La mission d’information a organisé une table ronde avec M. Emmanuel Commault, directeur général de Cooperl Arc atlantique ; M. Gilles Benhamou, président-directeur général de Asteel Flash ; M. Matthieu Labbé, secrétaire général du Syndicat des professionnels des centres de contacts (SP2C) ; M. Dominique Decaestecker, directeur général du groupe Arvato ; M. Lionel Baud, président du Syndicat national de décolletage (SNDEC) ; M. Jérôme Akmouche, directeur du SNDEC ; M. Yves Dubief, président de l’Union des industries textiles (UIT) ; M. François Pénard, directeur des affaires sociales de l’UIT ; M. Jean-François Hug, président-directeur général du groupe Chancerelle et responsable « Industrie du poisson » à l’Association des produits alimentaires élaborés (Adepale) ; M. Yves l’Épine, directeur général du groupe Guerbet ; M. David Warlin, responsable des affaires publiques du groupe Guerbet ; M. Philippe Robert, président-directeur général de la Générale du Granit ; M. Mathieu Coquelin, directeur de la Société de confection du Coglais ; M. Jacques Royer, président du groupe Royer ; M. Antonio da Silva, président de la Ferronnerie roncquoise ; M. Jérôme Frantz, directeur général de Frantz Electrolyse, vice-président de l’Institut de recherche en propriété industrielle (IRPI) et président de la Fédération des industries mécaniques (FIM) ; M. Luc Barbier, président de la Fédération nationale des producteurs de fruits (FNPF) et Mme Irène de Bretteville, COOP de France.
M. le président Bernard Accoyer. M. Daniel Goldberg, rapporteur de la Mission d’information sur les coûts de production, et moi-même tenons à vous remercier, Madame, Messieurs, d’être venus aujourd’hui à cette table ronde qui rassemble des entrepreneurs représentatifs de la diversité de notre tissu économique.
Après avoir présenté votre activité, vous pourrez nous éclairer sur les questions cruciales du coût du travail, de la compétitivité dite « hors prix » et du décrochage des entreprises françaises sur les marchés national, européen et mondial.
Comment accueillez-vous les annonces du Gouvernement qui ont suivi la parution du rapport Gallois ? Le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) est-il un instrument efficace ? Comment jugez-vous les contreparties qui pourraient être exigées des entreprises ? Quelles sont les dispositions que vous souhaiteriez voir inscrites dans les textes législatifs ou réglementaires qui vont concerner ce crédit d’impôt ? Quelles sont celles que vous ne voudriez surtout pas y voir figurer ? Les allègements de charges sociales doivent-ils être concentrés sur les bas salaires ou doivent-ils, dans un objectif d’amélioration de la compétitivité de notre économie, concerner un éventail plus vaste des rémunérations ?
Enfin, quelles sont les réformes structurelles, voire sectorielles, dont vous préconisez la mise en œuvre ?
M. Emmanuel Commault, directeur général de Cooperl Arc atlantique. Coopérative agricole structurée de l’amont à la filière aval, l’entreprise est située à Lamballe dans les Côtes-d’Armor. Cooperl Arc atlantique, née il y a quarante-cinq ans, regroupe 2 000 producteurs de porcs. Elle vise à accompagner nos adhérents dans l’ensemble des étapes de l’activité de la filière. Leader dans le secteur de la génétique porcine et de la nutrition du porc, elle représente une production de 6 millions de porcs par an, soit 20 % à 25 % de la production nationale. C’est la première structure française d’abattage de porcs – 120 000 par semaine – et de salaison. Enfin, Cooperl vient d’acquérir un petit réseau de boucheries de détail présentes dans les centres-villes.
Opérant sur le marché européen, les membres de la coopérative doivent pratiquer les mêmes prix que leurs concurrents. Or, le coût de la main-d’œuvre est trois fois moins élevé en Allemagne qu’en France. Cet écart a un impact sur la production qui décroît de 2 à 3 % par an en France, alors qu’elle progresse de 5 % en moyenne annuelle depuis une décennie en Allemagne. Aujourd’hui, l’existence de cette industrie de la viande – qui emploie 50 000 personnes en France – est menacée.
M. Gilles Benhamou, président-directeur général du groupe Asteel Flash. Créé en 2000, le groupe Asteel Flash est aujourd’hui le numéro 2 en Europe du manufacturing électronique. Présent dans huit pays – France, Chine, États-Unis, Royaume-Uni, Allemagne, République Tchèque, Tunisie et Mexique –, il emploie 5 700 personnes, dont 1 200 en France, 2 000 en Chine et 1 000 aux Etats-Unis. Sa dimension internationale lui permet d’apprécier les données du marché du travail qui sont de nature à influencer le coût de production et la compétitivité. Le chiffre d’affaires réalisé en France ne représente plus actuellement que 22 % de celui du groupe.
L’une de nos préoccupations essentielles est relative aux distorsions en matière d’approche des marchés, qui existent entre notamment les Américains, les Chinois et les Français. Si nos industriels français développent tous leurs marchés dans des pays étrangers qui imposent eux-mêmes des règles significatives de « local contain », comment voulez-vous, à terme, avoir une industrie en France ? Quels que soient nos efforts en matière de prix ou de réduction de salaire, rien n’y fera si une telle distorsion subsiste. On ne créera pas d’emplois si l’on n’a pas de marchés en France. Même nos radars civils sont implémentés en Malaisie ! Avant de réduire le coût du travail, commençons donc par appliquer les mêmes règles que les autres pays ! Et je ne fais pas allusion uniquement aux pays en voie de développement. Moi, je n’ai aucun souci, je sais prendre les marchés en Californie, dans le New Jersey, mais je ne sais pas les prendre en France ! Commençons par nous poser concrètement les vraies questions sur les marchés publics et ceux des collectivités locales !
Par ailleurs, la flexibilité de l’emploi est un facteur essentiel qui conditionne la décision du groupe de créer des emplois en France ou de délocaliser. Nous ne pouvons en effet être compétitifs sur des marchés à fortes variations si le coût d’un licenciement représente dix années de salaires. Le personnel et la direction d’une entreprise doivent pouvoir établir des règles souples et citoyennes pour tenir compte de ce phénomène.
S’agissant des coûts de production, je félicite le Gouvernement pour sa décision. J’appelle en outre tous les journalistes ici présents à continuer à parler de l’entreprise et de la compétitivité qui a fait l’objet d’un parfait mutisme durant des dizaines d’années. Il a fallu attendre la parution d’un rapport évoquant la perte d’un million d’emplois industriels pour commencer à se réveiller ! J’en profite pour souligner que la mesure qui vient d’être adoptée aura pour effet de réduire les charges sociales non pas de 6 %, mais de 9 %, car le crédit d’impôt est exonéré fiscalement – 9 % de réduction de charges sociales sur les salaires et 33 % d’impôt, il reste 6 % en bas de ligne ! Ma seule réserve tient au fait que, contrairement à ce que préconisait le rapport Gallois, à savoir une concentration de l’effort sur les entreprises compétitives et industrielles, les mesures actuelles ont un champ d’application tellement large que leur impact sur la relance de la compétitivité ne sera sans doute pas significatif – seulement 20 % des entreprises bénéficiaires sont concernées par la compétitivité. Pour avoir un effet de levier nettement plus important, il aurait fallu concentrer les aides sur les entreprises compétitives.
Tels sont les trois thèmes qui me tiennent à cœur.
Enfin, je défie n’importe quel député d’arriver à établir un bulletin de salaire tellement c’est compliqué ! J’aimerais bien que l’on ait un peu conscience du travail que cela représente pour des entreprises auxquelles, du reste, des inspecteurs de la sécurité sociale n’hésitent parfois pas à appliquer des pénalités après six mois passés à procéder à des vérifications ! Et je ne parle pas du travail que cela représente pour les petites entreprises de moins de dix personnes ! Il y a donc beaucoup de sujets pratiques à traiter si nous voulons relancer notre industrie et créer de l’emploi.
M. Dominique Decaestecker, directeur général du groupe Arvato. Le groupe Arvato est une filiale du groupe allemand Bertelsmann. Il s’est implanté en France en 1996, à la suite du rachat d’un atelier de marketing direct situé près de Lens. Cette société, employant 380 personnes, était au bord du dépôt de bilan puisqu’elle accusait des pertes de 3 millions d’euros pour un chiffre d’affaires de 15 millions d’euros.
La stratégie de réinvestissement et de diversification permet aujourd’hui de dégager un chiffre d’affaires de 420 millions d’euros et d’employer 10 000 personnes en France et au Maroc, dont 6 500 dans notre pays. Depuis deux ans, Arvato est le leader français des centres de contact ; il est présent dans les secteurs de la logistique, du marketing direct et du marketing de services. L’activité reposant sur des bases logistiques fut transférée d’Allemagne en France il y a quinze ans, à une époque où le coût du travail était plus élevé de l’autre côté du Rhin. La décision serait probablement différente aujourd’hui !
Pour les centres de contact, la compétitivité coût s’évalue par rapport aux pays francophones. Même si les trois quarts de notre chiffre d’affaires sont générés en France – le dernier quart l’étant au Maghreb –, la compétitivité coût reste une préoccupation essentielle. Ainsi, le prix de la main-d’œuvre représente entre 70 % et 75 % de notre chiffre d’affaires. Son niveau pose la question du maintien de cette industrie en France. Plus généralement, il s’agit d’un sujet d’intérêt général touchant au développement de notre économie et de l’emploi.
M. Lionel Baud, président du Syndicat national de décolletage (SNDEC). Je dirige une entreprise familiale de décolletage, située en Haute-Savoie. Cette activité consiste à fabriquer des petites pièces métalliques de très haute précision. Baud Industries, l’un des leaders français de cette branche, travaille pour le secteur automobile – la moitié de notre production lui est destinée –, la connectique, le médical et l’horlogerie. Notre groupe est constitué de huit entreprises, dont trois sont installées en France, deux en Suisse, une en Pologne, une à Singapour et une en Tunisie.
Six cents entreprises de décolletage travaillent en France, dont 400 dans la vallée de l’Arve qui concentre la plus forte densité d’activité dans ce domaine au monde. Elles emploient 14 000 personnes et réalisent un chiffre d’affaires cumulé de 2 milliards d’euros. Leurs concurrents sont mondiaux, les plus directs se situent en Allemagne mais aussi Outre- Atlantique et en Asie.
Le SNDEC a mis en place un groupe chargé d’évaluer le coût du travail en France et en Allemagne ; il en a comparé les résultats avec le ministère allemand de l’industrie qui a conduit la même étude. Il en ressort qu’un salarié travaillant dans le secteur du décolletage coûte 44 000 euros par an, charges comprises, à son entreprise en France, contre 34 000 euros en Allemagne. Cette différence ne s’explique pas par les salaires bruts, dont le niveau – comparable dans les deux pays – atteint, en moyenne, 26 % du chiffre d’affaires de l’entreprise. L’écart provient des charges sociales qui représentent 10 % du chiffre d’affaires des sociétés françaises, contre seulement 5 % en Allemagne. Le taux de rentabilité est donc supérieur chez nos voisins, puisqu’il était compris, en 2010, dans une fourchette de 6 % à 7 % du chiffre d’affaires, contre 1,5 % à 2 % en France. Les marges de nos concurrents, trois fois plus fortes que les nôtres, leur permettent d’innover, de se développer, de recruter et de former davantage que nous pouvons le faire.
Nous avons accueilli très favorablement le rapport Gallois, mais sommes plus réservés sur les mesures prises par le Gouvernement. Les salaires allant jusqu’à 3,5 SMIC auraient dû entrer dans le champ du dispositif. Le pacte pour la compétitivité ne cible pas suffisamment l’industrie, puisque l’allègement qu’il génère représente 3,3 % de la masse salariale brute dans cette branche contre 4,3 % pour le commerce et 5 % pour les services. Ce sont donc des entreprises moins soumises à la concurrence internationale qui vont bénéficier principalement du CICE. Ce dispositif constitue une première étape certes utile, mais nettement insuffisante pour stimuler la compétitivité des entreprises françaises qui, seule, leur permettra de maintenir et de développer leur activité en France.
M. Yves Dubief, président de l’Union des industries textiles (UIT). Tenthorey, l’entreprise familiale vosgienne de soixante personnes que je préside, réalise un chiffre d’affaires de 10 millions d’euros. Elle cherchait, avant le 1er janvier 2005 et la fin des quotas dans le textile et l’habillement, à produire un volume permettant de gagner en productivité par l’abaissement du prix de revient. À la suite de ce changement, l’outil industriel et les qualifications des salariés ont été adaptés à une production en petite série. Les activités qui peuvent plus difficilement se différencier – comme la filature en amont – ont été abandonnées. Notre stratégie repose dorénavant sur la diversification des marchés. Ainsi, nous fabriquons, par exemple, 40 000 sacs de caisse en coton biologique pour Carrefour. Ce contrat possède un fort potentiel de croissance : il répond à une urgence environnementale, celle de remplacer les sacs en plastique ; il développe un partenariat entre un petit producteur et un grand distributeur ; il rejoint, enfin, des aspirations éthiques, exprimées par ceux que l’on nomme les « consom’acteurs ».
Le secteur du textile est présenté, depuis de nombreuses années, comme étant dans un état d’agonie prolongée. Or, en 2011, l’industrie textile française – composée de 2 300 entreprises dont 600 de plus de vingt salariés – a réalisé un chiffre d’affaires de 12,8 milliards d’euros, en croissance de 5 % par rapport à 2010. Ses 70 000 salariés travaillent dans la mode, la maison et les marchés techniques des transports, de la construction, de la santé, de l’emballage ou de l’agriculture. Ces marchés techniques représentent plus de 40 % de l’activité textile française. Depuis 2010, la branche emploie plus d’employés et de cadres que d’ouvriers, ce qui constitue une véritable rupture.
Le coût du travail atteint 60 % du chiffre d’affaires des confectionneurs de maille ou de lingerie et entre 20 % et 25 % dans les entreprises de tissage et dans celles de non-tissé. Le cabinet Werner a calculé que le coût de l’heure de travail dans l’industrie textile française s’élevait à 23,02 euros pour l’employeur, en 2011, contre 20,85 en Allemagne, 16,1 en Italie et 13,82 en Espagne. Il serait de 2,10 dollars en Chine et de 60 cents au Vietnam, mais nous ne nous comparons pas à ces pays en développement. Cette différence en Europe est due au poids des charges sociales, à l’absence de salaire minimum en Italie et en Allemagne et à son faible niveau en Espagne – 748 euros par mois en 2011 contre 1 365 en France, le SMIC horaire ayant augmenté de 41 % depuis 2001, alors que les prix n’ont progressé que de 21 %. Davantage que l’Allemagne, le principal concurrent de la France dans le textile est l’Italie. L’écart de 40 % du prix du travail au détriment de la France se retrouve dans la balance commerciale, qui a affiché un déficit de 884 millions d’euros dans ce secteur avec notre voisin transalpin en 2011.
Le prix des matières premières utilisées dans le processus de production – coton, polyester, laine, soie, polypropylène – connaît une grande volatilité : ainsi, le cours du coton a été multiplié par trois entre l’automne 2010 et mars 2011. Les grands producteurs – la Chine, l’Inde, le Pakistan et le Brésil – possèdent une industrie textile très développée, ce qui accroît la dépendance de l’Europe vis-à-vis de ces pays émergents qui ont la capacité de faire varier les prix ou de restreindre l’accès aux matières premières. L’Union des industries textiles cherche avec l’Union européenne à élaborer une diplomatie des matières premières qui permette de résoudre ce problème.
L’énergie occupe une part importante dans le coût de production, même si son poids se ressent davantage dans certains maillons de la filière textile – comme la production de fibres et de non-tissé qui consomme beaucoup d’électricité ou l’ennoblissement qui nécessite une grande quantité de gaz. Pour ces activités, le coût de l’énergie atteint 20 % du chiffre d’affaires des entreprises, qui sont donc sensibles à toute hausse du prix ou de la fiscalité énergétiques. Les PME industrielles doivent être protégées d’une augmentation brutale du coût de l’énergie et incitées, par une fiscalité « verte », à réduire leur consommation. Or, l’Union française de l’électricité a annoncé un accroissement des prix de l’électricité et du gaz. Si le nucléaire ne devait plus représenter que 50 % de la production d’énergie, le besoin d’investissement dans les énergies alternatives atteindrait 400 milliards d’euros, ce qui élèverait le prix du mégawatt par heure de 20 euros pour les entreprises, alors qu’il s’établit à environ 55 euros aujourd’hui.
Les taxes sur la production – taxe générale sur les activités polluantes (TGAP), contribution au service public de l’électricité (CSPE) et impôts fonciers, dont la cotisation foncière des entreprises (CFE) – sont en progression ces dernières années ; elles atteignent 2,5 % de la valeur ajoutée et pèsent ainsi sur la compétitivité « coût » des entreprises industrielles.
S’agissant de la compétitivité « hors coût », le crédit d’impôt collection, propre au secteur de l’habillement et du cuir, doit être maintenu : il permet le renouvellement rapide des collections pour un coût budgétaire annuel inférieur à 150 millions d’euros. En outre, l’action d’Ubifrance doit être préservée, car elle a su créer des partenariats utiles pour l’exportation – y compris pour les branches dont la balance commerciale est déficitaire – en accompagnant les entreprises dans leur quête de relais de croissance sur les marchés étrangers. Dans l’industrie textile, 40 % du chiffre d’affaires des entreprises est réalisé à l’export.
Le CICE est une mesure positive pour trois raisons : sa montée en puissance ne durera que deux ans et non trois, si bien que les 20 milliards d’euros seront perçus dès 2014, ce qui aidera les entreprises à faire face à la dégradation de la conjoncture ; il s’ajoute aux allègements de charges sociales sur les bas salaires compris entre 1 et 1,6 SMIC ; son ciblage est adapté à l’industrie du textile puisqu’il couvrira, selon COE-Rexecode, 80 % à 90 % de sa masse salariale.
Autre innovation heureuse, la création de la Banque publique d’investissement (BPI) permettra de lutter contre certains effets de la restriction du crédit. Cependant, des doutes subsistent quant à sa gouvernance nationale et régionale, au rôle accordé aux syndicats de salariés, au risque de clientélisme – selon M. Pierre Moscovici, ministre de l’économie et des finances, 90 % des engagements financiers seront décidés dans les régions – aux règles prudentielles applicables aux fonds d’investissement et aux opérations de financement, et aux garanties d’étanchéité entre les activités de prêt, d’apport de garantie et de fonds propres.
M. Jean-François Hug, président-directeur général du groupe Chancerelle et responsable « Industrie du poisson » à l’Association des produits alimentaires élaborés (Adepale). Soixante-quinze entreprises constituent le tissu de l’industrie poissonnière, dont nous ne savons pas très bien si elle dépend du ministère des transports, de la mer et de la pêche ou de celui de l’agroalimentaire. Ce secteur emploie 12 000 personnes. Il élabore des produits – conserves de poisson, saumon et truite fumés, surimi, crevettes cuites ou aliments des Traiteurs de la mer – qui sont consommés pratiquement tous les jours par nos concitoyens. Chancerelle est un petit groupe familial breton, qui possède la plus ancienne conserverie de sardines encore en activité dans le monde – elle date de 1853. Nous produisons 80 millions de boîtes en France grâce au travail de 320 personnes, dont 70 % de femmes. Les conserves de sardines sont fabriquées à la main au cours d’un processus peu mécanisé. Nous privilégions les produits de qualité type « Label rouge » et « Pêche durable ».
Notre problème majeur, c’est la matière première, qui représente entre 45 % et 65 % du prix de revient. En effet, du fait de la baisse de la demande mondiale et de l’instauration de quotas, le prix du thon et de la sardine a augmenté de 60 % en deux ans. L’augmentation du prix du métal et du bisphénol A (BPA) – facteurs totalement exogènes – pèse également sur nos coûts. Les dépenses liées à l’éco-emballage ont progressé de 65 % en deux ans et celles liées au transport de 5 % à 8 %. Nous devons en outre faire face à des coûts – comme les frais liés à la logistique – transférés par nos clients. Enfin, les entreprises du secteur ont dû embaucher des juristes pour faire face à la multiplication des litiges. Ces dépenses supplémentaires n’étant pas répercutées dans les prix de vente, les marges des entreprises se réduisent, ce qui pose la question de la survie de notre activité.
L’augmentation globale de ces frais atteint 4,5 % à 5 %, alors que le gain escompté du CICE ne dépassera pas 0,3 % pour mon entreprise. Quant à l’écart du prix de revient entre la France et le Maroc – notre principal concurrent – s’élève à 40 %, dont 70 % sont dus aux matières premières, le reste provenant du coût horaire de la main-d’œuvre, onze fois inférieur au Maroc.
Le groupe Chancerelle a prouvé, depuis près de 160 ans, que la qualité permettait de vendre les produits plus chers. Cela nécessite un dialogue que nous parvenons à mener avec des enseignes étrangères, mais pas avec des établissements français. La démarche de négociation constructive échoue en France, ce qui n’est pas le cas dans les autres pays. C’est d’autant plus préjudiciable que, pour exporter, nos entreprises doivent être fortes en France et gagner de l’argent, c’est-à-dire avoir un taux de marge élevé.
M. Yves l’Épine, directeur général du groupe Guerbet. L’entreprise familiale Guerbet est implantée depuis longtemps en Seine-Saint-Denis. Elle évolue dans le domaine de l’imagerie médicale de pointe. Seules cinq entreprises dans le monde sont capables de développer les mêmes produits que les nôtres – à savoir les produits que l’on injecte dans le corps humain pour procéder à des scanners à rayons X ou à des IRM. Comme l’ont reconnu le rapport Gallois et le pacte de compétitivité annoncé par le Premier ministre, la filière de la santé est porteuse d’avenir du fait, notamment, du vieillissement de la population.
Parmi les 1 400 personnes que Guerbet emploie, 1 000 personnes qui travaillent en France, dont 600 dans le Bassin parisien, notamment en Seine-Saint-Denis. Les cinq sites de production – dont quatre se situent en France – ont généré un chiffre d’affaires de 380 millions d’euros en 2011 et une croissance de 5 % cette année, niveau légèrement inférieur à celui de nos concurrents. Les exportations génèrent 70 % du chiffre d’affaires du groupe. La compétitivité est donc un enjeu majeur, dont l’étalon de mesure doit être la balance commerciale. Un dixième du chiffre d’affaires et 200 collaborateurs sont mobilisés pour la recherche et développement (R&D), car l’entreprise se positionne sur une production de haut de gamme.
L’entreprise est performante dans les secteurs de pointe de son activité, là où les compétences des ingénieurs biomédicaux et le génie créatif latin permettent à nos produits de se différencier. Pour ceux qui ne peuvent l’être, le prix est le premier critère de réussite, et notre groupe se trouve handicapé sur ce terrain-là.
Le résultat opérationnel est relativement faible – inférieur à 6 % lors des deux derniers exercices –, alors qu’il se monte à près de 12 % dans les entreprises génériques – qui n’utilisent que des copies – et à 20 % dans la pharmacie. Malgré cette insuffisance, la stratégie du groupe est ambitieuse, puisque celui-ci a investi 197 millions d’euros en France en sept ans et a créé beaucoup d’emplois. Aujourd’hui, le groupe est malheureusement fortement endetté, car il ne dégage pas les marges d’autofinancement nécessaires à la réalisation de ses investissements.
M. Benhamou a raison de regretter que les marchés publics français ne puissent pas privilégier les entreprises locales. Celles qui procèdent à des investissements, à des embauches, et qui lancent de nombreux projets de recherche ne sont pas reconnues par la procédure de la commande publique en France. Le Gouvernement semble conscient de ce problème et cette Mission devrait s’assurer de la mise en œuvre de réponses efficaces.
L’évolution du coût des matières premières est très défavorable : le prix de l’iode a doublé en deux ans et celui du gadolinium – provenant uniquement de Chine – subit de fortes variations.
Le CICE est un dispositif intéressant, mais il nous permettra à peine de compenser l’alourdissement des charges sociales décidé au cours de ces derniers mois. Son impact net en termes de compétitivité est donc faible voire quasiment nul.
L’un des handicaps principaux de l’économie française réside dans la grande complexité de son droit du travail. Le Global Competitiveness Report, rédigé par le Forum économique mondial, classe la France au 137e rang sur 144 pays pour les relations entre les employeurs et les employés et à la 141e place pour la flexibilité du marché du travail. Il s’agit d’un frein puissant à la baisse des coûts de production en France. Cela pèse forcément sur la compétitivité d’une entreprise comme la mienne, qui doit faire face à la concurrence de ses homologues allemandes, italiennes ou américaines.
Mesdames et Messieurs les députés, j’aurai quelques messages à vous délivrer avant de vous les transmettre par écrit. Comme l’affirme le rapport Gallois, l’économie française possède des atouts fondamentaux comme la qualité des formations, des infrastructures, l’esprit d’innovation, la qualité de vie et le coût de l’énergie. Ces atouts ne suffisent néanmoins pas pour faire venir de nouveaux emplois dans ce pays. En effet, comme les espèces, l’entreprise s’adapte et elle va là où il est plus facile, pour elle, d’évoluer, de se développer et de survivre. Nous aurons donc un frein tant que nous n’assouplirons pas le marché du travail. Il serait arrogant de penser que notre génie créatif latin compensera le poids des critères sociaux et fiscaux qui corsètent aujourd’hui le pays !
Des mesures sectorielles doivent être mises en œuvre dans le secteur de la santé. Les PME françaises qui procèdent à une innovation dans ce domaine en bénéficiant de subventions du Gouvernement – via le CIR ou Oséo – pâtissent d’un trop long délai pour obtenir le remboursement sur le marché de la France, ce qui retarde d’autant le lancement du produit à l’international. En quelque sorte, le Gouvernement reprend d’un côté ce qu’il a donné de l’autre ! En la matière, nous vous ferons une proposition très concrète qui ne devrait pas coûter d’argent à l’État.
Enfin, si, à chaque discussion d’un texte de loi, le législateur pouvait se demander comme cette loi aidera les entreprises implantées en France à exporter, nous aurions réussi cette table ronde !
M. Philippe Robert, président-directeur général de La Générale du granit. La Générale du granit est une petite entreprise, qui emploie 130 compagnons formés au Centre d’apprentissage de Louvigné-du-Désert. Cette entreprise familiale, créée il y a une cinquantaine d’années, est leader français dans le domaine des roches ornementales dures. Héritiers du savoir-faire des tailleurs de pierre traditionnels, nous utilisons des techniques sophistiquées à l’aide d’outils diamantés et de machines à commande numérique. Le travail de main est réservé aux finitions nobles nécessaires à la réalisation d’édifices et de monuments.
Nous avons fourni en granit breton l’aménagement de la place du Grand Louvre à Paris, de la mairie de Copenhague et de la Cour européenne de justice à Luxembourg, ainsi que le Swiss Re Building pour Norman Foster, le Musée d’art moderne pour Ieoh Ming Pei et les Champs Libres pour Christian de Portzamparc. Nous finissons actuellement la fourniture en granit du sol du tramway parisien. Nous avons également participé à la réalisation d’œuvres d’art : l’alignement du XXIe siècle à Rennes, l’amphithéâtre en plein air de Marta Pan, les sculptures de Satoru Sato à Tokyo et la boule de l’Assemblée nationale, réalisée pour le bicentenaire de la Révolution française. Notre savoir-faire est reconnu dans le monde entier. Nos exportations, actuellement en diminution, représentent 25 % de notre production.
Les coûts de transport représentent 12 % de notre chiffre d’affaires. Depuis quelques années, ceux du transport routier ont fortement augmenté. Or nos produits sont pondéreux et notre implantation en Bretagne nous désavantage quand nous exportons vers l’Allemagne et l’Europe du Nord. Dans les années 80, quand Saint-Malo était le port du commerce du granit brut pour tout le nord de l’Europe, c’était un avantage pour nous, mais les nombreuses grèves des dockers et le blocage des bateaux ont provoqué le déplacement de ce commerce vers Anvers.
Il est dommage que la politique du transport ait privilégié la voie terrestre. Si l’on mettait en place des lignes de cabotage, la Bretagne se retrouverait au centre de l’Europe. Ce mode de transport désenclaverait une région tournée vers l’agroalimentaire, protégerait le transport local pillé par les transporteurs étrangers en mal de fret de retour et réduirait notre facture carbone en évitant le passage du fret par la Manche.
Le CIR ne nous concerne pas, car nous ne faisons pas beaucoup de recherche. Chez nous, la « matière grise » est dans la carrière. Sur le plan strictement technique, nous devrions bénéficier du crédit d’impôt en faveur des métiers d’art, mais nous sommes trop peu nombreux, dans la profession, pour faire du lobbying, ce qui explique que nous n’ayons pas eu accès à ce dispositif.
Le problème de l’accès au financement ne se pose pas pour nous en ce moment, puisque nous n’investissons plus.
Un de nos problèmes est le « verdissement » de l’économie, qui conditionne l’accès à la matière. Nous avons de plus en plus de mal à obtenir des autorisations d’exploitation. Nos principaux contrôleurs sont les services de l’État. Dans un premier temps, il s’agissait des directions régionales de l’industrie et de la recherche (DRIR), dont le personnel, constitué principalement d’ingénieurs, s’est « fonctionnarisé » quand ces instances sont devenues les directions régionales de l’industrie, de la recherche et de l’environnement (DRIRE). Quand les directions régionales de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) leur ont succédé, le mot environnement a purement et simplement chassé celui d’industrie. ! Or, si nous voulons conserver nos emplois, il faut que nous puissions extraire nos matériaux sans que l’administration considère toute carrière comme destructrice de l’écosystème. Pour l’industrie, s’il vous plaît, rendez un peu de pouvoir aux ingénieurs !
Dans notre activité, le coût des salaires représente 35 % à 40 % du chiffre d’affaires. Nous subissons depuis des années la concurrence des entreprises chinoises ou indiennes, qui s’est imposée quand la France passait aux 35 heures et alors que l’Allemagne, notre principal client à l’exportation, augmentait au contraire le temps de travail hebdomadaire. Les salaires sont pour nous un poste crucial. Depuis trois ans, nous subissons en outre la forte concurrence de l’Espagne et du Portugal. Dans ces pays, le marché intérieur de la pierre naturelle de construction s’est effondré avec la crise, et les salaires réels ont fortement diminué. Ils ont été divisés de moitié au Portugal, où ils étaient déjà bas, et ils ont baissé de 30 % à 40 % en Espagne, ce qui compense largement le surcoût du transport. De plus, ces pays ont bénéficié d’aides importantes de l’Union européenne pour construire une filière industrielle dans des secteurs ruralisés, ce qui a fait baisser le coût de leurs investissements.
Dans la profession, la plupart des entreprises emploient moins de vingt personnes, et, de ce fait, ne sont pas soumises aux mêmes obligations que nous. Cette inégalité entre les sociétés de taille différente crée, dans le secteur, une concurrence déloyale. Je vous engage donc à être très attentifs aux effets de seuil lors de la mise en place de toute nouvelle réglementation.
Je vous ai remis un schéma de l’évolution depuis 1987 de notre chiffre d’affaires, de notre effectif, du montant des salaires chargés, de la somme des salaires, charges, énergie et transport, ainsi que du chiffre d’affaires à l’exportation, des impôts et taxes, et de l’excédent brut d’exploitation. Après le krach immobilier européen de 1992, le marché a baissé jusqu’en 1996. Lors du redémarrage, nous avons fortement exporté et retrouvé des marges grâce aux gains de productivité que nous ont ouverts nos investissements. Puis, la loi sur les 35 heures, en 1999, et l’augmentation du coût des transports, de l’énergie et des salaires ont rongé notre rentabilité, malgré une forte diminution de notre effectif. Nos prix ont augmenté. Devenus moins compétitifs, nous avons moins exporté, d’autant que l’arrivée des produits chinois a brisé nos marges. L’excédent brut d’exploitation est devenu inférieur au montant de nos impôts et taxes, ce qui nous interdit d’investir et d’embaucher. Depuis 2009, du fait de la crise mondiale et de la pression de nos concurrents ibériques, nous perdons de l’argent, ce qui ne nous était jamais arrivé.
Dans notre secteur – production à fort taux de main-d’œuvre et soumise à la concurrence internationale –, il faut baisser fortement les charges sur les salaires si l’on veut redonner de la compétitivité aux entreprises. Toute réduction de charges sera bonne à prendre, pourvu qu’elle soit forte et durable. Car nous ne pouvons nous engager sans visibilité : il faut cesser de modifier les règles à chaque changement de Gouvernement. Pour retrouver confiance, les petits entrepreneurs ont besoin de stabilité. Concentrez les aides sur les industries de production, les emplois de service suivront. Redonnez de la compétitivité à nos entreprises ! C’est un devoir politique.
M. Mathieu Coquelin, directeur de la Société de confection du Coglais. Je suis à la tête d’une petite société située dans l’Ille-et-Vilaine, à proximité de l’autoroute A84, qui fabrique des maillots de bain et de la lingerie haut de gamme. À sa création, en 1979, l’entreprise employait quinze personnes, avant d’évoluer et de travailler pour des clients prestigieux : Chanel, Vuitton, Eres ou Lise Charmel. Quarante-six employés sont actuellement répartis sur deux sites. Nos atouts sont la qualité, la réactivité et le conseil aux clients. Ceux-ci sont en majorité français, mais nous vendons aussi notre production en Europe, en Asie et en Amérique.
La confection française, gage de qualité, coûte cher. La main-d’œuvre représente plus de 80 % de nos charges. Dans ce domaine, nous ne pouvons rivaliser avec la concurrence étrangère. En Tunisie, le salaire moyen mensuel se monte à 150 euros, ce qui place le coût de la minute de travail à 0,12 euro, contre 0,5 en France. Un soutien-gorge de base coûte 2,40 euros en Tunisie, contre 10 dans notre pays.
Depuis dix ans, la confection française a connu une baisse considérable, imputable à la délocalisation de la production. Selon le rapport Gallois, l’industrie manufacturière ne représente en France que 10 % de la valeur ajoutée de l’ensemble des branches, contre 26 % en Allemagne et 14,5 % en Europe. Les perspectives commerciales s’améliorent cependant grâce au retour du « made in France ». Ainsi, un de mes clients historiques a choisi de revenir en France après quelques années de tentations étrangères. Depuis trois ans, nous collaborons avec une jeune marque qui prône le label made in France. Cette cliente fait partie des entreprises qui ont représenté la France au G20 de Mexico.
Nous avons toujours souhaité nous diversifier et évoluer tout en préservant nos valeurs : notre entreprise familiale et rurale noue un vrai partenariat avec ses clients. Nous travaillons en toute confiance avec eux pour maintenir notre éthique et notre qualité, qui est avant tout celle de notre personnel. Certaines employées travaillent pour nous depuis la création de l’entreprise, ce qui signifie que nous connaîtrons bientôt une vague de départs à la retraite. Pour l’anticiper, nous avons intégré six personnes depuis deux mois, dans le cadre d’un contrat de professionnalisation. Nous en accueillerons quatre autres en mars. Ce recrutement a été effectué en collaboration avec Pôle emploi, la chambre de commerce et notre organisme paritaire collecteur agréé (OPCA).
Nous rencontrons un double problème d’accès au financement.
La première difficulté vient des banques. Notre activité étant saisonnière, nous annualisons les heures de travail. Entre octobre et mars, l’activité est intense, et nous réalisons 70 % de notre chiffre d’affaires. Le printemps et l’été sont des temps de préparation de la collection, d’étude et de récupération des heures. De ce fait, notre trésorerie varie considérablement. En août et en septembre, quand notre trésorerie est au plus bas, il serait logique que nous recevions un soutien de notre banque, qui connaît notre historique et notre mode de fonctionnement. Ce n’est pas le cas. Nous rencontrons des difficultés majeures dans ce domaine.
La seconde difficulté tient à l’absence d’aides publiques. En 2011, l’entreprise a investi 8 % de son chiffre d’affaires, pourtant en baisse, pour acquérir, à la demande des clients, un système de traçage automatique qui nous a permis d’être en phase avec les nouvelles techniques de coupe et de ne plus utiliser d’ammoniaque, ce qui améliore les conditions de travail de nos employés. Par ailleurs, nous avons décidé de racheter une entreprise de notre secteur d’activité, qui se trouvait en liquidation judiciaire. Nous avons ainsi maintenu l’emploi de plus de dix personnes. Pour ces deux investissements, ni la communauté de communes, ni le conseil général, ni la région, ni l’État ne nous ont accordé la moindre subvention, alors que nous les avions sollicités, au prix de multiples démarches. Nous avions même réuni tous les acteurs autour d’une table. En vain. Je rappelle qu’en 2010, c’est avec le soutien de l’Union européenne, que le Programme de modernisation de l’industrie (PMI) a été mis en place en Tunisie ; 42 % des entreprises tunisiennes profitant de ce dispositif appartiennent à notre secteur d’activité. Si notre entreprise s’était située dans ce pays, le système dans lequel nous avons investi y aurait été financé à plus de 60 % par l’Union européenne.
Il est essentiel que les sociétés puissent investir et embaucher au moment opportun. Elles doivent se sentir non pas forcées, mais accompagnées et considérées pour redevenir compétitives et rentables. Notre secteur d’activité témoigne d’un grand savoir-faire et, malgré un coût-minute élevé, la demande de production existe. Reste que notre marge de manœuvre sur la trésorerie est trop faible. Pour avancer, nous devons pouvoir investir à bon escient.
M. Jacques Royer, président du Groupe Royer. Notre groupe familial, situé à Fougères, est leader dans la production, la distribution et la vente de chaussures au détail. Nous représentons 1 000 emplois dans le monde, et 750 en France, dans des villes moyennes comme Fougères, Cholet, Romans ou Saint-Omer. Nous distribuons environ 30 millions de paires de chaussures par an. Nous distribuons des marques américaines comme Converse ou New Balance, et des marques françaises que nous avons achetées peu à peu : Kickers, Aster, Mauduit, Stéphane Kélian ou Charles Jourdan.
Nous exportons 35 % de notre production, surtout vers l’Europe et, depuis peu, vers les États-Unis et l’Asie, l’exportation étant notre principal axe de développement. Le salaire annuel moyen que nous versons est de 36 000 euros bruts. En France, même si l’activité de production est réduite, nous employons beaucoup de cadres, de stylistes, de professionnels du marketing ou de la communication, et de techniciens. Nos concurrents sont essentiellement allemands et italiens. Le prix de revient d’une paire de Kickers est de trente-six euros en France contre dix-huit au Vietnam, mais nous parvenons à être compétitifs sur certaines gammes. Ainsi, nous avons monté un atelier de production de vingt-cinq personnes à Romans lorsque nous avons racheté la marque Charles Jourdan, mais l’écart entre le « made in France » et le « made in Italy » est de 30 % sur les articles de luxe.
Notre société est présente dans tous les réseaux de distribution. Nous vendons des marques différentes à Carrefour, à Décathlon, à des chausseurs succursalistes, à des responsables de boutiques de sport, à des grands magasins comme Le Printemps ou encore à Colette. Le réseau internet, où nous sommes leader, représente 14 % de notre activité.
Il y a moins de vingt ans, il existait encore 450 usines de chaussures en France. Il n’en reste que 82. Pour une consommation de 339 millions de paires en 2011, seuls 24 millions ont été produits dans notre pays, et encore partiellement, car les fabricants sous-traitent certaines activités en Tunisie, au Maroc ou ailleurs. Autant dire que le secteur s’est effondré. Après la guerre, quand mes grands-parents étaient ouvriers dans la chaussure, on trouvait encore 130 usines à Fougères. La production de chaussures ne représente plus, aujourd’hui, que 5 800 emplois en France.
Depuis dix ans, les détaillants ont vu augmenter deux postes de manière considérable : les charges liées à l’immobilier et les charges salariales, du fait des 35 heures. Pour compenser ces hausses, les grands succursalistes et d’autres réseaux de distribution multiplient leur prix par trois ou quatre, voire plus, alors que les détaillants appliquaient, il y a encore vingt ans, un coefficient de deux ou deux et demi.
Une entreprise comme la nôtre apporte une grande valeur ajoutée puisqu’elle intègre toute la filière – conception des produits, bureau d’études et des méthodes, style –, en dehors du « temps minute », qui est délocalisé en Espagne, au Portugal, en Italie, voire plus loin : au Maghreb, en Turquie, en Inde ou en Asie. Sur place, les usines intègrent des bureaux de contrôle et de développement.
Sur certains produits, notamment de « moyenne gamme », on voit mal comment on pourrait renverser le cours de l’histoire, mais, dans le « haut de gamme » et la maroquinerie, la France a encore sa place. Nous devons cependant nous protéger de la concurrence de nos voisins, notamment de l’Allemagne qui utilise la main-d’œuvre polonaise pour des activités ponctuelles, et des pays latins, où la flexibilité est plus grande.
Si la France conserve un patrimoine de marques importantes, les sociétés asiatiques ont acquis un réel savoir-faire technique. L’époque où les usines chinoises ne produisaient que du bas de gamme est révolue. En trente ans, leur production a considérablement gagné en qualité, et le dumping social n’est plus la seule raison de leurs succès. Il est essentiel de protéger nos entreprises qui possèdent des marques, car, si nos concurrents nous les rachètent, on voit mal quel patrimoine il nous restera.
Je suis heureux que nous soyons installés en Bretagne, car, pour nous, la compétence et les qualités humaines sont primordiales. Je retrouve le même savoir-faire dans les villes moyennes du Nord et du Sud-Ouest. Les banques régionales devraient favoriser cette implantation. Nos concurrents allemands ont des relations plus simples avec leurs banques. Ils ont, en général, deux partenaires : la Deutsche Bank et une banque du Land, qui les soutient sur le long terme.
M. Antonio Da Silva, président de La Ferronnerie Roncquoise. Je gère une PME de trente-deux personnes, dont le chiffre d’affaires est de 2,6 millions. Nous travaillons dans la métallerie pour l’industrie et pour le bâtiment collectif, industriel et commercial. Je suis également président régional de la Confédération générale des petites et moyennes entreprises (CGPME) du Nord-Pas-de-Calais.
Les patrons des PME et des TPE sont inquiets. Le Gouvernement a-t-il conscience des difficultés que nous rencontrons au quotidien ? La mort dans l’âme, nous détruisons 1 500 emplois par jour. On nous demande des efforts importants, mais que fait-on pour réduire la pression qui pèse sur nous ?
Les syndicats présentent le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) comme un cadeau aux entreprises, mais son montant ne représentera, pour 2013, que 4 % d’un salaire annuel à temps complet, dans la limite de deux fois et demi le SMIC. Sous certaines réserves, le taux montera à 6 % en 2014. La première année, pour un SMIC à temps plein, l’entreprise recevra 684 euros pour douze mois d’activité, soit 57 euros par mois. Dans le secteur du bâtiment, où une entreprise doit décaisser 2 135 euros pour verser un salaire de 1 200 euros net au salarié, le crédit d’impôt représentera 732 euros annuels, soit 61 euros par mois.
Autre exemple, pour verser 1 800 euros nets au salarié, l’entreprise doit débourser plus du double : 3 789 euros. Si certaines conditions sont réunies, elle percevra 1 092 euros par an, soit 91 euros par mois au titre du CICE. En outre, ce crédit d’impôt constitue une créance sur le Trésor, de sorte qu’une société qui ne fait plus de bénéfice, ce qui n’est pas rare, pourra n’être remboursée que dans trois ans. En somme, plus les entreprises connaissent de difficultés, moins le CICE est opérant.
Dans un dispositif pérenne, le financement de la protection sociale ne peut reposer uniquement sur les charges assises sur les salaires, car cela pénalise la compétitivité des entreprises. Augmenter la TVA et la CSG permettrait de réduire les charges sociales en taxant davantage les importations, ce qui ferait baisser le coût du travail et augmenterait le salaire net. Nous, chefs d’entreprise, n’avons l’habitude ni de commander ni de manifester, mais l’équilibre économique et social du pays repose sur nos épaules. Le CICE est un mirage. Faites en sorte que nous puissions garder confiance et créer des emplois !
M. Jérôme Frantz, président de la Fédération des industries mécaniques (FIM). Je suis à la tête d’une entreprise familiale qui existe depuis quatre-vingt-treize ans. Quand j’y suis entré, en 1992, mon père employait cinquante personnes. L’effectif est monté à 280 en 2001-2002. Nous sommes aujourd’hui 120. Vous comprendrez pourquoi quand vous saurez que notre entreprise est spécialisée dans le traitement de surface des métaux pour l’industrie automobile. Le point de rupture s’est produit en 2000-2001, du fait de la loi sur les 35 heures, que j’avais d’abord soutenue car cette forme de partage du travail me semblait une piste intéressante. Je m’étais lourdement trompé.
La FIM, premier employeur industriel français, emploie 620 000 personnes dans les entreprises de plus de dix salariés, pour un total de plus de 800 000. En 2012, notre chiffre d’affaires atteindra 112 milliards d’euros, dont plus de 40 % à l’exportation directe et 60 % si l’on y ajoute l’exportation indirecte. La transformation des métaux et la fabrication des machines représentent chacune 45 % de notre activité, les 10 % restants correspondant au secteur de la mesure et de la précision, dont relève le matériel médical.
Le premier secteur, lié à l’automobile, marche mal. Le taux de croissance pour 2012 ne dépassera pas 1 %. En revanche, il atteindra 15 % pour l’équipement et les machines-outils, en dépit de la concurrence allemande, 20 % pour les machines agricoles, et 25 % quand les entreprises travaillent avec les États-Unis.
Le patron de PME que je suis serait ravi d’innover, d’offrir une qualification à ses collaborateurs et d’investir, mais comment faire quand l’entreprise ne gagne pas d’argent et quand les charges écrasent nos marges ? Le premier enjeu de la compétitivité est de restaurer ces marges. Les dix dernières années, les Allemands ont acheté 200 000 machines, les Italiens 5 000 et les Français 2 500 à 3 000. C’est dire quel retard nous avons pris.
Vous vous demandez s’il faut aider les hauts ou les bas salaires. Il y a vingt-cinq ans, la Corée s’est posé la même question. Ce pays de 35 millions d’habitants fabriquait du bas de gamme, quand son voisin, la Chine, comptait 1,3 milliard d’habitants et se consacrait au même type de production. Il a décidé d’arrêter du jour au lendemain les aides aux bas salaires pour aider les salaires qualifiés. En vingt ans, les Coréens ont monté une industrie qui force le respect dans nombre de secteurs.
Faire supporter en totalité aux entreprises le coût de la protection sociale et des allocations familiales revient à leur mettre au pied un boulet qui leur interdit de créer des richesses. Le Pacte gouvernemental pour la compétitivité, qui repose sur un mécanisme intelligent, va néanmoins dans le bon sens, mais il ne dégagera que 20 milliards, quand nous en attendions 80. Quant au terme de « contreparties », purement idéologique, il nous agace. Lorsque le Gouvernement a le courage d’allouer une partie de l’impôt à la création de richesses, on ne peut pas parler d’un « cadeau aux patrons ». Ce sont d’abord les employés qui en profiteront. Depuis vingt-trois ans, mon entreprise n’a pas redistribué un sou aux actionnaires. Une entreprise crée des richesses qu’elle redistribue autour d’elle, d’abord en son sein – aux managers, collaborateurs et actionnaires –, puis, à travers l’impôt, à toute la société. C’est le message qu’il faut porter à nos concitoyens si nous voulons gagner la bataille.
Le financement reste un problème. Oséo nous a beaucoup aidés en 2008, pendant la crise, mais cet organisme a atteint ses limites, car il n’est pas décisionnaire : ce sont les banques qui choisissent d’accorder des prêts aux entreprises et de leur ouvrir des lignes de crédit. La création de la BPI est une bonne nouvelle, si toutefois celle-ci a les moyens d’intervenir directement.
En France, la stratification du marché du travail est catastrophique, alors qu’un des enjeux majeurs de notre pays sera de transférer les compétences des secteurs qui ne marchent pas vers ceux qui avancent. En Bourgogne, j’ai eu l’occasion de visiter une boucherie industrielle qui employait une quarantaine de personnes. Toutes venaient d’une entreprise de mécanique qui avait fermé. Le seul travail qu’elles avaient retrouvé était l’équarrissage de la viande. Si nous ne parvenons pas à transférer les compétences vers des marchés porteurs, nous perdrons la compétition mondiale. Tel est l’enjeu des négociations que nous menons pour rendre le marché du travail plus flexible. Notre but n’est pas d’aller contre nos collaborateurs ; nous voulons au contraire faire les choses avec eux, en sortant de l’idéologie.
M. Luc Barbier, président de la Fédération nationale des producteurs de fruits (FNPF). Agriculteur en Lorraine, je produis d’une part des céréales, que je commercialise grâce à une coopérative agricole de Lorraine, et, d’autre part, des prunes, principalement des mirabelles, que je commercialise par l’intermédiaire des Vergers de Lorraine, dont je suis le trésorier. Ces deux coopératives ont adhéré à l’organisation COOP de France, l’une au titre des métiers du grain, l’autre au titre des fruits et légumes.
Nous vous avons adressé un tableau comparatif des modes de rémunération des salariés dans les vingt-sept pays de l’Union. Avec la Belgique, la France est le seul pays à financer l’intégralité de son modèle social par l’heure travaillée. Tous les autres fiscalisent au moins une part de la protection sociale, soit sur le budget de l’État, soit sur la TVA. Certains pays comme l’Allemagne, l’Autriche, Chypre ou la Finlande, n’ont pas de salaire minimum.
Nous nous heurtons non pas à un excès, mais à un manque d’Europe. Avant la mise en place de l’euro, certains pays utilisaient l’arme monétaire comme instrument économique, ce qu’ils ne peuvent plus faire aujourd’hui. C’est pourquoi, en 2003-2004, l’Allemagne a décidé de déréguler le marché du travail. À 200 kilomètres de chez moi, un producteur de mirabelles allemand peut embaucher du personnel pour seulement quatre ou cinq euros l’heure, sans être pénalisé par les mesures relatives aux 35 heures ou aux heures supplémentaires. Il peut même employer pendant 180 jours, sans aucune contrainte administrative, des personnes d’origine bulgare ou roumaine.
Le taux de couverture de la consommation de fruits en France par la production française est de 35 %, contre 67 % pour la consommation de légumes. Il y a dix ans, notre pays produisait et consommait 400 000 tonnes de pêches. Notre consommation n’a pas diminué, mais nous n’en produisons plus que 280 000 tonnes. Nous avons a perdu 30 000 hectares de verger en dix ans, soit 3 000 hectares par an. Or un hectare de verger représente entre 800 et 900 heures de travail par an. Le calcul est simple : l’abandon de deux hectares fait disparaître un ETP dans les vergers, ce qui entraîne la suppression d’un autre ETP dans la filière. Des coopératives ferment ; des industriels s’en vont. La dernière société qui transformait des fruits en Lorraine a mis fin à cette activité. Si elle continue à vendre des fruits, elle a délocalisé la production de l’autre côté du Rhin.
Pour l’abricot, la cerise et la pêche nectarine récoltés dans le sud de la France, la main-d’œuvre représente 50 % à 70 % des coûts de production. Pour l’abricot et la pêche nectarine, le coût réel de la main-d’œuvre – hors exonération – est de 8 000 euros à l’hectare. Il monte à 16 000 euros pour la cerise. Je pense néanmoins que l’arboriculture peut être une chance pour notre pays, parce que ces emplois sont localisés sur le territoire, et qu’il n’est pas difficile d’emmener les salariés jusqu’aux vergers. Il faudrait néanmoins commencer par mettre en place des règles sociales communes, au moins à l’intérieur de la zone euro. Si les pays ont été capables d’adopter une monnaie commune, je comprends mal qu’ils ne puissent pas établir un socle social européen, afin d’éviter des distorsions. On peut imaginer un salaire minimum général ou interne à chaque branche.
Il faudrait également faire mieux respecter des règles européennes à nos frontières. De plus en plus de cerises consommées en Europe sont produites en Turquie, alors que des produits phytosanitaires utilisés dans ce pays sont interdits dans l’Union. Pourtant, les contrôles restent centrés sur les produits français ou européens, et ignorent les produits d’importation.
Par ailleurs, veillons à ce que l’environnement ne tue pas l’environnement. Alors qu’un de nos problèmes majeurs est la gestion de l’eau, certains systèmes permettraient de stocker celle qui tombe naturellement en hiver pour l’utiliser en été. Pourtant, parce qu’un batracien, une araignée ou une plante se développe dans telle ou telle réserve, il se trouve toujours une association environnementale pour prendre sa défense en multipliant les recours devant les tribunaux administratifs. C’est ce qui explique qu’on ne puisse plus mettre en place aucune réserve collinaire, ce qui favoriserait pourtant la compétitivité.
En outre, j’aimerais savoir pourquoi les Allemands peuvent acheter un produit à l’exploitant plus cher qu’en France et le revendre moins cher au consommateur. Le système de distribution français est particulièrement opaque.
Enfin, je considère moi aussi qu’un assouplissement des règles du code du travail permettrait de gagner en compétitivité, surtout si l’on prévoit des accords de branche, comme il en existe dans certains pays de l’Union. Un tel assouplissement serait précieux dans les secteurs où le travail est saisonnier.
M. le président Bernard Accoyer. Messieurs, je vous remercie pour la densité et la variété de vos exposés.
M. Olivier Carré. Le CICE ayant évolué lors de nos débats, je vous invite à en lire les comptes rendus afin de dissiper certaines des craintes que vous avez exprimées. L’un des aspects du dispositif qui pourrait poser problème est la fixation du seuil de son assiette de calcul à 2,5 fois le SMIC, ce qui exclut tous les salaires dépassant les 30 000 euros bruts. Quels seront les effets de ce seuil ? Faut-il le faire évoluer d’ici à l’adoption définitive de la loi ?
M. Jean-René Marsac. Sans aborder le débat de manière idéologique, il faut néanmoins reconnaître que les actionnaires n’ont pas toujours un comportement vertueux. Ainsi, dans ma circonscription, une société était auparavant gérée par un fonds de pension américain allié à la Caisse des dépôts et consignations, avec un mandat social qui avait été donné à un groupe malais. Lorsqu’elle a repris cette société, l’entreprise Asteel Flash, que j’ai invitée ce matin, a adopté une stratégie beaucoup plus industrielle que son prédécesseur. Cela montre bien que le choix de la structure de pilotage du capital d’une entreprise détermine sa capacité à adopter une stratégie industrielle. Assortir le crédit d’impôt de garanties afin que son usage ne soit pas détourné au profit de la stratégie de profit des actionnaires ou de la politique de rémunération des dirigeants me semble relever non pas de l’idéologie, mais du bon sens.
M. Thierry Benoit. Je tiens à remercier les chefs d’entreprise ici présents, et plus particulièrement les trois entrepreneurs de la circonscription de Fougères en Ille-et-Vilaine, d’avoir accepté notre invitation. J’ai été très intéressé par le propos de ceux qui ont évoqué les thèmes de la flexibilité et du dialogue social. Le choix fait par la France, il y a une quinzaine d’années, de réduire la durée hebdomadaire du temps de travail, a porté préjudice à certaines activités. Quel est le coût d’une telle mesure et qu’en est-il de la flexibilité des salariés ? Disposez-vous d’éléments de comparaison en matière de droit du travail ? Que pensez-vous de ce qu’on appelle le « modèle suédois » qui concilie flexibilité du travail et dialogue social ?
Quant à la création de richesse et de valeur ajoutée, le Gouvernement a annoncé la mise en place du CICE, soit une aide de 20 milliards d’euros, ce qui est nettement insuffisant – l’un d’entre vous est allé jusqu’à parler de 80 milliards d’euros à transférer de la production vers d’autres assiettes. À titre personnel, je milite en faveur de la TVA sociale qui m’a été expliquée, il y a dix ans, par le sénateur Arthuis. Qu’en pensez-vous ?
M. Jean Grellier. Nous devons utiliser tous les leviers d’action en même temps — la compétitivité coût, la compétitivité hors coût et la compétitivité psychologique —, faire évoluer les esprits et créer une mobilisation en faveur de la réindustrialisation de l’ensemble de nos territoires. Il nous faut aussi améliorer le dialogue social territorial entre les acteurs politiques, les acteurs économiques et les partenaires sociaux, et utiliser tous les moyens possibles : le crédit d’impôt, le soutien à la recherche innovation, etc.
La politique de filières mise en œuvre à la suite des états généraux de l’industrie constitue-t-elle un atout pour notre pays ? Doit-elle être déclinée au niveau territorial ? Ne faut-il pas agir non seulement sur la compétitivité coût, mais aussi sur le niveau de gamme de nos produits et dans le domaine des qualifications, afin de mettre en adéquation les formations et l’emploi ? Les politiques de recherche et d’innovation sont-elles suffisamment connues des entreprises aujourd’hui ? Comment faire pour agir sur l’ensemble de ces leviers ?
M. Claude Sturni. Les mesures qui ont été prises pour diminuer les coûts de production sont-elles de nature à aider à produire en France - notamment dans les secteurs industriel et agricole ? Je me pose la question, car je suis originaire d’un territoire plutôt industriel, notamment spécialisé dans la mécanique, et partiellement rural. Il nous appartient d’exploiter au mieux les matières premières présentes sur sol français, de produire, de collecter et de créer des filières de transformation. Dans ma circonscription, j’entends très souvent parler de compétition entre l’Alsace et le pays de Bade : certains industriels du secteur agroalimentaire implantés dans ma région émigrent en Allemagne parce qu’ils ne peuvent plus transformer les produits en France.
Étant bien obligés de vous fonder sur des hypothèses, comment intégrez-vous dans vos décisions d’investissement à long terme les perspectives de réductions et d’allègements de certains impôts, d’une part, et d’augmentation des coûts et d’autres prélèvements obligatoires, d’autre part ? Quel est votre degré de confiance à l’égard des équilibres que nous cherchons à définir ? Pour ma part, je trouve le CICE peu lisible et compliqué. Il eût été beaucoup plus simple de diminuer le coût horaire du travail et donc les charges pesant sur celui-ci : qu’en pensez-vous ? Quant à ceux d’entre vous qui représentez des entreprises internationales ou du secteur concurrentiel, vous est-il aisé de comparer les coûts de revient d’autres pays avec les nôtres, dont il faut préalablement déduire toutes sortes de crédits d’impôt ?
M. Daniel Goldberg, rapporteur. Je remercie l’ensemble des intervenants d’avoir pris le temps de venir assister à cette table ronde. Je m’interroge moi aussi sur la pertinence du seuil du CICE, fixé à 2,5 fois le SMIC. Lors d’auditions précédentes, plusieurs intervenants ont dénoncé les effets pervers de ce seuil sur l’emploi et la progression des salaires. Certains ont considéré qu’il fallait concentrer le bénéfice du crédit d’impôt sur les bas salaires, jusqu’à 1,6 fois le SMIC - soit le seuil d’aide actuel - afin qu’il ait un effet sur l’emploi. D’autres se sont interrogés sur les effets d’un seuil fixé non pas à 2,5 mais à 3,5 fois le SMIC, comme le préconise le rapport Gallois. Le dispositif vous semble-t-il bien calibré ? Par ailleurs, les entreprises pourront bénéficier du crédit d’impôt dès 2013. Celui-ci vous permettra-t-il de valoriser vos bilans auprès des banques, sachant que les crédits bancaires se sont raréfiés depuis l’adoption des normes prudentielles des accords de Bâle III ?
Le crédit d’impôt n’est que l’une des 35 mesures du pacte de compétitivité annoncé par le Gouvernement au début du mois de novembre, à la suite du rapport Gallois. Lesquelles parmi ces mesures faudrait-il, selon vous, mettre en place plus rapidement ? Je pense notamment à la mise en place de filières, sachant que l’organisation en filières et la coopération entre donneurs d’ordres et sous-traitants sont l’une des forces des entreprises allemandes et que l’écosystème qu’elles ont créé est très efficace, notamment en cas de reprise d’entreprise.
La commande publique s’opère dans un monde concurrentiel : notre économie se veut relativement ouverte et la création de l’Union européenne fut fondée sur la libre circulation des biens et des personnes. Néanmoins, cette économie ouverte est organisée différemment au sein de la zone euro et chez nos importateurs. Dans ce contexte, comment l’État, les collectivités locales et les entreprises publiques peuvent-ils protéger nos marchés ? Tous les pays ne sont pas contraints par les règles que nous nous sommes imposées dans la construction européenne.
Enfin, selon vous, quels assouplissements du marché du travail vos salariés seraient-ils prêts à accepter en échange d’une sécurisation de leur emploi ?
M. le président Bernard Accoyer. Il y a une hiérarchie dans les urgences. La première de celles-ci consiste à restaurer les marges d’exploitation des entreprises, en écartant la distinction entre la compétitivité « coût » et la compétitivité « hors coût » au profit d’une approche globale de cette notion de compétitivité.
Deuxièmement, il faut remettre en cause la rigidité du travail – qu’il s’agisse du temps de travail, du droit applicable ou du poids des charges sociales et fiscales. Certes, la taxe professionnelle a été supprimée, mais les collectivités territoriales ont réinventé une fiscalité qui pèse lourd sur l’économie. Vous avez également souligné les lenteurs administratives qui font parfois obstacle à l’industrialisation et la commercialisation d’idées fécondes.
Troisièmement, vous accordez une priorité au coût de l’énergie et soulignez le danger qu’il y aurait à opter de façon hasardeuse pour une diversification de la production énergétique extrêmement coûteuse et inaccessible dans les délais prévus.
Quatrièmement, nous devons mener une politique volontariste en matière de commande publique : les autres pays de la zone euro ont adopté des règles plus souples que celles que se sont imposées les administrations publiques françaises locales et nationales. Nous avons d’ailleurs laissé se construire une Europe de la consommation sans avoir défendu une Europe de la production, à l’exception peut-être du secteur agricole qui est cependant actuellement menacé.
Quel plafond de salaire vous paraîtrait-il pertinent de fixer pour l’assiette du CICE afin que celui-ci profite aux secteurs exposés à la concurrence internationale ? Craignez-vous que les politiques n’interviennent dans les procédures d’attribution de financements par la BPI si elles se faisaient au niveau régional ?
M. Yves L’Épine. Concrètement, si le seuil de l’assiette du CICE est fixé à 2,5 SMIC, un chef d’entreprise aura tendance à ne pas augmenter le salaire de ceux de ses collaborateurs qui ont un revenu équivalent à 2,49 fois le SMIC. Pour éviter qu’ils ne partent dans une autre entreprise, ce plafond doit s’appliquer au salaire uniquement, et non à la rémunération globale. Ainsi, pour conserver le bénéfice du CICE, le chef d’entreprise maintiendra le salaire de ses collaborateurs sous le plafond, mais il augmentera la partie variable de la rémunération. Il paraît en outre indispensable que le seuil soit linéaire et non dégressif afin de privilégier les entreprises industrielles dont les salaires sont plutôt situés entre deux et trois fois le SMIC, surtout si ces entreprises ont fait l’effort de produire du « haut de gamme ». Si le plafond devait être porté à 3,5 SMIC dans l’avenir, nul n’ignore que cette hausse serait compensée par une dégressivité du taux du crédit d’impôt. Cela favoriserait les entreprises produisant du « haut de gamme » qui pourraient gagner des parts de marché au niveau international.
M. Gilles Benhamou. Un chef d’entreprise commence par se demander combien la mesure lui fera économiser l’année suivante. Une première évaluation grossière montre que mon entreprise réduira ses coûts d’un million d’euros, qu’elle allouera différemment.
Faut-il une aide située à hauteur de 80 milliards d’euros au lieu des 20 milliards prévus ? Là n’est pas la question ! Ce qu’il faut, c’est concentrer les mesures de relance sur le secteur productif et compétitif, fer de lance du redéploiement industriel, afin de créer un réel choc de compétitivité, si puissant que les 20 milliards d’euros prévus suffiront largement.
Par ailleurs, Asteel Flash a proposé à ses salariés un accord conjuguant flexibilité et sécurisation de l’emploi. Ce système de banque d’heures à trois ans nous permettrait d’adapter nos effectifs et de faire varier dans le temps, en fonction de la conjoncture, le nombre d’heures travaillées des salariés. Actuellement, le problème de la flexibilité, c’est qu’en fin d’année, une banque d’heures qui n’a pas été utilisée est perdue. Mais c’est totalement différent si nous avons trois ans pour réagir, comme nous le proposons. Le problème, c’est que même si les salariés sont d’accord avec un tel système, je ne peux le mettre en place sans courir un risque de contentieux, car c’est contraire au droit du travail. Un accord signé par la majorité des salariés d’une entreprise devrait prévaloir sur le code du travail et sur les décisions des organisations syndicales. Une entreprise c’est une collectivité : laissez ces collectivités agir, quitte à ce que le législateur fixe une majorité de vote à 80 % !
M. Emmanuel Commault. Je ne critiquerai pas le crédit d’impôt, qui est plutôt une bonne mesure, mais je souhaite rappeler le drame que vit le secteur agroalimentaire. La coopération agricole, en particulier, a su s’organiser en filières, mais le coût du travail est beaucoup trop élevé. Le problème qui se pose n’est ni celui du seuil du crédit d’impôt ni même celui du recours à ce type de mécanisme : il est d’une autre ampleur. Tandis que nous payons un salarié français 22 euros de l’heure, charges comprises, nos concurrents allemands paient un Roumain, un Ukrainien ou un Balte, 7 euros de l’heure – 80 % de la valeur ajoutée de notre entreprise sert à rémunérer la masse salariale. Si nous n’avançons pas sur la question d’une Europe sociale, nous serons incapables de maintenir les emplois de la filière agroalimentaire française.
Nous menons des stratégies de diversification et de différenciation. Cooperl est leader du bio en France et le porc bio représente 0,5 % de notre production. Les marchés agroalimentaires sont essentiellement des marchés de volume-prix. Lors d’un entretien avec l’un des conseillers de Dacian Ciolos, Commissaire européen chargé de l’agriculture, qui réfléchit à la prochaine politique agricole commune en cours de négociation, j’ai insisté sur la priorité absolue que constitue pour l’Europe le fait d’assurer des conditions convergentes pour les industries agroalimentaires. Ce conseiller m’a répondu que l’Europe n’avait pas vocation à traiter de l’harmonisation sociale. Or, ce problème urgent ne sera pas réglé par le crédit d’impôt !
M. Jérôme Frantz. Nous avions préconisé au sein du Groupe des fédérations industrielles (GFI) de concentrer les aides sur des exonérations de charges sociales non pas dans le secteur industriel, mais pour toutes les entreprises soumises à la compétition internationale. Le problème, c’est que cela est apparemment extrêmement compliqué.
Le CICE, tel qu’il a été conçu, n’est pas si mal que cela car il semble effectivement satisfaire tout le monde. Mais de grâce, concentrez-le sur les entreprises soumises à la compétition internationale ! Cela coûtera beaucoup moins cher à l’État et permettra d’aider les secteurs qui en ont effectivement besoin. Je vous renvoie au fascicule énonçant les douze propositions faites par le GFI avant les élections, dans lequel nous avons expliqué comment procéder.
Je souhaiterais également prolonger le propos de Gilles Benhamou : comment voulez-vous que nos entreprises soient les meilleures dans la compétition mondiale si le conflit y règne ? Ce qui fait leur force, c’est qu’elles ont des équipes soudées, prêtes à gagner des parts de marché ! Malheureusement, la France continue à fonctionner de manière idéologique en opposant constamment les patrons et les ouvriers ! Ce modèle n’existe plus dans les entreprises !
M. Marsac a évoqué le problème des fonds de pension : mais c’est au législateur qu’il revient de régler des situations aussi anormales, y compris pour les chefs d’entreprise qui sont alors victimes d’une concurrence déloyale. Mais ne raisonnez pas à partir d’exceptions ! Il y a, en France, 460 entreprises de plus de 1 000 personnes, sur 1,8 million d’entreprises qui emploient au moins un salarié. Et 1 000 entreprises font appel public à l’épargne. Or les pouvoirs publics, et notamment les parlementaires, fondent trop souvent leur raisonnement sur les entreprises du CAC 40. Qui plus est, sur ces quarante entreprises, il y en a trente-neuf qui, la plupart du temps, se comportent bien, et une qui, de temps à autre, se comporte mal. C’est elle qu’il faut sanctionner ! Une entreprise sert à créer de la richesse sur un territoire pour la redistribuer autour d’elle. La mondialisation a certes fait évoluer la situation, notamment avec l’émergence de fonds de pension américains qui investissent en France dans le seul but d’en extraire un maximum de richesse et de la redistribuer sur un territoire qui ne nous intéresse pas. Mais les entreprises apatrides n’existent pas ! Ce sont celles qui parmi nos entreprises doivent conquérir des marchés à l’étranger pour continuer à créer de l’emploi en France qu’il faut soutenir ! Et je le répète : partout dans notre pays, les chefs d’entreprise se comportent normalement avec leurs collaborateurs, sans quoi leur équipe ne pourrait fonctionner.
M. Dominique Decaestecker. Je souhaite revenir, premièrement, sur la commande publique. Dans notre secteur, l’État est certainement le plus mauvais acheteur. Les prix qu’il pratique à l’achat ne nous permettent pas de rémunérer nos salariés au-delà du SMIC. Mais ce n’est pas seulement une question de prix : deux autres problèmes entrent en ligne de compte.
Tout d’abord, le prix d’achat est le seul critère de sélection pris en compte par l’État, à l’exclusion de tout autre, par exemple la qualité ou la responsabilité sociale. En 2004, c’est l’État qui a poussé les entreprises de notre secteur à créer un label de responsabilité sociale. Or – c’est un comble – il est aujourd’hui le seul acheteur à ne pas exiger ce label. S’il le faisait, il se rendrait compte d’une des exigences de la responsabilité sociale : la dénonciation éventuelle d’un contrat doit intervenir au minimum six mois avant son terme.
Or – c’est le second problème – tous nos gros clients ou donneurs d’ordres donnent aujourd’hui des réponses à leurs appels d’offre au moins six mois avant la date de reconduction du contrat, à l’exception de l’État. Des salariés, parfois nombreux, employés par une entreprise pour une prestation réalisée au profit de l’État peuvent ainsi se retrouver sans travail du jour au lendemain. En ne respectant pas le délai de six mois, l’État ne laisse pas aux entreprises le temps de prendre leurs dispositions : chercher d’autres clients ou trouver des solutions pour leurs salariés. Il est donc essentiel d’améliorer les conditions de la commande publique.
Deuxièmement, je souligne le caractère déterminant des comparaisons de coût du travail pour la localisation de l’activité. Le groupe international d’origine allemande dans lequel je travaille a décidé, il y a douze ans, de fermer plusieurs entrepôts en Allemagne pour les recréer dans la commune d’Atton, sur la butte de Mousson, près de Nancy. La comparaison des coûts horaires du travail a constitué l’élément décisif : à l’époque, ce coût était, en Allemagne, supérieur de 25 % à ce qu’il était en France. Ce n’est plus le cas.
Le crédit d’impôt pour la compétitivité et la recherche est une bonne mesure pour notre secteur et pour mon entreprise, même si en peut estimer que son ampleur – 20 milliards d’euros – n’est pas suffisante. Dans la mesure où, dans notre secteur, les décisions d’implantation sont fondées sur des comparaisons internationales du coût du travail, il est essentiel que ce crédit d’impôt soit considéré, dans le cadre des normes comptables internationales IFRS, non pas comme une réduction d’impôt, mais comme une diminution du coût horaire du travail. Pour revenir à mon groupe, c’est non pas le taux d’imposition mais, je le répète, le coût horaire du travail qui a constitué le critère déterminant dans sa décision d’implantation en France. Aucun chef d’entreprise n’est choqué de payer des impôts quand il réalise des profits.
J’ajoute que les contreparties au crédit d’impôt qui pourraient être exigées, notamment à la demande des organisations syndicales, seraient source de lourdeur et nuiraient à la clarté de la mesure. Elles en diminueraient non pas le coût, mais l’impact.
J’en viens, troisièmement, à la question de la TVA sociale. Toutes les mesures qui peuvent contribuer à réduire la masse salariale – qui représente 70 à 75 % du chiffre d’affaires dans notre secteur – sont opportunes. Cependant, les mesures que vous prenez aujourd’hui en faveur de la compétitivité-coût seront progressivement annulées par les surcoûts liés au financement de la santé et des retraites, qui vont augmenter mécaniquement dans les années à venir. Il convient donc de réformer le financement de la protection sociale. J’estime, à titre personnel, qu’il ne peut plus reposer sur le seul travail. Les consommateurs et les pays qui exportent leurs produits en France devront également y contribuer.
M. Lionel Baud. En Allemagne, dans le secteur automobile, les clients et les fournisseurs savent travailler ensemble. Ils ont été capables d’organiser de véritables filières, dans lesquelles prévaut une solidarité, d’ailleurs visible en temps de crise : les constructeurs allemands privilégient les entreprises sidérurgiques allemandes.
Nous ne disposons pas, en France, de filières bien organisées. On parle non pas de « clients » et de « fournisseurs », mais de « donneurs d’ordres » et de « sous-traitants ». C’est significatif. Vous pouvez aisément imaginer les relations qui en découlent entre les entreprises, ce qui a d’ailleurs suscité des débats.
Le précédent gouvernement avait pris des initiatives, notamment la création de la Plateforme de la filière automobile (PFA). Toutes les mesures de cette nature sont bienvenues. Il est indispensable que, dans chaque filière, tous les acteurs – clients, fournisseurs – soient représentés et puissent se parler. Dans le secteur automobile, les discussions ne doivent pas se résumer à des échanges entre les constructeurs et les fournisseurs de rang 1 ; elles doivent impliquer le réseau des fournisseurs dans son ensemble. Il convient que tous réfléchissent ensemble à la stratégie de la filière. Beaucoup d’efforts restent à faire dans ce domaine. L’absence de véritables filières constitue un handicap important pour la France par rapport à ses concurrents.
S’agissant des banques, les contraintes réglementaires et les nouveaux indicateurs imposés par les règles de Bâle III ne laissent pas d’inquiéter les PME. L’Allemagne, qui fait de l’accès de ses PME au crédit une priorité, a pris position : si ces critères dits de Bâle III ne sont pas modifiés, les banques allemandes ne seront pas tenues de les respecter. Et il en va de même d’ailleurs pour les banques américaines. En France, au contraire, on envisage de respecter les critères de Bâle III. Nous devrions pourtant adopter une position ferme et faire valoir que les banques doivent continuer à financer le tissu industriel. À défaut, les répercussions vont s’avérer sérieuses pour les PME.
M. Philippe Robert. Peu importe la nature et le niveau des aides. Ce qui compte, c’est la manière dont elles vont pouvoir être utilisées pour faire vivre les entreprises. Je suis d’accord : il convient de concentrer au maximum les aides sur les entreprises qui en ont réellement besoin, c’est-à-dire les entreprises industrielles. Vous ne pourrez pas redistribuer la richesse, si elle n’est pas d’abord créée.
Je reviens sur la question de la commande publique. Dans notre secteur, les emplois sont durables et ne sont pas susceptibles d’être délocalisés. Or, nos clients sont avant tout des collectivités territoriales. La richesse que nous redistribuons – une fois déduits les salaires, les impôts et les taxes – représente 53 % de celle que nous créons. On comprend mal, dans ces conditions, que des collectivités achètent moins cher à un concurrent étranger au risque de faire perdre cette richesse à l’économie locale, voire d’être confrontées à des suppressions d’emplois. Il en va d’ailleurs de même pour de nombreux produits consommés par les collectivités. On demande aux entreprises d’être citoyennes, mais c’est aux collectivités de montrer l’exemple !
D’autant qu’il est très difficile, dans notre secteur, de vendre à l’étranger. En Allemagne, par exemple, même lorsque nous sommes mieux placés dans le cadre d’un appel d’offres, c’est toujours un concurrent allemand qui nous est préféré. C’est également le cas, à plus forte raison, hors de l’Union européenne.
M. Jérôme Akmouche, directeur du Syndicat national du décolletage (SNDEC). Je reviens sur une mesure qui nous paraît nuire à la compétitivité : le plafonnement des ressources des opérateurs de l’État décidé dans le cadre des lois de finances pour 2012 et 2013.
L’enjeu porte actuellement sur la restauration des marges des entreprises pour leur permettre de financer l’innovation, facteur de différenciation et de compétitivité. Les industries de notre secteur font essentiellement de la sous-traitance et leur recherche et développement porte non pas sur les produits, mais sur les méthodes de production. Ce type de recherche et développement est difficilement éligible au crédit d’impôt recherche ou aux financements du Fonds unique interministériel (FUI). En outre, nos entreprises n’ont pas toujours les moyens de développer des compétences en interne pour mener à bien des travaux de recherche et développement. C’est pourquoi, dans notre secteur et dans d’autres, nous avons mutualisé nos efforts d’innovation au sein d’un centre technique industriel, qui permet des gains de productivité remarquables.
Cependant, à cause d’un malheureux amalgame avec d’autres de ses opérateurs, l’État a décidé de plafonner les ressources des centres techniques industriels, notamment du Centre technique de l’industrie du décolletage (CTDEC) et du Centre technique des industries mécaniques (CETIM). Concrètement, les entreprises du secteur versent un pourcentage de leur chiffre d’affaires pour financer les activités des centres techniques. Or, dès que le plafond fixé en loi de finances est dépassé, les contributions des entreprises sont reversées au budget de l’État, au lieu d’être consacrées aux travaux de recherche et développement menés par les centres techniques. Alors qu’on nous encourage à innover et à améliorer notre compétitivité hors coût, on freine ainsi notre effort d’innovation.
M. le rapporteur. Cette difficulté a également été relevée par les responsables de centres techniques industriels lorsqu’ils ont été auditionnés par la commission des affaires économiques.
M. Yves Dubief. Pour répondre à la question du président Bernard Accoyer sur la Banque publique d’investissement (BPI) et la régionalisation, nous serons très attentifs : il est bon que les décisions de la BPI soient prises au plus près du terrain, mais il conviendra de prendre en considération des critères tels que le caractère « porteur » du secteur d’activités et la viabilité de l’entreprise concernée, non de prendre des mesures de court terme pour sauvegarder des emplois n’importe comment dans tel ou tel territoire.
M. le rapporteur. Je préfère de loin cette approche au mot « clientélisme » que nous avons entendu tout à l’heure à propos des décisions d’élus et qui m’a paru un peu déplacé. Quoi qu’il en soit, il conviendra en effet d’être attentif à la manière dont seront utilisés les crédits de la BPI.
M. Jean-François Hug. Le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi me paraît une excellente mesure, mais je signale deux dangers.
Premièrement, dans notre secteur, les prix sont, non pas de jure mais de facto, bloqués. Certains estiment que la relance passe par le blocage des prix à la consommation : pour redresser la croissance, les industriels devraient accepter de baisser leurs prix et de réaliser des pertes, notamment dans le secteur alimentaire, qui représente pourtant à peine 10 % de la consommation en France. Or, c’est tout l’inverse : si les entreprises ne peuvent pas restaurer leurs marges, elles ne pourront pas vivre, payer leurs salariés et créer du pouvoir d’achat. Pour que le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi soit efficace, il conviendrait, au préalable, de permettre aux prix de retrouver un niveau raisonnable – mesure, au demeurant, peu coûteuse. À défaut, nos entreprises risquent d’être noyées dans la masse des problèmes auxquelles elles sont confrontées.
Deuxièmement, le crédit d’impôt ne portera que sur deux ou trois années et l’économie pour les entreprises sera différée dans le temps. Ce dispositif est relativement complexe. Si les charges avaient été diminuées directement, le coût de revient aurait baissé en conséquence et nous aurions pu bénéficier de cette économie instantanément. Notre principale préoccupation est la visibilité. Pour investir, dans la mesure où leurs rendements sont peu élevés, les PME font des projections de rentabilité sur cinq à dix ans. Or, nous avons là une mesure, certes significative, mais dont la pérennité n’est pas garantie.
Troisièmement, l’intéressement constitue un mécanisme utile qui permet à une entreprise qui réalise des bénéfices de récompenser ses salariés en fin d’année. Or, entre 2009 et aujourd’hui, le forfait social à la charge de l’employeur sur les sommes qu’il verse à ce titre est passé de 2 à 20 %. Les salariés ne comprennent pas le sens d’un tel prélèvement, qui va à l’encontre de l’objectif recherché. On reproche aux employeurs de ne pas faire le nécessaire. Mais que représente le produit du forfait social pour le budget de l’État ? Sans doute pas grand-chose.
M. Jacques Royer. Je souscris aux propos de mes collègues. Nous avons beaucoup évoqué la nécessité du dialogue et de la proximité. Je souhaite insister sur un point : il nous faut à la fois davantage de décisions à l’échelon européen et à l’échelon local. D’une part, le cadre réglementaire général – les règles fiscales ou sociales – doit désormais être fixé au niveau européen. D’autre part, les débats doivent avoir lieu au niveau de l’entreprise, de la filière, éventuellement de la région.
Il peut paraître paradoxal de vous demander à vous, députés, de confier davantage de pouvoirs à l’Union européenne et aux régions, mais nous savons pouvoir compter sur votre sens de l’intérêt général.
M. le rapporteur. La décentralisation a beaucoup progressé depuis trente ans.
M. Jérôme Frantz. M. Olivier Carré nous a demandé sur quel prélèvement nous estimions souhaitable de transférer les charges sociales. Nous avons proposé la TVA plutôt que la CSG. En effet, comme l’a dit le président Accoyer, nous avons créé une Europe non pas de l’offre, mais de la demande, c’est-à-dire une Europe des consommateurs, totalement ouverte sur l’extérieur. Transférer une partie des charges sur la TVA reviendrait à taxer les importations. C’est, à nos yeux, essentiel : il convient de refermer, dans une certaine mesure, le marché européen.
Nous devons, en outre, exiger la réciprocité de nos partenaires. Dans le secteur de la mécanique, une entreprise mexicaine qui souhaite vendre ses produits en Europe paiera des droits d’entrée à hauteur de 1,7 % en moyenne. À l’inverse, une entreprise française acquittera, au Mexique, des droits de douane de 32 %. C’est ahurissant !
On redoute qu’une augmentation de la TVA ne pèse sur le consommateur. Or, en Allemagne, où le Gouvernement a transféré une partie des charges sociales sur la TVA, les entreprises ont restauré leurs marges et ont, en conséquence, baissé leurs prix. Il n’y a eu aucune incidence pour le consommateur.
Vous nous avez interrogés sur nos attentes. Nous demandons, bien sûr, que l’État réalise des économies ! Il est question d’aides, d’exonérations de charges, de crédit d’impôt. Cela montre bien que nous payons, d’abord, des charges et des impôts. D’une certaine manière, on nous redistribue l’impôt qu’on nous a prélevé. Certes, une grande partie de cet impôt sert à financer le fonctionnement de la collectivité nationale et nous ne nous y opposons nullement. Mais si l’État et, surtout, les collectivités territoriales étaient moins dispendieux, les entreprises seraient moins ponctionnées et pourraient créer davantage de richesse. On enclencherait un cercle vertueux. Bien sûr, il convient de ne stigmatiser ni les chefs d’entreprise, ni les collectivités territoriales, ni l’État. C’est ensemble que nous y parviendrons.
Vous nous avez interrogés, enfin, sur les attentes de nos salariés. Il n’est pas aisé de répondre à cette question. Premièrement, le rôle de Pôle emploi aujourd’hui, ou des ASSEDIC hier, consiste non pas à aider nos anciens salariés à retrouver un emploi, mais à gérer le chômage. Pôle emploi est toujours prisonnier de ce système de pensée. Nous estimons qu’une réforme profonde est nécessaire : Pôle emploi doit avoir pour mission unique de réaliser le transfert de compétences que j’ai évoqué tout à l’heure. Nous disposerons alors d’un outil efficace qui permettra aux salariés de retrouver un emploi dans notre pays.
Deuxièmement, les relations sociales étaient assises, hier, sur des raisonnements collectifs. Lorsque la direction recevait les représentants du personnel, ils étaient les porte-parole de l’ensemble des salariés de l’entreprise. Aujourd’hui, quand une entreprise est en difficulté, on s’occupe non pas de la collectivité des collaborateurs qui demeurent dans l’entreprise, mais des individus qui en partent. C’est d’ailleurs le problème auquel vous êtes confronté dans votre circonscription, Monsieur le rapporteur, avec la fermeture de l’usine de PSA à Aulnay-sous-Bois. Tant que nous ne nous pencherons pas sur cette question de fond, nous ne parviendrons pas à résoudre les problèmes de flexibilité du travail. Telle est la mutation profonde à laquelle nous assistons dans nos entreprises et dans la société : le passage du collectif à l’individuel. Nous devons là aussi y réfléchir ensemble, avec les partenaires sociaux.
M. le rapporteur. Je tiens à préciser que la totalité des salariés est contrainte de quitter le site d’Aulnay-sous-Bois.
S’agissant de la TVA, je le rappelle, un tiers du coût du crédit d’impôt – 20 milliards d’euros – sera financé par l’ajustement des taux de TVA. Cela ne sera pas sans conséquences sur les projets des investisseurs et des bailleurs sociaux, ou encore sur les grandes commandes publiques, par exemple dans le domaine des transports ou de la construction. En outre, 10 de ces 20 milliards d’euros sont des économies que devront réaliser les administrations publiques au sens large.
Quoi qu’il en soit, je partage le point de vue qui a été exprimé par plusieurs d’entre vous : il est nécessaire de concentrer les aides sur les secteurs qui en ont réellement besoin.
S’agissant des centres techniques industriels, je propose aux députés membres de la Mission de travailler sur le sujet sans attendre la fin de nos travaux et la publication du rapport. Nous pourrions soulever cette question lors de l’examen du projet de loi de finances rectificative en deuxième lecture.
M. Gilles Benhamou. Je souhaite revenir sur la question des aides à travers l’exemple de deux de mes clients. Le premier est une industrie de pointe qui a obtenu un important crédit d’impôt recherche pour une innovation remarquable. Il s’apprête à passer avec succès à la phase de production, mais celle-ci sera entièrement réalisée en Chine, où il emploiera 300 personnes.
Le second fabrique des produits beaucoup plus classiques et va augmenter ses volumes, en passant de 100 000 à 600 000 pièces. Il doit aujourd’hui choisir : soit il transfère la production en Tunisie, soit il recrute des ingénieurs et investit dans la recherche et développement pour diviser le temps et les coûts de fabrication et garder ainsi la production en France. Il ne recevra aucune aide.
Il faut donc faire attention : les critères d’obtention des aides doivent être adaptés aux objectifs que l’on cherche à atteindre.
On entend partout que l’innovation va nous sauver. Or, ce n’est pas exact : il convient avant tout que nos concitoyens travaillent dans nos entreprises et que ceux d’entre eux qui n’ont pas le niveau baccalauréat trouvent un emploi. C’est sur ce point que nous devons concentrer nos efforts. J’emploie à l’étranger vingt ou trente ingénieurs, appréciés pour leur niveau d’étude. Je n’aurais aucune difficulté à en recruter le double et à les envoyer partout dans le monde. En revanche, que devons-nous faire pour que nos compatriotes qui n’ont pas le niveau baccalauréat trouvent un emploi ? Il faut aider à la créativité pour maintenir la production en France. Cela vaut pour l’ensemble de nos métiers. Or, l’État ne verse aucune aide dans ces cas-là. Pour maintenir des emplois, le crédit d’impôt doit cibler les innovations qui portent sur le processus de production.
Il a également été beaucoup question de participation des salariés à la gouvernance des entreprises. Nous disposons déjà, en France, de délégués du personnel, de comités d’entreprise et de comités centraux d’entreprise, ainsi que d’organismes spécialisés qui peuvent contrôler les comptes à tous les niveaux. Ces instances permettent de discuter au sein de l’entreprise. Cela n’a guère de sens d’ajouter une nouvelle strate ou de prévoir une représentation des salariés au conseil d’administration. D’autant que, dans les sociétés multinationales, le conseil d’administration qui prend les véritables décisions peut très bien se tenir à l’étranger, par exemple aux Pays-Bas. Dans ce cas, le conseil d’administration français est factice ou ne se réunit même pas.
Nous devrions, en revanche, mieux réfléchir à la gouvernance des marchés publics, en particulier à la spécification des produits, tels que les compteurs d’EDF. Recourir à des spécifications ne constitue en rien une mesure anticoncurrentielle : c’est définir la manière dont on souhaite qu’un produit soit fabriqué. Ainsi, une collectivité publique qui préciserait, dans un cahier des charges, que 70 % d’un produit doit contribuer à créer de la richesse sur son territoire ne contreviendrait pas pour autant à la réglementation européenne. Toutes les entreprises en concurrence, qu’elles soient françaises ou étrangères, seraient soumises aux mêmes règles et devraient répondre à cette exigence définie par le commanditaire. De la même manière, lorsque les autorités chinoises accordent une licence pour fabriquer des véhicules en Chine, elles spécifient que 60 % de l’équipement doit être fabriqué sur leur territoire. Tous les constructeurs étrangers concourent selon les mêmes règles et doivent se conformer à cette spécification du marché public.
M. le rapporteur. Je vous remercie tous de votre disponibilité et de vos contributions. Nous en ferons le meilleur usage et vous ferons part de nos conclusions.
S’agissant du financement de la protection sociale, je fais partie de ceux qui préfèrent parler de « cotisations » plutôt que de « charges ». Néanmoins, l’un d’entre vous l’a dit : notre mode de financement n’est pas pérenne et ne peut demeurer en l’état, notamment s’agissant de la branche « Famille ». Ce sentiment est largement partagé aujourd’hui. Cependant, le système actuel ne disparaîtra pas complètement. D’ailleurs, personne ne le propose vraiment. Le débat porte sur la conservation d’un modèle de solidarité, bien ancré en France, ou sur son évolution vers un système plus assurantiel qui existe chez d’autres. Dans tous les cas, le montant des dépenses sociales devrait rester sensiblement le même à l’échelle du pays.
Comme vous le savez, le Premier ministre a installé un Haut conseil pour réfléchir à cette question. Des décisions seront prises sur la base de ses conclusions. Nous pourrons alors nous revoir pour savoir si elles vous conviennent.
——fpfp——
Membres présents ou excusés
Mission d’information sur les coûts de production en France
Réunion du jeudi 6 décembre 2012 à 9 h 30
Présents. - M. Bernard Accoyer, M. Frédéric Barbier, M. Thierry Benoit, M. Olivier Carré, M. Daniel Goldberg, M. Jean Grellier, M. Marc Le Fur, M. Jean-René Marsac, M. Claude Sturni
Excusés. - Mme Marie-Anne Chapdelaine, Mme Jeanine Dubié, M. Laurent Furst, Mme Annick Le Loch, M. Olivier Véran