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Mission d’information sur le paritarisme

Jeudi 28 janvier 2016

Séance de 9 heures quinze

Compte rendu n° 09

Présidence de M. Gérard Sebaoun, président d’âge puis de M. Christophe Sirugue, vice-président

– Audition, ouverte à la presse, des représentants de la Fédération Française du Bâtiment (FFB)

– Audition, ouverte à la presse, des représentants de la Confédération de l’artisanat et des petites entreprises du bâtiment (CAPEB) 

– Audition, ouverte à la presse, des représentants du conseil d’administration de BTP-Prévoyance (Institution de prévoyance du bâtiment et des travaux publics) 

– Audition, ouverte à la presse, des représentants du comité national de l’Organisme professionnel de prévention du bâtiment et des travaux publics (OPPBTP)

– Audition, ouverte à la presse, de M. Raymond Soubie, président du groupe d’information professionnelle AEF, président des sociétés de conseil Alixio et Taddeo, conseiller du Président de la République de 2007 à 2010

– Présences en réunion

MISSION D’INFORMATION SUR LE PARITARISME

Jeudi 28 janvier 2016

La séance est ouverte à neuf heures quinze.

——fpfp——

(Présidence de M. Gérard Sebaoun, président d’âge)

La mission d’information sur le paritarisme procède à l’audition des représentants de la Fédération Française du Bâtiment (FFB) : M. Jacques Chanut, président, M. Bertrand Sablier, directeur général, Mme Laetitia Assali, directrice des affaires sociales, et M. Benoît Vanstavel, directeur des relations institutionnelles et parlementaires.

M. Gérard Sebaoun, président. Je vous prie de bien vouloir excuser l’absence du président de notre mission d’information, M. Arnaud Richard, qui est retenu à Londres où il se trouve en déplacement avec la présidente de la commission des affaires européennes de notre assemblée.

Une partie de notre matinée de travail est consacrée au secteur du bâtiment, et je suis heureux d’accueillir, pour commencer nos auditions, des représentants de la Fédération française du bâtiment (FFB) : M. Jacques Chanut, son président, M. Bertrand Sablier, son directeur général, Mme Lætitia Assali, sa directrice des affaires sociales, et M. Benoît Vanstavel, son directeur des relations institutionnelles et parlementaires.

M. Jacques Chanut, président de la Fédération française du bâtiment (FFB). Le paritarisme est un élément fondateur du secteur du bâtiment qui a toujours su montrer sa capacité à évoluer, et qui a construit une communauté sociale et économique sans équivalent autour du fait majeur que constitue le chantier. En matière de progrès social, le secteur a très souvent été en avance sur la loi. L’histoire de ces progrès peut se décrire en quatre phases.

De 1900 à l’après-guerre, se sont structurés les premiers organismes et les conventions collectives. En 1920, le BTP crée une première caisse des allocations familiales, alors que la loi n’interviendra en la matière que douze ans plus tard – je rappelle que les syndicats d’entrepreneurs furent créés à la fin du XIXsiècle pour organiser une première caisse de garantie des accidents du travail. En 1936, furent conclues les premières conventions collectives de branche du bâtiment. Notre médecine professionnelle du travail spécifique a vu le jour en 1942 – le secteur a toujours eu conscience de la forte particularité de ses métiers sur ce plan. En 1947, sont mises sur pied les caisses de prévoyance et de retraite, et, en 1954, c’est au tour des conventions collectives.

La période allant de 1960 à 1990 est marquée par la création des régimes et organismes gestionnaires dans le champ de la protection sociale et de la formation. Avec la Caisse nationale de retraite des ouvriers du bâtiment (CNRO), le secteur institue un régime de retraite obligatoire. Avec la Caisse nationale de prévoyance des ouvriers du bâtiment (CNPO), la profession est aussi la première à créer un régime de prévoyance complémentaire. L’accord sur la mensualisation date de 1970 alors que le législateur ne se prononcera que presque dix ans plus tard sur cette question.

Entre 1990 et 2009, ont lieu à la fois une rénovation et une simplification des statuts, mais aussi la création de dispositifs novateurs visant à renforcer l’attractivité du secteur. En 1993, six caisses de retraite et de prévoyance se regroupent dans une même structure appelée PRO BTP. L’organisme paritaire collecteur agréé (OPCA) Bâtiment est créé en 1995. Durant cette période, on peut aussi citer la mise en place des chèques-vacances pour les petites entreprises, ou l’accord sur le statut de l’apprenti.

Depuis 2009, nous nous trouvons dans une quatrième période caractérisée par la signature d’accords sociétaux et d’adaptation aux nouveaux équilibres. Au moins un accord a été signé chaque année comme, en 2009, ceux relatifs à l’égalité professionnelle entre les hommes et les femmes, ou à l’emploi des seniors. En 2011, c’est l’accord sur la prévention de la pénibilité et l’amélioration des conditions de travail dans le BTP ; en 2012, celui sur la sécurisation des forfaits jours ; en 2013, celui sur les contrats de génération.

Deux principes ont présidé à la conclusion de l’ensemble de ces accords et aux échanges entre partenaires : d’une part, la mutualisation, et, d’autre part, la solidarité entre les entreprises et envers leurs salariés. Ces deux principes constituent les deux faces de ce que l’on appelle le paritarisme. Il s’agit, d’un côté, du paritarisme de négociation, celui des accords collectifs, et, de l’autre, du paritarisme de gestion qui consiste à gérer en commun les organismes sociaux que nous avons créés ensemble pour la mise en œuvre des règles négociées collectivement – en la matière nous avons une culture et une histoire fortes.

Le paritarisme de gestion s’est imposé très tôt dans le secteur du bâtiment, car les dirigeants de la profession ont rapidement compris que la faiblesse syndicale dans les entreprises, du fait de leur petite taille, ne devait pas les dissuader de mener une politique sociale novatrice. La mise en place d’outils divers était destinée à permettre à tous, entreprises comme salariés, de bénéficier d’un niveau identique de services et de protection. Ils ont aussi compris que, compte tenu des spécificités du bâtiment – j’ai déjà évoqué l’importance du chantier qui induit une dispersion géographique et une très forte mobilité des compagnons –, cette politique sociale devait être mise en œuvre par des organismes sociaux centralisés déchargeant les entreprises de la gestion administrative des droits accordés aux salariés.

Tout au long de son histoire, le secteur du bâtiment a montré que la dimension sociale était l’un de ses meilleurs atouts en termes d’attractivité. Il a toujours semblé important de donner aux salariés une protection en raison de la nature de leurs tâches, même si la très grande mobilité de ces derniers ne permet pas à toutes les entreprises du secteur, souvent de petite taille, de répondre directement à leurs attentes et de les gérer.

Ce modèle est aujourd’hui menacé. D’une part, nous constatons l’émergence d’une concurrence de la part d’entreprises étrangères du secteur du bâtiment ou de l’intérim, qui pratiquent un fort dumping social en s’affranchissant des règles de base du droit du travail, qu’elles soient relatives aux salaires, aux charges sociales, à la durée du travail, à la formation ou à la sécurité. Cela a des conséquences lourdes sur l’appareil de production, sur l’emploi, sur l’équilibre financier des organismes sociaux et sur la totalité de notre appareil de formation.

D’autre part, nous assistons à la remise en cause du principe de mutualisation. La liberté contractuelle constitue évidemment une valeur forte pour tous les entrepreneurs et les artisans du bâtiment. Elle doit cependant être compatible avec le principe de mutualisation. Au-delà de l’histoire et de la culture, ce principe nous paraît essentiel, car nous pensons que la plupart de nos petites entreprises ne pourraient pas faire face seules à la complexité administrative et au maquis des règles sociales en vigueur. Pour les protéger, et donc pour protéger leurs compagnons, il paraît indispensable de conserver un esprit de mutualisation qui permet aussi de lisser dans le temps les impacts financiers ou les variations d’activité qui peuvent être fortes dans notre secteur. Pour ces raisons, et parce que nous avons une culture du paritarisme de gestion, nous sommes très attachés aux organismes de mutualisation.

M. Jean-Marc Germain, rapporteur. La branche professionnelle du bâtiment a contribué à faire avancer l’histoire sociale de notre pays. Nous avons souhaité vous auditionner pour réfléchir à la façon dont ce modèle social est bouleversé par les transformations que vous évoquiez, et aux moyens qui permettront éventuellement de l’adapter.

Notre mission vise en particulier à dresser un état des lieux du paritarisme, ce qui ne va pas de soi. Aujourd’hui, nous ne disposons pas de vision globale de ce qu’il représente dans ses différentes formes, ni de son coût ou des moyens qu’il mobilise.

Nous sentons bien que, après une phase de construction et d’extension des droits, qui trouve sans doute son terme à l’époque du premier choc pétrolier avec le dernier grand accord producteur de droits qui portait sur la formation professionnelle, le secteur entre dans une phase d’adaptation et d’ajustement qui n’a pas empêché les progrès que vous avez évoqués.

Aujourd’hui, quelle est, selon vous la place des branches professionnelles au regard d’un système d’ensemble qui comprend le paritarisme, le dialogue social et le code du travail ? L’éclatement de l’économie, la disparition des grandes entreprises dans lesquelles les salariés faisaient toute leur carrière, la diversité des parcours professionnels : tout cela remet le système en question. Dans le même temps, nous sentons bien que le besoin de régulation est plus fort que jamais, et l’exemple du bâtiment montre que celle-ci a encore toute sa place. Faut-il renforcer plutôt les branches ou l’interprofession ?

Quel est l’impact des nouvelles formes d’activités sur le modèle social dont vous nous parlez ? L’autoentrepreneuriat est-il à l’origine de la baisse des ressources ? Les modèles collaboratifs, de type Uber, ont-ils pris pied dans le secteur du bâtiment ? Travaillez-vous sur leur éventuel développement et sur l’impact qu’ils pourraient avoir sur les régimes sociaux concernés ? Faut-il selon vous faire entrer ces nouvelles activités dans les cadres existants du salariat ou de l’entrepreneuriat, ou les accepter en inventant un tiers secteur soumis à des cotisations et à une fiscalité spécifiques, ouvrant des droits en matière d’assurance chômage, de retraite, de protection de la santé et de sécurité des travailleurs ?

M. Gérard Sebaoun, président. Nous avons entendu parler d’un éventuel assouplissement des qualifications donnant accès aux métiers du bâtiment : qu’en pensez-vous ?

Quelle est votre position concernant la mise en place du compte personnel d’activité (CPA) ?

Le législateur a récemment rendu la carte d’identification professionnelle obligatoire, ce que vous appeliez de vos vœux. Où en est la mise en place de ce document ?

M. Jacques Chanut. Monsieur le rapporteur, ma réponse à votre question relative aux branches professionnelles sera seulement pragmatique et en aucun cas corporatiste. Dans un secteur qui compte énormément de petites structures, les entreprises n’ont ni le temps ni toujours la capacité de gérer certains problèmes. Il nous paraît indispensable de renforcer les branches plutôt que l’interprofession en tant que telle. La spécificité sociale et organisationnelle des entreprises concernées nous amène à penser que l’avenir est davantage à la mutualisation au niveau de la branche qu’à une solution qui reviendrait à laisser ces dernières gérer seules des aspects essentiels de leur vie quotidienne.

Il s’agit aussi de négocier certains éléments dans la branche afin d’éviter toute forme de « concurrence sociale » qui peut toujours s’installer dans une industrie de main-d’œuvre. Notre organisation ne souhaite pas que la main-d’œuvre devienne une variable d’ajustement des conditions de protection sociale des salariés. Il faut que les choses soient encadrées au niveau collectif pour éviter les tentations ou les dérives que l’on connaît, par exemple, avec le détachement.

Non seulement la branche a tout son sens, mais elle doit logiquement constituer l’un des socles sur lesquels fonder le dialogue social entre des acteurs qui connaissent parfaitement les spécificités du secteur, qu’il s’agisse des représentants patronaux ou de ceux des compagnons. Nous avons du mal à imaginer que certains puissent vouloir se passer d’elle.

Depuis 1936, nous disposons par exemple d’une caisse de congés payés imaginée pour sécuriser les droits aux congés des compagnons, quels que soient leur lieu de travail et leur entreprise. Les accords de branche ont permis cette avancée sociale. C’est ce type de spécificité qu’il nous faut préserver.

Notre position sur l’autoentrepreneuriat est également pragmatique. Nous ne sommes pas opposés au principe – comment pourrions-nous l’être, nous qui sommes tous des entrepreneurs et des artisans cultivant l’esprit d’entreprise ? Nous affirmons seulement que ce statut n’est pas adapté à notre secteur, non seulement parce qu’il crée de la concurrence déloyale – le fait de ne pas être assujetti à la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) joue vraiment sur les prix —, mais aussi parce qu’il ne pousse pas à la création de structures beaucoup plus pérennes.

Dès lors que le coût de la main-d’œuvre représente 80 à 90 % du prix, si votre existence économique tient à l’avantage concurrentiel qui vous est donné par le jeu de la TVA, rien ne vous poussera à vous installer, car vos nouveaux prix ne vous permettront ni de conquérir de nouveaux clients ni de conserver les anciens. La concurrence déloyale prend aussi une forme particulière dans le secteur du bâtiment, car, contrairement à l’industrie dans laquelle les salariés qui fabriquent les produits sont rarement en contact avec les acheteurs, nos compagnons travaillent chez nos clients. S’ils sont par ailleurs installés en autoentrepreneurs, ils peuvent parfaitement proposer d’accomplir un travail complémentaire pour leur propre compte : le salarié qu’une entreprise envoie repeindre une cuisine peut revenir durant le week-end pour le salon.

Donner un statut à quelqu’un qui veut s’installer et faire un essai en tant qu’entrepreneur, c’est plutôt une bonne chose. Mais si, après un ou deux ans, aucun chiffre d’affaires n’est déclaré, il faut bien constater que l’entreprise ne pourra pas être pérenne.

Le caractère déclaratif a posteriori constitue aussi l’une des différences majeures entre l’autoentreprise et les autres statuts. Dans notre secteur, il sert de couverture forte pour le travail au noir : les autoentrepreneurs qui veulent ne rien déclarer savent qu’ils peuvent toujours régulariser la situation a posteriori en cas de contrôle. Le fait qu’un bon nombre d’autoentrepreneurs du bâtiment ne déclarent aucun chiffre d’affaires crée un très grand doute sur l’efficacité de ce statut. Et je n’ai pas besoin d’évoquer les problèmes d’assurance et de sécurité : vous comprenez que nous sommes fortement opposés à l’autoentrepreneuriat qui n’est pas adapté à notre secteur.

Parce qu’elle repose sur des rapports directs avec le client, l’économie collaborative n’est pas sans effet sur le bâtiment. Il s’agit pour nous d’une révolution, car nous sommes davantage des hommes et des femmes de métier que de commerce. Nos artisans et entrepreneurs n’ont pas la même relation aux clients que dans les secteurs marchands plus classiques : ils maîtrisent finalement peu le rapport d’échange et de contact propre à l’économie collaborative. Les inquiète-t-elle ? Oui et non, car, si nous restons un véritable secteur de production et de transformation dans lequel le faire et le savoir-faire individuels sont les éléments essentiels de la relation commerciale, les moyens d’obtenir des marchés évoluent.

Notre fédération réfléchit aujourd’hui aux moyens de préparer nos adhérents à cette révolution. Le travail se fait notamment au sein de notre groupe « Jeunes dirigeants ». Il s’agit d’informer et d’accompagner les entreprises, mais surtout de « dédramatiser », car cette nouvelle forme d’économie peut fournir les moyens de contact plus directs et plus efficaces. Cela dit, la production reste la production : tout ne peut pas tenir dans un monde virtuel !

Vous avez évoqué des dispositions qui devaient figurer dans le projet de loi pour les nouvelles opportunités économiques. Pour notre part, nous croyons au salariat, même si nous estimons qu’il faudrait probablement assouplir l’ensemble des relations sociales, par exemple entre les entreprises et les branches, pour que le salariat soit plus « naturel ». Si les nouveaux statuts se multiplient, c’est pour contourner la complexité apparente ou réelle des rapports qu’il induit.

Cependant, j’avoue que la volonté de balayer les critères de qualification ou d’expérience professionnelle nécessaires pour s’installer nous inquiète un peu. Nous comprenons une démarche intellectuelle qui consiste à dénoncer les freins à l’emploi ou à faciliter l’installation de ceux qui n’ont pas un parcours classique, mais nous demandons un peu de cohérence. Si, dans notre secteur, la qualification et la formation sont essentielles pour répondre techniquement à l’attente des clients, on ne peut pas laisser n’importe qui s’installer n’importe comment. Je ne parle même pas des impératifs de sécurité qui protègent les artisans et les compagnons autant que les clients.

Il nous semblerait ubuesque d’introduire des circuits à deux vitesses avec, d’un côté, les artisans traditionnels auxquels on demanderait des certifications et des compétences minimales en termes de sécurité, et, de l’autre, des personnes qui s’affranchiraient de toutes les règles – ce qui est déjà le cas de l’autoentrepreneur. Cela n’irait pas dans le bon sens.

M. Gérard Sebaoun, président. Certes, vos métiers nécessitent des qualifications, mais, en période de développement de l’économie collaborative et alors que les consommateurs privilégient systématiquement les prix les plus bas, les risques sont considérables.

M. Jacques Chanut. Économie collaborative ou pas, il faut s’assurer que vous avez face à vous des gens qui ont la compétence, la formation et les connaissances nécessaires des impératifs de sécurité. « Pas besoin d’être qualifié pour repeindre des volets », entend-on dire. Pourtant, si la tâche peut paraître simple, ce n’est pas vraiment le cas. Quel produit allez-vous utiliser ? Certains sont-ils dangereux pour soi ou pour les autres ? Travaillerez-vous dans les mêmes conditions au rez-de-chaussée et au troisième étage ?

Faut-il nier que ces questions se posent, donner un grand coup de balai, et attendre le résultat ? Il y a des secteurs, comme le nôtre, où la qualification est protectrice tant en matière de qualité et de résultat qu’en termes de sécurité.

Je rappelle aussi que des systèmes d’équivalence existent dans nos métiers : vous pouvez vous installer avec trois années d’expérience professionnelle. Ces trois années ne me semblent pas constituer une barrière insurmontable, surtout si l’on pense à l’intérêt de l’artisan lui-même et à celui du consommateur.

M. le rapporteur. L’économie collaborative montre qu’il existe une sorte de continuum entre le bricolage et l’activité professionnelle : on peut toujours bricoler pour soi-même, pour les membres de sa famille, pour des amis, puis pour des amis d’amis… La rémunération et le passage à une activité « professionnelle », peuvent intervenir assez progressivement. Il ne s’agit pas de supprimer toutes les qualifications, ce qui reviendrait à tout tirer vers le bas : qualité des travaux, modèle social, conditions de vie… Néanmoins, entre cette dernière solution et le statu quo, il y a certainement une voie pour organiser le continuum et placer des curseurs.

M. Jacques Chanut. Je rappelle que, dans notre secteur, les obligations en matière d’assurance constituent aussi une « barrière », ou plutôt un garde-fou.

Celui qui sait changer une ampoule a parfois le sentiment qu’il est capable de refaire une installation électrique : les enjeux ne sont pas les mêmes ! Dans l’économie collaborative, jusqu’où va la responsabilité personnelle ? Vous ne pourrez pas éviter ce débat. Si l’on est dans le cadre familial, en cas de difficulté ou de mauvaise réalisation, on y reste. Dès lors qu’il y a un acte de commerce, qu’il s’agisse de troc ou d’échange d’argent, les problèmes de la responsabilité et de la réparation se posent.

Monsieur le rapporteur, nous ne prétendons pas que le statu quo soit la solution, mais, pour savoir jusqu’où faire évoluer nos modèles, il faut travailler avec les professionnels qui connaissent les enjeux sur le plan des techniques et de la responsabilité. Nous sommes prêts à nous engager dans ce travail, car il faut éviter d’en rester aux grands principes.

À titre plus personnel, je mets aussi en garde sur la « bombe à retardement » sociale que pourrait être l’autoentrepreneuriat. Si vous permettez que des personnes s’installent dans ce statut, avec ses conséquences en termes de cotisations et de couverture sociales, le réveil risque d’être douloureux d’ici à quelques années. Une solution pourrait consister à limiter dans le temps le recours à cette formule. Elle peut effectivement permettre de tester des capacités ou une idée, mais à brève échéance. Il ne faut pas laisser les gens s’installer dans un statut qui doit rester provisoire, voire précaire.

Notre approche du compte personnel d’activité (CPA) peut sembler ambiguë, mais elle est, en fait, pragmatique. Dès lors que le devoir d’information nous paraît essentiel, il nous semble utile qu’une base de données commune permette à nos compagnons d’accéder à l’information. En revanche la complexité du système nous inquiète, et nous nous interrogeons sur ses limites. Aujourd’hui, nous avons le sentiment que les choses s’accélèrent sans que nous comprenions pourquoi. On parle d’intégrer le compte personnel de prévention de la pénibilité au CPA : comment cela serait-il possible, alors que l’on ne sait même pas comment la prise en compte de la pénibilité va vraiment fonctionner ? Il ne s’agit pas de considérer que la position du patronat est dogmatique : nous avons un sentiment de précipitation alors qu’il serait essentiel pour les entreprises et les salariés de construire une plateforme qui simplifie les choses.

Nous, qui sommes tous initiés, comprenons l’intérêt des divers instruments en place – comme le compte épargne-temps et le compte personnel de formation – ou à venir, comme le « compte pénibilité ». Il n’en demeure pas moins que la complexité de l’ensemble finit par devenir contre-productive. Nos entrepreneurs et nos artisans ont le sentiment que le CPA constituera un souci supplémentaire, et qu’il s’agit d’un dispositif dont ils n’ont pas besoin. Dès lors qu’on leur impose d’accélérer le rythme pour des raisons que nous connaissons tous, cela est ressenti comme un piège. Nous ne nous sommes pas suffisamment approprié le CPA, il n’a pas été suffisamment expliqué et compris pour devenir un objet accessible.

M. Gérard Sebaoun, président. L’idée, que vous avez vous-même défendue à un moment donné, de recentrer tous les droits sur les individus, et de les rendre portables, a paru bonne au législateur. La mise en œuvre n’est sans doute pas simple, mais, dans le secteur qui est le vôtre, où beaucoup a déjà été accompli, il ne me semble pas que cela devrait poser de problèmes majeurs.

M. Jacques Chanut. L’institution d’un dispositif qui centralise l’information constitue une simplification qui nous convient parfaitement. Nous posons seulement la question du contenu du CPA. Pour prendre un exemple précis, la fongibilité des droits nous inquiète. Comment allons-nous piloter cela ? Y aura-t-il automaticité ? Ne s’agit-il que d’une étape ?

Monsieur le président, vous connaissez notre fédération : nous ne sommes pas fermés sur le CPA. Le problème, c’est que nous n’avons pas eu le temps de discuter, de réfléchir, d’émettre des contre-propositions ou de proposer des adaptations. Il nous paraît dangereux de vouloir tout mettre d’un seul coup dans le CPA, y compris, vous ne m’en voudrez pas d’y revenir, le « compte pénibilité » qui ne sera mis en place qu’au 1er juillet 2016.

M. le rapporteur. La logique du CPA entre aussi en contradiction avec celle de l’organisation par branches que vous nous décriviez. En matière de congés payés ou de formation, la branche devrait trouver ou inventer un nouveau positionnement. Si tous les droits acquis à la formation sont versés sur les CPA, ils ne vont plus à la branche. S’il ne s’agit que de l’affichage des droits sans fongibilité, c’est un progrès. Mais l’on voit bien, par exemple, avec le compte personnel de formation, les limites d’un système où il faut différencier ce qui est « déclenchable » par l’individu et ce qui relève du financement des branches. Pour revenir au CPA, peut-être faut-il prendre un peu de temps pour régler quelques questions de fond.

Je suis très attaché au principe qui a présidé à la création du « compte pénibilité »
– et je crois que vous l’êtes aussi. Lorsqu’on est usé par le travail, il doit être possible de partir plus tôt à la retraite. Dans le bâtiment, on commence généralement à travailler très jeune : on a donné sa part à la Nation – même si les apprentis ne cotisent pas intégralement. Toutefois, la contrepartie impérative à la mise en place du dispositif, c’est qu’il ne crée ni charges de gestion et de suivi ni surcoût pour les entreprises et les artisans. Si cette neutralité avait dès le début été présentée comme une condition sine qua non, les choses auraient été mieux perçues.

M. Jacques Chanut. À notre connaissance, il n’est pas prévu que les congés payés, qui restent un acte de rémunération, soient intégrés au CPA.

M. le rapporteur. Les congés payés sont cependant dans votre profession un bel exemple de droit portable puisque, compte tenu de la nature des activités du secteur, vous les avez rattachés au salarié pour qu’ils soient une réalité. Vous avez inventé de nombreux dispositifs qui relèvent de l’inspiration du CPA.

M. Jacques Chanut. Oui, mais a contrario, cela montre que la duplication n’est pas possible par la voie interprofessionnelle.

La mutualisation et la solidarité doivent prévaloir. Nous n’exprimons pas une opposition de principe au CPA ; il nous semble seulement que ce projet n’est pas mûr. Aucune étude d’impact n’a été menée alors que des contraintes administratives supplémentaires pourraient peser sur les entreprises. Nous devons donc rester vigilants.

Nous restons à l’écoute et participons aux négociations par l’intermédiaire des interprofessions auxquelles nous sommes adhérents, le Mouvement des entreprises de France (MEDEF) et la Confédération générale des petites et moyennes entreprises (CGPME). Je recommande toutefois de ne pas avancer à une vitesse inadaptée. Je sais que le temps politique joue, mais le temps nécessaire à l’appropriation d’un nouveau dispositif est également essentiel.

M. le rapporteur. En termes de méthode, serait-il envisageable, légitime, adapté qu’une négociation de branche se déroule dans votre secteur sur l’autoentrepreneuriat et l’économie collaborative ?

Les autoentrepreneurs peuvent-ils adhérer à la FFB ? Les travailleurs de l’économie collaborative peuvent-ils adhérer aux organisations syndicales de salariés de vos professions ? Je rappelle à cet égard que l’Union nationale des syndicats autonome (UNSA) accueille désormais les chauffeurs dits « Uber ».

M. Jacques Chanut. Pour nous, les autoentrepreneurs, qui sont le plus souvent des salariés, n’ont pas vocation à adhérer à la FFB. Les accueillir au sein d’une fédération professionnelle signifierait que nous reconnaissons leur statut à égalité avec celui des artisans. Ce n’est pas le cas, et c’est bien toute l’ambiguïté du statut en question.

Je crois qu’aujourd’hui, dans le bâtiment, nous n’en sommes pas au point d’organiser une négociation de branche sur l’économie collaborative. Nos partenaires syndicaux ne demandent d’ailleurs rien de tel.

La carte professionnelle que nous réclamions depuis longtemps devrait être mise en place dès cette année grâce à notre réseau de caisses de congés payés. Alors que nos professions sont menacées par le système des travailleurs détachés et la fraude qu’il engendre, cette carte constitue un moyen de vérification simple. Nous espérons en conséquence que les contrôles s’amplifieront afin de casser un modèle économique qui se répand malheureusement. Nous remercions le législateur d’avoir pris notre demande en compte.

M. Gérard Sebaoun, président. Madame, messieurs, nous vous remercions.

*

Puis la mission entend des représentants de la Confédération de l’artisanat et des petites entreprises du bâtiment (CAPEB) : Albert Quenet, premier vice-président, Cécile Sauveur, directrice du Pôle juridique et social, Dominique Proux, directeur des relations institutionnelles et européennes, et Valérie Guillotin, chargée de mission.

M. Gérard Sebaoun, président. Pour notre deuxième audition de la matinée, nous recevons les représentants de la Confédération de l’artisanat et des petites entreprises du bâtiment (CAPEB) : M. Albert Quenet, premier vice-président du conseil d’administration ; Mme Cécile Sauveur, directrice du pôle juridique et social ; M. Dominique Proux, directeur des relations institutionnelles et européennes ; Mme Valérie Guillotin, chargée de mission.

M. Albert Quenet, premier vice-président du conseil d’administration de la CAPEB. La CAPEB représente 370 000 entreprises de moins de vingt salariés, soit 98 % des entreprises du bâtiment, qui emploient 700 000 salariés, soit 60 % des salariés du bâtiment, auxquels s’ajoutent 70 000 apprentis, soit plus de 80 % des apprentis du secteur du bâtiment. Le chiffre d’affaires de nos entreprises, d’environ 75 milliards d’euros, représente 63 % du chiffre d’affaires du secteur du bâtiment. Nos investissements s’élèvent à 1,63 milliard d’euros.

En ce qui concerne le paritarisme, la branche professionnelle du bâtiment est très structurée au plan conventionnel. Quatre conventions collectives nationales et près de quarante-cinq conventions collectives régionales et départementales constituent l’ossature conventionnelle de notre branche. La CAPEB a fondé sa légitimité dans le domaine de la politique contractuelle paritaire sur la défense des petites entreprises du bâtiment, dont les préoccupations ne recoupent pas toujours celles des plus grandes. C’est la CAPEB qui, en sa qualité de partenaire social, participe activement au niveau de la branche à toutes les négociations paritaires. Nous sommes également présents dans la gestion paritaire des outils ; pour ma part, au niveau de la branche, j’ai eu l’occasion de présider PRO BTP, qui nous est cher, et, au niveau interprofessionnel, la Caisse de prévoyance des agents de la sécurité sociale et assimilés (CAPSSA).

Nous avons toujours le devoir d’affirmer les spécificités de l’artisanat du bâtiment auprès des autres organisations professionnelles d’employeurs, qui regroupent les grandes entreprises. Représentant 98 % des employeurs, nous sommes présents à tous les niveaux de négociation. La composition du collège patronal est à géométrie variable. Pour le bâtiment, il est composé de la CAPEB, de la Fédération nationale des sociétés coopératives et participatives, ou de la Fédération française du bâtiment (FFB), et parfois de la Fédération française des entreprises de génie électrique et énergétique (FFIE). Lorsque les sujets traités concernent la branche dans leur ensemble, la Fédération nationale des travaux publics (FNTP) y est associée.

Nous concevons le paritarisme comme l’engagement de discussions en vue de trouver des positions communes et des points d’accord sur des thèmes qui intéressent les relations entre employeurs et salariés. Distinguons ici les deux types de paritarisme, le paritarisme de négociation et le paritarisme de gestion. En ce qui concerne le premier, qui recouvre toutes les négociations engagées à tous les échelons territoriaux par les partenaires sociaux de la branche, nous pouvons dire, sans parti pris, mais avec une certaine fierté, que les accords conclus dans l’artisanat recueillent la signature de plusieurs organisations syndicales de salariés, ce qui est un gage de crédibilité pour nos ressortissants. La CAPEB considère donc qu’il n’existe ni compromis ni mauvaise alliance, il n’y a que des positions à défendre, des idées à faire admettre et des actions à conduire ; il y a ceux qui partagent les options de l’artisanat, et les autres.

M. Jean-Marc Germain, rapporteur. Notre mission porte sur l’efficacité du paritarisme dans son ensemble, sur les grandes structures de gestion de la protection sociale au niveau interprofessionnel, mais également au niveau des branches professionnelles. En effet, celles-ci n’en sont pas seulement un acteur fondamental, elles ont aussi inspiré les grands régimes de protection sociale interprofessionnels – dans un premier temps, ceux-ci ont été des formes de généralisation de ce qui s’était inventé dans les branches. C’est pourquoi nous avons souhaité examiner plus particulièrement, avec la FFB puis avec vous, la situation de votre branche professionnelle.

Ma première question est un peu générale. Estimez-vous que la gestion paritaire soit satisfaisante dans votre branche ? Quelles réflexions vous inspire-t-elle ?

Aujourd’hui, les carrières sont beaucoup plus diversifiées, les salariés changent d’employeur et parfois de branche professionnelle, puisque leurs employeurs successifs ne sont pas tous dans la même branche. Il existe donc une tension entre la branche professionnelle et le niveau interprofessionnel : d’une part, c’est à l’intérieur de la branche que s’exerce la concurrence et c’est la branche qui rassemble des métiers et des activités aux traits communs, ce qui justifie une régulation à ce niveau ; d’autre part, il est nécessaire d’accorder plus de place à l’interprofessionnel. Quel est votre point de vue sur la question ? Le système, tel qu’il semble s’être stabilisé, vous paraît-il satisfaisant ou appelle-t-il des évolutions ?

Notre économie est heurtée de plein fouet par la concurrence internationale. On pouvait penser que le bâtiment serait à l’abri – il s’agit de travailler sur une matière qui est localisée en France –, mais nous avons découvert le phénomène des travailleurs détachés, auquel s’ajoutent de nouvelles formes juridiques d’organisation, comme l’autoentrepreneuriat, l’économie collaborative, l’uberisation de la société – ce n’est pas forcément une activité indépendante, mais ce n’est pas non plus du salariat. Quelle difficulté cela représente-t-il pour votre organisation ? Les recettes de vos organismes de protection sociale et l’activité des entrepreneurs sont-elles fragilisées ? Comment prendre en compte ces nouvelles formes ? Doivent-elles être assimilées aux catégories préexistantes de l’entrepreneuriat, de l’artisanat et du salariat, ou faut-il inventer, éventuellement à titre temporaire, un autre modèle, un autre secteur, un autre ordonnancement juridique pour ces nouvelles formes d’activité ?

M. Albert Quenet. Nous nous sommes déjà beaucoup exprimés sur le phénomène des travailleurs détachés, dont nous affirmons haut et fort qu’il met à mal le système de protection sociale de notre pays, les cotisations facturées sur le sol français ne restant pas dans les caisses françaises. Encore faut-il qu’il y ait cotisation, puisque, souvent, les conditions dans lesquelles ces gens travaillent ne ressemblent pas à ce qu’on pratique habituellement dans notre pays… Bien sûr, cela tire les prix vers le bas – ils sont divisés par quatre ou cinq et le marché s’en trouve complètement déséquilibré. On pensait que le secteur de l’artisanat serait épargné. Il ne l’est pas.

Le risque, comme pour les entreprises de plus grande taille, est de céder à la tentation de s’aligner sur ces pratiques pour pouvoir faire face à la concurrence et continuer d’exister demain. C’est un réel problème. Bien que des dispositions aient déjà été prises, nous sommes loin de retrouver un mode de fonctionnement économique loyal et équitable.

Vous parliez de l’efficacité du paritarisme au niveau de la branche et au niveau interprofessionnel. L’Union professionnelle artisanale (UPA) est composée de trois branches : la CAPEB pour la partie bâtiment ; la Confédération générale de l’alimentation de détail, pour les métiers de bouche ; la Confédération nationale de l’artisanat des métiers et des services. Sans doute l’UPA pourra-t-elle vous en dire plus sur le rôle du paritarisme au niveau interprofessionnel. Je peux dire, toutefois, que les négociations collectives interprofessionnelles constituent un niveau majeur de discussion entre les partenaires sociaux et un niveau privilégié de discussion avec les pouvoirs publics – une telle discussion n’est pas possible au niveau de la branche.

Au niveau de la branche, précisément, la CAPEB a assis sa légitimité sur le paritarisme. Cela ne s’est pas fait du jour au lendemain et nos prédécesseurs ont dû se battre pour exister. L’artisanat représente, je le répète, 98 % des entreprises de la branche. Il est donc normal qu’il siège à la table des négociations à tous les niveaux, pour que l’intérêt des petites entreprises soit pris en considération dans tous les accords signés avec les syndicats de salariés.

Mme Claudine Schmid. Votre secteur est-il concerné par la problématique des travailleurs frontaliers multiactivités ? Quelles sont, pour votre secteur, les conséquences de l’application du règlement européen qui détermine l’État dans lequel doivent être payées les charges patronales quand des frontaliers travaillent des deux côtés de la frontière ? Les charges patronales doivent en effet être payées en France si le travailleur résidant en France y travaille au moins 25 % dans l’année, mais, s’il y travaille moins de 25 %, elles devront être réglées dans l’autre État, où il réalise au moins 75 % de son activité. L’employeur doit attendre que l’année civile soit écoulée pour savoir où il doit payer les charges patronales : quand il conclut un marché, il ne sait donc pas combien il aura à payer. Vous a-t-on informés de difficultés rencontrées à cet égard par les artisans ?

M. Albert Quenet. Cela fait en effet partie des questions qui nous sont régulièrement signalées. Aujourd’hui, c’est le marché qui constitue pour nous la difficulté principale. Dès lors que nous sommes obligés de tirer les prix vers le bas, la situation ne peut qu’être très compliquée. Nous parlions tout à l’heure des travailleurs détachés, mais on constate d’autres pratiques, dont je tairai pudiquement le nom, qui font que plus rien n’a de prix. Ce phénomène est encore plus fort en zone frontalière. Du travail, on peut en avoir, mais à quel prix ? Et quel en sera le coût pour notre système de protection sociale, qu’il s’agisse des régimes obligatoires ou des régimes complémentaires ? La question de l’âge de départ à la retraite est toujours présente à nos esprits. Où faut-il placer le curseur ? À soixante-trois, soixante-quatre ou soixante-cinq ans ? Nous ne pourrons faire l’économie d’une réflexion sur ces questions dans les prochains mois.

M. Denys Robiliard. Je reviens à la question du détachement international. On a pu penser, en effet, que le bâtiment était à l’abri de la mondialisation. Ce n’est pas le cas. Avec l’industrialisation des méthodes de construction, une maison, qui n’a pas forcément été construite en France, peut aujourd’hui être livrée sur un camion.

À cela s’ajoute la question des travailleurs détachés. La France a agi à plusieurs niveaux. Michel Sapin est intervenu auprès de l’Union européenne pour que la directive soit appliquée avec rigueur, non avec souplesse. Ensuite, la proposition de loi de notre collègue Gilles Savary vise à une systématisation des contrôles. Quant à la loi dite « Macron » du 6 août 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques, elle comporte des dispositifs renforçant les obligations déclaratives et prévoit d’importantes sanctions.

Pour faire le bilan d’une loi, il faut lui laisser le temps de vivre. Il est donc un peu tôt pour évaluer la loi du 6 août 2015, mais les dispositifs mis en place vous paraissent-ils utiles et efficaces ? Avez-vous déjà constaté des changements en ce qui concerne le recours à la main-d’œuvre détachée ?

Allons un peu plus loin encore. Lorsque l’on recourt au travail détaché en respectant les conditions édictées par la directive, le droit du travail français est respecté, de même que le niveau du salaire français ; le travailleur a un logement digne et décent ; seules les charges sont payées dans le pays d’origine. Quand ces règles-là sont respectées, n’êtes-vous pas compétitifs ? Ou bien le recours au travail détaché ne s’accompagne-t-il pas, dans une certaine mesure, de manquements à ces règles, auquel cas il s’agit en fait de travail dissimulé, c’est-à-dire que les horaires ne sont pas ceux annoncés, les conditions de logement ne sont pas celles qui avaient été promises, etc. ? Nous avons connu quelques affaires de fraude extrêmement importantes, qui concernaient plusieurs centaines de travailleurs.

Vous qui êtes au plus près du quotidien des entreprises, qui allez sur les chantiers, pouvez-vous nous dire si c’est le travail détaché en lui-même qui est le problème, compte tenu de charges sociales sensiblement moins élevées à l’est de l’Europe que dans notre pays, ou si c’est l’association du travail détaché à une fraude qui serait assez répandue ?

M. Albert Quenet. Vous le dites vous-même : la loi en question étant très récente, nous n’avons pas encore eu l’occasion d’en mesurer les effets. Cependant, le travail au noir s’effectue le soir, le week-end, les jours fériés, les jours où les corps de contrôle ne travaillent pas. Ceux qui veulent améliorer leurs fins de mois par le travail au noir ne se préoccupent donc guère de l’éventualité d’un contrôle. Certes, les organisations professionnelles peuvent se porter parties civiles, mais est-ce vraiment notre travail ? Ce sont les corps de contrôle qui doivent agir pour que cessent ces pratiques.

Nous n’avons pas constaté directement des comportements de ce type, mais on nous en signale toutes les semaines. Qu’est-ce que cela représente en termes de chiffres d’affaires ? Quelques cas ont tout de même fait la une de la presse. Jusqu’à présent, ce ne sont pas les petites entreprises qui ont été prises la main dans le sac. « Jusqu’à présent », dis-je : soyons prudents, car, si un marché a été accordé à un prix donné, une entreprise désireuse d’éviter de perdre de l’argent tous les jours peut être soumise à certaines tentations.

Cela étant, si le traitement est équitable, si le logement est digne, si les travailleurs sont bien traités, bien logés, bien blanchis – parce que la tenue de travail est fournie par nos entreprises –, à salaire égal et cotisations égales, le travail détaché nous pose beaucoup moins de problèmes, que ces cotisations soient versées en France ou dans le pays d’origine. C’est l’inégalité de traitement qui est insupportable, sans parler de l’aggravation du déficit qui en résulte, puisque l’argent n’entre pas dans les caisses où il devrait entrer.

M. Gérard Sebaoun, président. L’UPA s’est déclarée très satisfaite de la façon dont la loi du 17 août 2015 relative au dialogue social et à l’emploi a traité la représentativité des salariés dans les petites entreprises. J’imagine que la CAPEB partage cet avis. Pouvez-vous nous en parler ?

Par ailleurs, comment considérez-vous ce compte personnel d’activité (CPA), qui est désormais un objet légal ?

M. Albert Quenet. Il est sans doute un peu prématuré d’évoquer les effets du compte personnel d’activité. Du reste, que met-on dans ce CPA ? Les zones d’ombre ne manquent pas et les petites entreprises ont bien du mal à collecter toutes les informations. Un artisan exerce trois métiers en un : il faut d’abord qu’il maîtrise son artisanat ; puis il doit être commercial ; enfin, il doit être gestionnaire. Et il vaut mieux ne pas externaliser : il est préférable de savoir ce que l’on fait, d’un bout à l’autre de la chaîne. Alors que ces trois fonctions nécessitent déjà des compétences et du temps, voilà qu’on en rajoute ! Prenez l’exemple du compte personnel de prévention de la pénibilité, qui, pour la CAPEB, est inapplicable. Cet exercice de formalisation et de quantification permanente au jour le jour, en fonction de l’ouvrage auquel travaille le salarié, est une mission impossible pour le chef d’entreprise. Sans doute y a-t-il des choses à faire, mais soyons raisonnables, et arrêtons de traiter toutes les entreprises de la même manière. Certaines entreprises – les conserveries de ma région, par exemple, qui emploient 500 ou 600 personnes – peuvent affecter des employés à cette tâche, ce que ne peut faire une petite entreprise du bâtiment.

M. Gérard Sebaoun, président. Pardonnez-moi, mais cette question est envisagée par la loi. La mission menée par notre collègue Christophe Sirugue a établi que des référentiels de branche sont indispensables, et les branches sont en train d’y travailler. Peut-être étiez-vous très opposés à cette loi, mais elle existe bel et bien, et il faut aujourd’hui la faire vivre. Ces référentiels de branche devraient donc permettre de s’y retrouver, et cela vaut aussi pour les petites entreprises. Nous sommes passés au combat d’après, pour lequel nous devons joindre nos forces, celui des référentiels applicables à tous les salariés de ces petites entreprises – vous savez qu’ils commencent leur carrière tôt et vous ne contestez pas plus que nous le fait que leurs métiers soient pénibles.

M. Albert Quenet. Effectivement, il y a l’amont et l’aval. La loi devra s’appliquer, et nous travaillons sur les référentiels. Nous aurons sans doute quelques points d’achoppement, petits et même grands, avec une autre fédération, qui représente des entreprises de plus grande taille. C’est ce qu’il faudra un jour comprendre : on ne peut pas traiter les petites entreprises comme les grandes. J’y insiste : nous ne contestons pas l’existence de la loi et nous n’entendons pas refuser de l’appliquer, mais, si nous voulons que les entreprises artisanales existent encore demain, il faut des aménagements. C’est primordial pour notre économie. Rappelez-vous les chiffres : la plus grande entreprise de France, c’est l’artisanat. Il faut en tenir compte.

Aujourd’hui, le problème, c’est la pénibilité, mais nous nous demandons chaque fois ce que ce sera le coup d’après ! Nous ne pouvons que vous répéter ce que nous disons à tous nos interlocuteurs susceptibles de faire sauter des verrous ou de permettre des aménagements : attention aux conséquences de vos choix pour les petites entreprises ! Je suis les débats parlementaires et j’entends parfois des interventions qui lancent de telles mises en garde, mais, à l’arrivée, nous sommes quand même pris dans l’étau, comme tout le monde.

Il est trop tôt pour parler du CPA. Ce peut être un bon dispositif, mais il comporte des contraintes et une complexité auxquelles nous ne sommes pas forcément préparés.

M. Gérard Sebaoun, président. Au-delà des problèmes d’une gestion qui ne devrait pas se faire au niveau de la toute petite entreprise, qu’est-ce qui vous gêne, sur le principe, dans le CPA et dans cette idée de droits portables ?

M. Albert Quenet. Comment fait-on, quand un salarié vient d’une autre entreprise, avec peut-être déjà quinze ou vingt ans de carrière ? La portabilité, l’inscription du vécu de chaque salarié du secteur dans un carnet, cela peut être une excellente chose, mais nous ne savons pas encore quoi mettre dans ce compte personnel d’activité, ni selon quelles modalités. Il faut éclaircir un peu cette affaire avant que nous ne puissions en dire plus.

Cela dit, nous avons un peu d’avance : dès 1995, nous avons créé le financement du dialogue social, et un accord du 12 décembre 2001 nous avait permis de créer les commissions paritaires régionales interprofessionnelles de l’artisanat (CPRIA). La transcription de cette innovation dans la loi du 17 août 2015 relative au dialogue social et à l’emploi, avec les commissions paritaires régionales interprofessionnelles (CPRI), nous convient plutôt. Le paritarisme favorise l’existence d’un cadre légal minimal, et les salariés et les entreprises de la branche ont intérêt à un dialogue social construit et régulier. La mise en place d’un dispositif de dialogue social de proximité est bénéfique au secteur. C’est vrai, cela a fait hurler, mais nous nous sommes défendus devant toutes les juridictions, et nous avons eu gain de cause.

M. Gérard Sebaoun, président. Je vous remercie d’être venus, devant notre mission, témoigner de l’activité de l’artisanat.

*

Ensuite la mission entend Mme Caroline Tykoczinsky, présidente du conseil de BTP-Prévoyance, M. Christian Lavedrine, secrétaire adjoint du conseil, et M. Stephan Reuge, directeur général délégué de BTP-Prévoyance.

(M. Christophe Sirugue remplace M. Gérard Sebaoun à la présidence)

M. Christophe Sirugue, président. Nous accueillons les représentants du groupe PRO BTP, et plus précisément de l’institution de prévoyance du bâtiment et des travaux publics, BTP-Prévoyance.

PRO BTP est le groupe de protection sociale des professionnels du bâtiment et des travaux publics, à gouvernance paritaire et à but non lucratif. Il assure la gestion des régimes de retraite complémentaire de la profession, des assurances, de l’épargne salariale, de la complémentaire santé et de la prévoyance par l’intermédiaire de l’institution BTP-Prévoyance.

Au regard des missions du groupe PRO BTP, vous comprendrez aisément pourquoi notre mission d’information serait heureuse que vous nous fassiez part de vos réflexions sur l’état, la pertinence et les évolutions de la gestion paritaire dans votre secteur.

Mme Caroline Tykoczinsky, présidente du conseil d’administration de BTP-Prévoyance. BTP-Prévoyance est issu de la première institution de retraite complémentaire constituée en France, mais nous savons que les évolutions réglementaires sont aussi rapides que les évolutions technologiques, et, en matière de paritarisme de gestion, BTP-Prévoyance a toujours eu un train d’avance. PRO BTP a existé bien avant les accords de 1997 et 2012, puisque notre groupe paritaire de protection sociale a été créé en 1993 afin de permettre une simplification et une meilleure gestion, et surtout pour répondre aux besoins des entreprises, des salariés et des artisans du bâtiment et des travaux publics, quels que soient les effectifs ou la nature du contrat de travail.

Les contrats que nous proposons sont adaptés en fonction des besoins de nos adhérents, qu’il s’agisse d’entreprises, d’artisans, de retraités ou de demandeurs d’emploi, et non en fonction de la situation économique ou du développement de notre institution.

M. Christophe Sirugue, président. Dans le domaine du BTP, le paritarisme est un élément important depuis longtemps. Pourriez-vous nous dire, forte de votre expérience au quotidien, si la façon dont le paritarisme s’exerce aujourd’hui vous satisfait ou s’il vous semble perfectible à l’intérieur d’un organisme tel que le vôtre.

Mme Caroline Tykoczinsky. La valeur ajoutée du paritarisme de gestion, c’est surtout l’accompagnement. Nous sommes l’une des plus grosses institutions de branche. Nous nous adaptons aux évolutions réglementaires, qui ne nous posent pas de problèmes, dans la mesure où nous nous inscrivons dans la durée.

J’ai bien senti que la question du compte personnel d’activité (CPA) vous tenait à cœur : elle me paraît en effet très importante. BTP-Prévoyance met en œuvre les décisions des partenaires sociaux du BTP. Mais il ne suffit pas de mettre en place un CPA, il faut prévoir les outils qui vont l’accompagner. Au sein de BTP-Prévoyance, nous avons des comptes individuels.

De notre point de vue, il faudrait étudier la possibilité que tous les salariés qui travaillent dans les branches du BTP cotisent réellement à BTP-Prévoyance. Aujourd’hui, nous voyons des entreprises luxembourgeoises qui travaillent en France mais qui ne vont pas cotiser. BTP-Prévoyance vient en complément du régime obligatoire et s’adapte. Mais un salarié français qui va travailler au Luxembourg n’a pas de compte personnel de formation ni de CPA. Car, même s’il réside en France, un salarié français qui travaille plus de 25 % de son temps à l’étranger ne cotise pas en France.

Nous n’arriverons pas à regrouper la solidarité sociale sans un engagement ferme des entreprises européennes à cotiser réellement en France, notamment à notre institution BTP-Prévoyance.

M. Jean-Marc Germain, rapporteur. Je souhaiterais savoir dans quelle mesure votre organisation est affectée par la loi du 14 juillet 2013 relative à la sécurisation de l’emploi.

La place des régimes obligatoires s’est progressivement amoindrie dans la prise en charge des domaines de prévoyance et de santé, rendant l’existence de régimes complémentaires de prévoyance plus nécessaire encore.

J’ai défendu l’idée d’un véritable paritarisme en la matière, dans lequel ce soient les partenaires sociaux eux-mêmes qui définissent les règles et gèrent les instituts de prévoyance, mais nous nous sommes heurtés aux règles de la concurrence. Nous souhaitons que l’ensemble du régime soit géré par un seul institut de prévoyance, pourvu que ce soit paritairement et qu’il représente donc l’intérêt général, à l’image de ce qui existe en matière interprofessionnelle où l’on accepte que les retraites complémentaires soient gérées par des organismes paritaires sans exiger que des sociétés d’assurance gèrent ces systèmes de retraite obligatoire. Le système a donc été rendu obligatoire tout en permettant à la concurrence de s’y exercer.

Cette évolution a-t-elle déjà eu des conséquences pour vous, et soulève-t-elle des craintes à terme ? Êtes-vous partisans d’évolutions législatives au niveau européen permettant une véritable gestion paritaire de la prévoyance, au sens plein du terme : définition des règles et gestion des régimes ?

Mme Caroline Tykoczinsky. Beaucoup de choses ont été dites autour de cette loi sur la sécurisation de l’emploi, et je vous remercie d’avoir souligné que nous évoluons dans un monde concurrentiel.

Lorsque les partenaires sociaux du BTP ont décidé de créer les organismes qui ont donné naissance à BTP-Prévoyance, ils ont fait jouer la clause de désignation au profit de BTP-Prévoyance uniquement pour les gros risques. Pour tout le reste, l’institution devait se débrouiller. Dès lors, BTP-Prévoyance devait comprendre les préoccupations des partenaires sociaux du BTP et se développer, ce qui implique d’aller démarcher les entreprises et les retraités et de faire un réel travail commercial sur le terrain. Si l’offre de BTP-Prévoyance n’avait pas été bonne, le groupe n’existerait plus aujourd’hui.

Aujourd’hui, nous constatons que BTP-Prévoyance n’a cessé de grandir durant soixante ans et a développé ses activités. La clause de désignation permet la mutualisation, qui est indispensable pour que BTP-Prévoyance puisse accompagner ses adhérents de la naissance à la fin de vie. Sans mutualisation, nous ne pouvons pas adapter nos produits et, surtout, nous ne pouvons avoir de solidarité collective. Depuis la création de BTP-Prévoyance, notre conseil d’administration a tout mis en œuvre pour cette solidarité collective. Nous apportons un service en plus. Cette clause de désignation permet de sensibiliser les entreprises à la chance qu’elles ont de pouvoir compter sur une institution qui se tient à leur côté lorsqu’elles rencontrent des difficultés.

Permettez-moi de vous donner quelques exemples. Pour les apprentis, BTP-Prévoyance propose une aide pour payer le permis de conduire et acheter une voiture, et lui offre un tarif préférentiel. Nous proposons aussi aux apprentis une assurance complémentaire santé à un coût réduit. Nous accompagnons les retraités, qui bénéficient de tarifs préférentiels. Dès lors qu’ils sont dans l’une de nos résidences médico-sociales, nous les aidons et les accompagnons. Lorsque l’ARRCO dépense un euro dans l’action sociale, notre institution de prévoyance consacre trois euros à nos retraités, parce qu’il faut que nous les aidions.

Les clauses de désignation et la mutualisation sont le gage d’un service de qualité et d’une solidarité nationale. C’est essentiel pour nous. Nous avons créé des villages « Vacances Répit Famille » pour aider les aidants grâce à la solidarité.

Chaque année, le conseil de BTP-Prévoyance vote un budget d’action sanitaire et sociale pour nos directions régionales, afin que nos représentants dans les régions, qui sont proches de la population, puissent participer financièrement aux aides individuelles, à la complémentaire ou à l’accompagnement des personnes âgées. Cela se fait grâce à cette clause de désignation, qui nous permet d’être solidaires les uns envers les autres.

Contrairement à d’autres, nous n’excluons pas les gros risques, car nous sommes solidaires. Aujourd’hui, BTP-Prévoyance se donne les moyens de ne pas exclure un gros risque, un assuré ou un adhérent qui coûterait cher à l’institution : peut-être celui-ci coûte-t-il de l’argent aujourd’hui, mais il a beaucoup cotisé hier au titre de la mutualisation, et le minimum que l’on puisse faire est de lui rendre un service de qualité.

M. Gérard Sebaoun. Sur ce sujet de la concurrence, le monde ouvert de la prévoyance voit se côtoyer des multinationales assurantielles, des instituts de prévoyance et des mutuelles. Le monde mutualiste se resserre à grande vitesse, même si les organismes mutualistes sont encore très nombreux, les instituts de prévoyance le sont de moins en moins. Comment voyez-vous l’avenir de ces instituts ?

Par ailleurs, la question des frais de gestion se pose très souvent. Sauf erreur de ma part, ce sont les assurances qui ont les frais les plus élevés, car elles doivent rémunérer des intermédiaires ; viennent ensuite les mutuelles et, enfin, les institutions de prévoyance, qui sont les mieux-disants sur ce point. Pourriez-vous nous en dire un mot ?

Mme Caroline Tykoczinsky. BTP-Prévoyance bénéficiait d’une clause de désignation, mais cette clause n’était pas un feu vert : les partenaires sociaux du BTP ont toujours tout mis en œuvre pour que le groupe de protection sociale qu’est PRO BTP maîtrise ses coûts de gestion tout en assurant une qualité de service qui réponde aux exigences de la population.

Aujourd’hui, PRO BTP représente plus de 5 000 salariés répartis au sein de BTP-RMS – pour BTP-résidences médico-sociales – et de PRO BTP. Si nous avions un service comptabilité, un service paie, un service organisationnel dans chacun de nos gros chantiers – vacances, prévoyance, santé, action sociale, retraite complémentaire –, il est évident que nos frais de gestion augmenteraient. Mais, dès lors que nous avons créé un groupe de protection sociale qui nous a permis de mutualiser, nous avons réalisé des économies grâce auxquelles nous sommes les moins-disants.

Depuis 2009, un organisme extérieur réalise un audit sur la qualité du service rendu, car il ne suffit pas que les frais de gestion soient faibles, il faut que le service rendu soit de qualité. Lors de la liquidation d’un dossier lié à un gros risque, on ne peut pas faire attendre. Une personne qui se retrouverait en situation d’invalidité doit attendre la fin du mois en cours pour toucher la pension d’invalidité de la caisse d’assurance primaire, et BTP-Prévoyance ne peut payer que lorsque le régime obligatoire a commencé à le faire. Il faut donc que nous soyons efficaces tant sur les frais de gestion que sur la qualité de service. BTP-Prévoyance y met un point d’honneur, et les partenaires sociaux du BTP se sont toujours attachés à ce que les deux objectifs soient respectés.

M. le rapporteur. Y a-t-il des acteurs qui se préparent à entrer dans le secteur de la prévoyance du BTP ? On nous a parlé des sociétés d’assurance ou des mutuelles. Avez-vous connaissance d’entreprises du bâtiment qui seraient prêtes à « basculer » sur d’autres contrats que les vôtres, ou n’êtes-vous pas concernés, même si l’assouplissement des clauses de désignation rend possible le choix d’autres prestataires ?

Mme Caroline Tykoczinsky. Aujourd’hui, sur cent entreprises qui se créent, quatre-vingt-dix adhèrent à BTP-Prévoyance. Les autres ne sont malheureusement pas couvertes et, pour l’instant, les services de BTP-Prévoyance cherchent à identifier où se trouvent ces entreprises.

M. Stephan Reuge, directeur général délégué de BTP-Prévoyance. Très précisément, depuis la fin des clauses de désignation, sur cent entreprises créées, quatre-vingt-dix adhèrent à BTP-Prévoyance, huit ne sont pas couvertes, et deux sont couvertes ailleurs, sans respecter les obligations conventionnelles, puisque, à ce jour, il n’existe pas d’autres opérateurs qui mettent en œuvre les couvertures de la convention collective. La fin des clauses de désignation a donc des conséquences pour les acteurs paritaires, mais surtout sur la qualité de la protection sociale en France.

La prévoyance recouvre le décès, les invalidités et les indemnités journalières pour des arrêts de travail de plus de trois mois, mais, si quelqu’un décède à son domicile pendant le week-end, la sécurité sociale n’intervient pas pour la famille. On pense toujours qu’elle fait l’essentiel de la couverture et de la protection sociale : c’est vrai pour la santé et pour les indemnités journalières, mais, en cas de décès, c’est la prévoyance complémentaire qui intervient. Ces trous de couverture, conséquence de la loi relative à la sécurisation de l’emploi, entraînent des drames sociaux : ils sont, hélas, appelés à se développer dans les prochaines années.

Mme Caroline Tykoczinsky. Monsieur le député, votre deuxième question portait sur les conséquences de la concentration et du développement. En matière de complémentaires santé, nous avons toujours été dans un monde concurrentiel, puisque les entreprises ont toujours été libres. Beaucoup de nos adhérents cotisaient chez nous de façon obligatoire pour les risques couverts de façon conventionnelle, mais rien ne leur interdisait d’aller cotiser pour d’autres risques chez d’autres assureurs, notamment avant la mise en place des catégorisations professionnelles.

M. Gérard Sebaoun. Les entreprises qui n’étaient pas vos adhérentes étaient-elles vraiment nombreuses ?

Mme Caroline Tykoczinsky. Avant la mise en place de la catégorisation par la loi relative à la sécurisation de l’emploi, certaines grosses entreprises cotisaient auprès d’institutions différentes en fonction des risques et des salariés – ouvriers, ETAM (employés, techniciens et agents de maîtrise), ou cadres. Pour les frais de santé, BTP-Prévoyance a différents partenaires. Comme nous n’avions pas de clause de désignation, nos partenaires répondaient aux besoins des entreprises, et BTP-Prévoyance, étant partenaire de certaines complémentaires ou mutuelles, assistait les mutuelles.

M. Christophe Sirugue, président. Il est de plus en plus souvent question de l’« uberisation » de la société. Certains craignent de voir ce système se développer dans le bâtiment. Pensez-vous que le secteur ait une approche particulière de la question ? Avez-vous imaginé des pistes pour adapter son organisation à cette évolution ?

Mme Caroline Tykoczinsky. Tant que les autoentrepreneurs cotisent et déclarent une masse salariale, ils cotiseront à BTP-Prévoyance et tout ira bien. Il ne s’agit donc pas d’« uberisation », mais cela a un impact sur la solidarité nationale et la mutualisation.

Le BTP est attaché à l’existence de plusieurs organismes paritaires de branche. Les intérimaires ne cotisent pas à BTP-Prévoyance – ils ne l’ont jamais fait – puisqu’ils n’appliquent pas les conventions collectives du BTP, et leurs conditions de travail et de rémunération ne sont pas identiques à celles des salariés du BTP qui cotisent à BTP-Prévoyance. Les risques en matière de conditions de travail, de sécurité, de prévention et de couverture santé sont pourtant les mêmes. Ainsi, pour deux salariés travaillant sur le même chantier, l’un peut bénéficier d’une complémentaire santé de BTP-Prévoyance tandis que l’autre, selon la durée de son contrat, aura soit un chèque santé, soit l’aide à la complémentaire santé (ACS), soit le complément local de l’assurance obligatoire, soit une complémentaire santé.

La généralisation de la complémentaire santé est une belle chose, essentielle. Si les clauses de désignation existaient, nous pourrions tenter beaucoup pour réduire les risques liés à l’« uberisation » et aux contrats particuliers. Ainsi, lorsque les salariés d’une entreprise étrangère détachés en France vont à l’hôpital et n’ont pas les moyens de régler, parce qu’ils n’ont pas d’assurance complémentaire ou que leur employeur est injoignable, cela nous pose un vrai problème. En revanche, de notre côté, nous accompagnons les entreprises lorsqu’elles ont des difficultés financières. Nous ne suspendons pas la couverture, nous continuons à verser les prestations à nos adhérents, même si l’entreprise est en difficulté, nous les accompagnons grâce à la mutualisation et à la solidarité permises par les clauses de désignation.

M. le rapporteur. Vous avez évoqué deux questions qui nous tiennent à cœur. La première est celle de la portabilité de la complémentaire santé pour les chômeurs : avez-vous dû adapter vos contrats pour la rendre possible ? La deuxième porte sur la hausse du coût de cette complémentaire santé au moment du passage à la retraite. Vous avez évoqué un effort particulier ; dans quelle proportion la cotisation augmente-t-elle au moment du passage à la retraite, et cette hausse a-t-elle été amplifiée du fait de la prise en charge obligatoire par les employeurs ?

Mme Caroline Tykoczinsky. Jusqu’à une période récente, les ouvriers du BTP bénéficiaient de la portabilité de la complémentaire santé pour une durée indéterminée, car cette disposition figurait dans les conventions collectives. Nous avons donc malheureusement dû adapter nos règles de fonctionnement aux dispositions légales.

Notre portabilité est désormais de trente-six mois pour les ouvriers, les ETAM et les cadres. Elle existait déjà, nous avons toujours été précurseurs dans le BTP, nous avons toujours anticipé. En revanche, nous mettons tout en œuvre pour le faire connaître, car notre difficulté, c’est l’information et la communication. Dès lors que nos adhérents cotisent en complémentaire santé, ils sont fatalement informés.

Pour vous répondre sur le coût de la complémentaire santé pour les retraités, il faut d’abord dire quelques mots de la loi du 31 décembre 1989 renforçant les garanties offertes aux personnes assurées contre certains risques, dites « loi Évin ». Le Président de la République a demandé – à juste titre – une adaptation de cette loi peu appliquée, notamment concernant les complémentaires santés. Comme je vous l’ai dit, certaines grandes entreprises prévoyaient une complémentaire santé pour les retraités. À l’époque de la loi dite « Évin », les retraites du Fonds national de l’emploi (FNE) et les préretraites progressives permettaient un accompagnement, et les allocations chômage étaient maintenues pour les personnes âgées de cinquante-huit ans et six mois, ce qui entraînait le maintien des complémentaires santé.

La loi « Évin » a prévu qu’un nouveau retraité qui ne bénéficie pas d’une complémentaire santé en fin de contrat de travail doit pouvoir bénéficier de la même couverture et de la même complémentaire santé, pour 150 % du tarif. Prenons l’exemple d’une complémentaire santé qui coûterait 30 euros par mois : l’employeur cotise à hauteur de 15 euros, et le salarié aussi. La loi « Évin » prévoit que le retraité devra payer 150 % de 30 euros, soit 45 euros. Cette disposition est difficile à appliquer, car les retraités préfèrent souvent choisir une nouvelle complémentaire santé, avec une autre couverture. Ce système n’est donc pas très répandu.

Le décret à paraître prévoit que le salarié en poste va devoir participer pour régler la complémentaire santé dans le cadre de la nouvelle loi « Évin ». Nous savons que nombreux sont les retraités propriétaires de leur logement, contrairement aux salariés actifs. Nous savons que le reste à vivre d’une personne salariée est inférieur à celui d’une personne retraitée. Nous craignons donc que la solidarité parfaite voulue par le Président de la République ne porte pas les fruits escomptés, dans la mesure où la solidarité va être à la charge du salarié qui, en fin de compte, a un reste à vivre inférieur à celui d’un retraité.

Pour nos retraités du BTP, nous proposerions plutôt de prévoir une clause de désignation pour la prévoyance qui garantisse la solidarité pour les retraités du BTP. Cela s’appelle la solidarité intergénérationnelle.

M. Stephan Reuge. La présidente vous a donné les grands éléments. Aujourd’hui, nous couvrons 600 000 personnes retraitées. Lorsque l’une d’elles se trouve en situation de dépendance, dans un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), une réduction annuelle de 50 euros par mois est mise en œuvre. Cela ne couvre pas le coût de l’EHPAD, mais c’est un effort, et vous savez que les petits ruisseaux font les grandes rivières. Nous contribuons donc pour accompagner ceux qui sont dans le besoin.

Il y a également des réductions de cotisations pour les personnes non imposables. La puissance publique, par les mécanismes de la couverture maladie universelle (CMU) et de l’aide au paiement d’une complémentaire santé (ACS), s’est occupée des personnes aux revenus les plus faibles, mais cela entraîne des effets de seuil. Nous avons décidé des réductions qui représentent un effort de 15 millions d’euros par an, au bénéfice des personnes dont les revenus sont au-dessus du seuil permettant de toucher l’ACS mais qui ne sont pas imposables. Voilà le type de solidarité qui a été mis en place au profit des personnes âgées : privilégier l’accès aux soins de ceux qui ont le plus de besoins mais qui peuvent avoir des problèmes de financement.

Les évolutions envisagées par décret conduiront à un effort financier dont les conséquences seront importantes pour l’équilibre des régimes. Comme tout opérateur, nous avons des contraintes de solvabilité à respecter, des contraintes concurrentielles de tarif, des contraintes d’équilibre économique. En cas de renchérissement des cotisations du fait d’une solidarité intergénérationnelle financée par tous les actifs en faveur de tous les retraités, nous n’aurons plus forcément la capacité d’aider ceux qui en ont le plus besoin. Il serait peut-être dommage de limiter la solidarité au profit de ceux qui en ont le plus besoin en faisant contribuer des jeunes salariés dans le bâtiment et les travaux publics.

Un salarié de vingt-cinq ans dans le BTP doit payer son véhicule, car il doit se déplacer sur les chantiers, ainsi que beaucoup d’autres choses. Comme la présidente vous l’a dit, dans certains cas, les retraités ont de meilleures capacités financières que les jeunes actifs. En caricaturant quelque peu, on pourrait arriver à des schémas de solidarité à l’envers. Il faut donc être très vigilant sur l’évolution de la réglementation, pour qu’elle ne conduise pas à détruire des solidarités existantes et à développer des phénomènes de solidarité à l’envers.

M. le rapporteur. Madame la présidente, si j’ai bien compris votre exemple, un retraité voit sa cotisation passer de 30 à 45 euros et ne bénéficie plus de la prise en charge de la part employeur. Il voit donc son reste à charge passer de 15 à 45 euros. Sa cotisation va donc tripler. Avec le système prévu par le nouveau décret, quel serait le reste à charge pour un retraité ?

Mme Caroline Tykoczinsky. D’après les textes que j’ai lus, la cotisation sera de 100 %, puis de 125 %, du montant total de la cotisation, sans prendre en considération les 50 % versés par l’employeur. Il s’agit donc bien de 100 % du montant total de la cotisation, pas de la cotisation que le salarié verse.

Une cotisation représente aujourd’hui 75 euros, en fonction des capacités du cotisant. Pour une personne en EHPAD, BTP-Prévoyance va financer plus de 50 % de sa cotisation.

M. le rapporteur. Aujourd’hui, les cotisations sont donc de 50 euros pour un salarié et de 75 euros pour un retraité, sachant que, pour le premier, 25 euros sont pris en charge par l’employeur ?

M. Stephan Reuge. La plupart des retraités ont souscrit une formule à 76 euros pour une personne et à 125 euros pour un couple. C’est une formule de qualité, puisqu’elle permet le double des remboursements du régime « ANI » au niveau de l’optique et du dentaire. Il s’agit là du tarif d’équilibre, avec des frais de gestion parmi les plus bas, ce que permet le paritarisme.

M. le rapporteur. Et pour un salarié, quel est le coût ?

M. Stephan Reuge. Pour un salarié, la cotisation de base, conventionnelle, issue de la loi, est de 22,50 euros. Lorsque vous montez en trois ans à 150 %, vous passez à 34,75 euros.

Pour que l’écart entre la cotisation de 75 euros et celle à 35 euros soit financé, il faudra accepter de renoncer à d’autres éléments, ce qui risque de remettre en cause le financement de certaines solidarités. C’est pour nous une inquiétude, car notre objectif reste de permettre l’accès aux soins à ceux qui en ont le plus besoin. Or nous ne sommes pas persuadés que cette évolution va bénéficier à ceux qui en ont le plus besoin, ni qu’elle sera financée par ceux qui ont le plus de moyens.

Enfin, ce dispositif bénéficie à ceux qui ont terminé leur carrière dans une entreprise. Or, parmi les personnes à la retraite que nous accompagnons, nous voyons beaucoup de personnes qui ont été désocialisées du marché de l’emploi, ou qui ont travaillé dans de petites entreprises. Une grande entreprise existera toujours dix ou quinze ans après le départ d’un salarié, tandis qu’une petite entreprise n’existera pas forcément trois ou cinq ans après la sortie de l’entreprise et le passage à la retraite. Le dispositif, tel qu’il existe, prévoit une solidarité entre actifs et retraités. S’il n’y a plus d’entreprise, il n’y a plus de solidarité.

Vous voyez donc comment ce dispositif peut conduire à des solidarités au bénéfice d’une très large population, y compris des personnes qui ne sont pas les plus prioritaires en termes de besoin de solidarité et d’accès aux soins, et bénéficiera de manière certaine à ceux qui ont travaillé dans des entreprises qui existent dix, quinze ou vingt ans après, mais pas forcément au salarié d’une petite entreprise, qui n’a peut-être pas la même retraite.

Cette évolution soulève donc des questions sociales et éthiques. Nous appliquerons bien entendu la réglementation, mais puisque le texte n’est pas encore paru, nous saisissons cette occasion pour vous alerter sur des phénomènes collatéraux qui ne répondent pas à l’objectif souhaité par la puissance publique.

M. Christophe Sirugue, président. Madame, messieurs, je vous remercie.

*

La mission entend ensuite des représentants du comité national de l’Organisme professionnel de prévention du bâtiment et des travaux publics (OPPBTP) : M. Jean-Claude Guyard, président (FNTP), Mme Véronique Deleville, vice-présidente (Fédération générale FO Construction), M. Paul Duphil, secrétaire général, et, pour le Ministère du travail – direction générale du travail, Mme Bénédicte Legrand-Jung, sous-directrice des conditions de travail, de la santé et de la sécurité au travail, Mme Marie-Laurence Guillaume, chef du bureau équipement et lieux de travail, membre titulaire du Conseil national de l’OPPBTP, et M. Bernard Lancery, chargé de prévention BTP, représentant suppléant.

M. Christophe Sirugue, président. Afin que notre tour d’horizon du paritarisme dans le secteur du bâtiment et des travaux publics soit le plus complet possible, il nous a semblé essentiel de recueillir le point de vue de l’Organisme professionnel de prévention du bâtiment et des travaux publics, l’OPPBTP, qui conseille, forme et informe les entreprises du secteur en matière de prévention des risques et d’amélioration des conditions de travail. Nous sommes donc heureux d’accueillir ses représentants, qui pourront nous dire quelle plus-value la gestion paritaire leur semble produire dans ce secteur, et quelles sont ses évolutions possibles et souhaitables. Je précise que cette audition répond en outre à la demande de notre collègue Gérard Sebaoun que notre mission s’intéresse aux services interentreprises de santé au travail, qui sont gérés de manière paritaire.

Je vous remercie, mesdames, messieurs, d’avoir répondu favorablement à notre invitation, et je vous prie d’excuser l’absence du président Arnaud Richard.

M. Jean-Claude Guyard, président de l’OPPBTP. L’OPPBTP est l’organisme professionnel de prévention du bâtiment et des travaux publics – que l’on aurait aussi bien pu appeler « organisme paritaire de prévention ». Pour planter le décor, comme il se dit souvent sur les chantiers, permettez-moi donc d’aborder successivement ces trois termes : le BTP, la prévention et le paritarisme.

Le secteur du BTP, tout d’abord, possède une forte singularité qui tient à plusieurs facteurs : le caractère temporaire des chantiers, la dispersion géographique, la coactivité, le brassage culturel, la dimension physique des métiers et le fait que chaque chantier soit considéré comme une sorte de prototype. Cette industrie ne repose sur aucun site fixe, mais sur des chantiers uniques sur lesquels règne une ambiance propre à la profession.

La prévention, ensuite, est une préoccupation ancienne dans le secteur du BTP. Créée dès 1859, la caisse de prévention de la chambre syndicale de maçonnerie versait aux ouvriers blessés une indemnisation pendant leur période d’indisponibilité. Au cours de la première moitié du XXsiècle, de nombreux organismes techniques et sociaux du BTP ont vu le jour au fil de l’amélioration des conditions de travail. Un grand nom illustre tous les efforts accomplis en la matière : Pierre Caloni, un visionnaire à qui tous les préventeurs rendent hommage, car il fut en quelque sorte à la prévention ce que Pierre Laroque fut à la sécurité sociale. Créé par un arrêté du 9 août 1947, l’OPPBTP est l’aboutissement de la conviction de Pierre Caloni qu’il était indispensable, compte tenu de la particularité des métiers du secteur du BTP, d’instituer un organisme spécialisé de prévention dont la gestion reposerait sur l’association immédiate des employeurs et des salariés, afin de représenter au mieux les intérêts de ces derniers et de permettre aux entreprises d’améliorer les conditions de travail et, partant, leur performance. Pierre Caloni prônait le paritarisme pour une raison simple : parce que c’est le salarié qui peut être blessé – voire tué – sur le chantier, il doit être placé au cœur de la prévention. Autrement dit, la création de l’OPPBTP donne corps à la volonté du préventeur de créer une instance de prévention propre au secteur du BTP en y associant les employeurs.

Le paritarisme, enfin : l’OPPBTP est un organisme dont la gouvernance est paritaire. Il comporte un comité national et des comités régionaux. Deux dates importantes jalonnent son histoire : 1982 et 2007. En 1982, les lois dites « Auroux » ont imposé la mise en place de comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, les CHSCT, dans toutes les entreprises de plus de 50 salariés, y compris dans le secteur du BTP. Jusqu’alors, l’OPPBTP était considéré comme le CHS de la profession. Il répondait en effet au besoin de mutualisation et de solidarité dans un secteur où la majorité des salariés sont employés dans des petites entreprises. La question de son devenir s’est posée avec l’adoption des lois « Auroux » ; or, l’État et les partenaires sociaux du secteur ont affirmé leur souhait de préserver cette structure spécialisée, compte tenu des enjeux de santé et de sécurité au travail qui persistaient dans la profession. Le rôle de l’OPPBTP consiste donc avant tout à promouvoir la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles ainsi que l’amélioration des conditions de travail dans les entreprises adhérentes.

Le décret du 28 août 2007 modifiant le décret du 4 juillet 1985 relatif à l’OPPBTP a confié la fonction exécutive de l’Organisme au seul conseil du comité national tout en rassemblant la responsabilité de gestion sous l’autorité du secrétaire général, et a étendu la mission de l’Organisme à l’ensemble des acteurs de la profession en l’ouvrant à l’espace européen. Ainsi, les règles de fonctionnement de l’OPPBTP prévoient une gouvernance paritaire s’appuyant sur un conseil du comité national, qui tient le rôle d’organe exécutif suprême, et sur onze conseils des comités régionaux qui jouent un rôle d’appui et de relais. Chacun de ces conseils se compose de dix membres titulaires et de dix membres suppléants à raison de cinq par collège, d’un représentant de l’État – direction générale du travail ou directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi, les DIRECCTE – ainsi que d’un représentant de la Caisse nationale de l’assurance maladie des travailleurs salariés, la CNAMTS, ou des Caisses d’assurance retraite et de la santé au travail, les CARSAT, qui ont une voix consultative. En cas de blocage au niveau national, l’État endosse le rôle de juge départiteur.

Conformément au décret de 2007, l’OPPBTP exerce des missions de conseil, d’information et de formation. C’est un organisme expert qui agit aux côtés de l’État et des organismes de prévention et qui siège dans les instances du Conseil d’orientation des conditions de travail, le COCT. Il contribue, souvent au moyen de conventions, à la formulation et à la mise en œuvre d’actions par les organisations professionnelles syndicales. Son action opérationnelle couvre des sujets nationaux – études, expertise, communication, relations institutionnelles et accompagnement des entreprises et des salariés sur le terrain. Ce sont les actions de conseil, de formation et d’information qui mobilisent la majorité des ressources de l’organisme. Il emploie 335 salariés et son financement repose pour l’essentiel sur le versement des cotisations obligatoires des entreprises adhérentes, son budget annuel étant de l’ordre de 40 millions d’euros.

C’est au conseil du comité national qu’il appartient de voter les orientations. À la fin 2015, les dispositions prévues dans le plan « Horizon 2020 » ont ainsi été adoptées à l’unanimité des membres du conseil, au terme de trois séminaires qui ont donné lieu à de larges échanges et de quatre réunions du conseil, dont deux réunions extraordinaires convoquées pour rechercher le consensus. D’autre part, les comités régionaux tiennent un rôle de témoin et de relais qui démultiplie la capacité d’échange et de dialogue au plus près des problèmes concrets qui se posent sur le terrain.

Je conclurai en disant ceci : le paritarisme est la convergence de points de vue qui, s’ils pouvaient être initialement différents, finissent par se rejoindre dans l’intérêt général, qui doit primer.

M. Christophe Sirugue, président. Quel est le rôle et le point de vue de l’État concernant cet organisme ?

Mme Bénédicte Legrand-Jung, sous-directrice des conditions de travail, de la santé et de la sécurité au travail au ministère du travail. Permettez-moi d’aborder non seulement le fonctionnement du paritarisme au sein de l’OPPBTP mais aussi, de manière plus générale, le rôle très important – quoique de forme variable selon les structures – du paritarisme dans la gestion des questions de santé et de sécurité au travail.

Né d’une initiative professionnelle du secteur du bâtiment et des travaux publics, l’OPPBTP est le seul organisme paritaire de branche qui exerce dans le champ de la santé et de la sécurité au travail. Le paritarisme qui s’y pratique est tout entier tourné vers la recherche du consensus, ce qui est d’autant plus important que les questions de santé et de sécurité au travail sont parfois sensibles pour les employeurs comme pour les salariés. Or, ce paritarisme aboutit régulièrement à des positions consensuelles : comme l’a indiqué le président Guyard, le plan quinquennal qui fixe les priorités de l’organisme a ainsi été adopté à l’unanimité des partenaires sociaux siégeant au conseil, ce qui témoigne de leur capacité à définir des orientations consensuelles sur un sujet qui ne va pourtant pas de soi. Le fonctionnement de l’organisme permet en effet aux partenaires sociaux d’en privilégier les missions opérationnelles de prévention, tant au sein du conseil national que dans les autres instances de concertation et de décision paritaire.

De surcroît, l’OPPBTP obéit au principe de la mutualisation des ressources, sachant que les branches qui y sont représentées possèdent des caractéristiques très diverses – les entreprises ne sont pas les mêmes selon qu’elles exercent dans le secteur du bâtiment ou dans celui des travaux publics, par exemple. De ce point de vue, le paritarisme à l’OPPBTP fonctionne de manière positive et constructive.

L’État, représenté par la direction générale du travail, siège au conseil d’administration de l’organisme avec une voix consultative ; il ne dispose que d’un pouvoir de veto en matière budgétaire. En pratique, il ne se trouve que très rarement en position d’arbitre, sans doute parce que les parties prenantes sont soucieuses d’éviter qu’il n’ait à utiliser ses pouvoirs de départage en préférant le consensus. Dans ces conditions, le rôle de l’État consiste davantage à veiller à la convergence de l’action de l’OPPBTP avec les priorités publiques en matière de santé et de sécurité au travail qui sont notamment définies dans le plan « Santé au travail ».

Puisque la mission d’information a exprimé son souhait d’étendre son champ d’investigation aux services de santé au travail, j’ajouterai de façon plus générale qu’il s’agit d’un domaine où le paritarisme joue un rôle important. Historiquement, la sécurité sociale s’est largement construite autour des questions d’accidents du travail et de maladies professionnelles ; de fait, la branche ATMP (accidents du travail – maladies professionnelles) de la CNAMTS s’appuie sur un paritarisme beaucoup plus poussé que celui des autres caisses de sécurité sociale, dont témoigne le rôle plus important dévolu en matière de prévention et de réparation des risques professionnels à l’instance de gouvernance qu’est la commission des accidents du travail et des maladies professionnelles et, à l’échelle régionale, aux caisses régionales des accidents du travail et des maladies professionnelles. De même, l’Institut national de recherche et de sécurité, l’INRS, qui relève de la branche ATMP, est un organisme très important en matière de prévention et d’expertise des risques professionnels. Le conseil d’administration de cette structure associative est strictement paritaire, et l’État y siège avec une voix uniquement consultative. Quant aux services de santé au travail, leur fonctionnement est désormais paritaire – même si la présidence demeure exclusivement patronale – depuis la réforme de 2011-2012 qui a renforcé le paritarisme de gestion dans ce réseau important, sachant qu’ils sont soumis au régime particulier de l’agrément de l’État. Ce fonctionnement paritaire se retrouve également dans d’autres organismes tels que l’agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail, l’ANACT, et le réseau des associations régionales pour l’amélioration des conditions de travail, les ARACT.

Pourquoi le paritarisme est-il la règle à l’OPPBTP et, plus généralement, dans les instances chargées des questions de santé et de sécurité au travail ? Tout d’abord, ces questions recouvrent des enjeux importants pour les salariés, mais aussi pour les employeurs, qui sont directement responsables et sont tenus par une obligation de sécurité et de résultats en matière de santé au travail – domaine dans lequel ils sont en quelque sorte les gestionnaires du risque. En outre, le ministère du travail est très attaché à ce que les acteurs du paritarisme s’approprient ces enjeux de prévention des risques, non seulement pour conforter le paritarisme de gestion dans les instances et organismes concernés mais aussi au regard de la politique plus globale de prévention et de santé au travail. La direction générale du travail a mené une réforme importante du conseil d’orientation des conditions de travail afin de renforcer la gouvernance tripartite permettant de définir l’orientation donnée à la politique de santé et de sécurité au travail. Il s’agit avant tout de garantir la convergence de l’ensemble des acteurs impliqués autour de priorités communes – étant entendu que les partenaires sociaux, qui siègent dans les conseils d’administration de ces instances, ont vocation à se faire les relais de cette cohérence – mais aussi la convergence des orientations stratégiques. La ministre du Travail vient de présenter le prochain plan « Santé au travail » qui a donné lieu à des échanges approfondis au sein du COCT, et qui contient des orientations adoptées à l’unanimité des organisations syndicales et patronales, y compris sur des points qui n’allaient pas de soi. Le ministère du travail se félicite de cette unanimité qui est de nature à favoriser l’efficacité opérationnelle du système.

M. Jean-Marc Germain, rapporteur. Notre mission d’information vise tout à la fois à dresser un état des lieux et à entendre les acteurs concernés. La branche du bâtiment a toujours été innovante et est professionnellement très structurée ; nous avons donc souhaité obtenir un éclairage particulier la concernant. Nous souhaitons également tracer si nécessaire des perspectives d’évolution ; loin d’être des adeptes de la réforme de dispositifs performants, nous constatons néanmoins que la protection sociale en général et sa dimension paritaire en particulier sont affectées par les transformations de l’économie, la mondialisation, « l’uberisation » de la société, l’éclatement des grandes entreprises en une multitude de petites structures. Nous voulons donc pouvoir formuler des propositions en la matière.

La prévention a connu d’importantes évolutions. S’inspirant des mécanismes adoptés dans les branches, cette question a été confiée au paritarisme en 1947 dans le cadre de la CNAMTS et de la branche ATMP. Il me semble que l’OPPBTP, d’ailleurs, perçoit directement la cotisation de l’ATMP qui lui sert de ressource tandis que les autres secteurs la perçoivent par l’intermédiaire de la CNAMTS – sous réserve de vos précisions sur ce point. Quoi qu’il en soit, l’affaire de l’amiante et d’autres risques professionnels apparus dans les années 1990 sont beaucoup plus difficiles à appréhender qu’un risque physique du quotidien. Si l’on sait évaluer le risque lié au fait de monter sur un échafaudage et la protection qu’il faut y associer, les premiers effets cancérigènes et mortels de l’exposition à l’amiante n’ont pu être détectés qu’au bout de trente ou quarante années, ce qui pose des problèmes complètement nouveaux et beaucoup plus complexes. Il en est résulté une certaine forme d’étatisation par la création d’agences dans le domaine du médicament d’abord, puis du travail.

À la lumière de l’affaire de l’amiante, ne peut-on pas dire que la question de la prévention et de la santé au travail relève fondamentalement d’un tripartisme assumé dans lequel l’État aurait voix au chapitre aux côtés des partenaires sociaux ? Nous considérons en effet, quels que soient les bancs sur lesquels siègent les membres de notre mission, que la participation des acteurs – salariés et employeurs – à la conduite du pays est essentielle, notamment pour tout ce qui touche à l’entreprise, mais nous sommes également tenus de réfléchir à une gouvernance collective qui garantit une protection efficace et permet aux entreprises de fonctionner dans de bonnes conditions. Faut-il donc selon vous s’en tenir à une gestion paritaire ou au contraire envisager une gestion tripartite ?

D’autre part, les différents acteurs concernés font-ils ce qu’ils ont à faire en fonction de leur légitimité ? Les collectivités locales sont souvent critiquées pour leur foisonnement, mais le reproche peut aussi s’adresser aux organismes paritaires.

Surtout, de nouvelles activités et de nouvelles formes juridiques d’organisation se développent, qu’il s’agisse de l’autoentreprenariat ou de l’économie collaborative, qui ne relève ni de l’entreprise ni du salariat mais qui correspondent bien à une forme de travail
– parfois classique, parfois innovant. Cette nouvelle économie ne doit-elle pas nous faire repenser la manière de prévenir les risques ? Nous venons d’entendre la Fédération française du bâtiment et la Confédération de l’artisanat et des petites entreprises du bâtiment, avec lesquelles nous avons évoqué ces activités exercées en dehors de tout cadre – je pense à certains travaux de « bricolage » quasi-professionnel qui ne bénéficient d’aucune protection contre la toxicité éventuelle des produits ou les risques du travail en hauteur et n’offrent aucune garantie aux clients. Qu’en pensent l’OPPBTP et le ministère ?

M. Paul Duphil, secrétaire général de l’OPPBTP. L’OPPBTP bénéficie d’une cotisation spécifique qui n’est pas assimilable à la cotisation ATMP, laquelle est liée au niveau de sinistralité de chaque entreprise. La cotisation versée à l’OPPBTP, en revanche, est fixe et représente 0,11 % de la masse salariale des entreprises, indépendamment de leur performance en matière de prévention.

J’en viens à la question relative au tripartisme, que je serais presque tenté de retourner : le fonctionnement actuel est déjà tripartite de facto. Certes, l’État ne prend pas part au vote sur les orientations. Cependant, c’est lui qui a fixé par décret le cadre de fonctionnement de l’OPPBTP, à qui il incombe donc une mission clairement impartie par l’État. D’autre part, nous veillons avec la plus grande attention à la bonne coordination entre les actions de l’OPPBTP et l’État. Ainsi le conseil de l’OPPBTP a délibérément décidé dès 2009 de caler le rythme d’application de nos plans stratégiques sur celui du plan « Santé au travail ». Mme Legrand-Jung pourra témoigner comme moi de l’investissement quasi-quotidien que nous déployons pour garantir la coordination et la complémentarité des actions des uns et des autres. Faut-il aller plus loin en formalisant davantage ce tripartisme ? Je m’interroge plutôt sur l’apport supplémentaire qui pourrait en résulter par rapport au fonctionnement actuel. Quoi qu’il en soit, l’intérêt du tripartisme de fait qui régit la prévention des risques professionnels est évident. Dans son récent rapport, M. Jean-Denis Combrexelle a clairement indiqué que les questions de santé et de sécurité au travail relèvent de l’ordre public et à ce titre, n’a pas envisagé qu’elles soient confiées à la seule responsabilité de l’entreprise et des partenaires sociaux.

Ensuite, il est vrai que les acteurs compétents en matière de santé et de sécurité au travail sont nombreux, mais il est tout aussi vrai que leur rôle a évolué ces dernières années. L’acteur phare aujourd’hui, ce sont les services de santé au travail, qui possèdent la capacité opérationnelle la plus forte d’accompagnement des entreprises et des salariés, puisque quelque 20 000 personnes y exercent. D’autre part, leur mission subit un changement profond : le Gouvernement et le législateur, en effet, ont souhaité que cette mission qui, auparavant, était presque exclusivement médicale et individuelle, devienne bien davantage une mission de tiers temps consistant en un accompagnement sur le terrain de l’entreprise au sens collectif du terme.

En clair, les grands acteurs que sont aujourd’hui l’État, la CNAMTS, l’ANACT, l’INRS, l’OPPBTP et les services de santé au travail déploient leurs moyens avec plus de cohérence, l’État donnant des impulsions bienvenues – le premier plan « Santé au travail », notamment, qu’avait lancé M. Gérard Larcher, visait à ce que les différents organismes se connaissent mieux et qu’ils construisent leurs actions de manière plus complémentaire. Je ne prétends pas que le mécanisme actuel soit abouti : les services de santé au travail doivent à l’évidence investir le champ des missions nouvelles qui leur ont été confiées par la loi du 20 juillet 2011 relative à l’organisation de la médecine du travail ; nous n’avons pas encore atteint le bout du chemin, et un important accompagnement opérationnel demeure nécessaire. Je peux néanmoins témoigner du fait que l’action menée par les uns et les autres est plus efficace et cohérente.

S’agissant de l’émergence de nouvelles activités, rappelons que le secteur du bâtiment et des travaux publics se caractérise par plusieurs spécificités ; j’en citerai deux. La coactivité sur les chantiers, tout d’abord : il est rare qu’un professionnel intervienne seul ; au contraire, il doit travailler en coordination avec d’autres acteurs dont il lui faut posséder une compréhension parfois intuitive. D’autre part, ce secteur demeure soumis à un risque élevé d’accident. Se pose donc la question de la compétence minimale des acteurs : pour éviter les troubles à l’ordre public, les activités de ce milieu dangereux par nature sont soumises à une exigence de compétence minimale en matière de santé et de sécurité au travail. Il est vrai que la diversité des intervenants, de leurs statuts et de leurs responsabilités en termes de santé et de sécurité constitue plutôt une source de difficultés. La question ne se pose pas seulement dans le cas des autoentrepreneurs : face à l’irruption croissante de salariés détachés par des entreprises étrangères, l’application concrète des règles juridiques laisse certainement à désirer.

M. Jean-Claude Guyard. Quant à savoir si notre mille-feuille compte ou non une couche de trop, je rappelle que l’OPPBTP est le seul organisme professionnel de prévention. Il va de soi qu’il ne fait pas cavalier seul : il agit en étroite collaboration avec la CNAMTS, avec les CARSAT, avec l’INRS et, bien entendu, avec le ministère du travail. Cette mutualisation constitue néanmoins une originalité et un point fort auquel les partenaires sociaux tiennent beaucoup.

Je rappelle d’autre part que le secteur dit du BTP couvre à la fois celui du bâtiment, mais aussi celui des travaux publics, que l’on oublie parfois. Ces deux activités ont certes des points communs, mais aussi des différences.

Mme Bénédicte Legrand-Jung. Vous avez évoqué la question de l’amiante, au sujet de laquelle le ministère du travail et l’INRS ont été mis en cause. Il va de soi qu’en matière de santé et de sécurité au travail, la responsabilité de l’État demeure fondamentale. Le rôle que doivent jouer les partenaires sociaux ne remet aucunement en question celui de l’État.

La santé et la sécurité au travail relèvent tout à la fois de l’expertise sanitaire, un domaine dans lequel l’État joue un rôle primordial pour tirer les conséquences des données scientifiques concernant les risques associés à telle ou telle substance, et du dialogue social concernant le travail et son organisation. Elles relèvent donc aussi des partenaires sociaux. De ce fait, le concept de tripartisme est sans doute adapté à ces questions, sachant qu’il appartient à l’État de fixer les normes et les règles en s’appuyant sur les données scientifiques et en veillant à ce qu’il existe une capacité d’expertise – c’est par exemple l’objet de l’agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail, l’ANSES. Les partenaires sociaux, quant à eux, sont les acteurs de la santé au travail dans les entreprises et dans les branches professionnelles. Les organismes tels que l’OPPBTP élaborent des outils de prévention, mais ne conduisent pas des missions d’expertise sanitaire. Il va de soi que le conseil d’administration de l’ANSES n’est pas composé de la même façon que celui de l’OPPBTP, même si les partenaires sociaux y sont également représentés. C’est dans le cadre du conseil d’orientation des conditions de travail que nous tâchons d’articuler l’ensemble de ces points de vue sur la santé au travail. À cet égard, nous réfléchissons à adapter la gouvernance de l’INRS – qui possède une compétence plus poussée dans le domaine de l’expertise sanitaire – pour qu’elle corresponde davantage aux missions de cet organisme, qui est presque intégralement financé par la branche ATMP, dont le budget est de l’ordre de 100 millions d’euros et dont le conseil d’administration est strictement paritaire, alors qu’il conduit des travaux d’expertise – concernant l’amiante, par exemple – sur lesquels le ministère du travail s’appuie. Quoi qu’il en soit, le mode de fonctionnement actuel peut s’assimiler à un tripartisme.

Certes, les acteurs de la santé au travail sont nombreux et il est indispensable de renforcer la cohérence et l’efficacité globale du système. Nous avons par exemple mis au point un mécanisme de contractualisation entre les services de santé au travail, les CARSAT, qui relèvent de la Sécurité sociale, et les services de l’État. Les partenaires sociaux doivent renforcer cette concertation dans les différentes instances où ils siègent.

Enfin, l’émergence de nouvelles formes d’activité constitue un enjeu majeur pour l’avenir, auquel nous commençons à réfléchir. Le développement du télétravail, par exemple, soulève des questions de prévention des risques, de prise en charge des accidents du travail, de régulation de la charge de travail. De même, le développement de plateformes collaboratives et « d’uberisation » impose une réflexion collective.

M. Gérard Sebaoun. M. Duphil nous a expliqué que la loi de 2011 relative à l’organisation de la médecine du travail n’avait pas encore produit tous ses effets : je partage cet avis, même si nous sommes sur la bonne voie – raison pour laquelle il ne faut pas bouleverser le dispositif en vigueur.

Une règle fait toutefois dissensus, et non consensus : en vertu de l’article L. 4622-11 du code du travail modifié par la loi de 2011 précitée, la présidence du service de santé au travail est exercée par un représentant des employeurs qui dispose d’une voix prépondérante. Qu’en pensez-vous ?

D’autre part, la cotisation liée à la sinistralité des entreprises est-elle uniforme, de sorte que le financement de l’OPPBTP est intégralement mutualisé, ou tenez-vous compte de la sinistralité des entreprises adhérentes ?

M. Paul Duphil. Il s’agit d’une cotisation uniforme et indépendante du niveau de sinistralité propre à chaque entreprise.

M. Gérard Sebaoun. En matière de pénibilité, le législateur a pourtant prévu – en dépit de nombreuses critiques – de moduler les cotisations, comme c’est le cas dans la branche ATMP. Je suis donc surpris que vous jugiez normal le caractère uniforme de la cotisation qui vous est versée.

M. Paul Duphil. Ce caractère uniforme revêt une dimension historique, puisque la cotisation en question a été créée dès 1947 et fixée à l’époque à un niveau légèrement supérieur – 0,15 % de la masse salariale. Il s’agit d’une cotisation très modeste qui, rapportée au nombre de salariés, ne dépasse pas 22 à 25 euros par salarié et par an. La branche a confirmé son souhait d’une mutualisation parfaite dans un contexte de coactivité où le risque est largement partagé. Les entreprises dotées d’un CHSCT qui accomplissent certaines activités particulières peuvent solliciter une remise sur le montant de la cotisation qu’elles versent à l’OPPBTP ; en pratique, néanmoins, nous ne sommes presque jamais saisis de telles demandes, les entreprises respectant le principe général de mutualisation.

Quant au point de la loi qui fait dissensus, permettez-moi de répondre à côté : de mon point de vue de technicien, il ne s’agit pas aujourd’hui de l’enjeu principal, lequel consiste plutôt à ce que les services de santé au travail – notamment leur présidence et leur direction – aient une bonne compréhension des nouvelles orientations fixées dans la loi et qu’ils prennent toutes les mesures internes de gestion du changement pour faire comprendre les nouvelles dispositions et en réussir la mise en œuvre. Les habitudes anciennes sont en effet bousculées et les compétences à mobiliser sont nouvelles. Ce virage présente manifestement des difficultés. Que la présidence des services soit tournante ou qu’elle ne soit confiée qu’au seul collège des représentants d’employeurs ne constitue pas de ce point de vue un obstacle majeur.

M. Gérard Sebaoun. La question ne fait pas dissensus par hasard : le CISME (Centre interservices de santé et de médecine de travail en entreprise), qui regroupe un grand nombre de services interentreprises de santé au travail, a joué un rôle moteur dans la modification – la révolution, même – que nous proposons dans ce champ. Le fait de confier systématiquement la présidence des services aux employeurs n’est pas un sujet mineur. Vous avez répondu à côté ; je l’ai bien entendu.

M. Christophe Sirugue, président. Le caractère atypique de l’OPPBTP pourrait-il être dupliqué, ou ce mode de fonctionnement vous est-il propre et tient-il à l’histoire ? C’est une piste que nous pourrions envisager dans le cadre des réflexions que nous conduisons.

Mme Bénédicte Legrand-Jung. C’est un mode de fonctionnement propre au secteur, car les questions de santé au travail sont très spécifiques, et le tripartisme permet de croiser l’approche de l’expertise scientifique avec le dialogue social. Faut-il dupliquer ce paritarisme de gestion ? Il est efficace à l’OPPBTP, qui ne relève pas du domaine de l’expertise sanitaire. Plus globalement, nous nous efforçons de renforcer la convergence des nombreux réseaux qui exercent en matière de santé au travail. À ce stade, le tripartisme a produit des résultats positifs, notamment dans le cadre du dernier plan « Santé au travail ». Les partenaires sociaux se sont saisis au sein du conseil d’orientation des conditions de travail de la question de l’évolution de la médecine du travail et ils ont récemment publié un mémorandum contenant plusieurs points de convergence entre l’ensemble des organisations syndicales et patronales. Nous nous en félicitons, car ce sujet peut susciter des difficultés dans le dialogue social et le consensus n’est pas toujours aisé. Nous disposons en l’espèce de points de consensus sur lesquels nous pourrons ancrer la réforme.

M. Jean-Claude Guyard. L’OPPBTP fonctionne bien, mais il serait prétentieux de vouloir le dupliquer ailleurs ; laissons cela à d’autres interlocuteurs plus compétents. Cela étant, les partenaires sociaux sont très attachés à l’organisme et à son bon fonctionnement. Il va de soi que les adaptations à faire seront faites, mais le sentiment général est celui-ci : ne cassons pas ce qui marche. On peut toujours faire mieux ou davantage, mais il faut rester prudent : loin d’être de pure façade, la concertation et le consensus reposent sur des décennies d’existence, de bon fonctionnement et de compréhension mutuelle.

M. Christophe Sirugue, président. Mesdames, messieurs, je vous remercie.

*

Enfin, la mission entend M. Raymond Soubie, président du groupe d’information professionnelle AEF, président des sociétés de conseil Alixio et Taddeo, conseiller du Président de la République de 2007 à 2010.

M. Christophe Sirugue, président. Je vous remercie d’avoir répondu favorablement à notre invitation, monsieur Soubie, d’autant que nous avions dû reporter une première audition en raison des événements du 13 novembre. Je vous prie d’excuser l’absence du président Arnaud Richard et celle de notre rapporteur, Jean-Marc Germain, qui défend en ce moment même les amendements qu’il a déposés sur un texte de loi.

Vous avez participé vous-même à de nombreuses négociations sociales et interprofessionnelles. Au cours de votre carrière dans les cabinets ministériels et présidentiels, vous avez aussi suivi ou inspiré plusieurs réformes dans le champ social, notamment au cours des années récentes. Quel constat dressez-vous sur le paritarisme et le dialogue social ? Quelle est votre réflexion sur les perspectives du paritarisme ? Comment doit-il évoluer selon vous, compte tenu notamment du développement de nouvelles formes de travail
– autoentrepreneuriat, « uberisation », etc. ?

M. Raymond Soubie, président du groupe d’information professionnelle AEF, président des sociétés de conseil Alixio et Taddeo, conseiller du Président de la République de 2007 à 2010. Au regard de l’histoire sociale de la France, les régimes paritaires sont relativement anciens : ils sont l’aboutissement de soixante ans de négociations interprofessionnelles, la création des régimes de retraite complémentaire remontant à la Libération. La mise en place de ces régimes n’a d’ailleurs pas toujours été facile.

Les régimes paritaires sont de nature très différente. Si les partenaires sociaux ont un véritable pouvoir de décision dans certains d’entre eux – retraite complémentaire, assurance chômage, prévoyance, formation –, d’autres régimes, tout en demeurant paritaires, ont été vidés de leur substance, en particulier celui de l’assurance maladie. Ainsi, les ordonnances de 1967 avaient prévu que le conseil d’administration de la Caisse nationale de l’assurance maladie pouvait décider des augmentations de cotisation. Les partenaires sociaux disposaient, au moins en droit, de ce pouvoir financier, mais ils ne l’ont jamais utilisé, estimant qu’il était préférable de laisser l’État prendre les mesures impopulaires lorsqu’elles étaient nécessaires. Ce pouvoir leur a finalement été retiré à la faveur de la réforme Douste-Blazy, qui a remplacé les conseils d’administration par des conseils de surveillance. On affirme généralement que la protection sociale est confiée à des régimes paritaires, mais, selon moi, on ne peut pas dire qu’ils soient véritablement paritaires lorsque l’État est seul maître des financements et des prestations.

La vie a été relativement facile pour les régimes paritaires tant que la vie en général a elle-même été facile. En d’autres termes, au cours des périodes de croissance, ces régimes évoluaient dans le sens d’une amélioration continue en faveur des salariés. C’est ce qu’André Bergeron, secrétaire général de Force ouvrière, appelait « le grain à moudre ». Or depuis quelque temps – mais depuis peu au regard de leur histoire –, les régimes paritaires sont confrontés à un problème considérable : le ralentissement de la croissance et, partant, celui de leurs recettes.

Longtemps, les déficits ont été acceptés, car on partait du principe que ces régimes jouaient un rôle contracyclique et qu’il y aurait un retournement de la conjoncture. Mais, aujourd’hui, on se trouve dans le bas de la courbe et on ne voit guère se profiler, pour l’instant, le haut de la courbe. Certains défaitistes notoires annoncent la fin de la croissance et estiment que nous entrons dans une période de décroissance séculaire. Ce courant de pensée est parti des États-Unis, notamment avec Robert Gordon, mais cette thèse est également défendue par des économistes européens et français. Si d’autres économistes sont moins pessimistes, aucun n’est cependant réellement optimiste.

Les régimes paritaires enregistrent des déficits considérables qui, cumulés, se traduisent par un endettement élevé : en 2017-2018, celui de l’Unédic sera supérieur à 30 milliards d’euros. Dès lors, les mesures que l’on doit prendre pour sauvegarder ces régimes sont désormais en défaveur des salariés. Nous l’avons vu récemment avec les deux négociations sur les régimes de retraite complémentaire et nous allons le voir très prochainement, à plus forte raison, lors de la négociation de la convention relative à l’assurance chômage.

La succession de réformes des régimes obligatoires et complémentaires tient au fait que les réformes conduites jusqu’à ces toutes dernières années se sont fondées sur des hypothèses économiques qui étaient, à l’évidence, complètement « à côté de la plaque »
– passez-moi l’expression. Par exemple, dans la situation que nous connaissons actuellement et qui est appelée, je le crains, à durer un certain temps, il n’est pas sérieux de bâtir un scénario économique en se fixant comme objectif un taux de chômage de 4,5 %.

Les partenaires sociaux qui gèrent les régimes partiaires ne sont donc plus du tout dans la situation qui était la leur il y a encore dix ou quinze ans : ils sont désormais obligés de gérer la difficulté. Avec un phénomène aggravant : les gouvernants, quels qu’ils soient, aiment à se décharger sur eux des mesures désagréables, en arguant habilement qu’ils respectent ainsi le dialogue social. Aujourd’hui, les partenaires sociaux ne sont pas à même
– on les comprend – d’assumer des décisions qui peuvent être perçues comme négatives pour les salariés. La négociation sur l’assurance chômage l’illustrera sans doute de manière très intéressante.

En résumé, les régimes paritaires fonctionnent bien par beau temps et à peu près correctement par temps maussade, mais leur mode de gouvernance ne peut pas fonctionner lorsque soufflent des vents contraires violents. Ce raisonnement vaut d’ailleurs pour l’ensemble de la négociation collective : on constate actuellement que tous les partenaires sociaux rechignent à prendre des mesures fortes.

Il y a trois jours, le Premier ministre a indiqué qu’il fallait privilégier les accords d’entreprise majoritaires, signés par des syndicats représentant au moins 50 % des salariés. Le nombre d’accords majoritaires risquant d’être faible, la ministre du travail a ensuite précisé qu’un accord d’entreprise signé par des syndicats représentant au moins 30 % des salariés serait valide à condition d’être approuvé par la majorité des salariés – on ajouterait donc cette condition à la règle de validité actuelle.

J’ai été très intéressé par ces déclarations, qui ont d’ailleurs reçu le soutien de la Confédération française démocratique du travail (CFDT). On peut certes estimer que ce sont des règles de bon sens, mais on « introduit un larron », la démocratie sociale directe, dans la négociation collective et les régimes paritaires. Si on s’engage dans cette voie, pourquoi ne pas aller jusqu’à considérer qu’il suffit d’un vote positif des salariés pour valider un accord qui n’a pas été signé par les syndicats ? Certains le proposent. Or, à mon sens, c’est le contraire de la négociation collective. Car quel syndicat prendra la responsabilité de signer un accord qui peut être désavoué par les salariés, ou le contraire ? En outre, la démocratie directe peut fonctionner pour un accord d’entreprise portant, par exemple, sur le travail le dimanche, mais pas pour un système global de négociations interprofessionnelles.

Par ailleurs, les partenaires sociaux ne vont pas bien. La France est le pays d’Europe où le taux de syndicalisation est le plus bas : un peu moins de 5 % pour le secteur privé, un peu plus de 8 % pour l’ensemble des secteurs public et privé. Auparavant, ce n’était pas vraiment tragique, car les nombreuses enquêtes dont nous disposons – enquêtes réalisées sur longue période ou dans telle branche ou entreprise – montraient que les salariés soutenaient les syndicats. À défaut d’une légitimité d’adhésion, ceux-ci bénéficiaient d’une légitimité d’opinion.

Or cette légitimité est en train de s’effriter : depuis peu, on assiste à un décrochage des syndicats – le mot n’est pas trop fort – dans l’opinion des salariés. Selon la dernière enquête du Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF), les salariés les mettent dans le même sac que les banques, ce qui est l’insulte suprême ! La presse est, elle aussi, à un niveau très bas. Quant aux institutions politiques, ce n’est pas le lieu pour en parler... On a l’impression que les institutions, les corps intermédiaires et les relais médiatiques font l’objet d’un rejet, ce qui est nouveau dans l’histoire sociale de la France. Ce rejet a probablement toujours existé, mais jamais à un tel degré. Cela m’inquiète donc que l’on ait choisi ce moment pour introduire la démocratie directe que j’ai évoquée précédemment.

Du côté patronal, la situation n’est guère meilleure : on ne peut pas dire que beaucoup d’entreprises se reconnaissent dans leurs organisations professionnelles. Le sentiment d’adhésion n’est pas plus fort que chez les salariés.

La thèse la plus répandue aujourd’hui, c’est qu’il faut rapprocher la négociation de l’entreprise pour faciliter les choses. Or ce n’est pas nécessairement évident à faire et, par construction, c’est impossible pour ce qui est des régimes paritaires. En outre, certains commencent à défendre la thèse, soit en chuchotant, soit ouvertement, qu’il faudrait abroger le monopole syndical au premier tour des élections aux institutions représentatives du personnel au motif qu’il empêche des personnes autonomes d’être candidates. Tout cela risque cependant d’aboutir non pas à un renforcement, mais à un affaiblissement des acteurs et, partant, des régimes paritaires et de la négociation collective.

Les régimes paritaires assurent des transferts sociaux ou apportent des avantages sociaux. Si les pessimistes ou, même, les « semi-pessimistes » ont raison, nous devrons mener une réflexion de fond sur l’ensemble de nos transferts sociaux, déterminer ceux qui sont prioritaires et ceux qui ne le sont pas. Il y a quelques mois, la dernière livraison de l’enquête du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (CREDOC) a montré, pour la première fois depuis vingt-cinq ans, un moindre attachement des Français et, parmi eux, des salariés, aux transferts sociaux. Or le système de transferts tient parce qu’il y a une solidarité entre les gens, par exemple une solidarité entre les générations dans le cas de la retraite par répartition. Si la solidarité commence à se fissurer, c’est le principe, le soubassement même des régimes paritaires qui est menacé.

Pour toutes les raisons que je viens d’évoquer – contexte économique incertain ; affaiblissement des syndicats, qui sont obligés, dans le même temps, de prendre la responsabilité de mesures difficiles… –, je suis inquiet pour l’avenir des régimes paritaires et de la négociation collective.

M. Christophe Sirugue, président. Merci beaucoup pour votre présentation, monsieur Soubie. Quid de l’articulation entre démocratie parlementaire et démocratie sociale ? C’est parfois un exercice difficile : lorsque des accords signés par les partenaires sociaux nous sont transmis, nous devons faire la part des choses entre le respect de la négociation qui a eu lieu et le rôle du Parlement. Et cette articulation pourrait devenir plus compliquée encore si l’on introduit les éléments de démocratie sociale directe que vous avez évoqués.

M. Raymond Soubie. La démocratie parlementaire l’emporte sur la démocratie sociale, ainsi que le veut la hiérarchie des normes.

Il y a deux ans, au Conseil économique, social et environnemental (CESE), à l’occasion de la rédaction d’un rapport sur la formation professionnelle, nous avons reçu Jacques Delors en section. Il se trouve que j’avais travaillé auprès de lui à l’élaboration de la loi sur la formation professionnelle de 1971. Je lui ai posé une question dont je connaissais la réponse : « La loi de 1971 a totalement respecté l’accord préalablement conclu entre les partenaires sociaux, n’est-ce pas ? » Il m’a regardé, stupéfait, et m’a répondu : « Cher Raymond, nous y avons travaillé ensemble ! Vous avez perdu la mémoire : bien sûr que non ! » En réalité, les dispositions relatives au financement, qui étaient le cœur du réacteur, ne figuraient pas dans l’accord : elles n’ont été introduites que dans la loi. J’ai alors complété ma question à Jacques Delors : « C’est de l’histoire ancienne. Aujourd’hui, selon vous, le Parlement est-il tenu de suivre un tel accord ? » Il nous a répondu que non, et je suis de son avis.

Il y a environ sept ans, lorsque j’étais conseiller à l’Élysée et que la réforme constitutionnelle était en préparation – les réformes constitutionnelles donnent toujours des idées à beaucoup de gens, c’est la loi du genre –, les dirigeants de deux grandes organisations françaises, dont je tairai le nom, ont fait une démarche commune auprès de moi afin que soit introduit dans la Constitution le principe selon lequel un accord national interprofessionnel (ANI) signé par des syndicats représentant au moins 50 % des salariés aurait valeur de loi. Je leur ai répondu : « Comment pouvez-vous dire qu’un accord signé par les partenaires sociaux, fût-il majoritaire, équivaut à la loi ? Que faites-vous de la souveraineté nationale ? »

Quel que soit le système d’adoption de ces accords, qu’il y ait un référendum ou non, le dernier mot doit appartenir au Parlement. Bien entendu, celui-ci doit agir avec habileté – il le fait. En tout cas, il ne doit pas être pieds et poings liés, non seulement pour la raison de principe que j’ai évoquée alors, la primauté de la souveraineté nationale, mais aussi pour des raisons pratiques : il arrive que ces accords soient décidés dans la précipitation, par des partenaires sociaux fatigués, qui se réunissent de nuit, et que certaines parties du texte ne soient pas parfaitement limpides, pour ne pas dire qu’elles sont incompréhensibles, ce que les signataires reconnaissent eux-mêmes le lendemain matin… Il arrive aussi que des mesures soient introduites au dernier moment pour emporter l’accord de l’autre partie – ce qui se comprend dans une négociation – sans que personne ait réfléchi à leur applicabilité. Dans ces cas-là, le Parlement est amené à jour un rôle de « tamis ».

M. Gérard Sebaoun. Merci, monsieur Soubie. Vous nous impressionnez, et vous êtes encore mieux en vrai qu’à la télévision !

Accompagnant un discours ambiant, un locataire illustre du palais de l’Élysée a prétendu se passer des corps intermédiaires, ce qui a nui à l’équilibre entre les forces patronales et syndicales.

Dans les enquêtes d’opinion, les syndicats sont en effet en perte de vitesse. En revanche, le patron et l’entreprise gardent une image relativement positive auprès des salariés, sans doute en raison de leur dimension protectrice : on est déjà content d’avoir un emploi…

Compte tenu de ce que vous nous avez dit, quid de l’avenir de la retraite par répartition ? Les générations les plus jeunes s’interrogent à ce sujet.

Comment faire aujourd’hui pour que les partenaires sociaux continuent à négocier ? Le lieu et le cadre de la négociation, ainsi que l’identité de celui qui tient la plume, ne sont pas neutres à cet égard, à plus forte raison lorsque les discussions ont lieu la nuit.

M. Raymond Soubie. J’ai déjà répondu à votre question concernant la retraite par répartition. En 2006, j’ai reçu un grand universitaire américain qui souhaitait comprendre nos régimes de retraite. À sa demande, je lui ai expliqué notre système par répartition. Il a été très surpris lorsque je lui ai dit qu’il n’y avait pas de provisions pour les retraites futures. Je lui ai expliqué que les pensions étaient garanties par la solidarité entre les générations. Il s’est alors étonné que les gens ne descendent pas dans la rue contre un tel système. Je lui ai répondu qu’ils descendaient bien dans la rue, mais pour le défendre.

Négocier de nuit n’est pas une bonne chose. Généralement, on passe des mois à discuter des préambules et on décide de tout dans les derniers jours ou les dernières heures. Certes, il en va ainsi de toutes les négociations dans la vie réelle, mais il faudrait peut-être un mode de fonctionnement un peu plus raisonné.

Dans la tradition française, c’est toujours le patronat, actuellement le Mouvement des entreprises de France (MEDEF), qui tient la plume. Les organisations syndicales contestent cet usage, mais pas au point de refuser de négocier ou d’exiger d’exercer elles-mêmes cette responsabilité ou de la partager. Du reste, le patronat ne serait pas contre. Au fond, les syndicats s’accommodent très bien de la situation actuelle pour plusieurs raisons. D’abord, lorsque les sujets sont très techniques, les syndicats peuvent soutenir des thèses ou contester le système proposé, mais ils n’ont pas toujours les moyens de concevoir eux-mêmes un système alternatif – c’est d’ailleurs un véritable problème. Ensuite, les syndicats qui savent très bien qu’ils ne vont pas signer n’ont aucun intérêt à prendre la plume : ils préfèrent s’opposer aux propositions en dénonçant leur caractère unilatéral et inacceptable. Enfin, n’oublions pas que le patronat tient toujours une série de rencontres officieuses avec les syndicats avant de présenter un avant-projet. Donc, sauf exception, le jour où le papier arrive sur la table, les syndicats, tout au moins ceux qui sont prêts à négocier et, le cas échéant, à signer, en connaissent déjà le contenu.

Quant au lieu des négociations, c’est traditionnellement le siège du MEDEF, qui est confortable, central et pratique pour tout le monde. On ne trahit pas son âme en fonction du lieu où l’on négocie ! Comme vous le savez, il est question de faire du CESE, qui a déjà accueilli la grande conférence sociale, l’hôte régulier, le « Hilton » des négociations – dans lesquelles il ne jouera pas davantage de rôle qu’aujourd’hui. Pourquoi pas ?

La question de savoir qui tient la plume est certes plus importante que celle du local des négociations, mais ce n’est pas, selon moi, une question centrale.

M. Denys Robiliard. Dans votre intervention liminaire, vous avez évoqué avec beaucoup de franchise l’état des organisations patronales et des syndicats de salariés. Le tableau que vous dressez est assez inquiétant : les syndicats sont fragilisés ; de nombreuses entreprises ne se reconnaissent pas dans leurs organisations professionnelles ; les évolutions envisagées, en particulier le référendum d’entreprise, risquent d’affaiblir encore la démocratie sociale indirecte. Avez-vous constaté d’autres évolutions ou relevé d’autres signes plus encourageants ?

S’agissant des syndicats, vous avez cité une étude du CEVIPOF qui montre leur décrochage dans l’opinion des salariés. Historiquement, le taux de syndicalisation a toujours été faible en France, mais la situation s’aggrave encore. Avez-vous des explications à cet égard ? Habituellement, on répond à cela que le soutien des salariés aux syndicats se manifeste dans la participation relativement élevée aux élections professionnelles. Selon vous, peut-on continuer à fonder la légitimité syndicale sur ces élections et à déduire la carte de la représentativité syndicale de leurs résultats ? Si tel n’est pas le cas, quelles peuvent être les sources de la légitimité syndicale ?

Même question, mutatis mutandis, en ce qui concerne les organisations patronales. Comme vous le savez, nous sommes sortis du régime de présomption de représentativité : la loi relative à la formation professionnelle, à l’emploi et à la démocratie sociale a défini un mode de calcul de la représentativité patronale. Celui-ci est-il pertinent selon vous ? Il a été immédiatement contesté, y compris par ceux qui avaient initialement approuvé l’orientation fixée par le texte, lorsqu’ils se sont rendu compte de ses conséquences potentielles.

Nous nous interrogeons sur la force que le Parlement doit donner aux ANI qui supposent une modification de la loi. Mais, avant même de se poser cette question, ne faut-il pas se demander ce qu’il restera de la démocratie sociale indirecte si les organisations qui négocient n’ont plus de légitimité ?

M. Raymond Soubie. On oublie que le taux de syndicalisation était encore d’environ 25 % dans notre pays à la fin des années 1970. Depuis lors, il s’est effondré. Et la France ne fait pas exception : le taux de syndicalisation a baissé dans tous les pays. Même en Allemagne, que l’on cite très souvent en exemple, il est tombé à 15 %.

Quelle est la raison de cette baisse ? Cela rejoint la question des formes de travail. En France, les taux de syndicalisation étaient d’autant plus élevés que les salariés étaient regroupés dans des ensembles organisés, le modèle étant l’usine. La désindustrialisation de la France au cours des vingt-cinq dernières années, qui est colossale, a entraîné mécaniquement une diminution du taux de syndicalisation. Les nouveaux secteurs qui ont émergé, notamment dans les services, sont beaucoup plus atomisés. Et il n’existait pas dans ces secteurs, sauf exception, de forte tradition syndicale. Il y a donc une tendance de fond, structurelle, sociologique, à la baisse du taux de syndicalisation.

Outre le taux de syndicalisation, il existe deux sources de légitimité pour les syndicats : les enquêtes que j’ai évoquées et la participation aux élections professionnelles. Cette dernière se maintient à peu près. Cependant, elle devrait finir par baisser également du fait de l’effritement du soutien aux syndicats mesuré par les enquêtes d’opinion.

Il faut renforcer la légitimité des syndicats. J’ai agi en ce sens : lors de l’examen de la loi de 2008, j’ai beaucoup plaidé en faveur de la règle selon laquelle un syndicat doit avoir obtenu au moins 10 % des voix pour pouvoir conclure un accord d’entreprise.

S’agissant de la représentativité patronale, le débat porte actuellement sur la question de savoir si l’on doit s’en tenir au seul critère du nombre d’entreprises ou si l’on doit aussi prendre en compte, dans une mesure à déterminer, le nombre de salariés. En tout cas, il me paraît évident que l’on ne peut pas mettre sur le même plan Renault et une entreprise de dix salariés. Ce sujet difficile fait actuellement l’objet de discussions entre les deux principales organisations patronales, le MEDEF et la CGPME – Confédération générale des petites et moyennes entreprises –, qui finiront bien par trouver une solution. Même si les nouvelles règles paraissent plus justes et équitables, j’ai toujours été opposé à l’ouverture de ce dossier car, ainsi que nous le constatons actuellement, ces deux organisations ont engagé un combat pour la représentativité qui promet d’être long, propice à la surenchère et gênant pour la négociation collective.

M. Gérard Sebaoun. Seriez-vous favorables à l’obligation d’affiliation à un syndicat, avec des droits qui seraient attachés à cette obligation, comme cela existe dans d’autres pays ?

M. Raymond Soubie. Je ne crois pas qu’il soit possible d’obliger les salariés à adhérer à un syndicat. Le Conseil constitutionnel ne laisserait probablement pas passer une telle mesure : la liberté, c’est aussi celle de ne pas adhérer.

Il y aurait un autre moyen de donner de la légitimité aux syndicats : décider que certains accords ne s’appliquent qu’aux adhérents des syndicats qui les ont signés. Chaque fois que j’évoque cette idée, cela provoque une levée de boucliers : cette mesure irait, me dit-on, à l’encontre de toute la tradition du droit français, qui consiste à prendre des dispositions erga omnes et à appliquer à tous, par des procédures d’extension, les règles contenues dans les accords. Telle est bien la pratique, mais, ce faisant, on enlève l’intérêt qu’auraient les salariés à adhérer à un syndicat. Il ne faut pas généraliser ladite mesure, mais on pourrait l’expérimenter dans certains domaines périphériques tels que la prévoyance.

M. Denys Robiliard. Ainsi que vous l’avez relevé, il y a, dans les orientations politiques actuelles, une volonté de rapprocher la négociation de l’entreprise. On tend même à faire primer la négociation d’entreprise sur celle de branche. Qu’en pensez-vous ? Est-ce pertinent ? Quels sont les avantages et les inconvénients ?

M. Raymond Soubie. Rapprocher la négociation de l’entreprise, c’est-à-dire des salariés et de ce que souhaitent les gens sur le terrain, est en soi une bonne idée. Mais il faut mettre immédiatement des bémols, ainsi que l’a très bien fait Jean-Denis Combrexelle dans son rapport sur la négociation collective, le travail et l’emploi.

En effet, actuellement, peu d’entreprises sont capables de conclure un accord d’entreprise dérogeant au droit en vigueur, à supposer que l’on parvienne à définir ce qui relève de l’ordre public, ce que peut décider un tel accord et ce que sont les règles supplétives. En France, la majorité des salariés sont aujourd’hui employés dans des PME. Or négocier dans les PME n’est ni très naturel ni évident.

D’où le rôle indispensable des branches. Cependant, comme vous le savez, nous avons beaucoup trop de branches en France : de 700 à 800, contre 50 en Allemagne. Un grand nombre d’entre elles sont inactives ou peu actives, mais subsistent car leur président et leurs vice-présidents tiennent absolument à leur fonction. Si l’on veut faire vivre la négociation au plus près de l’entreprise, il faut d’abord régler le problème des branches. Or c’est compliqué : si on le fait à l’amiable, il n’y aura qu’un nombre limité d’accords entre les branches ; si on le fait de manière autoritaire, la difficulté est alors d’élaborer un seul accord de branche à partir d’un ou plusieurs accords de branche préexistants. Il s’agit donc d’un processus nécessaire mais long.

Avec tout le respect que j’ai pour MM. Badinter et Lyon-Caen, je ne suis pas certain que leur proposition aille dans le sens de la simplification : un code du travail précédé de soixante et un principes essentiels – qui sont, certes, équilibrés – sera un formidable nid à contentieux ! Un champ immense s’ouvre devant les juges sociaux !

M. Christophe Sirugue, président. Nous sommes tous attachés ici à la négociation collective. Comment concilier le principe de la négociation collective avec l’émergence des nouvelles formes de travail que j’ai évoquées en introduction ?

M. Raymond Soubie. Je ne vois pas comment le faire à court terme, tout au moins dans les trois ou quatre prochaines années. Car qui serait légitime pour négocier et au nom de qui ? C’est un véritable problème. Il faudra en venir, un jour, à la négociation collective, mais, à ce stade, il revient à l’État de prendre les premières mesures pour garantir la neutralité et une véritable concurrence, pour permettre aux nouvelles formes de travail de se développer tout en les encadrant. La bonne procédure, c’est que l’État s’occupe de ces questions après une concertation très poussée avec les différentes parties prenantes. Il y a d’ailleurs urgence, car, après la crise des taxis, il y en aura beaucoup d’autres.

Dans ces nouvelles formes de travail, il faut distinguer au moins deux cas de figure : d’une part, des salariés qui peuvent devenir entrepreneurs parce que des plateformes collaboratives leur permettent de toucher des clients ; d’autre part, des entreprises qui externalisent des fonctions entières pour les confier à des équipes externes, ce qui leur permet d’alléger leur structure permanente. Dans ce dernier cas, les travailleurs sont indépendants de l’organisation, mais sont tout de même dans un lien de dépendance économique.

M. Christophe Sirugue, président. Merci beaucoup, monsieur Soubie.

La séance est levée à 13 heures trente-cinq.

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Présences en réunion

Réunion du jeudi 28 janvier à 9 heures

Présents. – M. Pascal Demarthe, M. Gilles Lurton, M. Denys Robiliard, Mme Claudine Schmid, M. Gérard Sebaoun, M. Christophe Sirugue

Excusés. – M. David Comet, Mme Michèle Fournier-Armand, Mme Isabelle Le Callennec, Mme Véronique Louwagie, Mme Véronique Massonneau, M. Jacques Moignard, M. Arnaud Richard