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Mission d’information sur le paritarisme

Jeudi 10 décembre 2015

Séance de 14 heures 45

Compte rendu n° 06

Présidence de M. Arnaud Richard, président

– Audition, ouverte à la presse, de M. Jean Pisani-Ferry, commissaire général à la stratégie et à la prospective (France Stratégie) et Mme Selma Mahfouz, directrice adjointe

– Présences en réunion

MISSION D’INFORMATION SUR LE PARITARISME

Jeudi 10 décembre 2015

La séance est ouverte à quatorze heures cinquante.

——fpfp——

(Présidence de M. Arnaud Richard, président de la mission d’information)

La mission d’information sur le paritarisme procède à l’audition, de M. Jean Pisani-Ferry, commissaire général à la stratégie et à la prospective (France Stratégie) et Mme Selma Mahfouz, directrice adjointe.

M. le président Arnaud Richard. Nous avons, cet après-midi, le plaisir d’accueillir M. Jean Pisani-Ferry, commissaire général à la stratégie et à la prospective, et Mme Selma Mahfouz, directrice adjointe de France Stratégie, qui viennent de rendre un rapport sur le compte personnel d’activité (CPA).

C’est un sujet qui suscite beaucoup d’espoirs, notamment dans la majorité ; c’est aussi un sujet difficile, sur lequel vous avez su rendre un rapport très rapidement.

M. Jean Pisani-Ferry, commissaire général à la stratégie et à la prospective (France Stratégie). Merci de nous entendre sur ce sujet essentiel.

Selma Mahfouz, qui a piloté ce rapport, sera mieux à même que moi de vous en exposer les principales conclusions. Je dirai seulement quelques mots d’introduction générale.

France Stratégie participe à ce que l’on peut appeler un « paritarisme d’élaboration » : nous animons ainsi le comité d’évaluation du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE), qui est composé de quatre parlementaires, mais aussi, à parité, de représentants des administrations, d’une part, des organisations représentatives des salariés et des employeurs, d’autre part. Nous coordonnons l’activité de nombreux Hauts Conseils sectoriels, sur les retraites, l’assurance maladie, l’emploi, la famille… Nous disposons aussi d’une plateforme consacrée à la responsabilité sociale des entreprises, qui n’est pas exactement paritaire – mais la question se pose.

Cette forme de paritarisme est, j’en ai bien conscience, très partielle ; mais elle a fait ses preuves. Elle oblige en effet l’État à examiner ses propres politiques de façon plus objective et plus ouverte qu’il ne le ferait spontanément. Elle amène du dialogue, de la transparence, de l’écoute, soulève des questions nouvelles. Elle a sans doute aussi le bénéfice latéral de renforcer les relations interministérielles. C’est finalement l’équivalent des livres verts ou des commissions transpartisanes que nous connaissons dans d’autres pays.

Il s’agit au fond de construire un accord sur les faits – sur lesquels on doit s’entendre – qui laisse la place à un désaccord – légitime – sur les solutions. Lors de la fondation du Conseil d’orientation des retraites (COR), il y avait un désaccord sur les faits, et cette instance a permis la construction progressive, méthodique, d’un accord sur les éléments essentiels de l’avenir des régimes de retraite. Pour cela, le COR a exploré systématiquement l’espace des solutions : que se passe-t-il si le chômage est plus bas, si la productivité est plus forte, si le nombre d’actifs augmente… ? Il a ainsi pu montrer qu’il y avait, quelles que soient les évolutions par ailleurs, un problème démographique auquel il fallait apporter une solution. Le COR est ainsi devenu l’instrument d’une délibération pacifiée, méthodique, sur les questions comme sur les réponses.

Ce paritarisme d’élaboration constitue donc un moyen d’améliorer le débat sur les politiques publiques, comme les politiques publiques elles-mêmes. C’est donc à mon sens, vous l’avez compris, quelque chose de très positif. Il n’en reste pas moins qu’il faut prendre certaines précautions.

Tout d’abord, certains sujets sont plus difficiles à aborder que d’autres : ce qui fonctionne pour les retraites ou pour l’assurance maladie fonctionne nettement moins bien pour la réforme du marché du travail, alors même qu’il existe une instance de même nature. La connaissance du sujet est en effet bien plus incertaine, et l’objectivation du diagnostic plus difficile. Sur les retraites, on peut se mettre d’accord sur les faits, faire des calculs. Sur le marché du travail, il y a différents modèles, qui sont eux-mêmes objets de débats ; les divergences scientifiques sont plus vives.

Ensuite, la question de la légitimité du paritarisme se pose. La société française est devenue plus complexe, et les identifications autres que celles construites à partir de la relation de travail ont pris une importance de plus en plus grande. Il faut s’interroger sur la représentation des associations, des ONG, des think tanks… Sur les questions d’environnement et de climat, par exemple, le sujet est extrêmement complexe, les incertitudes importantes, et les acteurs légitimes sont multiples. C’est toute la difficulté du processus qui a suivi le Grenelle de l’environnement et de la concertation que nous essayons de construire sur les perspectives énergétiques et environnementales. La situation actuelle n’est d’ailleurs pas satisfaisante : il n’y a pas de consensus sur les perspectives, sur les outils, sur l’espace des solutions… Nous avons essayé de travailler techniquement à réduire ces incertitudes, mais nous rencontrons des obstacles, et en particulier celui de la difficulté à déterminer quels sont les acteurs légitimes pour participer à cette discussion.

Il est bien commode pour nous d’avoir huit interlocuteurs représentatifs, les mêmes sur différents sujets. Mais la commodité ne doit pas nous guider. Il faut aussi penser à la diversité de la société française.

J’évoquais la Plateforme consacrée à la responsabilité sociétale des entreprises (RSE). Elle doit également prendre en considération une multiplicité d’acteurs – acteurs sociaux traditionnels, mais aussi associations, par exemple – dont la coexistence est un combat quotidien : les rapports de force, les formes de dialogue, les rituels des acteurs sociaux ne sont pas les mêmes. La constitution même des équilibres a été difficile : il a fallu faire de la couture fine pour que chacun accepte de s’asseoir autour de la table.

Cela débouche sur une question plus vaste, qui concerne le bon usage du paritarisme – question que vous avez certainement déjà abordée. Nous venons d’un monde construit sur la primauté de la production sur les autres sphères de la vie sociale et sur la construction de droits par le travail salarié, avec une répartition assez nette entre ce qui relevait de la fiscalité et ce qui relevait de la protection sociale. Tout cela a changé. Les identités sociales se sont multipliées et l’importance de la relation de travail dans la construction de l’identité s’est érodée. Les frontières entre le fiscal et le social se sont brouillées avec l’universalisation des droits et l’accroissement du contrôle de la gestion par l’État. Nous vivions donc dans un système assez clair – dans un système en tout cas qui nous paraît aujourd’hui très clair, ce qui est sans doute pour partie au moins une illusion rétrospective. Ce n’est plus le cas : les bases de cette construction se sont érodées.

Il faut pourtant essayer d’en garder le meilleur, tout en évitant de laisser se développer un paritarisme sans principes, c’est-à-dire un paritarisme où un État en quête lui-même de légitimité s’appuierait sur ce segment de la société civile que sont les partenaires sociaux pour se renforcer, pour construire un consensus, mais sans être très sûr de savoir vraiment ce qu’il fait. Ce serait alors l’aveugle qui s’appuierait sur le paralytique : cela n’apportera pas beaucoup de soutien à l’action publique. Le risque est aussi que les principes de gouvernance soient flous : c’est une question que vous rencontrez, puisqu’elle est très présente dans le paritarisme de gestion. Quels sont les bons principes de corporate governance ? J’emprunte à dessein un terme qui n’appartient pas au vocabulaire du paritarisme pour m’interroger sur un monde où l’État joue un rôle accru dans le pilotage de la protection sociale, où les droits sont universalisés, où le rôle de la relation de travail s’atténue, comme je l’ai dit tout à l’heure. Qui doit alors s’asseoir autour de la table ? Quel doit être le rôle exact des organes de gestion ? On souffre d’une absence de clarté sur les principes.

Votre mission est donc essentielle : il faut conserver les apports du paritarisme, qui enrichit notre démocratie, tout en en redéfinissant les principes. Le CPA est un très bon objet pour poser ces questions, puisqu’il vise à l’universalité, puisqu’il ne se construit pas autour d’une relation de travail particulière : dès lors, la question de sa relation avec le paritarisme traditionnel se pose.

Mme Selma Mahfouz, directrice adjointe de France Stratégie. Je commencerai par dresser en quelques mots un état des lieux du paritarisme.

Il y a aujourd’hui un tripartisme de fait, naturellement avec des nuances, depuis la gestion paritaire de l’AGIRC-ARRCO jusqu’à la codétermination, en passant par le quadripartisme pour la formation professionnelle. Ce tripartisme a des atouts. Tout d’abord, les négociateurs sont familiers de la gestion : si le Conseil d’orientation des retraites fonctionne bien, c’est parce qu’une partie de ses membres sont gestionnaires de l’AGIRC-ARRCO et connaissent en détail les systèmes de retraite. Inversement, les gestionnaires sont familiers de la négociation et en maîtrisent les enjeux. Les partenaires sociaux trouvent ainsi plus facilement des compromis, et peuvent se montrer très réactifs – par exemple dans la gestion de l’Unédic.

Ce tripartisme a aussi des limites : il existe une certaine confusion sur les rôles des uns et des autres. Les mêmes personnes sont successivement gestionnaires – ce qui suppose une codécision, une collaboration – et négociateurs – ce qui suppose l’installation d’un rapport de forces. Dans les auditions que vous avez menées, on entend d’ailleurs certains de vos interlocuteurs « changer de casquette ». Pour le grand public, pour la clarté des rôles, mais aussi pour la justification du rôle tenu par les uns et les autres, cela peut poser problème.

Les questions qui se posent aujourd’hui sont immenses. Celle de la représentation et de la protection des nouvelles formes d’emploi est en particulier saillante : c’est ce que certains appellent la « zone grise de l’emploi ». Les questions sont là tant qualitatives – quelle est la nature de ces emplois ? – que quantitatives – combien d’emplois sont, et surtout seront, concernés ?

D’autres questions se posent à propos des acteurs de la régulation, tant sur leur représentativité que sur leur formation – cette question étant largement abordée par le rapport de M. Jean-Denis Combrexelle, comme le fonctionnement, l’efficacité, mais aussi le lieu de la régulation. J’ajouterai une question qui me frappe : celle du temps de la négociation, qui est de plus en plus court, ce qui ne peut pas à mon sens être sans conséquence sur les processus de négociation.

L’idée du compte personnel d’activité, c’est d’attacher des droits aux personnes plutôt qu’aux statuts. Dès lors, si les partenaires sociaux sont avant tout les représentants des salariés d’un côté et des employeurs de l’autre, le CPA remet-il en question leur rôle ?

C’est une question qui est aujourd’hui explicitement posée par les négociateurs eux-mêmes. Elle surgit d’abord à propos du champ du CPA. Il y a un consensus sur le fait que le CPA doit être universel, puisque l’idée est de simplifier les transitions entre différents statuts – j’étais salarié et je deviens indépendant, je passe du privé au public… Mais les partenaires sociaux représentent-ils tout le monde ? Les syndicats de salariés disent eux-mêmes qu’ils ne représentent pas les indépendants ; et qui représente les chômeurs ? Dans le même temps, les associations de la société civile frappent à la porte. Certaines étaient représentées dans la commission qui a travaillé à ce rapport.

Une autre question se pose : faut-il négocier séparément pour les salariés du secteur privé et pour les agents de la fonction publique ? La tentation naturelle de notre système serait de procéder ainsi. Mais quelles conséquences une telle méthode entraînerait-elle ?

Ce débat renvoie à deux difficultés plus générales. La première est celle du décloisonnement d’un système de protection sociale conçu en silos, et c’est vrai non seulement pour les partenaires sociaux, mais aussi pour l’État, qui sépare travail et protection sociale. La deuxième est celle de la représentation des actifs non salariés – chômeurs, précaires, auto-entrepreneurs… – et de l’organisation de cette représentation.

La question du rôle et de la légitimité des partenaires sociaux surgit ensuite avec la question du syndicalisme de services. La France n’a pas en ce domaine de tradition très développée. Mais le CPA suscite un besoin d’accompagnement, et cette question est apparue dans les débats de la commission.

Je ne pense pas du tout que les partenaires sociaux n’aient aucun rôle à jouer dans la mise en place du CPA – ils sont d’ailleurs en train de négocier. Les partenaires sociaux constituent bien l’expression structurée de l’intérêt des travailleurs. La pratique du paritarisme en France, avec des partenaires sociaux à la fois gestionnaires et négociateurs, leur permet une connaissance fine du système de protection sociale, et donc d’apporter véritablement quelque chose.

Certaines questions demeurent ouvertes.

Qui les partenaires sociaux représentent-ils, et quelle vision de l’intérêt général portent-ils ? Qui, dès lors, représente ceux qui ne sont pas représentés par les partenaires sociaux et comment les associations, la société civile… peuvent-ils s’inviter dans le débat ?

Comment prend-on en considération l’usager du compte ? Cette question-là me paraît cruciale. Le CPA sera un outil numérique, et les usagers devront se l’approprier : comme n’importe quelle start-up, il faudra tester des versions bêta. La commission comptait un entrepreneur du numérique qui a fini par nous dire que s’il avait fallu fabriquer Blablacar de cette façon, en réunissant des acteurs autour d’une table, Blablacar n’existerait tout simplement pas.

Enfin, quelle sera la place des collectivités territoriales, et notamment des régions, aujourd’hui acteurs majeurs de la formation professionnelle ? Des négociations quadripartites sont prévues.

Au-delà, le CPA oblige, me semble-t-il, à réfléchir aux fondements de notre mode de régulation sociale. J’ai évoqué l’organisation en silos. Le CPA, ce sont des droits personnels garantis dans un cadre collectif et solidaire. Mais il faut définir ce que l’on entend par là : derrière l’idée de cadre collectif, il y a bien l’idée d’une négociation entre partenaires sociaux. Mais comment cette notion de cadre collectif et solidaire peut-elle s’adapter à l’idée, fortement mise en avant par le rapport « Combrexelle », d’une adaptation du droit aux situations locales, voire à chaque entreprise ? Il y a évidemment une tension entre l’uniformité des droits – des personnes qui changent d’entreprise gardant les mêmes droits – et l’adaptation, par des accords locaux, à la réalité de l’entreprise. Certaines dispositions du CPA doivent-elles être d’ordre public, quand d’autres seraient négociées localement ? J’en doute, puisque des dispositions internes à l’entreprise ne seraient par définition pas portables.

À cet égard, les discussions sur la généralisation du compte épargne temps seront intéressantes. Il existe de bonnes raisons pour l’inclure dans le compte personnel d’activité, mais il ne concerne aujourd’hui qu’une partie des salariés : a-t-il vocation à être étendu à tout le monde, dans les mêmes conditions ?

La portabilité des droits, qui est au cœur du CPA, est donc une question difficile, qui s’articule nécessairement avec celle de la marge de manœuvre de la négociation au sein des entreprises. La question du financement du CPA se pose également : un cadre collectif et solidaire, cela veut dire à la fois mutualisation du financement entre entreprises et abondement par l’État au titre de la solidarité. Mais qui définit les publics qui bénéficieront d’un abondement exceptionnel de leur compte ? Comment le paritarisme s’insère-t-il dans le processus de définition de ce qu’est l’intérêt général ?

Enfin, la responsabilité de l’employeur n’est pas seulement financière. Cette question revient : les employeurs ne doivent pas être déresponsabilisés, non plus d’ailleurs que les pouvoirs publics. Les employeurs ont une responsabilité dans le maintien de la qualification de leurs salariés ; ils doivent aussi accompagner et conseiller. Les individus ne doivent pas être seuls pour gérer leur trajectoire, c’est un point sur lequel notre rapport insiste fortement.

Le CPA dessine donc un mode de régulation sociale centré sur la personne et sur son parcours. Cela conduira nécessairement à redéfinir le rôle de chacun des acteurs.

M. Jean-Marc Germain, rapporteur de la mission. Merci de ces interventions.

La question du décloisonnement est essentielle. C’est une révolution pour notre système, conçu pour gérer des protections individuelles déconnectées les unes des autres. Les transformations du monde du travail, et notamment la forte accélération des mobilités professionnelles et l’importance du chômage, nous obligent à la mener. Le passage de droits attachés au statut à des droits attachés à la personne, c’est aussi le passage d’un système centré sur une offre de protection à un système centré sur le demandeur et son parcours. Différents droits existent, mais le CPA pourrait permettre une fongibilité : l’épargne temps pourrait ainsi se transformer en droits à formation, par exemple.

Sur le plan de la gestion, la gouvernance devra, j’imagine, s’adapter, puisqu’il faudra passer d’une gestion des différents domaines de protection à une gestion des parcours, à une gestion unifiée de la sécurité sociale professionnelle. Ce ne sera pas facile ; les obstacles, notamment juridiques, sont nombreux. Nous venons ainsi de voter hier soir en première lecture une proposition de loi « zéro chômage de longue durée » destinée simplement à permettre l’utilisation, pour financer la création d’emplois supplémentaires, de fonds publics jusqu’alors prévus pour compenser la privation durable d’emploi. À titre personnel, comment envisagez-vous cette question de la gouvernance ?

Par qui ce système doit-il, à votre sens, être géré ? Faut-il un paritarisme ou bien un système tripartite, avec l’État, puisqu’on voit que ce système concerne aussi les retraités, les chômeurs, les précaires, les indépendants, les agents du secteur public… ? Les régions doivent-elles être intégrées à ce système ? On constate que le paritarisme pur sait gérer
– ainsi, le système des droits rechargeables a été instauré, et assez vite corrigé lorsque des dysfonctionnements se sont produits. Mais je partage votre avis, monsieur Pisani-Ferry, sur le fait qu’il faut essayer de dégager les principes du paritarisme, afin de fonder sa légitimité mais aussi d’assurer son efficacité, d’un point de vue collectif comme d’un point de vue individuel.

Par ailleurs, vous avez travaillé sur le compte personnel de formation, sorte de premier étage du CPA, qui se met timidement en place. Tirez-vous déjà des leçons de ses débuts difficiles, notamment s’agissant des deux questions précédentes ?

Mme Selma Mahfouz. La question de la fongibilité est au cœur du CPA : il s’agit bien de donner aux gens plus de liberté pour utiliser des droits qu’ils ont acquis. Cela peut aller très loin : utiliser une année d’assurance chômage, ou plus simplement utiliser des droits tirés du compte épargne temps, pour financer une formation. Au cours des
– certainement trop peu nombreux – ateliers que nous avons réalisés avec des chômeurs et avec des jeunes, cette question de la liberté dans la gestion des droits de chacun est revenue fréquemment : si je ne suis pas libre de les utiliser comme je l’entends, ce ne sont pas mes droits.

Ensuite, il reviendra aux partenaires sociaux, à l’État, au Parlement de s’interroger sur la meilleure façon d’encadrer cette liberté – car il faut aussi protéger les gens, en leur interdisant des utilisations qui seraient néfastes pour eux à long terme, par exemple d’utiliser des droits à retraite pour prendre du temps en cours de carrière. On peut aussi imaginer d’encadrer cette liberté pour éviter de mauvais choix en termes de formation.

S’agissant de la gestion et de la gouvernance, il faudra forcément organiser différemment la protection sociale. La gestion du CPA devra être une gestion à terme, avec un terme probablement très lointain. Cela différera donc entièrement de la gestion actuelle des risques sociaux, très cloisonnée. La logique même du CPA est de partir des gens et de leurs parcours de vie : qu’est-ce qu’un événement de vie entraîne pour ma protection sociale ? J’attends un enfant, que puis-je faire ? Je suis salarié et je veux me mettre à mon compte, quelles seront les implications pour ma retraite, mon assurance maladie… ?

L’expérience du compte personnel de formation montre que le simple fait de rendre visible les listes de formation, parfois redondantes mais aussi variables en fonction des financeurs, fait apparaître la complexité de notre système. Ma conviction est que cela amènera à une réflexion sur une simplification. Les acteurs commencent d’ailleurs à s’interroger sur ce fonctionnement, et donc sur la gouvernance.

De même, admettons qu’un jour un portail rassemble les différentes prestations sous conditions de ressources qui existent, qu’elles relèvent de l’État ou des caisses de sécurité sociale. Cela ferait apparaître les grandes différences qui existent dans ces conditions de ressources, différences nées au fur et à mesure de notre histoire. Je n’imagine pas que cela ne conduise pas à des réflexions sur cette complexité et ces disparités.

L’un des paris du CPA est donc qu’en partant des individus et de leurs parcours, nous aurons un levier pour agir sur la gouvernance – même si ce levier ne sera certainement pas une baguette magique.

Inversement, il faut que la gouvernance actuelle ne tue pas l’objet : le cloisonnement actuel, entre travail et affaires sociales, entre partenaires sociaux du public et du privé… ne doit pas empêcher la construction d’un tel projet. Ce n’est pas évident, comme l’a montré l’expérience du compte prévention pénibilité.

Le bon cadre, aujourd’hui, c’est sans doute un tripartisme ou un quadripartisme : c’est ce qui existe. Les partenaires sociaux ont absolument leur rôle à jouer. Mais, pour surmonter les obstacles, l’une des clés est à mon avis de conserver l’individu au centre, en faisant notamment des tests avec des usagers. Pour que les retraités, les chômeurs… s’approprient cet outil, il faudra les consulter sur leurs besoins et leurs utilisations – en associant naturellement les associations qui les défendent, mais aussi en étant très interactif dans la construction de l’objet. Le danger, je le répète, serait d’oublier la personne dans l’invention du compte personnel d’activité.

M. Gérard Sebaoun. Vous dites que le paritarisme, c’est commode, c’est confortable. Mais vous dites aussi que le CPA tel que vous le décrivez fera exploser ces codes : à ce stade, c’est un objet non identifié. Cela me paraît extrêmement complexe. C’est la leçon du compte prévention pénibilité : on l’imaginait simple dans son principe, on l’a découvert très compliqué en réalité. Il n’est d’ailleurs pas certain que les partenaires sociaux soient les mieux à même de traiter de ce sujet.

Vous me plongez donc dans une grande perplexité.

M. Denys Robiliard. Ce compte ouvre des perspectives neuves, il est donc logique que nous soyons déroutés.

Sur le fait qu’il faille construire le CPA en partant de l’individu, on ne peut qu’être d’accord. Mais cela ne nous donne pas les outils pour avancer dans la réflexion, même s’il est évident que partir de l’institutionnel n’est pas la bonne méthode.

La synthèse du rapport, très bien faite, distingue très bien les points sur lesquels la commission a choisi de se prononcer et ceux qui restent à trancher. Il y a trois points d’accord très forts : l’universalité, la portabilité des droits, la fongibilité.

S’agissant de l’universalité, chacun aura donc un compte mais celui-ci aura-t-il le même contenu pour tous ? Cette universalité sera-t-elle à géométrie variable, suivant le statut de la personne ? On peut postuler que les gens sont grosso modo comparables à seize ans ; mais ensuite, les parcours divergent ; certains seront dans le public, d’autres dans le privé, par exemple. Que signifie concrètement cette universalité ?

La fongibilité fait tout l’intérêt du CPA. Mais cela pose aussi des problèmes. Ainsi, dans le cas du compte prévention pénibilité, les vingt premiers points doivent être utilisés pour la formation professionnelle : ces droits ne sont pas complètement fongibles. C’est bien sûr quelque chose que l’on saura gérer.

D’autre part, vous imaginez un compte libellé en points : comment passe-t-on du point à la créance ?

M. le rapporteur. La mise au point des règles de fongibilité sera, on le voit déjà, complexe et sans doute assez longue ; les priorités pourront également varier, puisqu’en période de fort chômage on peut imaginer de mettre un fort accent sur la formation, pour laisser par la suite plus de liberté, pour dégager du temps libre par exemple. Il faut donc prévoir l’évolution dans le temps.

Je reviens également sur la gouvernance : d’après mon expérience, le tripartisme, le quadripartisme sont compliqués, tant pour prendre des décisions que pour établir la légitimité de celles-ci. Le principe du paritarisme, c’est que deux partis dont les intérêts divergent arrivent à se mettre d’accord sur ce que l’on peut dès lors considérer comme l’intérêt général. Si l’État et les régions sont autour de la table, tout change, ne serait-ce que parce que cela introduit une hiérarchie entre les parties. Cela complique de toute façon les décisions, et paraît peu adapté.

Nous connaissons le modèle de l’Unédic, avec des orientations fixées par le pouvoir politique, une négociation entre le patronat et les syndicats et par la suite la possibilité pour le Parlement de corriger certains aspects. Y en a-t-il d’autres aussi efficaces et aussi légitimes ? N’oublions pas non plus qu’il faudra couvrir le hors-champ, et nécessairement négocier au niveau interprofessionnel.

Vous avez également abordé rapidement la question de l’accompagnement. J’ai pour ma part souvent plaidé pour que Pôle Emploi devienne – sans doute pas dans le contexte actuel, certes – Pôle Emploi Formation, ne serait-ce que parce qu’il serait plus facile de frapper à sa porte le jour où l’on est privé d’emploi si on l’a déjà fait tout au long de sa vie, à chaque fois que l’on voulait progresser professionnellement. De plus, les agents de Pôle Emploi géreraient des carrières, avec des moments de chômage mais aussi des moments d’emploi et de formation. Qui, à votre sens, doit accompagner les usagers du CPA ?

Mme Selma Mahfouz. Le scepticisme et la perplexité sont des réactions très fréquentes. Mais j’ai aussi été frappée par les attentes qui se sont exprimées dans les auditions que nous avons réalisées. J’ajoute que la réflexion sur un lien entre les droits et la personne est ancienne, et qu’elle n’est pas menée seulement en France, mais aussi par exemple aux États-Unis, autour du Brookings Institute notamment – les phénomènes de transformation du marché de l’emploi sont similaires et les débats sur un activity account se tiennent en des termes vraiment très proches.

Tout l’enjeu du CPA, c’est que cela fonctionne. Le compte prévention pénibilité ouvre ainsi un droit nouveau ; mais, en pratique, l’objet ne fonctionne pas. Le CPA offre une possibilité de personnaliser des droits, la possibilité pour l’État d’abonder le compte de certaines personnes et donc d’avoir des politiques publiques très fines.

Il s’agit aussi de protéger de façon plus uniforme les transitions professionnelles, afin de les rendre moins brutales – ce qui sera bon aussi pour les entreprises, qui ont besoin d’une main-d’œuvre plus mobile, plus adaptable, plus audacieuse. Notre rapport rappelle que notre marché du travail est aujourd’hui très segmenté, avec des marges précaires et des personnes insérées qui craignent énormément de ne plus l’être, et limitent donc leurs transitions professionnelles. L’enjeu est donc immense.

L’universalité est un point majeur. En effet, si le CPA n’a pas le même contenu pour tous, alors une transition entre des statuts fait perdre ou gagner des droits, et c’est une désincitation. L’enjeu est bien de faciliter le passage du statut de salarié d’une grande entreprise, avec une bonne complémentaire santé et des avantages de tous ordres, à celui d’indépendant, par exemple.

Que l’on mette en place le CPA ou pas, beaucoup de choses devront être réinventées si l’on sort du modèle du salariat – l’organisation de la formation professionnelle, l’assurance par exemple contre le risque de non-activité des indépendants… Ces questions se poseront quoi qu’il arrive.

La fongibilité sera bien sûr encadrée. Elle existe d’ailleurs déjà, comme vous l’avez souligné, monsieur Robiliard, pour le compte prévention pénibilité : on sait tracer des limites, orienter…

À mon sens, avant même la fongibilité, c’est la portabilité des droits qui est au cœur du CPA : ainsi, les droits à congé parental que j’acquière grâce à mon ancienneté dans l’emploi doivent me suivre. Je n’ai pas dit que c’était simple à réaliser !

Un compte en points suppose effectivement l’établissement de barèmes de conversion. Ceux-ci peuvent être de toutes sortes, mais le point permet de définir une sorte de monnaie de conversion. Concrètement, du point de vue de l’usager, la question des points ne se pose pas tout à fait de la même façon : l’utilisateur veut surtout savoir quels sont ses droits dans différents domaines, à combien d’heures de formation il a droit, par exemple.

S’agissant de la gouvernance, vous évoquez, monsieur le rapporteur, un modèle que vous appelez « paritarisme », où se succèdent une feuille de route donnée par le pouvoir politique, des négociations paritaires, un passage au Parlement. Dans le cas du CPA, il faudra d’ailleurs sans doute que ces étapes soient réitérées. Je parlerais là plutôt, pour ma part, de tripartisme : ce n’est pas le modèle AGIRC-ARRCO d’un paritarisme pur, avec un État plus en retrait.

Dans le cas du CPA, j’imagine mal une gestion paritaire de ce dernier type. Il manquerait trop de gens autour de la table, et je ne vois pas comment ceux qui manquent pourraient être représentés. En revanche, on peut penser à un mélange d’étapes variées, avec des consultations des usagers, des phases de test – nous avions pensé à des expérimentations, mais cela paraît complexe à organiser pour quelque chose qui doit suivre l’usager tout au long de sa vie –, des négociations, et surtout l’intervention de l’État et du Parlement pour définir l’intérêt général.

S’agissant enfin de l’accompagnement, notre rapport insiste sur le fait qu’il sera nécessaire, et qu’il faudra dégager des moyens. Le CPA est, j’y insiste, un objet numérique. Au fil de nos travaux, nous avons en effet dégagé la conviction que le numérique pouvait apporter énormément, y compris pour l’accompagnement. Aujourd’hui, pour obtenir un renseignement, les gens ne vont pas d’abord voir leur conseiller Pôle Emploi : ils vont sur internet, ils posent leur question sur un forum… Le conseiller virtuel pour les retraites est d’ailleurs en train de se mettre en place. Et, aujourd’hui, certains systèmes permettent une réponse automatique aux premières questions puis, si celles-ci sont trop complexes, une intervention humaine. Le système peut aussi apprendre au fur et à mesure. L’accompagnement peut donc se faire, jusqu’à un certain point, en ligne. On rejoint ici la question du syndicalisme de services.

L’accompagnement en face-à-face sera également indispensable : la question des moyens sera centrale.

M. Jean Pisani-Ferry. Ce qui est complexe, ce n’est pas tant l’objet que la réalité. Tout au long d’une vie, voire simultanément, un même individu occupe maintenant différentes situations, et donc jouit de droits différents. Il faut donc arriver à reconstituer une unité, tout en sachant qu’on ne réduira jamais entièrement la complexité. Il faut décloisonner, ce qui peut se faire en limitant les écarts entre différentes situations et différents statuts, mais aussi en construisant des interfaces, en mettant en communication. C’est sur cette deuxième option qu’est construit le CPA.

Le point est un instrument d’autonomie : cette unité de compte ouvre un espace de choix. Le CPA doit aussi être un outil d’information, et en ce domaine les potentialités sont considérables. J’entendais ce matin que les futurs bacheliers recevraient maintenant, dans le cadre de la procédure Admission post-bac, des informations statistiques sur les débouchés et les taux de réussite des filières qu’ils envisagent de choisir. C’est quelque chose qui permet de faire des choix. La fongibilité permet de même de faire des choix, et pour cela il faut une unité de compte. C’est le principe des miles des compagnies aériennes : vous gagnez des points en effectuant des voyages en avion, et vous les convertissez ensuite en billets d’avions, ou bien en nuits d’hôtel ou en locations de voiture…

Le rapport rappelle aussi – dans la tradition intellectuelle d’Alain Supiot – que le point peut éventuellement rémunérer des activités socialement utiles. Le bénévolat peut ainsi permettre de gagner des points, que vous utiliserez ensuite par exemple par la suite pour vous occuper d’un proche en état de dépendance. Le CPA peut ainsi être étendu à différentes sphères de la vie sociale : le rapport laisse cette question ouverte. Mais c’est un choix qui n’est pas sans incidence sur la gouvernance, puisque l’on sortirait plus encore des sphères traditionnelles de la négociation sociale. Cela pose aussi plus encore la question du rôle du législateur dans l’ouverture de droits et dans la fixation des limites.

M. le président Arnaud Richard. Pardonnez-moi cette question faussement naïve : la loi prévoit une mise en œuvre au 1er janvier 2017. Un tel big bang dans nos droits sociaux, notre formation professionnelle, et plus généralement dans toute la société française, est-il envisageable à cette date ?

M. Gérard Sebaoun. Je continue de m’interroger sur la notion d’individualisation. Tout le monde n’a pas le même parcours, loin de là – certains ont des parcours difficiles, hachés, précaires, et acquièrent peu de droits ; d’autres en acquièrent beaucoup, qu’ils n’utiliseront pas. Les amortisseurs qui existent aujourd’hui permettent, autant que faire se peut, d’offrir une compensation aux premiers.

Comment faire fonctionner cette individualisation, dans un monde où l’inégalité est permanente ?

M. Jean Pisani-Ferry. Les dispositifs existants examinent la situation des individus à un instant donné, en fonction de leur situation et d’un risque donné – on prend un tout petit peu en compte l’histoire des individus, par l’ancienneté dans un emploi par exemple. C’est la philosophie du système. Avec un instrument comme le CPA, vous gérez aussi la profondeur historique de la personne. Vous pouvez donc l’utiliser comme un instrument de politique publique, afin de corriger ces inégalités : les dotations peuvent être fonction de l’histoire de chacun – selon la longueur de la formation initiale, par exemple. Il permet donc d’affiner énormément les politiques publiques.

Monsieur le président, l’objectif fixé est en effet ambitieux. Nous ne pensons évidemment pas que l’ensemble du dispositif puisse être en place au 1er janvier 2017.

Mme Selma Mahfouz. Le CPA ne produirait pas une plus grande individualisation de notre système. Aujourd’hui, les droits sont déjà personnels, en fonction de la situation et du parcours de chacun ; et quelqu’un qui n’est pas du tout en emploi acquiert bien moins de droits à formation qu’un salarié. La seule chose qui change, c’est la possibilité de dotations correctrices : un jeune qui sort du système scolaire sans formation pourra par exemple disposer de points qu’un jeune sorti à bac+10 ne recevra pas. On peut aussi imaginer qu’un arrêt pour une longue maladie, qui fragilise le lien avec le marché du travail, permette de recevoir des points supplémentaires.

Bien sûr, les individus sont plus ou moins capables de se servir à bon escient de leurs droits ; mais c’est de toute façon le cas. On sait que la formation professionnelle profite surtout aujourd’hui à ceux qui en ont le moins besoin. Le CPA permet de mettre en place des dotations afin de corriger des inégalités.

S’agissant du calendrier, monsieur le président, il y a beaucoup de choses que l’on peut faire dès le 1er janvier 2017. La commission a voulu insister sur la nécessité d’avoir une vision large du CPA, en partant de l’idée simple que celui qui veut envisager un changement professionnel a besoin d’avoir toutes les cartes en main : retraite, chômage… Le rôle de l’information me paraît vraiment essentiel, et sous cet aspect le CPA est beaucoup moins révolutionnaire : le compte unique de retraite est par exemple en train de se construire.

Il ne faut pas brusquer les évolutions, et 2017 n’est pas une date obligée. Mais les gens sont vraiment intéressés par l’idée d’un point unique d’entrée et d’information.

La sphère sociale est ainsi très en retard dans le domaine de l’information, sur les débouchés à la sortie de telle ou telle formation par exemple. Nous avons rencontré des chômeurs qui nous expliqué que personne ne leur avait dit, par exemple que le CAP « Petite enfance » permettait d’être facilement embauché… L’idée d’informer les individus sur leurs possibilités en fonction de leur situation propre est essentielle. Il faut donc commencer à développer des projets en ce sens.

La question pertinente, c’est bien celle des besoins. Or nous savons que les taux de non-recours aux prestations sociales peuvent être importants, par exemple, et que les transitions professionnelles sont toujours très difficiles. Je pense sincèrement qu’il faut que le CPA soit un outil souple, qui laisse toute sa place à la négociation et aux interactions avec les usagers. Mais, quoi qu’il en soit, ces besoins sont là et ne disparaîtront pas.

M. le rapporteur. Le débat sur les points est biaisé, puisque l’on pense aussitôt aux points AGIRC-ARRCO, et donc à un système où les droits sont proportionnels aux contributions. Mais, d’un point de vue intellectuel, un régime de points est quelque chose de très souple.

Dans notre système, quand on devient chômeur, les besoins deviennent énormes ; quelques points attribués pour compenser une sortie prématurée du système scolaire ne suffiront pas à régler les problèmes. Une grande vigilance sera nécessaire pour qu’une période de chômage, et donc la nécessité de retrouver un emploi, n’amènent pas à perdre tous les points patiemment accumulés. Là encore, c’est un problème que l’on peut résoudre.

Je reviens également sur la complexité : c’est un signe de modernité ! Ce qui est en jeu, c’est notre capacité à apporter des réponses riches et diverses à des situations incroyablement complexes ; il s’agit finalement de répondre aux aspirations de chacun à plus d’autonomie et de liberté. Comment cette richesse des réponses publiques peut-elle être simple pour les usagers ? C’est toute la question. Personne ne se plaint de la complexité de son smartphone, alors qu’il faudrait sans doute un million de pages pour imprimer le code qui le fait fonctionner… L’enjeu de l’information est donc crucial. En théorie, c’est simple ; en pratique, non. Pour ma part, je ne suis pas arrivé à calculer mes droits à retraite sur la nouvelle plateforme unique GIP Info-retraite…

Enfin, j’aimerais que nous abordions la question des nouvelles formes d’activité. Nous avons connu, dans l’histoire, d’autres activités qui naissent aux marges, et qui profitent d’ailleurs du fait qu’elles payent au départ peu de cotisations ou d’impôts pour se développer de façon phénoménale. Ce qui est le plus nouveau, c’est peut-être que la rente est, avec ces nouvelles plateformes, captée par un tout petit nombre de personnes. Faut-il à votre sens soumettre ces nouvelles activités – celles d’Uber, d’Airbnb – au régime du salariat, ou de l’entrepreneuriat ? Faut-il plutôt, au moins pendant un certain temps, inventer un tiers secteur et mettre en place des cotisations spécifiques, quitte à ouvrir des droits là aussi spécifiques dans le CPA ?

Mme Selma Mahfouz. Ce sont des problèmes auxquels France Stratégie a réfléchi au-delà du CPA. On sait notamment que la tendance à la décroissance du non-salariat s’est interrompue.

Les plateformes, pour prendre cet exemple, créent un modèle de production nouveau, qui bouscule aussi notre régulation sociale. Dans le modèle traditionnel, il y a les consommateurs d’un côté, et les producteurs de l’autre, dans une entreprise. Les rôles de l’employeur et du travailleur sont bien définis. Avec Uber ou Airbnb, on est dans le domaine des services. Il y a toujours des consommateurs, et il y a toujours des producteurs de services – les chauffeurs des voitures et les loueurs des appartements. Mais le capital appartient à ces derniers, ce qui peut faire penser à un modèle d’entrepreneuriat. En revanche, les producteurs sont extrêmement dépendants de celui qui effectue la mise en relation avec les clients. C’est là qu’est sans doute la plus grande nouveauté du système : celui qui met en relation dispose d’un pouvoir très fort sur l’activité, mais n’apporte pas grand’chose à part cela. On ne peut donc pas vraiment établir de comparaison avec le modèle des services à la personne. Dans le cas de la garde d’enfants, les parents peuvent ainsi employer directement quelqu’un, ou bien tout confier à une agence ; mais on ne s’est pas posé la question d’un statut différent, puisque le rôle de l’intermédiaire est beaucoup moins crucial.

S’agit-il donc d’une relation entre employeur et travailleur, d’une relation entre fournisseur et donneur d’ordre, d’une relation entre distributeur et producteur ? Comment la réguler ? Ce sont bien des questions qui se posent, ainsi d’ailleurs que des questions de régulation, puisque ces plateformes jouissent d’un monopole.

On tâtonne, c’est vrai. Dans certains cas, cette relation sera considérée comme du salariat. Mais les gens ne sont pas toujours demandeurs, même s’il y a bien une dépendance économique.

Faut-il alors expérimenter, laisser le marché agir et voir s’il s’autorégule ?

M. Jean Pisani-Ferry. On a raison de s’interroger sur les conséquences qu’ont ces plateformes sur le travail ; mais en amont, il faut aussi s’interroger sur la destruction, et donc la réinvention, de l’entreprise. Celle-ci s’organise sur une base hiérarchique, se mettant ainsi hors marché. Ces plateformes organisent, pour leur part, par la technologie, la coexistence de différents offreurs – de travail, d’activité, de produits – sans qu’ils aient besoin de passer par une relation hiérarchique pour les coordonner. C’est donc d’abord le modèle de l’entreprise traditionnelle qui est attaqué, et la supériorité du modèle de l’entreprise sur le petit producteur, qui a fait la révolution industrielle.

Ces plateformes, auxquelles chacun peut avoir accès, organisent la standardisation et la mesure de la qualité grâce à la notation des utilisateurs. On vend ainsi son travail à la tâche : Amazon a ainsi lancé un service nommé Mechanical Turk qui vous permet de gagner quelques centimes en regardant par exemple une vidéo pendant dix minutes, en notant certaines choses. Cela me paraît très disruptif, et bien difficile à remettre dans les cases existantes que sont le salariat et le travail indépendant.

L’idée d’expérimentation me semble assez bonne, puisque nous voyons se développer l’exploitation de failles réglementaires, mais aussi la création de modèles d’affaires complètement nouveaux. Or il est bien difficile de distinguer d’emblée ce qui relève de l’une ou de l’autre. On peut donc laisser les modèles alternatifs vivre pendant un certain temps, pour examiner leurs effets et les laisser éventuellement faire leurs preuves, car ils peuvent être porteurs d’innovation et même de progrès. Par la suite, il faut remettre à égalité les différents participants à un marché. Si l’on rabat tout de suite le nouveau sur l’existant, on risque de tuer une partie des innovations apportées par le nouveau.

Monsieur le rapporteur, vous évoquez le cas des chômeurs. Justement, ce dont manquent les chômeurs, c’est de crédit, c’est-à-dire de la possibilité de miser sur l’anticipation de revenus futurs. Or un instrument comme le CPA peut permettre d’anticiper sur des droits futurs : parce qu’il assure une continuité dans le temps, on peut imaginer, dans une certaine mesure, un crédit sur des droits futurs accumulés dans tel ou tel domaine, en matière de formation par exemple. L’accès au crédit au sens financier, ce ne sera pas possible. Mais avec le CPA, on peut mettre en place quelque chose… Mme Mahfouz semble me trouver bien prospectif, mais je crois vraiment que l’accès au crédit est ce qui peut permettre de rebondir.

Mme Selma Mahfouz. Le CPA renvoie aussi à la question de la responsabilité sociale de l’entreprise, que nous avons déjà évoquée. À l’évidence, les plateformes ne se sentent pas responsables des intérêts de leurs producteurs de services, et rien ne les y oblige d’ailleurs, puisqu’elles ne sont pas employeurs. Cela pose problème.

M. le rapporteur. Marx avait raison : nous assistons à la rencontre de la technologie et d’une armée de gens prêts à travailler 4 000 heures payées 800, 700, 600… euros. Mais on voit bien que, chez Uber par exemple, ce modèle se heurte à la réalité, puisque les chauffeurs commencent à s’organiser.

Il faut distinguer, je crois, Uber, qui concurrence une activité qui existait déjà, d’Airbnb, qui crée une activité économique qui, elle, n’existait pas, et qui fournit un service vraiment utile.

Que veut dire dans ce cas « expérimentation » ? Faut-il laisser faire, simplement ? Faut-il déjà chercher des accords, comme la mairie de Paris avec Airbnb ? Faut-il, de façon beaucoup plus structurée, asseoir toutes les plateformes de ce type autour d’une table pour les obliger à négocier et à mettre en place une forme de régulation sociale adaptée, ou alors à choisir leur camp entre le salariat et l’entrepreneuriat ?

M. Jean Pisani-Ferry. Au départ, on ne savait pas si Airbnb avait du potentiel, mais ce modèle s’est développé très rapidement. Il permet de fournir un service en économisant énormément de capital, tout en posant différents problèmes, notamment de distorsion de concurrence avec l’hôtellerie, qui n’est pas fiscalisée de la même manière, et d’évasion fiscale.

Il faudra donc ramener ce modèle vers le droit commun. L’attitude opposée aurait consisté à interdire ce service dès le premier jour, en obligeant tout service d’hébergement à appliquer la législation de l’hôtellerie. Il est vrai que ce service s’est développé d’autant plus vite qu’il profitait d’une distorsion fiscale, mais ce développement repose surtout sur l’offre d’un service qui n’existait pas, et dont les atouts demeureront même si l’on applique le droit commun de la fiscalité.

Mme Selma Mahfouz. La distinction entre modèles établis et formes naissantes est importante. Mais, dans certains secteurs, il y a des rentes et des barrières à l’entrée – c’est le cas de celui des taxis. Observer ce qui se passe avant d’agir, c’est aussi voir ce qui se passe quand de nouveaux acteurs entrent sur le marché, et quel est le nouvel équilibre qui s’établit spontanément.

Je note aussi qu’au départ, Airbnb a paru s’adresser uniquement à des non-professionnels. La distinction entre professionnels et particuliers existe : elle repose sur la récurrence de l’activité, sur l’objectif de gain, éventuellement sur un lien de surbordination, etc. Airbnb pose aussi la question de la pertinence de cette définition.

Il n’est donc pas inutile de voir quels équilibres se créent, comment le marché se stabilise, avant d’intervenir pour régler les problèmes qui se posent – de droit de la concurrence si des monopoles se créent, mais aussi de protection sociale et de droit du travail.

M. Gérard Sebaoun. Si l’on parle d’un individu qui travaille par ailleurs, et donc dispose d’une protection sociale, et qui a une activité annexe, je comprends que l’on puisse faire preuve d’une certaine patience. Mais si cette activité même faible devient une activité principale, et si l’individu ne cotisant plus à rien n’est protégé de rien, alors il est urgent d’agir.

M. Denys Robiliard. On ne peut pas sanctionner ce que l’on ne connaît pas… Mais quand on laisse faire, la situation « tourner vinaigre » rapidement, comme on l’a bien vu avec UberPop : ce genre de concurrence déloyale peut déstabiliser toute une profession. L’État est alors obligé d’intervenir, ne serait-ce que pour de simples raisons d’ordre public.

Mais ce n’est pas parce qu’il n’y pas de problème d’ordre public qu’il n’y a pas de professions déstabilisées. Il faut y veiller. Et si la création de valeur échappe à toute imposition, c’est toute notre société qui a un problème !

Certes, il y a des créations de valeur dont je ne souhaite pas qu’elles soient imposées. Je pense aux « castors », par exemple, qui construisent des maisons sans être imposés. Mais ce phénomène est tellement marginal qu’il peut être toléré. S’il se développe fortement, ce sera différent.

M. Jean Pisani-Ferry. Personne n’imaginait que Blablacar allait se développer si rapidement. Pour le coup, il s’agit d’un modèle fondé sur l’entraide et le partage des coûts, qui pose donc des questions différentes. Mais il est massivement utilisé, et entre clairement en concurrence avec d’autres modes de transport plus traditionnels. Nous le voyons se développer, mais nous ignorons son potentiel.

À quel moment faut-il ramener un modèle au droit commun ? C’est une question qui n’est pas facile. Il faut arbitrer. Il me semble qu’une période d’observation est nécessaire. Faut-il interdire les sites qui proposent d’apprendre le code sur internet, parce qu’ils n’ont pas de salle à proposer aux élèves ? C’était pourtant bien la réglementation des auto-écoles. Il faut donc accepter l’évolution, et le caractère disruptif de certaines innovations.

M. Gérard Sebaoun. La question, c’est celle du maintien de la protection sociale.

M. Jean Pisani-Ferry. Absolument.

M. le président Arnaud Richard. Merci,

La séance est levée à seize heures trente.

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Présences en réunion

Réunion du jeudi 10 décembre 2015 à 14 heures 45

Présents. – M. Pascal Demarthe, M. Jean-Marc Germain, Mme Anne-Yvonne Le Dain, M. Arnaud Richard, M. Denys Robiliard, M. Gérard Sebaoun

Excusée. – Mme Isabelle Le Callennec