La mission d’information a entendu M. Christian de Boissieu, Professeur d’économie (Paris 1 - Panthéon-Sorbonne), membre du collège de l’Autorité des marchés financiers (AMF).
L’audition débute à dix heures quarante.
M. le président Bernard Accoyer. Nous recevons, à présent, Monsieur Christian de Boissieu, professeur d’économie à Paris-I Panthéon-Sorbonne et membre du collège de l’Autorité des marchés financiers. Il a beaucoup travaillé sur le financement des économies européennes. Souvent consulté au titre d’expert, il a notamment participé aux travaux de la mission Attali sur la libération des conditions de la croissance française. Vous pourrez donc décliner vos réflexions et réponses à nos questions sur les coûts de production en France.
M. Christian de Boissieu, professeur d’économie (Paris 1 Panthéon-Sorbonne), membre du collège de l’Autorité des marchés financiers. Succédant à d’autres intervenants, je reprendrai à ma manière des éléments qui ont sans doute déjà été formulés. Je souhaiterais aborder cinq aspects.
Le premier problème est d’ordre statistique lorsqu’on compare différents coûts de production et, qui plus est, que ces comparaisons sont effectuées avec des pays situés hors de la zone euro, tels que le Royaume Uni ou les États-Unis, du fait de l’intervention des taux de change. Il nous faut en effet raisonner en nous fondant sur le coût total de production et non sur le seul coût salarial. Ce coût total inclut notamment celui de l’énergie – comme l’illustrent le cas de l’Allemagne ou le débat sur les gaz de schiste –, mais également les charges financières des entreprises, qui varient selon leur taille et leur secteur d’activité – même si l’on a tendance à occulter ce débat sous prétexte que les taux d’intérêt à court et long termes sont bas, sans tenir compte des spreads payés par les emprunteurs jugés « risqués ». Les économistes s’accordent d’ailleurs sur le fait que le taux de marge moyen des entreprises françaises a plutôt eu tendance à diminuer, s’élevant désormais à 27-28%, contre 31 à 32% auparavant.
En deuxième lieu, la compétitivité-prix, qui dépend en grande partie du coût salarial unitaire c’est-à-dire du rapport entre salaire et productivité du travail, joue également un rôle non négligeable. Ainsi la perte de compétitivité-prix de la France par rapport à celle de l’Allemagne au cours des années 2000, qu’illustre le décalage entre le déficit extérieur structurel de la première et l’excédent structurel de la seconde, s’explique-t-elle à la fois par l’évolution des coûts salariaux (le numérateur du ratio) dans ces deux pays – l’Allemagne ayant en effet mené une politique salariale très sévère afin de tirer les conséquences de sa réunification – et par celle de leurs gains de productivité du travail (le dénominateur) – la France étant certes bien classée en termes de niveau de productivité du travail, mais pas spécialement en termes de gains de productivité. De même, depuis l’entrée de la Grèce dans la zone euro, les écarts de coûts salariaux unitaires qui existaient entre ce pays et l’Allemagne se sont accrus au cours de la dernière décennie. Alors que l’on pensait que la monnaie unique allait par son existence même rapprocher nos économies réelles, elle en a au contraire accentué les divergences.
Le troisième point a trait à la compétitivité « hors prix », parfois citée pour amoindrir l’importance de la compétitivité-prix alors que nous devons nous appuyer simultanément sur ces deux composantes. Le Centre d’observation économique de la Chambre de commerce et d’industrie de Paris, que j’ai dirigé pendant une vingtaine d’années, a montré dans une enquête relative à l’image hors prix des produits français auprès de certains importateurs étrangers qu’en la matière, depuis vingt à vingt-cinq ans, la France a comblé une partie de son retard face à l’Allemagne. Les entreprises allemandes conservent cependant une avance pouvant expliquer pourquoi elles sont moins sensibles que leurs homologues français au taux de change, et en l’occurrence à la surévaluation de l’euro. Plus généralement, en Europe, les différentiels de compétitivité « hors prix » sont tels que les pays européens sont inégalement sensibles aux taux de change, d’où la difficulté de définir un point de vue européen sur le taux de change idéal.
Mon quatrième point concerne encore plus précisément les taux de change. Si les entreprises françaises doivent faire des efforts pour accroître leur compétitivité et regagner des parts de marché, l’objectif pour la France est non pas d’afficher un excédent extérieur, mais plutôt de ne pas se maintenir pendant des décennies en situation de déficit extérieur structurel non soutenable à long terme. Or, si jamais nous sortons progressivement de la crise de la zone euro mais que les Américains, ravis de la sous-évaluation du dollar, continuent à jouer la guerre des monnaies pour améliorer leur compétitivité, nos efforts en ce domaine risquent d’être ruinés par un taux de change défavorable. L’épée de Damoclès de la baisse possible du dollar pourrait en effet s’abattre sur nous en 2013-2014. Dès lors, la question sera posée à M. Mario Draghi, le patron de la Banque centrale européenne (BCE), et aux autorités européennes, de savoir si la zone euro se dotera jamais d’une politique de change.
Enfin, cinquième et dernier point, au-delà de l’enjeu du basculement d’une partie des charges sociales vers de nouveaux modes de financement – la vitesse de basculement me paraissant à cet égard aussi importante que celle de son ciblage sur une hausse de la TVA ou de la CSG –, l’amélioration de la compétitivité de nos entreprises dépend d’autres éléments structurels, tels que le mode de financement de nos dépenses d’avenir en faveur de la recherche-développement et de l’innovation et l’amélioration de la compétitivité de notre système d’enseignement supérieur et de recherche. En effet, tout en restant keynésien, j’estime que l’économiste le plus important pour nos politiques publiques à venir est Schumpeter, économiste autrichien qui affirmait que les ressorts du capitalisme résident dans l’innovation, tant s’agissant des nouvelles technologies, de la montée en gamme des produits qu’en matière d’organisation. Cela explique d’ailleurs pourquoi 22 des 35 milliards d’euros du Grand emprunt ont été consacrés à l’enseignement supérieur et à la recherche. On ne peut cependant pas recourir au Grand emprunt tous les ans. Dès lors, dans le contexte financier actuel – fort difficile du fait de la pression qui s’exercera sur les budgets publics au cours des quatre ou cinq ans à venir ainsi que sur les banques privées du fait des nouvelles règles prudentielles définies lors des accords de Bâle III – il faut se demander comment attirer davantage de l’épargne des ménages, encore abondante en France, pour financer ces dépenses d’avenir.
M. Laurent Furst. Le coût de l’électricité est certes en train d’augmenter en Allemagne, mais dans la mesure où la très grande industrie allemande s’approvisionne sur le marché européen de l’énergie, elle ne sera guère affectée par cette hausse.
En outre, si le financement des dépenses d’avenir doit, en très grande partie, être assuré par les entreprises elles-mêmes, celles-ci sont cependant confrontées à plusieurs handicaps. Tout d’abord, leur taux de marge est particulièrement faible depuis vingt-cinq ans. Ensuite, leur taux d’endettement a considérablement augmenté au cours des cinq dernières années. Dès lors, comment pourront-elles y parvenir au lieu de perdre des parts de marché ?
Enfin, l’essentiel du champ concurrentiel de nos entreprises se trouve à l’abri des variations de taux de change puisque plus de 60% du commerce extérieur français se fait dans la zone euro.
M. Christian de Boissieu. J’ai parlé du taux de change entre l’euro et le dollar, mais j’aurais également pu évoquer la livre sterling, car si le Royaume Uni est notre deuxième partenaire commercial, ne joue-t-il pas aussi le jeu de la guerre des monnaies ?
En outre, même si chaque pays européen réalise 70 % de ses échanges extérieurs au sein de la zone euro, les 30 % restants sont importants, étant donné les faibles marges de manœuvre dont nous disposons.
Quant au taux de marge, il est constant lorsque les salaires réels varient comme la productivité du travail. Pour remonter ce taux, il nous faut investir dans l’innovation afin d’accélérer nos gains de productivité – ce qui n’exclut nullement une augmentation des salaires réels, à condition qu’elle soit moins importante que celle de nos gains de productivité. Les effets de ces gains mettront néanmoins un peu de temps à se faire sentir.
Enfin, vous m’interrogez à la fois sur l’accès des entreprises au financement et sur le coût de celui-ci. Oséo enregistre de bons résultats depuis quelques années et la mise en place de la Banque publique d’investissement (BPI) pourra aussi contribuer à ce financement – mais dans des proportions insuffisantes eu égard aux besoins. Dans un contexte mondial qui demeurera ouvert et concurrentiel, les entreprises françaises qui, quel que soit leur secteur d’activité, sont toutes « preneuses de prix » (price takers) ne devraient pas trop compter sur la constitution d’un pouvoir de marché pour reconstituer leurs marges ; elles devraient plutôt envisager une politique de gains de productivité et d’économies. Votre question sous-tend d’ailleurs celle de la politique fiscale à adopter. Or, le groupe animé par Didier Migaud, qui a travaillé sur les questions de convergence fiscale franco-allemande, a jugé qu’il était difficile de comparer le taux d’imposition sur les sociétés de la France, qui s’élève à 33 %, à celui, plus faible, de l’Allemagne, dans la mesure où les taxes locales des deux pays sont différentes.
M. Thierry Benoit. Vous vous êtes demandé vers quelles sources et à quelle vitesse le basculement du financement de la protection sociale devait s’opérer et vous avez de la sorte effleuré la question que je qualifie de « TVA sociale ». Préconisez-vous un choc de 3 à 4 points de TVA, soit le basculement de 30 à 40 milliards d’euros de taxe sur la production vers la taxe sur la consommation, afin d’assujettir notamment à l’impôt des produits qui sont manufacturés en Asie mais dans des conditions éthiques et sociales fort discutables ?
M. Christian de Boissieu. Je m’efforce d’être pragmatique sur cette question complexe. Comme vous le savez, l’Allemagne a fait un peu de TVA sociale. Mais celle-ci n’a représenté qu’un point sur les trois points de hausse de la TVA décidés en 2005. Les deux autres points ont servi à réduire le déficit public. À l’époque, l’Allemagne avait une marge pour le faire étant donné son bas niveau de TVA au départ. Pour notre part, nous nous sommes recréé une marge de fait, dans la mesure où nos partenaires ont augmenté leurs taux moyens de TVA pour réduire leurs déficits. Il y a trois ans, la France se situait plutôt dans le haut de la fourchette, avec un taux de 19,6 %. Aujourd’hui, avec le même taux nous sommes en dessous de la moyenne européenne. Intuitivement, car je n’ai pas fait tourner de modèles, je suis de ceux qui défendent une hausse d’un point de la TVA dans la perspective du basculement du financement de la protection sociale. Avec un passage de 19,6 % à 20,6 %, l’effet inflationniste reste gérable, et le taux normal comparable à celui en vigueur chez nos partenaires. Un point de TVA représente 6 à 7 milliards d’euros de recettes supplémentaires, et un point de CSG environ 11 milliards. Une hausse d’un point de la TVA et de la CSG rapporterait donc près de 20 milliards de recettes supplémentaires – toutes choses égales par ailleurs bien sûr, car il ne faut jamais sous-estimer les réactions des comportements privés face à des mesures de politique économique.
Certes, une hausse du taux de la TVA ou de la CSG risque de peser sur la consommation, qui représente 60 % de la demande et du PIB. Ne tuons donc pas le moteur qui est encore allumé ... Dans la mesure où nous traversons une passe économique difficile, je vois plutôt ce basculement comme un objectif vers lequel nous devons tendre en privilégiant plutôt une transition graduelle qu’un choc. Un basculement de 30 ou 40 milliards d’euros du jour au lendemain risque d’avoir un effet négatif pour les ménages. En pesant sur la consommation, on rendrait alors encore plus aléatoire l’investissement des entreprises, qui dépend en partie de la demande anticipée par elles.
Je serais donc plutôt partisan d’une combinaison de hausse du taux de la TVA et de celui de la CSG par une démarche graduelle, l’important étant d’afficher un cap, et pas nécessairement de créer un choc.
M. Olivier Véran. Je vous remercie pour cette présentation très intéressante, Professeur. Je retiens de votre dernière réponse que vous plaidez davantage pour une trajectoire de compétitivité que pour un choc de compétitivité, ce qui s’inscrit pleinement dans la démarche du Gouvernement.
Vous avez parlé de la capacité à financer nos dépenses d’avenir, et notamment de l’enjeu que constitue la recherche pour la compétitivité. Nous avons à cet égard deux raisons de nous réjouir. Le budget du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche est en hausse, ce qui est un message politique fort. Les Assises de l’enseignement supérieur et de la recherche, qui se tiennent en ce moment, à l’initiative de la ministre, Mme Geneviève Fioraso, devraient permettre d’aboutir à des propositions concrètes et ambitieuses. Nous continuerons également à soutenir la recherche des entreprises, notamment par le crédit impôt recherche (CIR).
Par ailleurs, il faut repenser l’interaction entre les entreprises et les instituts de formation. Les objectifs de la formation initiale doivent être adaptés, afin de mieux répondre aux impératifs du monde de l’entreprise. Il faut rendre les jeunes diplômés aptes à répondre aux besoins des entreprises, donc à s’insérer plus rapidement sur le marché du travail. Cela aura nécessairement un impact sur les coûts de production. Comment se situe la France dans ce domaine ?
Il faut également renforcer la formation continue ou formation tout au long de la vie. Comment se situe notre pays en termes de qualité et d’adaptation de son appareil de formation continue des salariés aux besoins des entreprises ?
M. Claude Sturni. Je vous félicite, à mon tour, pour la qualité de votre exposé, Monsieur de Boissieu.
Vous avez évoqué les capacités de recherche comme un élément important pour l’avenir. Qu’est-ce qui pourrait faire en sorte qu’un chercheur, aussi bien formé soit-il, ait envie de rester en France ? Comment faire pour que les talents ne quittent pas notre pays ?
Par ailleurs, dans leurs choix de localisation des sites de recherche et développement (R&D), les grands groupes industriels arbitrent en fonction de la proximité d’un site de production – tout au moins d’un site de production appliquée ou de production pilote. Le défi que nous avons à relever consiste donc à conserver nos sites de production et à les faire « monter en gamme » pour attirer des activités de R&D aux alentours. Pour ma part, je pense qu’il faut un choc de compétitivité, car notre pays dispose encore de peu de temps pour remporter cette bataille de la compétitivité. Dès lors, devons-nous privilégier les transferts ou allègements de charges sur les seuls sites de production, donc seulement certains types d’allègements, ou sur l’ensemble de la grille salariale ?
M. Daniel Goldberg, rapporteur. Vous avez insisté à plusieurs reprises, en particulier dans le cinquième et dernier point de votre exposé, sur la nécessité de l’innovation, ainsi que sur l’importance d’attirer des fonds, notamment privés, pour la R&D.
Le dispositif d’aide publique à la recherche et à l’innovation dans les entreprises vous paraît-il totalement adapté ? Je pense en particulier au CIR, et d’abord au ciblage des entreprises bénéficiaires. Les PME innovantes ne disposent pas toujours des compétences nécessaires pour répondre aux appels d’offres permettant de bénéficier du dispositif. De ce fait, elles peuvent être désavantagées. Le CIR a été réformé en 2008. Avant la réforme, on ne pouvait bénéficier pleinement du crédit d’impôt qu’avec un flux de R&D suffisant. Aujourd’hui, on en bénéficie à plein dès le premier euro investi. Mais ce dispositif – dont nul ne songe à remettre la philosophie en cause – n’appelle-t-il pas néanmoins certaines interrogations dans sa pratique ?
Par ailleurs, l’organisation en filières des entreprises n’est-elle pas un peu déficiente en France, en particulier par rapport à l’Allemagne ?
Que peut faire la puissance publique pour améliorer la gouvernance et l’efficience des pôles de compétitivité ?
Quels liens concrets la future Banque publique d’investissement (BPI), dont la création a été entérinée hier en Conseil des ministres, devra-t-elle, selon vous, entretenir avec le tissu local et l’organisation territoriale des filières économiques ?
Je voudrais également aborder les questions de R&D et d’innovation à l’échelle européenne. La France est relativement absente des lieux où se définissent les normes européennes en termes de brevets, si bien que nos entreprises peinent à se qualifier et à répondre à certains appels d’offres : les normes en vigueur avantagent plutôt l’économie allemande et les économies nordiques.
Enfin, vous êtes longuement intervenu sur les taux de change. Au niveau de la zone euro, vous estimez que la Banque centrale européenne (BCE) devrait prendre des responsabilités. À l’intérieur de la zone euro, on ne peut plus parler de taux de change ; néanmoins, on peut tout de même parler de compétition. Dès lors, ne faut-il pas s’interroger sur une convergence différente de nos économies ? Hors Union européenne, vous avez évoqué les relations entre l’euro et le dollar. Mais la question du lien entre taux de change et compétitivité se pose aussi vis-à-vis des pays émergents. À cet égard, l’accord intervenu avec la Corée du Sud qui impacte notamment le secteur automobile aboutit pour le moins à faciliter l’entrée chez nous des produits de ce pays…
M. le président Bernard Accoyer. Mes questions seront directement liées au cœur de notre sujet, à savoir les coûts de production en France. Elles se posent sans doute en amont des problèmes de taux de change.
Je m’interroge non seulement sur les coûts salariaux, les charges fiscales, les répercussions directes et indirectes des 35 heures, l’augmentation du nombre des agents publics dans les administrations et dans la fonction publique hospitalière, mais aussi sur les charges sociales, les déplafonnements auxquels nous assistons et donc le poids plus important des charges sur la main-d’œuvre qualifiée, dont nous avons besoin pour assurer la production dans des gammes précises de produits. Il n’est pas interdit de rappeler que les mesures prises actuellement dans le cadre du projet de loi de finances pour 2013 et du projet de loi de financement de la sécurité sociale, le PLFSS, ne vont guère dans le sens de la baisse des coûts salariaux.
Il faut aussi s’interroger sur le coût des contraintes législatives et normatives et de leur instabilité, qui atteint son paroxysme dans le domaine fiscal et dans le droit du travail, ainsi que sur le coût de la rareté de la main-d’œuvre qualifiée dans certaines filières et dans certaines régions françaises.
Que dire par ailleurs de l’évolution du coût de l’énergie ? Des différentiels sont en train d’apparaître en raison de notre choix de réduire la part du nucléaire et de notre refus de nous orienter vers la recherche puis l’éventuelle exploitation des gaz de schiste, qui vont pourtant conduire à une baisse considérable – et à court terme – des coûts de production aux États-Unis.
Je m’interroge aussi sur les conséquences sur les coûts de production en France des difficultés d’accès au financement, avec les derniers avatars que nous avons connus en matière de fiscalité des investissements, et le problème de l’accès au crédit.
J’évoquerai pour finir le regroupement d’Oséo, du Fonds stratégique d’investissement (FSI) et d’une filiale de la Caisse des dépôts et consignations (CDC) dans le but de créer un nouvel établissement public avec tous les coûts de mise en œuvre et de fonctionnement que cela va entraîner.
Ces différents éléments vont-ils tous dans le sens d’une baisse des coûts de production en France ?
M. Christian de Boissieu. Plusieurs questions concernent l’enseignement supérieur et la recherche. Je ne nie pas ce qui se passe, mais il y a aussi quelques juges arbitres. En France, la part de la R&D dans le PIB s’élève à environ 2,2 %. Si cette part est inférieure dans certains pays, elle est plus importante dans les pays scandinaves ou aux États-Unis. Nous rejoignons ici un débat qui est un peu la toile de fond de vos travaux. L’Europe a eu la bonne idée de l’agenda de Lisbonne en 2000, mais elle n’en a rien fait. Bref, elle a posé le problème sans le traiter.
Si la R&D publique représente, en France, 1 % du PIB, ce qui est conforme à l’objectif fixé à Lisbonne et à Barcelone, la R&D privée n’en représente que 1,2 %, soit bien moins que l’objectif de 2 % qui avait été fixé. La question centrale est donc de savoir comment inciter les entreprises privées à faire plus de R&D si elles ne le font pas spontanément.
Je suis bien sûr favorable au CIR. Dans un contexte de recherche d’économies et de réduction du nombre des niches fiscales, je sacrifierais même volontiers d’autres niches pour le renforcer. La dépense fiscale correspondante représente aujourd’hui entre 3 et 4 milliards d’euros par an. Le dispositif fonctionne bien. Reste le problème soulevé par le rapporteur : il profite plus aux grandes entreprises qu’aux PME. C’est logique, puisque le crédit d’impôt est proportionnel aux dépenses de R&D effectuées. Je ne suis pas hostile à l’idée de rendre le CIR plus sélectif, à condition d’avoir bien en tête les inconvénients potentiels des politiques trop sélectives. J’ai eu l’occasion de les mesurer comme étudiant, puis comme jeune économiste, qu’il s’agisse de l’encadrement du crédit, qui était une politique monétaire sélective, ou des politiques industrielles des années 60, 70 et 80. La sélectivité permet de cibler les mesures, mais elle suscite des contournements. Il faut donc bien réfléchir. En théorie, je suis plutôt favorable à un CIR à plusieurs vitesses, peut-être renforcé pour les PME. Nous manquons d’entreprises de taille intermédiaire (ETI) en France. Augmenter leur nombre et renforcer le CIR au bénéfice des PME ne pourrait qu’avoir des résultats positifs à terme. Néanmoins, il ne faut pas trop compliquer le dispositif fiscal. Il revient au politique d’arbitrer entre les avantages d’une sélectivité mesurée et bien ciblée, et les inconvénients de la complexité fiscale.
J’en viens au problème de la formation, qui est lié à la question de Monsieur Sturni sur les moyens à mettre en œuvre pour garder nos talents en France.
En tant que professeur d’université, j’ai apprécié l’exercice que nous a imposé le grand emprunt sur le terrain. Les laboratoires d’excellence, les initiatives d’excellence (IDEX) et tout le reste ont contribué à faire bouger de manière irréversible un système qui ne bouge pas facilement. Il ne faut pas revenir sur les avancées que constituent l’autonomie des universités et la concentration des moyens.
En matière de formation initiale, nous avons donc fait des progrès qui restent à poursuivre. En revanche, il y a lieu de s’interroger sur la formation continue. Notre système de formation professionnelle coûte entre 30 et 40 milliards d’euros par an, mais les résultats ne sont pas à la hauteur de l’investissement consenti. Bien que je ne me sois livré à aucune étude comparative de l’ensemble des systèmes de formation professionnelle européens, Monsieur Véran, j’ai le sentiment que le nôtre est particulièrement inefficace. Il est marqué par des problèmes de gouvernance, de déperdition et de « tuyauterie ». C’est donc un important chantier à ouvrir.
J’enseigne la matière « Banque et finance » à l’université et je constate que la crise financière mondiale n’a pas découragé les vocations : beaucoup de nos meilleurs étudiants s’orientent encore vers la finance et les activités de marché. Certaines déviances n’ont pas été corrigées par la crise. J’ai une autre inquiétude : nombre de nos chercheurs qui partent à l’étranger ne reviennent pas. Je pense par exemple à certains économistes français, parmi les meilleurs, qui s’exilent aux États-Unis. Il faut donc rendre le système plus attractif, ce qui exige des mesures particulièrement difficiles à mettre en œuvre en période de vaches maigres pour les budgets publics. Comment aborder la question de la rémunération des chercheurs ? Comment faire en sorte que les meilleurs esprits ne s’orientent pas tous vers la finance et l’administration, et que notre système d’enseignement supérieur et de recherche conserve dans son giron de futurs prix Nobel et de futures médailles Fields ? Certes, la France reste le deuxième pays couronné en mathématiques, après les États-Unis et devant la Russie, et le prix Nobel de physique revient cette année encore à l’un de nos compatriotes. Mais n’est-ce pas l’arbre qui cache la forêt ? Je reste inquiet : il faut reposer la question de l’attractivité de la France pour la « matière grise ».
M. Claude Sturni. Je pense surtout à la recherche privée : c’est là que nous avons le plus de chemin à parcourir.
M. Christian de Boissieu. Reconnaissons tout de même qu’un certain nombre de nos prix Nobel de physique ont travaillé en liaison avec des entreprises privées.
Comment rapprocher l’entreprise et l’université ? C’est un vrai sujet, car il subsiste une méfiance presque culturelle entre ces deux mondes. Le milieu universitaire a tendance à penser qu’il se compromet en s’acoquinant avec l’entreprise. De leur côté, les entreprises considèrent souvent les universitaires comme des rêveurs éloignés des réalités. Les pôles de compétitivité nous ont permis de progresser dans la voie du rapprochement, mais leur bilan reste nuancé.
M. le président Bernard Accoyer. Cela dépend des pôles : certains enregistrent d’excellents résultats.
M. Christian de Boissieu. En effet. Il ne s’agit donc pas de jeter le bébé avec l’eau du bain, mais il faut resserrer encore davantage les liens entre l’enseignement supérieur et la recherche et l’entreprise ; c’est très important pour une politique de compétitivité. Cela passe notamment par la multiplication des chaires. Beaucoup ont été créées, mais principalement dans les grandes écoles. Le processus a été plus tardif dans les universités. J’appelle donc les entreprises à rééquilibrer leur politique de chaires en faveur des universités, même si les laboratoires d’excellence et les IDEX ont permis – enfin – de multiplier les passerelles entre grandes écoles et universités.
Monsieur Sturni a également évoqué la localisation de la recherche. La délocalisation des centres de recherche est un problème encore plus grave que celle des sièges sociaux. Quand telle ou telle grande entreprise installe son centre de recherche à Bangalore ou ailleurs, il y a lieu de tirer la sonnette d’alarme. La question de la relocalisation est ici une question centrale.
Vous avez évoqué la problématique des filières, Monsieur le rapporteur. Vue sous l’angle des stratégies industrielles, celle-ci ne se pose plus dans les mêmes termes que durant la période pompidolienne ou giscardienne. Il est certes important d’avoir une approche en termes de filières, car nous assistons dans le monde d’aujourd’hui à une décomposition territoriale de la chaîne de valeur ; mais d’une certaine façon, le concept de chaîne de valeur est devenu plus intéressant que celui de filière. En me montrant son portable acheté en Chine, un Chinois me disait il y a peu que 80% de ses intrants avaient été fabriqués hors de Chine. Bref, cette approche des filières doit être réactualisée par rapport à ce qu’elle était dans les années 70 ou 80.
La France n’est pas assez présente dans les organismes où se joue la concurrence au niveau de la labellisation ou des brevets. Sans doute faut-il faire une politique d’entrisme – je reconnais que ce n’est pas facile. La question des normes est importante, car celles-ci ne sont rien d’autre que la forme moderne du protectionnisme. Officiellement, nous n’assistons pas au retour du protectionnisme. Mais beaucoup de pays, telle la Chine, protègent leur marché domestique en sous-évaluant largement leur devise. J’en ai parlé à propos des taux de change. On peut aussi arrêter les biens et services à l’importation sur l’argument de normes et de standards. C’est pourquoi chacun y va de ses normes. On le voit dans le débat franco-allemand, mais plus encore dans les relations commerciales entre pays avancés et pays émergents ou en développement. Nous payons là le prix de la faiblesse de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Certes, l’Organe de règlement des différends (ORD) fonctionne. Mais sur la partie OMC proprement dite, nous sommes au point mort depuis trois ans.
L’un d’entre vous le rappelait à propos des taux de change, la Chine, pourtant membre de l’OMC, ne respecte pas les règles du jeu. La question de la réciprocité revient dès lors dans le débat. Même si l’OMC est actuellement faible, il est important que nous exigions cette réciprocité dans nos relations bilatérales avec les pays émergents, qui sont en train de nous rattraper plus vite que prévu en matière de technologie, d’innovation et d’éducation.
En ce qui concerne les 35 heures, Monsieur le président, je suis en grande partie d’accord avec vous. Sans rouvrir le débat sur le fond, nous pouvons nous retrouver sur le constat que la méthode choisie n’a pas été la bonne. Pour ma part, j’ai surtout contesté à l’époque la manière uniforme et homogène dont la mesure était mise en œuvre, avec toutes les conséquences que vous avez rappelées.
Un grand nombre de facteurs pèsent sur la compétitivité de nos entreprises. Vous avez parlé des administrations publiques. La réforme non seulement de l’État, mais aussi des collectivités locales, est l’un des sujets de la rentrée – y compris pour nous observateurs. Nous ouvrons aujourd’hui ce débat, en même temps que celui sur la réduction des dépenses publiques. Jusque-là, nous n’avions fait qu’effleurer la question de la maîtrise des dépenses locales : les efforts exigés dans le cadre de la LOLF et de la RGPP ne s’appliquent qu’au budget de l’État. Je sais qu’il est question de réorienter la RGPP, mais il est clair qu’il faut l’étendre à d’autres budgets que celui de l’État.
J’en viens à l’énergie. Je l’ai dit au début de mon exposé, il ne faut pas raisonner sur les seuls coûts salariaux. Les différences de coût de l’énergie, qui reflètent des différences de mix énergétiques, jouent un rôle important : elles introduisent des distorsions. Or, la politique européenne de l’énergie est aujourd’hui très faible. Il ne s’est en effet rien passé depuis décembre 2008 et l’objectif des « trois fois vingt ». Que peut signifier le marché unique dans un tel contexte ?
Je terminerai sur la BPI, qui va regrouper trois entités. Pour résumer ma pensée, je dirai qu’il faut espérer que « 1+1+1 » fasse plus que « 3 ». Rien n’est joué d’avance, et je me garderai de tout procès d’intention : soyons pragmatiques. Le problème central pour la BPI va être de trouver un bon équilibre entre le plan national et le plan local. Votre appréciation est un peu sévère en ce qui concerne ce dernier, Monsieur le rapporteur : le FSI a déjà des antennes régionales ; Oséo met en œuvre une politique régionale. Espérons que la BPI poursuive en ce sens.
M. le président Bernard Accoyer. ... Sans interventions politiques.
M. Christian de Boissieu. C’est précisément à cela que je pensais en parlant d’équilibre entre le plan national et le plan local.
La capacité de financement de la BPI sera de 40 milliards d’euros, chiffre que l’on peut espérer doubler avec des cofinancements privés. Compte tenu de la faiblesse des marges de manœuvre, tout est bon à prendre. Espérons que la BPI saura engendrer des synergies, sans casser les dynamiques à l’œuvre avant sa création.
M. le président Bernard Accoyer. Il nous reste à vous remercier, Monsieur le professeur. Votre excellent exposé et vos réponses très exhaustives nourriront utilement notre rapport.
La séance est levée à midi.
——fpfp——
Membres présents ou excusés
Mission d'information sur les coûts de production en France
Réunion du jeudi 18 octobre 2012 à 10 h 30
Présents. - M. Bernard Accoyer, M. Thierry Benoit, M. Laurent Furst, M. Laurent Grandguillaume, M. Jean Grellier, M. Claude Sturni, M. Olivier Véran
Excusés. - M. Christophe Borgel, Mme Corinne Erhel, Mme Annick Le Loch, M. Jean-René Marsac, M. Jean-Charles Taugourdeau