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Mercredi 26 février 2014

Séance de 16 heures 45

Compte rendu n° 6

Présidence de M. Jean-Christophe Fromantin, Président

– Table ronde, ouverte à la presse, sur le thème « Peut-on encore aujourd’hui célébrer le progrès et les innovations ? », avec M. Jean Pisani-Ferry, commissaire général à la stratégie et à la prospective, M. Marc Giget, président de l’Institut européen de stratégies créatives et d’innovation et du Club de Paris des directeurs de l’innovation, M. Joël de Rosnay, conseiller de la présidence d’Universcience et président de Biotics International, et M. Gérard Roucairol, président de l’Académie des technologies.

Mission d’information
sur la candidature de la France à l’exposition universelle de 2025

M. le président Jean-Christophe Fromantin. La mission d’information sur la candidature de la France à l’exposition universelle de 2025 est une mission de la conférence des présidents. Je l’anime avec une trentaine de parlementaires. M. Bruno Le Roux – qui m’a prié de vous demander d’excuser son absence – en est le rapporteur.

Depuis trois semaines, nous avons déjà rencontré différents protagonistes français des expositions universelles, les commissaires des expositions précédentes et le délégué français auprès du Bureau international des expositions. La semaine dernière, plusieurs historiens ont traité de l’histoire commune de la France et des expositions universelles, et du bénéfice qu’avaient pu en retirer notre pays au XIXe siècle et, plus récemment, les différents pays qui ont accueilli de tels événements.

Avec nos invités d’aujourd’hui, nous allons nous demander dans quelle mesure les expositions universelles peuvent contribuer au progrès et à l’innovation. Un tel événement pourrait-il redonner à notre pays souffle, audace et envie de progrès ? D’après un récent article du journal Le Monde, les jeunes reprochent à la classe politique, et plus généralement aux élites, de ne pas préparer l’avenir. Cela doit nous inciter à nous pencher davantage encore sur les conditions du progrès et de la croissance dans les prochaines années.

Monsieur Pisani-Ferry, vous avez travaillé sur le pessimisme, vecteur d’absence de progrès pour notre pays, et d’absence d’envie pour notre jeunesse, alors même que nous avons besoin d’elle pour organiser le XXIe siècle. D’après vous, l’organisation d’une exposition universelle – ou la simple candidature – peut-elle créer un effet d’entraînement vers plus d’espérance, d’avenir et d’innovation ?

M. Jean Pisani-Ferry, commissaire général à la stratégie et à la prospective. Je crois comprendre que, à ce stade, vous vous intéressez moins au coût ou à l’impact économique direct d’une exposition universelle qu’à sa signification, à l’effet qu’elle pourrait avoir sur notre perception du progrès et de l’innovation, et à l’image qu’elle pourrait donner de notre pays.

À l’occasion de la préparation du rapport du Commissariat général à la stratégie et à la prospective sur la question « Quelle France dans dix ans ? », j’ai été frappé de constater que les Français nourrissent aujourd’hui de nombreux doutes à l’égard de la notion de progrès
– qu’il s’agisse du progrès scientifique ou du progrès économique et social. Je ne crois pas qu’ils aient perdu foi en la science, dont ils considèrent toujours qu’elle peut transformer leur vie, dans le bon sens. Toutefois, il semble qu’ils aient perdu confiance dans la capacité de nos institutions publiques et privées à faire bon usage des découvertes scientifiques et des innovations. Ils craignent qu’on ne manipule l’opinion, que des données gênantes ne soient occultées, que les découvertes scientifiques ne soient enrôlées au service d’intérêts particuliers ne coïncidant pas avec ceux de la société. Sur ce point, nous avons beaucoup régressé. J’en veux pour preuve les débats que suscitent l’application du principe de précaution et l’apparition de toute innovation importante – les OGM, par exemple.

Pour réconcilier les Français avec le progrès scientifique, il faut donc d’abord les réconcilier avec leurs institutions. Hélas, l’actualité alimente ces soupçons. Lorsqu’un laboratoire pharmaceutique se livre à des pratiques douteuses, on ne peut pas reprocher à nos concitoyens d’y voir la manifestation du détournement du progrès scientifique au profit d’intérêts particuliers.

J’ai également été frappé par le doute qui s’exprime à l’égard de la croissance elle-même. Malgré leurs différends, les Français s’accordaient à considérer la croissance comme une forme de progrès économique et social – indépendamment d’éventuels conflits de répartition. Ce fut le cas, après 1945, au sortir de la stagnation relative de l’entre-deux-guerres. Or il semble que ce consensus soit aujourd’hui brisé. Cela s’explique par le fait que, depuis six ans, la croissance est en berne : le PIB du quatrième trimestre de 2013 est exactement égal à celui du troisième trimestre de 2008. L’idée même de croissance s’apparente désormais à un rêve, surtout pour les jeunes générations. D’autre part, les dommages environnementaux qu’elle peut provoquer ont suscité un rejet de la croissance. Le doute d’une minorité, qui milite pour la notion de « décroissance », rejoint celui, plus large, qui prévaut dans l’opinion. Enfin, on craint que la croissance et le progrès ne profitent qu’aux villes et aux métropoles, au détriment des territoires ruraux, que la répartition des revenus se modifie au seul profit de ceux qui maîtrisent les savoirs, que certains soient sacrifiés au nom de la croissance.

Une exposition universelle doit prendre en compte ces interrogations. Au-delà des aspects spécifiquement français, elle doit faire écho à une question plus large, d’envergure internationale : quel est l’effet du progrès technique sur la répartition des revenus ? Dans un livre récent, The Second Machine Age (Le Deuxième Âge de la machine), deux chercheurs du Massachusetts Institute of Technology montrent que l’on va vers une économie dans laquelle les machines grignotent de plus en plus sur le travail qualifié. Le partage ne se fait plus seulement entre travail qualifié et travail non qualifié puisque, même à l’intérieur du travail qualifié, certaines tâches peuvent être mécanisées. Cela explique l’angoisse de la classe moyenne. Cette évolution est la conséquence des progrès de l’intelligence artificielle.

Au-delà, le progrès technique favorise de plus en plus ces « superstars » qui sont capables, par leur talent, de démultiplier leur productivité et de capter l’essentiel des gains du progrès technique à leur profit. Le phénomène se développe de manière spectaculaire aux États-Unis où, en créant une entreprise de 50 ou 150 personnes, on peut obtenir des valorisations qui défient l’imagination ; WhatsApp en est une belle illustration. On peut donc s’attendre à une captation des bénéfices sociaux du progrès par une toute petite minorité.

La question des effets sociaux du progrès technique pourrait donc être un thème intéressant autour duquel structurer un projet d’exposition universelle.

M. le président Jean-Christophe Fromantin. Monsieur Giget, les expositions universelles que nous avons organisées au XIXe siècle ont reflété notre vision du progrès et du développement, et nous ont permis de délivrer un message au monde. Aujourd’hui, en quoi le fait de poser notre candidature peut-il nous amener à nous interroger sur la notion de progrès ou de développement ?

M. Marc Giget, président de l’Institut européen de stratégies créatives et d’innovation et du Club de Paris des directeurs de l’innovation. La France est fâchée avec le progrès, mais cela ne date pas d’hier. Aristote ne disait-il pas que le progrès ne vaut que s’il est partagé par tous ? C’est pourtant notre pays qui a créé le concept d’exposition universelle. Certes, une première exposition s’était tenue à Londres en 1851, mais elle n’était qu’internationale : il s’agissait de montrer au monde la supériorité du Commonwealth, mais les visiteurs purent surtout y découvrir les machines allemandes, et le Commonwealth se frotta à la réalité du monde.

La France a organisé la première exposition universelle en 1855, et quatre autres dans la foulée. Ces cinq expositions universelles restent les plus importantes jamais organisées. Même à Shanghai, il y avait moins de visiteurs étrangers qu’en 1900 : 2 % d’étrangers à Shanghai contre 45 % à Paris en 1900. La France avait alors reçu 50 millions de visiteurs, alors qu’elle comptait 40 millions d’habitants.

On a dit que la France avait imposé le concept de progrès aux autres pays à la fin du XIXe siècle, avec la devise positiviste « ordre et progrès ». De fait, quand vous enseignez au Japon ou en Chine, les gens vous parlent encore de l’exposition universelle de 1900, de la tour Eiffel et du Grand Palais. Paris a été restructurée à cette occasion et a accueilli les 50 millions de visiteurs de l’exposition universelle en même temps qu’une exposition religieuse qui attira 6 millions de visiteurs, et les premiers jeux Olympiques de Paris. À l’époque, il n’y avait ni automobiles ni avions, et les voyages étaient longs. Accueillir le monde entier, cela avait du sens. C’était également très efficace : de très nombreuses entreprises se sont créées pendant les expositions universelles.

La France avait remporté haut la main la grande bataille des expositions universelles, mais la situation changea du tout au tout après 1900. À l’exposition universelle de Paris de 1937, ce fut l’horreur totale, car la Seconde Guerre mondiale se préparait. Il y avait très peu de pays participants, et certains d’entre eux s’opposaient. Ce n’était pas du tout l’esprit des expositions universelles.

Après la guerre, on est passé à quelque chose de totalement différent, avec l’arrivée des pays émergents, qui tenaient à se manifester – par exemple, l’exposition « Terre des Hommes », organisée par le Canada – et l’organisation d’expositions universelles autour de thèmes précis. Aujourd’hui, on fait des expositions sur tout, dans tous les domaines, et on peut imaginer que le salon international de l’agroalimentaire (SIAL) est plus complet en ce domaine que ne le sera la prochaine exposition universelle de Milan, pourtant consacrée à la nourriture.

L’exposition universelle de Hanovre fit un flop : elle avait pris pour thème les problèmes, alors que l’intérêt de ce genre d’exposition est de montrer les solutions. On avait manqué d’ambition. Il était prévu que certains pavillons soient recyclés : celui de la France devint, après l’exposition, un magasin Decathlon !

L’exposition de Shanghai a permis à la Chine de faire son grand show. De la même façon, le Brésil veut absolument organiser une exposition universelle à São Paulo, après les jeux Olympiques et le Mondial. Dans ces conditions, faire une exposition universelle dans un vieux pays européen constitue un véritable défi.

Mais quel message délivrer au monde ? Notre pays est celui qui croit le moins au progrès. C’est le plus pessimiste de la terre ! Un journal ne titrait-il pas : « Survivre au progrès » ? Cette vision très négative s’explique par le fait que l’Europe a été le cadre de deux conflits mondiaux et que, depuis la Première Guerre mondiale, on en est venu à douter que la connaissance entraîne automatiquement le progrès humain. Reconnaissons que, si le progrès est un idéal de la raison vers lequel nous devons tendre, le chemin n’est pas continu, qu’il peut y avoir des retours en arrière, et que la barbarie n’est pas exclue.

Après la Seconde Guerre mondiale, alors qu’il créait le journal Combat, Albert Camus écrivait qu’il faudrait deux générations pour que la France retrouve la logique du progrès, à laquelle ne pouvaient plus croire celles qui avaient connu la boucherie des tranchées et la Shoah. Si Camus a vu juste, nous sommes précisément au moment où il faut reconstituer le lien.

Voilà quinze ans que, dans le reste du monde, la notion de progrès domine largement celle d’innovation et de technologie. En France, il a fallu attendre 2008 pour que les requêtes sur internet portent sur le progrès plutôt que sur l’innovation ou la technologie. L’innovation permet d’introduire quelque chose de nouveau, mais ce peut être une nouvelle bombe, un nouvel impôt ou un nouveau problème. La technologie, quant à elle, ne fait pas rêver : on ne tombe pas amoureux d’un Wireless Access Protocol, d’un Big data ou d’une puce RFID. Or le monde entier reproche à la France d’être trop portée sur la technologie et pas assez sur le progrès. Le progrès, lui, met l’évolution des connaissances, des sciences et des techniques au service des gens, pour qu’ils vivent mieux, plus longtemps, pour qu’ils soient plus heureux. C’est ce que les Brésiliens ont récemment revendiqué, lorsqu’ils ont demandé plus de santé et plus d’éducation.

Si la France invitait la terre entière sur le thème du progrès, cela pourrait constituer pour elle une bonne psychothérapie. Elle ne peut pas continuer à répandre sur le monde son horrible pessimisme. Cela suppose qu’elle se réconcilie avec le progrès et renoue avec la juste vision qu’elle en avait. Stefan Zweig considérait que ce n’était pas pendant la Première Guerre mondiale ni pendant la Seconde Guerre que nous avons eu raison, mais lorsque nous avions une vision pasteurienne du progrès. Tous les partis étaient progressistes et l’on essayait de faire en sorte que tout aille mieux – ce qui est tout de même l’objectif de la recherche.

La France n’est donc pas leader en matière de progrès. Les nombreux livres que j’ai pu lire à ce propos sont désespérants : pour les « intellos » qui en sont les auteurs, croire au progrès, c’est américain, c’est scout, cela ne peut conduire qu’à la catastrophe. Il serait bon que la France renoue avec ses valeurs de progrès. On a bien imposé au Brésil de faire figurer sur son drapeau la devise « Ordre et progrès » et aux Turcs de faire figurer la notion de progrès dans leur Constitution. On offrait même à tous les enfants passant le certificat d’études un gros livre intitulé Le Progrès.

J’ai constaté, en enseignant au Japon et en Chine, que la France passait toujours pour un pays progressiste. Plutôt que de parler des problèmes, parlons des solutions qui permettront de les résoudre. Ces solutions arrivent en vague et vont surprendre, même si elles sont longues à mettre en œuvre – vingt-sept ans de recherche et développement pour le cœur artificiel, trente-sept ans pour l’interprète automatique.

La France a une légitimité historique pour délivrer un message progressiste. Elle doit donc dépasser le traumatisme des deux guerres mondiales, qui l’amène à commémorer les tranchées plutôt qu’à fêter la Belle Époque. Si elle a marqué la terre entière, ce n’est pas par ses guerres, mais par sa vision pasteurienne du progrès, en apportant partout l’électricité et les télécommunications, en prônant l’éducation pour tous.

J’approuve donc cette idée d’exposition universelle, même si, pour l’instant, la France doit sérieusement travailler son vocabulaire et sa vision du monde. La société est plus progressiste que ne le sont l’appareil d’État et le monde intellectuel français. Les gens veulent du progrès. J’ai occupé, au Conservatoire national des arts et métiers, la chaire « gestion de la technologie et de l’innovation » : j’y enseignais que la technique est neutre. Un marteau permet de taper sur un clou ou sur la tête de la voisine : mais ce n’est pas la faute du marteau. Il en est de même d’un avion, qui permet de transporter aussi bien des touristes que des bombes. Max Weber n’avait-il pas écrit en 1913 que la technologie avait désenchanté le monde ? Les auteurs de certains articles américains laissent en français l’expression « succès technologique-échec commercial ». Qu’on songe au Concorde, au Plan calcul, à Superphénix, au Naviplane, à l’aérotrain : en l’occurrence, échec commercial rimait avec échec sociétal, car l’innovation technologique, si aboutie soit-elle, ne correspondait pas à l’attente des gens. En ce moment, les gens ne sont pas du tout satisfaits des innovations qu’on leur propose et ne voient pas en quoi elles améliorent leur vie quotidienne. Les transports, en voiture ou en RER, sont toujours aussi difficiles. Malgré les 10 millions de chercheurs dans le monde, tout est devenu plus compliqué. Or les objectifs de l’innovation progressiste restent ceux définis par la Renaissance : amélioration de la condition humaine, de la relation entre les hommes, de la vie dans la cité et amélioration de la relation à la nature.

La France a une autre légitimité. En 1900, elle organisait 85 % de tous les congrès de la terre – et elle est encore leader aujourd’hui, avec 9 % : les premières expositions universelles et tous les premiers congrès de physique ont eu lieu à Paris, qui était un peu le Living Lab de la Belle Époque. Le Grand Palais était le lieu de rencontre high-tech. On y lisait à l’entrée, sur une pierre qui a été perdue, la devise suivante : « L’avenir sera fait des outils que nous aurons créés ».

Il serait plus intelligent d’accueillir la terre entière autour des solutions qu’elle peut apporter aux besoins des hommes, qu’autour de thématiques comme l’agriculture, les transports ou le « digital ». Quand on pense qu’on a organisé une conférence sur « la femme digitale » ! En 1903, on vantait « la femme électrique » et en 1908 « la femme radioactive » avec le slogan : « Madame, votre beauté exige la radioactivité naturelle ! » Nous avons évité « la femme fax », « la femme téléphone », mais nous avons eu « la femme digitale ». Le numérique est un moyen, pas un objectif.

Ce serait, pour notre vieux pays, l’occasion de renouer avec des valeurs qui sont encore reconnues internationalement. Pour les gens, la tour Eiffel, ou du moins l’esprit qui l’a conçue, n’est pas dépassée. Cela nous permettrait de passer à autre chose. Certes, nous avons connu des guerres terribles et des événements atroces. Mais, dans l’ensemble, nous vivons mieux que nos parents, même si deux tiers des Français pensent que leurs enfants vivront moins bien qu’eux.

Il y a quinze ans, j’avais proposé que la France organise une exposition universelle ou, comme elle a peu de chance d’être choisie face aux pays émergents, qu’elle prenne l’initiative d’une exposition d’un nouveau genre. Cela nous ferait du bien et relancerait notre dynamique : lorsqu’on accueille la terre entière, on doit arrêter de remplir sa bibliothèque avec des livres sur La Fin de l’emploi, Les Infortunes de la prospérité ou L’Horreur économique, qui sont devenus une spécialité nationale.

M. le président Jean-Christophe Fromantin. Monsieur de Rosnay, que pensez-vous de cette démarche, qui pourrait orienter la technologie vers des valeurs universelles et redonner un sens au progrès ?

M. Joël de Rosnay, conseiller de la présidence d’Universcience et président de Biotics International. Mon propos introductif portera sur la culture globale d’une exposition universelle à l’horizon 2025 et s’articulera autour de cinq thèmes : la culture, l’innovation, le progrès, l’humanisme et la société collaborative.

D’abord, je trouve que la manière dont la question est posée – « Peut-on encore aujourd’hui célébrer le progrès et les innovations ? » – relève d’une culture dépassée, qui nous renvoie au début du XXe siècle, voire à la fin du XIXe. En effet, nous sommes entrés dans une nouvelle culture partagée, dans le monde entier, par une génération de jeunes entre dix-huit et vingt-cinq ans – une culture différente de celle de leurs parents, de leurs professeurs, des politiques et des industriels. Ces jeunes ne sont plus dans une société de l’information, mais dans une société de la recommandation. Ils ne sont plus dans l’acquisition des connaissances, mais dans le partage de l’expérience et de l’émotion. Cette évolution est évidemment liée au numérique et aux réseaux sociaux. Il faut donc que nous changions de culture.

L’exposition de 2025 et la France se situent dans une autre dimension culturelle que celle, exprimée ici, du progrès et de l’innovation. Le progrès n’existe pas, dans la mesure où il est lié à un jugement de valeur. Le progrès sans valeur n’est donc pas du progrès, c’est simplement une mesure quantitative. D’autre part, l’innovation n’existe pas : il n’existe que des systèmes innovants. Aujourd’hui, tout ce qui change la société résulte de fusions, de convergences, de catalyse et d’émergences. Internet n’est pas une innovation, c’est un système innovant, fait de réseaux de télécommunication, de TCP/IP, de protocoles informatiques, de boîtes à messages, de bêta-testeurs et de moteurs de recherche. De la même façon, le GPS est un système innovant, parce qu’il résulte d’un protocole spécial que seule votre voiture comprend, d’un écran tactile, d’un satellite, etc. Les termes d’innovation et de progrès sont déjà en eux-mêmes dépassés, s’ils sont conçus en dehors d’une vision systémique – pour l’innovation – et d’une vision dynamique – pour le progrès.

Pour qu’un système innovant soit effectivement innovant pour la société et ses utilisateurs, il faut créer les conditions d’un écosystème dans lequel on va catalyser, c’est-à-dire mettre ensemble, des éléments séparés – un peu comme les enzymes le font en biologie – qui, en se mariant, feront émerger des propriétés nouvelles. En voici quelques exemples très simples.

La fusion du numérique et du biologique, c’est-à-dire non seulement les biotechnologies, mais aussi la bioélectronique, la biotique – mariage de la biologie et de l’informatique –, la e-santé, grâce à un système que l’on porte sur soi et qui est capable de mesurer en permanence votre corps, est en train de révolutionner la médecine et ce que l’on appelle la « prévention quantifiable ».

Il en va de même avec la fusion de l’énergétique et du numérique. Jusqu’à présent, on abordait l’énergétique et la transition énergétique en termes de filières et de centrales, on se demandait s’il fallait ouvrir ou fermer des centrales, qu’elles soient au fuel, hydrauliques ou nucléaires, si telle filière était meilleure que telle autre. Là encore, l’approche systémique amène à raisonner en dehors des filières. Il n’y a pas des énergies renouvelables, mais de l’énergie renouvelable, faite de douze énergies combinées entre elles, distribuées dans un réseau intelligent, numérique, que j’appellerai « énernet » – une Smart grid qui, bientôt, sera non seulement européenne, mais de plus en plus mondiale.

Grâce à la fusion du mécanique et du numérique, les voitures seront autoguidées, se déplaceront seules grâce à un radar, à un laser et à des satellites.

La fusion du numérique et de l’éducation a donné, par exemple, les MOOC (Massive Open Online Courses) qui touchent aujourd’hui 19 millions de personnes dans le monde, permettent à Stanford, à Harvard et au MIT de diffuser leurs cours. J’observe toutefois que, après avoir suscité un grand engouement, ces MOOC font aujourd’hui l’objet de réserves. Il n’y a pas de système innovant sans fusion, sans catalyse, sans convergence, sans émergence.

Le message que la France adressera en 2025 devra être humaniste, au sens où le lien humain, le lien social, la relation humaine, l’émotion, le partage, l’amour sont plus importants que la technologie, qui ne peut servir que de catalyseur. On le voit très bien avec les réseaux sociaux et avec la solidarité qu’ils permettent de nouer entre des gens qui peuvent ainsi créer ensemble leur futur. Cette notion doit être sous-jacente à l’exposition universelle : comment « co-créer » – et non pas créer – son futur en lui donnant du sens ?

Enfin, l’exposition universelle de 2025 devra montrer comment se manifestent les prémices de la société collaborative, avec le numérique et les réseaux sociaux, au sein de la nouvelle culture de cette jeunesse mondiale, tous pays confondus. Les mouvements politiques qui ont utilisé la rue et les médias comme nouveaux moyens de vote pour tenter de modifier des systèmes totalitaires ou les manifestations des indignés en sont des exemples.

Cette collaboration se traduit aujourd’hui par les préfixes co- en français et crowd- en anglais : crowdfunding ou crowdsourcing, cohabitation, covoiturage, colocation, co-nutrition. Les gens partagent des éléments de production. On le verra de plus en plus avec les imprimantes 3D, dans le cadre d’une nouvelle industrie 2.0, c’est-à-dire une industrie transversale, faite de petites unités de production partagées, plutôt que de gros systèmes pyramidaux – lesquels vont bien entendu perdurer.

En 2025, nous devrons montrer la société collaborative en marche, puisque c’est ce qui anime la nouvelle génération. C’est ce que nous tentons de faire à Universcience. D’après nos sondages, les jeunes de 12-15 ans viennent avec leurs parents ou leurs professeurs, les adultes viennent et reviennent avec leurs enfants. Mais les 18-25 ans ou les 18-30 ans ne viennent pas, parce qu’ils sont dans le live streaming, c’est-à-dire dans un flux continu d’informations, dans leurs réseaux sociaux, sur Twitter, Facebook et leurs blogs. Ce qu’ils veulent, c’est partager des expériences.

Si l’exposition a l’intention d’expliquer aux visiteurs ce qu’il faut comprendre de la France de 2025, elle sera « à côté de la plaque ». Elle doit faire en sorte que ces jeunes créent de l’émotion, de l’expérience et du partage. Ils ont des outils pour cela, ils s’en servent déjà tous les jours. Malheureusement, nombre de politiques, d’industriels et de grands universitaires sont encore dans la culture du silo, de l’utilisation d’un logiciel particulier, et ignorent les applications combinées entre elles.

Avec notre humanisme, nous devons retrouver l’esprit des Lumières et de Thomas More. Le Vatican, pour qui seul Dieu avait le droit de donner aux hommes le cahier des charges pour construire leur avenir, a critiqué ceux qu’il considérait comme des « utopistes ». Mais, si vous relisez L’Utopie de Thomas More, vous constaterez qu’il s’agissait d’hommes qui se mettaient ensemble pour « co-construire » leur futur en édictant des lois, des règles qui leur permettaient de vivre ensemble. En ajoutant à l’esprit des Lumières une nouvelle vision de l’utopie, la France sera à même d’apporter cet humanisme qui expliquera au monde que la société collaborative est en marche, qui montrera vers quoi elle conduit, comment elle peut donner du sens à la vie et augmenter la liberté des hommes.

M. le président Jean-Christophe Fromantin. Je repensais, en vous écoutant, au parfum, dont l’exposition universelle de 1900 consacra la réussite en réunissant trois acteurs qui n’avaient pas l’habitude de se rencontrer : la parfumerie, la cristallerie et l’artiste qui dessinait le flacon. Jusqu’alors, le parfum était un produit pharmaceutique ou cosmétique, l’artiste n’avait jamais touché à l’industrie et au design, et la cristallerie appartenait à l’univers des arts de la table. La rencontre des trois fit du parfum un nouveau produit, un produit de luxe qui prospérera pendant tout le XXe siècle. L’exposition universelle peut aider à concevoir de telles chaînes collaboratives globales. Mais dans un tel système, monsieur Roucairol, quelle est la place de la technologie ? Est-elle une valeur périphérique ?

M. Gérard Roucairol, président de l’Académie des technologies. L’année 2025 permettrait à l’Académie des technologies de fêter en même temps son vingt-cinquième anniversaire. Elle est en effet née en 2000, longtemps après ses homologues américain, britannique, suédois ou allemand. C’est dire combien peu progressiste est l’approche française à l’égard des technologies ! La création de notre Académie résulte d’ailleurs d’une scission du comité des applications de l’Académie des sciences. Dans la vision qui prévalait auparavant, l’innovation et la technologie procédaient de la science. Pourtant, on construit un pont pour traverser une rivière, pas pour vérifier les lois de la gravité !

La culture française se préoccupe plus du quoi que du comment. Les intellectuels laissent aux technologues le soin de faire, se réservant celui de dire ce qu’il faut faire et de définir les valeurs. Dans les lycées, la filière technologique correspond plus à un choix par l’échec qu’à un choix par l’ambition.

Parmi les événements récents ayant eu des effets négatifs sur l’appréciation que la population porte sur la technologie, je crois aussi que l’affaire du sang contaminé a joué un rôle très défavorable.

Une exposition universelle, on peut l’espérer, contribuera au déblocage de la situation en présentant l’alliance de l’ingénieur, de l’industriel, de l’intellectuel et de l’artiste pour construire quelque chose d’attractif non seulement aux yeux des Français, mais aussi dans le monde entier. Cette fusion me semble primordiale.

Pour en venir à la question posée, permettez-moi de rappeler tout d’abord la devise de l’Académie des technologies : « Pour un progrès raisonné, choisi et partagé. » La technologie ne se résume pas à la technique : elle englobe l’usage que l’on fait de la technique et les choix que celle-ci implique. On ne peut la dissocier de sa dimension culturelle et politique. Notre Académie a d’ailleurs lancé au début de cette année une réflexion sur l’appropriation de la technologie par le plus grand nombre.

Nous coproduisons également, avec la chaîne Arte, une émission entièrement consacrée à la technologie et à l’innovation, donc sans équivalent dans le paysage audiovisuel français. Il s’agit de faire appréhender aux téléspectateurs des sujets tels que les exosquelettes qui rendent aux paraplégiques la faculté de marcher et de courir, les diodes placées à l’arrière de la rétine qui permettent aux aveugles de recouvrer la vue, les moyens d’assainir l’eau là où les infrastructures manquent, l’utilisation de drones pour la surveillance des cultures ou la recherche des personnes qui se sont perdues, etc. L’émission, que le Centre national du cinéma a de manière significative refusé de classer parmi les magazines culturels, est intitulée Future Mag. Elle est diffusée tous les samedis à treize heures quinze sur Arte et est accessible sur internet. La première émission a été regardée par 300 000 téléspectateurs. Sont présentées, je le précise, de réelles innovations technologiques, de celles qui devraient se trouver sur le marché à échéance de trois à cinq ans, et non d’expliquer scientifiquement la nature, comme le font les émissions – trop rares elles aussi – consacrées à la science. Dans cette approche humaniste, il est montré comment tout un chacun bénéficiera de ces innovations.

Pour en venir à ce qui pourrait faire l’objet d’une exposition universelle, je crois, comme les intervenants précédents, qu’il faut distinguer plusieurs types d’innovation.

Le mot renvoie d’abord aux produits de la Silicon Valley. Il est probable que ce modèle industriel d’innovation n’est pas culturellement adapté à la France et à l’Europe. S’il l’était, cela se saurait : voilà quarante ans que nous essayons de le copier sans arriver à rattraper notre retard !

Pour l’Académie des technologies, c’est l’innovation « système », celle qui résulte de l’interconnexion d’agents de différente nature, qui doit être mise en exergue. J’ai pu constater cette évolution en tant qu’informaticien : on est passé de l’usage individuel à l’usage dans l’entreprise, et c’est maintenant la société tout entière qui est utilisatrice du système numérique. L’utilisateur et la société sont, à mes yeux, la grande affaire du XXIe siècle. Pour le coup, cette évolution est compatible avec notre culture, puisqu’elle peut se rattacher, d’une certaine manière, aux grands projets des années 1950-1960. Parmi les principaux enjeux : la réponse au vieillissement de la population par le moyen de la télémédecine et de la prévention, la réalisation d’écoquartiers combinant les énergies produites au niveau local et au niveau national, la construction de bâtiments à énergie positive – qui sera presque devenue la norme dès 2020 –, la question des transports, celle des écosystèmes en général. Dans chacun de ces domaines, les systèmes sont composés d’individus et de dispositifs mécaniques, le tout étant intégré par les technologies de l’information et de la communication.

Cette configuration pose la question de la structure industrielle à venir. L’exposition universelle de 2025 devra être à la fois le reflet de l’industrie à cette date et un tremplin pour l’industrie nationale, qui aura déjà d’autres caractéristiques qu’aujourd’hui.

Dans le contexte de la mondialisation, on assiste à un éclatement des chaînes de valeur. L’intégration verticale des entreprises laisse la place à une « horizontalisation ». À chaque étape émergent des champions dont la rentabilité repose sur des volumes de vente à l’échelle de la planète.

Au bout de la chaîne, toutefois, il faut compter avec l’utilisateur, le client, et s’adapter à ses besoins. Le rôle de l’intégrateur système dans la satisfaction du client devient central. Demain, sans doute, chaque voiture fera l’objet d’un assemblage particulier pour le client qui l’a commandée. Le contact entre l’intégrateur et le client sera la clé de la compétitivité.

Du fait de l’évolution des technologies de l’information et de la communication, la notion de système prend une dimension à la fois sociétale et industrielle. L’industrie devra s’adapter à cette nouvelle donne en se « dés-intégrant » et en s’« horizontalisant », l’interface avec le client final étant appelée à primer sur toutes les autres.

M. le président Jean-Christophe Fromantin. L’entrée des jeunes dans cet écosystème se traduira en effet par un éclatement des chaînes de valeur industrielles.

J’aimerais que nous approfondissions la question du territoire de projet de l’exposition universelle. Dans la conception du Bureau international des expositions, il ne peut s’agir que d’un enclos de tant d’hectares où l’on visite des pavillons après avoir acheté son billet. Vous prônez les uns et les autres une approche beaucoup plus ouverte et horizontale, qui n’aura pas forcément de traduction architecturale dans un pavillon national comme au XIXe siècle. Comment matérialiser l’innovation, les structures éclatées, les écosystèmes, l’audace créatrice du XXIe siècle ?

M. Joël de Rosnay. Il faut préserver la complémentarité entre les lieux physiques et les lieux virtuels. L’exposition de 2025 doit être à la fois complètement réelle, avec des lieux que l’on visite, des endroits où l’on va, et totalement virtuelle, c’est-à-dire mondiale, sur l’ensemble des réseaux numériques à haut débit et des réseaux sociaux. Si la génération des 18-25 ans n’y contribue pas, ce ne sera pas son exposition. Or cette génération est mondiale. Elle partage des valeurs et des idées communes grâce à son habitude des jeux vidéo, des réseaux sociaux, des sites personnels où les utilisateurs sont exposés en permanences les uns vis-à-vis des autres.

Je veux évoquer à cet égard le projet de « Semaine des musées » sur Twitter que nous lancerons avec la Cité des sciences, la Réunion des musées nationaux, le Grand Palais, le Louvre, la Cité de la musique, le Palais de la Découverte, le Palais de Tokyo, le musée du quai Branly, le musée de l’Orangerie et le musée d’Orsay. Il s’agit d’un événement social medias, global et mutualisé sous l’égide de Twitter France. Chaque jour de la semaine sera consacré à un thème. Le lundi, par exemple, on traitera des coulisses – pour la Cité des sciences, la GTC, ou gestion technique centralisée. L’objectif est de montrer des aspects inconnus du public, mais aussi d’aider les jeunes à créer des schémas ou des petites vidéos qu’ils pourront twitter. L’exposition universelle de 2025 pourrait se relier à ce réseau, où toutes les créations, ne l’oublions pas, sont conservées : grâce à un moteur de recherche, on peut savoir tout ce qui a été dit à tel moment sur tel sujet sur Twitter.

M. le président Jean-Christophe Fromantin. Le format de l’exposition de Shanghai était très fermé. Quel pourrait être le territoire de celle de Paris en 2025 ?

M. Marc Giget. La tendance des dernières expositions est à la domination des pavillons nationaux sur les pavillons thématiques. Dans ce contexte, certains pays risquent de s’en tenir à un « service minimum » : le pavillon, construit après lancement d’un concours d’architecture, est un peu vide pour permettre le passage de la foule, il abrite de grands écrans et il est animé de manière « événementielle ». Mais on peut se demander si des personnes habituées à la très haute définition et aux réseaux sociaux auront envie de venir !

Certes, si les États-Unis décident de jouer le jeu et d’exposer ce qu’ils ont de mieux, le public viendra. Il faut cependant que le monde entier soit présent, comme ce fut le cas dans les expositions qui ont été des succès. Utiliser les grands monuments parisiens, dont beaucoup furent construits à l’occasion des expositions universelles, est une bonne idée, mais il faut tenir compte de la force du marquage national : on comparera forcément les pavillons, le nombre de visiteurs, la longueur des files d’attente, etc.

Dans un monde fonctionnant de plus en plus en réseau, il faut aussi déterminer ce que l’on pourra voir et faire dans une exposition. Il est un peu risqué de se contenter de beaux écrans et de maquettes prévisibles. Certes, nous avons des lieux conçus à cet effet – esplanade des Invalides, champ de Mars –, mais Paris accueille déjà 75 millions de touristes par an et une exposition réussie et amortie doit attirer au moins 25 ou 30 millions de visiteurs : ce n’est pas un événement réservé aux « intellos », c’est aussi la fête, la beauté, l’exaltation de voir des choses que l’on ne voit pas ailleurs.

Je n’ai donc pas de réponse immédiate. Je ne peux que mettre en garde contre la dérive des petits pavillons à l’architecture travaillée, mais vides. À Hanovre, les pays invités ont fourni un service minimum et cela a déplu aux Allemands. Il n’y avait rien à voir. Organiser des débats, appuyer sur des touches, cela est déjà largement possible sur le réseau. Les gens ont envie de voir, de toucher, de manger, de faire des expériences inédites. On le voit dans les musées : certains ont vieilli et sont déserts, alors que d’autres, conçus selon de nouveaux formats, attirent un public nombreux.

Bref, ce qui sera difficile, ce ne sera pas tant d’obtenir la venue des pays étrangers que de leur faire donner le meilleur d’eux-mêmes. Beaucoup ne voient dans l’exposition universelle qu’une occasion exceptionnelle pour orienter des flux touristiques. À Shanghai, le pavillon de l’Alsace était presque aussi grand que celui de la France !

Quoi qu’il en soit, une exposition universelle présentera moins d’avions et de satellites qu’au salon du Bourget, moins de produits alimentaires qu’au SIAL, moins d’électronique qu’à Las Vegas ou à Berlin. Il y a des expositions partout. Comment faire rêver le public, sachant que nous sommes en période de crise et que les gens prendront des engagements assez tôt ? Ouvrir de nouveau un pavillon voué à devenir un magasin Decathlon au bout de six mois ne serait pas très glorieux !

Paris se doit de trouver une solution intelligente montrant que nous sommes vraiment ouverts au reste du monde en ces temps de poussées nationalistes. Il est hors de question de faire seulement une fête du made in France : c’est l’engagement des autres qui fait le succès chez soi.

L’immense succès des expositions du passé tient aussi au fait que l’on invitait les pays avec lesquels on était en guerre. Une exposition internationale était un sanctuaire : elle représentait le futur, les temps où l’on en aurait fini avec les conflits. C’est dans ce contexte, d’ailleurs, que la majorité des organisations internationales ont été créées. Une exposition universelle est une grande fête de l’humanité, un rassemblement de la famille humaine autour de ses progrès et de ses projets.

M. Joël de Rosnay. Ce n’est pas l’interactivité, mais l’« intercréativité » qui fera venir les gens physiquement. Même si cela attire encore du public, nous n’en sommes plus à l’expérience « presse-bouton », qui peut se faire largement chez soi. La jeune génération n’a plus envie d’être mise dans des cases. Elle ne souhaite pas que l’on formate ses connaissances en la sollicitant pour visiter une exposition avec un début, des passages obligés, une fin, conçue par des professionnels ou par des professeurs. Les jeunes veulent « co-créer » leur visite, en faire une sorte de Facebook mobile où ils sont en contact avec les leurs, que ce soit le groupe avec lequel ils sont venus ou le groupe créé grâce à un système interactif qui, comme les badges de Davos, indique qui l’on est, ce que l’on veut, qui l’on veut rencontrer, etc. Il s’agit, comme le disait Jeremy Rifkin dans L’Âge de l’accès, d’une culture du partage de l’émotion et de l’expérience. L’important n’est pas de posséder un ticket d’entrée, mais, comme au Club Méditerranée, de partager l’émotion en plus du paysage.

Mme Catherine Quéré. L’exposition de Shanghai a attiré 72 millions de personnes, essentiellement originaires du pays d’accueil. Celle de Hanovre, qui fut un échec, n’a accueilli que 20 millions de visiteurs. Mais n’est-il pas plus attrayant de se rendre à Séville ou à Paris, première destination touristique au monde ?

Pour ce qui est des musées, certaines expositions n’ont jamais attiré autant de monde qu’aujourd’hui, y compris un public jeune.

M. Marc Giget. Le succès des grandes expositions est incontestable. Mais les chiffres de la fréquentation des monuments historiques et des musées montrent que ce n’est pas le cas partout. Lorsque l’on réunit les plus grandes œuvres d’un artiste ou autour d’un thème donné, avec un « événementiel » important, cela marche bien, surtout à Paris. À côté de cela, certains musées et monuments – des châteaux, notamment – n’attirent plus personne. Les enfants s’y ennuient, il n’y a pas grand-chose à y faire. Les formats évoluent. Le musée des Arts et métiers, par exemple, réaménagé à une période de transition, a été déserté au profit de la Cité des sciences et de l’industrie. Le public demande à vivre autre chose que ce qu’il a déjà vécu.

Paris reçoit déjà beaucoup de touristes. Est-ce que ce seront les mêmes qui visiteront l’exposition ? Pour celle de 1900, il aura fallu créer le métro et toutes les grandes gares. Les visiteurs étaient logés jusqu’à Orléans ! Doit-on organiser l’exposition de 2025 en hiver, en décalage par rapport à la période touristique traditionnelle ? Faut-il faire une sorte d’Eurodisney ? Je n’ai pas la réponse…

Mme Catherine Quéré. L’exposition est liée au Grand Paris et à ses soixante-douze nouvelles gares. Comme celle de 1900, elle ne peut se réaliser qu’en relation avec un projet urbanistique et architectural.

M. Marc Giget. Encore faut-il que le Grand Paris soit au rendez-vous en 2025 !

Mme Catherine Quéré. L’exposition peut « booster » le projet.

M. Marc Giget. L’échéance est très proche. Toutes les expositions universelles ont demandé douze à quinze ans de préparation. Mais il est toujours possible de réutiliser ce qui existe.

M. le président Jean-Christophe Fromantin. C’est un des sujets de notre débat. L’exposition universelle, nous disait un de nos interlocuteurs, peut être le software du Grand Paris. Elle donnerait au projet la chaleur et la profondeur que ne peut lui conférer sa seule dimension fonctionnelle. Avec des monuments anciens ayant déjà servi pour des expositions universelles, avec soixante-douze nouvelles gares, c’est toute une architecture qui nous tend la main. Chacun pourrait s’adosser à l’existant pour aller au-delà de l’architecture et présenter les technologies et l’innovation sans construire de pavillon comme on l’a fait jusqu’à présent.

On invoque les mobilités pour justifier l’unité de lieu. Mais on peut renverser la question et en faire un défi : les mobilités ne doivent pas être subies, mais faire partie de l’expérience proposée par l’exposition, à l’instar des bateaux-mouches de 1867 ou du trottoir roulant de 1900.

M. Gérard Roucairol. Si le thème fédérateur est la préfiguration de la société du XXIe siècle, les solutions devront être hybrides. Pour amener le public dans les systèmes innovants que l’on aura installés, il faudra, comme l’a dit M. de Rosnay, que les visiteurs interagissent et « co-créent » lesdits systèmes. Les technologies viendront de tous les pays, aussi le rôle des intégrateurs industriels sera-t-il essentiel. Il faut placer l’objectif de décloisonnement et d’ouverture sur de nouvelles visions sociétales au cœur du projet. On peut évidemment utiliser les structures existantes…

M. Marc Giget. …ou jouer sur un mélange d’existant et de neuf, car il sera très difficile de rompre avec la tradition des pavillons nationaux. Il ne sera déjà pas facile de faire coopérer les Chinois, les Américains et les Coréens sous la houlette d’un maître d’œuvre français ! Mais on peut mettre en exergue de grands thèmes fédérateurs tels que la santé, les transports, etc.

Je me permets d’insister sur l’importance que la logique nationale a prise dans ce type d’événement. Ce sont d’ailleurs les plus petits pays qui participent le plus, car ils ont besoin d’être visibles et d’exister sur le plan touristique. Les plus grands considèrent souvent qu’ils ont d’autres choses à faire ! J’ignore, d’ailleurs, ce que prévoit la France pour l’exposition de Milan.

M. le président Jean-Christophe Fromantin. Un projet assez classique, avec un pavillon de type « Baltard ».

M. Marc Giget. C’est une architecture qui correspond toujours au mythe que les visiteurs ont en tête. Les choses bien faites sont appelées à durer !

M. Jean-François Lamour. Faire de la notion de créativité partagée le thème central de l’exposition de 2025 me semble une idée puissante, mais éphémère. Quel sera l’héritage une fois les portes refermées ? Le message qui aura été apporté et la créativité qui se sera exprimée sont-ils, à vos yeux, suffisants pour répondre au besoin qui nous conduit à organiser une exposition universelle ?

M. le président Jean-Christophe Fromantin. En d’autres termes, de quoi hérite-t-on dans un monde technologique virtuel ? Tout ce qui est publié sur les réseaux sociaux demeure-t-il comme une sorte de capital de savoir et d’échange ?

M. Joël de Rosnay. Il existe aujourd’hui des outils de création collective assez extraordinaires, qui permettent par exemple de réaliser des scènes de film à partir d’éléments préfabriqués, ou des « jeux sérieux » – serious games – ludo-éducatifs. L’héritage ainsi constitué n’est pas seulement quelque chose qui reste en mémoire : il est construit par des personnes qui apportent chacune leur pierre à l’édifice.

À la Cité des sciences et de l’industrie, nous avons ainsi organisé en juin dernier le forum « Changer d’ère », qui réunissait des jeunes de vingt-cinq ans et des personnalités de plus de soixante-quinze ans telles qu’Edgar Morin, Michel Serres, Henri Atlan, Michel Rocard, avec 50 % d’hommes et 50 % de femmes. L’édition 2014, le 5 juin prochain, rassemblera encore plus de participants et de sponsors. Nous mettrons à la disposition de 400 personnes des outils de visualisation des idées et des images en temps réel qui permettront, ce jour-là, d’écrire collectivement un livre de cinquante à quatre-vingts pages. Cet ouvrage, que Le Monde s’engage à publier, ne s’intitulera ni Manifeste ni Lettre à…, mais Force de proposition.

En 2025, les outils permettant de telles initiatives seront certainement plus nombreux encore.

M. Gérard Roucairol. Si l’exposition permet de réaliser des systèmes bénéficiant de technologies très avancées venant de plusieurs pays, ces systèmes resteront en place puisqu’ils ont vocation à rendre un service innovant à la société parisienne. Un bâtiment à énergie positive, par exemple, ou un système de recharge sans fil de véhicules électriques, ne sont pas destinés à être démantelés : ce seront des vitrines de la société future. Le monument de notre époque, c’est le système qui inclut les personnes.

M. Jean Pisani-Ferry. Nous parlons de deux choses à la fois : de la dimension collaborative et virtuelle offerte aux visiteurs, mais aussi de l’espace physique clos où les pavillons nationaux rivaliseront de visibilité. À échéance de dix ans, on ne peut évidemment exclure que certains pays partenaires aient toujours la volonté d’affirmer leur puissance nationale !

Il y a là, je crois, une forte ambiguïté. Des expositions passées, les Parisiens se rappellent les traces qu’elles ont laissées. Où trouver des hectares pour une exposition future dans une ville où l’espace est rare ? Je doute que l’on envisage de détruire des éléments de notre patrimoine pour faire place nette comme on l’a fait à l’époque ! La question des réseaux de transport se pose également.

Bref, il me semble que l’on raisonne sur deux objets que l’on a du mal à concilier.

M. le président Jean-Christophe Fromantin. Toute la difficulté est en effet d’adapter ce concept d’expériences vécues et de rencontres à la trame un peu vieillotte des expositions universelles. La France a été un des grands acteurs de ces événements au XIXsiècle. L’enjeu du projet actuel n’est-il pas de réinventer un système qui consiste à se rencontrer pour créer du progrès et pour donner du sens à ce progrès, et de s’affranchir du classicisme, voire du conservatisme, qui accompagne les expositions universelles ? Faire la queue pendant des heures devant un pavillon où seule l’industrie locale est présentée n’a plus beaucoup de sens. Est-il possible de réinventer l’ADN des expositions universelles au XXIe siècle et de le mettre en phase avec l’expérience que veulent vivre les jeunes ?

Les étudiants de grandes écoles et d’universités que nous avons sollicités pour travailler sur le projet de 2025 emploient sans arrêt, comme vous, les mots d’« expérience » et de « rencontres ». Le gigantisme des pavillons ne retient pas leur attention, contrairement à la co-construction, à la collaboration ou à la réinvention des chaînes de valeur. Le défi est de faire entrer ces nouvelles valeurs dans une matrice qui reste quelque peu conservatrice. Lors de son audition, le Bureau international des expositions s’est montré très ferme quant au respect de son cahier des charges. Nous ne devons pas nous attendre à un remodelage, d’autant qu’il a déjà opposé un refus à la France pour le projet d’exposition universelle du bicentenaire de la Révolution.

——fpfp——

Membres présents ou excusés

Mission d'information sur la candidature de la France à l'exposition universelle de 2025

Réunion du mercredi 26 février 2014 à 16 h 45

Présents. - M. Alexis Bachelay, Mme Marie-Odile Bouillé, M. Jean-Christophe Fromantin, M. Jean-François Lamour, M. Hervé Pellois, Mme Catherine Quéré

Excusés. - M. Yves Albarello, M. Guillaume Bachelay, M. Christophe Bouillon, M. Bruno Le Roux, Mme Martine Martinel