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Mission d’information sur les coûts de production en France

Jeudi 18 octobre 2012

Séance de 9 heures

Compte rendu n° 4

Présidence de M. Bernard Accoyer Président

– Audition, ouverte à la presse, de M. Vincent Chriqui, Directeur général du Centre d’analyse stratégique (CAS)

La mission d’information a entendu M. Vincent Chriqui, Directeur général du Centre d’analyse stratégique (CAS).

L’audition débute à neuf heures dix.

M. le président Bernard Accoyer. Avant vous, Monsieur le directeur général du Centre d’analyse stratégique, nos interlocuteurs ont pointé la baisse de notre compétitivité, allant jusqu’à parler d’un délitement du tissu industriel français, que semblent confirmer les chiffres en notre possession. Quelle vision globale avez-vous de ce phénomène ? Disposez-vous de données comparatives permettant de nous situer notamment par rapport à nos partenaires de la zone euro ? Comment expliquer la dégradation de notre position à l’exportation ? Quelles sont ses conséquences sur la balance commerciale ? Comment peut-on créer un véritable choc de compétitivité, ou du moins agir afin d’améliorer celle-ci ?

M. Vincent Chriqui, directeur général du Centre d’analyse stratégique. J’évoquerai les coûts de production dans une perspective internationale, avant de présenter succinctement deux études que nous venons de réaliser.

Dans notre pays, le coût horaire moyen d’une heure de travail effectif se situait en 2008 – la situation ayant peu évolué depuis lors – à 31,8 euros, soit un niveau significativement supérieur à celui de la zone euro. Il est plus élevé en Belgique et au Danemark, mais inférieur en Allemagne et encore plus faible en Italie ou en Espagne.

En ce qui concerne l’évolution du coût salarial unitaire, le coût salarial rapporté à la production, la France se trouve dans une situation intermédiaire entre l’Espagne ou l’Italie, et l’Allemagne qui, ces dernières années, a réalisé des progrès considérables. La productivité allemande a subi un choc après la réunification, avant de se redresser progressivement pour passer au premier plan de l’Europe. La situation de la France s’est fortement dégradée pendant la même période.

Comparons à présent salaire « superbrut », soit le total versé par l’entreprise pour chaque salarié, et productivité. À la fin des années 70, le salaire « superbrut » progresse plus fortement que la productivité, ce qui entraîne un coût pour les entreprises. La courbe s’inverse ensuite. La situation est stable pendant les années 90, où le ralentissement des gains de productivité s’accompagne d’une certaine modération salariale. Entre 1983 et 1989, le salaire net évolue peu ou de manière négative, même quand le salaire « superbrut » augmente assez fortement, car la hausse est absorbée par la protection sociale : autrement dit, les gains de productivité ne profitent à la rémunération directe des salariés car ils sont intégralement absorbés par la hausse du coût de la protection sociale. Le phénomène n’est pas propre à la France mais la France est particulièrement touchée.

Depuis 1995, la productivité de l’Espagne ou de l’Italie, inférieure à la moyenne européenne, n’a pas rattrapé celle des autres pays. C’est le cœur des difficultés qui ont produit la crise européenne. On escomptait que, grâce à l’Union, la productivité des États convergerait permettant une convergence des salaires sans aggravation des écarts de compétitivité. Or l’Allemagne ayant fait preuve de plus de modération salariale que les pays dits méditerranéens, les écarts de compétitivité se sont creusés. Un important décrochage s’est produit en 2008 et 2009. Pendant la crise économique, la plupart des pays, à l’exception de l’Espagne, ont imité la politique de rétention de main-d’œuvre pratiquée par l’Allemagne qui n’a pas hésité pas à conserver les emplois même quand la production plongeait. Cette stratégie, qui fait fléchir la compétitivité pendant la crise économique, peut être rentable à long terme, la présence de salariés qualifiés permettant à l’entreprise de repartir du bon pied après la crise.

En France, la part de la rémunération du travail qui entre dans la valeur ajoutée est relativement stable, mais son niveau élevé, qui favorise les salariés, limite la capacité des entreprises à constituer des marges susceptibles, en particulier, de permettre un niveau élevé d’investissement. En Allemagne, sa diminution, entre 1995 et 2010, a permis aux entreprises de renforcer leur compétitivité.

Dans notre pays, les coûts salariaux unitaires, stables dans l’industrie, ont connu une hausse constante dans le secteur marchand. Tandis que l’Allemagne les a maîtrisés dans tous les secteurs, nous les avons laissé augmenter, notamment dans les services ou la construction. Ils pèsent sur la compétitivité globale, puisque l’industrie a de plus en plus recours aux services de conseil, de maintenance ou d’informatique.

La différence entre coût « superbrut » et salaire versé est particulièrement élevée en France, du fait de l’importance des charges sociales. La stratégie ciblant les allégements de charges sur les bas salaires a profité aux services plus qu’à l’industrie dans la mesure où celle-ci compte plus d’emplois relativement qualifiés ou très qualifiés et verse des salaires plus élevés. Ce décrochage n’a pas été constaté en Allemagne. A vrai dire ce n’était pas le seul ni même le principal objectif des allégements de charges : ils ont peu favorisé la compétitivité industrielle, mais ils avaient pour objectif de ramener vers l’emploi des personnes peu qualifiées, particulièrement sensibles à la rémunération.

J’en viens aux deux études du Centre d’analyse stratégique auxquelles j’ai fait allusion.

La première concerne les salaires et les politiques salariales.

Bien que, depuis 1982, la France connaisse une certaine modération salariale et un resserrement de l’éventail des rémunérations, on constate de nouvelles disparités liées à la croissance rapide des hauts salaires et à la progression de nouvelles formes d’emploi, comme le temps partiel ou les contrats autres que les CDI. Les politiques de rémunération s’individualisent, notamment par le biais des primes individuelles, les établissements faisant le choix d’une plus grande souplesse en matière salariale.

Le système français est dual. Les pouvoirs publics interviennent dans la formation des bas salaires par le biais du SMIC et des mesures réduisant le coût du travail peu qualifié, comme la prime pour l’emploi (PPE), le revenu de solidarité active (RSA) ou les baisses de charges sur les bas salaires. Parallèlement, la place du dialogue social est réduite, la négociation collective dans l’entreprise se développant plus que la négociation de branche, ce qui favorise l’individualisation des salaires.

Le Centre d’analyse stratégique a proposé qu’on instaure un point d’étape annuel, comme il en existe dans d’autres pays. Un rendez-vous national inscrit dans le cadre d’une discussion macroéconomique permettrait aux partenaires sociaux de concilier la négociation salariale et le souci de la compétitivité.

La seconde étude porte sur l’ajustement de l’emploi et des heures travaillées pendant la crise. Les pays ont réagi très différemment au choc économique, qui s’est traduit par une baisse de la demande entraînant une chute de la valeur ajoutée. Au Royaume-Uni, le choc été compensé presque parfaitement par une baisse de l’emploi de même ampleur. En Espagne, surtout dans le secteur de la construction, il a été surcompensé, ce qui a entraîné des gains de productivité : la crise a joué le rôle d’un signal qui a permis de réduire les sureffectifs. En Allemagne, il a été sous-compensé, les entreprises préférant conserver leurs salariés pour mener une stratégie de long terme et en utilisant de manière massive le chômage partiel.. La France a également choisi de préserver l’emploi, mais elle a recouru dans une moindre mesure au chômage partiel. De plus, l’Allemagne, qui fabrique des produits différenciés, a pu augmenter ses prix, ce qui lui a permis de s’ajuster dans de meilleures conditions que la France.

M. Jean Grellier. Pouvez-vous analyser, pour chaque filière, la part des charges salariales et celle des coûts de production incluant notamment des déterminants comme le transport et encore le coût de l’énergie ?

M. Vincent Chriqui. On peut adopter une vision d’ensemble ou descendre à un niveau plus fin. J’ai distingué l’industrie et les services pour souligner que le coût de ceux-ci pèse sur l’ensemble de l’économie.

Le coût de l’énergie est relativement bas en France grâce au nucléaire. En Allemagne, il augmentera à mesure que s’accomplira la transition énergétique, qui modifiera la compétitivité de certains secteurs. Si l’on cherche à descendre vers une analyse secteur par secteur les chiffres existent naturellement pour chacun d’eux, mais ils ne permettent pas de réfléchir globalement à une politique publique qui jouerait sur le coût du travail pour favoriser la compétitivité.

M. Thierry Benoit. L’OCDE l’a montré : le nombre d’heures travaillées par habitant, qui est faible en France, pèse sur notre productivité. Depuis dix ans, la réduction du temps de travail hebdomadaire est « un serpent de mer ». Le Parlement ne devrait-il pas ouvrir le débat ? La qualité du travail des Français n’est pas en cause ; ce qui compte c’est la performance de notre pays par rapport à ses voisins. Avez-vous analysé celle de la sphère publique et de la sphère privée ? En Suède, le code du travail a décloisonné les statuts des secteurs public et privé, permettant le passage de l’un à l’autre. Cet exemple est-il de nature à alimenter notre débat sur la compétitivité ?

M. Vincent Chriqui. Ces questions appelleraient des réponses plus longues que celles que je vais vous donner.

Il est facile de trouver des chiffres pour évaluer l’incidence de la durée du travail sur la productivité. En France, cette durée est relativement faible par rapport à la moyenne mondiale, voire européenne, mais la productivité horaire est élevée. Les deux éléments sont liés : dans les pays où l’on travaille plus, le marché du travail accueille des personnes dont la productivité est plus faible.

Si la faible durée hebdomadaire du travail est un handicap pour les entreprises, on ne peut l’augmenter qu’en préservant le dialogue social et en évitant une hausse systématique des salaires, qui favoriserait le pouvoir d’achat mais nuirait à la compétitivité. Un partage entre les entreprises et les salariés est envisageable dans le cadre d’une évolution négociée. Cela se produit dans certaines entreprises, mais de manière encore trop ponctuelle.

Il est très difficile de mesurer la productivité du secteur public. Dans les comptes nationaux, on identifie de manière un peu simpliste sa production à son coût sans tenir compte de la performance. En France, le niveau de l’emploi public est supérieur à la moyenne, ce qui laisse supposer que des gains de productivité sont encore possibles, mais il faut considérer les chiffres secteur par secteur pour avoir une véritable analyse de la performance.

Nos charges salariales intègrent de manière importante le point fiscal et social versé à l’État et à la sécurité sociale.

La réussite de l’Allemagne tient en grande partie à ce qu’elle apporte de la valeur ajoutée à des biens d’Europe centrale et orientale en conservant la partie la plus intensive de la production, comme l’assemblage, en main-d’œuvre qualifiée. Du coup, elle parvient à baisser ses coûts en conservant des salaires assez élevés. Cela dit, au fur et à mesure que les pays d’Europe centrale ou orientale convergeront, ses coûts augmenteront, réduisant d’autant son avantage concurrentiel.

En France, au lieu de trouver des fournisseurs dans différents pays, nous préférons implanter des usines ailleurs. Ces délocalisations peuvent être critiquées mais il faut savoir que dans la majorité des cas elles visent surtout à servir d’autres marchés, notamment celui des grands pays émergents où se réalise désormais l’essentiel de la croissance.

M. Marc Goua. Il est essentiel d’examiner la productivité de chaque filière et la façon dont on vend. Nos entreprises ont peu de logistique à l’exportation, ce qui les pénalise. En outre, elles travaillent souvent dans des domaines à faible valeur ajoutée.

M. Vincent Chriqui. La France est présente dans différents secteurs avec des produits très différenciés, ce qui lui permet de fixer les prix. On distingue en effet les price makers, proposant un produit que les gens acceptent de payer plus cher, comme une BMW, et les price takers, qui ne vendront des biens standards, par exemple des agrafes, que s’ils les offrent à un prix moins élevé que leurs concurrents. L’Allemagne réussit mieux que la France à proposer des produits différenciés de haute qualité et à organiser des filières à l’exportation performantes.

On ne peut pas dissocier la compétitivité hors prix de la constitution des coûts. Si les Allemands ont su faire preuve d’innovation technologique et se positionner sur les marchés, c’est parce que, depuis dix ans, ils préservent leurs marges, ce qui leur permet d’investir plus que nous dans la recherche et développement, en soignant la qualité et le design des produits. À terme, l’avantage coût se traduit aussi dans la compétitivité hors prix.

M. Laurent Furst. Vous avez souligné qu’en France, le coût salarial entre pour beaucoup dans la valeur ajoutée. Pour autant, cela ne signifie pas que le salaire net est trop élevé. Depuis vingt ans, nos marges sont plus faibles que celles de nos concurrents. Un chiffre permet de mesurer la capacité des entreprises à investir, à innover et à créer un outil productif : il y a 150 000 automates programmables dans l’industrie allemande contre 35 000 en France. Quand le taux de marge est faible, il n’y a pas de dynamique.

J’ai interrogé un jour le dirigeant d’une entreprise où travaille une soixantaine de personnes. Pour 100 euros nets perçus par le salarié, l’entreprise verse 107 euros de charges et impôts divers.

J’ai, par ailleurs, eu accès à un indice non public utilisé par un groupe européen employant 400 000 personnes dans le monde, qui agrège la totalité des coûts dans les pays où ce groupe est présent. Ainsi, le pays où le coût de production est le plus élevé est l’Allemagne, avec un indice 100, contre 98 pour la France et 73 pour les États-Unis. Quand un groupe investit dans un marché très ouvert, il se demande où il obtiendra un produit de qualité à moindre coût, fiscalité comprise, car la dynamique d’un système économique ne se mesure pas uniquement à l’aune du coût salarial.

M. Vincent Chriqui. Je souscris à votre analyse, sauf sur le rapport entre le salaire « toutes charges comprises » et le salaire net, qui est supérieur à 1,7. J’ajoute que la très grande majorité de nos 35 000 machines-outils a sans doute été fabriquée en Allemagne... La question du coin fiscal et social est essentielle pour la compétitivité des entreprises et pour les salariés. Pendant les Trente Glorieuses, où l’on gagnait cinq à sept points de productivité par an, on pouvait en consacrer deux à protection sociale et trois au salaire net. Aujourd’hui, où la France est à la frontière technologique et où la croissance tendancielle est de 2 % à 3 % par an, la dérive des coûts de la protection sociale absorbe une grande part de la richesse créée et la maîtrise des charges salariales globales se fait au prix d’une quasi-stagnation du salaire net, ce qui n’est pas une solution acceptable pour les salariés. La meilleure réforme en faveur de la compétitivité c’est la réforme des retraites, ou toute autre réforme permettant à long terme de maîtriser les coûts sociaux.

M. Daniel Goldberg, rapporteur. Je préfère parler du prix du travail, plutôt que de son coût. Les cotisations sociales acquittées par les entreprises servent à engager des dépenses utiles à notre pays. Elles ont même pu être considérées comme un salaire différé pour les salariés. Si le système actuel devait être modifié, un autre mode de financement de la protection sociale devrait être mis en place qui handicaperait peut-être, lui aussi, la compétitivité des entreprises.

En quoi les politiques françaises d’incitation à l’innovation et à la transposition de la recherche et développement (R&D) dans l’économie diffèrent-elles de celles conduites en Allemagne, voire dans d’autres pays européens ? Quelle est l’efficacité des aides publiques ? Atteignent-elles les objectifs qui leur sont fixés ? Quel est, par exemple, le bilan de l’action des pôles de compétitivité qui ont été récemment créés et dont l’organisation a pu faire l’objet d’interrogations ?

La qualité des produits fabriqués en France comporte deux dimensions : la qualité réelle et celle de l’image. Disposez-vous d’études sur ce sujet ?

Enfin, un consensus existe sur la nécessité d’aider prioritairement les PME. Ces entreprises sont les vecteurs principaux du redressement et de l’innovation. Quelle stratégie a été menée à l’étranger pour les soutenir ?

M. Vincent Chriqui. Si la protection sociale n’était plus financée comme elle l’est actuellement, elle devrait l’être par d’autres moyens, c’est vrai. Ainsi, des dispositifs individualisés remplaceraient des mutualisés, ce qui ne serait pas forcément mieux. Mais d’un autre côté, tout système repose sur des arbitrages dont beaucoup sont implicites. Une situation où la protection sociale s’accroît, mais où la progression des salaires nets est faible, voire nulle, résulte d’un arbitrage qui pourrait être différent si les Français avaient le choix. Il n’est pas certain que l’on se console de voir les salaires stagner en se disant que ses droits à la retraite progressent.

Le niveau des dépenses de R&D rapportées au PIB en France est au-dessus de la moyenne européenne, mais reste bien inférieur à celui en vigueur dans les pays nordiques, les plus performants en la matière. La part des dépenses de R&D engagées dans le public est supérieure à celle constatée dans d’autres pays. Les défis que la France doit relever sont donc le développement de la R&D dans le secteur privé et l’amélioration du partage de la R&D entre les sphères publique et privée. Le CAS a publié une étude sur les politiques de soutien à l’innovation dans différents pays. Il en ressort que la France a adopté une stratégie mixte en définissant les secteurs à aider, jugés cruciaux pour la croissance future – ce sont les dépenses d’avenir –, tout en appuyant la R&D et l’innovation dans les entreprises par des dispositifs généraux – le crédit impôt recherche (CIR) est de cette nature. Le précédent Gouvernement a mené ces deux politiques : des moyens ont été dégagés, malgré la crise financière, pour les dépenses d’avenir et le CIR a été maintenu à un niveau très élevé, ce qui permet à la France d’être un pays accueillant pour les investissements dans la R&D. Ces dispositifs peuvent toujours être améliorés et il serait opportun de les mutualiser, au moins en partie, à l’échelle européenne.

L’économie française occupe des positions ciblées et excelle dans certains domaines de haute technologie – l’aéronautique, l’aérospatial, l’agroalimentaire, la pharmacie –, alors que l’Allemagne est présente sur de nombreux secteurs de moyenne technologie grâce notamment à des entreprises de taille moyenne. La France accuse un retard, non en matière de « made in France », car des biens de très grande qualité sont produits, mais s’agissant de la capacité à se différencier et à développer des politiques de marque, ce qui suppose des marges pour le financement d’activités de design ou de R&D.

Notre pays est porté par de grands champions nationaux alors que l’Allemagne et d’autres pays ont réussi à tisser un réseau d’entreprises de taille intermédiaire et exportatrices. Avec les pôles de compétitivité et les dépenses d’avenir, nous essayons d’irriguer un tissu, car il faut éviter une concentration des aides sur les grandes entreprises. L’expérience allemande nous enseigne que la formation est primordiale. Le système français repose sur les grandes écoles au détriment de la formation professionnelle. Or, le cursus dans ces écoles conduit aux grandes entreprises multinationales. En Allemagne, le choix d’une voie professionnelle garantit l’obtention d’un emploi et cette formation comprend une part importante effectuée en alternance, souvent dans une PME qui bénéficiera ensuite d’une main-d’œuvre qualifiée. Des enseignements doivent être tirés de cette méthode.

M. Olivier Véran. Les Français travaillent un peu moins longtemps que leurs voisins, mais plus efficacement ; ils sont donc compétitifs, ce qui est une bonne nouvelle.

Comment évolue la part des biens à forte valeur ajoutée dans la production française globale ? Si leur proportion diminue, est-ce dû à un problème de coût, de formation, de stratégie, de concurrence internationale ? Les coûts de production évoluent-ils lorsque la part de la production à forte valeur ajoutée varie ? L’enjeu réside-t-il dans la réduction de ces coûts ou dans l’acceptation de leur niveau pour permettre la production de biens à forte valeur ajoutée et le renforcement d’un modèle hautement compétitif ?

M. Vincent Chriqui. Les salariés français sont très productifs, et nous pouvons tous nous en réjouir. Mais attention, la productivité est mesurée par un ratio : la production rapportée au nombre d’heures travaillées. Ce ratio peut être amélioré par la performance de ceux qui travaillent ou par la mise à l’écart d’une partie de la population active, celle ayant une productivité plus faible et qui se trouve au chômage ou à temps partiel. Les États-Unis ont une productivité horaire comparable à celle de la France mais en situation économique normale, presque tout le monde occupe un emploi même les personnes dont la productivité est faible. Il est très positif d’avoir une productivité horaire du travail élevée, mais ce résultat ne doit pas être obtenu par l’exclusion des travailleurs les moins productifs.

La France est mieux positionnée sur les emplois de haute valeur ajoutée que l’Allemagne. Des champions mondiaux sont ainsi spécialisés dans des secteurs de haute technologie. L’Allemagne est davantage orientée vers un modèle reposant sur une grande performance dans de nombreux domaines de technologie intermédiaire. Le défi, pour la production française, est donc non pas de monter en gamme vers la forte valeur ajoutée, mais de fabriquer des biens différenciés et performants dans tous les secteurs, y compris ceux de moyenne valeur ajoutée. La conception de produits différenciés, reconnus et mieux vendus, est indépendante du coût de production. Néanmoins, atteindre cet objectif nécessite des investissements, et donc des marges.

M. le président Bernard Accoyer. Constater que le salarié français serait plus productif que les autres alors qu’il travaille moins longtemps doit alimenter une réflexion sur le temps de présence sur le lieu de travail. Le Français travaille certes moins longtemps, mais il subit une pression plus forte durant son temps de travail. Avec les 35 heures, les RTT et les durées de congés, la France est le pays où le temps passé en dehors du lieu de travail est le plus élevé au monde. Cette situation permet-elle à la disponibilité intellectuelle, à l’inventivité et à l’imagination des salariés de s’épanouir ? Au-delà de nos divergences politiques, cette question doit être posée du fait de l’infléchissement de notre productivité depuis une dizaine d’années.

Quel est le coût des contraintes législatives et normatives qui sont particulièrement lourdes en France ? L’actuel déplafonnement de certaines cotisations sociales alourdit le coût d’une main-d’œuvre qualifiée déjà rare dans certaines filières et dans certaines régions.

Pourquoi, alors que nous avons un tissu de moyennes ou petites entreprises très inventives, le développement, l’industrialisation et la commercialisation se font-ils de plus en plus à l’étranger ? Enfin, quelles sont les solutions pour diminuer les coûts de production en France ?

M. Vincent Chriqui. Si l’on veut diminuer la durée de travail hebdomadaire sans dégrader la compétitivité, les conditions de travail peuvent bien sûr changer sensiblement. C’est une question d’équilibre. Les Sud-Coréens n’ont pratiquement pas de limite en matière de temps de travail, ce qui n’est pas l’idéal pour développer la productivité et l’inventivité. La France se situe à l’autre extrémité du spectre.

Le coût des contraintes législatives et normatives est très difficile à évaluer, même si l’OCDE a développé un indice synthétique sur ce sujet. La France n’est pas très bien classée sans que sa position soit alarmante. Notre pays pâtit surtout d’une mauvaise image, comme le révèle le tableau sur l’attractivité que le CAS élabore avec l’Agence française des investissements internationaux – l’AFII. Cette perception est d’autant plus regrettable que la France est bien considérée pour la qualification de sa main d’œuvre, ses infrastructures et sa situation géographique au cœur de l’Europe.

La coexistence d’un niveau élevé de chômage et d’un grand nombre d’offres d’emploi non pourvues est un défi lancé à notre système de formation initiale, à notre capacité de permettre aux demandeurs d’emploi d’accéder aux secteurs où des besoins ne sont pas satisfaits et à notre faculté de rendre attractifs des domaines qui sont moins considérés.

Comme je le disais, la France a laissé dériver ses coûts, notamment dans les services, et c’est préoccupant pour la compétitivité de l’industrie qui s’appuie de plus en plus sur ces services.

Favoriser l’émergence d’un Mittelstand est une tâche difficile. La formation professionnelle effectuée en alternance dans les entreprises est un élément important. Les PME françaises pâtissent d’un manque de ressources humaines capables de développer l’exportation et la montée en gamme ; dans cette optique, certaines fonctions pourraient être mutualisées et des liens tissés entre grandes et moyennes entreprises. Les entreprises françaises ont du mal à grandir. Une fois qu’elles atteignent une certaine taille, elles sont rachetées par un grand groupe car nous n’avons pas la capacité qu’on les Allemands de faire vivre un capitalisme de taille intermédiaire reposant sur des investisseurs ou des familles. Ce phénomène a certes des origines culturelles, mais il tient aussi à un environnement économique et fiscal.

Pour réduire les coûts de production, il convient de maîtriser les dépenses sociales. À ce titre, basculer une partie des charges sociales sur des ressources fiscales est une idée intéressante. Nous sommes dans le cadre d’une politique d’ensemble, car on ne peut séparer la question des charges des entreprises de la capacité de celles-ci à être innovantes, performantes. Même si beaucoup a été fait au cours des cinq dernières années pour soutenir la R&D et l’innovation, il faut aider les entreprises à reconstituer leurs marges.

M. Laurent Furst. La productivité horaire des salariés français est élevée parce que de nombreux emplois ont été supprimés du circuit productif. Ainsi, notre système de distribution d’essence est le plus automatisé au monde et le nombre de salariés dans l’hôtellerie est le plus faible du monde. En outre, depuis l’adoption de certaines mesures, les salariés subissent effectivement une forte pression pour produire beaucoup dans un temps restreint.

Cela dit, le problème principal de l’économie française n’est-il pas la faiblesse du taux de marge des entreprises ?

M. Vincent Chriqui. La question du taux de marge est importante. Reconstituer la capacité des entreprises à être innovantes, à produire des biens différenciés, à accroître leurs dépenses de R&D et à être performantes à l’export passe en partie par l’augmentation de leurs marges. Par ailleurs, le soutien public à l’innovation et l’amélioration de la formation initiale et professionnelle concourent également au développement des entreprises, ce qui aura, à terme, un effet sur les marges.

M. Olivier Véran. Lorsque des forums pour l’emploi sont organisés, les étudiants ne se pressent pas sur les stands des filières industrielles bien que les conditions de travail et de sécurité à l’usine se soient grandement améliorées. L’émission de télévision « Top Chef » a eu un tel impact sur l’attractivité des métiers de cuisine que l’on manque maintenant de ... serveurs ! Peut-être faudrait-il imaginer un « Top Chimie » ou un « Top Usine » pour inciter les jeunes à s’orienter vers les filières industrielles ! La promotion de notre outil industriel pose question. Le niveau de salaire – souvent satisfaisant aujourd’hui dans l’industrie française – est l’un des éléments de cette promotion. Il est temps d’agir, car certaines filières commencent à être désertées. La formation initiale doit être adaptée très tôt aux besoins pratiques des industriels et la formation continue doit être en conséquence repensée. Je suis convaincu que c’est très important pour les coûts de production.

M. Vincent Chriqui. L’enseignement des sciences, des mathématiques et des technologies de l’industrie représente 25 % de nos formations supérieures, contre environ 50 % en Chine et 75 % à Singapour. Nos formations initiales doivent donc être adaptées. Par ailleurs, certains métiers de l’hôtellerie et de la restauration sont parmi ceux où il est le plus difficile de pourvoir les offres d’emploi alors que ces métiers ne requièrent pas de hautes qualifications et pourraient constituer une solution pour de nombreux demandeurs d’emploi. L’industrie pâtit d’une image qui ne correspond plus à la réalité ; les évolutions y sont aujourd’hui rapides et nombreuses. Les métiers industriels sont de plus de plus qualifiés et donc de mieux en mieux rémunérés. Un effort de promotion des filières industrielles auprès des jeunes est donc nécessaire.

M. le président Bernard Accoyer. Ne convient-il pas d’inclure, dans le coût de la production en France, celui des 35 heures, soit quelque 20 milliards d’euros par an de charges supplémentaires induites par les exonérations de cotisations et l’augmentation du nombre de fonctionnaires ?

Par ailleurs, le gaz de schiste va occasionner une baisse très forte des coûts de production aux Etats-Unis, qui vont rapidement se rapprocher des niveaux chinois. Un nouveau terrain de compétition internationale pesant sur les coûts de production n’est-il pas en train de s’ouvrir ?

M. Vincent Chriqui. Le coût des 35 heures est naturellement intégré dans celui du travail. Il est difficile de l’évaluer, mais il existe et il est élevé. Le passage aux 35 heures peut s’analyser comme un choc de compétitivité négatif puisqu’il s’agit de faire moins travailler les salariés avec un mécanisme de compensation financé par le budget de l’État, mais supporté in fine par les entreprises. Il n’y a donc aucune ambiguïté sur ce point.

Quant aux gaz de schiste, ils représentent en effet une révolution énergétique majeure. Les États-Unis vont devenir exportateurs de gaz après en avoir été les premiers importateurs. La baisse des prix mondiaux du gaz va profiter à tout le monde. En revanche, seuls les pays producteurs de gaz de schiste vont percevoir une recette liée à l’exportation. La France conserve, grâce à la filière nucléaire, un prix de l’énergie relativement compétitif même si la facture liée aux énergies fossiles est considérable. Le choix de l’Allemagne de sortir du nucléaire oblige ce pays à plus utiliser non seulement les énergies fossiles, ce qui lui permet de profiter de la baisse du prix du gaz, mais aussi les énergies renouvelables qui, pour l’instant, sont beaucoup plus chères. Au total, cela devrait se traduire par une forte augmentation du prix de l’électricité, ce qui aura un impact sur la compétitivité des entreprises allemandes.

M. Daniel Goldberg, rapporteur. Cela dit, les Etats-Unis sont confrontés à un problème d’accès à l’eau, notamment dans les zones où la fracturation hydraulique est utilisée pour l’extraction du gaz de schiste. Le prix du mètre cube d’eau a augmenté pour les particuliers et les professionnels, ce qui induit des conséquences économiques - notamment pour les agriculteurs. Il faut donc appréhender la question du gaz de schiste dans son ensemble.

M. Vincent Chriqui. Ce que vous décrivez, monsieur le rapporteur, correspond au fonctionnement du marché : si de l’eau est nécessaire à l’exploitation du gaz de schiste, son prix augmente et celui du gaz baisse. Cependant, il s’agit d’une technologie nouvelle et elle va certainement évoluer, et en particulier devenir plus économe en ressources.

M. Thierry Benoit. Le choix de la réduction du temps de travail fait par la France il y a une quinzaine d’années a totalement bouleversé le rapport de la population française avec la valeur travail. Nous connaissons tous des entreprises et des filières qui offrent des emplois ainsi que des personnes qui sont plutôt attirées par la fonction publique pour la sécurité de l’emploi. Il faut travailler à décloisonner la sphère publique et la sphère privée, et à sécuriser les parcours professionnels. Ainsi, les jeunes pourront être attirés par une filière qui fournira, elle aussi, sécurité et apaisement. C’est nécessaire, car les salariés français sont certes très productifs, mais à quel prix ?

M. le président Bernard Accoyer. Il nous reste à vous remercier, Monsieur Chriqui, pour vos informations dont nous allons faire sans aucun doute le meilleur usage.

La séance est levée à dix heures trente-cinq.

——fpfp——

Membres présents ou excusés

Mission d'information sur les coûts de production en France

Réunion du jeudi 18 octobre 2012 à 9 h 30

Présents. - M. Bernard Accoyer, M. Thierry Benoit, M. Laurent Furst, M. Daniel Goldberg, M. Laurent Grandguillaume, M. Jean Grellier, Mme Annick Le Loch, M. Claude Sturni, M. Olivier Véran

Excusés. - M. Christophe Borgel, Mme Corinne Erhel, M. Jean-René Marsac, M. Jean-Charles Taugourdeau

Assistait également à la réunion. - M. Marc Goua