres aspects des affaires publiques, et dont vous élevez au rang de principes les conclusions que vous en tirez. C’est, je crois, la grande contribution de vos écrits à la vie publique et à l’opinion.

Dans cette matière des principes, qui ne peut que préoccuper un groupe de travail comme le nôtre, permettez-moi de vous interroger sur deux points.

Dans la conclusion de votre ouvrage Soif de justice, que vous avez bien voulu nous adresser, vous en appelez à une révision de l’article 64 de la Constitution. « Le Président de la République est garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire » : quand une Constitution a dit cela, elle a tout dit ; cette rédaction résume toutes les difficultés présentes du statut constitutionnel de l’ordre judiciaire. Vous l’avez rappelé, et d’autres intervenants après vous.

En premier lieu, qu’est-ce qui a jusqu’alors empêché de réviser cette disposition à l’évidence problématique, qui place la fonction juridictionnelle en France sous l’autorité du chef de l’exécutif et de l’État ? Les formulations de principe ne sont pourtant pas difficiles à modifier, même si changer la réalité est une autre affaire. Pourquoi cet article 64 reste-t-il l’exact reflet de l’état de notre ordre judiciaire dans ce qu’il a de malencontreux ?

Ensuite, comment conviendrait-il de le réécrire ? Vous avez cité la formule assez opportune de la loi fondamentale allemande. Faudrait-il s’en inspirer ? Devrait-on parler directement et courageusement de « pouvoir judiciaire » dans la Constitution française ?

Par ailleurs, dans l’un de vos précédents livres, Cas de conscience, comme dans la conclusion de Soif de justice, vous vous montrez plutôt réservé, voire parfois critique, vis-à-vis de l’action du Conseil constitutionnel, dont vous avez été membre de 2001 à 2010. Que faudrait-il faire selon vous pour que cette institution joue un rôle plus positif en matière de libertés ? En somme, pourriez-vous étendre au Conseil constitutionnel le raisonnement que vous avez conduit devant nous sur les juridictions françaises et la justice en France ?

M. Pierre Joxe. Quand la France voudra se doter d’une juridiction constitutionnelle, elle pourra s’inspirer de modèles existants. Le Conseil constitutionnel n’est pas une juridiction. Il est composé de personnalités politiques ou parfois juridiques, nommées par le Président de la République, le président du Sénat et le président de l’Assemblée nationale, à raison de trois tous les trois ans, sans la moindre garantie d’aucune sorte. Avec Renaud Denoix de Saint Marc, vice-président du Conseil d’État, c’est un grand professionnel du droit que l’on nomme ; avec Guy Canivet, ancien premier président de la Cour de cassation, un grand magistrat et professionnel du droit ; avec Pierre Joxe, ci-devant premier président de la Cour des comptes, un professionnel du droit qui s’est égaré pendant vingt ans au Parlement, mais dont le métier, qu’il a repris, reste le droit. Mais quand on nomme certaines autres personnes que je ne citerai pas, on envoie au Conseil constitutionnel des gens qui n’ont rien à y faire. Les Allemands regardent cela avec stupeur : voilà que l’on peut choisir quelqu’un et le transformer en magistrat ? C’est une mauvaise plaisanterie !

Et il faut voir comment ils travaillent ! J’ai siégé neuf ans au Conseil constitutionnel, sans exercer d’autre métier ; savez-vous de combien de rapports j’ai été chargé ? Deux ! Il n’y a aucune juridiction au monde où, dans une assemblée de neuf magistrats – pour laisser de côté les anciens présidents de la République –, cela puisse arriver. Il existe un tour de rôle, pour garantir l’équité, et il est possible de se déporter. Mais que, en neuf ans, un professionnel comme moi ne reçoive que deux rapports ! Et sur des sujets absolument mineurs : vous pouvez consulter les archives. Je ne les ai pas refusés, pour ne pas laisser dire que je refusais. J’ai eu à connaître d’une seule affaire importante, lorsque l’on a jugé la loi sur la rétention de sûreté, qui est une loi nazie transposée en France. J’avais annoncé plusieurs mois à l’avance que je serais aux États-Unis pendant une semaine et c’est cette semaine-là que l’on a choisie pour fixer l’audience. C’est honteux ! Même si, pour moi, c’est secondaire et oublié.

Voilà qui devra changer un jour – celui où les gens comprendront, monsieur Slama, que l’unité du droit suppose un sommet. En France, il y en a déjà deux : la Cour de cassation et le Conseil d’État. Même en droit social, ces deux juridictions se partagent le rang suprême puisqu’une partie des tribunaux sociaux relève du contrôle direct ou indirect de la Cour de cassation, l’autre du Conseil d’État. En outre, il y a inégalité au sommet puisque le Tribunal des conflits, qui joue un rôle très particulier, est, je l’ai dit, marqué par la prédominance et la prééminence du Conseil d’État sur la Cour de cassation. En Allemagne, je le répète, il existe une Cour constitutionnelle qui règle la jurisprudence des cinq ordres de juridiction de façon lisible.

En outre, les arrêts y sont motivés, sans quoi le droit n’est pas clair, et les opinions divergentes y sont publiées depuis toujours, comme elles le sont à la Cour suprême des États-Unis depuis quelque deux siècles, comme elles l’ont toujours été à la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) et dans les juridictions européennes. En France, ce n’est pas le cas. Pour le justifier, on invoque le refus d’attenter au secret du délibéré, ce qui est totalement mensonger. En effet, violer le secret du délibéré, ce serait dire ce qui s’est délibéré. Publier les opinions divergentes, c’est indiquer qu’à un moment donné au cours du débat, tel ou tel n’est pas d’accord avec la décision vers laquelle on s’oriente, et prend ses responsabilités en déposant son projet de résolution. Si celui-ci est accepté, il deviendra la décision ; sinon, il sera publié et l’on saura ce que la majorité a refusé et ce que cette personne a proposé. Voilà ce qui fait peur : que l’on publie ce qu’ils ont refusé ! Et voilà pourquoi, en quittant le Conseil, j’ai fait publiquement état d’une opinion divergente – sur un point symbolique, la garde à vue des mineurs ! – après avoir répété aux autres membres, pendant des années : « Un jour, cela va changer. Vous êtes une exception incroyable ! »

En prévision d’une visite du Conseil constitutionnel à Karlsruhe, j’avais demandé à quelques amis de la Cour suprême de me trouver des exemples d’opinions divergentes. Cette question a fait l’objet d’une réunion sur place – qui n’est donc pas soumise, elle, au secret du délibéré. Devant la présidente allemande, le Président du Conseil constitutionnel, Jean-Louis Debré, s’est étonné : « Quoi, vous publiez tout cela ? » « Mais c’est la règle ! » lui fut-il répondu. Ce fait ne parvenait pas à entrer dans son cerveau. C’est une règle, en effet : en Allemagne, quiconque veut publier une opinion divergente peut le faire. Simplement, il prend ses responsabilités : il dépose son projet publiquement, de sorte que, si celui-ci est ridicule, démagogique, impossible, trop coûteux ou dangereux, tout le monde saura que son auteur est un irresponsable. Mais il se peut aussi que l’avenir lui donne raison. De ce point de vue, la France est incroyablement en retard.

Quant à la durée du délibéré, au Conseil constitutionnel, on siégeait le matin à partir de dix heures, et l’on déjeunait à treize heures. Aucune audience ne durait donc plus de trois heures, et l’apparition des questions prioritaires de constitutionnalité n’a pas dû arranger les choses. Ce n’est pas concevable ! À Karlsruhe, certaines questions ont été délibérées des jours, des semaines durant, par exemple le droit à l’avortement.

Sur ce point, il ressort des comparaisons internationales qu’en gros, au cours des trois premiers mois de la grossesse, c’est du corps de la femme qu’il s’agit, de sorte qu’elle est seule concernée, tandis qu’au dernier trimestre, c’est un enfant, si bien que se pose la question de l’infanticide. C’est pour la période intermédiaire que l’on observe des variations, en fonction des convictions philosophiques notamment : il n’y a pas d’absolu. Ici, les questions juridiques rencontrent tout à coup des questions philosophiques : qu’est-ce que la vie ? Au nom du droit à la vie, faut-il se refuser à tuer un embryon de dix secondes ? Ce n’est bien sûr pas cela que l’on veut dire ! Mais d’un jour, de dix jours ? Comment fixer la limite, de manière nécessairement arbitraire, en se référant à quelque chose d’indéfinissable ? Infans conceptus pro nato habetur, disait le droit romain : l’enfant conçu est déjà considéré comme s’il était né. Mais cela ne valait que du point de vue des intérêts patrimoniaux : l’enfant conçu pouvait déjà hériter. En revanche, l’enfant qui naissait pouvait être « zigouillé » par le père ! Tant qu’un homme, en principe son père, ne l’avait pas pris – c’est le mancipium – et ne s’était pas levé pour le montrer et manifester ainsi qu’il le reconnaissait comme enfant et comme être humain, il n’était rien : on pouvait le donner à manger aux cochons ! Aujourd’hui, le droit à la vie interdit de tuer un enfant qui naît ; même si le père ne le reconnaît pas comme son fils, personne ne le mettra à la décharge municipale ! Pourtant, des sociétés entières ont vécu sur ces fondements.

Et sur le droit à la vie, qui a donné lieu à des débats si complexes dans tant de pays, sur le droit à l’interruption de la vie, l’on pourrait se contenter de siéger trois heures ?

Non, vraiment, ne me parlez pas du Conseil constitutionnel, ou alors à huis clos. (Rires.) Certes, j’ai travaillé, j’ai participé aux délibérés. Mais deux rapports en neuf ans de présence, sans jamais en refuser ! Alors que j’habite à côté du Conseil constitutionnel, que j’étais là, toujours à l’heure, que j’y avais mon bureau ! Si, lorsque je présidais une juridiction, j’avais laissé un magistrat ne serait-ce qu’un an sans rapport, s’il avait été laissé à l’écart tout en continuant d’être payé, il se serait plaint. Allez raconter cela aux Allemands, ils ne vous croiront pas ! Alors parlons d’autre chose, si vous le voulez bien.

Mme Marie-Louise Antoni. J’associe mes remerciements à ceux de mes collègues. Ce que j’aime chez vous, en effet, c’est la vérité de votre ton, le fait que vous n’ayez pas peur de parler.

Vous avez évoqué très précisément des exemples étrangers dont nous pourrions nous inspirer. À ce genre de propositions, on oppose généralement l’argument de la résistance culturelle : nous serions différents des autres, de sorte qu’il serait difficile de les copier. Pour ma part, je suis favorable à ce que l’on aille voir chez les autres ce qui fonctionne. D’autant que, nous dites-vous, il n’existe pas de résistance culturelle nationale à l’indépendance de la justice.

De manière très concrète et pragmatique, vous évaluez à vingt ans la durée nécessaire à ce que votre programme d’amélioration substantielle de la justice prenne corps. Ce qui requiert des points de consensus national, puisque nous connaîtrons des alternances au cours de cette longue période. Selon vous, existe-t-il dans notre pays des résistances culturelles qui y feraient obstacle ?

Mme Marie-Anne Cohendet. Merci infiniment pour toutes vos réflexions. Je rejoins mes prédécesseurs pour saluer votre sens de la vérité, si rare et si précieux.

Il semble que la plupart de nos magistrats aient trop écouté Saint-Just, qui disait que le prix d’éloquence serait donné au laconisme. Ainsi, c’est en quelque sorte une tradition chez les juges français que de ne pas expliquer leurs décisions, dont le mystère est censé faire la majesté.

Les rapports des juges avec le monde politique sont difficiles : nous n’avons pas mentionné les fameux « petits pois » évoqués par un ancien Président de la République ; plus récemment, notre collègue Fabrice Hourquebie, pressenti comme futur membre du Conseil supérieur de la magistrature, s’est fait « retoquer » par les parlementaires parce qu’il avait eu l’audace de parler d’un « pouvoir judiciaire ». Il reste donc beaucoup à faire en la matière.

Quel est votre point de vue sur le pouvoir de nomination du Président de la République et son exercice en Conseil des ministres ? Si, aux termes de l’article 64 de la Constitution, le Président est le garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire, c’est parce qu’en 1958 on s’imaginait qu’il serait un arbitre tel que l’avait pensé Benjamin Constant, un pouvoir neutre. Mais son pouvoir de nomination était encadré par l’article 13 : il s’entendait comme un pouvoir exercé en Conseil des ministres, soumis à contreseing, donc formel, la décision devant en réalité être approuvée par le Conseil des ministres, voire émaner de lui, parce que les ministres sont contrôlés par le Parlement. Or ce pouvoir reste important. Comment peut-on remédier concrètement à ce problème ?

Vous me pardonnerez de reparler du Conseil constitutionnel puisque ce n’est que pour vous remercier de vos propos à son sujet. Je crois être la seule en France à m’étonner, dans mon manuel de droit constitutionnel, de ce qu’en bientôt cinquante-sept ans cette institution n’ait connu que sept ans d’alternance politique. Et vous n’imaginez pas les foudres que je m’attire de la part de presque tous mes collègues, y compris ceux qui sont censés avoir l’esprit ouvert, parce que j’ai l’inconvenance de dire que les juges ne deviennent pas des anges dès qu’ils entrent dans la rue Montpensier ! Ils ne deviennent pas apolitiques, ils conservent leurs opinions : cette idée parfaitement banale aux États-Unis ou en Allemagne est un vrai tabou, y compris pour la doctrine, parmi les professeurs d’université. S’il vous plaît, continuez donc à parler comme vous le faites !

En ce qui concerne les problèmes de compétence, je vous rejoins entièrement. Comment y remédier ?

S’agissant du personnel du Conseil constitutionnel, il me semble que, comme l’a proposé Bastien François, ses membres devraient avoir leurs propres assistants afin que les services ne soient pas entièrement contrôlés par le secrétaire général, qui croit souvent incarner le Conseil constitutionnel à lui seul.

Les opinions dissidentes, ou divergentes, sont effectivement essentielles. À cet égard encore, le fonctionnement du Conseil constitutionnel est très présidentialiste.

En ce qui concerne les juridictions judiciaires, j’aimerais évoquer, parce que je suis femme, le problème de la féminisation. Les professions judiciaires en souffrent car elles sont d’autant moins bien défendues ; nous ne sommes pas très douées pour cela, en effet, peut-être par dévouement excessif à la cause publique.

Quelles réformes du Conseil supérieur de la magistrature proposeriez-vous ?

La réduction de la collégialité dans de nombreux domaines depuis plusieurs années est-elle un problème ?

Quelles réformes proposeriez-vous concernant le Conseil d’État ?

Enfin, si je vous approuve quant à l’effectivité de la justice, la notion de justiciabilité n’en pose pas moins quelques problèmes, car il est très à la mode de soutenir que certains droits ne seraient pas justiciables parce qu’ils ne sont pas invocables en justice. Ce serait le cas, pour toute une partie de la doctrine, de la Charte de l’environnement. Il me paraît donc important de bien distinguer la validité des normes et leur effectivité, l’existence des règles et le fait de les respecter.

Mme Christine Lazerges. Il y a trois ans, nous avons rédigé ensemble une Constitution destinée à se substituer à celle de 1958. Son titre VIII est intitulé « Du pouvoir judiciaire » et son article 64, alinéa premier, est ainsi rédigé : « Le Conseil de justice [qui remplacerait le Conseil supérieur de la magistrature] est garant de l’indépendance du pouvoir judiciaire. » Cela reflète-t-il toujours votre pensée, Pierre Joxe ?

M. Pierre Joxe. Oui, ma pensée n’a pas changé !

Si Mme Cohendet a besoin d’un paratonnerre, je peux en tenir lieu.

S’agissant des points de convergence, plusieurs de mes expériences montrent qu’il est possible d’en trouver. D’abord, l’arme nucléaire. J’étais dans l’armée lorsqu’elle a été expérimentée pour la première fois et mon père était assez lié avec de Gaulle sur ces questions. Elle a été très combattue à gauche pendant des années et nous avons eu, en particulier avec les communistes, des débats difficiles, notamment sur le maintien « en état » ou « en l’état ». Mais cette question a fait l’objet d’une évolution très profonde chez les uns comme chez les autres.

Ensuite, la police. Au-delà de la modernisation du matériel, mon action en ce domaine a consisté à étendre la qualification d’officiers de police judiciaire à des personnels dont on avait renforcé la formation. Cette disposition a été combattue, puis adoptée. Des rapprochements sont donc possibles.

Le besoin en est puissant, mais il est masqué parce que c’est la partie la plus pauvre de la population qui pâtit des problèmes de la justice. Ceux qui sont moins pauvres ont un intermédiaire, un ou plusieurs avocats. J’ai vu des affaires aux prud’hommes où un petit syndicat faisait face à une grosse société représentée par trois directeurs des ressources humaines et quatre avocats, et ce à cause du risque de jurisprudence.

Une petite juge de Melun, qui préside le tribunal des affaires de sécurité sociale, a eu à se prononcer sur un ingénieur d’Areva mort d’un cancer après avoir respiré de l’uranium au Niger pendant des années. Elle a rendu une décision circonstanciée qui faisait jurisprudence, pensait-on. Le jugement a été déféré et réformé en cour d’appel. Pourquoi cet acharnement ? Parce que quelque 3 000 ou 4 000 Africains qui travaillent dans les mêmes mines ne devaient pas savoir que, selon un juge de Melun, un tel décès ouvrait droit à indemnisation.

Voyez l’affaire Continental : une juge formidable a passé je ne sais combien de jours et de nuits à rédiger un arrêt, lui aussi déféré, en vue de déterminer si Continental AG était maison mère ou coemployeur. Nous parlons de problèmes très spécifiques dans lesquels le simple particulier, voire le bon juriste que je suis, ne peut entrer qu’au bout de plusieurs heures de travail. Quand on peut, on s’en remet aux spécialistes ; mais le commun des mortels est, lui, totalement démuni.

Vous me reparlez du Conseil constitutionnel : c’est de la provocation ! Voici comment il a résolu le problème des gardes à vue. Après avoir validé les gardes à vue abusives, il a été à nouveau saisi de la question il y a quelques années, alors qu’il y avait jusqu’à un million de gardes à vue par an en France, et il a alors inversé sa jurisprudence. Je cite sa décision : « Considérant […] que, entre 1993 et 2009, le nombre [des] fonctionnaires civils et militaires ayant la qualité d’officiers de police judiciaire [les inspecteurs de police, les officiers de police, les gendarmes] est passé de 23 000 à 53 000 » – ce qui était un progrès, d’autant que leur recrutement et leur formation ont été améliorés ; « considérant que ces évolutions ont contribué à banaliser le recours à la garde à vue, y compris pour des infractions mineures », etc. Et voilà la juridiction suprême qui bombarde quelques petits fonctionnaires qui mettraient les gens en prison parce qu’ils sont trop nombreux ! Mais c’est honteux, déshonorant ! Il s’agissait d’instructions ouvertes, revendiquées publiquement par le Gouvernement de l’époque ! C’est à se demander qui devrait aller en garde à vue ! (Rires.)

Lorsque la loi sur le « contrat première embauche » a été votée en 2006, le président Chirac a décrété qu’il ne la promulguerait pas. Le Conseil constitutionnel, après en avoir délibéré, a validé le texte, sachant qu’il ne serait pas promulgué ! Je l’ai dit à ce moment-là : il y avait forfaiture. C’est un crime ! Annoncer ainsi que l’on ne va pas promulguer la loi ! Mais si cela se passait au Salvador, il y aurait immédiatement une intervention des États-Unis !

Faites donc un cours sur le Conseil constitutionnel, madame : vous trouverez des témoins. Et, je le répète, si vous avez besoin d’un paratonnerre…

Quant à l’article 64, on peut évidemment le modifier, comme cela a été proposé. De Gaulle est devenu Président de la République lors d’une crise très grave, un putsch – j’étais alors à l’armée – suivi d’un référendum puis d’élections. Avait-il provoqué ce putsch, l’avait-il facilité, suscité ? Peu importe. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas par un putsch qu’il est resté au pouvoir. On a dit que les électeurs l’avaient choisi sous la menace ; cela peut se discuter. Finalement, le jour où il a été désavoué, il est parti. Entre-temps, il s’était fait tirer dessus au Petit-Clamart, où trois balles de fusil-mitrailleur ont traversé sa voiture, dont une – c’est prouvé par la balistique – est passée au bout de son nez. Il en a conçu quelque émotion et provoqué une réforme de la Constitution instaurant l’élection du Président de la République au suffrage universel. Personnellement, j’ai voté contre à l’époque ; non contre de Gaulle, mais contre cette règle. Il l’a voulue dans des circonstances données ; elle est aujourd’hui acquise.

Le problème n’est pas le Président de la République ; il est de savoir si l’on veut ou non un pouvoir judiciaire. S’il existe un pouvoir judiciaire, il n’appartient pas à l’exécutif : ni au Président de la République, ni au Premier ministre quelle que soit sa dénomination, ni au ministre de la justice ; il est sui generis. Ce serait une véritable révolution. Est-elle possible ? Oui, puisqu’il en est ainsi dans plusieurs pays voisins, et depuis peu de temps. Cela arrivera donc en France un jour. Pourquoi et comment ?

J’ai plaidé une seule fois devant le Conseil supérieur de la magistrature. C’est tout de même spécial, la justice, en France ! Il s’agissait d’une magistrate qui avait été juge des enfants. Elle préside la correctionnelle ; préparant le dossier, elle constate que sont mis en cause un mineur et un majeur : il y a lieu de voir le mineur, non le majeur. Mais elle s’aperçoit ensuite que celui-ci est en réalité mineur. Le parquet le conteste. Le garçon était géorgien, l’on disposait d’une photocopie de son passeport en géorgien et d’une traduction russe certifiée par l’ambassade de Géorgie en Russie. Il se trouve que je lis le russe. Il était effectivement mineur, mais cela avait été contesté et la correctionnelle avait décidé de le placer sous mandat de dépôt, le traitant comme un majeur. La magistrate que j’ai eu à défendre avait refusé de signer le mandat de dépôt et était poursuivie pour cela. Les rapporteurs du CSM, dont un membre du Conseil d’État dont j’ai admiré la science, ont conclu qu’elle avait commis une faute très grave en violant la règle de la collégialité, mais évité une erreur judiciaire puisqu’il est apparu six mois après, lorsque l’affaire est revenue, que le garçon était mineur et innocent. Après hésitation, c’est par conséquent la sanction minimale – un avertissement – qui a été proposée. L’administration a requis le déplacement. L’avertissement sans déplacement a finalement été décidé ; mais il y a bien eu déplacement trois semaines plus tard, du fait du pouvoir d’affectation que détient le président du tribunal de grande instance de Paris au sein de la juridiction. On a avancé qu’il ne s’agissait pas d’un déplacement, mais d’une nouvelle affectation. Il n’empêche qu’elle a été déplacée, non de Paris à Nouméa ou à Coutances, mais d’un bout de Paris à l’autre. Peut-on faire un recours ? s’est-on demandé. Cela pourrait se discuter, mais en réalité ce n’était pas possible, au motif qu’il s’agit d’un pouvoir propre.

Tout cela confirme que le système judiciaire dysfonctionne, par quelque bout qu’on le prenne ; les juridictions administratives, on l’a dit, sont mieux loties.

M. le président Claude Bartolone. Merci, Pierre ! On voit que, dans ce monde qui bouge beaucoup, il est des êtres qui ne changent pas. De cela aussi, nous tenons à vous remercier.

Audition, ouverte à la presse, de M. Denis Salas, sur le thème de la justice

M. le président Claude Bartolone. Monsieur Salas, vous êtes magistrat, secrétaire général de l’Association française pour l’histoire de la justice, association placée sous le haut patronage du garde des sceaux, et qui a pour objet de promouvoir et développer l’histoire de la justice. Vous êtes également directeur scientifique de la revue Les Cahiers de la justice, et auteur de nombreux ouvrages sur l’institution judiciaire, notamment d’un essai intitulé Le Tiers pouvoir : vers une autre justice.

M. Denis Salas. Après l’analyse extrêmement forte de Pierre Joxe, je voudrais souligner la difficulté de « bien placer la puissance de juger » – selon l’expression de Montesquieu – dans l’architecture des pouvoirs. Cette difficulté est toujours d’actualité, puisque, de par notre histoire, nous héritons d’un modèle de justice profondément régalien – il suffit, pour s’en convaincre, de considérer les vêtements, les décors, notamment à la Cour de cassation. Notre magistrature a été reconstruite sous l’Empire comme une hiérarchie militaire. La réforme Debré, en 1958, a réussi à refonder cet ordre judiciaire, qui entre aujourd’hui dans l’âge démocratique.

Depuis quelques années, nous assistons en effet à un renversement complet de la position de la justice dans la démocratie. Alors qu’elle a été pendant très longtemps, historiquement et ontologiquement, au service d’un État régalien, centralisé, administratif, voilà que son identité se reformule au contact de la société démocratique : elle se situe de plus en plus en face de celle-ci et avec celle-ci, ce qui va provoquer un ébranlement profond de ses structures. Cette situation rend nécessaires des réformes d’envergure, sur lesquelles je voudrais vous inviter à réfléchir.

Notre justice ne vient plus « d’en haut », inspirée par une voix unique. Elle est à l’écoute des voix multiples de la société. Or le pouvoir judiciaire appartient précisément à la société démocratique, qui s’en saisit pour réaliser les droits – y compris les droits minoritaires – qui correspondent à ses aspirations. Il y a d’un côté le citoyen électeur, qui va du côté des institutions élues, et de l’autre le citoyen plaideur, qui va du côté des juridictions pour obtenir la réalisation de ses droits.

Les conséquences de cette mutation sont connues : crise de confiance envers les élites ; demande d’arbitrage, plus que d’administration ; croissance des barreaux, porte-parole d’une société civile qui vient présenter ses demandes à la justice.

À côté de quelque 8 500 magistrats, il y a plusieurs centaines de juges de proximité ; 3 000 juges consulaires ; 15 000 conseillers prud’homaux, ce qui est très important ; environ 20 000 jurés tirés au sort chaque année ; et 56 000 avocats, dont le nombre a doublé en dix ans. Cela montre à quel point cette institution est irriguée par la société tout entière et sert de réceptacle aux demandes démocratiques qu’elle va tenter de satisfaire.

Ce paysage étant rapidement brossé, j’évoquerai deux questions : la première concerne le Conseil supérieur de la magistrature ; la seconde, centrale lorsque l’on parle d’indépendance de la justice, est celle du Parquet.

Le Conseil supérieur de la magistrature est le pivot autour duquel s’articule la question de l’indépendance. C’est à des moments divers, au sortir de la guerre ou plus généralement du fascisme, que la plupart des pays européens – du moins ceux proches de la France, comme l’Italie, l’Allemagne, le Portugal et l’Espagne – ont construit leur identité autour de l’État de droit. On est frappé par les moyens que l’Allemagne a mis au service de la magistrature – environ 15 000 magistrats – et par l’esprit de l’État de droit que les juristes allemands ont réussi à restaurer contre le Führerprinzip qui avait dominé pendant la guerre. Cet « État juste », qui est au-dessus des lois, doit s’imposer de manière ultime au législateur. Tous ces pays se sont dotés d’une justice économiquement et statutairement indépendante, d’une Cour constitutionnelle unanimement respectée – un charisme profond s’attache au corps constitutionnel, notamment la Cour de Karlsruhe – et une séparation des pouvoirs apaisée, qui vient s’imposer comme la figure de l’État de droit.

Une autre institution, inconnue en Allemagne mais présente en Espagne, au Portugal, en Italie et en Belgique, participe à l’équilibre des pouvoirs et fait l’interface entre le politique et le judiciaire : le Conseil supérieur de la magistrature. En France, il est présidé par le président de la Cour de cassation et composé de magistrats élus par leurs pairs et de personnalités extérieures.

Dans les pays que je viens d’évoquer, le pouvoir du Conseil supérieur de la magistrature est considérable : il gère le budget de la justice, les carrières des magistrats, la formation des juges et leur discipline ; il définit des modèles d’excellence professionnelle, les diffuse, les conceptualise, les met en discussion dans la profession ; il généralise des expériences judiciaires majeures. Si la magistrature italienne a tenu le choc face à la mafia et au crime organisé, c’est parce que l’indépendance professionnelle, adossée à cette jurisprudence du Conseil supérieur, lui a donné les moyens intellectuels et humains nécessaires pour garantir l’État de droit.

En France, il n’existe rien de tel. À l’origine, la Ve République a pensé le pouvoir judiciaire non seulement comme inexistant, mais comme fondu dans le pouvoir exécutif. La formule de l’article 64 est très significative : « Le Président de la République est garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire. Il est assisté par le Conseil supérieur de la magistrature. » Il est donc prévu un garant, le Président de la République, et un Conseil supérieur de la magistrature, qui vient l’assister – d’autant plus que, à l’origine, tous les membres de ce Conseil étaient désignés par le chef de l’État.

Quand on voyage dans les pays européens dont je viens de parler et que l’on évoque le système français tel qu’il est issu de l’article 64, on a du mal à en exposer les mérites. Souvent, on use d’arguments historiques, mettant en avant l’existence d’un régime des partis et la nécessité, pour le chef de l’État, d’affirmer symboliquement son autorité vis-à-vis des autres pouvoirs. Mais l’histoire est une chose et l’effectivité en est une autre.

Peu de réformes ont été menées depuis 1958. Je souhaiterais toutefois appeler votre attention sur deux réformes importantes, et sur le contexte politique dans lequel elles sont apparues.

La première date de 1993, année où émergent les affaires politico-financières : le monde politique découvre subitement qu’il ne peut être à la fois juge et partie et ne peut plus donner l’impression qu’il contrôle les instances ayant à se prononcer sur les affaires le concernant. La création de la Cour de Justice de la République (CJR) vient alors compenser l’impensé de la Ve République, qui est de juger des ministres. Ainsi, la CJR jugera, par exemple, les ministres dans l’affaire du sang contaminé.

En même temps, et pour la première fois, le Conseil supérieur se sépare du chef de l’État. Une certaine conception de la séparation des pouvoirs, imposée par le climat des affaires, éloigne en effet peu à peu le Conseil supérieur de l’orbite du chef de l’État. Les membres du Conseil ne seront plus désignés par lui seul, mais aussi par les présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat, sans compter les membres élus. C’est donc une première brèche qui s’ouvre dans cette confusion des pouvoirs judiciaire et exécutif.

Mais, les affaires n’ayant pas cessé, une seconde réforme s’imposait. Pourtant, en 2000, la réforme Jospin fut rejetée par le Congrès, alors que tout était déjà prêt. Il faudra attendre 2008 pour qu’une réforme décisive ait lieu : c’est la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008. À partir de là, la brèche s’élargit : le chef de l’État ne préside plus le Conseil supérieur, ce qui est symboliquement très important, et le garde des Sceaux n’en est plus le vice-président. Le Parlement entre en scène, chargé d’approuver des candidatures extérieures. Une diversité de profils peut ainsi se manifester.

Peu à peu, la séparation des pouvoirs devient effective, bien que très largement inachevée. Nombre de pays européens l’ont réalisée directement en réformant leur Constitution. En France, l’évolution sera très lente, en raison de la pression politique ambiante.

De toute évidence, nous devons penser à la réécriture de l’article 64 afin de renforcer la position du Conseil supérieur et son autonomie – nulle au niveau du budget et faible au niveau des compétences. Il conviendrait aussi d’associer le Parlement à certaines nominations, de donner au CSM le pouvoir sur la formation des juges en lui permettant de nommer le directeur de l’École nationale de la magistrature, et de lui attribuer tout le corps d’inspection des magistrats. Celui-ci relève actuellement du ministre, alors qu’il devrait relever du Conseil supérieur qui a la charge de la discipline des magistrats, sans disposer d’aucuns moyens pour cela : je ne comprends pas que le Conseil supérieur de la magistrature ne soit pas partie prenante de l’inspection des magistrats du siège, qui est de la compétence exclusive du garde des sceaux, alors que, par nature, ces magistrats sont inamovibles et indépendants. Que l’exécutif exerce encore un tel contrôle me semble extrêmement choquant.

Il faut aussi reconstruire une dialectique des pouvoirs et permettre à ce CSM rénové d’adresser un rapport annuel au Parlement, pour témoigner de son action et de sa production – comme cela avait été envisagé en 2000.

Enfin, quand des magistrats sont attaqués publiquement à l’occasion de telle ou telle affaire, le CSM devrait avoir la possibilité de se saisir d’office et d’intervenir publiquement pour donner le contexte, les raisons, les motifs d’une décision fondée en droit. Cela témoignerait d’une action judiciaire indépendante et impartiale, dénuée de tout esprit de revanche.

Ce sont là des réformes extrêmement importantes qu’il conviendrait d’entreprendre pour reconnaître à cette instance tierce, qui n’est ni de droite ni de gauche, la place qu’elle occupe aujourd’hui dans la démocratie, et les pouvoirs qui sont les siens, car, en fin de compte, ce sont les pouvoirs du citoyen qui sont en jeu.

La question du parquet est cruciale : c’est lui qui tient aujourd’hui les portes d’entrée de la justice et qui détient la clé de son indépendance. Mais nous sommes extrêmement loin de cette indépendance, en raison d’une impossibilité ontologique : les illégalismes politiques ne peuvent être poursuivis par un organe qui est à la fois juge et partie.

La situation est difficile à comprendre, car elle résulte d’une histoire longue et d’une histoire courte. L’histoire longue, c’est celle d’un État où le parquet est « l’œil du pouvoir », comme disait Michel Foucault, « l’agence du Gouvernement », comme disent les historiens. Comment cet organisme, chargé de contrôler les juges et la société, pourrait-il être considéré comme un pouvoir impartial et indépendant ? Aussi est-il difficile d’occuper le poste de garde des sceaux. Lorsque surviennent des affaires politico-judiciaires, il doit en effet affronter une contradiction : soit il joue son rôle de membre du Gouvernement, soit il est accusé de partialité dans le traitement des affaires, puisque le parquet est à sa disposition.

Pour sortir de cette situation, les responsables politiques se sont d’abord reposés sur des prises de position éthiques : les réformes constitutionnelles et législatives ne sont intervenues que plus tard. Pierre Méhaignerie et surtout Élisabeth Guigou ont déclaré qu’ils ne donneraient pas d’instructions écrites aux magistrats du parquet dans les affaires en cours et qu’ils se conformeraient aux avis simples donnés par le CSM au ministère de la justice en matière de nomination et d’affectation des procureurs – avis que le ministre n’est pourtant pas tenu de suivre. Il s’agissait bien là d’un acte éthique pour répondre à une exigence d’impartialité. Cela s’est passé sous le gouvernement Jospin.

Avec l’alternance de 2002, la longue histoire des relations entre le parquet et les gouvernements a connu de nouveaux développements, et les instructions ont recommencé, presque naturellement. Ainsi, en 2005, dans 60 % des cas, on n’a pas tenu compte des avis du CSM. On a même vu un procureur convoqué au ministère pour des propos tenus à l’audience : par cette pratique, totalement contraire aux traditions judiciaires selon lesquelles « la plume est serve, la parole est libre », on a voulu intimider ce procureur, en entravant sa liberté de parole. À la même époque, le garde des sceaux disait qu’il était le « chef des procureurs », réactualisant ainsi une vision « caporalisante », impériale, héritée de Napoléon et reprise par la République, et un procureur quelque peu dissident répondait en publiant Le Devoir de déplaire. Pour que le changement soit total, une loi permit au garde des sceaux de donner des instructions écrites qui seraient versées au dossier de la procédure : c’est l’article 30 du code de procédure pénale réformé en 2004.

Après 2012, nouveau changement radical : Mme Taubira indique que, non seulement elle ne donnera plus d’instructions écrites au parquet, mais qu’elle suivra les avis du CSM en matière de nomination des procureurs. Elle pose ainsi une conceptualisation intéressante : d’un côté, la politique pénale générale – par exemple en matière de lutte contre le terrorisme – relève du garde des sceaux, et, de l’autre, l’action publique relève des procureurs. C’est une division des pouvoirs entre l’action de l’exécutif et celle des procureurs.

La loi du 25 juillet 2013 remplace celle de 2004, instaurant un principe de suppression des instructions et un principe d’impartialité du parquet. Pour la première fois, la loi concrétise l’avancée éthique de certains gardes des sceaux qui, face à un conflit de valeurs ou d’appartenance lié aux affaires, avaient choisi d’adopter une attitude d’impartialité et de neutralité.

Nous ne savons pas de quoi demain sera fait. Mais nos concitoyens peuvent se demander à juste titre si, selon les majorités en place, ils doivent s’attendre à être poursuivis et jugés par un organe suspect de politisation, ou par un tribunal impartial. Cette question explique d’ailleurs pourquoi nous sommes régulièrement condamnés par la Cour européenne des droits de l’homme qui considère que le parquet français n’est pas une autorité judiciaire – voir, par exemple, l’arrêt Medvedyev. Nous avons tous à y perdre : non seulement le monde de la justice et le monde politique, dont la crédibilité sera entamée, mais la démocratie tout entière, qui donne un spectacle de confusion des pouvoirs extrêmement regrettable.

Je voudrais enfin évoquer – pour de simples raisons d’analyse sociologique – l’affaire, en cours d’instruction, dite « des écoutes », qui met en cause un ancien Président de la République, son avocat et un haut magistrat de la Cour de cassation. Après les problèmes liés aux instructions et aux nominations, cette affaire révèle un troisième problème lié aux « remontées d’informations », celles que les procureurs généraux donnent au ministre à l’occasion de tel ou tel événement jugé sensible. En l’occurrence, on doit se demander de quel type d’informations disposait la garde des Sceaux quand l’affaire s’est produite.

Pendant toute l’histoire de la République, le ministre savait tout, tout de suite et en temps réel. Pour illustrer mon propos, je voudrais citer quelques extraits d’un texte dans lequel Henri Nallet raconte son arrivée place Vendôme. Étant passé du ministère de l’agriculture au ministère de la justice, il ne connaissait absolument rien aux mœurs judiciaires. « À mon arrivée place Vendôme, », écrit-il, « première surprise : une pile de documents se dresse sur mon bureau, en provenance de la direction des affaires criminelles et des grâces. Que sont tous ces papiers ? » Son chef de cabinet lui répond : « Monsieur le garde des sceaux, ce sont ceux qui sont arrivés hier et sur lesquels on vous demande votre opinion. » Le nouveau ministre découvre des rapports de procureurs généraux, de procureurs de la République, des procès-verbaux d’interrogatoire, des expertises, des dossiers judiciaires de tous ordres. Il s’étonne : « Comment voulez-vous que je puisse vous donner mon avis sur cette masse de documents qui concernent des dossiers individuels ? » Et son interlocuteur de répliquer : « Si vous ne dites rien, monsieur le ministre, la machine se bloque. »

Toute la machine repose donc sur ce circuit d’informations qui alimentent en permanence un processus sans fin, pratique immémoriale de la République sur laquelle cette affaire nous a éclairés. De quelles informations le garde des sceaux doit-il disposer pour exercer son ministère tout en préservant l’indépendance de la justice et des parquets ? Jusqu’à présent, il savait absolument tout de ce que les parquets pouvaient lui dire des affaires sensibles – ou d’ailleurs peu sensibles, car j’imagine que de nombreuses demandes de recommandation atterrissaient aussi sur son bureau. Nous devons nous armer d’un scalpel pour bien tailler la frontière entre ce qui relève du judiciaire et ce qui relève du politique. Que le ministre sache qu’une information a été ouverte par des juges indépendants et que des investigations sont en cours, je n’y vois pas d’inconvénient. Mais faut-il aller jusqu’à faire remonter sur son bureau, comme cela s’est pratiqué si longtemps dans notre République, la stratégie du juge, les éléments de l’enquête, les procès-verbaux, tout le dossier ?

On peut d’autant plus s’interroger à cet égard que, au-delà du souci tâtonnant de trouver une frontière entre les deux pôles que sont l’exécutif et le judiciaire, aucune règle n’a été posée. Il faudrait que le Parlement en fixe une, afin d’éviter toute remontée d’informations liées à des affaires politico-financières en cours impliquant des responsables de la majorité et de l’opposition – en tout cas les plus importantes d’entre elles, les plus attentatoires à l’indépendance de la justice. Une information succincte sur l’existence d’une procédure en cours serait suffisante.

Il faudrait aussi – c’est une très ancienne revendication – rattacher la police judiciaire aux magistrats qui tiennent les enquêtes. En Italie, la police judiciaire est directement rattachée au cabinet d’instruction. Cela exclut toute tentation de circuit parallèle, où les informations remontent, via la police judiciaire, au ministre de l’intérieur, qui sait tout avant tout le monde.

Il existe un principe d’impartialité du parquet, mais il faudrait également poser un principe d’impartialité des enquêtes, tant au niveau de la police judiciaire qu’au niveau du parquet. Il me semble urgent de mener une réflexion sur cette question lancinante.

En résumé, la garantie de l’indépendance de la justice à travers le parquet suppose trois éléments, qui me semblent étroitement liés. Il est d’abord indispensable de mener une réforme constitutionnelle du CSM : si l’on ne stabilise pas le statut du parquet au stade des nominations, le système de la carrière l’emportera dans les mentalités et dans la culture. Ensuite, il faut consolider l’absence d’instructions écrites, comme l’a voulu la récente loi. Enfin, il convient de réfléchir à une limitation de l’information, en interne, du garde des sceaux, car il y a là un facteur de perversion du système qui émerge dans nombre d’affaires.

Tels sont quelques éléments de réflexion que je voulais vous présenter. Dans l’histoire de la République, un pouvoir a été refusé à la justice. Elle le conquiert aujourd’hui elle-même, au gré des mutations de la société démocratique, par des actes politiques, par des gestes professionnels. Mais il n’y a ni volonté politique ni même une première réalisation d’une réforme politique d’ampleur qui permettrait enfin, après tant de tâtonnements et d’hésitations, de garantir à la France une démocratie fondée sur l’État de droit et l’indépendance de la justice.

M. le président Claude Bartolone. Merci pour ce propos introductif, qui était un véritable cours de philosophie républicaine.

Mme Cécile Untermeier. Il est exact que la Cour européenne des droits de l’homme qualifie les membres du parquet de « magistrats », et non pas de « juges », en raison de cette dépendance vis-à-vis du garde des sceaux. Partant de là, on peut effectivement imaginer de couper le lien entre le ministre et le parquet, et considérer que le procureur peut devenir, en quelque sorte, le rapporteur public que l’on connaît dans les juridictions administratives ou au Conseil d’État. On peut imaginer aussi d’interdire au parquet d’intervenir dans des affaires qui concernent les élus ou les hauts fonctionnaires, lesquelles exigent une totale indépendance, afin de limiter les conflits d’intérêts. On peut considérer enfin que l’information relève de la justice, du pouvoir judiciaire, et non plus du pouvoir politique. Serait-il choquant que le garde des sceaux s’interdise toute communication, même lorsqu’il est interrogé sur ces affaires ? C’est le cheval de Troie par lequel on peut, selon les systèmes politiques ou les alternances, remettre en cause l’indépendance de la justice.

Dans l’esprit de l’éthique mise en avant par la garde des sceaux, les questions de déontologie nous préoccupent au premier chef, et nous devons nous interroger sur celle des magistrats. Si nous nous orientons vers une véritable séparation des pouvoirs – politique, judiciaire et législatif –, il faut que le pouvoir judiciaire réponde aux mêmes exigences que celles qui s’imposent aux élus et à l’exécutif. Voilà pourquoi nous travaillons sur les déclarations d’intérêts. Mais nous nous heurtons au fait que, de par la Constitution, le CSM ne peut pas prendre cette question en considération, car elle n’appartient pas à son domaine de compétence. Qui va juger du respect de cette déontologie ? La Haute Autorité ? Mais que devient, dans ce cas, l’indépendance ? Le CSM ? Il me semble que ce serait la meilleure solution, mais nous n’avons pas la majorité requise pour accroître son domaine de compétence. Que suggérez-vous ?

M. Denis Salas. Je suis frappé de constater que, par défaut d’héritage et de culture de l’indépendance, le CSM n’apparaît pas dans l’espace public. En France, une sorte d’inhibition fait que l’autorité judiciaire n’est pas incarnée. Si le président du Conseil supérieur – qui peut ne pas être un magistrat – était élu par ses pairs, cette légitimité élective lui permettrait peut-être de représenter l’autorité judiciaire aux yeux de l’opinion publique. Cette impossibilité de représentation pose problème dans une démocratie représentative.

Mais ce n’est pas qu’un problème de communication. Lorsqu’un magistrat est violemment mis en cause par un homme politique, les syndicats entrent en lice. Mais ils se distinguent de l’autorité judiciaire, assurant une défense corporatiste – légitime d’ailleurs – contre telle ou telle attaque. Nous devons donc réfléchir à une institution publique qui serait capable de présenter à l’opinion publique un visage dans lequel celle-ci pourrait reconnaître une autorité de l’État, avec ses caractéristiques d’impartialité et d’indépendance. C’est ce qui se passe en Italie, en Espagne, au Portugal, où le président du CSM s’adresse aux médias pour commenter une situation, exposer un projet, etc.

En ce qui concerne la déontologie, en effet, si nous allons vers un pouvoir judiciaire, il faut instituer un système de responsabilité. Le pouvoir judiciaire manie de la contrainte, qu’elle soit symbolique ou physique : Pierre Truche disait avec raison que c’était un métier violent. Nous devrions réfléchir à un système de responsabilité à deux niveaux.

Pour l’heure, le CSM a une responsabilité disciplinaire, mais celle-ci est ambiguë, puisque c’est le garde des Sceaux qui a la main sur la discipline des procureurs. Il faudrait donc rapatrier cette compétence pour que le parquet dispose d’un peu d’autonomie et ne craigne pas de faire l’objet d’une poursuite disciplinaire au moindre faux pas, en application de telle ou telle loi. Cela s’est vu, pour le parquet comme pour le siège, il n’y a pas si longtemps. Renaud Van Ruymbeke en sait quelque chose.

Réfléchissons à un pouvoir qui s’articule avec autorité, et donnons au Conseil supérieur les moyens de faire respecter une déontologie citoyenne. J’admire la charte déontologique du Conseil d’État, qui a une très grande force. Quand un juge est en difficulté face à une difficulté conflictuelle ou à un dilemme éthique, vers qui peut-il se tourner ? Au Conseil d’État, une charte déontologique, publiée sur le site du Conseil, et un comité des sages permettent de répondre aux interrogations éthiques.

Ce mécanisme de prévention de l’erreur ou de la faute par le dialogue interprofessionnel me semble extrêmement important dans une carrière où, à vingt-cinq ans, on peut être juge d’instruction à Hazebrouck et se retrouver confronté à une affaire comme celle qui s’est produite à Outreau en 2004, avec les conséquences que l’on sait. Aujourd’hui encore, de jeunes magistrats sont envoyés « au front » pour traiter d’affaires comme celle-là. J’ai moi-même été juge des enfants dans une région du Nord, et j’ai été confronté à des affaires hallucinantes pour quelqu’un qui n’avait aucune expérience. Vers qui pouvais-je me tourner ? J’étais seul, sans pouvoir obtenir la moindre aide de la part de l’institution. Certains se sont suicidés, même si l’on n’en parle pas.

Ainsi, la déontologie ne doit pas seulement être envisagée sous l’angle disciplinaire. Évidemment, il faut sanctionner lorsque faute il y a. La hiérarchie, c’est-à-dire les chefs de cour, peut y veiller. Mais ce peut être aussi un outil d’aide au décideur en situation de risque, dans des postes difficiles où il n’a aucun appui pour affronter certains dilemmes. Cela me semble être une nécessité si l’on s’oriente enfin vers un pouvoir reconnu. Et, face à ce pouvoir, il faut construire des niveaux de responsabilité, pensés en termes de sanction et de prévention.

Mme Marie-Anne Cohendet. Que pensez-vous du système des nominations – notamment celles en conseil des ministres ? Quelles propositions pourriez-vous faire à ce sujet ?

Vous nous avez dit qu’il était nécessaire d’augmenter les pouvoirs du CSM. Estimez-vous que sa composition soit satisfaisante ? Sinon, quel point conviendrait-il de modifier ?

M. Denis Salas. Pour moi, la question urgente est celle du parquet et du procureur. Si l’on ne reconstruit pas la carrière sur des bases autres que celle de la hiérarchie, on pourra attendre des décennies avant que la justice soit indépendante.

Il faudra rétablir, du côté du CSM, pour le siège comme pour le parquet, soit un pouvoir de proposition des nominations, soit un pouvoir d’avis conforme ; on peut progresser dans les deux registres.

Actuellement, les postes des hauts magistrats – par exemple le président de la Cour de cassation – sont proposés au garde des sceaux par le CSM. Celui-ci a donc un pouvoir d’initiative. Il auditionne les candidats dans le cadre d’une audience du Conseil supérieur, examine leur profil et ce qu’ils proposent de faire dans le poste qu’ils envisagent d’occuper, et apprécie l’intérêt de leur nomination. Quand Philippe Courroye a été nommé au parquet de Nanterre, il n’avait jamais exercé au parquet. Or c’est un métier complexe, difficile, avec une équipe à diriger, des relations avec les médias. À l’époque, Jean-Louis Nadal, qui était procureur général près la Cour de cassation, président du CSM parquet, avait émis un avis défavorable, fondé sur des raisons sérieuses et non partisanes. De tels arguments restent dans le dossier de l’intéressé. Il s’agit d’un petit contre-pouvoir à l’hégémonie de l’exécutif en la matière. Il faut conférer au CSM le pouvoir de proposer les nominations à ces postes-là, au plus haut niveau du parquet, sur la base de critères professionnels. Cela donnera une image du corps judiciaire beaucoup plus conforme à ce qu’il est actuellement : nous avons de grands procureurs, mais le mode de distribution des nominations n’est pas à la hauteur de ceux qui exercent ce métier.

On peut aussi étendre le pouvoir de nomination des magistrats du siège à d’autres postes que ceux de chef de juridiction, ou étendre la possibilité d’avis conforme aux propositions du ministère. Mais cela suppose de transférer des services entiers du ministère de la justice au Conseil supérieur de la magistrature. Je ne suis pas sûr que ce soit indispensable.

Un tel transfert a d’ailleurs été tenté sans succès sous Vincent Auriol. La Constitution de la IVe République lui confiait la possibilité de gérer et d’administrer les magistrats. Mais – comme il le raconte dans ses Mémoires – il s’est heurté au mur des bureaux du ministère de la justice quand il a réclamé les moyens, en termes d’effectifs, nécessaires pour gérer la carrière des magistrats. Le ministère estimait en effet qu’il n’avait pas à transférer ses services au Conseil supérieur de la magistrature, car cela l’aurait dépossédé de ses pouvoirs. On voit là comment le pouvoir politique et administratif, de par sa puissance héritée de l’histoire, repousse d’un dédain magnanime le pouvoir judiciaire naissant sous la IVe République – pouvoir qui n’a pas pu prospérer. C’est la seule fois qu’un Président de la République tenta de s’approprier des prérogatives que la Constitution lui donnait.

En ce qui concerne la composition du CSM, j’insiste sur le fait qu’il faut délibérer sur l’élément professionnel et sur l’élément extérieur. Actuellement, vous avez une majorité liée aux non-magistrats. Mais une querelle oppose les tenants de la parité, ceux du « corporatisme » et ceux de la priorité donnée aux non-magistrats.

C’est plutôt au niveau de l’élection du président que l’on devrait intervenir. Il faudrait que celui-ci soit issu du Conseil supérieur – non pas le chef de l’État comme c’était le cas hier, ou le premier président de la Cour de cassation comme c’est le cas aujourd’hui – et construise à ce poste-là une position où il pourrait incarner le pouvoir judiciaire. C’est la réforme la plus porteuse de sens si l’on veut faire reconnaître ce pouvoir si longtemps refusé.

M. Denis Baranger. Tout ce que vous dites, monsieur Salas, me semble être un excellent point de départ pour de possibles réformes.

La question de l’indépendance du parquet n’est pas simple. Aux États-Unis, le parquet – ou la fonction, car il n’y a pas de mot équivalent – est considéré comme relevant du pouvoir exécutif et de la compétence exécutive – alors qu’en France on aurait tendance à penser qu’il relève nativement du pouvoir judiciaire. La preuve, c’est qu’il a fallu, à une certaine époque, créer des procureurs indépendants de l’exécutif.

Vous avez évoqué le problème des instructions individuelles et de l’implication de l’exécutif dans des affaires particulières. C’est évidemment choquant, et on a tenté de faire évoluer la situation. En revanche, le lien entre l’exécutif et le parquet est légitime lorsqu’il s’agit de mettre en œuvre la politique pénale générale et de juger de l’opportunité des poursuites. Mais l’application du droit peut être assez fortement dosée par la justice. D’où cette question : discute-t-on suffisamment de la politique pénale, et le fait-on dans les bonnes instances ? Je n’en ai pas l’impression. Si l’on pouvait discuter de cette politique des poursuites, l’État de droit ne s’en porterait que mieux.

Ensuite, il arrive que la politique des poursuites soit déterminée hors des circuits normaux. Je pense, par exemple, à la commission des infractions fiscales, qu’on appelle le « verrou de Bercy ». Pensez-vous que la spécificité de la politique fiscale et des poursuites en matière fiscale le justifie ? J’ai cru comprendre qu’en 2015, après avoir pensé supprimer cette commission, on s’était contenté d’en modifier la composition. Qu’en est-il ?

Enfin, la politique des poursuites se décide souvent par voie de circulaire du garde des sceaux, ce qui n’est tout de même pas très haut dans la hiérarchie des normes. Ne faudrait-il pas en discuter dans l’enceinte parlementaire ou au sein du CSM ? Je crois que dans d’autres pays, par exemple au Royaume-Uni, la politique des poursuites est discutée de manière plus ouverte et peut-être plus démocratique.

M. Denis Salas. Vous avez raison. Les poursuites sont un moment capital dans la décision de justice. C’est le moment où tout apparaît, où rien ne peut être caché et où l’irréversible se produit.

Actuellement, c’est vrai, la politique pénale est prise par voie de circulaires. Malgré tout, de ce point de vue, il y a eu des évolutions. Le programme « La justice du XXIe siècle » de Christiane Taubira, les rapports, les commissions s’inspirent de certains modèles étrangers. Vous avez évoqué le Royaume-Uni. Pour ma part, je pense aux Pays-Bas ou à la Belgique où, précisément, des conseils, des conférences de politique pénale – ouvertes au public – permettent aux professionnels de délibérer ensemble des choix de politique pénale, par exemple en matière de lutte contre le terrorisme.

Bien qu’elles ne soient connues que des spécialistes, ces initiatives soulignent la nécessité d’une interface démocratique à la décision politique. Car nous sommes tous concernés. Si je reprends l’exemple de la lutte contre le terrorisme, ce sont nos libertés qui sont en jeu. En vue de la loi sur le renseignement, on aurait pu imaginer d’organiser une délibération collective dans le cadre de l’un de ces conseils de politique pénale à la belge ou à la néerlandaise, où tous les points de vue se seraient affrontés en toute transparence, et d’où auraient pu émerger des décisions. La question de la définition de la politique pénale mérite d’être posée à un niveau autre que le normatif : celui de l’exigence démocratique.

Enfin, il est exact que certains pays, comme les États-Unis, l’Espagne ou l’Allemagne, n’ont pas de parquet. Mais ce sont des pays où le pouvoir judiciaire est fort, et où la culture de l’État de droit irradie la démocratie. Cela n’a rien à voir avec ce qui se passe en France, où nous avons besoin de toutes nos forces pour nourrir un État de droit qui en a bien besoin. Ainsi, on peut séparer les carrières pour différencier un peu les positions. Mais n’excluons personne de la construction d’une justice indépendante : nous aurons besoin de tout le monde.

M. Michaël Foessel. Je remercie Denis Salas de nous avoir rappelé un certain nombre de principes. J’ai trouvé son intervention d’autant plus intéressante qu’elle allait, de manière différente, dans le sens de celle de Pierre Joxe, en soutenant l’idée qu’il n’y a pas de pouvoir judiciaire en France ni d’indépendance de la justice. C’est une idiosyncrasie française, probablement liée au présidentialisme, tel qu’on l’entend aujourd’hui chez nous.

Il me semble pourtant qu’une part des problèmes de la justice ne relève peut-être pas des spécificités françaises mais de la globalisation du droit. Traditionnellement, l’indépendance de la justice se mesure à juste titre par son éloignement du pouvoir exécutif, mais j’ai le sentiment qu’elle doit aussi s’apprécier à l’aune d’autres impératifs, non pas politiques mais économiques, qui s’imposent de plus en plus massivement à la justice.

Lors d’une séance de formation des magistrats à l’École nationale de la magistrature à laquelle j’ai participé, un procureur de la République m’a raconté que son rapport annuel sur les résultats de sa politique pénale, où voisinent chiffres et commentaires, lui avait une fois été retourné par le ministère, au motif que les commentaires y étaient trop nombreux et les chiffres insuffisants, avec cette phrase : « S’il vous plaît, pas de mots ! » Qu’est-ce que la justice sans les mots, la délibération sans la discussion ? Cette anecdote me paraît révélatrice d’une contrainte qui pèse sur la justice, et qui est peut-être moins le fait des exigences de l’État que de considérations gestionnaires ou économiques. Rendre la justice s’accompagne de plus en plus souvent de l’obligation de faire du chiffre ; il faut rationaliser le processus judiciaire, mais cette forme de rationalité, qui n’est peut-être pas économique, n’est sans doute pas la plus adéquate à la sphère juridique.

Je souhaite vous interroger sur les effets de ce que j’appelle l’État « libéral-autoritaire ». Les impératifs sécuritaires pèsent de plus en plus souvent sur la justice, de même que les impératifs de gestion. N’y a-t-il pas, dans les évolutions liées à la globalisation du droit, des aspects préoccupants pour le lien entre justice et démocratie ? Dans le traité transatlantique dont il est aujourd’hui question, l’indépendance de la justice par rapport au politique est assurée, au moins en droit, par le biais d’un arbitrage qui serait en quelque sorte rendu par-dessus la tête des États. Cette forme d’indépendance n’est-elle pas pire que la dépendance à l’égard du politique ? Les « droits de l’homme de l’entreprise » que les multinationales mettent en avant correspondent, sous des dehors sympathiques, à une dérive de la conception des droits de l’homme. Ces sujets posent la question de l’indépendance de la justice dans un cadre différent de celui, certes très pertinent, dans lequel on a l’habitude de l’appréhender.

M. Denis Salas. Je ne suis pas sûr que les deux champs soient aussi déconnectés que vous le dites. Les techniques de case management qui s’appliquent à la justice ou à d’autres administrations sont toujours inscrites dans une structure hiérarchique. Vous pouvez parfaitement inventer des mécanismes souples de gestion des dossiers, applicables à tel ou tel tribunal, en fonction du type de contentieux, mais, dans notre modèle administratif, tout remonte au sommet de l’État pour devenir une politique nationale. Toutes les juridictions connaissent le traitement en temps réel, en vertu duquel les affaires sont traitées directement entre le policier et le procureur par téléphone, sans attendre la transmission du dossier par le policier au magistrat du parquet, puis au juge. L’accélération du temps et la vitesse dans l’exécution des dossiers ne sont pas du tout liées à une rationalisation économique en tant que telle, elles sont le fruit d’une politique administrative qui s’impose à l’ensemble des juridictions. On aurait pu imaginer que telle juridiction choisisse telle méthode selon la nature du contentieux. Or tout le monde applique la même méthode au même moment.

Vous le dites très bien : « trop de commentaires, pas assez de chiffres ». Cette exigence confère à la hiérarchie un pouvoir de tutelle extraordinaire, puisque les juges ne sont pas évalués uniquement – comment le ferait-on d’ailleurs ? – sur la base de leurs décisions, de leurs motivations ou de leur capacité d’écoute, mais sur les chiffres et les statistiques. Le bon juge sera celui qui aura obtenu les meilleurs chiffres. Cet impératif fait des ravages en matière pénale.

Je ne néglige pas les questions économiques, mais il faut les laisser à leur place. Ce qui fait la grandeur de la justice, c’est le face-à-face, la rencontre avec l’autre, avec sa singularité. Pierre Joxe a admirablement parlé de ces familles pauvres qui viennent au tribunal demander justice. Il faut leur rendre justice, mais cela suppose des gestes, une écoute, une attention. Comment voulez-vous trancher une question aussi lourde qu’un divorce conflictuel en quinze minutes ?

Quant aux affaires relevant du juge des enfants, grâce à une autonomie suffisante, on pouvait y consacrer une heure. Mais aujourd’hui, avec le plaider-coupable, ce sont des affaires qui passent en dix minutes. Ce culte du rendement dénature l’œuvre de justice. L’introduction des modèles européens dans les méthodes de management, orchestrée par la hiérarchie, peut provoquer des épuisements professionnels. Il faut aussi parler de ces burn-out catastrophiques.

Nous avons évoqué les recrutements supplémentaires – 360 magistrats dans les futures promotions. C’est considérable, mais heureusement que ce ballon d’oxygène arrive ! On calcule aujourd’hui la productivité des magistrats et des fonctionnaires. On félicite ceux dont la productivité est au-dessus de la moyenne, une prime de rendement leur est même accordée. Cette aberration est d’autant plus préoccupante qu’elle se rapporte à l’acte de juger.

Comment en sortir ? Les travaux menés par Mme Taubira sur « La justice du XXIe siècle » nous fournissent des pistes. Ainsi, dès lors que la justice absorbe les conflits d’une société tout entière au travers de sa rencontre avec la démocratie concrète, on ne peut pas traiter toutes les affaires de la même manière selon un principe d’égalité républicaine. Indépendamment des réformes constitutionnelles, nous devons inventer un modèle professionnel qui puisse s’adapter à cette demande massive. Nous y travaillons beaucoup actuellement, comme les avocats : la médiation dans tous les domaines – familiale, pénale, droit du travail – peut absorber les conflits avant leur cristallisation dans une opposition entre droit individuel et droit collectif. Les barreaux, dont on dit un peu méchamment qu’ils vivent du contentieux, font aussi un effort : ce qu’on appelle le droit collaboratif, notamment en matière de contentieux familial, est pour les avocats une manière de prendre en main un conflit familial, un divorce en particulier, et de le gérer de A à Z, notamment quand l’intervention d’un juge ne s’impose pas.

Ces professions construisent un modèle propre, à partir de ces deux exemples-là, mais il y en a beaucoup d’autres, et tous distinguent l’accès au droit de l’accès à la justice. On ne peut pas accéder à la justice pour tout. Il faut doter nos concitoyens des moyens de réguler leur conflit ; quant aux professionnels, ils doivent faire l’apprentissage de la régulation des conflits qui vise à un apaisement plutôt qu’à une conflictualisation stérile en la matière. Face aux impératifs économiques et de gestion, ce modèle professionnel, qui me semble être lui aussi un facteur d’indépendance, offre une issue.

M. Alain-Gérard Slama. Étant un de vos lecteurs assidus, j’ai été heureux d’entendre développer des thèses qui me sont familières et auxquelles je souscris très largement. Toutefois, dans votre intervention comme dans celle de Pierre Joxe, un pouvoir n’a pas été évoqué : celui de l’opinion et des médias, peut-être parce les problèmes qu’ils posent sont sans solution.

L’opinion et les médias influent en effet sur la fabrication de la loi : en réaction à un événement sont adoptées des lois de plus en plus nombreuses, aussi circonstancielles que des notes de service. En matière pénale, cela crée un climat épouvantablement répressif.

Vous plaidez pour la médiation et l’implication de la société civile, mais celle-ci est de plus en plus punitive, demandeuse de règles et de peines, ce que les psychanalystes appellent le « pousse-au-jouir ». Dans le même temps, elle est de plus en plus traversée par les peurs. À cet égard, comme beaucoup de juristes éminents, je m’inquiète de la loi relative au renseignement qui, placée entre les mains d’un homme d’État moins bien intentionné que l’actuel, pourrait pencher dans un sens particulièrement regrettable.

Plusieurs principes fondamentaux de notre droit sont en train de se volatiliser. Ainsi la présomption d’innocence n’est-elle plus qu’une utopie, tant il est absurde d’invoquer ce mot. Le justiciable est de plus en plus tenu de faire la preuve de son innocence. L’individu qui s’est mis en situation de commettre une faute mérite la sanction de la faute comme s’il l’avait commise. On ne peut que le déplorer. Il en va de même pour la prescription. Avec la notion de complicité d’abus de bien de social, on peut se demander jusqu’où on est prêt à aller pour embêter quelqu’un.

Vous avez parlé de la professionnalisation du droit, mais le droit n’appartient pas qu’aux juristes. Je partage entièrement l’indignation de Pierre Joxe s’agissant de la nomination au Conseil constitutionnel de personnalités que le général de Gaulle eût appelées « disponibles » – peut-être la disponibilité n’est-elle pas un critère suffisant, la qualité humaine importe aussi. J’ai connu un excellent membre du CSM en la personne de l’historien René Rémond. Je propose d’urgence la nomination de Michel Winock ! Nous avons besoin que les membres de ces institutions ne soient pas seulement des juristes. Ce n’est pas nécessairement une faute que de ne pas être un spécialiste. À la Commission nationale consultative des droits de l’homme ne siègent pas que des juristes – et heureusement !

Mettre la police judiciaire à la main du juge d’instruction, cela m’effraie. L’homme le plus puissant de France se trouve tenté de le devenir vraiment.

Voilà les quelques sujets sur lesquels je souhaitais vous interpeller, tant j’étais à court d’objections à vous adresser.

M. Denis Salas. Je comprends la logique qui sous-tend la diversité des profils au sein du Conseil constitutionnel, celle-ci ayant vocation à enrichir les travaux de l’institution. Cependant, avec l’arrivée de la question prioritaire de constitutionnalité, les dossiers sont plus nombreux et plus techniques. J’ai appris avec stupeur que M. Joxe n’avait été désigné que deux fois au cours des neuf années de son mandat. J’admets la présence des politiques, mais celle des juristes est quand même nécessaire. Leurs expériences peuvent être conjuguées afin d’échapper à la dépendance vis-à-vis des services administratifs qui fournissent des solutions préformatées.

En tout état de cause, les membres du Conseil constitutionnel doivent être des juges, comme dans les autres pays européens. La Cour de Karslruhe jouit d’un charisme exceptionnel, à telle enseigne que, en Allemagne, elle caracole en tête des sondages. Elle incarne l’État de droit, à l’instar de la Cour suprême aux États-Unis.

Il faut réfléchir au profil des juges constitutionnels, dont le rôle est si important dans l’État de droit, afin de les placer en position d’exercer la plénitude de leurs fonctions. Ce métier, dont l’objet est tout de même la redéfinition des règles démocratiques touchant aux droits fondamentaux, va les absorber. Cet enjeu mérite qu’on réfléchisse plus avant aux profils et que, comme aux États-Unis, on organise des auditions publiques pour évaluer le profil des candidats. La question peut être résolue, mais elle demande que ne soient pas opposés la société civile et le corporatisme judiciaire, comme vous le faites de manière modérée. Je l’ai dit dès le début de mon exposé, la justice est traversée par des professionnels autres que les magistrats. Ce constat me semble important à poser d’emblée pour parer au reproche de l’entre-soi.

En faisant le choix de prendre le parti des victimes et des faibles, les médias ont contribué à dynamiser les lois répressives et participent à ce que j’ai pu appeler le « populisme pénal ». La loi pénale, placée sous le signe de l’émotionnel, fait exploser l’État de droit au nom de la cause des victimes. Cette cause va sanctifier les atteintes aux droits fondamentaux, parmi lesquels la présomption d’innocence que vous avez évoquée. Elle a été le leitmotiv permanent du précédent quinquennat. Si, aujourd’hui, les réactions s’atténuent au plan politique, les médias, eux, restent dans ce registre. Ils possèdent cette capacité à susciter l’émotion de manière nocive – l’émotion peut être positive –, puisqu’elle va provoquer ce réflexe d’indignation, d’incrimination, voire de vengeance, qui va s’emparer des lois comme on l’a vu si souvent en France et aux États-Unis.

Je sais que la mission d’information conduite par le député Alain Tourret envisage d’étendre à vingt ans la prescription criminelle. Je mets en garde contre la tentation de construire une éternité pénale au-dessus de la tête des citoyens, qui seraient ainsi voués à un destin pénal collectif. Nous aurions à rendre compte de nos fautes, quoi qu’il arrive et pour toujours, indépendamment de l’oubli auquel nous pouvons aspirer.

On observe une dilatation du temps pénal sous la pression victimaire, qui n’est pas illégitime mais exige de la modération – j’en appelle aux mânes de Montesquieu – pour éviter cet empire du droit que beaucoup redoutent aujourd’hui.

Mme Mireille Imbert-Quaretta. Vous avez évoqué les conséquences de l’attribution au CSM de prérogatives en matière d’inspection, de formation et de gestion de carrière. Une grande partie des services du ministère de la justice devraient notamment être transférés au CSM. Celui-ci deviendrait-il alors un ministère de la justice sans garde des sceaux ? Dans ce cas, l’existence d’un garde de sceaux ou d’un ministre de la justice se justifierait-elle encore ? Dans le Dictionnaire de la justice, Christian Vigouroux abordait la question des conséquences de la suppression du ministère de la justice pour l’administration pénitentiaire ou la protection judiciaire de la jeunesse, mais aussi pour la politique pénale. Il faut savoir que 80 % des affaires relèvent du civil et seulement 20 % du pénal, alors que la justice n’est connue que pour les affaires pénales.

Aux termes de la Constitution, « le Gouvernement détermine et conduit la politique de la nation ». Est-ce à dire que, en cas de suppression du ministère de la justice, il ne lui appartiendrait plus de déterminer les grandes orientations dans le domaine de la justice, notamment en matière pénale ?

Il est utopique de croire que l’addition des instructions individuelles peut faire une politique pénale générale. À partir de combien d’instructions individuelles peut-on commencer à faire une politique pénale ? avait demandé Élisabeth Guigou. Poser cette question, c’est déjà lui donner une réponse négative. Ce sont deux choses totalement différentes, même si elles ne sont pas sans lien.

Mais, si le garde des sceaux ne donne plus d’instructions individuelles et n’intervient plus dans la définition de la politique pénale, s’il devient un ministre croupion, une chose est sûre, il y aura toujours un ministre de l’intérieur dans un gouvernement.

La police judiciaire n’a pas été entièrement transférée du ministère de l’intérieur au ministère de la justice. Le ministre de l’intérieur continue à bénéficier des remontées d’information avant le ministre de la justice, d’autant que, désormais, la gendarmerie dépend fonctionnellement du ministère de l’intérieur. Jusqu’à présent, en jouant des différences entre la police et la gendarmerie, il était possible de se ménager une certaine autonomie dans le choix des enquêteurs et dans la conduite des enquêtes. Maintenant, c’est fini, tout est au ministère de l’intérieur et y restera.

Nous ne sommes plus à l’époque où Michel Poniatowski pouvait dire : « J’ai fait relâcher des manifestants. » Cela n’empêche pas que, de temps à autre, on entend le ministre de l’intérieur commenter des enquêtes judiciaires dont il ne devrait pas avoir connaissance, puisqu’elles sont censées être sous le contrôle des magistrats. Dans la phase d’enquête préliminaire ou de flagrance, le ministre de l’intérieur ne devrait rien savoir. Or il sait, c’est lui qui commande, ce n’est pas le ministère de la justice ; c’est rarement le procureur qui dirige. Il faut se soumettre au principe de réalité. Les lois prévoient que le procureur de la République conduit les enquêtes. Pourtant, à 90 %, celles-ci sont des enquêtes préliminaires d’office dont le parquet n’aura pas connaissance.

Ce qui est en jeu, ce ne sont pas seulement les modalités de nomination, mais l’équilibre dans la conduite de l’enquête. Le parquet est la porte d’entrée pénale, mais sa faiblesse ne vient pas seulement de l’absence de double clé pour sa nomination.

M. Denis Salas. Je partage ces inquiétudes, mais vous répondrai en vous faisant partager une expérience récente. J’ai travaillé sur le fonctionnement de la cellule de crise pendant les attentats de janvier, avec cette question à l’esprit : comment une cellule opérationnelle élabore-t-elle sa doctrine pour répondre à l’immédiateté d’un défi de cette ampleur ? J’ai été très frappé par l’autonomie fonctionnelle de la cellule. Le procureur de la République, le chef de la police et les unités opérationnelles décident en temps réel comment procéder. Ils informent le politique, mais, pour le reste, s’appuient sur leur professionnalisation. Ce n’est pas par hasard que le parquet antiterroriste est installé à Paris : il a un savoir-faire. Dans ces cas-là, les conflits, les querelles et les rivalités sont mis de côté et la doctrine s’élabore entre professionnels – du renseignement, du parquet et de la police –, afin de conduire une information tout en gérant la communication pour apaiser l’inquiétude collective.

À l’opposé, l’affaire de la maternelle de Neuilly que j’ai eu à connaître était totalement politique. Nicolas Sarkozy, alors maire de Neuilly, en a fait une affaire personnelle, n’hésitant pas à s’introduire dans le dispositif de sécurité. Les choses ont évolué depuis, et j’ai noté la légitimité de l’intervention professionnelle ainsi que la loyauté dans la collaboration entre police, services secrets et parquet.

On a pu s’interroger – moi le premier – sur les raisons qui justifiaient de tuer les terroristes, sur le fondement juridique d’un tel acte. J’ai compris que l’État de droit n’était pas absent de l’opération de police. Les policiers nous ont dit qu’ils veillaient à être en état de légitime défense face à des individus qui les menaçaient de manière violente. Ils s’autorisent à répliquer en ayant à l’esprit l’État de droit et non pas la vengeance ou la réaction pulsionnelle à leur mise en danger.

Ainsi, malgré les difficultés que vous avez relevées, il existe des constructions professionnelles qui échappent souvent à notre regard et dans lesquelles la distinction est clairement établie entre une situation d’État de droit pour défendre la République et une guerre au terrorisme qui justifierait n’importe quoi, en termes de renseignement ou de violences policières. Cette préoccupation me semble partagée par le parquet et les forces de sécurité dans des affaires aussi graves. S’il y a une information du politique, elle s’accompagne d’une autonomie revendiquée, construite sur le terrain.

Mme Cécile Duflot. J’ai été très intéressée par vos propos sur la question de la médiation et des autres manières de résoudre les problèmes que la démarche judiciaire traditionnelle. La France est très en retard sur ces sujets-là, privant ainsi la société du bénéfice de ces méthodes. En la matière, l’une des difficultés sur laquelle nous butons est l’évaluation.

Ces dernières années, ont été développés des indicateurs sur la base desquels sont conduites les politiques publiques, reléguant au second plan la considération de l’intérêt des politiques elles-mêmes.

Cette lacune apparaît évidente dans le domaine de la justice, notamment dans les conflits de nature familiale. Que la justice fasse son travail en matière pénale me paraît évident. En revanche, qu’il s’agisse de garde des enfants, de divorce ou de tutelle, les procédures, qui sont très longues, contribuent au pourrissement de la situation. Par son mode de fonctionnement, la justice, loin d’atteindre son objectif d’apaisement et de résolution, aggrave et tend les situations.

On peut très bien imaginer une évolution du rôle des avocats. Toutefois, ce n’est pas un pis-aller, mais presque un impensé, que la résolution non violente des conflits. Le passage par le tribunal participe parfois de la résolution du conflit, mais, dans tous les cas, il est assez violent, car la confrontation y est organisée. Comment faire évoluer les pratiques, en s’inspirant peut-être d’exemples étrangers, pour sortir la résolution de ces conflits d’un fonctionnement judiciaire classique ? On y parvient très bien dans certains conflits économiques grâce à l’arbitrage, mais, dans le champ privé, la situation s’est aggravée par rapport à celle qui prévalait il y a trente ou quarante ans.

Nous pourrions peut-être réfléchir à des solutions pour mettre en œuvre à moyens constants une autre manière de résoudre les conflits. Pourriez-vous approfondir ce point ? En la matière, nous sommes loin d’avoir abouti.

M. Denis Salas. La justice est en prise directe avec la société tout entière et la demande de droit est telle que la justice n’est pas en mesure d’y répondre avec les moyens existants. Les exemples étrangers sont très nombreux, en particulier dans les pays comme le Canada, où la société civile est plus active et développe des mécanismes de médiation.

J’ai longtemps étudié la justice restauratrice qui offre un rayonnement à la médiation. Cette voie permet de régler un conflit violent en donnant aux acteurs l’occasion de dégager une perspective commune afin que chacun se sente concerné par la décision et participe à l’élaboration du bien commun.

Dans notre pays, bien des obstacles sont à rechercher dans un État très administratif, où tout citoyen aspire à trouver une solution magique dans cette icône qu’est le droit codifié, mais aussi dans une société individualiste où chacun réclame son droit, où l’on oppose les droits et où l’on conflictualise au lieu d’apaiser. Ces obstacles de toute nature sont d’une telle ampleur que le justiciable n’imagine pas d’autre recours que le juge pour sortir d’une situation douloureuse.

Le justiciable peut avoir la chance de tomber sur des professionnels – avocats, éducateurs, juges, élus – qui savent entendre, non pas la formalisation contentieuse du litige, mais l’arrière-plan émotionnel. Cela demande du temps pour démêler les racines du conflit. Il faut des heures et des heures pour désamorcer les conflits. Ce n’est pas compatible avec le management actuel, et c’est épuisant. Pourtant, les résultats sont là.

Avec le droit collaboratif, les avocats profitent de sessions de formation passionnantes sur la résolution des conflits familiaux. L’assignation en matière de divorce n’est pas la seule solution pour régler une situation douloureuse. Avant que le conflit ne s’enkyste du fait de son traitement exclusivement contentieux, il faut pouvoir trouver par la médiation les moyens de le désamorcer en faisant appel à des outils totalement différents du droit. Ce travail suppose l’intervention d’un tiers impartial, soucieux de faciliter la solution du conflit et l’adhésion des parties à celle-ci. Ce travail, dont l’efficacité est avérée, demande du temps et ne fait pas partie des mœurs judiciaires.

Les juges ordonnent peu de médiation en matière familiale, car ils veulent conserver ce contentieux pour eux, tout comme les avocats. Les pouvoirs publics peuvent jouer un rôle d’incitation très fort, qui n’est toutefois pas du ressort de la Constitution, pour permettre à la société civile de s’approprier ces conflits, qui relèvent de sa compétence, sans les exproprier dans des instances qui vont l’en déposséder. Cela me semble être un enjeu majeur.

Il s’agit de doter la société civile d’une autonomie qu’elle n’a pas dans notre histoire politique. C’est l’État qui absorbe les conflits ; c’est le droit qui les traite. La société civile ne connaît pas cette autonomie que vous évoquez dans les pays anglo-saxons. Cet arrière-plan culturel nous empêche d’aller vers la justice restauratrice. Il y a une réflexion collective à mener, y compris au plan pénal. Dans l’affaire d’Outreau, on ne peut pas se contenter de juger la culpabilité des uns et des autres ; la justice doit reconnaître la situation de souffrance des enfants pour renvoyer autre chose qu’une décision pénale.

Ce modèle de justice non judiciaire imaginé par la société civile mérite que soient soutenues les rares initiatives qui vont en ce sens. Il faut également convaincre les professionnels qu’il ne s’agit pas de les déposséder de leur compétence ou de leur savoir-faire, mais de les accompagner vers une manière de rendre la justice qui réponde mieux aux besoins de la société civile. Celle-ci, plus adulte, est capable de mobiliser elle-même ses droits plutôt que de les transférer à des intervenants qui risquent de la priver des clés de compréhension et de résolution qu’elle pourrait développer elle-même grâce à l’intervention d’un tiers facilitateur. C’est une hypothèse à laquelle il faut travailler.

Mme Christine Lazerges. La composition de la Cour constitutionnelle appelée à remplacer le Conseil constitutionnel et celle du CSM posent des problèmes différents, qu’il ne faut pas confondre. Si le Conseil constitutionnel devient une véritable Cour constitutionnelle, une juridiction amenée à se prononcer sur des sujets difficiles, il ne doit plus être ouvert à la société civile, à des politiques ou à des personnes à remercier, et il ne doit être composé que de juristes. Toute autre chose est la composition du CSM, ou Conseil de justice, puisque ses membres n’ont pas vocation à résoudre des problèmes de droit, mais à choisir au mieux les personnes exerçant des compétences dans l’institution. Dans le cas du CSM, il me paraît extrêmement positif que des non-magistrats en fassent partie, à condition que quelques magistrats en soient membres tout de même.

Je ne suis pas hostile à la dévolution au CSM de compétences en matière de formation, de discipline et de gestion des carrières. Le garde des sceaux conserve de nombreuses compétences. Seules l’inspection générale des services judiciaires et la direction des services judiciaires quitteraient le giron du ministère, toutes les autres directions resteraient. Vous avez ainsi bien distingué la politique pénale, qui continuerait à relever du ministère de la justice, et l’action publique. Les deux peuvent se construire ensemble.

S’agissant du statut du parquet, suffirait-il de modifier le mode de nomination au profit du CSM pour que les juges de Strasbourg considèrent enfin que celui-ci appartient à l’autorité judiciaire, alors qu’il conservera son rôle d’autorité poursuivante ? Je n’en suis pas sûre.

Quant à l’aide juridictionnelle, elle a donné lieu à plusieurs scandales. De nombreux avocats refusent de solliciter l’aide juridictionnelle pour leurs clients qui pourraient pourtant y prétendre en raison de leurs revenus. Les barreaux me semblent très peu respectueux de la déontologie dans ce domaine. J’en ai des exemples récents. Une employée de maison à temps très partiel gagnant 700 euros par mois a sollicité un jeune avocat membre du Syndicat des avocats de France, pourtant réputé protéger les plus faibles. Celui-ci lui a fait valoir que la demande d’aide juridictionnelle était une démarche trop compliquée. Après s’être enquis de ses revenus, il lui a demandé 2 100 euros en trois fois, plus les frais, sans aide juridictionnelle. Comment avancer vers plus de déontologie ?

M. Denis Salas. Je ne suis pas dans l’esprit de la CEDH pour mesurer l’impact qu’aurait sur sa jurisprudence une nomination du parquet par le CSM. Ce serait assurément une étape très importante, mais peut-être pas suffisante. Depuis le temps que nous la réclamons, cette évolution ne pourrait être que souhaitable, même si elle ne correspond pas aux standards d’excellence de la CEDH. La mutation sera plus importante encore lorsque la culture d’autonomie se sera installée, mais cela prendra du temps. J’ai rappelé deux siècles de culture d’obéissance, de soumission, de déférence. Les hommes et les femmes de ce corps très hiérarchisé devront s’autoriser à prendre une place qui n’est pas celle que l’histoire les avait habitués à occuper. L’acquisition de cette culture d’autonomie dans les décisions et les réquisitions prendra du temps. Les justiciables seront confrontés à des hommes et à des femmes, non pas à des principes, qui devront se persuader que leur culture n’est plus celle de la soumission mais de l’autonomie raisonnable.

Les nominations avalisées par le CSM auraient pour conséquence de professionnaliser le corps des procureurs et de le prémunir contre les dérives que provoquent certains appétits de carrière. Elles apaiseraient bien des ambitions. Nous avons vu cette évolution en Belgique : lorsque les nominations ont été avalisées par le Conseil supérieur de la justice, il a été possible d’organiser la profession en dehors d’une perspective de carrière.

J’ai peu de choses à dire sur l’aide juridictionnelle. Je pensais que notre pays n’était pas mal placé en Europe. Mme Taubira s’est, semble-t-il, attelée à cette question qui mérite une réflexion.

Pour conclure, nous sommes les héritiers d’une culture qui ne nous prépare pas au changement. À cet égard, le rôle du Parlement est important car nous avons besoin qu’on nous montre la voie. Le corps ne sait pas très bien sur quel pied danser, victime des revirements à chaque changement de gouvernement, oscillant entre soumission et autonomie. Cette situation ne peut plus durer. C’est pour cette raison que la CEDH nous condamne régulièrement. L’État de droit mérite d’être stabilisé. Cela passe, me semble-t-il, par cette réforme du CSM et des parquets. Vous pouvez inciter le Président de la République et le Gouvernement à aller dans cette direction. Le moment est venu. Nous avons trop attendu. Nous payons cet atermoiement par un mouvement perpétuel de construction et de déconstruction de l’État de droit qui n’aura pas de fin. C’est à vous de nous aider à construire un État de droit digne de notre démocratie.

M. le président Claude Bartolone. Nous vous remercions beaucoup, monsieur Salas.

La réunion s’achève à douze heures cinquante.