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Mission d’information sur les coûts de production en France

Jeudi 11 octobre 2012

Séance de 10 heures 30

Compte rendu n° 3

Présidence de M. Bernard Accoyer Président

– Audition, ouverte à la presse, de MM. Jean-Luc Gaffard, Directeur du département de recherche sur l’Innovation et la Concurrence et Christophe Blot, Directeur-adjoint du département de l’Analyse et de la Prévision de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE).

La mission d’information a entendu MM. Jean-Luc Gaffard, Directeur du département de recherche sur l’Innovation et la Concurrence et Christophe Blot, Directeur-adjoint du département de l’Analyse et de la Prévision de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE).

La séance est ouverte à dix heures quarante-cinq.

M. le président Bernard Accoyer. Nous recevons deux économistes de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), une institution réputée qui a été fondée il y a plus de trente ans. L’OFCE est remarquable par la diversité de ses domaines d’étude. Les facteurs d’innovation, tels qu’analysés au sein du département que dirige M. Gaffard, représentent bien un élément décisif de la compétitivité dont il faut tenir compte dans le coût de production. Pour ce qui concerne l’analyse et la prévision qui relèvent plus particulièrement du département de M. Blot, nous cherchons d’abord à disposer de données actualisées. Mais votre audition, Messieurs, devra plus généralement nourrir les travaux préparatoires à notre rapport. L’objet de notre mission d’information, les coûts de production en France, recoupe de très nombreuses questions, irréductibles au problème du coût salarial : les procédures administratives, les contraintes normatives et législatives, les conditions dans lesquelles les salariés sont amenés à se loger et à se déplacer, les territoires, la fiscalité des personnes, l’investissement, des entreprises, la modernisation des appareils de production. Ces facteurs, nous essaierons d’en dresser l’inventaire.

Je vous remercie à nouveau d’avoir répondu à notre invitation et je vous cède la parole.

M. Jean-Luc Gaffard, directeur du département de recherche sur l’innovation et la concurrence de l’Observatoire français des conjonctures économiques. Les coûts de production ne sont pas réductibles au seul coût du travail et notamment aux charges sociales. Votre mission d’information est certainement motivée par la situation délicate de notre pays, dont le déficit commercial croissant atteste de l’existence d’un réel problème de compétitivité. Ce problème est directement lié à l’industrie, en particulier manufacturière. Le thème de la ré-industrialisation, dont on parle beaucoup en France, s’est d’ailleurs aussi invité dans la campagne électorale américaine. De fait, l’industrie manufacturière, qui représente plus de 70 % des exportations et plus de 80 % de la recherche-développement, est au cœur de la croissance. L’enjeu des coûts de production est donc essentiel, en particulier dans ce secteur, mais leur maîtrise ne dépend pas uniquement du fonctionnement de l’entreprise ni de la réglementation qui s’y applique.

Pour l’expliquer, je soulignerai cinq points. Premièrement, les coûts de production ne se limitent pas aux coûts d’utilisation d’une capacité de production. Il faut y ajouter les coûts de construction de cette capacité, autrement dit des coûts d’investissement incluant coûts de R & D et coûts de marketing. Or, quand une entreprise innove, les coûts d’investissement rapportés au produit, y compris les coûts de R & D, sont sans cesse plus élevés. C’est la condition pour que les coûts de production au sens strict soient eux décroissants ou pour que le client ait un attachement au produit qui permet de ne pas être excessivement exposé à une concurrence en prix. La maîtrise nécessaire des coûts suppose d’optimiser la chaîne de valeur, c’est-à-dire de trouver l’équilibre entre la hausse des coûts d’investissement et la baisse recherchée des coûts de fonctionnement.

Deuxièmement, la maîtrise des coûts repose sur la division du travail, qui se traduit de plus en plus par la fragmentation internationale de la production et la constitution d’entreprises en réseau ou de réseaux d’entreprises. Ainsi, la fragmentation des processus de production, consistant à externaliser dans les pays à bas coûts salariaux et fortes compétences techniques la production des biens intermédiaires (y compris des biens de moyen ou haut niveau technologique) ensuite importés en tant que composants des biens finals produits, permet de renforcer la compétitivité de ces derniers, de conserver le cœur de l’activité (notamment la R & D et le design des produits), de maintenir et de développer l’emploi industriel domestique et de stimuler les exportations. Cette fragmentation de la production, qu’elle soit nationale ou internationale, est essentielle à la compétitivité. Nous en reparlerons à propos des entreprises allemandes. Un autre exemple est fourni par l’iPhone d’Apple, entreprise dont la performance repose sur l’extraordinaire fragmentation internationale du processus de production, qui a d’ailleurs nourri plusieurs controverses outre-Atlantique.

La constitution de réseaux est primordiale. Elle répond au besoin de coopération y compris entre entreprises concurrentes. L’objectif réellement poursuivi est de sécuriser les relations entre les différents acteurs du processus d’innovation afin de rendre compatibles investissements concurrents comme complémentaires, éviter que les premiers soient trop élevés, impliquant des excédents de capacité et les seconds insuffisants, créant des goulots d’étranglement. Créer un tissu productif efficace implique de la part des grandes entreprises industrielles (ou de la grande distribution) de nouer avec les PME placées en amont de leur activité des relations stables impliquant de ne pas leur imposer de baisses de prix indues, et de partager avec elles les coûts d’investissement rendus nécessaires par l’innovation. Ces réseaux peuvent contrevenir au droit commun de la concurrence. Ils concernent aussi bien l’industrie manufacturière que la grande distribution. S’agissant de cette dernière il est intéressant de noter que les accords de prix avec les producteurs du domaine agro-alimentaire, en cours de discussion, pourraient devenir déterminants de l’avenir du tissu de petites et moyennes entreprises de ce secteur en France.

Troisièmement, la maîtrise des coûts par les entreprises requiert souvent que soient aussi réalisés des investissements publics, qu’il s’agisse d’infrastructures, de projets structurants, ou de programmes de développement de technologies génériques. Ces investissements sont complémentaires des investissements privés et, à ce titre, en favorisent la mise en œuvre.

Quatrièmement, il existe une étroite dépendance entre des exigences de court terme et de moyen ou long terme en matière de coût. On l’aura compris l’enjeu véritable est une compétitivité à moyen et long terme exigeant des investissements dont il faut calibrer la taille pour en maîtriser le coût. Peu importe, à la limite, que cette compétitivité soit une compétitivité prix ou hors prix. Cependant, l’exigence de moyen et long terme ne saurait faire oublier les contraintes immédiates. Un manque de compétitivité courante, prix ou hors prix, se traduira par une chute des taux de marge, laquelle fera obstacle à la réalisation des investissements nécessaires pour restaurer à terme cette compétitivité prix ou hors prix.

Cinquième et dernier point : la maîtrise des coûts est indissociable de celle de la demande. Les entreprises cherchent naturellement à être compétitives en baissant leurs coûts et leurs prix pour accroître leurs parts de marché. Au niveau global, les choses sont différentes. Les mesures en faveur de la compétitivité des entreprises qui pèseraient sur le pouvoir d’achat pourraient être de peu d’effet sur leurs performances en raison d’une baisse induite de la demande des ménages. Le Nobel d’économie Paul Krugman le dit depuis longtemps, la compétitivité d’une nation n’est pas celle d’une entreprise. Le commerce international peut et doit être un jeu à somme positive : les revenus des uns servent à acheter les produits des autres. L’enjeu est pour chaque pays d’importer des biens moins chers afin d’affecter les ressources ainsi dégagées à ce qu’il sait le mieux faire. Mais il existe un risque que les déficits et les excédents commerciaux deviennent structurels, comme on le verra à propos de la France et de l’Allemagne.

Quel diagnostic peut-on formuler s’agissant de l’industrie française prise dans son ensemble ? Elle souffre d’un retard relatif tant en matière d’innovation (mesurée en l’occurrence par le ratio des dépenses privées de R & D) qu’en matière d’internationalisation, de la faiblesse relative de la coopération entre entreprises au sein d’écosystèmes de production, de la diminution des taux de marge.

Que peut-on faire pour combler ce retard et réagir à ces faiblesses ? Les objectifs découlent du diagnostic. Il faut rétablir les taux de marge, renforcer les écosystèmes locaux de production alliant entreprises, enseignement supérieur et recherche, petites et grandes entreprises, entreprises et institutions financières, renforcer la dimension internationale des activités. Les moyens sont ceux conjoints de la politique industrielle, de la politique de la concurrence, de la politique commerciale, de la politique budgétaire.

La thèse, aujourd’hui privilégiée, est que la hausse relative du coût du travail a contraint les entreprises à réduire leurs marges pour se maintenir sur les marchés au détriment des dépenses de R & D. Il deviendrait alors opportun de réduire ce coût en modifiant le mode de financement de la protection sociale. L’accent reste ainsi mis sur le poids des charges sociales au risque d’ignorer la complexité du problème de maîtrise des coûts.

Maîtriser les coûts c’est maîtriser le temps. Les entreprises doivent disposer du temps nécessaire pour construire une capacité de production compétitive et donc ne pas être dominées par des exigences de rentabilité à court terme. Le soutien des activités de coopération au sein de pôles de compétitivité, l’extension du crédit d’impôt recherche, la reconnaissance d’accords verticaux, un financement pérenne reposant sur des relations de proximité entre entreprises et institutions financières sont autant de facteurs favorables dans cette recherche de la maîtrise du temps.

Le gouvernement doit également disposer de temps dans sa gestion des contraintes budgétaires et de la dette publique. Il lui appartient d’éviter que la contrainte de demande contrevienne à l’effort de rétablissement des marges. La réforme du financement de la protection sociale doit être pensée dans le cadre d’une stratégie budgétaire globale faisant la part des contraintes d’offre et de demande. Sur ce dernier point, on peut, en effet, redouter que le transfert de la protection sociale vers de nouveaux modes de financement impliquant les ménages ne réduise encore la demande, ce qui annulerait son effet positif sur la compétitivité. Mme Laurence Parisot a d’ailleurs récemment signalé pour le Medef ce type de risque.

M. Christophe Blot, directeur adjoint du département de l’analyse et de la prévision de l’OFCE. La compétitivité – à laquelle renvoie immédiatement, sans s’y réduire, l’analyse des coûts de production – engage les relations commerciales avec les autres pays, au premier rang desquels l’Allemagne, premier partenaire de la France et son concurrent sur tous les marchés où nos entreprises sont présentes. Or, on considère souvent l’Allemagne comme très compétitive hors prix alors que la France souffrirait d’un déficit de compétitivité hors prix. Quels sont donc les ressorts de la compétitivité allemande et quelles leçons pouvons-nous en tirer ? Il ne s’agit pas ici de procéder à une énième comparaison franco-allemande, mais bien d’éclairer et d’illustrer par l’exemple allemand les sources de la compétitivité et de la maîtrise des coûts.

Parmi les facteurs de la compétitivité allemande, certains sont structurels alors que d’autres ont évolué favorablement au cours des dix ou quinze dernières années. On en dénombre principalement trois. Premièrement, l’internationalisation des entreprises et de l’économie en général. Depuis la fin des années 1990, la part des exportations dans le PIB a fortement augmenté en Allemagne, beaucoup plus que dans d’autres pays dont la France, pour atteindre aujourd’hui 50 %. Mais l’ouverture de l’économie implique également le développement des importations, à commencer par les consommations intermédiaires importées : l’intégration internationale du processus de production est plus marquée, ainsi que sa fragmentation. Selon plusieurs études, cette part croissante des consommations intermédiaires importées résulte notamment de l’externalisation vers des pays à moindres coûts salariaux, ce qui contribue à la segmentation du processus de production. L’Allemagne a pu tirer un grand profit de l’élargissement de l’Union européenne vers les pays de l’Est : il lui a été ainsi ouvert un marché, cela a densifié son réseau de fournisseurs et lui a fourni une main-d’œuvre dont les salaires sont plus faibles mais dont le niveau de qualification et la productivité restent élevés. Cette réorganisation de la production dans différents secteurs a contribué à optimiser les coûts de production. Sa situation géographique ne permettait pas à la France de bénéficier de la même évolution.

Deuxième facteur structurel de compétitivité : la mise en réseau des entreprises, utile pour capter des parts de marché, structurer les coûts et diffuser l’innovation. En Allemagne, le tissu de production est plus dense, associant de grandes entreprises et de petites et moyennes entreprises – elles-mêmes généralement plus grandes qu’en France. Cette interconnexion permet de réaliser des économies d’échelle et de maîtriser les coûts de production grâce à la proximité d’un réseau de fournisseurs. En outre, elle n’est pas sans effet sur les contraintes de financement pesant sur les entreprises, qui peuvent entraver leur développement et réduire leur capacité à exporter.

Le troisième facteur, régulièrement mis en avant, est la maîtrise des coûts salariaux, qui ont connu en Allemagne une baisse relative assez marquée à la fin des années 1990 et tout au long des années 2000. Selon une étude publiée, cette année, par l’INSEE, entre 1996 et 2008, les coûts du travail dans l’industrie manufacturière ont progressé en moyenne de 2 % en Allemagne quand ils croissaient de 3,4 % en France. Dans le secteur des services marchands, l’écart est encore plus marqué puisque la hausse moyenne au cours de la même période a été de 3,2 % en France, contre 1,2 % en Allemagne. Précisons que c’est l’Allemagne qui s’est écartée de la France plutôt que l’inverse. Comment l’expliquer ?

Le principal élément d’explication tient à la place du dialogue social en Allemagne. La maîtrise des coûts résulte pour une part d’accords passés avec les partenaires sociaux, par entreprise ou par secteur, de la fin des années 1990 à la fin des années 2000, alors que le taux de chômage était relativement élevé – y compris au milieu de ces mêmes années 2000, période au cours de laquelle il avait baissé en France.

Ensuite, la maîtrise des coûts salariaux repose sur celle des charges sociales. Les réformes Hartz ont contribué à réduire le coût du travail en Allemagne, notamment en durcissant les conditions d’accès à la protection sociale afin d’inciter les chômeurs à retrouver plus vite un emploi, fût-il moins bien rémunéré que le précédent. S’y ajoute la volonté de créer ou de développer un secteur de travail faiblement rémunéré – 400 à 800 euros mensuels –, où les cotisations sociales sont réduites.

Si l’on affine l’analyse, on constate cependant que dans les grandes entreprises du secteur industriel, le coût du travail reste plus élevé en Allemagne qu’en France, mais que ce n’est pas le cas dans les entreprises de moins de 1 000 salariés, ni dans les services.

Les réformes Hartz ont entraîné, à partir de 2003, un bouleversement du modèle social allemand, dont la maîtrise des coûts de production est elle-même indissociable. Si l’internationalisation réduit les coûts de production par le biais des consommations intermédiaires, cette réduction découle également des pressions qui s’exercent sur les petites entreprises ainsi que de l’externalisation d’une part des activités, dont les services. Au total, les prix allemands à l’exportation n’ont pas baissé mais les entreprises en ont profité pour accroître leurs marges, ce qui a bénéficié à l’investissement.

À côté de ces différents facteurs, la TVA sociale, instaurée en 2007, n’intervient qu’en fin de processus et ne joue en définitive qu’un rôle plutôt marginal.

Quelles leçons tirer de ces observations ? La première est l’importance du dialogue social : l’évolution du coût du travail dépend essentiellement de celle des salaires, qui peuvent faire l’objet d’une négociation avec les partenaires sociaux. Entre 1992 et 2010, le taux apparent de cotisation « employeurs » en France a perdu près de six points.

M. Olivier Carré. Mais il faut inclure la CSG : globalement, le montant des cotisations sociales a augmenté.

M. Christophe Blot. Dans ce contexte, il appartient à l’État de veiller à ce que le dialogue social se déroule bien et soit équilibré.

Ensuite, pouvons-nous nous inspirer de l’internationalisation des entreprises allemandes ? Les entreprises françaises ont développé une stratégie internationale qui se distingue de l’approche allemande et qui porte elle aussi ses fruits : elles réalisent des investissements directs à l’étranger et en tirent des dividendes assez élevés – 1,9 % du PIB en 2011 – dont une grande partie est réinvestie. Une stratégie à l’allemande est-elle souhaitable, et est-elle même possible ? L’Union pour la Méditerranée pourrait-elle jouer le même rôle que l’élargissement à l’Est pour l’Allemagne ?

L’innovation s’est développée en Allemagne au cours des années 2000. Alors que les deux pays consacraient auparavant le même pourcentage de leur PIB aux dépenses de recherche-développement, l’Allemagne a continué d’accroître son effort tandis que la France stabilisait le sien. En la matière, l’interconnexion des entreprises est essentielle, de même que l’articulation entre secteurs public et privé. La recherche et l’innovation peuvent s’appuyer en France sur plusieurs outils – les pôles de compétitivité, le crédit d’impôt-recherche, Oséo, Ubifrance, la future Banque publique d’investissement (BPI) – qu’il faudrait peut-être adapter et assurément faire agir en synergie.

Enfin, l’on ne peut faire abstraction du contexte macroéconomique. Or l’économie, en France et chez la plupart de ses partenaires de la zone euro, souffre de la faiblesse de la demande, qui résulte en partie des efforts de consolidation budgétaire. L’Allemagne fait encore exception, mais elle est de plus en plus concernée par la restriction de la demande extérieure, et sa demande intérieure est freinée par des facteurs plus structurels.

En outre, l’exemple allemand le montre, les mesures destinées à relancer la croissance mettent du temps à porter leurs fruits. Entre 1999 et 2006, alors même que l’Allemagne gagne en compétitivité, la croissance moyenne du PIB par tête est sensiblement la même dans les deux pays. La compétitivité n’est pas tout : c’est l’un des moyens de la croissance, laquelle reste l’essentiel. Alors qu’au cours des années 2000 la croissance était forte dans le monde et dans la zone euro, les réformes structurelles en cours pèsent aujourd’hui sur une demande déjà très affaiblie, et devraient limiter les effets attendus d’un choc de compétitivité. Ainsi, l’Irlande, pays très ouvert, qui a beaucoup réduit ses coûts de production dès le début de la crise, n’est toujours pas sortie de la récession, parce que la demande intérieure et de ses partenaires commerciaux est atone.

En somme, une croissance durable s’appuiera sur la recherche et l’innovation, qui amélioreront la productivité. La maîtrise des coûts sera probablement secondaire, mais la compétitivité sera accrue.

M. Laurent Furst. Merci, Messieurs, pour ces deux approches très intéressantes.

Dire que c’est la consolidation des politiques budgétaires et des comptes publics qui fait stagner l’Europe, c’est faire fi de l’évolution du taux d’endettement des entreprises et des ménages. De l’agrégat de ces trois facteurs dépendra la capacité des États à rebondir. La dette publique n’est que l’un des aspects du problème.

Selon l’INSEE, le taux de marge des entreprises françaises est tombé à 28,6 %, son plus bas niveau depuis vingt-cinq ans, contre 34,4 % en Allemagne et 38,3 % en moyenne dans la zone euro. On peut bien parler d’avenir, mais il faut dégager de l’argent aujourd’hui pour construire les produits de demain et investir en France. C’est le problème principal.

D’autre part, la part des charges et impôts payés par les entreprises dans le PIB est nettement plus élevée en France qu’en Allemagne. Le problème n’est pas le niveau des salaires, qui est bas pour nombre de nos concitoyens, mais le coût salarial par unité de production : les salaires sont « onéreux » parce qu’ils sont lourdement taxés.

M. Thierry Benoit. Pour ma part, si je vous suis, Messieurs, en ce qui concerne la fragmentation de la production, notamment celle de la production industrielle dans le monde, votre explication de la différence de compétitivité entre la France et l’Allemagne me laisse plus dubitatif. Sur les possibilités qui ont été offertes à l’Allemagne par l’explosion du bloc de l’Est et le redimensionnement consécutif de l’Union européenne, comme sur l’atonie du marché européen, nous sommes d’accord. Il est tout autant exact que le dialogue social est indispensable à la vie de l’entreprise et à ses performances. Mais pensez-vous vraiment que c’est par le dialogue social, source de maîtrise des salaires et des cotisations, que l’on rendra aux entreprises françaises leur compétitivité ?

M. Claude Sturni. Le lien entre recherche-développement et production, variable selon les secteurs, est manifeste dans ce que l’on appelle les filières d’avenir. Sur les 40 derniers médicaments mis sur le marché, aucune molécule n’a été développée en France. Si, dans l’industrie pharmaceutique ou dans le secteur des biotechnologies, nous ne développons pas les produits chez nous, nous ne produirons jamais chez nous. Des difficultés sont donc à prévoir au cours des quinze années à venir. Qu’en pensez-vous ?

M. Olivier Carré. En prenant aussi en considération les coûts implicites, que l’OFCE a souvent étudiés dans le passé, on pourrait utilement compléter votre comparaison intra-européenne. Quelle est la place de la France de ce point de vue, notamment eu égard à l’environnement normatif et législatif ?

Ensuite, on ne cesse de comparer la France et l’Allemagne, mais les Français sont les Français et les Allemands sont les Allemands – comme nous l’avait dit, je crois, Patrick Artus lors de son audition devant une précédente mission d’information. À partir des années 1990, les suites de la chute du Mur et l’intégration de l’Allemagne de l’Est ont fait l’objet d’une réflexion poussée qui a beaucoup compté dans les choix ultérieurs du chancelier Schröder. C’est particulièrement vrai des discussions salariales, qui – quoi que l’on en pense au fond – ont rendu les bas salaires admissibles en Allemagne. Il s’agissait donc d’une décision parfaitement consciente. Les circonstances ne sont pas les mêmes en France aujourd’hui : il existe un consensus, à droite comme à gauche, pour ne pas toucher aux salaires. De quels autres moyens disposons-nous pour parvenir à une dynamique économique aussi intégrée ? Vous avez évoqué le Sud, Monsieur Blot, mais il est assez balkanisé et l’on a vu combien il pouvait être difficile d’associer à une telle démarche des pays instables – voyez la Syrie – alors même que la stabilité est la clé de l’économie.

M. Daniel Goldberg, rapporteur. En ce qui concerne le financement des entreprises, constate-t-on des différences, notamment à l’international, dans la manière dont les banques soutiennent l’innovation ou simplement la bonne marche de l’entreprise ?

À propos des réseaux d’entreprises, où s’arrête l’« écosystème local », où commence l’externalisation ? À mon sens, il y a une limite à ne pas franchir. Si la coopération entre des entreprises de taille différente est une bonne chose, l’externalisation de plusieurs fonctions qui sont partie intégrante de la chaîne de production n’est-elle pas problématique ?

Monsieur Gaffard, vous avez mentionné la filière agroalimentaire, ce qui est rare lorsque l’on aborde le sujet qui nous occupe. Pourriez-vous développer ce point ?

S’agissant des salaires, les uns parlent de charges quand les autres préfèrent parler de cotisations ; les uns parlent de coût du travail, les autres de salaire différé. Quoi qu’il en soit, le mode de négociation qui a permis d’aller vers des accords sur les salaires en Allemagne n’est-il pas singulièrement absent en France ? Cette absence n’est-elle pas liée au mode de gouvernance de nos entreprises, en particulier de nos grands groupes ?

M. le président Bernard Accoyer. Pour enchaîner sur ce qu’a dit notre rapporteur, le caractère frontal des relations sociales en France n’est-il pas aussi un élément qui pèse sur les coûts de production ? Quand on ajoute la rigidité, les nombreuses dispositions, la judiciarisation, les seuils et j’en passe, on voit bien que la nature des relations sociales en France n’est pas propice à alléger quoi que ce soit.

M. Jean-Luc Gaffard. En premier lieu, quand il est question de dialogue social, il ne faut jamais oublier l’essentiel : les salaires sont un coût mais aussi une demande. Un système qui fonctionne permet d’obtenir des gains de productivité qui sont largement distribués aux salariés : c’est ce qu’un certain Henry Ford avait compris il y a plus d’un siècle. Mais que se passe-t-il en cas de difficultés ?

S’agissant de la pratique des entreprises en Allemagne, elles ont géré la crise en recourant largement au chômage partiel, dans le cadre du dialogue social. Face à des diminutions supposément conjoncturelles des commandes, elles ont gardé leurs salariés sous contrat et ainsi maintenu le capital humain, l’État venant en suppléance combler en grande partie la baisse de salaire. Cela fait une grande différence avec des licenciements purs et simples conduisant à la perte de capital humain.

Le dialogue social ainsi conçu et utilisé permet de maîtriser le temps, celui de la demande et celui de l’investissement. S’il est utilisé systématiquement pour diminuer la part des salaires dans le revenu global, c’est la demande globale qui est atteinte avec au bout du compte le risque de dépression. La difficulté vient sans doute du fait que l’Allemagne joue sur les deux tableaux et compte sur la demande externe pour compenser l’insuffisance de demande interne. Aujourd’hui, l’Allemagne investit trop vis-à-vis de la consommation domestique alors que la France consomme trop vis-à-vis de ce qu’elle investit. C’est une situation structurelle délicate à gérer qui fait de votre sujet aujourd’hui une question sans solution simple.

Les coûts de l’investissement sont très importants et augmentent systématiquement, son temps de gestation est de plus en plus long. Mais ces coûts ne doivent pas être réduits aux seuls coûts de R & D, ils englobent les coûts de marketing et d’exploration des nouveaux marchés, qui augmentent eux-mêmes sans cesse. Une décision de fragmenter une production et d’implanter une usine en Chine ou en Slovaquie coûte extrêmement cher, non seulement en activités matérielles mais aussi en activités immatérielles.

C’est bien pourquoi la stratégie de l’entreprise, avec les réseaux qu’elle mettra en place, est déterminante. De ce point de vue, il y a une étroite complémentarité entre la proximité géographique, les relations fortes de coopération entre entreprises locales, et la capacité d’externaliser des activités et de fragmenter internationalement la production. Cela ne signifie pas qu’il existe une sorte de kit qui fonctionne à tout coup et assure une réussite systématique, mais il ne faut sûrement pas opposer le développement de réseaux locaux et l’internationalisation. Ce sont deux aspects qui vont ensemble, l’industrie allemande l’a très largement prouvé.

L’agroalimentaire est un exemple typique de secteur impliqué dont l’activité est structurée par des relations de réseaux. Dans une interview récente, le responsable d’une entreprise de la grande distribution évoquait les discussions en cours sur les accords de prix entre la grande distribution et les producteurs de l’agroalimentaire. J’ai été frappé par l’explication qu’il donnait de la réaction de la grande distribution face à la chute de ses marges due à la chute de la demande. Elle consiste à baisser les prix quasiment au niveau du prix de revente à perte pour les grandes marques, qui sont davantage attractives pour les clients, et à augmenter, en contrepartie, les marges sur les marques de distributeurs et les petits producteurs. Cette stratégie fait fi de la pérennité du tissu productif et fait courir à la petite production agroalimentaire le risque de payer les pots cassés de cette chute de la demande. C’est un cas typique de relations non coopératives qui intervient dans un contexte où l’agroalimentaire est un secteur particulièrement concerné par la baisse de compétitivité de la France vis-à-vis de l’Allemagne. Dans ce secteur, en effet, les services marchands jouent un rôle extrêmement important et les PME, qui ont vu leurs coûts du travail relativement abaissés en Allemagne, sont très importantes.

L’Allemagne a développé des stratégies industrielles extrêmement efficaces qui méritent parfois d’être imitées, mais elle a joué essentiellement sur la capacité globale d’exportation en pesant sur la demande intérieure. Tant que ce problème ne sera pas résolu, je crains qu’il n’y ait pas de vraie solution. Aussi faut-il s’inquiéter de l’écart croissant de performance entre la France et l’Allemagne, qui fait que nos intérêts économiques commencent à ne plus être les mêmes. Il n’y a pas de solution crédible à se tourner vers les pays du sud. La France est, de quelque manière, prise en étau. Il ne faut pas oublier que l’Italie conserve un excédent commercial significatif dans le domaine industriel, que l’Espagne détient un avantage dont témoigne le choix récent de PSA de conserver son unité de production à Madrid. La solution réside dans des formes renouvelées de coopération entre la France et l’Allemagne, même s’il est difficile d’expliquer aux Allemands qu’ils doivent augmenter leurs salaires et leurs prix pour rendre nos entreprises plus compétitives.

Sans doute faudra-t-il réfléchir sur la manière d’infléchir les stratégies industrielles en France. Certains aspects de la désindustrialisation ont été le résultat d’erreurs stratégiques manifestes. Il y a vingt ans, Siemens et la Compagnie générale d’électricité étaient des entreprises comparables : l’ex-CGE, rebaptisée un temps Alcatel Alstom, a choisi de s’orienter vers le secteur des télécoms ; Siemens, l’a au contraire abandonné pour se recentrer sur ses métiers de base. Aujourd’hui, le résultat est clair : conserver son cœur industriel et ne pas chercher à entrer dans des activités pour lesquelles on ne dispose pas des compétences foncières est la stratégie gagnante.

M. le président Bernard Accoyer. Pierre Suard a construit et ultérieurement Serge Tchuruk a détruit.

M. Jean-Luc Gaffard. M. Tchuruk disait vouloir faire une entreprise sans usines !

À moyen et long terme, les erreurs de stratégie industrielle peuvent coûter très cher. Or, on ne peut pas les corriger du jour au lendemain.

S’agissant du rapport de la France à l’Allemagne et du tournant stratégique pris par celle-ci dans les années 2000, il ne faut se garder d’oublier que l’Europe vit, depuis des décennies, en croissance faible. L’Allemagne a fait un énorme effort de reconstruction des lander de l’Est, en faisant le choix, pour ainsi dire dicté par l’état des relations européennes, d’une politique budgétaire expansionniste et d’une politique monétaire très restrictive qui a fait monter fortement les taux d’intérêt et a cassé l’investissement technologique, aussi bien en Allemagne qu’en France. Au début des années 2000, une fois absorbés en partie les coûts de la réunification, l’Allemagne s’est consacrée à retrouver ses marges d’exportation, dans un contexte de croissance faible, en partie à travers des mesures industrielles dont il faut s’inspirer, mais aussi en affaiblissant sa demande interne.

M. Olivier Carré. Nous n’avons pas les mêmes données démographiques.

M. Jean-Luc Gaffard. Le vieillissement de l’Allemagne va lui poser, demain, de sérieux problèmes. C’est probablement la question qui doit permettre d’ouvrir une négociation stratégique entre la France et l’Allemagne.

M. Olivier Carré. C’est notre point fort. Si on ne le négocie pas, nos enfants iront travailler en Allemagne.

M. Jean-Luc Gaffard. Ce qu’elle espère, d’ailleurs.

M. Olivier Carré. L’Espagne perd déjà ses jeunes ouvriers qualifiés.

M. Laurent Furst. Dieu sait que je connais l’Allemagne : j’installe des entreprises allemandes dans mon bassin d’emploi, je vais discuter à Munich avec Osram qui est précisément une filiale de Siemens et se trouve actuellement en vente. La ville jumelée avec ma commune est bavaroise, je parle un peu allemand. Néanmoins, je trouve incroyable cette véritable obnubilation des Français pour l’Allemagne alors que bien d’autres pays ont trouvé des moyens de s’en sortir. L’Autriche, les Pays-Bas, le Danemark, la Suède ont montré des chemins, même si l’Allemagne donne le rythme aujourd’hui en Europe. Or, elle a une histoire très particulière avec la problématique de l’Europe de l’Est, et il est intéressant de constater que la dette publique allemande correspond à peu près à ce qui a été investi par l’Ouest à l’Est. L’Allemagne sait être rigoureuse et unie sur des objectifs essentiels, elle a été beaucoup marquée par son histoire contemporaine, qui a eu des incidences sur son économie et sa culture. Du reste, cette dernière est en train de changer : l’augmentation des coûts salariaux est une réalité aujourd’hui dans l’industrie allemande qui connaît un phénomène de rattrapage ainsi qu’une attente très forte des partenaires sociaux.

Aujourd’hui, le commerce extérieur européen est à l’équilibre ou bénéficiaire mais la France est très déficitaire. Voilà pourquoi nous avons aussi intérêt à regarder de près les quatre pays que j’ai cités, plus quelques autres, et à ne pas nous focaliser seulement sur ce qui serait un « modèle allemand ».

M. Christophe Blot. Il n’y a pas, de notre part, d’obsession allemande. Mais nous voyons dans l’Allemagne un élément de comparaison intéressant dans la mesure où nos économies sont proches, que nous sommes partenaires privilégiés et que les deux pays ont des tailles similaires. Comme, de surcroît, on retrouvait de multiples facteurs de maîtrise des coûts et de gestion de la compétitivité en Allemagne, on pouvait penser en tirer certaines leçons. Évidemment, le poids de l’histoire joue un rôle important et on ne peut pas s’attendre à faire la même chose alors que les circonstances sont différentes. L’importance et la force du dialogue social ne peuvent pas être transposées telles que – et si quelques changements peuvent intervenir, ils ne se décrètent pas. Certains éléments relevés ne peuvent donc pas être retenus parce qu’ils appartiennent à un contexte particulier. Néanmoins, ils peuvent permettre de comprendre et ouvrir des pistes.

M. Claude Sturni. En Allemagne, certains coûts de production sont rassemblés, comme les achats de matières premières ou de produits alimentaires, puis répartis sur toute une filière, ce qui allège le coût de revient des producteurs. Nous, nous ne sommes pas capables de le faire.

M. le président Bernard Accoyer. Il y a aussi la question des normes environnementales.

M. Laurent Furst. Alors qu’ils sont quasiment en situation de plein-emploi, ils ont aussi introduit des salaires à 400 euros, avec lesquels ils paient des gens qu’ils font venir de l’Est. En France, on ne peut pas le faire.

M. le président Bernard Accoyer. Si la distorsion entre la France et l’Allemagne s’aggrave, nous courons le risque d’une domination de notre appareil productif. Nous avons des pépites industrielles sur lesquelles les Allemands lorgnent avec envie.

M. Jean-Luc Gaffard. L’un des grands problèmes de la France, c’est que les PME qui réussissent disparaissent. Elles sont systématiquement rachetées. C’est une grande différence avec l’Allemagne. J’ai l’exemple d’une entreprise de haute technologie actuellement implantée à Sophia Antipolis, petite start-up au départ, employant aujourd’hui 3 700 personnes dans le monde. Quand son patron a essayé d’acheter une entreprise allemande, il s’est aperçu que la succession par un ingénieur maison était prévue de longue date et que, l’entreprise n’étant pas cotée en bourse, il n’avait aucune possibilité de la racheter. En Allemagne, il y a une réelle préoccupation de préserver le tissu des PME à travers tout un ensemble de comportements, de normes, de réglementations.

M. Olivier Carré. Et une fiscalité adaptée à l’entrepreneur.

M. Jean-Luc Gaffard. Si le succès du crédit d’impôt recherche est indéniable en France, il est tout de même nettement moindre au niveau des PME parce qu’il est impossible pour ces entreprises de répondre aux exigences administratives. Comment, par exemple, vérifier que la personne désignée comme faisant de la recherche fait vraiment de la recherche à 80 % ou 50 %. Pour résoudre cette difficulté, le crédit d’impôt devrait aller au-delà de la R & D.

Les pôles de compétitivité ont fait l’objet de gros efforts mais il y en a beaucoup trop. Dans ma seule région, en plus des pôles nationaux, vingt-cinq pôles locaux ont été créés, ce qui pose le problème du mode de gouvernance – encore assurée, de façon typiquement française, par l’administration sous l’influence d’intérêts électoraux immédiats.

S’il est difficile de proposer une réponse globale au déficit de croissance en Europe, il est, en revanche possible et nécessaire de proposer un certain nombre de règles et de normes susceptibles d’infléchir les stratégies industrielles.

M. le président Bernard Accoyer. Nous devons vraiment réfléchir au problème de la transmission et de la reprise des entreprises, ainsi qu’aux rachats en avalanche d’entreprises françaises par des étrangers. C’est le sort qu’ont connu la plupart des pépites de mon département, telles que Salomon ou Entremont. La dernière filiale de Renault a été rachetée par des Japonais. Si cet aspect n’intervient pas directement dans les coûts de production, il est lié à la problématique de la production tout court. Lorsque le centre de décision est à l’étranger, la logique n’est évidemment plus la même.

Dans les entreprises familiales, les responsables subissent une véritable usure. Face aux contraintes, aux tensions, à la pression, la famille est parfois découragée de poursuivre. La fiscalité de la transmission du patrimoine est un autre élément dissuasif. Lorsqu’il n’y a aucun intérêt à continuer, autant placer son argent dans l’immobilier, quitte à devenir une économie spéculative et non plus de production.

M. Jean-Luc Gaffard. C’est ce qui se passe.

M. le président Bernard Accoyer. Les dernières évolutions de la fiscalité me paraissent aller à l’encontre de l’intérêt comme de la pérennité du tissu industriel, de sa capacité à investir et du maintien dans le patrimoine national d’entreprises familiales détenues par des compatriotes. Pourtant, on le voit bien, notamment en Allemagne, le capitalisme familial est décisif. En ce qui concerne le niveau du taux marginal de l’impôt sur le revenu, comment voulez-vous qu’un vendeur de centrales nucléaires, de TGV ou de Rafale demeure localisé dans des entreprises françaises où, de ce fait, on va lui prendre, par la fiscalité, ce qu’on ne lui prend dans aucun autre pays au monde ? Sans faire de polémique politicienne, c’est la réalité d’aujourd’hui.

En la matière, il faut vite revenir au bon sens. Un réexamen de la fiscalité s’impose, même si ça ne concerne pas directement les coûts de production. Mais avant même de s’interroger sur ces coûts, ne faut-il pas s’assurer qu’on produise en France ? Pour cela, il faut investir dans le pays et y maintenir les investissements. Un nouveau débat s’ouvre aujourd’hui sur la pertinence d’inclure les œuvres d’art dans la taxation du patrimoine. Je dis, moi, depuis toujours, pourquoi y avoir mis les entreprises qui produisent en France ?

M. Olivier Carré. J’ai retenu de vos interventions, Messieurs, que, dans les économies modernes, la nécessité d’investir rend mécaniquement le coût de l’investissement de plus en plus élevé, et cela logiquement puisqu’on est dans une dynamique de rendements décroissants. Or, depuis dix ou quinze ans, des éléments de fiscalité, de normes et autres venant s’ajouter sans cesse, l’entreprise finit par subir une double peine : la baisse mécanique de la productivité et celle de la compétitivité qu’on ne peut pas compenser. L’effet de diffusion de l’innovation dans le reste du monde rattrape et fait que la spécificité normative supplémentaire condamne l’investissement dans le pays développé.

Au niveau des politiques publiques, cela justifie la nécessité de mettre en place un environnement business friendly. Ça nous ramène aux collectivités, par exemple, qui, de façon inégale sur le territoire, adoptent pour certaines cette attitude et d’autres pas. À partir de là, mécaniquement, on a un surenchérissement du coût de l’investissement simplement dû à l’environnement économique. Cet aspect me paraît fondamental pour éclairer la nécessité pour l’environnement administratif au sens le plus large d’être vraiment light sur l’entreprise elle-même.

Cela éclaire aussi le débat sur le transfert ou non des entreprises vers les ménages du coût de la protection sociale. Le vrai sujet de fond à considérer est simple : c’est l’entreprise qui génère la valeur ajoutée. Lui demander d’assurer ce financement handicape sa capacité à décider, à répondre aux différents chocs qu’elle reçoit de l’extérieur c’est-à-dire de son environnement concurrentiel. Cela affaiblit le tissu productif et donc l’emploi.

Ce qui pourrait peut-être apparaître comme des banalités économiques me semble de nature à remettre de l’ordre dans les décisions à prendre. Le fait que ce soit l’entreprise qui ait le plus de capacité à décider de son allocation me paraît plus efficace pour l’ensemble de la collectivité que lorsque c’est le ménage. Aujourd’hui, on en est là.

M. Daniel Goldberg. La solution doit passer par une plus forte intégration au niveau européen d’un certain nombre de normes. De ce point de vue, nous n’avons pas beaucoup avancé, au cours des vingt dernières années, dans la construction d’un modèle européen qui permette à la fois de ne pas trop se livrer une concurrence totale à l’intérieur même de nos frontières, en particulier entre les pays fondateurs ouest-européens, et de pouvoir peser plus et collectivement vis-à-vis de l’extérieur.

Il faut aussi savoir comment, dans cet environnement, nous disposons ou non de la capacité de maintenir le compromis social établi il y a maintenant un demi-siècle, par lequel le pays dans son ensemble participait à tous les aspects de notre vie, tant celui du travail que celui du social.

M. Thierry Benoit. Puisque nous sommes au début des auditions, je voudrais prolonger le propos du président Accoyer. Il me paraît indispensable d’inclure dans notre mission un volet « transmission des entreprises ». Il n’est pas normal que des décideurs français soient obligés d’imaginer des solutions à l’extérieur du pays pour transmettre l’entreprise, l’outil de production. Dans certains cas, c’est ainsi que cela se passe. On l’a dit, cela se traduit par un transfert des centres de décision et, indirectement, par une perte de souveraineté à la fois pour l’entreprise et pour le patrimoine national. Je n’irai pas jusqu’à préconiser le protectionnisme, mais j’ai travaillé vingt ans dans une entreprise familiale, dont l’outil de production est devenu « la proie » d’actionnaires étrangers. Elle avait tellement grossi, depuis un demi-siècle, qu’elle était devenue difficile à transmettre dans un cadre familial mais aussi national.

M. Olivier Carré. Un point encore, concernant le poids de la loi nationale par rapport aux transpositions de directives dans notre droit. Souvent, l’administration propose des modifications qui conduisent à alourdir sensiblement la directive et, finalement, à nous doter de notre propre réglementation qui handicape les entreprises. À la sortie, on se retrouve avec des distorsions de concurrence alors que, dans un environnement européen intégré, on devrait avoir la même règle stricte pour tous. Il y a là un travail à mener en interne, une réflexion politique, au sens plein du terme.

M. le président Bernard Accoyer. Nous allons nous arrêter là pour aujourd’hui. Je remercie M. Jean-Luc Gaffard et M. Christophe Blot d’avoir participé à la première journée de nos auditions.

La séance est levée à douze heures cinq.

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Membres présents ou excusés

Mission d’information sur les coûts de production en France

Réunion du jeudi 11 octobre 2012 à 10 h 30

Présents. - M. Bernard Accoyer, M. Frédéric Barbier, M. Thierry Benoit, Mme Michèle Bonneton, M. Olivier Carré, Mme Corinne Erhel, M. Laurent Furst, M. Daniel Goldberg, M. Jean Grellier, M. Jean-René Marsac, Mme Marie-Line Reynaud, M. Claude Sturni, M. Olivier Véran

Assistait également à la réunion. - M. Christophe Léonard