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Mission d’information sur le paritarisme

Jeudi 14 janvier 2016

Séance de 9 heures 30

Compte rendu n° 08

Présidence de M. Arnaud Richard, président

– Audition, ouverte à la presse, de Mme Annette Jobert, directrice de recherche au CNRS, directeur de recherche émérite de l’IDHE (laboratoire Institutions et dynamiques historiques de l’économie et de la société)

– Audition, ouverte à la presse, M. Bruno Mettling, directeur des ressources humaines d’Orange, auteur du rapport « Transformation numérique et vie au travail »

– Audition, ouverte à la presse, M. Bruno Teboul, vice-président de Keyrus, membre de la chaire Data Scientist de l’École polytechnique, auteur de « Ubérisation, économie déchirée »

– Audition, ouverte à la presse, de M. Guillaume Duval, rédacteur en chef de la revue Alternatives économiques

– Présences en réunion

MISSION D’INFORMATION SUR LE PARITARISME

Jeudi 14 janvier 2016

La séance est ouverte à neuf heures trente-cinq.

——fpfp——

(Présidence de M. Arnaud Richard, président de la mission d’information)

La mission d’information sur le paritarisme procède à l’audition de Mme Annette Jobert, directrice de recherche au CNRS, directeur de recherche émérite de l’IDHE (laboratoire Institutions et dynamiques historiques de l’économie et de la société)

M. le président Arnaud Richard. Mes chers collègues, je vous souhaite à tous une bonne année 2016 et vous propose de la commencer par l’audition de quatre experts sur des sujets et avec des angles différents.

Nous débutons par l’audition de Mme Annette Jobert.

Nous avions prévu cette audition juste après les événements du 13 novembre 2015 et nous avons dû la reporter compte tenu du changement d’ordre du jour de l’Assemblée et du débat sur la déclaration d’état d’urgence. Je remercie Mme Jobert d’avoir pu se rendre à nouveau disponible ce matin.

Mme Jobert est directrice de recherche en sociologie au CNRS. Elle a publié des articles et des livres sur la sociologie du travail et sur les jeux d’acteurs dans les négociations d’entreprises, en particulier lors des restructurations.

Madame, nous avons pensé qu’il était important d’associer des profils comme le vôtre à nos travaux, afin d’avoir un regard de chercheur et de sociologue sur le paritarisme. Je crois qu’à l’instar de la plupart des membres de cette mission, vous considérez que le paritarisme ne se distingue pas de la négociation des conventions collectives. Mais, selon vous, comment s’articulent-ils ?

Mme Annette Jobert, directrice de recherche au CNRS. Monsieur le président, quand vous avez formulé cette invitation, je me suis dit qu’il existait, d’un côté, les spécialistes du paritarisme – comme, par exemple, Bruno Palier, qui s’intéresse à la protection sociale – et de l’autre, les spécialistes de la négociation collective qui travaillent sur l’entreprise, les transformations de l’entreprise et les régulations du travail qui s’y opèrent, et que la jonction entre les uns et les autres est ténue. Celle-ci se fait surtout par le biais des accords nationaux interprofessionnels (ANI), qui décident des règles et des changements du cadre des institutions paritaires. Pour ma part, je connais mieux la négociation collective que le paritarisme. Voilà pourquoi, considérant que d’autres étaient bien plus compétents que moi, j’étais au départ un peu réticente à votre invitation.

Lorsque l’on parle de la crise du paritarisme, on la met souvent en relation avec la crise de l’État-providence, alors que, lorsque l’on parle des problèmes liés aux relations professionnelles ou à la négociation collective, on est amené à s’interroger sur les critères de représentativité des syndicats et donc sur leur légitimité, sur le niveau de la négociation, sur la hiérarchie des normes dans le cadre de la décentralisation et sur les dérogations. Toutes ces problématiques semblent, au moins à première vue, assez disjointes.

J’ai pourtant décidé de répondre à certaines de vos interrogations car, au fond, en relisant certains de mes écrits, je me suis dit qu’en effet que ces questions formaient un tout.

Quand je donnais des cours à l’École normale supérieure (ENS) de Cachan où se trouve mon laboratoire, je parlais souvent de Sidney et Béatrice Webb, qui avaient publié en 1897 un ouvrage sur la démocratie industrielle – nous parlons plutôt de démocratie sociale – qui nous plonge au cœur des réflexions sur le paritarisme. Dans leur ouvrage, les Webb mettaient l’accent sur les conventions collectives de branche, pour obliger les firmes à jouer moins sur les salaires que sur une rationalisation de l’organisation. Ils insistaient sur la nécessité d’une négociation minimum, mais aussi sur la mise en place d’une assurance contre le chômage et la maladie, gérée par les syndicats. Pour eux, cette démocratie industrielle était un tout, avec des piliers différents. Ainsi, penser le paritarisme comme un des éléments de la démocratie sociale et le relier à la négociation collective est un exercice qui se justifie.

Le grand développement des institutions paritaires date de l’après-guerre. Je mets à part les conseils de prud’hommes, qui sont une institution paritaire plus ancienne, née en 1848. Ces institutions réunissent des représentants patronaux et salariés, pour assurer ensemble une mission d’intérêt général dans le monde du travail.

Ce développement s’est opéré à des périodes différentes, et sur des initiatives différentes : d’abord, par la création de la sécurité sociale, à la fin de la guerre, qui est une initiative de l’État ; ensuite par celle des régimes complémentaires de retraites, avec la Confédération générale des cadres (CGC) qui interviendra comme un acteur fort, ce qui contribuera à la reconnaissance du syndicalisme de cadres ; puis par l’assurance chômage, avec Force ouvrière (FO) ; enfin par la formation professionnelle continue en 1969-1971, avec Jacques Chaban-Delmas et Jacques Delors. Ce sont les piliers de la « nouvelle société » qu’appelait Jacques Chaban-Delmas de ses vœux. Il a donc fallu un certain temps pour que toutes ces institutions de gestion paritaire se mettent en place.

Dans les pays anglo-saxons, comme on l’a vu tout à l’heure, on parle plutôt de démocratie industrielle. En France on parle plutôt de démocratie sociale… et de paritarisme. Mais le terme est longtemps resté imprécis. Ce n’est que dans les années soixante que le substantif a été adopté et popularisé par André Bergeron, tandis que le patronat, représenté à l’époque par le Conseil national du patronat français (CNPF), parlait plutôt de dispositifs paritaires.

C’est donc une construction historique qui va trouver son plein développement en même temps que l’État-providence, avec les « Trente Glorieuses ». Et comme on le rappelle souvent maintenant, la gouvernance de ces institutions construites avec les partenaires sociaux s’explique, entre autres, par le fait que leur financement reposait sur des cotisations sociales assises sur la masse salariale.

Mais ces institutions sont très diverses, et l’on est amené à introduire des clivages, notamment entre le « faux paritarisme » où l’intervention de l’État est majeure – et cela renvoie évidemment à la sécurité sociale – et le « vrai paritarisme », où l’autonomie des partenaires sociaux est plus grande – et cela renvoie aux retraites complémentaires, à l’assurance-chômage et à la formation professionnelle continue. Cela étant, en France, l’État n’est jamais loin dans les relations professionnelles et dans la négociation collective. De ce point de vue, on peut parler d’un modèle social français, où il y a une forte hybridation entre la loi, la réglementation et tout ce qui est d’ordre conventionnel. Cela reste une caractéristique forte, même si la situation a évidemment évolué.

Ce sont donc des institutions diverses, anciennes, sans doute reconnues. Mais ce sont aussi des institutions fragiles, car on pose souvent, et de façon parfois assez vive, la question de la légitimité et de la participation des partenaires sociaux à cette discussion du social. Bien que je travaille sur les questions relatives à la négociation collective quasiment depuis les années soixante-dix, je m’en suis rendu compte à plusieurs reprises.

Je rappelle que ce que l’on a appelé la « refondation sociale », préconisée par le Mouvement des entreprises de France (MEDEF) en 1999, après l’annonce de la réduction de la durée légale du travail par le Gouvernement, reposait sur un diagnostic extrêmement sévère de la régulation sociale en France, qui mettait en cause le rôle de l’État. En l’occurrence, le président du MEDEF, M. Ernest-Antoine Seillière, expliquait que l’État avait dessaisi progressivement les syndicats et les organisations d’employeurs de leur responsabilité de la gestion du social, et rétréci leur domaine et leurs capacités de négociation. Cela se voulait une réaction directe et forte « à cette dérive interventionniste, en contradiction avec les exigences d’adaptation, de souplesse et de diversité qui sont les nôtres, et qui doivent naître du dialogue et du contrat conclu au plus près du terrain ».

Il ne s’agissait pas seulement de privilégier la négociation dans l’entreprise en s’affranchissant de la loi ; les autres domaines paritaires étaient aussi concernés. Cela a donné lieu à de nombreux travaux – je pense à ceux de M. Denis Kessler autour de l’analyse du risque – et en 2000, huit chantiers ont été ouverts à la discussion.

Les syndicats ont accepté de rentrer dans la discussion proposée par ce qui était devenu le MEDEF. Cinq chantiers, sur les assurances chômage, la santé au travail, la formation professionnelle, les retraites complémentaires et la négociation collective ont abouti à cinq accords nationaux interprofessionnels (ANI). Trois autres chantiers, sur la protection sociale, l’égalité professionnelle et la place de l’encadrement, ont été abandonnés.

Cela ne s’est pas fait sans mal, s’agissant notamment de l’assurance chômage. À l’époque en effet, le Gouvernement n’avait pas agréé l’accord trouvé par les partenaires sociaux, qui n’étaient pas eux-mêmes tous d’accord entre eux. Et par la suite, le MEDEF s’est retiré pendant plusieurs années de la présidence des caisses de sécurité sociale. Comme le disait Gérard Adam, un fin observateur de toutes ces évolutions, cela n’a pas été le grand chambardement attendu. Mais était-ce possible, dans un domaine institutionnel où se forment des compromis subtils, et où les régulations sont tout de même extrêmement difficiles ?

Autre exemple : celui de la réforme du service public de l’emploi, avec la création de Pôle Emploi et la redéfinition de l’Union nationale pour l’emploi dans l’industrie et le commerce (Unédic). Cette réforme, qui n’a pas donné lieu à de grands débats et dont la presse a peu parlé, est intervenue en 2008 pour régler les problèmes d’articulation entre les activités d’indemnisation du chômage et les activités de placement. Elle a abouti à la fusion des Associations pour l’emploi dans l’industrie et le commerce (Assedic) et de l’Agence nationale pour l’emploi (ANPE) dans Pôle Emploi. Le domaine d’intervention de l’Unédic s’en trouva largement diminué, celle-ci perdant toutes ses prérogatives opérationnelles : initiatives sur l’accompagnement des chômeurs, recours aux opérateurs privés de placement qui alimentaient toute une effervescence que j’ai bien connue pour avoir suivi une étudiante qui y faisait sa thèse, grâce à une bourse, dans le cadre de la Convention industrielle de formation par la recherche (CIFRE).

En étudiant cette réforme de près, on s’est aperçu que la fusion avait plutôt abouti à une absorption de l’Unédic par Pôle Emploi, qui se trouve dans la mouvance étatique. Pourtant, au moment où elle est intervenue, l’Unédic était plutôt en position de force par rapport à l’ANPE. On avait même lancé des débats à l’intérieur de l’Unédic sur l’éventuelle « paritarisation » de l’ANPE. A posteriori, cela paraît un peu étrange.

On s’est aperçu également qu’il existait des clivages importants du côté des partenaires sociaux. Le MEDEF était très loin d’être acquis à l’idée de poursuivre la gestion de l’assurance chômage de manière autonome et paritaire. C’était plutôt l’Union des industries métallurgiques et minières (UIMM) qui y était favorable, contre les autres branches du MEDEF. Le sentiment général était qu’il n’y avait « que des coups à prendre » dans cette affaire et qu’il valait mieux abandonner. Du côté des syndicats, la défense du régime paritaire d’assurance chômage n’était pas aussi consensuelle que l’on pouvait le penser. Et du côté de l’État, en particulier au sein de l’administration de la délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle (DGEFP), la légitimité de l’institution paritaire était remise en cause : l’idée était que l’on pouvait peut-être se passer de partenaires sociaux qui étaient parfois qualifiés d’incontrôlables.

Cela montre comment une institution qui avait l’air de bien fonctionner, qui avait des projets et qui prenait des initiatives, s’est trouvée tout à coup, sinon abandonnée, du moins dessaisie d’une partie de son rôle.

Maintenant, comment réformer et faire évoluer ces institutions paritaires ?

S’agissant de la négociation collective, il faut regarder du côté de la négociation interprofessionnelle qui, depuis 2008, connaît un renouveau avec les très grands accords interprofessionnels qui ont permis des réformes importantes : accord de 2007 sur la représentativité des syndicats ; accords de 2008-2013 sur l’emploi, la formation, etc.

C’est un regain de la négociation interprofessionnelle qui s’était développée dans les années 1970 – avec les accords sur la mensualisation – qui avait été abandonnée. De fait, on pouvait lire que la France avait sauté l’étape des grands pactes sociaux conclus après concertation tripartite, telle qu’on l’avait connue dans les années 1990 en Allemagne, en Italie et dans un grand nombre d’autres pays européens. Nous n’avons pas eu, en France, à cette époque de grands pactes sur la compétitivité et l’emploi – même si, comme l’a fait remarquer Jacques Freyssinet, une sorte de tripartisme un peu « camouflé » fonctionnait tout de même cahin-caha.

Ce qui me frappe, dans ces accords interprofessionnels, notamment sur l’emploi, c’est leur importance, leur globalité, leur « multi-dimensionnalité » comme le souligne Jacques Freyssinet, et le débat qui les accompagne. On peut évidemment se satisfaire du fait qu’il existe un débat public, un débat dans les syndicats, et un débat au Parlement quand il s’agit de retranscrire ces accords dans la loi. Mais, souvent, le débat se bloque sur deux ou trois aspects et néglige le reste. C’est ce qui s’est notamment passé pour l’accord interprofessionnel de 2013, qui comporte un volet sur la portabilité des droits sociaux. Cette portabilité permet que les droits sociaux soient davantage attachés à la personne, et moins à l’entreprise et au poste de travail de sorte que, en cas de mobilité, de passage en formation, les personnes conservent un certain nombre de droits et puissent même jouer sur le passage d’un droit à l’autre. Cela nous renvoie à la négociation en cours sur le compte personnel d’activité (CPA), qui me paraît tout à fait novateur.

Cette appréhension de la négociation interprofessionnelle, qui est extrêmement difficile, avec des positions très tranchées, vigoureuses, parfois polémiques, même au-delà du raisonnable, peut surprendre, notamment à l’étranger.

Ainsi, s’agissant de l’accord de 2013, on a bien parlé de la couverture complémentaire santé, mais pas tant que cela. On a surtout évoqué le problème des rapports entre le contrat de travail et les accords collectifs puisque, dans les accords de maintien de l’emploi, en cas de difficulté de l’entreprise, on pouvait effectivement revenir sur certains éléments du contrat de travail. La discussion s’est centrée sur cet aspect, et pas sur la participation des salariés dans les conseils d’administration ou au conseil de surveillance, qui me paraît pourtant essentielle. Bien que, dans ce premier temps, cette participation soit restée limitée à deux administrateurs salariés, partout, elle constitue un changement considérable, et un premier pas vers une « codétermination » à l’allemande.

Je ne vais pas énumérer ce qui s’est passé. Je n’ai rien de spécial à dire sur les retraites complémentaires, si ce n’est que la question de la survie pour les caisses de retraite a probablement dicté en partie les négociations.

Il en va différemment de la formation professionnelle qui, par le biais des organisations paritaires de formation professionnelle – dont les fonds sont mutualisés depuis les années 1970, avec les organismes paritaires collecteurs agréés (OPCA) et d’autres institutions mutualisées – relie les instutitions paritaires et ce qui se passe dans l’entreprise. En effet la formation, les décisions de formation, le plan de formation sont absolument déterminants pour envisager l’avenir de l’entreprise, les changements de qualification, de métiers, les nécessaires adaptations à de nouveaux contextes et à de nouvelles technologies.

La formation est un élément central. J’en veux pour preuve qu’en cas de chômage, on met systématiquement l’accent sur la nécessité de former, et surtout de mieux former. La formation fait partie de l’accompagnement des chômeurs. Et en ce domaine, on s’efforce d’innover. Je pense à la création du Fonds paritaire de sécurisation des parcours professionnels (FPSPP). L’idée était d’instituer une certaine perméabilité entre les circuits de formation des salariés, qui sont gérés paritairement, et ceux qui sont destinés aux demandeurs d’emplois, qui sont gérés par l’État, en faisant en sorte qu’une partie des fonds des entreprises aille aux demandeurs d’emploi. C’est important, mais difficile à accepter pour les partenaires sociaux, en raison de l’aspect assurantiel des fonds destinés aux salariés. En outre, cela impose à l’État de rentrer dans le dispositif ; il est d’ailleurs question de signer des contrats d’objectifs avec l’État sur ces questions.

Je pense aussi à l’accord national interprofessionel de 2013 et à la loi de 2014, qui traitent aussi bien de formation professionnelle, d’emploi et de démocratie sociale, avec l’institution du compte personnel de formation (CPF), que du conseil en évolution professionnelle.

Ensuite, alors qu’il semblait totalement acquis depuis les années soixante-dix que les contributions légales de l’entreprise augmentaient tous les cinq ou six ans par accord interprofessionnel, elles se sont plutôt réduites au profit d’autres éléments – par exemple l’instruction d’une gouvernance paritaire des OPCA.

Je mentionnerai également le nouveau contrat de sécurisation professionnelle, signé fin 2014 par tous les syndicats, pour tous les salariés licenciés économiques dans les entreprises de moins de 1 000 salariés.

Enfin, je noterai, dans le cadre de cette grande négociation sur la modernisation du dialogue social, parmi les éléments qui intéressent directement le paritarisme, la mise en place des commissions paritaires inter-régionales, pour assurer une forme de représentation des très petites entreprises et faire de la formation. Cela me semble important, même si j’aurais préféré que l’on aille plus loin en matière de dialogue social territorial.

En conclusion, comme l’a écrit votre rapporteur, doit-on dissocier un syndicalisme « de droit social », qui serait lié aux relations employeur-salariés et porterait sur la qualité du travail, sur ce qui se noue entre les acteurs de l’entreprise, lieu où les syndicats sont tout de même pleinement reconnus, d’un syndicalisme « de droits sociaux », où l’on traiterait des questions de chômage, de fiscalité, de répartition des richesses, et qui reviendrait surtout à l’État ? En tout cas, en période de crise, il faudrait peut-être que les syndicalistes se concentrent davantage sur l’entreprise et moins sur des éléments socio-macro-économiques, pour lesquelles effectivement il est extrêmement difficile d’accepter des compromis qui ne leur valent pas beaucoup de popularité.

En dernier lieu, je reconnais qu’il y a des problèmes de gouvernance dans les institutions paritaires et que la question du rôle de l’État continue à se poser. Pour autant, doit-on préconiser la réduction du rôle de l’État ? Je crois que ce serait un peu illusoire. Il faut peut-être revoir et clarifier les compétences de chacun, en introduisant plus de transparence et de lisibilité, comme le recommande l’accord interprofessionnel de 2012, qui est important pour le fonctionnement des organismes paritaires. Mais pour le reste, je m’en tiendrai à ce diagnostic un peu général.

M. le président Arnaud Richard. Comment qualifieriez-vous la période qui a débuté en 2007-2008, et qui a été marquée par de nombreux changements ? Mais je vous laisse le temps d’y réfléchir…

M. Jean-Marc Germain, rapporteur. Madame, je vous remercie pour votre présence, et je renouvelle nos excuses pour avoir dû reporter notre premier rendez-vous. Mais l’analyse des chercheurs est pour nous très importante. Je considère même que, dans notre pays, on n’y accorde pas suffisamment d’importance.

À la fin du XXe siècle, l’apparition du chômage de masse – lié, selon moi, à la mondialisation – a marqué la fin d’une période de progrès social, où le paritarisme et la négociation collective fonctionnaient. On était dans une logique que certains ont qualifiée de « gagnant-gagnant », parce qu’il y avait des richesses à redistribuer. Cette période de l’après-guerre, celle des « Trente Glorieuses », a duré jusqu’en 1974. Les partenaires sociaux étaient très légitimes, et le retrait de l’État l’était tout autant, puisque les acteurs s’accordaient pour une solution « gagnant-gagnant », sans qu’il soit besoin de faire intervenir d’autres intérêts que ceux qui étaient liés à l’entreprise.

Puis la situation s’est compliquée et l’on est passé à une étape de « conservation ». Les accords ne sont plus « gagnant-gagnant » ; cela vaut pour la partie « salariés » comme pour la partie « entreprise ».

Vous n’avez pas évoqué un moment important, qui est un peu loin du sujet de notre rapport : la réforme Juppé de 1995, qui n’est plus une étape de conservation sur le plan du paritarisme, mais une étape où une partie majeure de ce qui était géré par les partenaires sociaux est revenue dans le champ de l’État.

En revanche, vous avez évoqué un moment auquel j’ai participé et qui allait au-delà de la question ponctuelle de l’assurance chômage – je pense notamment à la question de l’Unédic et au non-agrément par l’État d’une convention de l’Unédic – dans un climat où les trente-cinq heures avaient déclenché des initiatives du côté patronal. Je me souviens d’une négociation et d’une discussion à huis clos, où M. Kessler avait dit : « Si vous maintenez les 35 heures, nous allons faire exploser les branches, et tout reviendra à la négociation d’entreprise. » Cela s’est traduit par la démarche de la « refondation sociale ». Mais si je refais cette lecture, c’est pour dire qu’aujourd’hui, ce qui est au cœur de la réflexion de notre rapport, c’est la question de savoir comme concilier plusieurs éléments qui sont divergents.

Il nous paraît tout de même évident, et les premières auditions l’ont confirmé, que le fait que certains éléments de la protection sociale soient gérés par les partenaires sociaux assure au système une certaine efficacité. Ainsi l’assurance chômage, qui est confrontée à des défis énormes, parvient malgré tout à trouver des accords, à faire évoluer le système et à créer des éléments de progrès. Vous avez parlé tout à l’heure de la formation des demandeurs d’emploi. On pourrait citer aussi un certain nombre de dispositifs d’aide à l’embauche : en 1998, le plan d’aide au retour à l’emploi ; les programmes personnalisés de suivi des demandeurs d’emploi jusqu’à la fusion de l’Unédic et de l’ANPE pour essayer d’aider de manière plus globale les demandeurs d’emploi. De la même façon, malgré des transformations démographiques très importantes, le régime des retraites complémentaires a su parvenir à un certain équilibre ; il accumule des réserves et a pu encore, récemment, trouver un accord qui permet d’assurer l’avenir pour un certain temps.

En même temps, la transformation du monde du travail remet complètement en cause le modèle d’origine, celui de la grande entreprise dans laquelle on passe toute sa vie. Maintenant, on change d’emploi, on passe par des périodes de chômage, on « articule » des parcours, ce qui a des conséquences sur les retraites et sur les droits à la progression sociale. Et ceux qui ne sont pas représentés dans les organisations syndicales, on le sent, attendent d’être mieux pris en compte. Je vise là les demandeurs d’emplois, les retraités, et bien d’autres catégories de la population.

On constate aussi des éléments de recul en termes de prise en charge de la santé par le système étatique, ce qui crée un espace pour la prise en compte des systèmes restants. Mais on est dans le domaine de la santé, et pas directement dans le domaine du monde du travail.

Enfin, il y a ce que l’on appelle l’« ubérisation » de la société, transformation qui éloigne davantage encore de la réalité juridique du travail. En effet, de nombreux travailleurs exercent leur activité en dehors du code du travail et se trouvent a priori exclus du système. Et l’on sent bien qu’il est devenu nécessaire de faire preuve d’inventivité.

Après ce commentaire un peu global, j’en viens à mes deux questions.

Premièrement, est-ce que ce contexte historique, structurel, vous amène à penser que le système a su s’adapter et se stabiliser, et que le paritarisme a trouvé un espace un peu plus développé qu’il ne l’était au lendemain de la guerre ? Pensez-vous, au contraire, qu’une évolution un peu forte soit nécessaire ?

Deuxièmement, avez-vous été amenée, dans le cadre de vos travaux, à réfléchir sur l’organisation de l’économie relationnelle, numérique, de plateformes, telle qu’on la voit naître, notamment, avec Uber et Airbnb ?

Mme Annette Jobert. Je vais répondre en même temps à vos deux questions.

Du côté des chercheurs, nous partageons le même diagnostic et nous nous interrogeons : faut-il se passer d’un modèle qui, au fond, fonctionnait assez bien, au risque de ne tout perdre avec l’ubérisation de la société ? Au sein de la commission Combrexelle, à laquelle j’ai participé, nous nous sommes demandé régulièrement ce qu’il fallait faire. Il n’était plus question de discuter du droit du travail, mais de l’éventualité de se trouver en dehors. Pour autant, les acteurs ont toujours la volonté d’essayer de reprendre les discussions.

Vous vous demandez s’il faut envisager une rupture un peu forte. Pour ma part, je ne pense pas que, dans les négociations paritaires, il y aura une rupture – et en tout cas pas de forte rupture. Je ne crois pas que ce que disait M. Kessler à une certaine époque se dise encore aujourd’hui. Les institutions n’ont pas la volonté de tout abandonner et de se concentrer sur l’entreprise. Ce n’est pas non plus la volonté de l’État. Je ne vois d’ailleurs pas où serait son intérêt, même si l’échange politique et les théories de Pizzorno qui étaient appliquées au système paritaire n’ont visiblement plus l’air de fonctionner. De fait, c’est difficile pour les syndicats qui, de mon point de vue, ne gagnent pas grand-chose à gérer toutes ces institutions. Ils gagnent davantage à faire de bons accords dans les entreprises, en tout cas des accords qui soient acceptables.

Mon idée est que, depuis quelques années, ont lieu des changements importants. On ne doit pas les imputer à la crise financière, même si celle-ci les a accélérés et a fait naître des interrogations : par exemple, sur quoi les salariés et leurs représentants ont-ils prise dans les entreprises ? Sur quoi peuvent-ils négocier, mais aussi discuter ? Car en France, il ne faut pas oublier qu’à côté de la négociation sociale, les comités d’entreprise et les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) peuvent également jouer un rôle important.

Des déplacements s’opèrent. Après des innovations sur la manière d’intervenir dans les questions d’emploi, avec la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC) et l’accord de méthode en cas de restructuration, l’accent a été mis sur les conditions de travail, le stress au travail et les risques psychosociaux, notamment par les élus des syndicats et ceux des différents comités, qui interviennent en lien avec les salariés. Cela me paraît très important.

En matière de restructurations, on fait valoir l’idée qu’il y a des dispositifs globaux collectifs, mais qu’il faut ensuite accompagner des personnes qui n’ont pas les mêmes projets : tout le monde ne veut pas être « recasé » de la même manière, et le dit. On doit donc gérer l’individuel avec des bases collectives. Et c’est un vrai défi.

Nous n’avons pas le temps de parler du défi institutionnel. Je dirai simplement qu’il faut toujours des encadrements. On ne peut pas prôner l’auto-régulation de l'entreprise sans rien d’autre à côté, parce qu’il y a trop de dissymétrie dans les pouvoirs. Cela n’aurait pas de sens.

Encore une fois, je ne prévois pas de rupture totale. Mais je prévois une phase de transition vers un autre modèle, qu’il prendra du temps à définir, et qui fera naître des interrogations nouvelles sur le travail, les parcours, les mobilités, et plus généralement sur la société dans laquelle on vit. C’est tout cela qui est en cause, aussi bien du côté de la négociation que du côté des institutions paritaires – les unes et les autres étant dotées d’une certaine inertie qui leur permet de faire face à toutes sortes de crises.

M. le président Arnaud Richard. Jusqu’à présent, nous n’avons pas vraiment parlé du dialogue social territorial avec nos invités.

Mme Annette Jobert. J’aurais bien aimé vous en parler longuement.

M. le président Arnaud Richard. C’est un sujet qui mérite d’être regardé de près.

Mme Annette Jobert. En effet. J’ai travaillé, il y a déjà une dizaine d’années, sur l’émergence du dialogue social territorial, qui va au-delà du face-à-face entre employeurs et salariés, et qui permet de prendre en compte les bassins d’emplois et les lieux où s’exercent les compétences des collectivités territoriales – par exemple, dans le domaine de la formation. On peut constater que les expériences de dialogue territorial ne débouchent pas forcément sur des normes, des règles contraignantes, mais sur des projets plus consensuels, faisant intervenir des acteurs beaucoup plus diversifiés – acteurs de la société civile, universités, établissements de formation, mais aussi patronat et syndicats. Et cela donne des résultats.

Malgré tout, comme vous le savez, il y a de grandes difficultés de représentation au niveau territorial. Les syndicats, comme le patronat, ont bien des instances territoriales, mais celles-ci ont moins de « légitimité » que les professions, que ce soit au niveau de la branche ou de l’entreprise. Il y a pourtant des enjeux considérables, qui permettent de relier localement ce qui se passe dans le domaine du travail et ce qui passe dans le domaine privé, ou dans les transports, etc.

Quoi qu’il en soit, selon moi, on peut parler de « petites avancées » avec, par exemple, les commissions paritaires interrégionales pour l’artisanat (CPRIA) ou avec la loi dite Rebsamen relative au dialogue social. On commence d’ailleurs à travailler sur le sujet.

M. le président Arnaud Richard. Madame, accepteriez-vous de nous faire une contribution écrite sur le dialogue social territorial ?

Mme Annette Jobert. Je pourrais le faire en utilisant certains de mes travaux, et en procédant à quelques mises à jour.

M. le président Arnaud Richard. Je vous remercie.

*

Puis la mission entend M. Bruno Mettling, directeur des ressources humaines d’Orange, auteur du rapport « Transformation numérique et vie au travail »

M. le président Arnaud Richard. Mes chers collègues, nous avons à présent le plaisir d’accueillir M. Bruno Mettling, directeur général adjoint en charge des ressources humaines – et bientôt en charge de la division Afrique et Moyen-Orient – au sein du groupe Orange.

M. Mettling s’est vu confier en mars 2015 par le ministre du travail une mission « pour envisager le numérique comme un cadre neuf de production des rapports sociaux ». Ces travaux ont donné naissance au rapport « Transformation numérique et vie au travail », remis à l’actuelle ministre du travail en septembre 2015. Ce rapport dresse un panorama complet de ces évolutions et préconise trente-six mesures pour adapter le droit existant.

Monsieur Mettling, nous avons souhaité bénéficier de votre expérience et de votre expertise à l’issue de cette mission, afin que vous puissiez notamment éclairer les questions relatives à la place des partenaires sociaux dans une économie transformée par le numérique. Ce sujet tient particulièrement à cœur à notre rapporteur, M. Jean-Marc Germain.

M. Bruno Mettling, directeur général adjoint en charge des ressources humaines au sein du groupe Orange. Merci de votre accueil. Je dirais tout d’abord un mot de la genèse de mon rapport.

Vos travaux se situent sur un axe, ô combien important, qui est celui de l’impact de ces nouvelles formes d’emploi et de leur équilibre avec les formes d’emploi salarié. Mais mon rapport visait – c’était la mission que m’avait confiée M. Rebsamen, qui ne se satisfaisait pas des rapports déjà existants sur l’impact global macroéconomique du numérique dans notre pays, et qui souhaitait que l’on ouvre la porte des entreprises – l’impact du numérique sur les conditions de travail, l’organisation du travail et les nouvelles formes d’emploi. Le ministre voulait connaître l’état des lieux en la matière et les préconisations qu’il était possible de faire pour améliorer la situation.

À l’intérieur de cet ensemble, il est vrai que mon rapport porte beaucoup sur le salarié travaillant dans une entreprise, qu’elle soit traditionnelle ou sous les nouvelles formes numériques, touchée par l’impact du numérique – équipements, travail à distance, etc. Et de fait, plus d’un tiers des trente-six préconisations de ce rapport concerne ce que j’ai appelé l’« effort d’éducation numérique » : comment réussir, grâce à la formation, l’anticipation, l’adaptation d’une économie traditionnelle confrontée à la transformation numérique ?

Votre mission portant plutôt sur l’articulation entre les nouvelles formes de travail, le travail indépendant, son impact sur le paritarisme et sur les salariés, j’extrairai de mon rapport certains des éléments susceptibles de vous intéresser.

Je tiens maintenant à saluer la façon dont mon travail a pu s’organiser. En effet, j’ai eu la chance, pendant six mois, dans une France où le dialogue social au niveau national n’est pas forcément dans une phase des plus dynamiques, de bénéficier de la disponibilité de l’ensemble des grandes organisations syndicales représentatives et du Mouvement des entreprises de France (MEDEF), qui ont délégué auprès de moi non seulement des experts, mais aussi des personnes susceptibles de représenter valablement, au niveau approprié, leurs organisations. Et pendant près de quatre mois, à raison d’une demi-journée par semaine, nous avons croisé le regard de ceux qui vivent l’entreprise au quotidien, à savoir les représentants des employeurs, ceux des salariés, et les experts du numérique.

Si ce rapport trouve un certain écho, c’est bien dans cette richesse des échanges à un moment où, en raison de la nouveauté du sujet, les postures ne sont pas forcément établies et où la liberté de réflexion des partenaires reste grande. Il faut dire aussi que nous sommes tous – y compris le directeur du premier employeur numérique qu’est Orange – à la recherche de repères collectifs pour réfléchir à la façon de gérer concrètement la transition entre ces nouvelles formes de travail, qui vont imposer des évolutions essentielles, et nos modes de fonctionnement, dont le paritarisme est évidemment un élément important.

Grâce à cette disponibilité et à l’attention qui a été portée sur ce sujet, j’ai pu travailler et partager, notamment avec les organisations syndicales, au moment de l’établissement de ce rapport et même postérieurement à sa remise – à titre d’illustration, j’ai échangé avec la commission exécutive de la Confédération française démocratique du travail (CFDT) et j’ai été invité au colloque organisé par l’Union générale des ingénieurs, cadres et techniciens de la Confédération générale du travail (UGICT-CGT). Ainsi, cette recherche de repères, cette réflexion collective font que votre mission tombe à un moment important pour les partenaires sociaux de notre pays.

Je laisserai de côté tous les thèmes qui ne rentrent pas dans le champ de votre mission, pour me concentrer sur les trois thématiques suivantes : l’articulation entre travail salarié et travail indépendant ; la régulation sociale de ces nouvelles formes d’emploi ; le numérique et le dialogue social, à la fois dans sa pratique quotidienne et dans sa pratique nationale.

Au risque d’être assez direct, je tiens à dire que sur ces sujets nouveaux, on voit ressurgir des risques de postures.

De ce point de vue, je pointerai celle que pourrait adopter l’ensemble des partenaires, MEDEF et organisation syndicales : une posture un peu anxiogène, très déterministe, selon laquelle les nouvelles formes de travail se substitueraient dans un délai rapide au travail salarié indépendant, historiquement dépassé. Or, quels que soient les pays que notre commission a étudiés, ce n’est pas la réalité que nous avons observée. En particulier, aux États-Unis, le plein emploi résulte de l’emploi salarié, et il ne se fonde pas sur les emplois indépendants, fussent-ils du côté de la Californie. Donc, selon nous, l’emploi salarié reste durablement le socle d’organisation de l’emploi.

Je pointerai une deuxième posture, inverse, qui serait de nier que la transformation numérique, partout dans le monde, s’accompagne du développement de ces nouvelles formes d’emploi – que l’on résume en France et dans beaucoup de pays sous le terme générique de travail indépendant, mais qui, en réalité, recouvre des formes diverses. Ces nouvelles formes d’emploi se développent massivement, et il ne serait pas très réaliste de contester leurs spécificités et les raisons qui poussent à leur développement.

Vous permettrez au responsable d’Orange de relever une des caractéristiques qui rend sans doute inéluctable le développement de ces nouvelles formes d’emploi : je veux parler de l’accélération des cycles de l’innovation. Cette accélération est telle en effet qu’il n’est pas raisonnable de penser qu’une entreprise – même Orange, qui s’enorgueillit d’avoir plusieurs milliers de chercheurs et d’ingénieurs dans ses laboratoires – puisse avoir en son sein, dans un cadre salarié, en permanence, l’ensemble des compétences dont elle a besoin.

Il faut vivre avec cette idée du développement de ces nouvelles formes d’emploi, mais qu’elle ne serve pas de prétexte – j’ai pris la responsabilité de le dire en conclusion de mon rapport – à mettre à bas le socle social sur lequel reposent les équilibres de fonctionnement des entreprises de notre pays.

Ainsi, il faut prendre acte des évolutions, anticiper les risques et les postures qui, au nom de cette évolution, voudraient remettre en cause, par des approches à connotation un peu idéologique, les éléments qui fondent l’équilibre de notre modèle social.

Cela dit, et pour être plus concret, qu’est-ce qui est ressorti des travaux de la commission ?

Il est ressorti de manière très claire que l’idée de réglementer, à travers des normes techniques applicables à ces formes d’emploi, le développement de ces emplois, serait assez vain et ne répondrait pas au défi essentiel auquel nous sommes confrontés. Ce qu’il nous faut réussir, c’est la coexistence, la plus harmonieuse possible, de ces formes d’emploi avec l’emploi salarié traditionnel.

Pour répondre à cette transition – une forme de travail de l’économie classique vers une nouvelle forme de l’économie – dans nos pays européens qui ne sont pas faits massivement de start-ups, il faut sans doute passer d’une attitude consistant à concentrer les efforts sur la réglementation de ces nouveaux métiers à une attitude consistant à rechercher comment ces nouvelles formes d’emploi participent à la vie de notre modèle social et, pour reprendre le thème de votre mission, au fonctionnement du paritarisme.

Si on pose la question en ces termes, on aboutit rapidement aux conclusions suivantes : il est tout à fait acceptable que des salariés souhaitent avoir des compléments de revenus après une journée de travail où ils ont pu bénéficier, de par leur statut de salarié, des couvertures de protection sociale associées ; de la même façon, il est tout à fait acceptable que des salariés qui habitent à une distance importante de leur lieu de travail puissent, chaque matin, embarquer des personnes pour partager le trajet domicile-travail et se procurer des revenus complémentaires non négligeables ; mais ce qui n’est pas acceptable, c’est que toute cette nouvelle économie se développe en franchise d’impôts et de taxes et déstabilise l’économie traditionnelle.

Au sein de notre commission, nous avons été d’accord pour dire que le vrai enjeu n’était pas de multiplier les réglementations, secteur par secteur, à l’égard de ces formes d’emploi, rendues possibles par les nouveaux outils, mais de voir comment comment elles s’intègrent au financement de notre protection sociale et de notre paritarisme. Cela suppose de pouvoir accéder à l’information nécessaire pour établir les droits associés, calculer l’assiette des cotisations et déterminer les droits individuels associés pour les salariés concernés.

Notre commission n'était pas chargée d’établir les contributions associées, vaste sujet qu'il faudra aborder avec beaucoup de professionnalisme. Mais je considère qu’il est une obligation incontournable, de nature législative à l’évidence, qui consiste à fournir, au niveau des plateformes, l’information nécessaire pour établir ces droits. Personne, y compris les acteurs de cette nouvelle économie, ne conteste cette nécessité, mais il faudra le faire rapidement. En effet, ce qui est insupportable pour les acteurs de l’économie traditionnelle, et en particulier les plus fragiles d’entre eux, ce n’est pas de voir ces nouvelles formes d’emploi se développer, mais de les voir se développer en franchise de taxes et d’impôt. Et, derrière cette concurrence déloyale, se cachent des tensions et un risque de fracture pour notre pays.

Il est une autre nécessité : déterminer les droits associés à ces cotisations, qui seront servis à ces travailleurs. Il ne pourra s’agir que de droits individuels – et tout le débat engagé sur la portabilité des droits et sur la définition des droits individuels trouve un champ d’application tout à fait pertinent en ce qui concerne ces nouvelles formes d’emplois. Reste à préciser le niveau de droits acquis. Car il serait terrible, économiquement et financièrement, pour les régimes paritaires, d’ouvrir, à un niveau de revenu que l’on pressent très inférieur au revenu salarié moyen, un champ de droits universels qui seraient ceux des travailleurs salariés. Cela nécessiterait des augmentations de cotisations massives pour les formes d’emploi traditionnelles, et viendrait encore fragiliser ces régimes. Donc, il faudra sans doute accepter – et ce sera une des difficultés de ce chantier – que le montant des droits servis à ces nouveaux travailleurs ne puisse pas s’inspirer de ce qu’a été notre logique paritaire jusqu’à présent : un socle de droits universels, garanti par les systèmes mutualisés.

D’où ces quelques principes qui sont assez aisés à énoncer : contribution de ces nouvelles formes d’emploi au financement de notre modèle social et de notre modèle de protection, sous des formes appropriées à définir ; ouverture de droits individuels pour les travailleurs concernés, droits dont la définition, la nature, l’assiette et la dimension devront cependant tenir compte à la fois de la situation économique des régimes et du montant des contributions que l’on peut attendre de ces nouvelles formes d’emploi.

J’ajoute que l’apparition de ces nouvelles formes d’emploi s’est accompagnée, dans de nombreux pays, d’importants travaux de clarification des concepts.

Aux États-Unis, en Allemagne, on tente de redéfinir les critères permettant de distinguer travailleurs indépendants et travailleurs salariés. Je crois indispensable, et je l’ai préconisé dans mon rapport, que soit engagé dans notre pays, sous l’égide du ministère de l’emploi, un effort de redéfinition des critères. Il ne s’agit pas de contester ces nouveaux emplois, dont on a finalement besoin dans la situation de l’emploi que connaît notre pays, mais de prendre acte que leur développement nécessite une actualisation des critères, étroitement juridiques, qui fondaient jusqu’à présent la distinction entre travailleur indépendant et travailleur salarié.

Aujourd’hui l’administration du Department of Labor travaille à compléter ces critères qui, comme dans notre pays, étaient historiquement très juridiques, par des critères plus économiques : par exemple, le fait que le salarié apporte ou non un actif – qui peut être un véhicule ou une trousse d’outils, peu importe – nécessaire à la réalisation de sa mission ; s’il a ou non plusieurs employeurs ; au cas où il a un seul employeur, quelle est son autonomie réelle dans la définition de ses horaires, etc.

Je crois que la France ne peut pas faire l’économie, en amont de toutes ces évolutions, d’une actualisation des critères qui fondaient jusqu’à présent la distinction entre travail salarié et travail indépendant. D’ailleurs, les travailleurs indépendants eux-mêmes peuvent en avoir besoin. En effet, il arrive que l’administration fiscale requalifie les contrats de mission des conducteurs de véhicule de transport avec chauffeur (VTC) en contrats de travail salarié, ce qui peut être problématique pour eux. Et, pour être franc, le risque est réel que des emplois qui sont en réalité des emplois salariés soient qualifiés a contrario d’emplois indépendants, alors même qu’ils n’en auraient aucune des caractéristiques.

Il faut donc différencier ces nouvelles formes d’emploi, sans chercher à en faire à tout prix des emplois salariés. Mais, à l’inverse, il faut évidemment, par la clarification des concepts et des définitions, éviter le risque de transfert de travailleurs salariés vers un statut de travailleur indépendant qui n’aurait d’indépendant que le nom. Si j’insiste sur ce dernier point, c’est parce que nous avons eu connaissance, au cours des travaux de la commission, de pratiques choquantes. Le risque existe, même s’il n’est pas aujourd’hui très avéré.

J’en viens maintenant à la nature des obligations susceptibles d’être imposées à ces nouveaux travailleurs.

Notre pays, qui a une tradition sociale, est effectivement tenté, à partir de situations individuelles incontestables, dont les chauffeurs de VTC sont un peu le symbole, de multiplier les obligations. Or ma conviction profonde est que c’est plutôt la régulation sociale qui fera son chemin, ici et ailleurs. Je crois davantage à cette voie-là qu’à la multiplication des obligations, en amont, pour ces formes d’emploi – que ces obligations soient de nature réglementaire ou légale.

Il s’agit, non pas de dire qu’il est impossible de réglementer les conditions de ces nouveaux emplois, mais de mettre en garde contre cette tentation. Cela ne se traduirait pas forcément par des drames apparents, mais plutôt par le transfert des activités correspondantes hors de notre territoire.

Cela ne m’empêche pas de suivre avec beaucoup d’intérêt les réflexions qui sont en cours – par exemple en matière de formation, ou sur l’équilibre à trouver entre la dispense de toute obligation pour ceux qui sont essentiels dans la chaîne de création de valeur économique et le fait de leur confier toutes les obligations d’un employeur.

Je crois donc profondément à la régulation sociale. Celle-ci commence d’ailleurs déjà à faire son œuvre. J’en veux pour preuve les mouvements de ces nouveaux travailleurs – et non pas salariés – auxquels avons tous assisté.

Je veux vous donner l’exemple d’un syndicat allemand, qui a pris l’initiative de mettre en place une plateforme à disposition des travailleurs free-lance, montrant par là qu’il considère que la représentation de ces nouveaux travailleurs fait clairement partie de son champ de responsabilité. J’observe que c’est une évolution par rapport au débat que nous avons en France… Quoi qu’il en soit, sur cette plateforme, les intéressés, sur les supports appropriés, donnent leur appréciation sur leurs donneurs d’ordre et les notent. Et croyez-moi, les donneurs d’ordre qui abusent – au niveau du paiement, de l’adéquation entre la nature de la mission confiée et du temps laissé au donneur d’ordre, etc. – sont sanctionnés à travers les likes et perdent les meilleurs free-lance.

Mon message est qu’une régulation sociale va s’organiser pour ces nouvelles formes d’emploi et que, pour trouver des équilibres, cette régulation est plus pertinente que la multiplication des réglementations. Mais, inversement, cela suppose que les partenaires sociaux, en particulier les organisations syndicales, acceptent de les reconnaître. Vous savez que l’Union nationale des syndicats autonomes (UNSA) a déjà reconnu les VTC et que la CFDT est très clairement engagée dans cette voie. Pour être transparent avec vous, au cours d’échanges au sein de la commission, j’ai compris que, pour Force ouvrière (FO) notamment, c’est un débat de principe assez difficile. Et on peut le comprendre : le fait d’encadrer et de reconnaître ces nouvelles formes de travail vaut, d’une certaine façon, fragilisation de ce à quoi nous croyons profondément, c’est-à-dire le salariat comme cadre naturel de l’emploi. C’est donc un choix délicat pour les partenaires, que je soumets à votre appréciation.

Je le répète, je crois à la régulation sociale pour ces nouvelles formes d’emploi, même si un groupe comme Orange a des responsabilités sociales qui vont bien au-delà de notre territoire. À titre d’illustration, Orange doit s’assurer, au titre de la responsabilité sociale des entreprises (RSE), que les donneurs d’ordre auxquels ce groupe peut recourir à l’autre bout du monde respectent bien ses engagements internationaux – par exemple, sur le travail des enfants. Ce que je veux dire par là, c’est que l’employeur est déjà soumis à certaines obligations que l’on trouve tout à fait légitimes aujourd’hui, mais qui se sont développées hors du cadre du statut d’employeur salarié, notamment à travers des logiques de donneurs d’ordre, dans le cadre de la RSE.

J’en viens à mon dernier thème : numérique et dialogue social.

On constate que les organisations syndicales, comme les responsables d’entreprise, ont souvent tendance à raisonner à partir des pratiques d’avant l’irruption du numérique. Il ne s’agit pas de les critiquer pour cela, car ce n’est pas l’objet de votre mission. Je dis simplement, au moment où je quitte mes fonctions de directeur des ressources humaines (DRH), que je sais ce qu’Orange doit au retour d’un dialogue social de qualité, et qu’il n’y a pas d’alternative au dialogue social. Celui-ci, de ce fait, doit s’adapter et se moderniser.

On pourrait accepter que le numérique fasse irruption, de manière assez massive, dans l’information et la consultation des représentants des salariés sur les données des entreprises ; on a commencé avec la base de données unique, mais il faudrait sans doute aller beaucoup plus loin dans l’acceptation des formes numériques. Sur ce point, un certain consensus est envisageable. Inversement, nous pensons – Orange négocie en ce moment un accord sur le thème « pratiques numériques et dialogue social » – que le champ de la négociation doit être ouvert dans un cadre « présentiel », et non sur support numérique. Ainsi, dans l’entreprise, numérique et humain se conjuguent en permanence, y compris dans le cadre du dialogue social.

Je terminerai sur deux points qui me semblent importants.

Premièrement, ces nouveaux outils numériques font que l’entreprise est à même d’organiser de plus en plus fréquemment un dialogue direct avec l’ensemble des salariés. Pour prendre un exemple concret, en cas de déménagement d’un établissement de l’entreprise, il est courant aujourd’hui d’ouvrir un site internet sur lequel on demande aux salariés concernés par la nouvelle implantation de choisir leur type de mobilier.

Reste à savoir, et c’est mon second point, si cette nouvelle forme de dialogue numérique doit se faire à deux – entreprise et salariés – ou à trois – entreprise, salariés et représentants des salariés. Dans le cadre de la rénovation du dialogue social et de la représentation syndicale, l’enjeu n’est pas secondaire.

Si vous pensez, et c’est plutôt notre cas, que les représentants des salariés doivent pouvoir participer à ce type d’échanges et de dialogue qui, évidemment, structure fortement l’appréciation par les salariés du projet d’organisation les concernant, il faut aussi faire évoluer le mode de fonctionnement des représentants des salariés. À titre d’illustration, quand on discutera autour d’un projet sur un chat – en français un carrefour d’échanges en temps réel – il faudra éviter que le représentant des organisations syndicales ait besoin d’aller chercher un mandat pour légitimer sa position. L’instantanéité du chat ne le permet pas.

C’est un sujet encore peu partagé. Mais il est important pour moi, et pour tous ceux qui sont attachés au dialogue social comme élément d’adaptation et d’accompagnement de l’évolution des entreprises, de voir comment le dialogue numérique pourra rentrer dans la vie et dans le dialogue social des entreprises.

M. Jean-Marc Germain, rapporteur. Monsieur Mettling, dans votre propos, vous avez écarté tout ce qui concernait les principes mêmes de la régulation, mais j’ai constaté que votre rapport contenait tout de même des propositions en la matière – notamment pour distinguer une activité marginale d’une activité principale. Cela me semble très important.

Ma première question, qui m’est d’ailleurs inspirée par l’une de nos précédentes auditions, concerne le traitement des plateformes en tant qu’entreprises, notamment lorsqu’elles sont en situation de monopole. C’est cette situation, en effet, qui est à l’origine des dérives les plus lourdes. Elle démolit la démonstration que vous faisiez à partir de l’exemple allemand, puisqu’en cas de monopole il n’y a plus de concurrence possible entre donneurs d’ordres. Y avez-vous réfléchi, ainsi qu’à la façon dont on pourrait, au niveau international, « casser » ces monopoles ?

Ma deuxième question a trait à la protection de la santé de ces nouveaux travailleurs. Certes, vous avez évoqué leurs droits sociaux, mais plutôt sous l’angle de l’assurance chômage, de la retraite ou de la formation professionnelle, et pas sous l’angle de la santé.

Avez-vous réfléchi au cas de certains chauffeurs de VTC qui finiraient par travailler 400 heures par mois pour 800 euros ? C’est un exemple poussé à l’extrême, mais on voit bien que cette situation de monopole avec mise en concurrence des travailleurs, alors qu’il y a cinq millions de chômeurs, aboutit à l’allongement des horaires et à une dégradation des conditions de travail. Y avez-vous réfléchi ? Pensez-vous qu’il faille prendre une réglementation en matière de droit du travail pour protéger la santé de ces travailleurs ?

Ensuite, on a lancé dans le débat public l’idée que l’on pourrait devenir coiffeur sans aucune forme d’apprentissage. Mais quand on est coiffeur, on manipule des produits qui peuvent avoir un impact sur sa propre santé comme sur celle de ses clients.

J’en viens à ma dernière question : d’après les travaux que vous avez menés, on voit bien qu’il est question d’instituer des contributions sociales, des impôts et des droits – protection sociale, mais aussi droit du travail. Comment cela pourrait-il se mettre en place ? Envisagez-vous une négociation interprofessionnelle ? De branche ? On pourrait imaginer, par exemple, que la branche des transports de passagers se saisisse du sujet et négocie, avant que le législateur ne prenne les choses en main. Faut-il passer par les entreprises et les plateformes ? Et comment le législateur pourrait-il impulser le mouvement ?

M. Bruno Mettling. La situation de monopole est une problématique centrale, mais je crois qu’il faut, en permanence, bien faire la différence entre les champs d’application du numérique et son impact sur le travail. Nonobstant la situation de ces nouvelles plateformes, qui, dans notre pays, ont tendance – à mon avis à tort – à cristalliser l’ensemble du débat sur l’impact du numérique, de nouvelles formes de travail indépendant se développent, et se développement massivement, dans le périmètre de l’économie traditionnelle. Certes, mon exemple allemand « fonctionne » très médiocrement sur des plateformes – temporairement – en situation de monopole, mais il s’applique très bien aux travailleurs free-lance qui s’installent, par centaines de milliers, dans des activités traditionnelles, comme l’interprétariat ou certaines contributions intellectuelles occasionnelles. Cette catégorie de travailleurs n’a pas le statut de salarié, mais elle contribue à l’activité des entreprises du secteur traditionnel et doit voir ses intérêts pris en compte, y compris à travers la régulation sociale que j’évoquais.

Il n’empêche que vous avez raison : ces nouvelles plateformes ont un succès planétaire, et leur situation de monopole ou de quasi-monopole complique grandement la régulation sociale. Cela m’amène à faire deux commentaires.

D’abord, je rappelle que certains acteurs majeurs du numérique exercent encore assez largement, sans que l’on ait pu l’empêcher, en franchise d’impôts et de taxes, et ce parce que la réalité de la contribution du service de celui qui participe à l’économie collaborative est extrêmement difficile à cerner – comme l’assiette fiscale nécessaire pour établir les droits. Or, dès lors que ces plateformes utilisent des travailleurs présents sur notre sol, l’information disponible est là, sous une forme pertinente, et susceptible de donner lieu à l’établissement de ladite assiette. C’est donc cela qu’il faut viser.

Ensuite, est-ce que c’est acceptable pour elles ? J’ai l’impression que oui. Les premiers exemples dont nous disposons, dans le secteur du tourisme, avec la taxe de séjour, montrent qu’un certain nombre d’entre elles ont accepté d’entrer dans cette logique. Croyez-moi, elles font la part des choses et je suis assez confiant sur leur capacité à jouer le jeu.

La troisième question que vous avez posée, en prenant pour exemple les heures de travail et la rémunération des VTC, est très difficile. Elle concerne certaines situations individuelles et le choc que celles-ci créent à notre économie, venant déstabiliser ceux qui, en face, sont assujettis à l’ensemble des exigences de notre droit social, et elle nous amène à nous interroger sur nos pratiques et notre socle social. Nous pouvons notamment nous demander quelle est la réalité de l’indépendance et de l’autonomie de ces travailleurs indépendants.

Si l’on part du principe qu’il y a cinq millions de chômeurs et que le libre arbitre de ceux qui travaillent pour ces plateformes est donc faible, on risque d’en tirer une conclusion assez radicale sur la nature des droits et des obligations et de « tuer » ces nouvelles formes d’emploi. Inversement, faire comme si la réalité que vous évoquez n’existait pas, comme si le rapport de force social entre ces travailleurs et leurs donneurs d’ordre était parfaitement équilibré, conduirait à des situations socialement inacceptables pour notre pays.

Là encore, je crois qu’il faut faire preuve d’un certain pragmatisme. D’une part, il faut viser à mettre fin à ce qui est, du point de vue de nos concitoyens, totalement inacceptable, à savoir ces activités en franchise totale d’impôts et de taxes ; c’est pour moi la grande priorité. D’autre part, il faut faire confiance au fait que les monopoles ne durent pas longtemps. D’ailleurs, Uber n’est plus en situation de monopole : de nouvelles formes d’emploi, y compris salarié, se développent. Sans doute y a-t-il une convergence à organiser, mais c’est un sujet difficile, y compris politiquement : comment faire converger vers l’emploi traditionnel de nouvelles formes qui permettent de répondre aux enjeux économiques et à un certain nombre de défis auxquels nous sommes confrontés ? Comment redéfinir correctement les droits et les socles sociaux, ainsi que les obligations des donneurs d’ordre ?

Je n’ai pas de réponse évidente à votre dernière question. Je dis simplement que l’idée de transférer l’ensemble des obligations, au nom de situations sociales et humaines inacceptables, aurait des conséquences assez immédiates. En disant cela, je ne pense pas seulement aux emplois de transporteurs, mais aussi à tous les emplois de développeurs informatiques, que l’on peut délocaliser en une décision immédiate dont on ne trouve pas forcément trace ensuite. Encore une fois, je crois à la régulation sociale, car c’est ma culture historique et économique, mais je reconnais que, à court terme, elle peut se heurter à certains enjeux. C’est pourquoi l’idée d’un socle minimal de « droits humains », devant être garantis ici comme ailleurs par les donneurs d’ordre, me semblerait une voie intéressante, à la différence de celle qui consisterait à transférer sur ces nouveaux métiers l’ensemble des obligations.

M. le rapporteur. Je voudrais vous interroger sur la méthode à adopter. Faut-il passer dès maintenant par la loi, en considérant que cela relève de l’intérêt général et que les partenaires sociaux ne pourraient pas le faire ? Faut-il passer par une négociation interprofessionnelle de branche ou d’entreprise ?

M. Bruno Mettling. Malheureusement, l’état actuel du dialogue interprofessionnel dans notre pays ne permet pas aux partenaires sociaux de se saisir de certains sujets, même évidents, au niveau interprofessionnel. C’est le cas, par exemple, du télétravail, du travail nomade, alors même qu’il concerne deux millions de salariés dans notre pays, et qu’un accord sur le télétravail existe déjà. Il n’y aurait que quelques ajustements à faire. En d’autres temps, nous aurions trouvé le moyen de progresser. Mais pas aujourd’hui.

Dans ces conditions, seraient-ils capables d’ouvrir une négociation dans les branches où ils sont massivement présents pour couvrir de manière équilibrée ces nouveaux enjeux ? Je n’y crois pas vraiment.

À l’inverse, notre pays peut-il, par la loi, prendre en compte des situations aussi diverses ? Rien qu’au sein des deux millions de travailleurs indépendants, on compte de nombreuses personnes exclues de l’emploi, pour lesquelles le travail indépendant est une forme de retour progressif et qui rêveraient d’un statut salarié, mais aussi quelques centaines de milliers de travailleurs free-lance qui, eux, ont fait un choix déterminé.

L’hétérogénéité des situations me fait dire que prétendre réglementer ces éléments-là par la loi serait sans doute un exercice très difficile qui pourrait avoir des effets non négligeables pour notre pays. Pour autant, je suis très intéressé par les orientations actuelles, qui consistent à dire qu’il y a un socle de droits que je me permets de qualifier d’universels, qu’il convient d’assurer à tout travailleur de notre pays. Et puis, même lorsque cela semble très difficile, il faut laisser le maximum d’espace à la négociation. Enfin, si l’on n’y arrive pas… Monsieur le rapporteur, je n’ai pas de réponse évidente à votre question sur la méthode. Mais je crois qu’il faut que la loi s’en tienne à l’application de quelques principes universels. Ensuite, progressivement, il faut essayer de faire confiance aux acteurs sociaux pour retrouver des éléments de régulation sociale interne.

M. Gérard Sebaoun. Monsieur Mettling, je voudrais vous interroger sur la notion de « déconnexion », en restant dans le monde salarié classique qui, au cours de ces vingt dernières années, a connu une transformation majeure du fait du numérique.

Vous abordez cette notion dans votre rapport, et vous parlez en même temps de coresponsabilité. Je m’inquiète d’entendre parler de coresponsabilité dans le monde salarié puisque, après tout, les salariés sont représentés. Mais dès que l’on sort du cadre de l’entreprise et que l’on entre dans l’outil numérique, le rapport de subordination entre le salarié et son supérieur hiérarchique, la nécessité de faire reconnaître son action ou des considérations liées à la carrière, font qu’il n’est pas évident de se déconnecter.

Je remarque que certains se déconnectent quand ils ferment leur bureau et qu’ils reprennent le RER, alors que d’autres sont connectés en permanence. Vous donnez même l’exemple de ces salariés ou de ces cadres qui sont capables d’assister à une réunion tout en tapotant sur leur smartphone et en pensant à l’instant d’après !

C’est un bouleversement absolument total. Peut-on vraiment parler de déconnexion ? Personnellement, je n’y crois pas. Je crois qu’il est trop tard et qu’il faut réfléchir à des modes de régulation différents. Vous dites qu’il faudrait faire preuve de pédagogie, former et informer, tout en reconnaissant que cela dépend des individus. Mais je crois que l’on est entré dans un monde différent. Et dans le milieu salarié, une inquiétude absolument formidable est née avec l’apparition des outils numériques. Vous êtes bien placé pour nous le dire.

Je voudrais également évoquer le télétravail. C’est une situation assez bien connue, que l’on peut cadrer et qui, dans les grandes métropoles, constitue une réponse aux problèmes de déplacements.

En conclusion, le rapport à la déconnexion est quelque chose que, pour l’instant, je ne maîtrise pas. En tout cas, je ne valide pas le lien que vous faites entre déconnexion et coresponsabilité.

M. Denys Robillard. Je rejoins notre collègue Gérard Sebaoun. Aujourd’hui, la possibilité de contacter un salarié à tout moment fait exploser la durée du temps de travail effectif. Cela nous oblige peut-être à repenser la question. Je serais donc intéressé par votre analyse – d’autant que, chez Orange, on est par définition connecté.

Ensuite, vous avez évoqué le positionnement de l’UNSA, de la CFDT et de FO par rapport aux nouvelles formes de travail, mais j’aimerais savoir qui représente les travailleurs indépendants, que l’on appelle aussi travailleurs non salariés (TNS). Sont-ils même représentés par les partenaires sociaux ?

Aujourd’hui, l’Union nationale des professions libérales (UNAPL) et l’Union professionnelle artisanale (UPA) sont perçues comme des syndicats d’employeurs qui, sauf erreur de ma part, ne se définissent pas dans leurs rapports aux donneurs d’ordre, alors que la question de la dépendance, donc de la subordination économique – qui ne s'analyse pas nécessairement comme une subordination juridique – se pose. La dépendance est parfois telle que l’on peut s’interroger sur l’existence d’un lien de subordination, au sens du critère du droit du travail et du contrat de travail. J’aimerais donc savoir si, dans l’organisation actuelle de la représentation des acteurs économiques, il est possible d’aborder la question du lien existant entre le TNS et le donneur d’ordre.

Mme Fanélie Carrey-Conte. Monsieur le directeur général, je voudrais revenir sur ce que vous avez dit de l’actualisation des critères juridiques de distinction entre travailleurs salariés et travailleurs indépendants, et sur le risque que certaines entreprises qualifient d’emploi indépendant ce qui devrait normalement relever de l’emploi salarié. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur les préconisations à émettre ?

Par ailleurs, quand on est face à une situation comme celle-là, que suggérez-vous ? Faut-il requalifier ces emplois en emplois salariés classiques ? Faut-il créer, comme le demandent certaines organisations syndicales, un nouveau statut du travailleur salarié pour intégrer ces formes d’emploi ? Comment éviter ces risques et sortir des situations que vous avez dénoncées ?

Ma dernière question concerne les nouveaux droits sociaux et l’intégration de ces travailleurs indépendants à notre système de protection sociale, que vous préconisez – je pense que nous sommes tous d’accord là-dessus. Actuellement, on réfléchit sur le compte personnel d’activité (CPA). Avez-vous abordé dans votre rapport la façon dont on pourrait intégrer les travailleurs indépendants à cette réflexion et à ce projet ?

M. Bruno Mettling. Le droit à la déconnexion – et non l’obligation de déconnexion – est l’un des grands thèmes que j’ai abordé dans mon rapport. Il est selon moi stratégique, et doit être rapidement intégré dans l’ordre social de notre pays.

J’estime à titre personnel – car je ne l’avais pas écrit ainsi dans mon rapport – qu’il faut écrire dans la loi qu’aucun salarié ne doit pouvoir se voir reprocher de ne pas avoir été connecté en dehors des heures de travail. Ce serait un message très fort.

Je n’étais pas forcément dans cette logique-là, mais j’ai modifié ma façon de voir les choses, notamment lorsque j’ai reçu hier le dernier baromètre social d’Orange. On peut y lire en effet que le numérique permet d’améliorer le fonctionnement au quotidien, d’être plus efficace, etc. Ainsi, deux tiers des salariés ont une perception très positive de la transformation numérique. Mais, inversement, la moitié d’entre eux sont très inquiets – parmi lesquels leur président et leur DRH, très engagés en faveur d’un développement harmonieux du numérique. De fait, ce n’est pas le volume des données transportées qui constitue l’enjeu essentiel : c’est le développement harmonieux du numérique, y compris pour un opérateur comme Orange.

Mais derrière cet enjeu-là, il y a le droit à la déconnexion, qui doit être garanti. Je précise tout de suite que nous ne souhaitons pas que la loi fixe les modalités de mise en œuvre de ce droit. Faisons-en plutôt un champ de négociation obligatoire des entreprises. Orange s’y est engagée, d’autres entreprises l’ont fait.

On retrouve cette articulation assez traditionnelle, garantissant un principe de protection qui permettra de traduire devant les tribunaux les employeurs abusifs, renvoyant aux entreprises, dans le cadre d’une négociation obligatoire, la mise en œuvre pratique de ce droit.

Mais, pour être effectif, ce droit ne suffit pas. Je m’explique. Un contrat de travail porte sur quatre points : une rémunération ; un lieu de travail ; un patron, ou responsable opérationnel ; la référence à un régime de temps de travail. Or le numérique fait profondément évoluer, voire bouleverse trois d’entre eux. Ce serait donc un leurre d’imaginer que l’on va repenser les régulations associées à travers la remobilisation des outils traditionnels. Voilà pourquoi il faut mettre sur la table de nouveaux enjeux.

Prenons l’exemple du temps de travail. Si j’ai parlé du droit à déconnexion, c’est que le numérique renvoie aussi à un comportement individuel, sans forcément que le manager soit derrière le salarié. Je sais bien que nous avons tendance, dans notre pays, à pointer la responsabilité des entreprises et du manager, comme vous le faites. Mais la réalité oblige à dire que, sans que personne demande rien, ces outils, disponibles en permanence à la maison, peuvent créer des modes de fonctionnement susceptibles de perturber jusqu’aux collègues. Et si j’ai parlé d’un devoir de déconnexion, c’est en pensant profondément qu’il serait trop facile, même si cela n’exonère en rien l’entreprise, de se limiter au « droit » à la déconnexion : il y a aussi un « devoir » de déconnexion.

Ce devoir se décline de plusieurs façons : chacun, au plan individuel, doit être attentif à son propre comportement et aux conséquences qu’il peut avoir sur l’entourage ; et l’entreprise doit former au bon usage des outils numériques. Enfin, c’est un devoir des partenaires sociaux que de définir les modalités pratiques de mise en œuvre de ce droit et les bons usages des outils numériques dans l’entreprise, au cas par cas.

Mon message est assez fort parce que j’y crois, parce que ce droit à la déconnexion a commencé à se concrétiser et parce que c’est maintenant que l’on doit engager une réflexion sur le sujet. Je ne prétends pas que, ce faisant, on se sera garanti contre tous les abus possibles. Mais, à un moment où notre modèle social est très critiqué, ma conviction est que cette articulation entre la loi et la négociation d’entreprise, entre les droits et les devoirs, peut fonder des équilibres susceptibles de protéger la santé des salariés qui utilisent le numérique au quotidien.

Le jeu est assez ouvert. Bien sûr, il est possible que certains employeurs nostalgiques soient tentés d’utiliser cette « zone grise » du temps de travail pour récupérer une partie de la productivité à laquelle ils ont dû renoncer du fait de la réduction de celui-ci. Mais la vraie question qui se pose aujourd’hui dans les entreprises, c’est que les salariés qui arrivent dans les entreprises le lundi matin, avec des poches sous les yeux parce qu’ils ont épuisé le dimanche soir la liste des mails qu’ils n’avaient pas pu traiter pendant la semaine, ne sont pas économiquement efficaces. Et mon expérience de DRH me dit que, lorsque l’économique rejoint le social, on peut généralement progresser, et assez vite.

Des entreprises, très diverses, procèdent à la déconnexion des serveurs. C’est ce que vient de faire l’entreprise BPCA ; c’est ce que fait Volkswagen, pour un certain nombre de salariés. Dont acte. Mais dans des entreprises comme la mienne, qui sont implantées dans des pays où le dimanche est un jour travaillé, l’idée de déconnecter les serveurs d’entreprise, avec une sorte d’obligation absolue à la clé, ne serait pas pertinente. Je renverrais par contre volontiers à l’obligation de négocier la définition des modalités de mise en œuvre de ce droit à la déconnexion.

Madame la députée, vous m’avez interrogé sur le CPA, sur les nouveaux droits sociaux et sur la mise en œuvre concrète de ces dispositifs. Très honnêtement, je vous avoue n’avoir pas creusé la question. Malgré tout, je retire des témoignages que nous avons reçus la conviction que la capacité du régime social des indépendant (RSI) à absorber l’ensemble des obligations constitue un énorme challenge. Mieux vaudrait peut-être réfléchir aux modalités de création d’un nouveau régime : ce serait l’occasion de repenser à l’aune du numérique, à propos d’une population déterminée, nos outils et nos modes de fonctionnement. Les deux options figuraient dans le rapport, mais avec le recul, je suis plutôt favorable à la seconde. Cela dit, d’autres que moi explorent actuellement ces pistes et pourraient vous répondre mieux.

Vous avez également évoqué la requalification des emplois et l’actualisation des critères. Comme je l’ai dit tout à l’heure, je crois à des critères économiques venant compléter les critères juridiques pour qualifier un emploi. J’ai donné l’exemple de l’administration américaine, pour laquelle le fait d’être libre dans l’aménagement de ses horaires, celui d’apporter un actif à la réalisation de sa mission et celui d’avoir plusieurs employeurs sont autant de critères pouvant amener à qualifier un emploi d’indépendant. Par contre, quand un travailleur n’a un seul employeur, que ses horaires lui sont imposés dans les faits et qu’il n’a aucune latitude non plus pour négocier sa rémunération, on peut s’interroger sur la nature réelle de son emploi.

Posez cette question en France, et tout le monde crie au fait que l’on tue la nouvelle économie. Mais elle se pose aussi aux États-Unis et en Allemagne ! Cela montre bien que le sujet n’est pas spécifiquement français, et que la requalification et l’actualisation des critères sont nécessaires si l’on veut réussir une transition harmonieuse entre ces nouvelles formes d’emploi qui vont croître et les formes d’emploi traditionnelles.

Enfin, vous avez parlé des entreprises qui seraient tentées de qualifier d’emploi indépendant un emploi qui, normalement, devrait relever du statut de salarié. Je tiens à préciser que ce n’est pas du côté des grandes entreprises multinationales qu’on relève une telle tentation, mais au sein de notre tissu économique. J’ai appris ce matin qu’en Normandie, tous ceux qui travaillaient dans des clubs de tennis ou d’équitation sous statut de salarié étaient en train, sous le coup d’une très forte pression, de passer en free-lance…

Cet exemple – parmi d’autres – montre qu’il faut prévenir ces tentations. Pour autant, on doit veiller à ne pas tuer les opportunités de développement de ces nouvelles formes d’emploi, qui permettent le retour à l’emploi de populations qui en étaient exclues. Car c’est tout de même cela aussi : de nouvelles formes d’emploi sont apparues grâce au numérique.

M. le président Arnaud Richard. Monsieur Mettling, nous sommes à la veille de débattre d’un texte sur le numérique qui n’abordera pas ces sujets, et d’un projet de loi ultérieur que nous ne connaissons pas et qui, lui, les abordera peut-être. Quoi qu’il en soit, nous vous remercions pour votre contribution.

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Ensuite la mission entend M. Bruno Teboul, vice-président de Keyrus, membre de la chaire Data Scientist de l’École polytechnique, auteur de l’ouvrage « Ubérisation, économie déchirée »

M. le président Arnaud Richard. Mes chers collègues, nous avons le plaisir d’accueillir M. Bruno Teboul, directeur scientifique de la recherche et développement et de l’innovation du cabinet de conseil numérique Keyrus, enseignant-chercheur à l’université Paris-Dauphine et membre de la gouvernance de la chaire Data Scientist à l’École polytechnique.

Monsieur Teboul, vous êtes également co-auteur d’un ouvrage intéressant sur l’uberisation de l’économie paru en juin 2015, intitulé « Uberisation = économie déchirée ? » Nous avons pensé que votre audition nous permettrait, comme celle de M. Mettling qui vous a précédé, d’aborder le sujet des nouvelles formes d’emploi, de la transformation du travail sous l’effet des innovations numériques et plus précisément de l’uberisation. Nous souhaiterions avoir vos éclairages sur ce phénomène et ses effets sur le travail, le salariat et le dialogue social.

M. Bruno Teboul, vice-président de Keyrus. Je tiens tout d’abord à vous remercier de m’avoir convié ce matin.

Mon propos s’articulera autour de trois axes : je commencerai par cerner ce que recouvre le phénomène de l’« uberisation » ; je m’attacherai ensuite à préciser les effets conjugués de celui-ci et de l’automatisation sur l’emploi, le travail et le paritarisme ; enfin, je vous proposerai des pistes de réflexion autour de l’évolution du paritarisme et du rôle des syndicats, de la requalification des contrats de travail des travailleurs indépendants, de l’impérieuse nécessité de codifier les nouvelles formes d’emploi, de l’instauration d’un revenu minimal universel d’existence, pour répondre aux destructions massives d’emplois causées par l’automatisation.

S’agissant de l’uberisation de l’économie, précisons d’abord que le néologisme a été forgé par un journaliste américain puis a été repris par Maurice Levy, président de Publicis, en 2014. Ce phénomène, né du processus de numérisation de la société à l’œuvre depuis une vingtaine d’années, met en jeu des start-up essentiellement américaines ayant créé des écosystèmes numériques fondés sur la désintermédiation totale, des plateformes prenant appui sur le web ou le téléphone portable, qui mettent en relation prestataires de services et consommateurs. Ce faisant, elles bouleversent des marchés établis et des pans entiers de l’économie – les taxis dans le cas d’Uber mais aucun secteur n’est à l’abri, y compris les télécommunications.

L’uberisation a de multiples conséquences sur le plan économique et social.

À côté de ce que l’on appelle les « GAFA » – Google, Amazon, Facebook, Apple –, on assiste à l’émergence de nouvelles entreprises, les « NATU » selon la dénomination de Pierre Haski – Netflix, AirBnB, Tesla et Uber –, qui réinventent le capitalisme et le redéfinissent.

Extrêmement performantes du point de vue des services, elles ont des chiffres d’affaires peu élevés et sont très peu rentables – Uber a ainsi enregistré cette année des pertes abyssales de l’ordre d’un milliard de dollars. Dans le même temps, elles sont à même d’opérer des levées de fonds avoisinant le milliard de dollars – ce qui leur vaut de surnom de « licornes » et même de « décacornes » au-delà de dix milliards. Par ailleurs, elles sont caractérisées par une très faible intensité capitalistique : elles opèrent peu d’investissements, contrairement à des entreprises comme Orange, Thalès, la RATP ou la SNCF qui investissent massivement dans des infrastructures lourdes. Enfin, elles emploient très peu de salariés : Uber compte 2 300 salariés dans le monde, soit le même effectif que le groupe Keyrus pour lequel je travaille et dont le chiffre d’affaires est inférieur à 200 millions d’euros. Toutes caractéristiques qui poussent à se demander comment de tels modèles économiques peuvent être tenables : dans l’économie réelle, une entreprise comme Uber aurait déjà déposé le bilan.

J’en viens maintenant aux conséquences conjuguées de l’uberisation et de l’automatisation qui tend à s’accélérer.

Sans jouer les Cassandre, j’aimerais rappeler les résultats concordants de plusieurs études. Menées par l’université d’Oxford, le Massachusetts Institute of Technology (MIT), l’institut Bruegel, le cabinet Nesta, le cabinet Roland Berger, toutes concluent à une forte substitution de la machine à l’homme dans les années à venir, avec des destructions d’emplois massives dans un avenir proche : 42 % à 47 % d’emplois automatisés à l’horizon de 2025. Nous assistons à un phénomène nouveau : jusqu’à présent, la machine et l’homme coexistaient dans des écosystèmes industriels complexes, à travers les fonctions de contrôle, de monitoring, de maintenance dans la chaîne de production ; avec le développement des technologies numériques et de l’intelligence numérique, ce ne sont pas seulement les « cols bleus » qui seront remplacés par des machines dans leur travail, mais aussi les « cols blancs ».

Se pose inévitablement la question d’un revenu d’existence.

L’automatisation du travail sera un véritable fléau social. Le chômage n’est pas appelé à baisser – rien que l’année dernière, 75 000 emplois nets ont été détruits en France. La croissance n’est pas au rendez-vous, la démographie non plus. La fameuse théorie de Schumpeter de la destruction créatrice a du mal à se vérifier. Il est difficile d’évaluer le nombre de créations d’emplois dans le secteur numérique en regard des emplois détruits. Les personnes dont l’emploi sera détruit n’auront pas forcément la possibilité de trouver un autre emploi dans une économie appelée à vivre d’autres cycles d’innovation, notamment la convergence inexorable des sciences et des techniques qui conduit à un monde de plus en plus technologique auquel tout le monde ne pourra participer sur le plan du travail.

L’instauration d’un revenu universel se justifie également par le digital labor, qui désigne toutes ces tâches non rémunérées – commentaires, recommandations, recherches – que les utilisateurs des plateformes effectuent en contribuant ce faisant à les enrichir. On peut imaginer que des millions de personnes au chômage, en restant chez elles, continueront à faire prospérer ces plateformes qui n’ont de collaboratives que le nom. Pourront-elles toutefois se contenter d’un revenu universel pour continuer à vivre et donner un sens à leur existence ?

J’en arrive aux recommandations et aux pistes concernant l’évolution du paritarisme et de la syndicalisation.

Il faut relever certaines initiatives intéressantes, en France, en Allemagne ou aux États-Unis, qui s’inscrivent hors du champ syndical classique. Bruno Mettling a pris l’exemple du Syndicat des chauffeurs privés de véhicules de tourisme avec chauffeur (SCP-VTC) affilié à l’Union nationale des syndicats autonomes (UNSA). J’évoquerai la plateforme FairCrowdWork Watch mise en place par le fameux syndicat allemand IG Metall afin de permettre aux travailleurs des plateformes de faire remonter des informations sur leurs conditions de travail selon une logique de réputation. Citons encore WeAreDynamo et Turkopticon, aux États-Unis, qui ont émergé pour faire pression face à Amazon Mechanical Turk, plateforme mondialisée controversée qui permet à tout un chacun de vendre sa force de travail, qu’il soit traducteur, intégrateur HTML ou webdesigner, à des tarifs horaires inférieurs à un dollar. En France, je renverrai à deux sites : d’une part, la plateforme reference-syndicale.fr, née sous l’impulsion de l’Union générale des ingénieurs, cadres et techniciens (UGICT) affiliée à la Confédération générale du travail (CGT), qui permet d’outiller les équipes syndicales, de les former, d’accompagner le changement ; d’autre part, Miroir social, le plus vaste référentiel en ligne d’expériences syndicales, fédéré par nombre d’entreprises ayant accepté de jouer le jeu comme L’Oréal ou Thalès.

J’en viens à la question de la codification visant à encadrer ces nouvelles pratiques et contrer toute dérive éventuelle. Les travailleurs indépendants sont de plus en plus nombreux : aux États-Unis, ils représentent déjà 33 % des actifs. Pourquoi ne pas expérimenter en France, à la suite de l’Italie et de l’Espagne, un statut de travailleur autonome fondé sur la notion de dépendance économique à l’employeur et non sur le lien de subordination ? On sait en effet combien est fort le lien de dépendance économique des travailleurs des plateformes : les chauffeurs d’Uber voient ainsi les baisses unilatérales de tarifs directement répercutées sur leur rémunération.

Se pose aussi la question de la requalification des emplois indépendants en contrat de travail. Un précédent existe : en juin dernier, le statut de salariée a été accordé par la Commission du travail de Californie à une conductrice indépendante de la société Uber.

Enfin, j’y reviens, le versement d’un revenu d’existence me paraît plus que jamais d’actualité. Que ferons-nous de 3,5 millions de chômeurs supplémentaires, sachant que les moyens de l’État-providence sont limités ? Cette allocation pourrait être financée par une taxation des transactions financières, dans le prolongement de l’amendement défendu en novembre 2011 par Nicole Bricq qui visait à mettre en place une taxe assise sur le trading à haute fréquence. Ces flux représentent environ 40 % des transactions financières et représentent des volumes et des profits financiers considérables. Une taxe de 0,2 % à 0,5 % permettrait de financer une allocation d’un montant de 900 euros mensuels, qui serait versée sans autre condition que la résidence régulière en Europe ou en France.

Pour finir, j’insiste sur la nécessité de codifier et de légiférer sans attendre, compte tenu de l’émergence de ces nouvelles formes de travail.

M. Jean-Marc Germain, rapporteur. L’automatisation fait débat parmi les économistes : certains estiment qu’elle sera complémentaire et créatrice d’emplois ; d’autres, dont vous reprenez les estimations catastrophistes, considèrent au contraire qu’elle sera destructrice d’emplois. Avez-vous connaissance d’études qui évaluent les pertes futures pour les régimes de protection qu’implique l’émergence de ces nouvelles formes d’économie ?

Les mêmes questions reviennent : comment faire en sorte que cette nouvelle économie apporte une contribution ? Comment la réguler, qu’il s’agisse de droit commercial mais aussi de droits nouveaux à inventer pour les travailleurs qui ne bénéficieraient pas d’une requalification en contrat de travail ? Comment repenser la protection sociale, au-delà de la question du revenu minimum ?

Bref, comment fait-on pour avancer ? Le législateur est-il capable de définir des normes ? Il peut être tenté de se donner l’impression d’avoir agi sans avoir véritablement fait grand-chose, ce qui ne permettrait pas d’éviter les dérives. Il peut aussi être tenté de tuer dans l’œuf ces nouvelles formes d’économie, alors qu’elles sont porteuses de grandes capacités d’innovations et créatrices de nouveaux services. Il n’y a en effet pas que des services « à la Uber ». Je lisais récemment un article sur une plateforme numérique d’échanges gratuits de gardes d’enfants entre familles à l’échelle d’un quartier, qui permet à des personnes n’ayant pas les moyens de recourir à un ou une baby-sitter de trouver des solutions de garde.

Doit-on faire appel à la négociation sociale ? Avec quels interlocuteurs ? Mon collègue posait la question de la légitimité des acteurs tels qu’ils sont actuellement structurés avec, d’un côté, les représentants des salariés et, de l’autre côté, le secteur des travailleurs d’indépendants en voie de structuration. Maintenant que nous discernons mieux ce qu’il faut faire, la question est de savoir quelle méthode employer pour y parvenir.

M. le président Arnaud Richard. Votre propos, monsieur Teboul, a de quoi inquiéter. Pensez-vous que dans dix ou vingt ans une disruption de notre modèle social se produira ? Force est de constater qu’on assiste à une accélération de ces transformations économiques dans un cadre juridique qui ne suit pas le même rythme d’évolution.

Mme Fanélie Carrey-Conte. Vous plaidez pour la création d’un nouveau statut de travailleur autonome. N’est-ce pas contradictoire ? Comment un statut unique serait-il compatible avec l’hétérogénéité des situations du travail indépendant ? Pour les uns, il est subi ; pour d’autres, il est choisi. En outre, certains bénéficient déjà d’un statut particulier comme les entrepreneurs salariés des coopératives d’activités et d’emplois ou les intermittents du spectacle.

M. le président Arnaud Richard. Faut-il comprendre que le revenu universel serait versé pour solde de tout compte ? Il me semble que des précisions s’imposent.

M. Denys Robiliard. Monsieur Teboul, ce qui est intéressant, c’est que votre propos est conclusif, alors que les personnes qui travaillent sur ces questions restent pour la plupart d’entre elles au stade des interrogations et souhaitent même que les parlementaires ne fassent pas preuve de trop de zèle dans leur propension à légiférer, parce qu’elles préfèrent laisser place à la négociation.

La description que vous faites du comportement économique des acteurs de cette nouvelle économie appelle des questions : que visent les investisseurs qui mettent à disposition de ces sociétés de très importantes sommes alors même qu’ils savent qu’ils vont les perdre faute de rentabilité ? Quel intérêt ont-ils à financer ces structures dans ces conditions ? Leur but serait-il la destruction des formes d’économie traditionnelle ? Ajoutons à cela que l’absence de rentabilité s’analyse comme une forme de concurrence déloyale. Les mécanismes de levée de fonds classiques consistent à recourir aux marchés mais quelle serait ici la rationalité du marché, à supposer que l’on puisse parler de rationalité s’agissant des marchés, ce qui est peut-être un présupposé discutable ? Il ne faut par ailleurs pas oublier que certains investisseurs ayant perdu beaucoup d’argent les premières années en ont gagné beaucoup ensuite. S’agirait-il d’une forme de pari sur la rentabilité à long terme de certaines activités qui, pour prendre leur essor, doivent détruire les formes économiques traditionnelles ?

S’agissant de l’automatisation, qu’il y ait un risque de destruction d’emplois, c’est indéniable. Pensons à l’impression en 3D et à ce qu’elle permettra lorsque tous les processus seront maîtrisés, notamment celui de la cuisson. Pensons encore aux emplois de secrétariat : la sténographie n’est plus employée mais, à terme, c’est aussi la dactylographie qui disparaîtra face au développement des logiciels de dictée : restera seulement la mise à page, ce que même les avocats sont capables de faire… De ce processus, vous tirez des conclusions préoccupantes, estimant que la moitié des emplois de « cols blancs » sera affectée, ce qui est considérable dans une économie tertiaire. La loi de Schumpeter de la destruction créatrice ne se vérifierait plus.

Vous mettez en avant la nécessité d’un revenu universel. Ne peut-on envisager d’autres solutions ? Nous savons, par exemple, qu’il y a des besoins qui ne sont pas solvables. N’y aurait-il pas des possibilités de créations d’emplois à travers la solvabilisation de certains besoins, par exemple, ceux liés au vieillissement de la population ? La question est d’importance, car le travail ne procure pas seulement une rémunération, il confère un statut : c’est le principal mode d’insertion dans la société. Qu’adviendrait-il suite au développement d’un revenu universel sans travail ? Des questions lourdes se posent, d’autant que nous sommes confrontés à un problème de cohésion sociale.

Mme Claudine Schmid. Il est beaucoup question des droits des salariés et des devoirs des indépendants. Pensez-vous que des entreprises seraient tentées de se libérer du code du travail en signant des contrats avec des travailleurs indépendants ? Une réforme du code du travail permettrait-elle de mettre un frein à l’uberisation de l’économie ?

M. Bruno Teboul. Je vous remercie de vos questions, mesdames et messieurs les députés.

Je commencerai par répondre à la question portant sur la disruption et le caractère anxiogène des estimations de destructions d’emplois, dont certaines, issues d’études plus conservatrices, font état de proportions moindres – 14 % d’emplois automatisés selon l’Observatoire du long terme. Ce caractère anxiogène est indéniable mais, comme on dit, la peur n’évite pas le danger : il nous faut jouer le rôle de catastrophistes éclairés pour que soient mises en place les bonnes mesures de régulation. Ces nouveaux acteurs, prédateurs et trublions technologiques que sont les fameux « NATU », ont choisi de domicilier leurs entreprises dans des paradis fiscaux et contournent ainsi les règles fiscales européennes. Nous aurions tout intérêt à nous poser la question de la fiscalité comme source de financement, notamment pour le revenu universel. Cela me semble un point important à rappeler. Il serait bon qu’une commission de réflexion se penche sur la fiscalité de l’économie numérique dans le prolongement du rapport « Collin et Colin » publié en 2013.

J’aimerais maintenant établir un lien entre la rentabilité de ces acteurs et la financiarisation des plateformes. Vous posez une très bonne question, monsieur Robiliard : les fonds d’investissement font-ils simplement un choix cynique ou bien sont-ils persuadés que leurs investissements seront rentables à terme ? Les deux à la fois, me semble-t-il. D’une part, ils mènent une stratégie destinée à balayer les formes traditionnelles de l’économie ; d’autre part, ils savent calculer leurs risques. Dans mon ouvrage, je cite l’analyse d’Aileen Lee, du fonds d’investissement Cowboy Ventures, selon qui ces fonds n’hésitent pas à investir des centaines de milliers, voire des millions de dollars dans dix start-up différentes pour n’en voir émerger qu’une seule.

Cependant, la question de la rentabilité et de la solvabilité de l’économie des plateformes reste entière. Rappelons qu’Amazon, qui enregistre plus de 40 milliards de dollars de chiffre d’affaires, est aujourd’hui à peine rentable. Est-ce un modèle que nous devons importer en Europe ? Je pense que non. Faut-il se contenter d’une économie traditionnelle et conforter les grands groupes pour éviter que des start-ups n’émergent ? Je pense que non. Faut-il réinventer une véritable économie collaborative, solidaire, équitable et durable ? Je pense que oui. Il nous appartient de construire un écosystème plus complexe qui fera émerger des acteurs innovants venant compléter le tissu des entreprises traditionnelles. Nous devons nous inscrire dans une logique plurielle et ne pas ériger en modèle unique la disruption de la Silicon Valley ou les dernières start-ups financières de la place londonienne.

Plusieurs questions ont porté sur l’évolution du travailleur indépendant. Il me semble important de réfléchir à la création d’un nouveau statut, fondé sur un lien non de subordination mais de dépendance économique, ce qui n’empêche pas, madame Carrey-Conte, de prendre en compte la diversité des situations – indépendance choisie et indépendance subie. Il serait intéressant de réfléchir aux exemples italien et espagnol pour assurer une protection à ces travailleurs indépendants dépendants économiquement.

J’aimerais pouvoir être plus optimiste mais les perspectives de destruction d’emplois ne m’y incitent guère. Tous les secteurs d’activité sont et seront concernés. Citons le développement par IBM du logiciel Watson qui permet, entre autres, de progresser de manière spectaculaire dans les diagnostics oncologiques. Se pose bel et bien la question de la « watsonisation » de la médecine. La médecine prédictive aura besoin de nouveaux spécialistes rompus à ces technologies, mais je crains que son émergence et son immersion jusqu’au sein des blocs opératoires ne s’accompagnent, dans les hôpitaux, d’une diminution du nombre de praticiens. Le notariat lui-même est menacé par des sociétés comme Testamento, et les avocats sont confrontés à des logiciels qui appliquent des algorithmes à des codes juridiques afin de produire des conclusions de manière automatique. Ce processus d’automatisation va s’accélérer partout, mettant toujours davantage à mal la théorie de Schumpeter.

M. le président Arnaud Richard. Merci, monsieur Teboul, pour vos réponses et pour la contribution écrite que vous nous avez transmise.

*

Enfin, la mission reçoit M. Guillaume Duval, rédacteur en chef de la revue Alternatives économiques.

M. le président Arnaud Richard. Jean-Marc Germain et moi-même tenions beaucoup à vous recevoir, monsieur Duval, mais votre audition, initialement prévue au lendemain des événements de novembre, avait dû être reportée. Merci d’être venu aujourd’hui.

Vous êtes rédacteur en chef d’Alternatives économiques, publication bien connue qui a notamment nourri les débats relatifs aux effets du droit du travail sur la compétitivité, l’emploi et les qualifications professionnelles. Nous serons très heureux de vous entendre sur l’état du paritarisme, en particulier de gestion, et sur sa capacité à assurer la sécurité professionnelle, ainsi que sur la réforme du travail telle qu’elle est envisagée dans le rapport de M. Jean-Denis Combrexelle. Vous souhaitez évoquer également, je crois, la représentativité des syndicats et leur indépendance financière – un sujet que nous avons relativement peu abordé jusqu’ici –, ainsi que la légitimité des règles de majorité dans les négociations collectives, de branche ou d’entreprise.

M. Guillaume Duval, rédacteur en chef de la revue Alternatives économiques. Merci de m’avoir convié à participer à vos travaux.

En matière de paritarisme, je ne suis ni un acteur – même si je le suis un peu devenu en entrant au Conseil économique, social et environnemental (CESE) – ni un spécialiste universitaire, simplement un observateur attentif.

J’aimerais d’abord exposer la manière dont la question du paritarisme s’inscrit selon moi dans la dynamique sociale et économique, avant de détailler différents points relevant de ce sujet, que j’ai été incité à balayer assez largement – vous m’excuserez si, ce faisant, j’excède quelque peu le champ que vous aviez prévu de traiter.

Si la question du paritarisme est centrale, c’est parce que la dynamique propre à nos économies et à nos sociétés implique de plus en plus de dépenses publiques et d’éléments irréductibles aux règles du marché et aux décisions individuelles des différents acteurs. Or il faut bien que ces éléments soient gérés.

Nos sociétés se caractérisent en effet – l’audition précédente le confirme – par une division du travail de plus en plus poussée, de sorte qu’un nombre croissant d’individus doivent interagir de manière cohérente et coordonnée pour produire les biens et les services. Dans une société de ce type, on a de plus en plus besoin de ce que les économistes appellent des biens publics, présents partout dans l’économie, afin que ce jeu fonctionne bien. Ces biens sont matériels – infrastructures, télécommunications –, mais aussi immatériels : le droit, la sécurité, etc. Or, jusqu’à présent, on n’a pas trouvé, pour les garantir, d’autre moyen que l’action publique et les dépenses publiques. C’est la raison fondamentale pour laquelle il existe, dans nos sociétés, une tendance profonde, par-delà les alternances gouvernementales, à consacrer une part croissante du produit intérieur brut (PIB) aux dépenses publiques et aux prélèvements obligatoires.

Contrairement à une erreur de compréhension très profonde mais très ancienne, cette évolution ne se fait pas au détriment de l’activité privée, au contraire : elle est indispensable à sa poursuite et à son développement. Certes, une forme de consensus s’est établie, par-delà les clivages politiques, pour considérer qu’il faut absolument donner la priorité à la réduction des dépenses publiques et de l’action publique, mais l’on voit bien aujourd’hui les limites auxquelles cette idée se heurte, par exemple dans le domaine de la sécurité ou à la lumière des récentes inondations au Royaume-Uni.

Bref, structurellement, la part de l’économie qui échappe à la logique purement marchande est croissante, et elle va le rester. Mais cela ne signifie pas du tout que la part de l’action publique, de l’État employeur et producteur, devra croître, car nombre de ses systèmes, notamment de protection sociale et de santé, sont mis en œuvre par l’intermédiaire de l’action privée. Ainsi, les médecins sont des médecins libéraux privés, très attachés à leur statut, mais dont les revenus dépendent largement de la sécurité sociale et des assurances complémentaires.

Comment gérer un niveau aussi élevé de dépenses publiques et d’éléments extérieurs à la logique purement marchande ainsi qu’aux choix individuels ? C’est ici que la question du paritarisme joue un rôle majeur. Dans son livre essentiel Exit, Voice and Loyalty, Albert Hirschman, un économiste que j’aime beaucoup – d’autant plus important à mes yeux qu’il écrivait sans la moindre équation –, distingue deux principaux modes d’interaction entre les hommes dans nos sociétés. D’un côté, l’exit : si on n’est pas content, on va voir ailleurs – c’est la logique du marché concurrentiel. De l’autre, la voice : si on n’est pas content, on « l’ouvre », et on obtient des acteurs qu’ils modifient leur manière d’agir – c’est le domaine prioritaire de l’action publique, généralement monopoliste dans le champ qu’elle couvre.

Ce monopole est d’ailleurs une très bonne chose. On peut juger que l’assurance maladie ne fonctionne pas très bien, mais ses coûts de gestion représentent 5 % des frais, contre 15 % pour une assurance maladie concurrentielle intervenant dans le même champ. Celle-ci aurait peut-être des logiciels plus modernes, garantirait des réponses plus rapides au téléphone, mais il faudrait payer 10 ou 15 % de plus en frais de marketing et de publicité dans les journaux. La concurrence, cela coûte très cher, et il y a des domaines, dont celui qui nous occupe, où le monopole est plus économique. Mais celui-ci ne peut fonctionner correctement que s’il existe des dispositifs de voice effectifs et puissants.

Dans ce contexte, la principale faiblesse de l’économie et de la société françaises est moins le niveau de dépenses publiques en lui-même – équivalent à celui des pays scandinaves que l’on nous cite souvent en exemple par ailleurs – que la manière de gérer ces dépenses et les recettes correspondantes afin de répondre aux besoins et aux souhaits de ceux qui y sont assujettis.

Celle-ci résulte en grande partie de la conception française traditionnelle de l’État, un héritage de la monarchie absolue prolongé par les Montagnards puis par Bonaparte, avant d’être réactualisé par un autre général. Selon cette tradition, l’État, en surplomb par rapport à la société, extérieur à elle, sait mieux ce qui doit être fait pour elle et pour le bien-être du pays. Le Chapelier, député du tiers état de Bretagne, déclarait ainsi dans cette Assemblée le 14 juin 1791 : « Il n’y a plus de corporations dans l’État, il n’y a plus que l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général. Il n’est permis à personne d’inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de les séparer de la chose publique par un esprit de corporation. » C’est à mon avis l’une des racines profondes des difficultés que nous connaissons aujourd’hui.

On a certes tenté d’en réparer certaines conséquences, sous le régime de Vichy, qui était corporatiste, mais aussi sous l’influence du Conseil national de la Résistance (CNR) et par la dynamique du Plan, qui a bien fonctionné sous la Quatrième République. Néanmoins, on est revenu en arrière s’agissant de la sécurité sociale et de la protection sociale, en imposant une logique étatiste dans la gestion de l’ensemble des dépenses publiques, particulièrement en faisant entrer les dépenses de protection sociale dans le moule de l’État régalien classique. Cette dynamique, engagée avec les ordonnances de 1967, s’est poursuivie par-delà les alternances successives.

J’estime pour ma part qu’il s’agit d’une erreur, même si je sais qu’il est difficile de faire autrement. Un niveau élevé de dépenses publiques est logique, voire inévitable, et bon ; mais la gestion des différents volets de ces dépenses doit pouvoir répondre à différentes orientations politiques et permettre l’expression diversifiée des intérêts de ceux qui sont concernés par ces politiques. Dans ce contexte, je suis personnellement plutôt favorable au maintien d’une gouvernance et d’une gestion différenciées de la protection sociale par rapport aux autres domaines de gestion de l’État régalien classique.

C’est l’une des raisons pour lesquelles je suis opposé aux propositions, formulées par la majorité actuelle, qui tendent à rapprocher les différents éléments de financement de la protection sociale et l’impôt sur le revenu : je ne suis donc pas favorable à la fusion entre celui-ci et la contribution sociale généralisée (CSG). Mais cette question excède sans doute le champ de votre mission.

N’étant ni un spécialiste ni le représentant d’un parti politique, j’ignore par quelles mesures ce point de vue devrait se traduire. Toujours est-il que la tendance de fond à l’étatisation de la protection sociale, que l’on observe depuis quarante ans, par-delà les alternances, ne me paraît pas la meilleure solution.

Voilà pour les généralités ; j’en viens aux points plus précis que je souhaitais aborder.

Parmi les éléments qui ont conduit à revenir sur la gestion paritaire figurent les dysfonctionnements et les faiblesses de la représentativité des acteurs syndicaux et patronaux. J’aimerais donc dire quelques mots de la loi dite Larcher et de la représentativité syndicale.

On avait quelque peu remis en cause la conception étatiste de la gestion de la société en convenant de sous-traiter à la négociation collective la gestion du droit social ; mais l’équilibre auquel la loi Larcher a permis de parvenir ne me paraît pas satisfaisant. Il y a ici, notamment en la personne de Jean-Marc Germain, des parlementaires bien plus avertis que moi des difficultés que cette loi soulève. Il me semble, en tout cas, que le niveau actuel d’articulation entre la négociation collective et l’action du Parlement en matière de droit social et de droit du travail ne convient pas. L’idée que le droit pourrait être écrit par les partenaires sociaux représente une piste intéressante, mais pose le problème du rôle du Parlement et de l’articulation entre la négociation et la loi.

En tout état de cause, cette idée suppose une représentativité incontestable des partenaires. On déplorait dans cette matière un certain retard qui n’est qu’en train d’être comblé du côté patronal, ce qui a été fait concernant surtout les salariés.

Je soulignerai à ce sujet deux aspects. D’une part, les règles dont dépend actuellement la validité des accords – d’entreprise ou interprofessionnels – ne sont pas satisfaisantes. Elles visaient en particulier, sinon dans la lettre de la loi, du moins dans l’esprit de ses initiateurs, à inciter les syndicats de salariés à se regrouper et à s’entendre face au patronat, sur le modèle des pays où la négociation est très développée et où elle confronte deux blocs homogènes. Or, loin de produire ce résultat, elles ont eu tendance à aggraver les divisions, notamment au niveau syndical. Cela provient notamment des seuils qui ont été fixés. Il ne s’agit évidemment pas d’obtenir l’unanimité des organisations syndicales sur tous les sujets, mais le seuil de signature d’un accord est trop bas, tandis que le seuil d’opposition devrait être bien moindre : de l’ordre de 25 % ou de 33 %. La règle aboutissant à une situation où 50 % des syndicats sont pour un accord et 50 % contre – ou 51 % et 49 %, pour dégager une majorité – ne permet pas de résoudre le problème qui était visé.

D’autre part, du côté des syndicats de salariés, perdure une grave déformation de la représentation au détriment des salariés des petites entreprises. Je regrette beaucoup que l’Assemblée nationale ne soit pas allée plus loin dans ce domaine, essentiel du point de vue des dynamiques sociales – cela pose un problème de représentativité dans la gestion de la protection sociale –, mais aussi politiques. En effet, on ne peut pas comprendre la montée du Front national si l’on ne perçoit pas que les salariés des petites entreprises ne se sentent représentés ni par les syndicats ni par les partis politiques, lesquels s’entendent pour qu’ils ne le soient pas. Tout ce qui a été fait ici même pour creuser l’écart entre les droits sociaux bénéficiant aux salariés des grandes entreprises et ceux qui sont accordés aux salariés des petites entreprises obéissait à de mauvaises raisons : je doute que l’existence de droits sociaux étendus gêne véritablement les petites entreprises. En revanche, priver leurs salariés de représentation aboutit à des dysfonctionnements sociaux très graves qui sont au cœur des problèmes sociaux et politiques actuels.

Les Allemands ont trouvé une solution très simple au problème des seuils : toutes les entreprises allemandes de plus de cinq salariés sont soumises à la même loi sur la représentation des salariés. Dans une entreprise de cinq salariés comme dans une entreprise de 3 000 ou de 100 000 salariés, il existe un comité d’entreprise – réduit à une seule personne dans le premier cas – doté des mêmes pouvoirs ; et, croyez-moi, ce sont des pouvoirs très étendus.

Le fait que l’on n’ait pas résolu ce problème en France joue également sur un autre aspect que je souhaitais aborder : le financement des syndicats. Une partie des dysfonctionnements qui persistent dans ce domaine sont liés au fait que leur mode de financement reste fondé en théorie sur l’adhésion, et dépend en réalité de la bienveillance des grandes entreprises, plus ou moins disposées à accorder aux syndicats des moyens suffisants. Pour assurer une meilleure représentation de l’ensemble des salariés, y compris ceux des petites entreprises, il faudrait donc une réforme profonde du financement des syndicats, reposant principalement sur le chèque syndical : tous les employeurs, quelle que soit la taille de l’entreprise, devraient être tenus de mettre de côté un certain pourcentage de la masse salariale que les salariés pourraient consacrer au financement des syndicats. Quoi qu’il en soit, le syndicalisme d’adhésion est une fiction qui déforme et affaiblit la représentation syndicale dans notre pays.

J’en terminerai par la question de la gouvernance d’entreprise. C’est l’un des domaines qui engage sinon le paritarisme, du moins la représentation des stake holders, nécessaire, je l’ai dit, au bon fonctionnement d’une société comme la nôtre. Quelques progrès ont été accomplis avec l’introduction, à dose homéopathique, de représentants des salariés en tant que tels dans les conseils d’administration. Mais il est important et urgent d’aller plus loin. Rappelons que, dans toutes les entreprises allemandes de plus de 2 000 salariés, les conseils de surveillance se composent pour moitié de représentants des salariés et pour moitié de représentants des actionnaires. Le fait que les salariés allemands se sentent ainsi davantage concernés par le fonctionnement de l’entreprise contribue certainement à la solidité de l’économie et de l’industrie outre-Rhin.

En Allemagne, cela va de pair avec un mode de direction des grandes entreprises qu’il ne nous coûterait pas grand-chose d’adopter également : au lieu du président-directeur général tout-puissant qui nous vient lui aussi de notre tradition verticale et bonapartiste, il suffirait d’un président du conseil de surveillance, d’une part, et de l’autre d’un président du directoire qui assure les fonctions opérationnelles. Certes, le système allemand ne résout pas tous les problèmes de représentation des stake holders : on l’a vu tout récemment à travers l’affaire Volkswagen, les intérêts de la société – en l’espèce, de l’environnement – ne sont pas nécessairement bien représentés.

Quoi qu’il en soit, je ne sais si cet aspect relève de votre mission, mais, dans mon esprit, c’est l’un des enjeux du débat sur la manière de transformer la société française pour y introduire plus de voice à tous les niveaux, au niveau de l’État et de ses différents « morceaux » comme à l’échelle des entreprises elles-mêmes.

M. Jean-Marc Germain, rapporteur. Merci pour votre exposé, qui se situe tout à fait dans le champ de notre mission. Nous avons la chance de pouvoir prendre ici le temps de la réflexion, ce qui est important avant d’agir. La revue que vous animez contribue également au débat public ; soyez-en également remercié.

Je suis tout à fait d’accord avec votre « périodisation ». Au cours de la première période, une phase de progrès qui a duré jusqu’en 1974, il semblait logique, sain et utile à la démocratie que les partenaires sociaux, au sein de l’entreprise et de la branche comme au niveau interprofessionnel, œuvrent ensemble aux progrès sociaux et à la répartition des fruits de la croissance. Puis, à partir de 1974, la croissance a ralenti, de sorte que les revenus à partager ont diminué, et l’exacerbation de la mondialisation a accru la concurrence, qui s’est imposée à certains secteurs d’activité. D’où un second mouvement, de conservation de l’existant et d’ajustement, qui a fait, à chaque accord, des gagnants et des perdants dans le monde salarial et, sans doute, du côté patronal.

Cela s’est traduit par une évolution du système et de la place des partenaires sociaux dans le pays. En 1995, un recul très marqué s’est opéré avec l’étatisation de la sécurité sociale. Depuis, on observe une forme de stabilisation : aux retraites complémentaires, à l’assurance chômage, à la formation professionnelle, gérées paritairement, s’ajoutent cependant le logement ou la protection complémentaire – un domaine nouveau qui a occupé la place laissée par la réduction de la place du régime obligatoire d’assurance maladie.

Ce paysage vous paraît-il effectivement stabilisé ? Permet-il de concilier la légitimité des acteurs lorsqu’il s’agit de gérer leur propre domaine et la prise en considération par l’État et par les parlementaires de l’intérêt général, au-delà de l’intérêt de l’entreprise – une intervention devenue d’autant plus indispensable que l’atomisation de l’économie, et le fait que les parcours de vie ne se limitent plus à une seule entreprise ni même à une seule branche professionnelle, appellent une approche transversale ? Ou, au contraire, considérez-vous que certaines évolutions s’imposent ?

Dans le domaine professionnel – qui a donné lieu à une belle réflexion autour de la sécurité sociale professionnelle –, il nous semble par exemple qu’il faudrait partir du parcours de chaque salarié plutôt que du risque chômage, en intégrant la formation professionnelle et le logement. Pourquoi ne pas créer un régime d’assurance professionnelle qui inclurait ainsi tous les éléments du compte personnel d’activité ?

Dans le droit-fil de notre précédente audition, ce qu’il est désormais convenu d’appeler l’« uberisation » de la société et la numérisation vous paraissent-ils exercer un effet déterminant ou marginal sur les systèmes actuels de protection sociale, dont le paritarisme est une composante majeure ? Les pertes de recettes, et leurs conséquences sur la capacité à assurer la protection sociale, sont-elles significatives, ou vous semblent-elles destinées à le devenir ? À moins que vous ne soyez de ceux qui considèrent que, comme cela a toujours été le cas au cours de l’histoire, ces secteurs nés aux marges des régimes juridiques en vigueur pourront ensuite parfaitement être intégrés à notre droit – en l’espèce, dans le cadre des statuts actuels d’indépendant et de salarié ?

M. Guillaume Duval. Depuis la rupture de 1974, paradoxalement, les dépenses de protection sociale ont beaucoup progressé. Le paritarisme ne peut-il fonctionner qu’en période de croissance, où il est relativement aisé de satisfaire tout le monde ? Ce problème est certainement l’une des difficultés structurelles auxquelles nous sommes confrontés, mais l’exemple d’autres pays montre que, même aujourd’hui, des accords sont possibles ; ils ne sont pas nécessairement « gagnant-gagnant » et ils sont plus difficiles à obtenir, mais ils sont envisageables à condition de placer les acteurs face à leurs responsabilités de manière suffisamment claire et contraignante – ce que notre cadre actuel, toutefois, ne permet pas.

Le paysage est-il stable ? Je ne le crois pas, et l’on est en train de le mesurer à propos, notamment, de la santé. La division entre une assurance maladie de plus en plus rabougrie et des complémentaires qui couvrent mal l’ensemble des acteurs me paraît ainsi très néfaste. De ce point de vue, l’accord sur les complémentaires santé, qui a été inscrit dans la loi, fournit un exemple assez parlant de ce qu’il ne faut pas faire, en particulier eu égard aux retraités : on agit dans le cadre de l’entreprise, au reste de la société de se débrouiller. Le domaine de la santé fait partie de ceux où cette logique fonctionne manifestement très mal et devrait être remplacée par d’autres solutions. Selon beaucoup d’acteurs, il faudrait au contraire étendre la couverture de l’assurance maladie de base ; ce serait l’un des moyens les plus simples d’éviter le creusement des inégalités qui accompagne le développement des complémentaires et de leur champ d’intervention. Peut-être cela ne serait-il cependant socialement acceptable que dans un contexte de désétatisation de l’assurance maladie elle-même.

M. Jean-Marc Germain, rapporteur. Permettez-moi de pousser l’interrogation un peu plus loin, d’une manière quelque peu provocatrice qui ne reflète pas ma pensée. Vous avez évoqué l’éventualité – que certains, dans le débat public, ont souhaité concrétiser – de réserver, dans la Constitution ou dans la loi, des champs autonomes que les partenaires sociaux devraient traiter de manière prioritaire, le Parlement étant chargé de valider leurs décisions ou d’en vérifier la conformité à des normes supérieures. Ne faudrait-il pas a contrario, notamment dans le cas des complémentaires santé, limiter les possibilités de négociation des partenaires sociaux dans les domaines extérieurs à ce qui fonde leur légitimité ?

En ce qui concerne les complémentaires santés, on sait qu’a joué la volonté de certains, en elle-même louable, d’étendre la couverture de tous les salariés, mais il s’agissait d’une question qu’ils ne pouvaient traiter dans sa globalité, ni dans le cadre spécifique de l’entreprise –lorsque l’on a une complémentaire santé, on peut être chômeur, on peut devenir retraité. Le résultat n’est satisfaisant pour personne, pas même pour ceux qui l’ont négocié.

De la même manière, le fait qu’à propos de la justice applicable aux salariés les partenaires sociaux aboutissent à un accord professionnel qui entre dans le dispositif de la loi Larcher ou d’un texte du même type soulève une question fondamentale : quel est le droit que l’on s’applique à soi-même ? Je songe notamment aux chefs d’entreprise, juridiquement responsables du fonctionnement de leur société.

M. Guillaume Duval. Sur ces questions, vous êtes beaucoup plus compétent que moi !

Il faut en effet répartir les responsabilités et les champs d’intervention, voire interdire la gestion de certains domaines.

En matière de santé, le problème de cette répartition est mal réglé.

S’agissant des retraites, la situation paraît aujourd’hui plus stable, malgré des difficultés. Par ailleurs, la question de la gouvernance future des retraites est, elle, plutôt bien réglée : le Conseil d’orientation des retraites (COR) fournit un bon exemple de ce qu’il est possible de faire, à défaut de trouver un accord, pour poser un diagnostic partagé sur l’état de tel ou tel champ de la protection sociale.

En revanche, les évolutions futures pourraient être problématiques. Il ne vous a pas échappé que notre pays est l’un de ceux qui a adopté les réformes les plus dures en la matière. On entend toujours dire que les retraités ont un très bon niveau de vie, mais cela ne fait que refléter le passé, et la question des retraites risque de se poser en termes beaucoup plus conflictuels et socialement difficiles au cours des prochaines années, lorsque les gens commenceront à réaliser la nature et l’ampleur des effets des réformes adoptées depuis trente ans. Ce n’est pas pour rien qu’aux yeux de l’Union européenne ou de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), la France est l’un des pays où le poids des retraites augmentera le moins à l’avenir. Je ne sais pas si l’architecture institutionnelle soutiendra le choc.

En ce qui concerne le chômage, le principal problème que pose l’autonomie des partenaires sociaux est lié au rôle contracyclique de l’assurance chômage. La tentation est forte, même si les partenaires sociaux n’y cèdent pas pour l’instant, d’équilibrer en permanence le compte de l’assurance chômage, ce qui est absolument à proscrire du point de vue de l’utilité macroéconomique. En réalité, il faut laisser filer les déficits quand il y a du chômage et tenter de reconstituer un matelas lorsqu’il n’y en a pas. Mais l’autonomie de gestion des partenaires sociaux les incite à diminuer les cotisations et équilibrer les comptes quand tout va bien, et à laisser un peu filer quand les choses vont mal, avant de serrer la vis au pire moment. Il serait donc bon que l’action publique limite cet effet négatif.

Faut-il pour autant constitutionnaliser la différenciation des droits et des champs ainsi que leur attribution à divers acteurs ? Ce pourrait être une piste. Se poseraient alors évidemment les questions du caractère incontestable de la représentativité de ces acteurs, de l’indépendance de leur financement, de la nature et de la quantité de ceux qui sont représentés.

À propos de l’ubérisation de l’économie, comment couvrir et représenter les travailleurs indépendants ?

Le travail indépendant est un signe de sous-développement économique. Les pays qui comptent le plus de travailleurs indépendants sont d’abord les pays d’Afrique subsaharienne. Il existe un puissant dynamisme entrepreneurial sur les marchés africains, chacun se débrouille en vendant des cigarettes à l’unité et de l’eau au gobelet – mais ce n’est vraiment pas le sens de l’histoire. Le pays développé où l’on trouve le moins de non-salariés, ce sont les États-Unis d’Amérique, le pays économiquement le plus avancé. Cela me paraît être un contresens social et économique que de créer des petites entreprises et d’encourager leur développement. Nous avons trop d’entreprises trop petites ; certes il nous manque quelques start-ups high tech, mais on parle là d’autre chose que de baraques à frites ! Avec tout le respect dû aux gens qui se lancent, ce n’est pas ce type de travailleurs indépendants qui va redynamiser le tissu économique français. En revanche, le travail indépendant est un bon moyen de développer de manière spectaculaire la pauvreté laborieuse. Vous connaissez les chiffres : 6,5 % des salariés sont des travailleurs pauvres, c’est-à-dire qu’ils vivent dans un ménage gagnant moins de 60 % du revenu médian ; mais 20 % des travailleurs pauvres sont des indépendants. Certes une partie de ces derniers ne déclare pas tous leurs revenus, mais le travail indépendant demeure l’un des principaux facteurs de développement de la pauvreté laborieuse.

S’agissant de la couverture, j’ai une solution assez simple, mais plus facile à proposer pour un journaliste qu’à mettre en œuvre pour un politique : que tous paient autant de cotisations sociales quel que soit leur statut.

Ce n’est pas seulement le non-salariat qui pose problème, mais également le développement des quasi-entreprises, en particulier des franchises, ce qui nous renvoie aux questions de gouvernance des entreprises et de paritarisme. J’ai commis à ce sujet pour Terra Nova une note qui n’a eu aucun écho. Parmi les nombreux Français qui se tournent vers l’extrême droite, et plus précisément parmi les salariés des petites entreprises qui ne se sentent pas représentés, on compte les salariés des réseaux de franchises. Un réseau de franchises est une quasi-entreprise, il peut même concurrencer directement des entreprises intégrées, comme le montre dans la grande distribution l’exemple de Carrefour ou d’Auchan face à Leclerc. Pourtant, les salariés n’ont strictement aucun droit collectif – ni comité d’entreprise, ni délégués, ni droit à la négociation au niveau du réseau. Dans ce domaine, une réforme ne coûterait pas cher – même si elle rencontrerait certainement des résistances – et pourrait être utile.

M. Gérard Sebaoun. Les partenaires, dans leur très grande majorité, se sont mis d’accord sur un nouveau mode de rupture du contrat de travail, la rupture conventionnelle. Aujourd’hui, la voix patronale demande que l’on introduise plus de flexibilité dans le contrat de travail, et que l’on favorise donc l’exit, le fait d’aller voir ailleurs.

Quel bilan dressez-vous de la négociation ayant débouché sur la rupture conventionnelle, laquelle a facilité la rupture du contrat de travail, mais au prix de débordements que les signataires eux-mêmes commencent à dénoncer ? Est-ce un bon exemple de ce que peut donner une décision des partenaires sociaux sinon paritaire, du moins collective ?

M. Denys Robiliard. Vous avez évoqué la fusion entre impôt sur le revenu et CSG à propos de la manière d’associer les bénéficiaires de la protection sociale à sa gestion. La CSG est un impôt, comme l’impôt sur le revenu (IR), et la gestion de la protection sociale est de moins en moins paritaire. L’association des bénéficiaires à la gestion peut-elle être pensée indépendamment du mode de financement ?

Plus généralement, trouvez-vous encore pertinent le mode de financement de l’assurance maladie, qui continue de reposer aux deux tiers sur le seul travail alors que les prestations – en dehors des indemnités journalières – sont universelles ? Cela dit abstraction faite de l’incidence du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE).

Vous avez également évoqué la modification des règles de la négociation collective, que nous allons aborder au travers du projet de loi de Mme Myriam El Khomri, dans des termes que nous ne connaissons pas encore. Aujourd’hui, le seuil de validité d’un accord est de 30 %. Faut-il ou non passer à une règle majoritaire ? Abstraction faite du débat sur la représentativité elle-même, faudrait-il, comme vous l’avez suggéré, aller encore plus loin ? Jusqu’à 75 % ? Faut-il même maintenir un seuil ? Ce qui pose la question de la possibilité d’un droit d’opposition minoritaire. Qu’en pensez-vous, et qu’est-ce qui, dans la littérature sur le sujet, fonde votre position ?

M. Guillaume Duval. L’assise de la CSG est déjà beaucoup plus large que les seuls revenus du travail. Toutefois, un financement fléché de la protection sociale continue de m’apparaître comme une garantie : la fusion risque, sous l’influence de Bercy, d’accroître la pression sur les dépenses de protection sociale et d’entraîner leur réduction. Il est vrai que la distinction entre le financement de la protection sociale et le budget général de l’État aurait plus de sens si elle était associée à un mode de gouvernance lui aussi plus clairement différencié. Mais j’imagine qu’une telle proposition ne pourra venir de l’Assemblée nationale, et je le comprends fort bien.

M. Jean-Marc Germain. La fusion des deux impôts sur le revenu actuels signifie la définition d’une assiette commune : elle n’empêche pas qu’une partie de l’impôt soit affectée au financement de la sécurité sociale. Sur le modèle des impôts locaux qui, à partir d’une même assiette, sont affectés à la région, au département et à la commune, on aurait alors un taux affecté à la sécurité sociale, un autre à l’État et le troisième aux collectivités locales – puisque la même question se pose à propos des impôts locaux. L’idée est en réalité d’introduire plus de progressivité dans l’ensemble.

M. Guillaume Duval. En matière de financement de la protection sociale, en particulier de l’assurance maladie, il convient de mesurer l’ampleur des déséquilibres que vous, législateur, avez créés depuis vingt-cinq ans par-delà les alternances.

La politique d’abaissement du coût du travail à proximité du SMIC a eu des conséquences majeures. La première n’est pas négative : notre système social et fiscal est devenu beaucoup plus redistributif qu’on ne le dit généralement, y compris dans Alternatives économiques, ou que ne l’affirme Thomas Piketty : ce sont les cotisations des cadres qui financent l’assurance maladie des smicards. En revanche, cette politique a eu pour effet de concentrer les salaires à proximité du SMIC : tous les pays comparables à la France ont un SMIC, mais nous avons 15 % de smicards contre 2 à 3 % ailleurs. L’autre effet négatif est la « trappe à bas salaires » : la réduction des cotisations maintient les salaires au niveau du SMIC.

Cette situation joue un rôle déterminant dans nos difficultés, en particulier industrielles, car elle revient à faire financer le secteur des services par l’industrie. Ainsi, les cotisations patronales que paie l’industrie représentent aujourd’hui 18 % de sa valeur ajoutée, contre 12 % pour les services, soit 1,5 fois moins. Ce n’était pas du tout le cas il y a trente ans, et cela résulte uniquement de l’évolution du financement de la protection sociale.

Les déséquilibres ainsi introduits étaient l’un des principaux points soulignés par le rapport Gallois à ce sujet. Les mesures prises aujourd’hui devraient limiter un peu cet effet, mais pas autant que ce rapport le demandait.

Quant au financement de la protection sociale lui-même, nous sommes très favorables à la TVA sociale. Reste à décider du moment opportun pour l’instaurer, car elle freine l’activité lorsqu’elle est mise en place. Toujours est-il que l’existence d’une TVA à 25 % dans les pays scandinaves est l’un des facteurs de solidité de leur modèle social. Certes les Français ne sont pas les Scandinaves, notamment en matière de fraude à l’impôt – or l’incitation à se soustraire à la TVA est d’autant plus forte que son taux est plus élevé.

L’autre voie à explorer, mais qui se heurte à de grandes difficultés, est le transfert du financement de la protection sociale vers les taxes écologiques, qui, en France, restent parmi les plus faibles d’Europe.

Assurément, cela n’a plus de sens de confier la gouvernance de la protection sociale aux seuls salariés et patrons : il faut d’autres acteurs. La question se pose ainsi de la place des médecins et des autres acteurs de la santé. Je ne dis donc pas qu’il faudrait revenir à la situation antérieure. Simplement, il est intéressant de veiller à la diversité des formes de gouvernance des dépenses publiques, lesquelles sont appelées à continuer de se développer. D’où l’idée de différencier les légitimités et la représentation des intérêts selon les divers champs de l’action publique. Mais, sur ce point, vous devriez peut-être entendre Pierre Rosanvallon, dont la réflexion est beaucoup plus aboutie que la mienne.

En ce qui concerne les accords majoritaires, je dresse un bilan plutôt négatif de ce qui s’est passé jusqu’à présent au niveau interprofessionnel. Je le répète, il faut à mon avis relever le seuil de validité de l’accord et réduire le seuil d’opposition. Un droit d’opposition minoritaire doit être garanti. Il convient de fixer un seuil réaliste, mais l’opposition d’un tiers ou d’un quart devrait suffire à invalider un accord.

Vous m’avez aussi interrogé sur la rupture conventionnelle. Le dispositif est utile et apprécié non seulement des patrons, mais aussi des salariés. Quant aux déséquilibres qu’il crée, l’avantage est que le principal d’entre eux est lui aussi géré par les partenaires sociaux : il n’y a pas ici d’externalisation directe vers le budget de l’État, par exemple, puisque c’est d’abord l’assurance chômage qui est concernée ; il convient donc de régler le problème de son financement à travers la cotisation associée à ce type de rupture. Mais, dans ce cas précis, le poids ne doit pas en reposer sur le seul salarié.

Par ailleurs, et j’en suis très frappé, les pouvoirs publics ne semblent pas avoir réalisé que le principal problème qui se pose actuellement en matière sociale est celui des chômeurs âgés – de plus de cinquante ans –, très concernés par le dispositif dont je viens de parler. Ce problème s’est aggravé depuis la crise ; or il n’est pas traité par les politiques publiques, ou l’est très peu.

M. le président Arnaud Richard. Merci beaucoup.

La séance est levée à treize heures.

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Présences en réunion

Réunion du jeudi 14 janvier à 9 heures 30

Présents. – Mme Fanélie Carrey-Conte, M. Pascal Demarthe, M. Jean-Marc Germain, M. Arnaud Richard, M. Denys Robiliard, Mme Claudine Schmid, M. Gérard Sebaoun

Excusés. – M. David Comet, Mme Isabelle Le Callennec, Mme Véronique Louwagie, M. Christophe Sirugue