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Mission d’information sur le paritarisme

Jeudi 4 février 2016

Séance de 9 heures 10

Compte rendu n° 10

Présidence de M. Arnaud Richard, Président

– Audition, ouverte à la presse, de Mme Véronique Descacq, secrétaire générale adjointe de la CFDT 

– Audition, ouverte à la presse, de M. Antoine Bozio et de Mme Brigitte Dormont, économistes, auteurs de la note du Conseil d’analyse économique « Gouverner la protection sociale : transparence et efficacité » 

– Audition, ouverte à la presse, de M. Philippe Louis, président confédéral de la CFTC, et de M. Richard Bonne, directeur de cabinet 

– Audition, ouverte à la presse, de Mme Diana Filippova et de M. Arthur De Grave, représentant le collectif OuiShare

– Présences en réunion

MISSION D’INFORMATION SUR LE PARITARISME

Jeudi 4 février 2016

La séance est ouverte à neuf heures dix.

——fpfp——

(Présidence de M. Arnaud Richard, président de la mission d’information)

La mission d’information sur le paritarisme procède à l’audition de Mme Véronique Descacq, secrétaire générale adjointe de la CFDT.

M. le président Arnaud Richard. Mes chers collègues, je vous propose de commencer cette matinée par des auditions d’experts sur deux sujets différents : les effets de la nouvelle économie et la gouvernance de la protection sociale.

Nous accueillons tout d’abord Mme Véronique Descacq, secrétaire générale adjointe de la CFDT, accompagnée de Mme Patricia Ferrand, secrétaire confédérale. Nous avions déjà eu le plaisir de recevoir Mme Descacq, pour aborder la question des négociations de la convention de l’Unédic et Mme Ferrand pour celle de la gestion de l’Unédic. Mesdames, je vous remercie de vous être rendues disponibles ce matin pour évoquer un tout autre sujet, cher à notre rapporteur, celui de la transformation du travail dans le cadre de la nouvelle économie numérique.

Cette audition fait évidemment écho aux récentes prises de position de votre secrétaire général et, plus généralement, à la réflexion conduite par votre syndicat dans ce domaine. Il nous a donc semblé important d’entendre la CFDT, très impliquée sur ces sujets.

Je précise que nous entendrons plus tard, en mars et avril, les organisations syndicales de manière individuelle, pour évoquer l’ensemble des questions liées au paritarisme, l’ensemble des auditions de ce matin étant spécifiquement consacrées à la question du numérique.

Mme Véronique Descacq, secrétaire générale adjointe de la CFDT. Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, merci de nous recevoir une nouvelle fois.

Nous n’aurons pas le temps, en quelques minutes, de rentrer dans le détail de l’ensemble des transformations que le numérique emporte, à la fois sur le fonctionnement de l’économie, sur celui du marché du travail et de l’emploi, et sur ses conditions d’exercice. Nous creuserons en revanche plus particulièrement la question des conséquences de la numérisation de l’économie sur l’emploi.

C’est potentiellement un phénomène majeur. Mais je mettrai deux bémols à cette affirmation. Premièrement ce n’est que « potentiellement » un phénomène majeur : la statistique publique peine en effet à nous donner des éléments de mesure sur ce qu’il représente effectivement en termes de volume. Deuxièmement, les formes d’emploi avaient beaucoup évolué dès avant l’apparition du numérique. Disons que celui-ci a accéléré des transformations déjà anciennes, aussi bien à l’intérieur du salariat qu’aux frontières de celui-ci. On est passé d’un modèle bien connu et souvent décrit, sur lequel est bâtie une grande partie de notre protection sociale – celui de l’emploi pérenne, dans la même entreprise, parfois même sur un lieu de travail unique, avec des tâches et des missions « uniques » si l’on considère les formes taylorisées de travail qui se sont développées – à des modalités éclatées du travail, qu’il s’agisse de son organisation ou des formes d’emploi. C’est particulièrement sensible depuis les années quatre-vingts, avec la très forte montée des différentes formes de précarité et l’explosion de différentes formes de contrats de travail. Même s’il revient souvent dans le débat public l’idée qu’un contrat unique serait préférable, on s’aperçoit que les acteurs de l’économie ont mis au point des contrats de travail très diversifiés : toutes sortes de CDD, mais également d’autres formes, pour répondre à de nouveaux types d’activités en dehors du salariat, le portage salarial par exemple.

Jusqu’à récemment, le législateur et les partenaires sociaux se sont efforcés avec des statuts comme le portage salarial de ramener vers le champ du salariat et de la protection du code du travail l’ensemble des travailleurs concernés par ces nouvelles formes d’activité. Mais avec l’apparition du numérique, on s’est rendu compte qu’il était sans doute vain de s’opposer au développement potentiel de celles-ci, d’autant que l’on risquait d’aller à l’encontre des aspirations de ceux qui souhaitaient plus d’autonomie, sous un statut autre que celui de salarié.

Le syndicalisme s’intéresse à ce sujet. À la CFDT, nous nous sentons même légitimes pour représenter ces travailleurs-là, et ce pour trois raisons.

D’abord parce que l’on se trouve à la frontière du salariat, et que les parcours individuels des gens les amènent à exercer tantôt sous une forme, tantôt sous une autre : comme salarié – CDD, CDI, travail porté, CDI intérimaire – et parfois hors du salariat. Cependant, on rencontre souvent les mêmes problématiques, tant il est vrai que le lien de subordination économique et celui de subordination juridique sont difficiles à démêler.

Ensuite parce que nous estimons que ces professionnels, plus ou moins autonomes, sont toujours dans un lien de subordination économique et que l’on peut se demander s’il ne faudrait pas revoir la définition du lien de subordination pour l’étendre à un lien de subordination économique. On pourrait ainsi faire bénéficier ces personnes de la protection du code du travail.

Enfin parce que, dans le passé, ces formes d’emploi ont parfois été détournées. Je me souviens que dans les années quatre-vingts, dans le secteur des métiers de la communication et du conseil, on incitait les salariés à devenir travailleurs indépendants. L’idée était de reporter l’aléa économique sur les individus plutôt que de les maintenir à la charge de l’entreprise.

Voilà pourquoi nous avons toujours considéré que nous étions légitimes à représenter ces salariés. D’ailleurs, à la CFDT Cadres, et même dans certaines fédérations particulièrement concernées, comme la Fédération des services ou la Fédération « Culture, conseil et communication », nous faisons adhérer un certain nombre de ces professionnels autonomes. Nous nous sommes du reste rendu compte que les problématiques que rencontrent ces professionnels autonomes sont parfois les mêmes que celles des salariés – négociation de la rémunération, organisation et conditions de travail – dans la mesure où leur liberté est restreinte par la dépendance économique dans laquelle ils se trouvent.

Cela étant, des revendications nouvelles sont également apparues. Les professionnels autonomes font ainsi souvent remonter un besoin d’accompagnement, mais aussi d’écoute et de dialogue autour des pratiques professionnelles que le statut d’entrepreneur indépendant ne leur apporte plus. De tels échanges sont toujours organisés pour les salariés, même pour ceux en situation de télétravail. Ne plus avoir cette possibilité est considéré comme une difficulté par les professionnels autonomes.

Face à l’ampleur nouvelle que prend ou que peut potentiellement prendre le phénomène avec le développement du numérique et des plateformes dites « collaboratives » – le qualificatif est sans doute impropre pour les travailleurs concernés –, nous avons réfléchi à certaines évolutions possibles. À la lumière des expériences passées, il est probablement vain d’essayer de faire rentrer tout ces gens dans le salariat traditionnel, et notamment parce qu’ils n’y aspirent pas forcément tous. Néanmoins, face au besoin de protection et d’intermédiation qu’ils expriment, deux pistes sont à creuser, selon nous, en profitant des opportunités du moment.

Le rapport de M. Robert Badinter qu’il est proposé de transposer dans la loi énonce un certain nombre de principes qui doivent constituer le préambule d’un code du travail plus lisible : nous pensons que lesdits principes doivent aussi être appréciés au regard des nouvelles modalités d’exercice de ces professions. D’ailleurs, dans son Livre VII, le code du travail s’adresse déjà aux professionnels autonomes.

Selon nous, ces principes ne doivent pas être envisagés à droit constant, conformément à la mission qui a été confiée à Robert Badinter, mais repensés à l’occasion de cette loi et appliqués de façon universelle à toutes les formes de travail – employabilité, protection de la santé, voire besoin d’intermédiation et échange sur les pratiques professionnelles. Par exemple, toutes les questions liées au droit d’alerte, qui concernent plus particulièrement les cadres, devraient être réexaminées en prenant en compte les professionnels autonomes et les relations qu’ils ont avec leur donneur d’ordre, dont ils dépendent essentiellement quand ils sont dans un lien de subordination économique.

Ensuite, à l’occasion de la réflexion menée autour du compte personnel d’activité (CPA), on peut aisément imaginer qu’un socle de protection sociale bénéficie également à ces professionnels. On pense bien sûr à la santé et à la complémentaire santé, dont la CFDT pense d’ailleurs qu’ils devraient bénéficier à tous les citoyens mais aussi à la formation professionnelle et à tout ce qui concourt à la sécurisation des parcours professionnels. L’universalité du CPA revient à sécuriser les travailleurs dans tous les allers et retours dont nous avons parlé tout à l’heure. Personne ne sera toute sa vie entrepreneur individuel, ni même sans doute salarié en CDI dans une grande entreprise. Il convient donc de sécuriser les passages d’un statut à l’autre. Cela suppose la sécurisation du parcours des entrepreneurs individuels. En effet, ceux-ci ne sont pas totalement indépendants lorsque demeure un lien de subordination économique avec un donneur d’ordre.

M. Jean-Marc Germain, rapporteur. Je vous remercie pour la clarté de votre introduction.

Vous dites que la CFDT a vocation à représenter toutes ces formes d’activités. Concrètement, cela signifie-t-il qu’un auto-entrepreneur ou un chauffeur UberPop peut adhérer à la CFDT ? Cela signifie-t-il que vous allez réviser vos statuts pour devenir un syndicat représentant les travailleurs – et non plus les salariés – dès lors qu’ils ont un degré de dépendance économique suffisant ?

Au cours de nos différentes auditions, nous avons appris qu’à l’exception de l’UNSA, les autres syndicats réfléchissaient à la question, sans avoir encore abouti. Par ailleurs, nous savons qu’un auto-entrepreneur, par exemple, ne peut pas adhérer à une organisation patronale. D’où cette question : qui représente ces personnes et en fonction de quoi ?

Travaillez-vous sur le sujet au niveau interprofessionnel ? Si ce n’est pas le cas, est-il envisageable que vous négociiez de vous-mêmes, ou que l’on vous y invite ? Il nous semble en effet essentiel que tous les travailleurs soient représentés d’une manière ou d’une autre.

Au cours d’une audition précédente, vous aviez indiqué que la question des nouvelles formes d’économie avait pris une place essentielle lors de votre Congrès, et qu’elle avait été aussi largement abordée dans le cadre de la Conférence sociale. Comment avancer maintenant ?

On commence à identifier les nouvelles formes de travail – auto-entrepreneuriat, portage salarial, puis économie collaborative. On commence à voir le continuum, depuis la relation quasi familiale où l’on se rend service entre amis jusqu’à la relation de plus en plus professionnelle, en termes d’heures, de formes de dépendance et de rémunération. Celui qui travaille dans le bâtiment se fait souvent auto-entrepreneur en complément de ses heures de salariat : il repeint le salon en tant que salarié, puis la cuisine en tant qu’auto-entrepreneur. Les acteurs, les syndicats et les organisations d’employeurs ont aujourd’hui une bonne connaissance du phénomène. Mais comment progresser pour fixer des règles, mettre en place des contributions, une sécurité sociale, instituer des droits ? Dans quels cas requalifier des auto-entreprises en entreprises ? Si l’on décide au Parlement, cela risque d’être extrêmement compliqué. Les branches professionnelles seraient-elles en mesure de le faire, dans le bâtiment ou dans d’autres secteurs où elles ne sont pas vraiment structurées ? Auraient-elles la légitimité pour le faire, dès lors que la question précédente ne serait pas résolue, c’est-à-dire si les différents acteurs n’adhèrent ni à des organisations syndicales ni à des organisations patronales ? Maintenant que le problème est identifié, quelle méthode utiliser pour le résoudre ?

M. le président Arnaud Richard. J’imagine que « l’appel du pied » que vous faites à ces travailleurs pour les intégrer implique la mise en place d’un statut un peu spécifique, à la croisée du salariat et de l’entrepreneuriat indépendant. Mais surtout, dans la mesure où il existe une section « CFDT-Taxis », cela doit donner lieu à des tensions au sein de votre organisation.

Mme Véronique Descacq. Comment un travailleur indépendant peut-il adhérer à la CFDT ? Il peut le faire directement sur le site, ave l’adhésion numérique, qui est assez simple. La CFDT se débrouille après.

Plus précisément, depuis les années quatre-vingt-dix, la CFDT Cadres a donné aux professionnels autonomes la possibilité d’adhérer. À l’origine, il s’agissait souvent de cadres travaillant dans le conseil ou dans la publicité. Ensuite, quand la CFDT Cadres a vu arriver un nombre significatif d’adhérents par ce biais, elle s’est mise en relation avec les fédérations plus particulièrement concernées. C’est ainsi qu’un certain nombre de fédérations professionnelles accueillent des travailleurs autonomes, telle la fédération « Culture, conseil et communication ».

Dans les transports, le phénomène est plus récent. Et je ne pense pas que nous ayons aujourd’hui suffisamment d’adhérents Uber pour que cela génère des conflits entre adhérents de ce champ professionnel. En tout état de cause, et l’on s’en rend compte lorsque l’on discute avec un chauffeur de taxi, un chauffeur Uber ou un chauffeur de VTC, ils sont finalement tous confrontés aux mêmes problèmes.

C’est un secteur très particulier, notamment en Île-de-France. Bien qu’il y ait de l’activité pour tout le monde, des conflits éclatent. Mais ceux-ci, qui sont liés aux modalités de transport de personnes selon que l’on est un VTC, Uber ou un taxi, concernent en fait ceux qui détiennent les différents monopoles. Les individus qui exercent ce travail essaient d’ailleurs, la plupart du temps, de jongler de l’un à l’autre : un jour ils sont Uber, deux heures après ils sont VTC parce que c’est une plateforme VTC qui les appelle, et ils peuvent éventuellement répondre à des commandes de plateformes de taxis. Leurs préoccupations sont globalement les mêmes : est-ce que je vais avoir du travail ? Qui m’en donne ? Comment suis-je rémunéré ? Donc, à ce stade, je ne sens pas de tensions entre les différentes formes d’exercice de ces métiers chez nos adhérents.

M. le rapporteur. On ne demande aucune condition pour adhérer à la CFDT ? Peut-on être employeur ? Quid de celui qui n’aurait aucun contrat de travail, qui ne serait qu’auto-entrepreneur et qui emploierait éventuellement un salarié ?

Mme Véronique Descacq. Il faudrait que je vérifie, mais je ne pense pas que quoi ce soit, dans les statuts, l’interdise. Encore une fois, ce qui compte pour nous, c’est l’existence d’une relation de dépendance, qu’elle soit juridique ou économique. En outre, dans la pratique, nous commençons par accueillir les gens qui veulent nous rejoindre, avant de leur demander quels sont leurs problèmes ou ce qui a motivé leur adhésion. Il n’y a pas de « barrière à l’entrée » de la CFDT – pour reprendre l’expression de Bercy qui souhaite lever les barrières …

Y a-t-il des travaux en cours dans le cadre du dialogue social interprofessionnel ? Non, il n’y en a pas, ne serait-ce que parce qu’un certain nombre d’organisations syndicales ne considèrent pas devoir représenter ces travailleurs. Les chambres patronales sont dubitatives. J’observe que c’est aussi le cas du Gouvernement qui n’aborde la question du CPA des travailleurs indépendants qu’avec l’Union nationale des professions libérales (UNAPL). Comme s’il fallait replacer des frontières…

Certes, on en parle dans le cadre du dialogue social interprofessionnel à l’occasion des négociations en cours sur le CPA, mais uniquement pour réaffirmer le caractère universel de ce compte – on essaie de proposer une définition de ce que devrait être l’universalité. À ce stade, c’est tout.

Que devrait-on faire ?

Nous sommes confrontés à une difficulté : il y a la négociation interprofessionnelle et la concertation préalable à ce qui devra être dans la loi, et donc un processus trop « saucissonné ». La négociation interprofessionnelle est censée aboutir au texte sur la définition du CPA, définir ses objectifs, fournir les règles de fongibilité, et son contenu, pour les salariés. Mais par ailleurs et de façon assez déconnectée, on inscrit le CPA dans l’agenda de la fonction publique, sans oublier les discussions avec les travailleurs indépendants. Il n’est pas prévu de s'asseoir tous ensemble autour de la table, pour voir comment établir des passerelles entre les uns et les autres.

En termes de gouvernance, il manque un lieu ou une méthode – ou les deux – à tel point que se développe maintenant un discours qui va à l’encontre du CPA universel que nous appelons de nos vœux. On entend en effet parler du CPA des indépendants. La Parlement devra veiller à ce que la loi fasse bien référence à un CPA universel. Il n’est pas question de créer le CPA des salariés, le CPA des fonctionnaires, le CPA des indépendants, etc.

Bien sûr, au début, le CPA sera alimenté différemment, en fonction de l’endroit d’où l’on vient et de son parcours. Mais au bout de quelques années, un même individu aura vocation à y trouver des droits issus d’une période où il était salarié et où il a pu alimenter son CPF (compte personnel de formation), des droits issus d’une période où il était titulaire ou contractuel de la fonction publique, et des droits issus d’une période où il était autoentrepreneur. Néanmoins, ce CPA-là devra être unique. Cela signifie qu’il faudra uniformiser, sinon harmoniser, la mise en œuvre de ces droits. Sinon, on risque de reproduire l’expérience du CPF. À l’origine, c’était une « tuyauterie » unique. C’est toujours le cas, du moins en théorie. Mais dans la pratique, il y a le CPF des branches, le CPF des demandeurs d’emploi, le CPF abondé par les régions, alors que le principe était de mettre à la disposition des citoyens, pendant toute leur carrière professionnelle, un outil unique, simple et facile à l’utiliser.

Je pense qu’à l’occasion de la future loi « El Khomri » et de la réécriture du code du travail, il faudra s’assurer que les principes retenus peuvent s’appliquer à toutes les formes d’activités professionnelles, salariées ou non, et que l’on sera en mesure de protéger de la même façon tous les individus, salariés et professionnels – plus ou moins – autonomes, au regard des nouveaux enjeux qui se posent. S’agissant du CPA, il faudra éviter de créer des « tuyaux » spécifiques en fonction des statuts, puisque l’objectif de ce dispositif est précisément de dépasser les statuts.

Enfin, vous vous êtes demandé s’il fallait redéfinir le lien de subordination. Je ne saurais vous répondre très précisément, mais je suis persuadée qu’il faut dépasser ces notions de subordination juridique et économique. Il y a un lien de subordination lorsque quelqu’un fournit du travail, surveille l’exécution de ce travail, le contrôle et en fixe plus ou moins le prix. Cela montre que la frontière entre la subordination juridique et économique est artificielle. Sans qu’il y ait un lien de subordination juridique, les plateformes fournissent le travail et en surveillent l’exécution – on ne peut pas prétendre que les travailleurs concernés sont complètement autonomes dans l’organisation de leur travail. En outre, les plateformes contrôlent l’exécution de leur travail – puisqu’elles peuvent les écarter – et en fixent le prix. Pour moi, c’est un lien de subordination qui justifie d’imposer les règles du code du travail.

M. le président Arnaud Richard. Cela signifie-t-il que vous incitez vos adhérents, par exemple les chauffeurs Uber, à se battre pour faire requalifier leurs contrats ?

Mme Véronique Descacq. Je pense que les formes d’exercice de certaines plateformes méritent d’être requalifiées comme de l’emploi salarié. Cela ne vaut pas pour toutes les plateformes collaboratives, notamment celles qui se trouvent à la frontière du bénévolat et du prêt d’appartement. En revanche, cela vaut pour celles qui présentent toutes les caractéristiques d’un lien de subordination que l’on qualifiait jusqu’ici de subordination juridique, et que je qualifierai, pour ma part, de lien simplement de subordination, comme pour le secteur des transports.

M. Denys Robiliard. Vous nous avez dit que votre organisation n’exigeait pas de ses adhérents d’être des salariés. Sauf erreur de ma part, c’est un cas unique. Je trouve cela très intéressant. Vous avez par ailleurs évoqué la question du lien de subordination, sur laquelle il faudra peut-être revenir, et celle du CPA.

Je rappelle qu’à l’article 38 de la loi relative au dialogue social, nous avons défini le CPA comme une institution ayant vocation à bénéficier à toutes les personnes, quel que soit leur statut. Le CPA est attaché non pas au salariat, mais à la personne. Pourront donc en bénéficier les auto-entrepreneurs et les personnes en situation de dépendance économique – sans qu’il y ait nécessairement de subordination juridique. C’est l’un de ses intérêts.

Après, se pose la question du champ du droit du travail et de ses limites, puisque, aujourd’hui, on en vient à distinguer le droit du travail du droit de l’activité, notamment à propos du CPA – selon une note de France Stratégie.

D’un côté, on assiste à des phénomènes relativement nouveaux, que l’on n’a pas forcément envie de « geler » en les faisant entrer dans des catégories prédéfinies, répondant à des logiques antérieures. Mais de l’autre, on peut se demander s’il ne conviendrait pas d’encadrer des pratiques où l’on est très proche du lien de subordination juridique, en définissant un contrat de travail « allégé ». Ne risque-t-on pas alors d’aboutir à un contrat de travail « dégradé » ?

Aux États-Unis, où le travail non salarié est en proportion plus faible qu’en France, une class action vise à faire reconnaître les travailleurs d’Uber comme étant des salariés relevant donc du droit du travail, et pas simplement d’un droit de l’activité.

Quel positionnement conduirait, à la CFDT, à admettre qu’on pourrait ne pas rechercher la protection du code du travail, et donc la protection du salariat ? C’est tout de même une protection claire, bien instituée et extrêmement structurée.

Je n’ai pas la réponse quant à moi sur la façon de se positionner face à des situations de ce type. Actuellement, quand un travailleur est propriétaire de ses moyens de production, on exclut le salariat. Pour le chauffeur Uber propriétaire de sa voiture, il n’y a donc pas de salariat possible. Cela m’amène à évoquer devant vous une revendication portée par les Travailleurs paysans, mouvement syndical de Bernard Lambert qui s’était développé dans les années soixante-dix et qui n’avait cependant pas abouti en termes de droit du travail. L’idée était que l’agriculteur, propriétaire de sa ferme, était dans un lien de dépendance économique tel que l’on pouvait pratiquement considérer qu’il y avait un lien de subordination. L’analyse du rapport entre la coopérative ou le donneur d’ordre, et le fermier avait ainsi conduit à revendiquer l’application du droit du travail.

Mme Véronique Descacq. Les exemples que vous citez sont justes. Mais on peut dire aussi l’inverse à propos des Travailleurs Paysans. Un militant me racontait l’autre jour que le contrat de travail était né à l’époque où les paysans allaient travailler en usine en hiver, lorsqu’il n’y avait rien à faire dans les champs – en Auvergne, ils allaient travailler chez Michelin – et que c’était plutôt les employeurs qui auraient inventé le contrat de travail pour « fidéliser » et attacher les paysans à leurs usines.

Il est difficile de faire la part des choses entre l’aspiration à l’autonomie et le besoin d’être attractif pour les entreprises. L’autonomie est-elle une revendication des salariés contre les entreprises ? Le lien de subordination juridique est-il émancipateur ? Bref, entre l’émancipation et la protection, il y a toujours eu des allers et retours difficiles, dans l’histoire comme dans la pensée.

Cela étant, je partage ce que vous avez dit sur le CPA : son caractère universel est effectivement d’ores et déjà inscrit dans la loi, et il est attaché à la personne plutôt qu’au statut. En pratique, il faut néanmoins veiller, au moment d’examiner le projet de loi à venir sur le sujet, à ne pas reconstituer les « tuyauteries » que l’on a voulu supprimer mais faire en sorte qu’il n’y ait qu’un seul CPA.

Quant à savoir où il faut placer cette nouvelle frontière entre ce qui doit revenir dans le salariat pur et dur, et ce qui doit faire l’objet d’une protection spécifique via le CPA, pour les travailleurs que l’on qualifiera d’autonomes ou d’indépendants, la CFDT n’a pas de réponse claire à vous apporter. Pour nous, en effet, celle-ci ne peut pas venir d’en haut. Ce n’est pas la Confédération CFDT qui va dire à ses adhérents où placer cette frontière. C’est par notre capacité à organiser ces salariés, à capter leurs demandes, entre leur aspiration à l’autonomie et leur besoin de protection, que l’on élaborera – et que l’on commence d’ailleurs à élaborer – avec eux les statuts les plus adaptés.

Ainsi, la fédération de la culture, de la communication et du conseil organise avec les salariés du numérique des débats, dans des lieux emblématiques – par exemple dans les NUMA. C’est en discutant avec eux, en écoutant leurs aspirations que l’on comprend mieux leurs besoins et leurs demandes. Eux-mêmes sont dans l’interrogation : ils aspirent à l’autonomie, tout en se rendant compte que parfois leur rêve d’autonomie se fracasse contre le mur de l’organisation économique d’un certain nombre d’activités. Mais ils aspirent aussi à plus de protection, à une formation et à une carrière professionnelle qui n'est pas toujours possible quand on est entrepreneur indépendant.

Tout cela est en train de se construire. À ce stade, il est important de repérer les bonnes questions, les acteurs qui sont les plus légitimes à les poser, et d’engager un dialogue permanent, que l’on pourra sûrement qualifier de « dialogue social », avec les travailleurs concernés, y compris avec les salariés. Encore une fois, je suis frappée de constater que la frontière entre travailleurs indépendants et salariés tend à s’estomper, ne serait-ce que parce qu’au cours de leur parcours professionnel, les individus seront l’un et l’autre. Je vous laisserai la note de synthèse que nous avons préparée sur ce sujet.

Nous posons la question dans les mêmes termes que vous. Il y a probablement des gens qui n’ont quasiment pas d’autonomie au regard de leur activité et du prix des services qu’ils proposent, et qui auraient vocation à entrer dans le salariat pur et simple, à condition qu’ils le souhaitent – je pense notamment à ceux qui travaillent avec les plateformes de taxi. En revanche, pour les autres formes d’activité, il faut profiter de la prochaine loi pour examiner comment les principes du code du travail doivent être réécrits pour s’appliquer à tous ces travailleurs quel que soit leur statut, et comment on pourrait, par le biais du CPA, leur offrir des protections – formation professionnelle et protection sociale avant tout. Évidemment, qui dit protection dit contribution au financement. Or la formation professionnelle est extrêmement contributive. Avant d’imaginer – ce qui sera peut-être le cas, à terme – une solidarité interprofessionnelle en matière de formation professionnelle, il faut que les indépendants soient, au moins dans un premier stade, à même de financer et de mutualiser le financement de leur formation.

M. Gérard Sebaoun. On « tourne autour du pot » sans aborder les vrais problèmes. Vous venez de nous dire que vous aviez rencontré les travailleurs du numérique pour construire ensemble des statuts adaptés, alliant autonomie et protection. Je tiens tout de même à vous faire remarquer que la plupart des jeunes auto-entrepreneurs ont été contraints de travailler de façon autonome parce qu’ils n’avaient pas trouvé leur place ailleurs, et qu’ils ne sont pas demandeurs de protection, du moins pas tout de suite, dans la mesure où leur objectif est d’abord de se créer une activité. Par ailleurs, ce processus de co-construction va prendre du temps. Or c’est incompatible avec la réalité du législateur, qui doit intervenir maintenant. D’ailleurs, vous nous y encouragez. J’avoue ne pas comprendre.

Quant aux principes préconisés par le rapport de M. Robert Badinter – dont je ne pense pas grand-chose puisque ce ne sont que des règles générales –, ils ont vocation à s’appliquer à droit constant. Mais où mettre tous ceux qui sont ailleurs ? Vous avez dit que c’était très bien. Sauf que cela ne construit pas le champ.

En conclusion, je ne sais pas ce que pense la CFDT.

M. le président Arnaud Richard. Nous allons en effet devoir légiférer dans les six mois.

M. le rapporteur. Je voudrais compléter la question de Gérard Sebaoun.

Un texte législatif sur les nouvelles opportunités économiques, le projet de loi dit « Noé », était en préparation. Y avez-vous été associés ? Cette initiative était-elle uniquement liée à l’administration ?

La question du numérique est traitée par des commissions du numérique, dans lesquelles les acteurs de ce secteur – et je pense plutôt aux employeurs – sont très actifs. J’imagine que vous y êtes associés en tant qu’organisation syndicale. Mais nous, nous avons besoin de nous appuyer sur la réalité économique, par exemple pour préciser que l’on ne pourra pas louer plus de quatre mois par an son appartement par le biais d’Airbnb, ou que les étudiants qui transportent d’autres étudiants en revenant chez eux ne pourront le faire que pendant un certain temps.

Il y a des critères à définir, qui ne sont pas fixés en effet par ceux qui sont concurrencés par ces activités, qu’ils soient salariés ou employeurs. Il ne va pas être facile d’élaborer une loi qui soit pertinente. C’est pour cela que nous insistons sur le fait qu’il est essentiel de lancer une large négociation, pour régler le problème dans toute sa complexité. Cela dit, il va falloir aller dans le détail, fixer des limites sans déstabiliser l’existant, tout en faisant en sorte que l’on puisse bénéficier de tous les services qui se créent et qui se développent à grande vitesse.

Aujourd’hui, Airbnb à Paris représente l’équivalent de 400 hôtels, alors qu’il existe par ailleurs 1 400 hôtels classiques. Uber représente 10 000 chauffeurs, alors qu’il y a 18 000 taxis et que d’autres systèmes analogues sont apparus. Je pense notamment à celui qui permet à des jeunes d’échanger des services de covoiturage – 300 000 transports sont effectués dans un tel cadre.

La transformation à laquelle nous assistons est sans doute la plus rapide de toutes celles que l’on a pu connaître dans le monde du travail. Voilà pourquoi, dans les mois qui viennent, nous allons devoir mettre au point une méthode de travail qui accorde une place très importante aux syndicats, aux organisations patronales et autres acteurs non représentés. C’est de cette façon que nous, législateurs, nous pourrons prendre des mesures sensées, qui ne soient pas purement théoriques.

Mme Véronique Descacq. Je n’ai probablement pas été suffisamment claire. Si vous croyez que la loi va aller plus vite que les transformations économiques, sociales et sociétales, et que vous allez tout réguler de cette manière, c’est que l’on s’est mal compris.

Je pense que cette loi devra ouvrir des possibilités et laisser des champs ouverts. C’est pour cela que j’ai insisté sur les principes et sur le CPA, qui permettront de procéder progressivement. Vous n’allez pas, en 2016, trouver la martingale magique susceptible de réguler toutes les formes de travail et de résoudre tous les problèmes posés par la numérisation de l’économie au XXIe siècle. Le monde changera encore après 2016, tout comme les aspirations des travailleurs et les difficultés auxquelles ils seront confrontés et que l’on ne connaît pas encore.

Cela étant, on sait d’ores et déjà que ces travailleurs ont besoin d’accompagnement et de protection, et plus particulièrement de protection sociale. On sait qu’ils ont besoin de maintenir et d’améliorer leur niveau de compétence. Or il est possible de répondre tout de suite à ces préoccupations. On peut ainsi prévoir dans la prochaine loi que l’actuel fonds pour la formation des professionnels indépendants devra être largement ouvert à tous les auto-entrepreneurs, mais aussi mieux financé – autrement dit, que chacun d’entre eux paie une cotisation un peu plus élevée qu’aujourd’hui

En revanche, s’agissant de l’intermédiation entre ces travailleurs indépendants et les plateformes, vous allez devoir laisser les portes ouvertes pour que les choses se construisent avec les intéressés eux-mêmes. Ce n’est pas vous qui allez leur expliquer comment cela doit se passer – en tout cas, pas tout de suite.

De même, le CPA se construit progressivement. La loi dite Rebsamen a retenu son principe. Nous en sommes à la deuxième étape, qui consiste à ouvrir des pistes pour les salariés, pour les travailleurs indépendants et ceux de la fonction publique. Cette étape débouchera sur une autre période de travail qui se terminera au 1er janvier 2017, date à laquelle il faudra avoir commencé à matérialiser ce que l’on mettra dans ce compte.

Mais ce ne sera pas fini pour autant : d’une part, les mécanismes du financement et de la protection sociale sont complexes ; d’autre part, il faudra continuer à écouter les attentes des gens pour les ajuster au fil du temps. On peut faire un parallèle avec le dialogue social : il permet de construire des dispositifs, mais après évaluation, il apparaît parfois que certains ne fonctionnent pas. Il ne faut pas alors avoir peur de les reprendre et de procéder à des réajustements. Eh bien, dans la mesure où le monde va continuer à changer, vous serez amenés à faire la même chose dans la loi !

L’intérêt du CPA est qu’il peut évoluer progressivement. Et l’intérêt des principes est qu’ils pourront, au fil du temps, se décliner dans les mesures concrètes qui vont évoluer et que vous n’allez pas toutes réinventer dans la future loi El Khomri.

J’en viens à votre question sur la loi Noé. La concertation fut rapide, puisque le projet a tourné court. Nous avions alors surtout été interpellés sur un point particulier : les freins à l’entrée pour un certain nombre de qualifications. Pour tout vous dire, les propos que l’on avait entendus sur le sujet, en particulier ceux du ministre de l’économie, nous avaient inquiétés. Mais le rapport de Mme Catherine Barbaroux, intitulé « Lever les freins à l’entrepreunariat individuel », nous a rassurés.

Je suis pour ma part convaincue que les nouvelles formes de travail constituent des opportunités d’accès à l’emploi pour des jeunes qui n’ont pas d’emblée toutes les qualifications nécessaires, mais qui peuvent exercer en toute sécurité pour le consommateur un certain nombre de métiers. Je ne les cite pas, ils ont été abondamment été commentés dans la presse.

Nous avons néanmoins pris soin de préciser qu’il ne fallait pas en faire des trappes à basse qualification. Une fois que l’entrée dans ces activités est permise, y compris sous la forme d’auto-entrepreneuriat, il faut accompagner, par la formation, la montée en compétence de ces travailleurs, puis reconnaître ces compétences dans des dispositifs de certification, de qualification de blocs de compétence progressifs. Ainsi ces travailleurs pourront-ils s’inscrire dans un parcours professionnel qui les tire vers le haut et qui reconnaisse leur montée en compétence. Cet esprit se retrouve dans le rapport précité de Catherine Barbaroux. Cela nous a plutôt rassurés – pour peu que de telles mesures soient retenues dans la loi.

M. le président Arnaud Richard. Merci beaucoup pour ces échanges. Si vous avez des exemples sur ce qui se passe en Europe sur ce thème, je vous serais reconnaissant de nous en faire part.

*

Puis la mission entend M. Antoine Bozio et Mme Brigitte Dormont, économistes, auteurs de la note du Conseil d’analyse économique « Gouverner la protection sociale : transparence et efficacité ».

M. le président Arnaud Richard. Mes chers collègues, les contraintes liées à l’organisation de cette matinée d’auditions font que nous changeons momentanément de sujet. En effet, nous accueillons Mme Brigitte Dormont et M. Antoine Bozio, économistes, qui sont les auteurs d’une note du Conseil d’analyse économique qui a pour objet la réforme de la gouvernance de la protection sociale. Madame, monsieur, je tiens à vous remercier de votre présence.

Un sujet aussi important et les propositions très ambitieuses que vous formulées dans cette note ne pouvaient qu’intéresser notre mission. Votre regard d’économistes sera particulièrement utile pour éclairer notre réflexion sur le champ du paritarisme dans le domaine de la protection sociale, tel qu’il existe et tel qu’il pourrait être transformé.

Mme Brigitte Dormont. Il s’agissait pour nous de réfléchir à la gouvernance de la protection sociale, d’introduire des modes de gouvernance garantissant la transparence, en vue d’améliorer l’efficacité des processus mis en œuvre et l’adhésion des citoyens aux modifications que l’on pourrait souhaiter se faire jour.

Nous faisons dans cette note une description, que nous espérons synthétique, de la protection sociale en France. Nous avons en l’espèce découvert un univers où les rapports sur la question font tous plusieurs centaines de pages : nous avons donc essayé de nous en tenir à l’essentiel.

La France, si on la compare à d’autres pays de même niveau de développement, ne se distingue pas forcément par le niveau élevé de ses dépenses de protection sociale, mais par le niveau élevé de ses dépenses de protection sociale de nature publique, c’est-à-dire associées à des prélèvements obligatoires. C’est la vieillesse, d’une part, et la santé, d’autre part, qui, par leur masse, dominent au sein de l’ensemble des dépenses de protection sociale.

Nous avons également constaté un morcellement des dispositifs, avec plusieurs dispositifs qui couvrent les mêmes risques pour les mêmes individus. De façon générale, en tout cas pour le risque santé-vieillesse sur lequel nous nous sommes concentrés, il y a un étage de base et un étage complémentaire, lesquels sont en général assez mal coordonnés, qu’il s’agisse des mécanismes de solidarité ou de la gouvernance des dépenses.

Nous avons pointé un mélange de types de financement pour tous les types de prestations sociales, alors qu’il nous semble qu’il faut distinguer, parmi celles-ci, deux grandes catégories : les prestations contributives et les prestations non contributives.

On désigne par prestations contributives les contributions qui consistent à octroyer des revenus de remplacement en cas de perte de salaire : allocations chômage, retraite, indemnités journalières en cas de maladie ; et par prestations non contributives celles qui sont servies en rapport avec les besoins des individus, et non avec les contributions qu’ils ont pu apporter au financement de la dite prestation.

On observe – cf. le tableau présenté dans cette note – pour ces prestations, contributives ou non, un mélange des modes de financement : cotisations, impôts, taxes affectées, et ce à tout niveau. Or il nous semblerait important de prévoir un rapport entre financement et prestation, notamment en concentrant toutes les cotisations sociales sur les prestations de nature contributive.

En matière de retraite, si l’on veut qu’il y ait un débat démocratique sur l’importance du prélèvement et des prestations qui vont avec, il faut bien qu’il y ait un lien reconnu et transparent, pour le citoyen, entre l’importance du prélèvement obligatoire et les prestations qu’il ouvre en contrepartie. Or ce lien existe si le financement de ce type de prestations est de la nature d’une cotisation sociale. Rappelons que le cadre est celui du débat auquel nous avons tous assisté sur la réduction et la rationalisation de la dépense publique.

En revanche, pour la santé, par exemple, où les prestations servies sont en rapport avec les besoins, la gouvernance est très différente. En ce domaine, les instances démocratiques décident du niveau de dépenses : le panier de soins remboursés en rapport avec les innovations que l’on veut admettre au remboursement. Le niveau de dépenses est défini selon un processus qui se veut démocratique, et plus ou moins délibératif. Mais on peut très bien financer par l’impôt les dépenses de santé puisqu’il n’y a pas de rapport entre prestations et financement.

Autre point, qui est illustré dans la note par un diagramme en forme de « camembert » : il existe plusieurs étages pour les mêmes risques, et ces différents étages ne sont pas tous assujettis à la même gouvernance par le Parlement. Par exemple, une partie de l’effort de santé est discutée dans le cadre du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS), tandis qu’une autre résulte de négociations et de décisions hors dépense publique ; ce sont celles des complémentaires santé, qui ne sont pas considérées comme des prélèvements obligatoires et qui sont facultatives pour environ la moitié de nos concitoyens.

Pour les retraites, c’est la même chose, à la différence près que l’étage complémentaire est obligatoire. Reste qu’une partie de la gouvernance des dépenses de retraite ressort du projet de LFSS, tandis que les retraites complémentaires sont discutées complètement en dehors.

La logique de ces processus de gouvernance paraît plus historique que formelle et aboutit à différents avatars qui font apparaître des contradictions. En outre, certaines décisions qui ne sont pas coordonnées posent problème.

Je dirai quelques mots sur la santé avant de passer la parole à Antoine Bozio qui interviendra plus précisément sur les retraites.

L’idée est de réfléchir à l’importance de la dépense publique de santé qui a pour objectif de donner accès aux soins à tous les citoyens sans dépenses catastrophiques et sans limites financières, autrement dit de donner accès aux soins jugés essentiels. Un tel objectif a pour contrepartie le recours à des prélèvements obligatoires.

Actuellement, la couverture des dépenses de santé est mixte : assurance maladie et assurances complémentaires. 78 % de la dépense sont couverts par l’assurance maladie – c’est l’ONDAM, l’objectif national des dépenses d’assurance maladie qui est voté dans le cadre du PLFSS ; une partie de la dépense (soit 8,5 %) est financée par les ménages sous forme de paiements directs ; et une autre partie (soit 13,5 %) est financée par les organismes d’assurance complémentaire qui sont supposés être hors dépense publique. Or cela correspond au ticket modérateur de la sécurité sociale. Celui-ci est très important en France. De fait, 30 % d’une consultation en ville ne sont pas couverts par l’assurance maladie, mais par les assureurs complémentaires. Sont ainsi couverts des soins du panier de soins, donc des soins jugés essentiels.

J’insiste sur ce point car on ne sait pas très bien quel est le périmètre cible de l’ONDAM. Il serait important selon nous de définir le périmètre des soins jugés essentiels. La répartition 78 %-13,5 % porte sur la « consommation de soins et de biens médicaux » ou CSBM, dont le périmètre est extrêmement large, puisqu’elle couvre tout, y compris des médicaments non remboursés, les dépassements d’honoraires, etc. Or l’engagement de la couverture publique pour la santé consiste à donner accès à des soins jugés essentiels. Il faudrait donc établir, pour le débat parlementaire, des statistiques qui permettent d’apprécier la couverture publique pour un panier de soins bien délimité. Pour l’instant, il y a une sorte de flou artistique en la matière.

Par ailleurs, il convient de noter la mauvaise articulation entre assurance obligatoire et assurance complémentaire. En la matière, il y a beaucoup à dire, y compris sur le paritarisme. Pour réfléchir correctement sur ces deux étages, il faut introduire une distinction au sein de ce qu’on appelle habituellement « assurances complémentaires » entre assurances réellement complémentaires et assurances supplémentaires. C’est une distinction plutôt universitaire, mais qu’il est important de comprendre. Dans les contrats couverts par les organismes complémentaires en France, il y a la couverture du ticket modérateur, donc la participation des organismes complémentaires à la couverture des soins de base, et donc du panier de soins remboursés, mais aussi la couverture d’autres soins – dépassements d’honoraires, soins hors panier ou couvertures très importantes, comme pour des lunettes, par exemple.

Si l’on veut circonscrire le panier pour lequel il y a engagement de dépenses publiques et engagement d’accès aux soins, il faut distinguer ce qui relève du panier de soins remboursables couverts par les assurances « complémentaires » et la sécurité sociale, et les autres soins couverts, quant à eux, par des assurances « supplémentaires ». Or en France, pour l’instant, cette distinction n’existe pas. Les complémentaires et les supplémentaires sont inextricablement mêlées dans les contrats. Or cela pose beaucoup de problèmes.

Ainsi, les mécanismes de solidarité ne sont pas les mêmes pour la sécurité sociale et pour les assurances complémentaires. Pour la sécurité sociale, il y a un mécanisme de solidarité : entre niveaux de revenus, avec des cotisations qui font que chacun contribue à proportion de ses revenus ; et entre jeunes et vieux parce que les soins sont servis quel que soit l’âge des personnes. La couverture est même plus importante pour les personnes souffrant d’une maladie chronique, qui sont souvent âgées, et qui bénéficient du dispositif des affections de longue durée (ALD).

Ce système a fait l’objet de nombreuses critiques. Mais on peut les contrer par un argument, qui est maintenant établi, et qui me semble pertinent, à savoir que ce système fait de la sécurité sociale une assurance de long terme : par exemple, moi qui n’ai pas de maladie chronique et qui suis jeune, je peux accepter de payer autant tout en étant moins bien couvert que quelqu’un en ALD, parce que je sais que si une telle affection survenait, je serai moi aussi mieux couvert. On peut reconnaître au système une certaine cohésion. Dans le cadre de la sécurité sociale, il existe ainsi un mécanisme de solidarité renforcé entre les jeunes et les plus âgés.

Pour les assurances complémentaires, c’est le contraire, le marché étant régulé de façon très insuffisante. La concurrence entre les assurances complémentaires passe par des mécanismes de segmentation des contrats. Cela conduit à sélectionner les risques et à définir les contrats à proportion des risques. Il en résulte des coûts d’accès aux assurances complémentaires très différents pour les jeunes et pour les personnes âgées. Pour ces dernières, ces coûts peuvent être prohibitifs : jusqu’à 8 % à 10 % de leurs revenus, pour une couverture plutôt moins bonne que pour les personnes ayant accès à une assurance de groupe.

Ainsi, le mécanisme de solidarité de la sécurité sociale se trouve inversé au niveau des complémentaires. Ces deux étages, qui sont censés couvrir les mêmes soins, obéissent à des logiques de solidarité qui se contredisent. Ce qui est fait au niveau de la sécurité sociale est défait, d’une certaine façon, au niveau des complémentaires.

Si l’on voulait imposer des mécanismes de solidarité identiques pour la partie complémentaire, cela n’aurait de sens que pour les biens du panier. Mais il faudrait d’abord bien distinguer assurance complémentaire et assurance supplémentaire et imposer des logiques de solidarité pour la première. Je précise, comme nous l’avons fait remarquer dans une autre note, que dans les autres pays, en général, il n’y a pas d’étage complémentaire – ou très peu. Il y a des assurances privées supplémentaires, qui couvrent d’autres soins que les soins du panier.

En conclusion, ces deux étages, même si ce n’est pas le sujet d’aujourd’hui, rendent difficile la recherche de l’efficience des dépenses de santé.

M. Antoine Bozio. Sur la partie retraite, les constats sont bien connus : un système morcelé, avec une multiplicité de régimes obligatoires ; un partage entre les différents régimes de base, mais aussi entre les régimes de base et les régimes complémentaires qui sont, contrairement à la santé, des régimes obligatoires.

En théorie, la multiplicité des régimes de retraites peut se justifier. Bénéficier de la concurrence et pouvoir choisir entre différents types d’offres et de couverture retraite pourrait légitimer l’existence de différents types de régimes, de cotisations et de prise en charge. Le problème est que l’on n’est pas du tout dans ce cas de figure en France : ce sont tous des régimes obligatoires par répartition. En conséquence, leur morcèlement est très difficile à justifier.

Il en résulte de vrais problèmes de coordination entre régimes et de grandes difficultés de gestion. Ces régimes, qui sont tous dépendants les uns des autres, ne bénéficient pas de toute l’information sur les droits de leurs cotisants ou retraités dans d’autres régimes. Les décisions varient selon les régimes. Celles de l’AGIRC-ARRCO du 30 octobre dernier, consistant à introduire des taux d’abattement temporaires et une durée requise de cotisation différente dans les régimes complémentaires et les régimes de base, en offrent un bon exemple. Cette absence de coordination contribue à aggraver encore la complexité du système.

Nous avons également relevé certaines incohérences, s’agissant notamment des polypensionnés et de la façon dont la compensation démographique est organisée. Qu’est-ce que la compensation démographique ? Par exemple, en cas de stricte répartition, les mineurs retraités, en l’absence de nouveaux mineurs, n’auraient plus qu’à mourir sans retraite ! D’où la nécessité d’introduire un mécanisme de compensation. Par solidarité, on est amené à faire porter l’effort sur l’ensemble du pays. On fait comme si on avait un régime solidaire et unifié, mais en partie seulement. Si on ne le faisait pas du tout et qu’on se contentait d’une répartition stricte par régime, l’évolution démographique de chaque profession ou catégorie pourrait se traduire par des situations absolument impensables.

Je voudrais maintenant aborder un autre point, connu surtout des spécialistes et du petit milieu des experts de la protection sociale : l’essentiel du mécanisme qui a été mis en place pour pouvoir juguler les évolutions démographiques, soit la désindexation des salaires portés au compte, conduit mécaniquement à rendre l’évolution des dépenses de retraites, en pourcentage du PIB, dépendante de la croissance.

Si la croissance est suffisamment forte, c’est-à-dire si l’évolution des salaires courants est plus forte que l’évolution du salaire de référence qui sert à calculer la pension, les pensions vont baisser en pourcentage du PIB et l’évolution des dépenses va être jugulée. C’est suffisant si la croissance est exactement au niveau de l’évolution de l’espérance de vie. Mais si elle est un peu plus faible que ce qui est nécessaire pour équilibrer le système, les dépenses en pourcentage de PIB peuvent augmenter de façon très forte.

Pour illustrer mon propos, je vous renvoie à un graphique assez saisissant, que nous avons reproduit dans la note et qui est issu des travaux du Conseil d’orientation des retraites. Il montre les écarts, en termes de déficit, du système de retraite dans son ensemble pour des petites variations de taux de croissance de long terme. Ainsi, 0,1 et 0,2 point de croissance conduisent à des différences extrêmement fortes en termes d’équilibre financier.

Cela signifie que le mécanisme que l’on a choisi pour équilibrer notre système de retraite – par la désindexation des salaires – conduit à rendre notre système extrêmement dépendant de la croissance. Si la croissance de long terme, que l’on ne peut pas vraiment anticiper, se révélait non pas de 1,5 %, mais de 1,3 %, ce serait dramatique pour l’équilibre de nos systèmes de retraite.

C’est un vrai problème, au sens où il n’y a pas de raison d’avoir un système de retraite qui donne plus aux retraités, ou au contraire taxe fortement les salariés en fonction de petites variations. L’idée d’un système de retraite, c’est le partage. Le gâteau doit être partagé en fonction des éléments qui y sont, et non pas de la croissance de ce gâteau.

Cela a plusieurs effets pervers sur l’équilibre financier, et aboutit à un manque de transparence, pour les salariés actuels, sur les taux de remplacement effectifs dont ils pourront bénéficier, et qui seront par ailleurs extrêmement variables. Si vous expliquez aujourd’hui à un jeune salarié de trente à quarante ans que du fait de petites variations de croissance de long terme, ses taux de remplacement dans les régimes obligatoires peuvent varier de 10 à 15 points, vous allez créer de l’incertitude, alors même que le système de retraite est censé réduire cette incertitude.

J’en viens à nos recommandations. Nous avons voulu faire des recommandations ambitieuses, sur le long terme, pour favoriser le débat public autour de la bonne façon d’essayer de résoudre les problèmes que l’on a pu identifier, mais aussi proposer des réformes à plus court terme qui peuvent nous mettre sur le bon chemin sans avoir à engager une réforme trop ambitieuse.

Première recommandation : unifier la gouvernance des systèmes de retraite. Aujourd’hui, le fait d’avoir une gouvernance séparée rend extrêmement problématique la possibilité même d’essayer de résoudre les incohérences et les différences entre les régimes. Unifier la gouvernance ne signifie pas forcément unifier le système sur un seul modèle, avec un même type de droits, un seul taux de cotisation. On peut prévoir une fédération de systèmes, mais dont la gestion serait assurée par un seul et unique gouvernant qui pourrait être soit les partenaires sociaux, soit le Parlement. Pour nous, l’important est d’avoir une décision homogène et unique sur l’ensemble du risque vieillesse contributif, parce que c’est ainsi que pourront être corrigées les incohérences constatées aujourd’hui.

Deuxième recommandation : unifier la couverture du risque santé pour les soins du panier solidaire, et recentrer les assurances facultatives sur les soins qui sont hors du panier. Au lieu d’avoir une couverture qui couple, comme l’a dit Mme Dormont, du supplémentaire et du complémentaire, nous proposons de séparer ces deux blocs. Il y aurait un engagement du Parlement sur le panier de soins qui serait couvert avec un plafond des restes à charge. La partie supplémentaire, portant sur des soins dont la valeur socio-économique est jugée plus faible, serait totalement laissée au choix facultatif et à la prise en charge des assurances facultatives – aujourd’hui les complémentaires santé.

Troisième recommandation : refondre l’architecture de notre protection sociale. Il s’agirait de séparer beaucoup plus nettement qu’aujourd’hui le pôle contributif du pôle non contributif. Notre proposition n’est pas aussi radicale qu’il y paraît, en grande partie parce que, depuis une trentaine d’années, des évolutions nous ont rapprochés de cette situation. D’une part, il y a de plus en plus de financements de fiscalité affectée – comme la CSG qui finance en grande partie des prestations non contributives. D’autre part, les cotisations sociales qui finançaient la branche famille – qui n’est pas vraiment contributive – ont été progressivement réduites avec des allégements de charges, des dispositifs dans lesquels l’État a pris une part de plus en plus grande sur le plan financier.

Cela étant, on n’est pas allé jusqu’au bout de la logique. Or il serait bon de le faire pour pouvoir matérialiser de façon claire que les prélèvements obligatoires, qui sont élevés dans notre pays, ont pour raison d’être qu’ils financent des prestations contributives élevées qui pourraient, dans d’autres pays, prendre la forme de cotisations de retraite dans des fonds de pension. L’objectif des régimes complémentaires de retraite est exactement du même type : quel que soit le niveau de revenu, donner des taux de remplacement élevés aux salariés.

C’est une réforme globale, ambitieuse, qui ne peut pas se faire sur le court terme.

Une option à plus court terme, que l’on pense importante, consiste à revenir sur l’indexation « prix » des salaires portés au compte dans les régimes de retraite, pour basculer vers une indexation « salaire », qui réduit la dépendance à la croissance. Mais on ne peut pas faire une indexation « salaire » des salaires portés au compte sans, en même temps, prendre en compte les évolutions démographiques, c’est-à-dire ajouter un coefficient correcteur au taux de remplacement qui soit, lui, dépendant des évolutions démographiques. On peut procéder à cette rectification sans modifier le niveau des pensions, ou celui des dépenses de retraite. On se donne simplement pour objectif de rendre moins aléatoire l’évolution de nos dépenses de retraite, et les taux de remplacement effectifs que l’on peut annoncer aux salariés. Cela permettrait d’avoir un meilleur pilotage de notre système de retraite sans avoir à s’engager dans une réforme très importante. Cela rendrait en outre transparente l’évolution du taux de remplacement effectif, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

Deuxième option : instaurer une couverture publique en plafonnant les restes à charge. Aujourd’hui, comme l’a indiqué Mme Dormont, ceux-ci peuvent être assez élevés. Fixer un plafond, permettrait d’entrer dans la logique de séparation entre assurance complémentaire et assurance supplémentaire.

Dernière option, qui nous semble la plus facile à mettre en œuvre : présenter lors des débats budgétaires une annexe qui recouvre l’ensemble des dépenses des administrations publiques – pas uniquement les dépenses de l’État ou de la sécurité sociale – avec l’évolution de ces dépenses par différentes catégories – très difficiles à obtenir aujourd’hui. Les documents budgétaires sont découpés selon les différents aspects, et ce qui est hors couverture parlementaire, l’Unédic et les régimes complémentaires, par exemple, est souvent mis à part.

M. Jean-Marc Germain, rapporteur. Sur les retraites, je n’ai pas tout à fait compris votre proposition de revenir à l’indexation sur les salaires. À titre personnel, j’y suis favorable. Les salaires évoluant plus vite que les prix, il faut effectivement opérer des corrections par la croissance, par des effets démographiques. Mais on voit bien que si l’on fait cela, on n’est pas capable de prévoir ni cette croissance, ni l’évolution démographique, ni garantir un taux de remplacement. Or, quand vous rejoignez un régime, vous avez besoin de savoir si vous allez avoir 20 %, 30 %, 40 %, 50 % ou 60 % de votre dernier salaire, ou de vos derniers salaires, en retraite. Si l’on ne sait pas où l’on va, la crédibilité du système s’effondre.

Cela étant, je voudrais savoir si vos réflexions vous inspirent des conclusions sur l’Unédic, régime à séparation verticale, aujourd’hui. Il y a très longtemps, cette séparation était horizontale, avec une allocation de base financée par l’État sur l’impôt, et des allocations complémentaires proportionnelles aux salaires, financées et gérées par les partenaires sociaux. On a basculé ensuite vers un système de droit pour tous les salariés, avec une allocation de fin de droits – ASS (allocation spécifique de solidarité), RSA (revenu de solidarité active) ou prime pour l’activité. Selon vous, y a-t-il un modèle plus efficace que l’autre ?

Par ailleurs, vous prônez une certaine unification des régimes de retraite. Prônez-vous aussi une certaine unification des régimes qui ont trait à la vie professionnelle ? Je pense à tout ce qui concerne la formation professionnelle, les revenus de remplacement, voire certaines interactions qui vont être renforcées entre le CPA (compte personnel d’activité) et les régimes de retraite. Par exemple, à travers le compte pénibilité, il est déjà possible de transformer des points acquis au titre de la pénibilité en points de retraite ou en points de formation. On est en train d’organiser la fongibilité entre tous ces droits. Peut-on imaginer – qu’il s’agisse d’une perspective lointaine ou d’un objectif intellectuel guidant des réformes de plus court terme – d’unifier l’ensemble, dans une sécurité sociale globale comportant deux étages, d’une part, les droits de base, en soins, en assurance, en retraite, et, d’autre part, des droits complémentaires ? Le problème est que plus on distingue la base et le proportionnel, moins la capacité de redistribution d’un pays est grande.

Que pensez-vous de ce schéma un peu théorique : des socles de base dans tous les domaines de risque qui seraient gérés par l’État et financés par des contributions générales non assises sur les salaires, et des étages complémentaires dans tous les domaines, avec éventuellement une unification, une fédération d’ensemble ?

M. Antoine Bozio. Je commencerai par votre dernière question, qui comportait deux éléments

Effectivement, aller vers la convergence, sans aller jusqu’à l’unification des régimes de retraite, est une façon d’amorcer une meilleure intégration des différents types de prise en charge. Il est très difficile aujourd’hui de bien intégrer la prise en charge d’autres types de risques sociaux avec les risques de retraite, sachant que chacun des régimes a des fonctionnements différents. Ne serait-ce que d’un point de vue institutionnel, il est très compliqué d’organiser un système intégré tant que l’on conserve des aspects différenciés au sein des différents régimes. Je suis tout à fait d’accord : si l’on raisonne à plus long terme – et c’est ce que l’on a en tête dans cette réflexion – il faut aller vers davantage d’intégration à la fois dans la partie non contributive et dans la partie professionnelle avec la protection sociale dite contributive.

Peut-on imaginer qu’en allant vers une séparation plus nette entre les aspects contributifs et la protection de base non contributive, on risquerait de réduire la redistribution ? Non. Je crois au contraire qu’en étant transparent sur la partie de notre système de protection sociale qui n'a pas pour but principal de faire de la redistribution, et sur le fait qu’il s’agit de prélèvements obligatoires qui ne visent pas à réaliser la redistribution, on est finalement transparent collectivement à l’égard des éléments dont l’objectif est d’opérer la redistribution. Sinon, on risque de considérer qu’on paie trop de prélèvements obligatoires et qu’il faut baisser les impôts. Et on finit, non pas par maintenir des prélèvements qui servent à faire du contributif, mais par diminuer des impôts pour baisser la partie de ceux-ci qui opère cette redistribution.

À mon sens, il faut être très clair et très transparent sur les outils que l’on utilise pour la protection sociale, y compris à de hauts niveaux de revenus. Il est légitime que le système de retraite actuel propose des taux de remplacement, même pour des niveaux de revenus de 20 000 euros par mois. Mais ce n’est pas le même objectif que d’essayer d’effectuer de la redistribution et de prévenir les risques de pauvreté pour l’ensemble de la population.

Mme Brigitte Dormont. Monsieur le rapporteur, je voudrais réagir à votre question.

Nos propositions vont à l’inverse, dans la mesure où nous pensons qu’il faut unifier et ne pas faire d’étages, bas et complémentaire, pour les risques. Il faut se donner des objectifs et être clair sur ce que l’on finance par les prélèvements obligatoires. Il faut donc un pilotage coordonné de tout ce qui est couvert par ces prélèvements obligatoires, risque par risque, pour avoir un système efficient en termes de couverture.

Quel est l’intérêt d’avoir deux étages ? Comme l’a dit M. Bozio, c’est d’avoir un étage obligatoire et un étage facultatif. À l’étage facultatif, chaque individu prend ses responsabilités, examine la couverture qu’il souhaite et fait ses arbitrages intertemporels. Mais cet étage doit être suffisamment faible et minimal pour que, du côté des prélèvements obligatoires, la couverture du risque soit conforme à la préférence des citoyens – du moins en France.

Donc, conserver deux étages obligatoires et confier la gouvernance à des acteurs différents, c’est précisément ce qu’il ne faut pas faire selon nous. Nous disons qu’il faut unifier la gouvernance pour qu’il y ait une responsabilisation démocratique. Ce peut être le Parlement, ou les partenaires sociaux. Il n’appartient pas au Conseil d’analyse économique de se prononcer en la matière.

M. le rapporteur. Mais cela implique, de fait, que l’on supprime le paritarisme, ou le Parlement mais l’étage obligatoire ne pourrait pas ne pas être géré par l’État.

M. Antoine Bozio. Les régimes de retraites complémentaires obligatoires ne sont pas gérés par l’État …

M. le rapporteur. Vous dites qu’il faut les fusionner avec les régimes de base. Et comme je n’ai pas compris que les régimes de base devraient être gérés par les partenaires sociaux, pas plus que le RSA ou les allocations de base, cela signifie que tout ce qui est obligatoire serait géré par l’État.

M. Antoine Bozio. Non. Au sein du régime de retraite, vous avez une partie importante, non contributive, qui est financée par des impôts et toujours gérée par l’État. Si on unifie l’ensemble de la partie contributive retraite, vous aurez une partie contributive, y compris dans le régime général, qui pourra être gérée soit par le Parlement, soit par les partenaires sociaux. Il nous semble tout à fait possible d’envisager que les partenaires sociaux ou le Parlement gèrent l’ensemble du risque vieillesse contributif. Les deux sont possibles.

M. le rapporteur. Mais il y a bien un étage de base en dessous du contributif.

M. Antoine Bozio. Le régime général est contributif. Ce que vous appelez le régime de base, soit toute la protection sociale non contributive qui est là pour tous les citoyens, reste dans les mains de l’État et du Parlement. C’est la logique de la solidarité nationale.

M. le rapporteur. Mais alors, il y a deux étages, voire trois puisque vous dites qu’il y a un étage facultatif qui peut se rajouter encore au-dessus. Donc, il y a un étage de base : si j’ai été au chômage toute ma vie, j’ai le droit à x euros de retraite, alors que je n’ai jamais contribué. Si je touche à cet étage de base, cela a des conséquences sur l’étage complémentaire. Je peux décider qu’il est financé par des cotisations sur les chômeurs, par des cotisations sur les retraités, par l’impôt. Il y a forcément des interactions entre l’étage de base et l’étage obligatoire qui est un autre étage.

M. Antoine Bozio. Aujourd’hui, le minimum vieillesse est financé par l’impôt, par le FSV. Il n’est pas géré par les partenaires sociaux. Si vous appelez cela l’étage de base, cet étage-là n’est pas touché. Il continue d’exister, d’être géré par le Parlement et donc par l’État. Simplement, on peut l’intégrer à d’autres types de prestations non contributives. L’idée est d’avoir une protection, le filet de sécurité qui soit intégré.

C’est différent de la question majeure qui se pose au sein des systèmes de retraite entre les étages de régimes dits de base qui sont contributifs, financés par des cotisations sociales et en partie par des impôts affectés, et des étages obligatoires complémentaires, gérés quant à eux, par les partenaires sociaux de façon totalement séparée et selon un autre mode.

Il y a bien aujourd’hui trois étages, et même quatre avec le facultatif. Nous proposons au moins d’unifier l’étage de base et l’étage complémentaire. Celui-là n’a pas de raison d’être puisqu’il est financé de la même façon : il est obligatoire, et il est en répartition. Une telle distinction ne sert aucun type d’objectif.

M. Denys Robiliard. Vous dites que la distinction ne sert aucun type d’objectif. Supposons que l’on unifie la gouvernance du régime de base et du régime complémentaire, pour assurer une cohérence. Dans ce cas-là, ce que Jean-Marc Germain appelait l’étage de base, mais qui est plutôt un filet de protection – ASPA (allocation de solidarité aux personnes âgées), minimum vieillesse – resterait aux mains de l’État puisque, par définition, il n’est pas contributif. Mais on donnerait alors aux partenaires sociaux la possibilité d’imposer à l’État une part sur laquelle il ne pourra pas intervenir.

Dans une telle configuration, en effet, les partenaires sociaux définiront les prestations qui seront versées et les cotisations qui seront appelées. Il appartiendrait ensuite à l’État de décider à quel niveau fixer le minimum. D’une certaine façon, vous mettriez ainsi l’État entre les mains des partenaires sociaux sans lui donner la possibilité d’agir, sinon en prescrivant des minimums de cotisations. N’est-ce pas alors revenir sur votre idée d’unifier la gouvernance ?

M. Antoine Bozio. Si vous pensez que les partenaires sociaux, en définissant le régime obligatoire contributif, pourraient peser sur les obligations de l’État en termes de niveau de minimum vieillesse, c’est tout à fait possible. Mais, aujourd’hui, lorsque l’État s’engage à garantir tel niveau de taux de remplacement, il le fait sans avoir le contrôle puisque ce sont les partenaires sociaux qui décident des évolutions des taux de cotisations, et donc des prestations des régimes complémentaires qui, eux, définissent le taux de remplacement effectif de l’ensemble des salariés. C’est exactement le même problème, sauf qu’il est dix fois plus important que l’éventuel problème que vous mettez en avant.

Dans votre scénario, il faudrait imaginer que les partenaires sociaux décident de baisser les cotisations ou les droits pour les salariés les plus mal rémunérés, ce qui conduirait à une substitution au minimum vieillesse. C’est assez peu plausible, alors qu’actuellement, les régimes complémentaires jouent de façon décisive sur la détermination du taux de remplacement effectif. Rappelons que les régimes complémentaires représentent 30 % des retraites des salariés français et que ce n’est pas réservé aux plus hauts revenus. L’ensemble des salariés ont besoin des régimes complémentaires pour obtenir des taux de remplacement décents.

Donc, dire que la séparation actuelle entre la base et la complémentaire au niveau du pilotage ne pose pas de problème, mais que dans un monde où l’on aura procédé à leur unification, il y aura peut-être une interaction avec le minimum vieillesse, me semble un risque de troisième ordre au regard des enjeux actuels.

M. le président Arnaud Richard. Madame, monsieur, je vous remercie.

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Ensuite la mission entend M. Philippe Louis, président confédéral de la CFTC, et M. Richard Bonne, directeur de cabinet

M. le président Arnaud Richard. Mes chers collègues, nous avons à présent le plaisir d’accueillir M. Philippe Louis, président confédéral, récemment réélu, de la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC), et M. Richard Bonne, son directeur de cabinet. Nous vous remercions de vous être rendus disponibles ce matin afin d’évoquer un sujet que vous avez débattu, entre autres, lors de votre dernier congrès, en novembre dernier, sur le développement de l’économie numérique et des nouvelles formes d’emploi.

M. Philippe Louis, président confédéral de la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC). Ce sujet passionne en effet la CFTC, en ces temps où le chômage en France est préoccupant. Nous devons être attentifs à toutes les formes de travail qui émergent aujourd’hui.

Une question se pose, et de la réponse dépendra le choix des pistes à suivre : sommes-nous en train de vivre une crise, sommes-nous dans un monde qui change ou carrément face à un bouleversement ? Nous estimons, à la CFTC, que le monde est en crise, mais que celle-ci est avant tout liée à un véritable bouleversement. Il ne s’agit pas d’une crise économique classique.

Ce bouleversement est lié au développement de la numérisation, qui pousse les entreprises à évoluer. De nombreux rapports d’économistes parviennent aujourd’hui à la conclusion que, le numérique et la robotisation arrivant dans les entreprises, on y trouvera désormais moins de salariés. Et, du coup, il y aura moins de salariés tout court…

Et malheureusement, cela se vérifie : malgré les mesures mises en œuvre, comme le Pacte de responsabilité, dont l’objectif est d’aider les entreprises à rétablir leurs marges pour créer de l’emploi, investir et se moderniser, nous sommes loin du million d’embauches promis par le MEDEF. Du côté de la création d’emplois, la situation continue à se dégrader. En revanche, les entreprises vont un peu mieux et recommencent à investir. Toutes ne le font pas, mais dans le secteur du numérique, les entreprises françaises sont pour beaucoup des fleurons de la high-tech. On trouve de nombreuses start-ups en France. Autrement dit, la piste est bonne, même si elle ne produit pas ses effets au niveau de l’emploi.

Partant de ce constat, à savoir une économie qui peut redémarrer, mais avec moins de salariés, le problème est de trouver de l’activité pour les autres salariés.

Dans le même temps, on constate l’émergence de l’économie collaborative – ce que l’on appelle communément l’« ubérisation » de l’économie – qui vient bouleverser les fondements du salariat tel que nous l’avons connu.

Selon qu’on estime être dans une phase de « destruction créatrice » ou dans une phase de « création destructive », la question se pose différemment. Faut-il freiner ce qui est en train d’émerger alors que cela répond à un besoin en créant de l’activité ? Ou bien l’activité ainsi créée va-t-elle perturber le fonctionnement des entreprises ? Chacun peut faire son choix, et c’est ce qu’a fait la CFTC : nous pensons pour notre part qu’il s’agit d’une destruction créatrice et que, partant de là, il faut trouver le moyen de redonner un emploi à tous les salariés que le numérique a conduits vers le chômage.

Si ces nouveaux modes d’activité nous perturbent, c’est que nous avons du mal à les appréhender et à les maîtriser.

Prenons un exemple. On a parlé d’ubérisation, mais, à dessein, je ne prendrai pas le cas d’Uber. Imaginons plutôt que vous décidiez que votre activité consistera à tondre la pelouse d’un particulier. Pour mener à bien cette activité, plusieurs possibilités s’offrent à vous : vous pouvez aller voir une entreprise comme O2 ou une association pour vous faire embaucher, et devenir leur salarié. Autre possibilité, vous devenez autoentrepreneur, vous achetez une tondeuse et vous cherchez des clients. Vous pouvez également recourir au chèque emploi service universel (CESU) ; dans ce cas, c’est un particulier employeur qui vous embauche. Enfin, vous pouvez vous inscrire sur une plateforme internet et une application vous indique chez qui aller pour tondre la pelouse.

Pour une même activité, vous pouvez donc être employeur, employé, autoentrepreneur ou salarié. Ces quatre modèles coexistent, et chacun y trouve son compte. Faut-il en supprimer un ? On voit ce qui se passe aujourd’hui avec Uber et les taxis. Quant à UberPop, qui permettait, sans autorisation, à tout un chacun de transporter des personnes, il a été interdit, ce qui était logique puisque rien n’était organisé. Mais fallait-il totalement l’interdire ou plutôt chercher à l’organiser ?

Ces quatre modèles ont chacun leurs avantages et leurs inconvénients.

L’avantage de la plateforme est la rapidité : il suffit de s’inscrire sur le site internet. Vous n’avez pas de patron. Par contre, vous êtes noté. Si vous avez les fameuses quatre étoiles, vous êtes à peu près sûr de pouvoir retrouver des clients. Pour quelqu’un qui n’a pas de diplôme, il n’y a pas d’entretien d’embauche, et il peut se lancer rapidement dans une activité. Bien entendu, il y a, entre autres, des problèmes d’autorisation, mais on a bien vu, avec UberPop, que n’importe qui pouvait commencer une activité. Ce système a permis à beaucoup de jeunes, parfois des jeunes des « quartiers », de mettre le pied à l’étrier pour avoir ensuite une activité plus pérenne. Faut-il condamner ou organiser ce système ? Nous estimons, pour notre part, qu’il faut l’organiser.

J’en viens au statut d’autoentrepreneur. Au plan européen, on raisonne davantage en termes de micro-entreprise. Une micro-entreprise est une entreprise qui se crée, qui a les activités d’une entreprise et qui a vocation à grandir. L’autoentrepreneur, lui, n’a pas forcément envie de créer son entreprise.

Qu’est-ce qu’une entreprise ? En général, c’est une personne morale. Son activité consiste à tenir une comptabilité, embaucher, aller chercher des clients etc., alors qu’avec les plateformes, on peut être autoentrepreneur sans avoir toutes ces obligations. Ce sont deux modèles distincts. Une loi récente rapproche le statut des autoentrepreneurs de la micro-entreprise, ce qui, à mon avis, au lieu d’éclairer les choses, a créé encore plus de confusion.

Une autre catégorie est en train de se créer, que l’on a tendance à confondre avec les autoentrepreneurs : celle des salariés indépendants. Ce sont des salariés qui n’ont pas d’entreprise. J’aurais tendance à les appeler « auto-salariés ». La question qui se pose est de savoir s’ils doivent être les salariés des plateformes, qui dès lors deviendraient des entreprises.

Il existe peut-être des solutions pour répondre aux aspirations de tous ceux qui se lancent dans une activité par l’intermédiaire des plateformes et qui s’y précarisent, dans la mesure où rien n’est prévu en matière de protection sociale ou de formation. Personne ne s’occupe d’eux : ils sont lâchés dans la nature, sans possibilité de faire valoir des revendications.

Il faudrait créer un socle de droits, qui pourrait être commun à tous les salariés, y compris à ceux qui n’ont pas d’entreprise. Cela étant, certains droits accordés aux salariés des entreprises n’intéressent pas les gens dont nous parlons. Ce que je vais dire, venant d’un représentant d’une organisation syndicale, va peut-être vous choquer, mais beaucoup de salariés se moquent du temps de travail : pour eux, c’est une contrainte… Pour autant, s’ils peuvent gérer leur temps de travail, cela ne veut pas dire qu’il faut laisser faire n’importe quoi. Les maxima doivent s’appliquer.

Prenons le cas des éleveurs : ils n’ont aucune contrainte en termes de temps de travail, mais ils en sont arrivés à travailler certainement plus de quarante-huit heures par semaine, sans pourtant pouvoir dégager un vrai salaire. Autrement dit, la liberté ne doit pas laisser la place aux abus. Mais il faut tenir compte du fait que certains salariés veulent être libres de leurs horaires, car cela a aussi des avantages : on travaille quand on peut ou quand on a envie de travailler. Pour des gens qui veulent préserver une vie de famille, cela peut être un plus.

Par ailleurs, dès lors qu’on est payé au SMIC dans une entreprise, on doit fournir un certain volume de travail. Mais on le voit avec les heures supplémentaires, beaucoup de gens préfèrent travailler plus pour avoir un revenu plus substantiel. Mais le plus souvent, c’est l’entreprise qui en décide, pas le salarié.

Le modèle d’auto-salarié, ou salarié indépendant, laisse beaucoup plus de liberté. Mais il n’est pas certain que le code du travail, en l’état, leur soit applicable. Et il n’est pas sûr non plus qu’ils le souhaitent.

Le récent rapport de M. Robert Badinter esquisse des pistes : il y a de grands principes qui peuvent être appliqués à tous, et d’autres qui pourraient être appliqués suivant le mode de salariat. Encore faut-il admettre qu’il puisse exister plusieurs modes de salariat.

Quant au compte personnel d’activité (CPA), je pense qu’il y a, là aussi, des pistes qui permettraient de créer un socle commun, s’agissant notamment de la protection sociale et de la formation. Il a été prévu d’inclure les indépendants dans le dispositif, ceux-ci étant parfois les salariés de leur propre entreprise, voire des salariés comme les autres. Cela étant, ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes pour mener leur activité. Or quand l’activité n’est plus suffisante, n’ayant pas droit à une allocation-chômage, leur situation devient dramatique. Pourquoi ne leur permet-on pas de cotiser et d’avoir eux aussi accès aux allocations-chômage ?

Aujourd’hui, on travaille quarante-deux ans. Demain, ce sera quarante-trois ou quarante-quatre ans. Aura-t-on la possibilité de faire toute sa carrière dans une seule catégorie ? Ou bien sera-t-on parfois salarié, parfois autoentrepreneur, parfois fonctionnaire ? La fonction publique ne doit-elle pas être plus ouverte ? Autant de questions qu’il faut se poser.

Quoi qu’il en soit, nous sommes persuadés qu’il faut donner le maximum de droits communs à tous, un socle de droits qui permette à chacun de prendre en main sa vie professionnelle. Grâce à ce socle commun et à la levée des freins qui existent aujourd’hui pour passer d’une catégorie à une autre, nous pourrions permettre l’apparition de nouvelles activités. Les activités qui émergent aujourd’hui ont l’avantage d’être des activités marchandes, et non des emplois aidés, ce qui nous semble positif, à condition, je le répète, de donner des droits à tous les salariés.

Il convient aussi de donner à ces auto-salariés des droits en matière de représentation. Les organisations syndicales doivent avoir leur place dès lors qu’on parle d’un socle commun qui tourne autour de la protection sociale et de la formation professionnelle.

En ce qui concerne la représentation des catégories, des choix sont à faire : on peut considérer que les autoentrepreneurs seraient mieux représentés par une organisation patronale que par une organisation salariale, mais je vois mal comment on pourrait négocier socialement. Imaginons que les autoentrepreneurs adhèrent au MEDEF… Sachant qu’Uber est adhérent du MEDEF et qu’il s’agit d’un rapport de sous-traitance.

M. Jean-Marc Germain, rapporteur. Un autoentrepreneur ou un collaborateur d’Uber peuvent-ils adhérer à la CFTC ? Ou bien faut-il un contrat de travail pour pouvoir adhérer à un syndicat qui se définit comme un syndicat de salariés ? Quelle est la situation en l’état et comment pourrait-elle évoluer ?

Comment peut-on avancer concrètement sur ces questions, alors que l’on part, au fond, d’une page blanche ? Il s’agit en effet de « sans-droits » et il y a déjà des abus. Ces personnes peuvent travailler des milliers d’heures par an pour un revenu de misère. Il convient de délimiter ces activités. Il y a, certes, consensus sur le fait que ce nouveau modèle permet de rendre des services qui n’existaient pas ou qui n’étaient pas jusqu’à présent accessibles à tout un chacun. Qui plus est, elles s’inscrivent souvent dans un continuum qui part de l’autoproduction – je bricole chez moi, puis pour ma famille, puis pour les amis des amis – pour aboutir à une relation rémunérée et qui finit par représenter une activité importante en termes de revenus.

Comment définir les cotisations, les droits et la régulation par rapport aux professions existantes ? Cela relève-t-il d’une négociation de branche, d’une négociation interprofessionnelle ? Est-ce une prérogative du législateur, de l’État, parce qu’au fond, personne ne serait suffisamment représenté pour pouvoir légitimer une négociation sociale ?

M. Gérard Sebaoun. Dans votre exposé, monsieur le président, vous revenez inlassablement sur le mot « salarié ». Cela me gêne quelque peu, car vous avez décrit de nombreuses formes d’activité qui ne sont pas salariées, et vous prônez un socle de cotisations obligatoires pour tout le monde, salariés et non-salariés.

Or si je regarde le modèle existant, j’observe que des cotisations obligatoires sont prélevées sur les salaires, mais que les professions non salariées peuvent adhérer à des régimes ou souscrire des assurances privées. Mais que faites-vous de tous ceux qui, aujourd’hui, ont une activité, contrainte ou volontaire, et qui aspirent à une forme d’autonomie, mais qui ne souhaitent pas cotiser ? Je reprends votre exemple de votre jardinier qui tond des pelouses. Il est autonome. Imaginons qu’il ait un accident dans le cadre de cette activité qu’il mène en plus de son travail habituel. Il sera peut-être tenté de le déclarer comme un accident du travail. Comment va-t-on faire pour gérer cela ? On crée une distorsion, qui n’est pas neutre. En tant que salarié, il aura tendance à faire payer par le régime général tout ce qu’il va faire dans le cadre de son activité secondaire.

M. Denys Robiliard. Ma question rejoint celle de M. Sébaoun. Dans votre exposé introductif, vous avez dit qu’il y avait quatre formes d’emploi. Je reprends votre exemple du jardinier qui tond des pelouses. Il peut être employé par un paysagiste, autoentrepreneur, salarié du propriétaire de la pelouse en passant par le CESU, ou encore passer par une plateforme. Le fait de passer par une plateforme permet la mise en relation, mais ne définit pas la nature de la relation juridique qui lie le jardinier avec le propriétaire de la pelouse. La question du statut, autoentrepreneur ou autre, continue de se poser.

Il faudra bien également se poser la question de la rémunération. Même si cela passe par la plateforme, c’est bien le jardinier qui sera rémunéré et la question de la nature de la relation continuera de se poser. Par conséquent, le statut de l’inscrit sur une plateforme n’est pas de même nature que les trois premières catégories que vous avez listées. Or dans le droit tel qu’il est aujourd’hui, peu importe la façon dont on entre en relation : la question de la nature de la prise en charge au niveau juridique du travail effectué continue à se poser, qu’on le veuille ou non.

Si j’ai bien compris votre propos, vous souhaitez développer la protection des travailleurs non salariés dès lors qu’ils sont dans un lien de dépendance qui n’est pas nécessairement un lien de subordination. Mais comment cela peut-il se construire ? Qui sont les acteurs ?

Ce qui structure un syndicat, c’est le rapport salarial. Or on ne peut pas être son propre salarié. Je sais bien qu’il « se trouve autant de différences de nous à nous-mêmes, que de nous à autrui », comme disait Montaigne, mais cela pose problème au niveau juridique… Le salariat suppose une dualité, avec, d’un côté, un employeur, de l’autre, un salarié. Qui a vocation à représenter les travailleurs non salariés ? Et qui a vocation à représenter les donneurs d’ordre ? Si la négociation collective n’est pas possible, est-il souhaitable, de votre point de vue, que, par défaut, le législateur s’empare de la question et légifère sur la protection minimale à laquelle auraient droit les travailleurs non salariés dès lors qu’ils seraient dans une situation de dépendance ? Dans ce cas, ne risquons-nous pas de créer un contrat de travail « allégé », dégradé ? Est-ce qu’en créant un nouveau contrat de travail spécifique dégradé, on ne risque pas de dégrader le contrait de travail en général ?

M. Philippe Louis. Un salarié d’Uber ou un autoentrepreneur peuvent-ils adhérer à la CFTC ? Le code du travail prévoit que ce sont les salariés qui peuvent le faire. Il se trouve que nous avons vocation à rassembler les salariés. J’ai envie de vous retourner la question : qu’en pense le législateur ? Un autoentrepreneur peut-il être considéré comme un salarié ? Pour nous, le terme d’« autoentrepreneur » reste ambigu. S’agit-il d’une micro-entreprise ? Je l’ai dit, ce n’est pas la même chose. À mon avis, il faut avant tout lever cette ambiguïté. Une micro-entreprise a vocation à grandir ; un autoentrepreneur a vocation à rester au niveau où il est en gagnant sa vie tout seul.

S’agissant de l’adhésion à la CFTC, la question de la représentation se pose. Comment allons-nous pouvoir défendre ces personnes ? Adhérer, c’est bien, mais il faut avoir les services derrière. Avec qui allons-nous négocier ? Si les autoentrepreneurs sont pour moitié adhérents au MEDEF et pour moitié adhérents à des organisations syndicales, cela va poser des problèmes…

M. Denys Robiliard. On pourrait faire une intersyndicale !

M. Philippe Louis. J’ai souvent employé le mot « salariés », mais à tort : j’aurais dû parler de « travailleurs ». L’enjeu, c’est le statut du travailleur, on le voit aussi à travers le CPA (compte personnel d’activité). Dès lors que tous les travailleurs bénéficient d’un socle commun de droits, le terme de « travailleurs » peut recouvrir différentes formes d’activités. Nous avons tort de vouloir tout catégoriser.

En France, il n’y a que quatre activités possibles : vous pouvez être fonctionnaire, salarié, indépendant ou demandeur d’emploi. Aujourd’hui, vient s’ajouter une cinquième catégorie qui n’entre dans aucune case. Il y a deux solutions : créer une cinquième case, qu’on ne sait pas comment traiter, ou supprimer toutes les cases, c’est-à-dire qu’on en reste au travailleur, ce qui est l’esprit du CPA. On donne alors les mêmes droits à tout le monde en matière de formation, de droit social, de chômage, et l’on passe d’une catégorie à l’autre sans se poser de questions. Je pense que c’est ce à quoi aspirent les Français.

Aujourd’hui, nous laissons passer des opportunités. Il y a des fonctionnaires qui rêvent de créer leur entreprise, mais qui n’osent pas passer le cap, craignant de remettre en cause leur carrière. Comment rendre légitime ce changement de cap, sans que cela n’obère une carrière ?

C’est à cela que nous réfléchissons : au moyen de mettre tous les travailleurs au même niveau afin qu’ils puissent passer d’une catégorie à une autre sans être obligés de recalculer leurs droits à la retraite, en fonction des quatre ou cinq régimes dont ils peuvent dépendre.

Aux volets formation et compte pénibilité, on a ajouté dans le CPA un portail des droits sociaux, qui permettra à chacun de voir où il en est en matière de retraite et de savoir quelle incidence un changement de situation professionnelle peut avoir. Dès lors que le dispositif sera mis en place, on ne se posera plus vraiment la question de savoir dans quelle catégorie on est : nous serons tous des travailleurs, nous devrons tous travailler quarante-trois ans et nous aurons tous une activité à mener, sous un statut ou sous un autre. La question du statut aura dès lors peu d’importance.

C’est le fait de vouloir rester dans une catégorie qui pose problème. Nous ne souhaitons pas créer un contrat de travail a minima : j’ai parlé d’un socle, avec la possibilité de fixer, en cas de contrainte, des minima et, en l’absence de contraintes, de donner plus de liberté, ce qui oblige à enlever une partie du socle du contrat de travail actuel et, du coup, à redéfinir le lien de subordination ou de dépendance à l’employeur concernant le volume de travail, ainsi que d’autres critères. Le système doit permettre cette adaptation suivant l’activité qu’on mène, mais toujours, j’y insiste, en tant que travailleur. Nous ne devrions avoir qu’une sorte de travailleurs et les droits devraient être les mêmes pour tous en matière de sécurité sociale et de formation. Ensuite, chacun serait libre de choisir la protection, plus ou moins contraignante, qu’il souhaite.

Le monde change tellement que nous devons, nous aussi, organisations syndicales, abandonner nos clichés et nous adapter. Vouloir donner les mêmes droits aux personnes qui passent par les plateformes collaboratives sera plus un frein pour eux qu’une protection. Sachons admettre que la liberté consiste aussi à laisser les gens libres de leur choix. Aujourd’hui, ceux qui passent par une plateforme sont plus ou moins contraints de le faire, parce qu’ils sont demandeurs d’emploi et qu’ils n’ont pas le choix. Mais beaucoup de jeunes, et de moins jeunes, qui ont besoin de cette autonomie, se retrouvent salariés, alors qu’ils ne demanderaient pas mieux que de passer dans une autre catégorie. Pourquoi ne pas faire le pari que le problème pourrait se résoudre de cette façon ?

Ceux qui se sentent trop vulnérables aimeraient être salariés et certains de ceux qui occupent un poste salarié se sentent étriqués dans ce statut… Combien de jeunes rêvent de créer leur start-up, mais ne le font pas parce qu’ils ont un CDI, autrement dit, qu’ils sont dans la norme, ne serait-ce que pour contracter un emprunt ? Les gens ne sont pas dans les catégories qui leur correspondent et, du coup, chacun se sent frustré.

Il faut créer un système permettant à ceux qui ont envie d’entreprendre de le faire, de se prendre en main, et à ceux qui se sentent plus vulnérables d’être salariés, avec un système permettant de conserver ses droits quand on quitte une entreprise, un système donnant plus de droits pour se former et rebondir.

Aujourd’hui, si vous voulez créer une entreprise, la meilleure méthode consiste à aller voir votre patron pour conclure une rupture conventionnelle du contrat de travail, à vous inscrire à Pôle emploi et à demander l’Aide à la reprise ou à la création d’entreprise (ARCE) afin d’obtenir 20 000 ou 30 000 euros pour financer votre entreprise. Mais s’il vous arrive quelque chose, comme vous avez utilisé vos droits pour financer votre entreprise, tant pis pour vous…

Ce n’est pas ainsi qu’il faut procéder. Si l’on veut favoriser la création d’entreprise, il faut, certes, des aides de l’État, mais les allocations-chômage doivent pouvoir ensuite, en cas de problème, vous aider à rebondir.

Notre objectif est qu’il n’y ait plus d’interruption dans un parcours professionnel, comme c’est le cas aujourd’hui. Nous avons mis au point un système de chômage formidable en période de plein-emploi : avec 5 ou 6 % de chômeurs, on peut faire ce qu’on veut. On peut, par exemple, introduire de la dégressivité dans les allocations parce qu’on peut donner un « boulot » à chaque demandeur d’emploi. Le seul problème qui puisse se poser, c’est que le demandeur d’emploi ne veuille pas accepter ce « boulot ».

Mais aujourd’hui, nous avons 10 % de demandeurs d’emploi et 24 millions de salariés. Sur ces 24 millions, 12 millions ne connaîtront jamais le chômage parce qu’ils sont fonctionnaires ou salariés dans de grandes entreprises. Sur les 12 millions restants, 6 millions travaillent dans des entreprises où, même si ce ne sont pas de grandes entreprises, les CDI sont relativement solides. Ce sont des PME qui marchent bien et qui investissent. Si ces salariés connaissent un jour le chômage, ils retrouveront facilement du travail au bout de six mois, un an maximum, parce qu’ils auront été formés tout au long de leur carrière.

Restent 6 millions de personnes pour lesquelles il n’existe plus d’emplois, et qui se retrouvent à supporter les 10 % de chômage que nous connaissons aujourd’hui, ou les 5 % en période de plein-emploi. Quel espoir peut-on donner à ces gens-là ? Si l’on part du principe que l’on doit travailler quarante-trois ans, qu’il y a 10 % de chômeurs et 24 millions de salariés, cela veut dire que, sur une carrière de quarante-trois ans, chacun va passer 10 % de son temps au chômage, soit quatre ans. Quatre ans, cela pourrait être une période permettant de se former, garder ses enfants ou travailler pour une association, mais il faudrait que ce soit réparti sur les 24 millions de salariés. Or ce n’est pas le cas puisque 12 millions d’entre eux ne seront jamais au chômage – ce qui veut dire qu’il ne s’agit plus pour ces 6 millions de personnes de passer 10 %, mais 20 % de son temps au chômage, soit huit années. Mais en fait, ce sont les 6 millions les plus défavorisés, c’est-à-dire les « mal formés », les « mal accompagnés », qui supportent à eux seuls le volume correspondant à un taux global de 10 % du chômage, soit pratiquement douze années de leur carrière. Douze ans sur quarante-trois ! Je vous laisse imaginer la perspective pour ces 6 millions de personnes… Cela n’est plus admissible.

Dans le même temps, Pôle emploi connaît seulement 20 % des postes à pourvoir sur le marché du travail : le reste est aux mains des entreprises ou sur le marché parallèle. Il y a, en outre, de la surenchère patronale sur la qualité de l’embauche : pour un emploi requérant un niveau bac, on embauche souvent un bac + 5 : avec lui, on perdra moins de temps à le former… Alors le « niveau bac » se rabat sur les emplois de niveau BEP. Or ce sont ces emplois de niveau BEP qui devaient bénéficier aux 6 millions de personnes dont je viens de parler. Du coup, on ne sait plus que leur proposer… Qui plus est, ces bacs + 5 ont des emplois dans lesquels ils ne s’accomplissent pas parce qu’ils ne correspondent pas à leur niveau d’études. Donnons-leur la possibilité de retrouver le type de travail qui leur revient ! Faisons « monter » tout le monde ! Cela permettra de libérer tous ces emplois, comme ceux de caissière qui sont souvent occupés par des bac + 2, alors que nombre de demandeurs d’emploi pourraient y prétendre, sans grand besoin de formation.

M. le président Arnaud Richard. Monsieur le président, nous vous remercions pour ces échanges passionnants. Nous vous réinviterons, en tant que président de la CFTC, au même titre que les autres présidents de toutes les organisations syndicales, au mois de mars ou avril.

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Enfin, la mission entend Mme Diana Filippova et M. Arthur De Grave, représentant le collectif OuiShare.

M. le président Arnaud Richard. Chers collègues, nous accueillons M. Arthur De Grave et Mme Diana Filippova, qui représentent le collectif, « OuiShare », né très récemment mais très actif dans la réflexion sur l’économie collaborative. Il nous a paru intéressant d’avoir votre point de vue sur cette nouvelle économie – en fait, pas si nouvelle que cela – et ses conséquences, avérées ou potentielles, sur le travail, l’entreprise et les relations du travail.

Madame, Monsieur, peut-être les thèmes de cette mission ne vous étaient-ils pas familiers, mais je suis sûr que notre invitation aura stimulé votre réflexion sur le paritarisme, sujet très important dans notre pays.

Mme Diana Filippova. Notre approche de l’économie collaborative se pose un peu en rupture avec cette tradition française qui consiste à faire des théories sur des phénomènes en train de se mettre en place. Quand OuiShare a été créé, en 2012, plusieurs mouvements, économiques, sociaux, de production, apparaissaient, en rupture avec les modèles antérieurs, ceux de notre toute prime jeunesse, en vigueur avant que nous n’entrions sur le marché du travail. Ces nouveaux phénomènes présentaient deux caractéristiques : l’existence d’une communauté qui contribue à la production de quelque chose, quelque chose de n’importe quelle nature ou de nature mixte ; l’existence de relations pas totalement décentralisées, mais beaucoup plus que dans les circuits d’organisation traditionnels : ainsi l’entreprise du XXsiècle est traditionnellement conçue comme une pyramide, avec un certain nombre de process de management verticaux. Mais cela se retrouvait également dans la consommation, alors que la consommation collaborative a permis de mettre en relation des individus et fait apparaître cette forme hybride d’intermédiation : la plateforme, beaucoup moins centralisée.

Dans le domaine de la production également, des méthodes de production distribuée, comme les fab labs, ou encore d’autres usines numériques de quartier, rapprochent les artisans des citoyens, lesquels deviennent un peu des citoyens producteurs. De même, le financement participatif, gros chantier politique français, a permis des pratiques innovantes, des individus pouvant désormais financer directement des projets selon des modalités différentes.

Enfin, la transformation culturelle, la transformation de la gouvernance, la transformation des structures sociales nous intéresse tout particulièrement. L’économie collaborative s’immisce dans tous ces domaines et, d’une certaine manière, avec l’appui de la libre circulation de l’information et de la connaissance, va recréer un socle commun pour un nouveau modèle, plus seulement un modèle économique, comme dans la consommation collaborative, mais aussi un modèle social et politique. Telle est la vision que nous avons développée dans notre ouvrage, Société collaborative, la Fin des Hiérarchies.

M. Arthur De Grave. En fait, l’économie collaborative, en tant que secteur, n’existe pas. Cela a été durant très longtemps un concept un peu « fourre-tout », qui nous a permis de mettre « dans le même bain », des Uber et des mouvements sociaux comme Occupy. Le fait qu’il s’agissait toujours d’organisations en réseau, assez éclatées, distribuées, donnait l’impression qu’il y avait un rapport, une espèce d’affinité profonde entre Occupy et Uber, même si ce rapprochement est en réalité assez héroïque.

Aujourd’hui, je pense que ce concept d’économie collaborative est travaillé par des tensions, il est en miettes. En fait, ce n’est pas un secteur, c’est juste une façon différente d’organiser le travail. En regardant les choses avec un peu de cynisme, on pourrait le définir comme un mode de production de valeur qui ne passe pas par l’organisation du travail salariée ; ce qui peut être bien ou mal.

Ce qui m’intéresse, quand j’envisage ce phénomène, c’est de segmenter un peu ces nouvelles formes de travail. Comment se structure le travail – je ne sais comment le qualifier – post-salarial, méta-salarial – à côté du travail salarial ? Il y a différents étages sur cette fusée, qui méritent d’être décryptés et qui n’auront pas forcément les mêmes impacts sociaux anticipables.

Je pense en premier lieu à toute la théorie du digital labor, relativement récente, formulée par des chercheurs plutôt proches de la gauche américaine, qui essaient de repenser l’exploitation à l’âge du numérique dans des termes très marxistes. Le digital labor, c’est vous, c’est moi, lorsque nous sommes actifs sur Facebook ou Instagram. En gros, nous travaillons, nous créons de la valeur pour la plateforme ; quand nous faisons une recherche sur Google, nous alimentons les uns et les autres des algorithmes, des machines. Ces formes de travail qu’on ne vit pas comme telles sont un petit peu le premier niveau. Nous sommes tous des prolétaires du numérique, ou en passe de le devenir…

Vient ensuite, dans le prolongement, le phénomène de « freelancisation » de l’économie. Il peut susciter des débats infinis, mais il est bien réel : selon certaines études, les États-Unis compteraient 54 millions de travailleurs indépendants, selon d’autres, ils représenteraient le tiers de la main-d’œuvre. Des études affirment qu’à l’horizon 2020, 47 % de la main-d’œuvre seront free-lance aux États-Unis. Nous n’en sommes pas là en France, des interlocuteurs plus qualifiés pourront vous donner des chiffres ; reste que 85 % des créations d’emploi chez les jeunes sont des CDD (contrats à durée déterminée). Cela ne veut pas dire que nous sommes dans le post-salariat, mais qu’est-ce qu’un salariat aussi court-termiste ?

Deux appréciations sont possibles. Des économistes classiques soutiendront que le phénomène n’est que conjoncturel : quand la croissance reviendra, l’emploi redeviendra salarié comme il l’était auparavant. Ce n’est pas forcément mon avis. Je pense qu’il y a des raisons structurelles : le travail et l’organisation de la production évoluent dans le sens sinon d’une destruction, en tout cas d’un détricotage progressif du salariat. Ensuite, on peut juger que c’est bien ou que c’est mal, y voir une précarisation généralisée ou quelque chose de plus émancipateur, mais cela dépend notamment de la réinvention de la protection sociale, de la réinvention de filets de sécurité. Certains éléments de la protection sociale doivent être décorrélés du statut de salarié.

M. Jean-Marc Germain, rapporteur. Merci pour cet exposé introductif.

Notre mission portant sur le paritarisme, au fond, nous entrons dans le sujet par un thème tiré de la vieille économie, si j’ose dire ; mais ces nouvelles formes, ces modes de production, cette sorte de révolution industrielle des services, qui concernent aussi un peu l’industrie, réinterrogent toute la protection sociale. Ni le président Arnaud Richard ni moi-même, pas plus que de nombreux collègues, ne sommes des pessimistes. Il s’agit pour nous de voir ce qui peut créer des opportunités dans le monde de l’économie et de la consommation, mais aussi dans le monde politique, syndical, associatif. Cela peut créer des difficultés, mais aussi des opportunités. Comment faire que la balance penche du bon côté ? Comment faire pour que ce modèle soit émancipateur et non contraignant, réducteur ou précarisant ?

Sans doute un certain nombre de choses se jouent-elles au niveau de la concurrence. Si, dans un domaine, une seule plateforme écrase toutes les autres, le jour où vous perdez une étoile dans votre évaluation sur celle-ci, vous perdez la moitié de vos revenus ; avec deux étoiles en moins, vous en perdez les trois quarts. Dans un premier temps, vous compenserez en travaillant soixante-douze ou quatre-vingt-dix heures par semaine, et puis vous vous retrouvez exclu du secteur sans que les règles qui président à ces notations ne soient contrôlables. Voyez Google : comment fait-on pour apparaître en tête des résultats de recherche ? Personne ne sait, sauf celui qui est derrière le logiciel. Or tout le modèle économique de Google est fondé là-dessus : on vous y conduit sur une autoroute bordée de panneaux publicitaires. Faut-il laisser cette économie se développer et créer ses propres régulations ? C’est notre interrogation.

Et si oui, comment ? Nous recevions ce matin des organisations syndicales et patronales, et ni les unes ni les autres, dans leurs statuts, n’ont juridiquement les moyens d’accueillir de tels adhérents. Du coup, elles ont beaucoup de mal à construire des régulations : autoriser AirBnb pour quatre mois, pas plus, soit, mais qui fixe cette norme ? Pour entrer dans une logique de régulation, il faut des acteurs légitimes capables de les construire. Autant nous nous sentons fondés, en tant que parlementaires, à définir des principes généraux, autant nous avons besoin d’acteurs pour créer cette frontière qui sépare les opportunités des difficultés, qui permettent la création du nouveau en évitant la déstabilisation. Comment voyez-vous, pour votre part, la construction de ces nouvelles règles ?

Ensuite, il faut créer des règles de protection, des droits à l’erreur, si je puis dire : si cela tourne mal, que se passe-t-il en termes de revenus de remplacement, de retraite, d’assurance-maladie ? Faut-il inventer un tiers-secteur ? On pourrait imaginer prélever un euro par nuitée réservée sur la plateforme AirBnb, avec l’idée que ce type de structure retombera dans le lit de l’entreprise ou du salariat à la faveur d’une amélioration de la situation économique ou d’une évolution de la concurrence. L’une de nos inquiétudes est que si nous créons un contrat de travail de catégorie B, offrant une protection réduite, des secteurs d’activité qui pourraient très bien respecter des normes sociales plus élevées ne finissent, en raison de la concurrence, par suivre cette pente.

M. le président Arnaud Richard. Vous avez évoqué deux notions importantes, dont celle, souvent évoquée, de socle commun. Comment parvenir à le préserver ? Ce souci nous fait peut-être passer pour les derniers des Mohicans, mais c’est dans l’intérêt de celles et ceux qui prennent part aux activités de production, qui travaillent. L’autre notion est celle de précarisation. Une personne auditionnée précédemment disait que ceux qui travaillent, demain, seraient non plus des « salariés » mais des « travailleurs ». Comment donc créer un socle commun ?

Je trouve très intéressant que l’un de vos partenaires soit la MAIF, une institution tout de même très importante. Cela interpelle, dans le bon sens du terme. Les gens de la MAIF ne font pas les choses par hasard : ils ont une vraie réflexion sur la société. Et quand Jean-Marc Germain nous dit qu’il faut peut-être inventer un tiers-secteur, cela peut-il être dans l’esprit du secteur mutualiste ?

On rappelait un peu plus tôt ce matin qu’avant que de devenir des salariés, avec des contrats de travail, les paysans qui travaillaient chez Michelin étaient des paysans : si Michelin leur a donné des contrats, c’était pour qu’ils ne retournent pas aux champs et qu’ils restent à l’usine.

Le travail est donc en pleine mutation. Au-delà des excès médiatiques de ces derniers jours, nous avons besoin d’une réflexion approfondie sur ce socle commun et sur le risque de précarisation, tout à fait réel.

M. Arthur De Grave. Tout à fait. Quand Diana Filippova m’a dit que nous allions être auditionnés sur le paritarisme, j’étais un petit peu embêté, parce que je ne savais pas ce que c’était… Du coup, nous avons publié un statut Facebook pour demander des avis, ce qui a déchaîné les passions, avec une trentaine de réponses d’internautes qui nous disaient ce qu’ils pensaient.

M. Jean-Marc Germain, rapporteur. Cette discussion est très intéressante… Au fond, le paritarisme, c’est ce qui amène des acteurs aux intérêts divergents à se structurer pour répartir la richesse. C’est fondamental. Prenons le cas d’Uber ou d’une plateforme de même nature qui capterait toute la rente. Les intérêts d’Uber, qui n’est certes pas employeur, et ceux des collaborateurs sont divergents, alors qu’ils créent des richesses ensemble. À un moment donné, le paritarisme reposait sur les syndicats et le patronat. Aujourd’hui, des modes de régulation doivent être inventés si l’on veut que les choses se fassent à la fois librement et de manière juste.

M. Arthur De Grave. Effectivement, il y a toute une première vague de cette économie, de ces nouveaux modes de production, qui portait une idéologie très hostile au concept même d’institution. C’était une économie informelle, il s’agissait de ne pas servir les puissants.

Et, effectivement, puisque vous rappeliez pourquoi Michelin avait fait signer des contrats de travail aux ouvriers, toute une réflexion de fond sur le travail est nécessaire. Selon une tradition de gauche assez ancienne, le salariat était la forme même de l’exploitation. Jusqu’à une date relativement récente, jusqu’au XXsiècle, chez Marx, le salariat est ce qui rend possible la survaleur ; c’est la forme même de l’exploitation. Ensuite, la balance a penché de plus en plus du côté des salariés, parce qu’on a attaché un ensemble de droits sociaux au salariat. Toute une société s’est ainsi construite sur le salariat de masse, et le salariat est devenu quelque chose de plutôt positif.

Mais depuis un certain temps, à en juger par les inégalités qui reprennent du poil de la bête, salariales mais aussi patrimoniales si l’on en croit les travaux de Thomas Piketty, ce salariat a tout de même du plomb dans l’aile. La société salariale ne semble plus capable d’assurer une prospérité partagée aujourd’hui. Faisons donc ce constat un peu philosophique : le salariat n’a pas toujours été cette panacée, il n’a pas toujours été vécu comme quelque chose de positif. Pour les paysans arrachés de leurs terres au XVIIIsiècle, devoir aller signer ces contrats de travail, qui reposent sur le lien de subordination, ce n’était pas forcément paradisiaque…

Cependant, une fois cela rappelé, on n’a pas dit grand-chose. Il faut vraiment plusieurs niveaux de lecture. Je vous parlais tout à l’heure du digital labor et de la « freelancisation », mais il est un troisième phénomène, distinct, celui de l’économie dite « du partage ». Nous sommes vous et moi des prolétaires du numérique dans la grande usine du numérique mondialisé, mais un certain nombre d’activités nous sont possibles en tant que simples particuliers : vous pouvez mettre votre voiture en location sur une plateforme comme Drivy, mettre de temps en temps votre appartement en location sur AirBnb. Si je n’ai pas cinq appartements à Paris et que je n’en tire pas mon revenu principal, je reste dans une logique de mutualisation ; ce n’est pas du travail, c’est un niveau différent. L’idée d’une franchise avait été reprise notamment dans un rapport du Sénat : il proposait qu’en deçà de 5 000 euros, les montants tirés de plateformes comme AirBnb ou Drivy ne soient pas considérés comme un revenu : on étendait la logique de mutualisation, de partage de frais du covoiturage. Du coup, cela n’entre pas dans le champ du travail, de cette réflexion approfondie qu’appelle la régulation du travail. Au-delà commence le niveau de « freelancisation » de l’économie.

Aujourd’hui, Uber est attaqué de toutes parts aux États-Unis, plusieurs class actions sont en cours parce que Uber, effectivement, vous le signaliez, est dans une situation de monopole. C’est l’un des problèmes de l’économie numérique : elle tend à favoriser l’émergence de monopoles naturels. On n’a pas besoin d’avoir cinq BlaBlaCar en France. Ce qui fait la valeur d’une plateforme, c’est sa capacité à mettre en relation une offre et une demande, il lui faut donc atteindre une masse critique en termes de nombre d’utilisateurs : plus elle est grosse, mieux c’est. Le modèle de concurrence pure et parfaite ne nous sert à rien pour penser cette économie de plateformes qui favorise effectivement l’émergence de monopoles.

Cela pose de vrais problèmes en terme de travail. Si vous ne pouvez pas aller chez un concurrent d’Uber, vous vous retrouvez effectivement totalement enchaîné à cette plateforme. La plateforme Uber a un peu polarisé l’attention et hystérisé les débats parce qu’elle se comporte effectivement comme un employeur : contractuellement, les chauffeurs ne sont pas salariés de cette plateforme mais tout un faisceau d’indices montrent qu’en fait Uber se comporte bel et bien comme tel. De facto, le lien de subordination existe, les conducteurs étant dans un lien de dépendance économique vis-à-vis de la plateforme – toute une réflexion est en cours, aujourd’hui, sur la mutation, de ce lien de subordination en un lien de dépendance économique. Uber désactive les chauffeurs dès lors que leurs notes sont inférieures à un certain seuil, différent selon les pays. Uber peut décider du prix de la course, des horaires de travail, et vous désactiver – donc, in fine, vous licencier. Nous retrouvons chez Uber tout ce qui structure la relation employeur/employé, mais ce n’est pas le cas partout. Bon nombre de plateformes sont moins dirigistes, moins extrêmes dans la subordination, dans la domination exercée sur les utilisateurs. Elles ne fixent pas les prix, elles ne mettent pas en place de systèmes de notation aussi contraignants, elles ne vous désactivent pas si vous êtes mal noté. Vous ne trouverez pas toujours trace d’un lien de subordination qui permettrait de requalifier un indépendant en salarié.

Mme Diana Filippova. Je suis tout à fait d’accord. Avant de se demander qui réglemente, et comment le faire, il faut comprendre tous les différents modèles et bien voir que, si Uber polarise aujourd’hui toute l’attention, c’est un cas à part, qu’il faut étudier comme tel. Les autres plateformes, comme AirBnb ou BlaBlaCar, n’ont pas le même fonctionnement, même si elles sont aussi en situation de monopole. Elles ne suscitent pas forcément les mêmes interrogations, notamment en ce qui concerne le travail à la demande.

Uber pose une question qui a très bien été exposée aux États-Unis : comment recentrer la protection sociale autour de personnes employées par une plateforme et donc, indirectement, par d’autres personnes ? Qu’est-ce qui les lie ? Et comment remplace-t-on tous les bienfaits prodigués, aux États-Unis, par les entreprises ?

Au mois de novembre dernier, Tim O’Reilly, l’un des papes d’internet aux États-Unis, a organisé une conférence à San Francisco intitulée : What’s the future of work ? Il se pose très sérieusement la question du bien-être, de la solidarité sociale de ces nouveaux travailleurs, de ces néosalariés – une espèce de salariat remis au goût du jour. Comme souvent aux États-Unis, la réponse est double. Il y a tout d’abord la réponse judiciaire : le juge étudie le contrat et se demande s’il recouvre vraiment une prestation de service ou si c’est un contrat de travail. La deuxième réponse sera privée. En France, ce serait le fait de syndicats, du Gouvernement, etc. Aux États-Unis, des start-ups vont proposer des services, se placer sur ces niches délaissées de protection sociale, qui ne sont aujourd’hui occupées ni par l’État ni par l’entreprise, parce que Uber ne se comporte pas comme un employeur traditionnel qui propose une mutuelle, une assurance maladie, etc. À l’occasion de cette conférence, Tim O’Reilly a notamment publié un résumé de tous les services, de toutes les start-ups qui se créent pour accompagner le travailleur à la demande : matching entre offre et demande d’emploi, suivi des heures de travail, mise en relation avec les autres travailleurs pour savoir quand le moment est opportun pour sortir sur le marché, mais aussi des choses beaucoup plus complexes : comptabilité, assurance contre la variation d’activité – c’est capital. La réponse n’est pas totalement privée, puisque Freelancers Union, un des premiers syndicats d’indépendants dans le monde, avec plus de 400 000 adhérents, organise des campagnes, prend beaucoup la parole et agit aussi en tant que représentation politique, donnant voix à cette espèce de masse inexistante, sans visage, des travailleurs à la demande – là est finalement le cœur du sujet.

Si l’on transpose la question en France, avec le renversement du rapport de force entre les salariés traditionnels et ces nouveaux types de travail complètement éclatés, on retrouve le clivage traditionnel entre outsiders et insiders, mais avec beaucoup plus de force, dans la mesure où les outsiders sont beaucoup plus nombreux, beaucoup plus visibles et beaucoup plus divers. Entre un outsider auto-entrepreneur ou chef d’entreprise dont le business est florissant et un jeune de banlieue recruté par Uber sans discrimination à l’embauche, qui va bénéficier d’un accompagnement juridique pour créer sa propre structure, il y a un gouffre ; mais, mine de rien, ils sont tous les deux du côté de ceux qui ont été obligés de recourir à une autre façon de s’intégrer sur le marché du travail, parce que le marché de l’emploi « salarié à vie-CDI-protégé » leur est fermé. Et cela n’est pas du tout lié à l’économie collaborative : c’est lié à nos politiques économiques, sociales, depuis quarante ans, au fait que nous n’arrivons pas à renouer avec la croissance, au fait qu’une croissance riche en emplois est devenue un Graal de plus en plus inatteignable et que nous avons besoin de réinventer notre modèle, notre vision du système économique français.

M. Gérard Sebaoun. Effectivement, c’est bien parce que notre modèle est aujourd’hui en difficulté qu’on voit surgir de nouveaux modes de travail – moi, j’aime bien le mot de travailleur.

Je repars de ce que vous avez posé comme principes de base – la communauté et la relation décentralisée –, en gardant aussi à l’esprit le danger, que vous avez évoqué, de la création de monopoles totalement déments.

Bruno Teboul, que nous avons auditionné il n’y a pas très longtemps, nous a un peu alertés : le modèle classique de destruction créatrice qu’on nous vante encore à longueur de discours semble, à en croire certaines projections et certains modèles mathématiques, « avoir du plomb dans l’aile ». Pensez-vous donc que ce que vous observez est irréversible ou bien le salariat, modèle assez protecteur et plutôt intéressant, retrouvera-t-il sa place dans une économie en meilleure santé ?

Sur le fond, vous parlez d’émancipation ; pour ma part, je conteste ce mot, je préférerais parler d’autonomie, ou de pseudo-autonomie. Et si l’on en vient à parler du contrôle, parle-t-on d’auto-contrôle ou de contrôle de la communauté ? Et qu’en est-il de la socialisation ? Est-elle simplement différente, ou bien limitée ? Je reprends une idée de Jean-Marc Germain : quand on est contraint, on se retrouve à devoir travailler plus, tout seul, plus vite, plus longtemps. Et qu’en est-il de la distinction entre vie professionnelle et vie personnelle qui structure encore fortement notre quotidien, même si nos outils numériques tendent à l’abolir ?

Enfin, sur ces plateformes, je peux demain vendre directement mes propres produits. Imaginons que je fabrique des confitures. Qui certifiera leur qualité ? Qui déterminera qu’elles ne risquent pas de tuer la moitié du genre humain ?

M. le président Arnaud Richard. Le marché !

M. Gérard Sebaoun. Non, pas le marché, puisque l’acheteur sera mort si vous avez mis de l’arsenic dans votre confiture !

Tous ces sujets m’intéressent au plus haut point, et c’est toute une chaîne : je suis parti de l’emploi ou de sa destruction éventuelle pour arriver à la certification du produit, sans parler de la protection sociale.

M. Arthur De Grave. Faut-il prendre ce phénomène de mutation du travail au sérieux ? Je pense que oui. Nous n’avons pas encore évoqué l’automatisation, qui est à l’arrière-plan. Autrefois, c’étaient les cols bleus qui étaient mis sur la paille par l’automatisation ; aujourd’hui, via tout un ensemble de services, via le machine learning, via les algorithmes, ce sont les emplois des classes moyennes, des cols blancs, qui sont en train d’être détruits à vitesse grand V, et il n’y a pas de réserves d’emplois qualifiés dans le tertiaire. On voit de plus de plus en plus de gamins à vélo, qui livrent des burgers dans Paris : j’ai l’impression que c’est le principal gisement d’emplois dans la capitale en ce moment… Croire que l’emploi est protégé dans le tertiaire me semble totalement illusoire.

Cette « freelancisation » du travail a aussi des raisons structurelles. Qu’est-ce qu’une entreprise ? En gros, sa taille résulte directement d’un arbitrage entre les coûts de transaction internes et les coûts de transaction externes. À une époque lointaine, les contremaîtres négociaient tous les jours la paie avec les ouvriers. C’étaient des coûts de transaction trop élevés, cela s’est arrêté avec l’entreprise fordienne. En fait, l’entreprise elle-même n’est pas un marché : en interne, elle en est tout le contraire, c’est une organisation de la production dont le fonctionnement ne repose pas sur le jeu quotidien de l’offre et de la demande.

Le problème, c’est qu’à mesure que les coûts de transaction externes baissent, grâce aux révolutions des technologies de l’information, le périmètre de l’entreprise elle-même évolue. Les entreprises plateformes n’ont pas besoin de beaucoup de personnels – ils sont peut-être 400 chez BlaBlaCar, pour 25 millions d’utilisateurs et 2 millions de personnes transportées par mois. Et ce ne sont pas des salariés qui réalisent ces prestations de transport : le coût de transaction externe a suffisamment baissé pour que l’arbitrage se fasse en faveur des non-salariés. Je ne pense pas que l’on puisse revenir sur cette évolution ; c’est quelque chose de plus profond qu’un problème de partage de la valeur entre le capital et le travail.

Mme Diana Filippova. D’un point de vue un peu plus historique et macroéconomique, le salariat n’est pas une invention rationnelle du capitalisme décrétée d’un jour à l’autre pour faire fonctionner la machine ; cela s’est fait par à-coups. Vous l’avez bien rappelé : au départ, salarier, c’était une façon de casser les guildes des paysans indépendants, qui avaient leurs propres terres. La solution trouvée n’était pas de les payer plus, mais de les payer moins : quand on paie moins, les gens travaillent plus, parce qu’ils ont besoin de vivre Les tout premiers capitalistes, les tout premiers industriels ont trouvé cette parade. Le salariat est beaucoup plus pratique que le contrat indépendant : la personne est à peu près aliénée et dépendante du flux de salaire que vous allez lui donner.

Évidemment, ce n’était que le point de départ. Si nous en étions restés là, nous n’aurions pas connu les Trente Glorieuses, le capitalisme n’aurait pas survécu au XXsiècle. S’il l’a fait, c’est parce qu’on a su l’accompagner de toute une myriade de bienfaits sociaux et transformer le travail salarié en point de socialisation principal dans nos sociétés ; c’est ce point qui est important. Aujourd’hui, différents types de socialisation alternatifs sont en train de naître. C’est là le côté non-économique de l’économie collaborative : l’existence de tiers lieux au sens large, d’espaces de coworking, de choses qui rassemblent les gens autour de projets qui ne sont pas liés directement au travail salarié et qui, en fait, les sortent de ce type de socialisation secondaire.

Cela casse la prédominance, le monopole symbolique du salariat sur nos esprits ; c’est là ce qui, selon moi, est le plus irréversible, indépendamment de prévisions économiques dont nous ne pourrons vérifier la pertinence que dans cinquante ans. C’est cette fin symbolique, pour de plus en plus de personnes, notamment des jeunes générations, qui est un point de non-retour.

Si le capitalisme veut perdurer, il lui faut réinventer un modèle d’intégration des exclus, des outsiders, de ceux qui sont aujourd’hui dans les marges. S’il ne réinvente pas ce modèle de solidarité qui inclut tout le monde, il risque de connaître une crise extrêmement grave parce que, comme Arthur De Grave l’a très bien dit, les emplois qui seront créés ces 10 ou 20 prochaines années, ce sont des emplois de service très peu qualifiés, pour remplir des tâches pour lesquelles les machines sont encore trop coûteuses et l’investissement humain reste malheureusement beaucoup moins cher, pour lesquelles, surtout, les hommes restent meilleurs. Un pizzaïolo, c’est beaucoup plus rapide qu’une machine pour faire une pizza ; garder un enfant, ce sont encore les humains qui le font le mieux… Il y a donc toute cette classe de services qui est en train d’absorber les exclus et, en fait, en partie interagit avec l’économie collaborative. Cela risque de créer une classe précaire, qui ne bénéficie pas d’une formation de haut niveau, qui n’est pas techniquement évoluée, qui est enfermée dans une espèce de trappe non à pauvreté mais à stagnation ; et à côté, comme d’habitude, vous avez des élites, de plus en plus techniques, capables de se reformer, qui font partie du même monde, qui comprennent les évolutions et qui ont un temps d’avance sur les autres dans leur lecture du monde.

M. Pascal Demarthe. L’organisation du travail semble donc s’orienter vers une précarisation généralisée, tandis que l’économie collaborative, telle que vous la décrivez, réinventerait un espace économique où chacun pourrait apporter sa compétence, sa plus-value en quelque sorte. Toutefois, ce modèle économique n’évoque pas de manière très évidente les contraintes du droit du travail, source de protection du salarié. Avez-vous réfléchi à la manière dont pourrait s’articuler cette nouvelle économie avec le respect du droit du travail ?

M. Arthur De Grave. Un marxiste convaincu pensera que le salariat, in fine, est une « arnaque » mais présentait tout de même l’avantage de lisser les revenus dans le temps. Les agents économiques savaient combien ils gagneraient un an plus tard. Le problème de ces formes d’économie où les travailleurs indépendants ont tendance à se multiplier, c’est celui de la stabilité des revenus dans le temps. Cela crée d’ailleurs de très graves difficultés, même à un niveau macroéconomique : comment créer de la stabilité si vos agents sont incapables de savoir combien ils gagneront dans un mois ? Des solutions un peu ad hoc se mettent en place aujourd’hui, les coopératives d’activité et d’emploi, des statuts mixtes d’entrepreneur-salarié. On peut imaginer des choses à plus grande échelle, et l’on revient aujourd’hui à cette logique du mutualisme. En tout cas, je pense qu’il y a intérêt, à terme, à passer à l’échelle supérieure, celle du collectif.

Quant au droit du travail, il y a des petits chantiers sur lesquels on peut avancer rapidement. Ainsi, même si les travailleurs indépendants ne sont pas majoritaires, ils représentent une part substantielle de la population, et leur protection sociale est proprement scandaleuse. Franchement, vous ne trouverez pas un seul travailleur indépendant pour défendre le RSI (régime social des indépendants) !

Mme Diana Filippova. Les travailleurs indépendants, ce sont 12 % de la population active. Le RSI revient à faire peser sur le travailleur indépendant toute l’horreur de la bureaucratie à l’état pur, comme pour bien lui rappeler qu’il n’est pas dans la norme. C’est aussi le rapport entre l’État et l’individu qui s’y joue.

Je pense qu’une réforme du droit du travail est aujourd’hui nécessaire, tout le monde en est d’accord, tout le monde en parle, des chantiers sont en cours, et ce sera fait. La question est d’imaginer ce que peut être un futur droit du travail : est-ce un droit du travail au sens large du terme « travail », incluant les personnes indépendantes, les free-lances, les personnes sur les plateformes ? Ou bien se focalise-t-on encore une fois sur le salarié ? À mon avis, il faut élargir la réflexion à tous les travailleurs, en dépoussiérant le mot de ses connotations idéologiques. Le travailleur, c’est quelqu’un qui travaille, et nous sommes tous, d’une façon ou d’une autre, des travailleurs, nous sommes tous producteurs dans cette société, nous coproduisons cette société. Le but premier de l’homme, c’est de se reproduire, et de reproduire la société dans laquelle il vit. Il ne faut plus considérer que ceux qui n’entrent plus dans la norme du salariat ne méritent pas de protection.

Du coup, la question devient beaucoup plus large : comment recréer un droit du travail qui s’éloigne de tout ce qu’on connaît, de tout l’héritage de la deuxième révolution industrielle, tout en gardant à l’esprit que les risques de domination et d’exploitation – pardon pour ce langage encore un peu connoté – ne sont pas plus faibles qu’auparavant, bien au contraire. À l’heure où les choses vont beaucoup plus vite, à l’heure où les plateformes sont capables de s’organiser d’une manière beaucoup plus fluide, les risques d’extraction de valeur ne sont pas du tout moindres. Cette tension ouvre un chantier qui excède le droit du travail : il s’agit de parvenir, à moyen terme, à un équilibre entre, d’une part, la fluidité, la liberté, l’incitation et l’autonomie, qui font peser de nouveaux risques sur les individus, et, d’autre part, une protection des travailleurs remise au goût du jour dans une société où le capital est encore réparti d’une manière totalement inégale.

J’en viens à votre question sur le contrôle, l’autonomie et le mutualisme. En fait, comment encourager la redistribution des moyens de production, faire en sorte que le travailleur ait aussi les moyens de devenir producteurs ? Cela peut se faire à trois niveaux. Le premier, c’est celui de la plateforme. Pour moi, le paritarisme, ce n’est rien d’autre, dans notre langage, que la gouvernance distribuée, cette gouvernance commune entre différentes parties prenantes qui ont des intérêts divergents et des intérêts communs. Comment trouver des arbitrages qui arrangent tout le monde ? C’est l’objectif d’une plateforme coopérative, d’une plateforme qui va impliquer les participants dans la prise de décision. Voilà un modèle qui prend place à l’intérieur de l’économie collaborative.

Ensuite, évidemment, la question est de savoir, dans un monde où le travail se fait de plus en plus rare et où celui qui détient du capital – capital monétaire, capital technologique, capital intellectuel, etc. – est incroyablement avantagé, comment répartir ce capital de façon plus équitable ? Par des politiques fiscales, des politiques de redistribution, comme nous en connaissons déjà, mais également par des politiques de formation, de reclassement, d’éducation, notamment des politiques d’éducation supérieure et de formation entre deux emplois.

M. Arthur De Grave. Il y a deux ou trois jours, j’assistais à un séminaire donné par Yann Moulier-Boutang, économiste, philosophe, auteur notamment de L’Abeille et l’Économiste. Il expliquait que ce qui est automatisé aujourd’hui, y compris dans le tertiaire, ce sont les tâches de l’hémisphère gauche du cerveau, toutes les tâches rationnelles. Restent toutes les tâches demandant de la créativité, qui relèvent de l’hémisphère droit. Le problème, c’est qu’il y a quelque chose de profondément contradictoire, de la part des entreprises, à demander de faire preuve d’initiative et de créativité à quelqu’un qui leur est lié, contractuellement, par un lien de subordination… Voilà qui explique aussi pourquoi le salariat perd de sa pertinence.

Vous évoquiez tout à l’heure des formes de sociabilité. Lorsque mon père rentrait du bureau dans les années quatre-vingt, quatre-vingt-dix, on pouvait éventuellement l’appeler sur le téléphone fixe de la maison pour qu’il revienne au bureau en cas d’urgence, mais sinon… Et il n’avait ni ordinateur ni téléphone portable. Aujourd’hui, si la batterie du téléphone portable de certains de mes amis est à plat, cela peut, dans certains secteurs, être un motif de licenciement – pas en France, mais au Royaume-Uni. Dans cette société connectée, nous sommes tous traqués, aussi bien par notre employeur que par l’État, par les grandes plateformes ; il est compliqué de revenir dans un monde où nous avons une identité propre et distincte, où nous cessons d’être le directeur du marketing une fois le bureau quitté. Effectivement, nous avons perdu, à mon avis de manière irréversible, cette séparation étanche entre la sphère privée et la sphère professionnelle. Tout cela a un peu tendance à s’entremêler ; c’est ce qui fait que des plateformes comme AirBnb, existent aujourd’hui. Votre identité y est vérifiée, vous y êtes vous-même, non un salarié derrière un guichet. Le numérique favorise cette perte d’étanchéité, et je ne vois pas trop comment revenir dessus. C’est potentiellement assez dramatique, pour ne pas dire très violent, dans la mesure où cela peut donner à une entreprise une emprise considérable sur les personnes actives sur sa plateforme.

Des évolutions du droit du travail sont possibles, avec l’instauration d’un droit à la déconnexion, une limitation du temps de travail, etc., mais j’ai l’impression que, dans ce monde-là, ce n’est pas le droit qui sera le plus protecteur. Comment éviter que les travailleurs indépendants se mettent à travailler dix fois plus ? Comment encadrer le temps de travail de quelqu’un qui est indépendant ? C’est compliqué. J’ai l’impression que la clé, pour protéger le travailleur de demain, ne réside pas tant dans le droit du travail que dans la sortie de la dépendance économique. Il faut faire en sorte que les gens n’aient pas le couteau sous la gorge. Je songe évidemment au revenu universel d’existence. À mon sens, à long terme, c’est la seule façon de faire en sorte que tout cela soit émancipateur et non pas le vecteur d’une nouvelle forme de précarisation. Je ne vois pas d’autre solution.

M. Arnaud Richard. Les free-lancers aux États-Unis arrivent-ils à reprendre la main, à dire « stop » à leurs employeurs ? Sent-on un frémissement ?

M. Arthur De Grave. C’est difficile à dire. On trouve tous les cas de figure. Les dernières études publiées par la Freelancers Union, syndicat de free-lancers, tendent à montrer que les free-lancers d’aujourd’hui sont de plus en plus qualifiés. C’est toute l’ambiguïté du développement de ce précariat. Auparavant, ceux qui n’étaient pas salariés subissaient leur condition ; aujourd’hui, de plus en plus nombreux sont ceux, qualifiés, qui la choisissent, car ils peuvent se débrouiller ainsi.

Tout dépend des catégories professionnelles : un développeur informatique est capable de monnayer ses services à très bon prix. C’est beaucoup plus intéressant pour lui, à maints égards, d’être indépendant. Je ne suis pas sûr que les études faites soient suffisamment fines pour montrer cela dans le détail mais il y a une tendance à la montée en qualification, en niveau d’études, des free-lancers.

M. Gérard Sebaoun. Je suis très intéressé par vos propos. Fort de votre expertise, vous exposez avec une forme de lucidité tous les problèmes qui nous attendent : j’ai l’impression que nous nous dirigeons vers des fractures abyssales entre ceux qui posséderont, connaîtront, etc., et d’autres, qui seront les petites mains de je ne sais quelle économie, avec des difficultés à joindre les deux bouts. Évidemment, sans le revenu d’existence, la question ne se posera même plus…

J’observe, au moins dans les grandes entreprises, que si les travailleurs ne se reconnaissent plus dans les tâches ou dans les injonctions du quotidien, il y a quand même, y compris dans la jeune génération, une forme de conservatisme, une volonté qui demeure d’avoir une vie standardisée, même si la frontière est poreuse, même si le quotidien est envahi par les objets connectés. Y a-t-il une fracture générationnelle ? Je ne le ressens pas, nonobstant un rapport différent à l’objet, aux réseaux sociaux, etc.

Ce qui m’inquiète, c’est, pour reprendre une expression de Jean-Marc Germain, « le trou dans la raquette ». J’ai bien entendu que vous n’avez pas de réponse – nous non plus, mais nous sommes le législateur. Il y a un trou dans la raquette de la protection, et on nous demande de le recoudre. C’est cela, notre sujet. Je ne sais pas si la question peut être réglée à court ou à moyen terme, mais nous nous y attelons maintenant.

M. le président Arnaud Richard. Et pouvez-vous nous expliquer comment les start-ups de la protection sociale commencent à œuvrer aux États-Unis, pour recoudre la raquette ?

M. Arthur De Grave. Pour ma part, je ne suis pas non plus un grand fan de la lecture générationnelle ; je ne pense pas que le problème soit là. En revanche, cette avant-garde de 10 % de travailleurs indépendants annonce quelque chose. Si Marx avait étudié les travailleurs majoritaires de son époque, il n’aurait pas étudié les ouvriers de Manchester : ils ne représentaient pas grand-chose numériquement, la plus grande partie de la main-d’œuvre était formée de domestiques. Il faut regarder ces avant-gardes et voir ce qu’elles annoncent ; ce n’est pas de la lecture générationnelle. Qui sont ces travailleurs indépendants ? Quels sont leurs problèmes concrets ? Si on fait le pari qu’ils annoncent un nouveau contrat social, un nouvel état du travail en tout cas, il faut prendre le phénomène au sérieux.

Mme Diana Filippova. Je ne suis pas non plus trop fan de l’idée selon laquelle la génération Y aurait un cerveau alien, organisé différemment… Ce qui nous relie tous, en tout cas, quand même, c’est que nous sommes entrés sur le marché du travail à un moment de rupture, de crise importante. En fait, notre point commun, c’est une dissonance cognitive forte, entre les promesses qu’on nous avait faites à l’entrée dans les écoles supérieures, les aspirations des années 2000, et la réalité apprise à la dure quand nous avons commencé à travailler. Cela, effectivement, vous marque une génération : cette déconnexion entre une idée de l’entreprise comme lieu d’évolution et de carrière et une réalité faite de tâches inintéressantes. Cela nous rassemble, nous qui faisons pourtant partie des diplômés, des privilégiés.

Pour ceux sortis de l’école depuis des années, les choses ne font qu’empirer progressivement, et on ne les écoute pas. Ce sont les jeunes de banlieue qu’il faudrait interroger ici. En tout cas, ils ont probablement des choses à dire que je ne pourrai jamais dire parce que je ne sais rien de leur réalité, que je n’ai pas vécue. C’est sur eux aussi qu’il faut porter l’attention. Comme les autres outsiders, ce sont des forces vives de la nation qui ne sont pas employées à leur plein potentiel. Et j’ai l’impression que se concentrer sur les diplômés, sur la génération Y qui abandonne l’entreprise, est parfois une façon de passer à la trappe tous ces invisibles, parce que cela fait trente ans qu’on en parle, parce que, déjà dans les années quatre-vingt-dix, on parlait de la fin de l’école républicaine, etc. Ce débat mérite pourtant d’être rouvert, cela concerne aussi le travail ; ce sont des exclus, ce sont des trappes à pauvreté, c’est de la déperdition de talents.

La question de la porosité de la vie privée et de la vie personnelle est extrêmement importante. Beaucoup de travailleurs sont en souffrance parce qu’ils ne peuvent pas faire de pause et qu’il leur faut être connectés en permanence, mais je ne suis pas sûr qu’une réponse centralisée, étatique, puisse être la solution. C’est une question d’éthique qui se pose avec une forte acuité à l’entreprise elle-même. Microsoft, où je travaille actuellement, pratique ainsi une éthique de déconnexion : il n’y a pas de réunion après dix-huit heures.

M. Gérard Sabaoun. Comment font-ils ?

Mme Diana Filippova. Les gens y respectent une charte de bonne conduite. Évidemment, vous pouvez travailler après dix-neuf heures si vous en avez envie, mais êtes-vous contraint de le faire ? Y a-t-il des contraintes insidieuses, des contraintes qui s’insinuent ? Cela renvoie à Michel Foucault : il n’y a pas besoin de normes obligatoires, il suffit de quelques normes tacites qui s’insinuent dans votre vie – c’est d’ailleurs ainsi que les normes fonctionnent dans le monde d’aujourd’hui, et qu’elles fonctionneront demain. Je pense que cela passe par l’éducation, l’éducation des entreprises, l’éducation des enfants, une discipline personnelle. Et, à cet égard, il y a une claire différence, en termes de niveau de formation et de confiance en soi, entre le travailleur qui sait très bien qu’il retrouvera du travail s’il se fait licencier pour s’être déconnecté et celui qui, une fois exclu de sa plateforme, ne pourra retrouver du travail.

On retrouve les segmentations, en termes de classes sociales et de niveau de diplôme, qu’on a toujours connues. Toutes les questions ne sont pas nouvelles. De très nombreuses études sociologiques et économiques ont été menées, qu’il serait intéressant de remettre au goût du jour, d’adapter à cette nouvelle forme d’économie qui apparaît, ces nouveaux fonctionnements, pour ne pas perdre tout un pan des sciences sociales et économiques, qui ont quand même beaucoup étudié ces questions de reproduction sociale, de segmentation entre classes, de différence entre les héritiers et les autres, entre ceux qui détiennent le capital économique et culturel et ceux qui ne le détiennent pas.

Nous sommes très déprimants, je vous l’accorde… Je ne veux pas du tout plaider pour Uber, mais n’oublions pas qu’Uber a quand même donné du travail à un nombre considérable de jeunes et de moins jeunes, de pères de famille et de mères de famille de banlieue. Ils le font à l’américaine parce que c’est une boîte américaine, mais ils le font quand même, et avec détermination, parce qu’ils savent très bien que si cela ne fonctionne pas, ils risquent de perdre ce monopole sur lequel repose leur modèle.

C’est aussi quelque chose qui nous gêne : comment donc ? une entreprise privée remplit le rôle de l’État ? Oui, effectivement, dans un cas précis, qui est celui de permettre d’accéder à un travail qui ne demande pas énormément de qualification, dans un secteur protégé pour des raisons qui ne sont plus qu’historiques, idéologiques, non rationnelles, qui ne se justifient pas par des contraintes de pure sécurité. Dans ce domaine, une entreprise a montré qu’on pouvait fonctionner autrement. Je ne préjuge pas du tout du futur de la réglementation, mais cela devrait nous inciter à nous interroger sur la manière dont les choses évoluent aujourd’hui.

M. Arthur De Grave. Uber polarise toujours les débats. Bruno Teboul a dû vous parler d’uberisation, mais je suis assez critique à l’égard de ce concept qui suggère qu’Uber, pour qui je n’ai pas de sympathie particulière, est la cause de ce phénomène de précarisation, alors que c’est un pur symptôme. Diana Filippova disait que l’encadrement du secteur de la mobilité, des taxis en l’occurrence, n’était pas justifié en raison. Il l’a été pourtant à une époque. Pourquoi les licences de taxi ? Parce qu’il fallait connaître la ville pour y circuler. À partir du moment où tout le monde a un GPS et que certains chauffeurs de taxi sont incapables de vous emmener au bon endroit lorsque le leur est en panne…

Effectivement, il y a eu des raisons, à une époque, à l’encadrement de certains secteurs, mais tout un ensemble d’évolutions technologiques fait que nous cherchons aujourd’hui à sortir de ce système de numerus clausus, et, même si nous n’y arrivons pas, ce qui l’a justifié à une époque n’existe plus.

Du coup, le contrôle qualité se fait de façon différente. Cette économie est obsédée par l’évaluation, c’est une espèce de panoptique où l’on s’évalue les uns les autres.

M. Gérard Sebaoun. C’est peu fiable.

M. Arthur De Grave. Il y a des histoires de fêtes qui ont « mal tourné » dans des appartements loués sur Airbnb, mais c’est assez faible statistiquement, surtout si on compare à ce qui se passe dans le secteur hôtelier classique. Le contrôle se fait beaucoup ex post, aujourd’hui. Il y a quelques années, Wikipedia était accusée de brader la culture ; on disait que ce ne serait jamais aussi bien que l’Encyclopedia Universalis, rédigée par des chercheurs. Des études ont cependant montré que le taux d’erreur sur Wikipedia était à peu près équivalent à celui de l’Encyclopedia Universalis ou l’Encyclopedia Britannica. J’ai l’impression que cette économie marche un petit peu de la même façon : elle ne certifie pas en amont, elle met en place des procédures de contrôle qualité également distribuées. Mais cette obsession de l’évaluation crée un autre problème : c’est un formidable outil de contrôle social qui n’est pas sans rappeler la structure en oignon chez Hannah Arendt. Il y a là quelque chose de potentiellement totalitaire.

Voilà qui nous ramène à la question des moyens de retendre quelques cordes sur la fameuse raquette. Je pense à une initiative du syndicat allemand de la métallurgie, IG Metall : ils ont ainsi créé FairCrowdWork, une plateforme au service des travailleurs, du digital labor, des travailleurs du clic, des travailleurs en ligne essentiellement, ceux actifs sur des plateformes comme Amazon Mechanical Turk, payés pour cliquer, payés à la tâche – ce qu’on appelle la « tâcheronisation » du travail. Cette plateforme mise à la disposition de ces ouvriers, de ces petites mains du numérique, va leur donner des informations et rétablir l’équilibre en leur permettant de noter à leur tour leurs employeurs. Généralement, c’est la plateforme donneuse d’ordres qui vous note, sans jamais être évaluée. Du coup, des initiatives de ce type se mettent en place, et des travailleurs de Amazon Mechanical Turk se sont constitués en quasi-syndicat. Estimant qu’ils n’étaient pas des machines, ils ont voulu rétablir l’équilibre pour que la liberté ne soit pas celle du renard libre dans le poulailler libre. Vous voulez m’évaluer ? Je vous évalue aussi ! C’est une initiative relativement récente, apparue outre-Rhin avec un syndicat historique, mais on observe des phénomènes similaires aux États-Unis.

M. le président Arnaud Richard. Ainsi, ces travailleurs, pour reprendre un terme que nous avons grâce à vous sorti du langage de l’extrême gauche, ne vont plus chez certains employeurs qui se sont mal évalués ?

M. Arthur De Grave. C’est l’idée, effectivement. Il s’agit de révéler quels employeurs imposent des conditions indignes, des salaires bas, etc., de rétablir une égalité dans l’information et de faire en sorte qu’il n’y ait pas d’avantage à être un employeur odieux. C’est très tentant, cette main-d’œuvre éclatée, précarisée…

M. le président Arnaud Richard. Peut-être M. le rapporteur a-t-il d’autres questions ?

M. le rapporteur. J’en aurais mille autres, mais nous devons libérer nos invités, et les remercier…

M. Arthur De Grave. Le partenariat avec la MAIF n’est pas là par hasard. Historiquement, le mutualisme s’est construit autour de solidarités locales, professionnelles – la MAIF fut tout d’abord le fait d’enseignants à Niort. Aujourd’hui, le numérique permet de s’acoquiner de manière un peu similaire mais la façon de passer à l’échelle supérieure est différente. Au fil du temps, les assureurs ont perdu ce côté un peu corporatiste, un peu communautariste. J’ai l’impression qu’aujourd’hui ces initiatives numériques permettent de réimaginer, à la manière du mutualisme d’antan, une forme de mouvement coopératif. Il pourrait être tentant de faire fusionner l’économie collaborative, par exemple sous la forme de Ubers coopératifs ; mais le mouvement coopératif, en France, n’est pas qu’un mouvement historique, c’est aussi un statut, des structures juridiques, assez inadaptées à l’économie numérique, avec son mode de gouvernance, le principe « un homme, une voix », le fait que la valeur des parts sociales soit fixée à l’émission, l’impossibilité de lever des fonds ensuite. Je pense qu’une réflexion sur le sujet est véritablement nécessaire. Comment s’inspirer du mouvement coopératif ? C’est une façon plus équitable de partager la valeur, mais il ne s’agit pas de transformer toutes les plateformes en SCIC – société coopérative d’intérêt collectif – ou en SCOP – société coopérative ouvrière de production –, mais plutôt de s’en inspirer. Si l’on veut prendre le problème par l’autre bout, la modernisation des cadres du mutualisme peut aussi être l’objet d’une réflexion.

M. le rapporteur. J’invite vos followers, comme on dit sur Facebook, à poursuivre ce débat. Je retiens pour ma part la notion, très proche du thème de notre mission, de gouvernance distributive, au niveau d’une communauté, mais également au niveau national. Comment à partir de tout ce qu’on a dit créer des régulations intelligentes qui créent et organisent un monde juste ? Voilà une question pour Facebook…

La séance est levée à douze heures cinquante.

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Présences en réunion

Réunion du jeudi 4 février à 9 heures

Présents. – Mme Fanélie Carrey-Conte, M. Pascal Demarthe, Mme Françoise Descamps-Crosnier, M. Jean-Marc Germain, M. Arnaud Richard, M. Denys Robiliard, M. Gérard Sebaoun

Excusés. – Mme Kheira Bouziane-Laroussi, M. David Comet, Mme Véronique Louwagie