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Mardi 10 novembre 2015

Séance de 16 heures 30

Compte rendu n° 6

Présidence de Mme Sophie Rohfritsch, Présidente

– Audition de M. le professeur Élie Cohen, économiste
(Sciences Po/CNRS)

Mission d’information
sur l’offre automobile française dans une approche industrielle, énergétique et fiscale

La séance est ouverte à seize heures trente.

La mission d’information a entendu M. le professeur Élie Cohen, économiste (Sciences Po/CNRS).

Mme la présidente Sophie Rohfritsch. Nous avons le plaisir de recevoir M. Élie Cohen dont les travaux sont particulièrement reconnus en matière d’économie industrielle. Ses fonctions de professeur à l’Institut d’études politiques de Paris (Sciences Po), de directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et de membre du Conseil d’analyse économique auprès du Premier ministre, de 1997 à 2012, l’ont amené à écrire de nombreux articles ou livres dont l’un était précisément intitulé : Le décrochage industriel. Lorsque l’on considère le poids économique du secteur automobile, tout décrochage de nos capacités d’innovation et de notre appareil de production aurait, vous le savez, de lourdes conséquences.

Nous vous demanderons donc, monsieur le professeur, si les constructeurs français ont su répondre au défi de la mondialisation, notamment après la crise de 2008-2009, et, dans la même optique, si nos industriels sont en bonne position pour faire face à l’évolution des motorisations – problématique particulièrement sensible depuis la révélation, à partir des États-Unis, de pratiques frauduleuses de la part du groupe Volkswagen. Enfin, considérez-vous que les pouvoirs publics ont su anticiper ?

Vos éclairages ne manqueront pas de nous intéresser, je pense entre autres à la mise en place du Comité stratégique de la filière, mais aussi à d’autres structures, aux aides ciblées sur l’activité automobile, sans oublier les Programmes d’investissements d’avenir (PIA) dont certains axes sont directement dédiés au véhicule du futur.

M. Élie Cohen, économiste. J’ai décidé de concentrer mon exposé liminaire autour de trois sujets principaux. Je commencerai par l’effondrement de l’industrie automobile au cours des quinze dernières années. Il se trouve que j’ai publié, il y a quelques mois, vous l’avez mentionné, un livre intitulé Le décrochage industriel dont un chapitre porte précisément sur « l’effondrement de l’industrie automobile ». Je ne vous accablerai pas de données mais, dans ce livre, vous trouverez des comparaisons détaillées sur les performances, les structures de coûts, les structures de gamme, l’évolution de l’outil de production, les indicateurs de compétitivité, sur la productivité etc. dans les différents pays producteurs d’automobiles, notamment en Europe. Ma deuxième série de remarques portera sur l’affaire Volkswagen : s’agit-il d’un accident industriel du groupe ? S’agit-il d’un problème lié au diesel ? D’un problème de régulation européenne ? Vous devinez bien que c’est un peu des trois, d’où la difficulté, cette affaire révélant, au fond, un triple échec : de marché, de la régulation et un échec technologique. Enfin, je donnerai tout de même quelques perspectives.

J’en viens donc à l’effondrement de l’industrie automobile française : la violence du décrochage en matière de compétitivité, de parts de marché, de productivité, de rentabilité a été telle que cet événement macro-économique majeur peut être considéré comme l’un des facteurs de l’affaiblissement global de l’économie française au cours des quinze dernières années. L’industrie automobile représente en effet un cinquième de l’industrie manufacturière et un dixième de l’ensemble de l’économie en France. Quelques chiffres illustreront mon propos : la production automobile a baissé de 42 % en douze ans ; Renault ne produit plus que 20 % de ses véhicules en France ; 40 % de l’activité de Renault, stricto sensu, vient de Dacia et je ne parle pas de Renault en tant qu’entreprise dont les deux tiers de la valorisation viennent de Nissan – plus de la moitié du tiers restant provenant de Dacia. Il y a quelques mois, Renault – dans sa composante française – ne valait rien en termes de capitalisation boursière.

Pour mieux mesurer la violence de la dégradation de la situation, il suffit de comparer la situation de la France avec celle du Royaume-Uni. Il y a quinze ans, on considérait que l’industrie automobile était morte, Outre-Manche. Aujourd’hui on y produit plus de véhicules, avec une meilleure productivité, une meilleure rentabilité qu’en France et le solde commercial pour ce secteur est positif. À l’inverse, et pour ne prendre que cette donnée, le solde extérieur du secteur automobile, en France, était positif de 13 milliards d’euros en 2004 alors qu’il est devenu négatif : en 2012, le déficit était de 3,3 milliards d’euros. Notre déficit avec la seule Allemagne est de 7,3 milliards d’euros. Ces chiffres sont ahurissants. Même moi, en travaillant sur le sujet, je ne m’attendais pas à découvrir un tel effondrement
– un effondrement silencieux de presque la moitié de notre capacité de production.

Ce n’est pas tout : différentes études montrent que nous sommes globalement en surcapacité de production à l’échelle européenne – surcapacité évaluée à l’équivalent de dix usines de type « Sochaux » ! Sur 100 sites de production automobile, 58 perdent de l’argent. En outre, quand vous accumulez des années de mauvaises performances, vous rognez sur vos investissements, sur votre effort de recherche. Une donnée va vous faire rire : entre 2003 et 2012, la croissance de l’effort de recherche de Volkswagen a été de 229 %, alors qu’il n’a été que de 8,8 % pour Renault.

Cela a abouti, dans le cas français, à ce que j’appelle l’« évidement » du cœur manufacturier, à savoir une perte de substance progressive du métier d’ensemblier mais également de la première sous-traitance, c’est-à-dire du premier rang des équipementiers mais également du deuxième rang, du troisième… Cet ensemble s’est affaissé malgré le formidable effort réalisé à partir de 2008-2009 pour éviter une débâcle complète. Valeo, qui était au bord de la faillite, a opéré un rétablissement formidable. Donc cet évidement n’est pas du tout une fatalité : la France a abandonné des pans entiers d’activité quand d’autres pays, l’Allemagne par exemple, sont parvenus à procéder à un découpage plus fin dans la chaîne de valeur pour garder une part significative de valeur sur le territoire allemand.

L’histoire de l’industrie automobile française met en évidence, au cours des quinze dernières années, un triple échec.

Le premier est celui de la stratégie marketing, de la stratégie de montée en gamme. Nos industriels se sont révélés incapables, malgré différentes tentatives, notamment chez Renault, de monter en gamme. Toutes les expériences en la matière se sont conclues par des échecs commerciaux. Quand vous avez une spécialisation plutôt « moyen » et « bas » de gamme, comme en France, mais avec des coûts intérieurs haut de gamme, il se produit, en période de crise, un étranglement de l’entreprise qui s’est en l’occurrence matérialisé par l’effondrement de Renault et de Peugeot.

Cet échec s’est trouvé aggravé par un deuxième : celui de l’internationalisation puisque nos deux groupes ont beaucoup misé sur l’Europe et notamment l’Europe du Sud. Or, à la faveur de la crise, cette région est celle qui a connu les ajustements les plus brutaux avec, pour vous donner un exemple spectaculaire, le véritable effondrement de l’Espagne qui a alors coûté très cher à nos deux producteurs. Quant au groupe Peugeot Citroën, qui s’était montré très précurseur en s’implantant en Chine – et cela bien avant de nombreux producteurs qui ont réalisé, depuis, des performances éblouissantes –, il s’est révélé incapable, par faiblesse de moyens et à cause d’erreurs stratégiques, de financer sa croissance et son développement sur place. Aussi l’Asie n’a-t-elle pas constitué le relais de croissance qu’on pouvait espérer pour les industriels de l’automobile basés en France.

Le troisième échec est technologique : le grand pari, en matière de motorisation, a été celui du diesel. On a non seulement complètement raté le passage à l’hybride, mais même quand on a compris qu’avant de passer à la motorisation électrique il faudrait passer par une motorisation hybride, les entreprises n’ont pas été capables de la développer suffisamment rapidement ni de nouer les partenariats nécessaires. Ainsi chez Peugeot, la culture du diesel était si enracinée qu’on a investi beaucoup d’argent dans un hybride diesel qu’on a eu grand mal à mettre au point. Quant à Renault, son grand pari est de passer immédiatement à la motorisation électrique – vous avez tous en mémoire les projections de Carlos Ghosn sur la place de l’électrique en 2015-2020 –, or rien de tout cela ne va se réaliser.

Au cumul de ces trois échecs s’ajoute une fragilité financière permanente, compte tenu de la stratégie de coûts par rapport à la stratégie de spécialisation – j’y insiste, je ne parle pas de coûts unitaires de manière abstraite mais de coûts unitaires par rapport au type de spécialisation : on peut parfaitement avoir des coûts unitaires très élevés à condition d’avoir la spécialisation adéquate –, c’est le fameux mismatch constaté dans le cas français et qui s’est révélé dévastateur. Il suffit que je rappelle que la voiture connectée, autonome, que le véhicule à faibles émissions constituent les nouveaux fronts technologiques pour que vous constatiez immédiatement que nos deux entreprises, malgré leurs efforts, sur lesquels je reviendrai, ne sont pas du tout des leaders dans le secteur.

J’en viens à mon second point : l’affaire Volkswagen, fascinante tant elle soulève de problèmes. À mes yeux, elle révèle un triple échec : du marché, de la régulation, de la technologie.

Nous constatons un exemple considérable de fraude d’entreprise répétée sous couvert d’excellence. Certes, nous connaissons de multiples fraudes d’entreprise. Lorsque j’ai publié Penser la crise, j’ai énuméré toutes celles qui avaient été réalisées dans le domaine de la banque et de la finance. Reste que, d’une certaine manière, dans ce secteur, nous étions préparés à ce genre de phénomène, en particulier du fait du développement de toute une série de comportements limite en matière, notamment, de finance cachée. En revanche, dans le domaine de l’industrie et dans celui de l’automobile notamment, une fraude aussi longue, aussi répétée et dans autant de domaines est assez sidérante – et l’on en apprend tous les jours.

Dans ce « Volkswagengate », on note qu’à rebours de tout ce que l’on avait cru sur les vertus de la cogestion à l’allemande, sur les vertus du débat stratégique à l’allemande, sur la recherche du consensus à l’allemande… rien de tout cela n’a fonctionné. On découvre au contraire un système tyrannique, guidé par une ambition démesurée : devenir le numéro un mondial par tous les moyens ; on découvre une stratégie appliquée à marche forcée avec les différents niveaux hiérarchiques qui s’éteignent les uns après les autres, faisant disparaître toute éventuelle contestation ; on voit que le fait que des organes centraux soient en cogestion avec les syndicats ne change rien voire conduit à une omerta généralisée ; pire encore, on relève que la participation directe de l’État au conseil d’administration de l’entreprise aggrave le problème. Tout cela aboutit à une éblouissante faillite du marché.

La bonne nouvelle, néanmoins, est que si tous les systèmes de contrôle interne et externe n’ont pas fonctionné, c’est une petite organisation non gouvernementale (ONG) inconnue au bataillon qui, en mobilisant les ressources de l’expertise technique, en ayant recours à un laboratoire universitaire peu connu, a soulevé le problème. C’est assez rassurant : même dans un système qui paraissait hermétiquement contrôlé, une ouverture reste possible.

Deuxième point, cette affaire révèle une immense faillite de la régulation européenne. L’automobile est un domaine particulièrement suivi ; or on découvre que la régulation européenne a été totalement défaillante à cause d’une complicité générale pour fermer les yeux sur le fait que les normes adoptées ne pouvaient pas être respectées.

Ce qui m’amène à aborder la faillite technologique. Il est frappant de constater qu’il a fallu en permanence arbitrer entre émissions de dioxyde de carbone (CO2) et émissions d’oxydes d’azote (NOx) : à chaque fois que vous voulez réduire de manière drastique les émissions de NOx, vous alourdissez le véhicule, accroissez de ce fait la consommation de carburant et donc les émissions de CO2. Le patron Martin Winterkorn, grosso modo, a dit à ses troupes qu’il ne voulait rien savoir et les a sommées de régler le problème ; or les ingénieurs, malgré ce que je vous ai rappelé sur les considérables efforts de recherche de Volkswagen, n’y sont pas parvenus et il a donc été décidé de tricher pour masquer le phénomène.

Cette incapacité d’atteindre les objectifs fixés par la régulation américaine en matière de réduction de NOx a conduit la petite ONG à laquelle j’ai fait allusion à enquêter sur le fait de savoir pourquoi Volkswagen était capable d’afficher telles performances sur le marché américain alors qu’avec les mêmes moteurs le groupe déclarait, en Europe, des émissions plus élevées.

Mme la présidente Sophie Rohfritsch. Ce n’était pas malin !

M. Élie Cohen. C’est pourtant la réalité… Cette enquête a donc révélé non seulement que Volkswagen trichait mais que les autorités de régulation européennes étaient complices. Cette affaire remet en cause le choix européen du diesel alors que les Américains ont fait celui de l’essence et les Japonais celui de l’hybride. Et nous avions, nous Français, cru que nous pourrions sauter une marche en passant directement à l’électrique – je reviendrai sur l’échec complet de la Norvège en la matière.

J’en viens à ma troisième et dernière partie et vais tâcher de dégager quelques perspectives technologiques et économiques dans le secteur automobile. Si nous voulons que les choses changent vraiment, notamment en ce qui concerne les moteurs à basses émissions, il faudra bel et bien faire le pari d’une évolution technologique disruptive, notamment en matière énergétique et dans le domaine numérique, et non en rester à une évolution incrémentale. L’Allemagne est le champion toutes catégories de la recherche incrémentale et a poussé le plus loin possible les raffinements pour améliorer le rendement des moteurs, réduire les émissions – mais sans parvenir à respecter les nouvelles normes.

Soit, dès lors, on constate que c’est un immense échec et l’on revient sur l’arbitrage NOx-CO2 qui est à la base de la régulation européenne et l’on révise ces normes en réduisant davantage les NOx parce qu’on les considérerait comme particulièrement attentatoires à la santé humaine, quitte à ce que les émissions de CO2 augmentent – c’est d’ailleurs une solution pratiquée par certains producteurs de véhicules de haut de gamme pour lesquels l’argument du poids est moins important ; soit, au cours des dix prochaines années, il faudra, j’y insiste, faire le pari d’une technologie disruptive, auquel cas il conviendra de savoir si les autorités politiques sont disposées à prolonger les délais – ce que la Commission européenne a accepté – jusqu’en 2020.

Toutefois, même avec des innovations disruptives, il faut savoir que l’automobile présente la particularité d’être une industrie de masse. Le design d’un nouveau produit et celui de son outil de production sont tels qu’il faut viser des quantités très importantes et une qualité très élevée puisqu’il s’agit d’un secteur formidablement concurrentiel où les économies d’échelle sont fantastiques. Au début de ma carrière d’économiste, un producteur fabriquant de 500 000 à 1 million de véhicules passait pour tout à fait sérieux ; le seuil critique pour pouvoir optimiser les investissements est passé aujourd’hui à environ 8 millions de véhicules. Or jusqu’à l’affaire dont il est le protagoniste, le groupe Volkswagen est celui qui a le mieux maîtrisé cette technologie de la montée en puissance avec l’optimisation de chaque maillon et une production très importante en volume et en qualité.

Aussi le pire qui puisse arriver pour Renault serait l’éclatement de son alliance avec Nissan. L’établissement de plateformes communes, la réutilisation sur plusieurs modèles des moteurs et des composants de haute qualité à faible coût et qui permettent d’accroître la fiabilité des véhicules resteront vraiment une donnée fondamentale du secteur.

Si l’on se projette à l’horizon 2025, l’idée de la spécialisation dans le haut de gamme, l’idée d’une séparation entre généralistes et spécialistes ne marche plus. Même les spécialistes du haut de gamme « descendent » vers les secteurs moyens et l’entrée de gamme. Tous les producteurs organisent leurs gammes en quatre niveaux avec une différentiation en termes de marques, de prix et d’image. Là encore, c’est Volkswagen qui l’avait le mieux réalisé avec une marque très grand luxe avec Porsche et Bentley, une marque premium avec Audi, une marque généraliste avec Volkswagen et des marques agressives d’entrée de gamme avec Seat et Skoda. Vous remarquerez d’ailleurs que tout le monde essaie d’imiter cette structure.

Je ne reviens pas sur les échecs successifs des stratégies françaises de Renault et Peugeot. Il faut distinguer le territoire français et l’avenir des producteurs à base française. Sur le territoire français, il se trouve que nous avons deux implantations industrielles qui marchent bien mais qui ne sont pas françaises : Toyota et Smart, qui ont réussi à atteindre des niveaux de productivité éblouissants, notamment Toyota, grâce au caractère récent de l’investissement, à l’optimisation des chaînes de production, à la capacité d’exporter, alors que plus de la moitié des usines françaises fonctionnent très en deçà de leurs capacités nominales. Il y a même de plus en plus d’usines Potemkine en France, qui ont l’apparence extérieure d’usines qui fonctionnent mais dont une chaîne sur deux est à l’arrêt.

Les deux grands enjeux technologiques sont l’économie d’énergie et la voiture numérique.

Lorsque vous voulez accroître de 100 kilomètres l’autonomie d’un véhicule à moteur thermique, vous devrez augmenter la capacité du réservoir de 10 litres, soit quelques euros et quelques kilogrammes supplémentaires ; si le moteur est électrique, il vous faudra alourdir le véhicule de 250 kilogrammes et le surcoût sera de 6 000 euros. Malgré l’optimisation du moteur électrique, dont il est beaucoup question, le fossé entre ces deux améliorations reste considérable.

Le véritable enjeu me paraît ce qu’on appelait celui des véhicules connectés, nommés désormais véhicules autonomes, qui implique le développement de quatre types de technologies : la connectivité, l’intelligence artificielle, les capteurs et, surtout, les interfaces homme-machine – optimisés grâce aux algorithmes installés dans le moteur lui-même – pour, si ce n’est assurer son autonomie, du moins donner un minimum d’assistance à la conduite, un minimum de sécurité, de programmation et d’optimisation.

Il faut en outre tenir compte du fait que la géographie de la production et de la consommation automobile a radicalement changé – ainsi, il y a à peine dix ans, la Chine produisait 500 000 véhicules alors qu’elle en fabrique aujourd’hui 10 millions –, phénomène qui accroît le différentiel entre les parcs de production installés et les nécessités de la consommation.

Je reviens sur l’expérience norvégienne – une fabuleuse réussite en matière d’équipement automobile en véhicules électriques qui représentaient l’année dernière 18 % des immatriculations. La Tesla Model S est le modèle le plus vendu en Norvège avec un avantage fiscal de près de 40 000 euros, ce qui, j’en conviens, laisse rêveur. Les Norvégiens s’étaient fixés pour objectif de produire 50 000 véhicules électriques pour 2017 ; or ils l’ont atteint dès avril 2015 – un succès éblouissant. On compte en outre 50 000 bornes de recharge électrique publiques dont 200 gratuites. Enfin, les véhicules électriques représentent 85 % du trafic des couloirs de bus mis à leur disposition – ce qui a provoqué une vive polémique.

On peut par conséquent admettre que les Norvégiens ont, permettez-moi l’expression, « mis le paquet », si bien que le coût de l’opération a très rapidement été jugé prohibitif – 600 millions d’euros par an en 2014 –, coût qui a même complètement dérapé par rapport aux prévisions. Surtout, certains ont découvert qu’il s’agissait d’une formidable subvention apportée à la Californie puisque, pour Tesla, la Norvège est devenue un fabuleux marché. Et, mauvaise nouvelle, les émissions de CO2 n’ont été réduites que de 0,3 % entre 2012 et 2013.

Ce modèle est-il exportable ? En Norvège même, on estime que la distorsion de concurrence est devenue trop importante par rapport aux autres véhicules. On doit en outre prendre en considération le fait que ce pays a tout de même une caractéristique : les ressources hydrauliques y sont considérables qui permettent la production d’une électricité très bon marché. La question ne se pose donc pas du tout de la même manière dans des pays qui produisent une électricité à base de charbon, comme en Allemagne, à base de gaz, comme en Italie, ou bien à base d’énergie nucléaire, comme en France.

Mme la présidente Sophie Rohfritsch. Quelle est votre appréciation de l’efficacité des interventions des pouvoirs publics ?

M. Élie Cohen. Il me semble avoir été particulièrement clair : j’ai parlé d’échec de la régulation.

Mme la présidente Sophie Rohfritsch. En effet, mais ma question porte sur les interventions nationales en matière de fiscalité.

M. Élie Cohen. Je me suis en effet montré allusif sur ce point et vous avez raison de me demander des précisions. Le choix européen a été celui du diesel afin de réduire la consommation et les émissions de CO2. On a par conséquent favorisé fiscalement le diesel mais au point de complètement déformer notre système de raffinage. Cette politique a en effet conduit à des excédents considérables d’essence, que nous avons dû exporter dans des conditions de plus en plus difficiles, et, à l’inverse, à importer du diesel. Non seulement ce choix a eu un coût fiscal considérable mais un effet de distorsion non moins considérable sur notre système d’approvisionnement en produits pétroliers et sur notre appareil de raffinage dont certains outils ont été déclassés plus tôt que prévu.

La France était le principal actionnaire du principal producteur ; or c’est pendant la période où l’État s’est progressivement désengagé qu’on a assisté à ce véritable effondrement productif sur le territoire national – cela sans qu’on n’ait jamais mené un quelconque débat : je ne sache pas que l’actionnaire public ait soulevé cette question ni n’en ait fait un problème. C’est en travaillant sur le sujet que j’ai constaté la rapidité, à partir de 2003-2004, de cet effondrement.

Tout le monde a alors célébré la performance de Renault, qui reste certes remarquable puisque l’opération « Renault-Nissan puis Dacia » a été, du point de vue des intérêts de Renault et de la capacité du groupe à se projeter dans le monde, une très grande réussite. Mais si l’on raisonne en termes de base productive nationale, on constate une érosion de cette dernière, une érosion de l’effort de recherche, une panne de la politique de gamme et une perte progressive de parts de marché à l’intérieur du territoire, si bien que notre solde extérieur s’est très rapidement et très profondément dégradé. Encore une fois, je n’ai pas le souvenir qu’il y ait eu de grands débats sur l’automobile en 2005, 2006, 2007 et, en 2008, on a pensé que la grande crise touchait tous les secteurs. Seulement, ensuite, la France n’a pas bénéficié de la reprise. Et, j’y insiste, outre la perte de parts de marché à l’intérieur – et à l’extérieur –, cette crise s’est traduite par une descente en gamme. Je dirais presque que nous sommes en train de devenir, si nous raisonnons en termes d’offre productive des champions nationaux, les champions du low cost.

Mme Delphine Batho, rapporteure. Je vous remercie pour la clarté de votre exposé. Vos dernières considérations me font penser que les origines de l’effondrement que vous évoquez se trouvent peut-être dans ce qui s’est passé dans les années 1990…

Vous avez déclaré que l’évidement du cœur manufacturier n’était pas une fatalité, citant l’exemple de l’Allemagne qui a su transformer sa chaîne de valeur. Pouvez-vous développer ce point ?

Quel regard porter sur les mesures prises après les Etats généraux de l’automobile – en 2009-2010, c’est-à-dire tard – : ont-elles permis d’amortir quelque peu le choc de la crise ?

Enfin, vous avez rappelé que la production automobile s’était effondrée de 42 % en douze ans. Pendant ce laps de temps, la part de l’automobile dans la production industrielle totale a-t-elle diminué ? Dans le même ordre d’idées, j’ai lu un article où vous évoquiez les secteurs à vos yeux stratégiques pour l’industrie française : la défense, l’énergie… le secteur automobile en fait-il partie ?

M. Élie Cohen. Pour ce qui est de l’effondrement, pourquoi ai-je privilégié les quinze dernières années ? On peut certes toujours remonter plus loin, mais il se trouve qu’en 2002 j’avais réalisé une étude comparée entre Volkswagen et Peugeot. J’expliquais à l’époque que PSA était le champion d’Europe de la rentabilité et, en particulier, que c’était une entreprise plus rentable que Volkswagen dont on évoquait les difficultés. Je me suis demandé ce qui s’était passé entre le début des années 2000 et aujourd’hui.

Le groupe Volkswagen a d’abord fait un effort considérable pour optimiser ses chaînes de production ; il a été le premier à concevoir la modularisation de l’outil de production et l’optimisation de chaque maillon de la chaîne de valeur ; c’est lui qui a inventé la politique de plateforme, qui a optimisé les gammes sur quelques plateformes ; c’est lui qui a été le grand innovateur en matière de technologie de production – si bien qu’il a été imité par la suite.

Ensuite, Volkswagen, l’emportant sur Renault, a racheté Skoda. Le groupe a ensuite commencé sa déclinaison de gammes, ce que les producteurs français n’ont pas su faire puisque, lorsque Renault a acquis Dacia, je me souviens d’avoir bavardé avec le patron de Renault, m’assurant qu’il n’était pas question d’importer des Dacia en France – véhicule rustique selon lui destiné aux pays émergents, première expérience automobile… Or, quelque temps après, on a vu des gens importer, je dirais presque : clandestinement, des Dacia. Quand les dirigeants de Renault s’en sont rendu compte, ils ont commencé à faire venir ces véhicules en France mais en les proposant dans les mêmes concessions que les Renault, provoquant un effet de comparaison, de « cannibalisation » terrible – erreur qui n’a pas été commise par Volkswagen qui a lancé la stratégie de quatre marques déjà mentionnée.

Enfin, les conditions financières n’ont pas été les mêmes : Renault a toujours été très limité alors que Volkswagen a pu, je le répète, beaucoup investir dans la recherche. Le contenu en recherche est trois fois supérieur dans véhicule allemand que dans un véhicule français, une différence qui finit par produire des effets. Or, pour mémoire, parmi les généralistes, en 2000, PSA était considérée comme l’une des plus belles si ce n’est la plus belle entreprise européenne.

J’ai participé aux états généraux de l’automobile qui ont eu des résultats incontestablement positifs. Les mesures prises ont permis que ne disparaissent pas un équipementier comme Valeo, alors en train de s’effondrer, mais également les décolleteurs de la Vallée de l’Arve ou les sous-traitants de premier, deuxième et troisième rangs. Ces mesures ont même permis une certaine consolidation et, dans le cas des décolleteurs de la Vallée de l’Arve, l’activité a redémarré. Malheureusement, de bonnes habitudes prises au cœur de la crise, comme la mutualisation des moyens, l’effort commun de prospection pour définir de nouvelles activités, la conquête de nouveaux marchés, ont été quelque peu abandonnées dès que la situation a commencé de s’améliorer. Notons en outre que les banques ont joué le jeu, à l’époque, accompagnant les initiatives publiques. Aussi avons-nous un certain génie pour le sauvetage des entreprises en difficulté mais sommes-nous moins géniaux dans la prospective.

Je ne sais de quelle manière répondre à votre question sur la part de l’automobile dans l’industrie française. Reste que l’effondrement de l’industrie française est incontestable. Quand on compare, sur les quinze dernières années, la performance industrielle de la France avec celle de tous les pays européens, seuls deux – et qui ne possèdent pas d’industrie automobile – font pire que nous : Chypre et Malte ! C’est l’un des sujets sur lesquels je ne parviens toujours pas à trouver de réponse satisfaisante ; je n’arrive pas à comprendre pourquoi – et je vous retourne la question – pourquoi la classe politique française s’est si peu intéressée à l’industrie française au cours des quinze dernières années ? Je suis un vieil industrialiste, j’ai écrit sur le colbertisme ; quand j’étais jeune, j’adorais aller visiter les usines… Je ne comprends pas, je le répète, cette espèce d’indifférence de la classe politique française vis-à-vis de l’industrie alors qu’on pouvait en voir l’effondrement.

M. Jean-Michel Villaumé. On ne parlait que des services.

M. Élie Cohen. Je ne crois même pas que nous ayons fait le choix des services car si cela avait été le cas, nous aurions considéré le tourisme, par exemple, comme un formidable atout et nous aurions considérablement investi dans le secteur – ce que nous n’avons pas fait non plus.

Ma question est beaucoup plus vaste : pourquoi cette indifférence à l’égard de toute la sphère productive ? Bien sûr, au cœur de l’économie productive, il y a l’industrie mais pas seulement ; on aurait ainsi pu s’intéresser aux services exportables. Je m’explique d’autant moins cette attitude qu’on relève un sentiment de fierté nationale à chaque fois qu’un grand projet aboutit : je ne connais pas de politique qui ne soit très sensible aux performances d’Airbus, d’Ariane… Pourquoi donc ce qui vaut pour ces derniers vaudrait-il si peu pour l’automobile, la machine-outil, l’électronique grand public – qui a totalement disparu –, pour les nouveaux biens électroniques… ? Je fais partie de ceux qui considèrent qu’on ne peut pas se passer d’une activité industrielle au sens manufacturier du terme.

La nouvelle industrie, c’est du manufacturier, des technologies, de l’intelligence et des services incorporés. Or il reste très important de maîtriser la brique manufacturière. Le plus bel exemple qui me vient à l’esprit est celui du véhicule électrique aux États-Unis. Le gouvernement américain a largement subventionné le développement de toutes les technologies de stockage – comme les batteries – et, lorsqu’il a fallu industrialiser, plus personne n’en était capable, alors que le véhicule électrique est un dispositif d’optimisation énergétique et d’optimisation numérique. Aussi, si vous n’êtes plus en mesure de fabriquer les composants, vous n’êtes plus capables de les comprendre.

Cela me conduit à un second exemple, celui des produits d’électronique grand public comme le téléphone portable. Le coût de fabrication de ces petits engins, produits essentiellement en Chine, est très faible. J’ai découvert avec surprise que, comme Apple ne produisait plus rien aux États-Unis, le groupe avait inventé un dispositif pour maintenir le contact entre ses laboratoires, ses technologues et les fabricants, si bien que des équipes de chercheurs, de techniciens et de méthodologues d’Apple sont en permanence dans des avions entre la Californie et la Chine pour être sur la chaîne de production. Jonathan Ive, le grand designer de ces produits, considère en effet que c’est en étant sur les chaînes de production qu’il est capable de voir où l’on peut gagner le demi-millimètre qui permettra au produit d’être encore plus fin, plus « smart » que ceux qu’il avait déjà conçus. Il n’est sans doute pas possible de réaliser l’intégralité de la production de masse dans les pays développés, mais cette articulation du manufacturing et de la conception me semble irremplaçable.

Mme la rapporteure. À propos de la stratégie de Volkswagen, vous avez évoqué la modularisation des chaînes de production. Face aux incertitudes sur l’avenir, sur les types de motorisation futurs, sur les éventuelles ruptures technologiques, le fait de disposer d’un outil de production susceptible de s’adapter beaucoup plus facilement qu’une chaîne destinée à produire pendant vingt ans le même type de modèle, est-il une question-clef dans l’organisation de l’outil industriel ?

M. Élie Cohen. La politique de plateforme et de modularisation a bouleversé pour longtemps l’économie du secteur. Elle forme un trait structurant. La percée allemande tend donc à se généraliser.

M. Denis Baupin. Je vous remercie à mon tour pour votre diagnostic lucide. Je tiens à rappeler que je suis un écologiste qui aime l’industrie, qui est convaincu qu’il n’y aura pas de transition écologique, de transition énergétique sans industrie. C’est pourquoi je ne me réjouis pas quand vous évoquez l’effondrement industriel de la France. Je me réjouis également de la clarté de votre exposé sur l’échec de la politique du diesel alors qu’on en parle assez peu. Il faut rappeler que l’Union française des industries pétrolières (UFIP) s’est déclarée favorable au rattrapage de la fiscalité entre le diesel et l’essence du fait de la déformation de notre système de raffinage, que vous avez évoquée. J’ai relevé par ailleurs votre constat d’échec du tout-électrique sur lequel nous ne pouvons que nous interroger après le vote d’une loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte, qui consacre une bonne part à la mobilité de nature électrique. Vous avez ainsi indiqué que la Norvège comptait 50 000 bornes quand la loi en prévoit quelque 8 millions en France, un chiffre effectivement faramineux. Nous nous interrogeons sur la pertinence de ce choix à la suite de votre intervention.

Selon vous, il n’est pas possible de respecter les normes en vigueur : on doit choisir entre la réduction d’émission de CO2 et celle de NOx. Si cela est vrai, ce que je ne pense pas et je vais dire pourquoi dans un instant, nous devons choisir entre le dérèglement climatique, avec toutes ses catastrophes, et respirer un air malsain avec toutes les conséquences sanitaires que cela engendrerait. Autrement dit, nous aurions le choix, cornélien, entre la peste et le choléra … Or il existe une autre issue : celle consistant à construire des voitures plus petites. Je pose cette question, audition après audition, parce que je vois dans la fin de la « voiture à tout faire » l’une des clefs du changement de paradigme en matière automobile, autrement dit la fin de la voiture conçue pour emmener toute la famille en vacances et qui est utilisée à 99 % du temps par une personne seule.

Dès lors la question de l’autonomie des véhicules électriques se pose différemment : un véhicule à une place consommant beaucoup moins, son autonomie pourra être significativement augmentée. De votre point de vue, ne s’agit-il pas de l’une des pistes envisageables – pas la seule, certes : il faudra bien continuer de construire des voitures familiales, l’objectif n’étant pas de passer d’un modèle unique à un autre mais bien à une pluralité de modèles ?

En ce qui concerne le contrôle, vous avez tenu des propos forts en évoquant des autorités européennes complices, ce qui, d’après ce qu’on peut lire – je pense notamment aux considérations d’un commissaire européen, il y a déjà deux ans, sur ce type de trucages – semble assez juste. Si l’on veut que soient respectées des normes à la fois protectrices de la santé et efficaces contre le dérèglement climatique, ne doit-on pas rendre le contrôle indépendant, comme c’est le cas dans le secteur nucléaire avec l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) ? En effet, dans le domaine qui nous occupe ici, nous constatons que tel ou tel comité a des intérêts convergents avec l’industrie – et pas forcément des intérêts d’argent d’ailleurs.

Enfin, j’ai beaucoup apprécié votre analyse du rôle de l’État actionnaire – de PSA et de Renault en l’occurrence. Or n’est-il pas de sa responsabilité, précisément, d’intervenir, dans le cadre du dialogue, bien sûr ? Quand le Président Barak Obama a engagé des fonds de l’État dans l’industrie automobile, dans un pays qui n’est pas franchement dirigiste ni anti-automobile, il a donné des consignes en matière de réduction des émissions. Que l’État actionnaire qui aide ses constructeurs exprime des souhaits ne paraît pas complètement stupide, ne serait-ce que pour veiller au bon emploi des deniers publics, ou au respect des objectifs de la politique de santé publique. Il est difficile d’obtenir un débat public sur ces questions alors qu’elles sont tout de même très structurantes.

M. Jean-Michel Villaumé. Comme mes collègues, je vous remercie, monsieur Cohen, pour vos propos particulièrement intéressants et brillants. Je suis d’accord avec vous en ce qui concerne l’effondrement industriel français mais dans le même temps vous évoquez le succès en France de Toyota et de Smart, n’y a-t-il pas contradiction ?

En outre, vous êtes revenu sur la mobilité, la voiture numérique ; si je vous comprends bien, vous prônez l’abandon du moteur thermique – qu’il soit à essence ou au diesel – tout en vous montrant réservé sur la solution électrique… Aussi, pour vous, quelle doivent être les caractéristiques de la voiture écologique ?

M. Yves Albarello. J’approuve à 1 000 %, monsieur le professeur, vos considérations sur le désintérêt total, au cours des vingt dernières années, des politiques au sujet de la désindustrialisation de la France. Je prendrai un seul exemple, que vous devez connaître : l’entreprise WABCO-Westinghouse, dont une filiale, située dans ma ville et spécialisée dans la fabrication de freins pour les poids lourds, va externaliser sa production en Pologne, provoquant donc le licenciement de 250 personnes.

Le groupe Volkswagen, après le scandale international dont il est à l’origine, sera-t-il capable de s’en relever compte tenu de ses capacités financières ?

La voiture à hydrogène a-t-elle, selon vous, un avenir technologique ?

Vous avez rappelé que PSA, dans les années 2000, était probablement plus rentable que Volkswagen. Or l’entreprise française n’a pas consacré les profits réalisés à la recherche fondamentale en vue d’innover. Nos deux grands groupes, PSA, donc, et Renault, sont-ils voués à mourir ?

M. Élie Cohen. Ma réponse à vos questions, Monsieur Baupin, sera assez simple : dans l’état actuel de la technologie du moteur diesel, on est conduit à arbitrer entre le NOx et le CO2. La raison toute simple pour laquelle Volkswagen a fraudé, c’est que le groupe n’était pas capable de présenter un véhicule avec un moteur satisfaisant les nouvelles conditions environnementales définies par les États-Unis, cela malgré ses efforts, malgré la mobilisation de ses équipes et malgré l’existence d’une technologie intermédiaire qui permettait de régler le problème du NOx mais qui aggravait les émissions de CO2. Il n’était donc pas possible de présenter sur le marché américain des véhicules intermédiaires avec le niveau de réglementation exigé, d’où la nécessité soit de renoncer purement et simplement au diesel, soit d’admettre qu’on ne sait pas fabriquer de véhicule moyen et haut de gamme répondant aux normes et qu’il faut donc de se replier sur des véhicules d’entrée de gamme à capacité beaucoup plus limitée.

Je me situe ici dans le cadre d’une économie dans laquelle les opérateurs industriels cherchent à répondre à une demande en fonction des contraintes réglementaires et des contraintes technologiques. On peut penser que l’urgence climatique est telle qu’il ne s’agit pas de la bonne méthode et qu’une rupture paradigmatique s’impose. Seulement, jamais un industriel n’en prendra le chemin par lui-même ; il faudra donc que l’autorité politique prenne des décisions et encadre cette évolution.

En ce qui concerne le régulateur européen, encore une fois, nous savons dans le détail – car la Commission européenne est transparente – quels sont les pays qui ont milité pour un relâchement des conditions et quels sont ceux qui ont au contraire exigé qu’on applique strictement les règlements. La France, l’Allemagne et l’Espagne ont été les trois pays qui ont le plus défendu la tolérance du viol des normes et l’allongement de la période probatoire tandis que les Pays-Bas y étaient très hostiles. Et, comme par hasard, les pays les plus favorables à la tolérance du non-respect des règles sont des pays fortement producteurs ou qui aspirent à le devenir. Ainsi, un grand projet d’usine est prévu en Espagne qui va massivement fabriquer, pour Volkswagen, des véhicules diesel ; or ce projet est subventionné par le gouvernement qui, logiquement, ne souhaitait pas qu’on applique les normes dans leur intégralité.

Faut-il donc instaurer un régulateur indépendant, monsieur Baupin ? J’y suis très favorable. J’ai beaucoup écrit sur la capture des régulateurs et je me suis fait agonir d’injures, notamment par des responsables politiques qui m’ont reproché ce qu’ils considéraient comme ma défiance vis-à-vis des autorités politiques au point de vouloir multiplier les autorités indépendantes. Ferais-je donc si peu confiance au sens du bien public des responsables politiques ? J’ai plaidé il y a très longtemps pour l’existence d’autorités indépendantes dans des secteurs comme les télécommunications, l’électricité et même en matière de cadrage macroéconomique et budgétaire. On est d’ailleurs quelque peu allé dans ce sens depuis lors, avec la création du Haut conseil des finances publiques notamment.

En ce qui concerne ce dont il est ici question, il s’agit de savoir si nous décidons de bloquer dès à présent le développement du diesel ou le développement même de véhicules diesel parce que les fabricants automobiles ne sont pas capables de satisfaire les normes, ou bien, comme l’a décidé la Commission européenne, de savoir si nous relâchons la vigilance sur le respect des normes pour une durée déterminée. C’est un choix et vous voyez bien qu’une autorité indépendante aurait sans doute décidé que, puisque les normes n’étaient pas respectées, il convenait d’arrêter – ce qui n’en laisserait pas moins entier le problème automobile tel qu’on l’a évoqué.

J’en viens au dialogue actionnarial entre l’État et les entreprises PSA et Renault. Ma réponse sera simple et brutale. L’État a perdu la compétence nécessaire pour dialoguer avec les entreprises. Savez-vous comment on procède quand Bercy veut discuter avec Renault ? On fait appel à un banquier d’affaires. L’État n’a plus d’expertise et y a renoncé depuis longtemps. Même Arnaud Montebourg, qui s’est beaucoup agité, quand il a eu besoin d’une contre-expertise sur Florange, a eu recours à un banquier d’affaires. Quand j’étais jeune chercheur, je m’intéressais à la « fabrication » de la politique industrielle et j’allais visiter la direction des industries électroniques et de l’informatique (DIELI), la direction des industries métallurgiques, mécaniques et électriques (DIMME)… où je rencontrais des experts sectoriels qui avaient acquis leur compétence sur une longue période ; or aujourd’hui il n’y en a plus du tout. L’une des raisons pour lesquelles l’État n’a pas ce dialogue éclairé avec les industries et même avec celles dont il est actionnaire est donc, je le répète, l’abandon de sa compétence. Et comme les services de Bercy n’ont pas perdu leur arrogance initiale, l’arrogance s’ajoute à l’incompétence. Mais c’est un choix et je ne peux que l’observer.

La réponse à la question de M. Villaumé de savoir s’il n’y a pas contradiction entre l’effondrement de PSA et Renault d’un côté, et la performance de Toyota et Smart de l’autre, est élémentaire. Dans le cas de ces deux dernières, il s’agit d’usines nouvelles, greenfield, d’emblée pensées avec les meilleures technologies, avec la meilleure connaissance des progrès réalisés en matière de gestion de production, d’où un niveau de productivité infiniment supérieur à celui des vieilles usines non optimisées, sous-utilisées… Si bien que même avec des niveaux de salaires et des niveaux de prélèvements sociaux identiques, les coûts unitaires ne sont pas les mêmes et si les usines nouvelles peuvent être très compétitives, ce n’est pas le cas des autres.

En ce qui concerne la voiture à hydrogène, depuis que je donne des conférences sur l’automobile, il se trouve toujours quelqu’un pour me dire c’est que la solution.

M. Yves Albarello. Je n’ai pas dit cela.

M. Élie Cohen. En effet, je suis bien d’accord, mais laissez-moi poursuivre. Comme je suis féru de technologie, je tâche de me tenir au courant des évolutions en la matière – l’un de mes premiers travaux d’élève-chercheur à l’École des mines portait sur les développements de la pile à combustible à Marcoussis. Pour en revenir à la voiture à hydrogène, et donc pour répondre à votre question, il existe bien sûr des prototypes mais on est encore loin de pouvoir lancer des séries industrielles avec des perspectives de production et de rentabilisation autour de cette technologie qui fait partie de ce que j’appelle les innovations disruptives indispensables dans la décennie qui vient si nous voulons faire face à l’impératif écologique, climatique.

Vous m’avez également interrogé sur l’avenir de PSA et Renault. Je serai à nouveau simple et direct : Renault et PSA comme entreprises françaises n’existeront plus dans les dix années qui viennent. Au mieux seront-elles des éléments de nouveaux groupes à vocation mondiale. Dans le cas de Renault, le nouveau groupe s’organisera autour de l’alliance actuelle qui forme déjà le troisième ou quatrième producteur mondial et qui se consolidera – et peut-être la crise provoquée par les maladresses de Bercy va-t-elle accélérer cette évolution. Renault comme entreprise nationale essentiellement basée en France et qui peut entretenir un dialogue intime avec les autorités politiques françaises, j’y insiste, c’est fini. Naîtra donc, éventuellement, un acteur global qui aura probablement son siège social hors de France et qui poursuivra une stratégie globale dont l’axe essentiel sera bien entendu Nissan. Il en ira de même pour PSA qui deviendra, si tout va bien, dans les dix années qui viennent, le fondement d’un groupe sino-européen dont la base productive sera essentiellement en Asie. Dès cette année, d’ailleurs, l’apport chinois sera supérieur à l’apport français en matière de production et de consommation. Nous assistons donc à la fin d’un grand cycle historique. Dans le meilleur des cas, deux groupes anciennement français, Renault et PSA, auront donné naissance à deux grands groupes globaux, ce qui est remarquable comme performance, mais il va falloir que Bercy, en particulier, cesse de considérer qu’il doit gronder les dirigeants de ces groupes : quand j’ai lu dans la presse que M. Macron recadrait le Président Carlos Ghosn, je n’en croyais pas mes yeux !

M. Yves Albarello. À vous entendre, l’heure est grave… Les deux principaux constructeurs français sont voués à disparaître au cours des dix prochaines années…

M. Élie Cohen. Je n’ai pas dit cela : ils sont appelés à constituer la base de deux grands groupes globaux.

M. Yves Albarello. J’avais bien compris. La même question se pose-t-elle pour d’autres constructeurs européens ? Je pense aux constructeurs italiens.

M. Élie Cohen. C’est déjà fait, pour l’Italie. FIAT, formellement, a pris le contrôle de Chrysler ; or, en fait, à l’occasion de cette opération, c’est Chrysler qui a pris le contrôle de FIAT avec la délocalisation totale de l’état-major et des structures de gouvernance du groupe italien, désormais implantés aux États-Unis et qui sont sortis de l’orbite italienne. Vous donnez donc là un bon exemple.

Pour que la comparaison soit parfaite, il faudrait que Renault installe son siège social au Japon, ce qui me paraît peu vraisemblable – il l’installera plutôt, par exemple, aux Pays-Bas.

Mme la rapporteure. La présence de l’État au capital de PSA et de Renault n’est-elle plus fondée ? Qu’est-ce qu’une politique industrielle de l’État efficace ? Ne pensez-vous pas que l’État, ou l’Europe, n’a pas à intervenir dans les choix technologiques ? Ne doit-il pas se contenter de fixer la norme et de laisser le constructeur se débrouiller pour la respecter ? Vous avez évoqué le pari du diesel. Un ministre, que vous avez cité, avait déclaré qu’attaquer le diesel revenait à attaquer le made in France. Or les entreprises concernées ont du mal à revenir sur leur culture du « tout diesel ». Comment accompagner le changement, inciter à la révision des stratégies, sachant que ce n’est pas seulement une question culturelle : la marge réalisée sur un véhicule diesel est plus importante que sur un véhicule essence ?

M. Élie Cohen. À quoi sert l’État actionnaire dans l’automobile depuis quinze ans ? L’État était très présent chez Renault et il n’est intervenu dans à peu près aucune des grandes orientations stratégiques du groupe. À l’inverse, l’État intervient beaucoup dès qu’il est question d’emplois, de délocalisation d’activité… c’est-à-dire qu’il est dans un rôle tout à fait classique d’État, rôle qui ne rend nullement nécessaire sa présence comme actionnaire de l’entreprise. Prenez l’exemple très intéressant du Royaume-Uni : lorsque BAE Systems a décidé de se retirer d’Airbus, le gouvernement britannique a exigé du groupe Airbus qu’il maintienne sa production sur le sol britannique dans telle proportion, qu’il garde un centre de recherches dans la fabrication des ailes. C’est donc l’État en tant que garant de l’intérêt général, de la prospérité du pays, qui a posé ses conditions pour autoriser une opération alors qu’il n’en avait peut-être pas la possibilité. L’État s’est par conséquent battu pour les emplois et la localisation des activités de recherche sans être actionnaire.

Si l’État français, comme il l’exprime de plus en plus, est essentiellement préoccupé par l’emploi et la localisation de l’activité, il n’a nul besoin d’être actionnaire – surtout d’une entreprise comme Renault. Observez comment General Electric a négocié avec l’État français dans le cas d’Alstom. Quand vous êtes General Electric, vous ne pouvez pas vouloir prendre le contrôle d’Alstom sans qu’au moins l’État n’y acquiesce – et en l’occurrence l’État a plus qu’acquiescé…

Si l’État veut avoir une stratégie industrielle, ce qui n’a pas été son cas au cours des quinze dernières années, on peut envisager une participation au capital et imaginer les formes de cette participation dans le temps. En tout cas, la pire des solutions est celle que l’on voit à l’œuvre dans le contexte de l’alliance Renault Nissan avec un État intrusif qui a voulu subrepticement doubler les droits de vote en créant un conflit ouvert avec les autres actionnaires et avec la totalité des administrateurs indépendants sans prévoir de plan B en cas d’échec de cette initiative.

Vous m’interrogez ensuite sur le fait de savoir si, dans le contexte d’une économie ouverte, mondialisée, il y a encore un sens à ce que l’État promeuve une stratégie industrielle nationale. La réponse est pour moi bien évidemment oui. On fait valoir que, de plus en plus, nous évoluons dans une économie de l’immatériel, du numérique ; certes, mais cette économie a besoin d’infrastructures ! Je dirai plus encore : elle a besoin d’infrastructures matérielles et immatérielles – je pense, pour ces dernières, aux infrastructures intellectuelles, qu’il s’agisse de l’enseignement supérieur ou de la recherche.

Vous avez évoqué le PIA. Il se trouve que j’ai fait partie de ses concepteurs et ce fut pour moi un rare bonheur que de travailler avec Michel Rocard et Alain Juppé tant, au quotidien, ce n’est pas ce qu’on attendrait de l’un et de l’autre qui se révèle. Nous avons commencé par considérer que les deux priorités centrales étaient transversales : l’investissement dans l’enseignement supérieur et la recherche, à savoir dans la connaissance, et la facilitation du transfert des résultats de la connaissance dans la sphère productive et industrielle. D’où les deux grands axes que nous avons d’emblée promus : à la fois le premier avec les initiatives d’excellence (Idex) et les laboratoires d’excellence (Labex) et le second avec les instituts de recherche technologique (IRT) et les sociétés d’accélération du transfert de technologies (SATT). Nous avions défini deux axes horizontaux et quatre axes verticaux qui correspondaient à des priorités sectorielles : les technologies du numérique, les technologies de la conversion énergétique, les nouvelles technologies des transports et de la mobilité et tout ce qui a trait à la santé, axes qui sont à la base d’une stratégie décisive si l’on veut se rapprocher le plus possible de la frontière technologique et être capables de construire une croissance fondée sur l’innovation soutenable et durable. Nous avons ensuite décliné ces axes en toute une série de programmes.

Une politique industrielle moderne consiste par conséquent à faire en sorte que, par exemple, l’écosystème de l’aéronautique puisse se développer avec des entreprises spécialisées de petite et de moyenne taille, qu’elles aient par conséquent un accès direct aux résultats de la recherche – d’où leur connexion avec les Instituts Carnot –, qu’elles aient un accès direct aux financements – d’où les programmes de financements innovants. Toute cette architecture, que nous avons essayé de concevoir et de mettre en œuvre, c’était – permettez cette immodestie – une belle opération intellectuelle. C’est le bon génie français.

Vous me demandez si l’État doit peser sur les choix technologiques. Précisément, dans le cas que je viens d’évoquer, nous avons voulu donner ses chances à toute une filière technologique : nous n’avons pas fait qu’un choix mais financé plusieurs projets concurrents sur des technologies concurrentes aussi bien en matière d’énergie solaire que de stockage d’énergie. Nous avons exploré les différentes frontières – que je ne connaissais d’ailleurs pas – entre ce qu’on appelle la chimie verte, la chimie bleue, la chimie rouge, la chimie grise… La bonne méthode consiste à créer des possibilités, des capacités et à veiller en particulier à la qualité, à la dynamique des écosystèmes, à essayer de prévenir autant que possible les phénomènes de bureaucratisation progressive, de paralysie et de redondance des organismes, de saupoudrage, etc.

Dernier élément, vous m’interrogez sur le pari du diesel. Là encore, je vous répondrai de manière simple et brutale. Compte tenu du degré d’engagement de la France dans cette filière, si l’on décide d’en sortir demain, il faudra vraiment accompagner le processus sur la moyenne et longue durée. Et comme, jusqu’à présent, et je crois que vous en êtes parfaitement conscients, PSA refusait même d’envisager cette possibilité, plaidant l’excellence absolue de sa solution diesel et faisant valoir l’amélioration continue de son système après avoir résolu l’essentiel du problème, il va falloir vraiment, j’y insiste, pour éviter une catastrophe, accompagner PSA dans ce dialogue stratégique, encore une fois si vous décidez de revenir sur le choix initial de spécialisation.

Mme la présidente Sophie Rohfritsch. Merci, monsieur le professeur : cette audition a été particulièrement riche.

Notre prochaine réunion se tiendra mardi prochain 17 novembre.

La séance est levée à dix-huit heures.

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Membres présents ou excusés

Mission d'information sur l'offre automobile française dans une approche industrielle, énergétique et fiscale

Réunion du mardi 10 novembre 2015 à 16 h 30

Présents. - M. Yves Albarello, Mme Delphine Batho, M. Denis Baupin, M. Jean-Marie Beffara, M. Christophe Bouillon, Mme Françoise Descamps-Crosnier, M. Jean-Michel Villaumé

Excusés. - M. Jean Grellier, M. Jean-Pierre Maggi, M. Rémi Pauvros, Mme Marie-Jo Zimmermann