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Mission d’information sur le paritarisme

Mercredi 23 mars 2016

Séance de 16 heures 15

Compte rendu n° 14

Présidence de M. Arnaud Richard, Président

– Audition, ouverte à la presse, de M. Serge Lesimple, président du Centre interservices de santé et de médecine du travail en entreprise (CISME), et de M. Martial Brun, directeur général

– Audition, ouverte à la presse, de M. Bernard Daeschler, président du Centre technique des institutions de prévoyance (CTIP), de M. Pierre Mie, vice-président, de M. Jean Paul Lacam, délégué général du CTIP, de Mme Miriana Clerc, directrice de la communication et des relations extérieures, et de Mme Stéphanie Maringe, chargée de mission pour les relations institutionnelles

– Audition, ouverte à la presse, de M. Pierre Ferracci, président de Groupe Alpha

– Présences en réunion

MISSION D’INFORMATION SUR LE PARITARISME

Mercredi 23 mars 2016

La séance est ouverte à seize heures vingt-cinq.

——fpfp——

(Présidence de M. Arnaud Richard, président de la mission d’information)

La mission d’information sur le paritarisme procède à l’audition de M. Serge Lesimple, président du Centre interservices de santé et de médecine du travail en entreprise (CISME), et de M. Martial Brun, directeur général.

M. le président Arnaud Richard. Mes chers collègues, nous nous intéresserons cet après-midi à trois aspects du paritarisme d’entreprise ou interentreprises : la médecine du travail, la prévoyance et la négociation collective.

Nous commençons par entendre M. Serge Lesimple, président, et M. Martial Brun, directeur général du Centre interservices de santé et de médecine du travail en entreprise (CISME).

Le centre est une association qui fédère 270 services de santé interentreprises. Les 15 000 employés de ces services veillent sur la santé au travail de 15 millions de salariés du secteur privé.

Leur organisation associative est un exemple de paritarisme, exercé au plus près des petites et moyennes entreprises, sur lequel l’Union européenne et l’État français exercent un contrôle pressant, par voies réglementaire et administrative. Les prestations de services et les cotisations des entreprises qui les financent, dont le total atteint 1,2 milliard d’euros, sont négociées au cas par cas.

Ces caractéristiques pourraient retenir l’attention des partisans d’une intégration du compte pénibilité dans un compte personnalisé d’autonomie.

Peut-être, messieurs, souhaiterez-vous commencer par nous présenter un bilan de la loi du 20 juillet 2011 relative à l’organisation de la médecine du travail, qui a renforcé le caractère paritaire des associations que vous fédérez. Vous pourrez aussi nous expliquer pourquoi les conseils d’administration de ces associations sont devenus paritaires, alors que le protocole d’accord interprofessionnel du 11 septembre 2009 retenait, dans un premier temps, une gouvernance tripartite.

M. Serge Lesimple, président du Centre interservices de santé et de médecine du travail en entreprise (CISME). Le CISME est une association loi de 1901 qui regroupe la quasi-totalité des services de santé au travail interentreprises. Ses membres sont des personnes morales : les services de santé au travail interentreprises, eux-mêmes associations loi de 1901. Ils remplissent leur mission légale : éviter toute altération de la santé des travailleurs du fait de leur travail, pour le compte de 1,5 million d’employeurs adhérents et de 15 millions de salariés.

Le CISME est surtout un outil créé par ces services de santé pour les représenter, les informer, les conseiller, organiser le partage de connaissances, animer des groupes scientifiques – notamment par l’intermédiaire d’un pôle médico-technique –, développer des partenariats et proposer des innovations.

Le paritarisme est intégré à divers niveaux de notre environnement qui est assez complexe.

M. Martial Brun, directeur général du Centre interservices de santé et de médecine du travail en entreprise (CISME). L’environnement du CISME est à la fois complexe et peuplé d’acronymes.

Au fondement de notre organisation, qui remonte à 1946, nous trouvons 1,5 million d’employeurs employant environ 15 millions de salariés. Ces employeurs sont soumis à des obligations en matière de sécurité qui engagent leur responsabilité pénale. La directive-cadre européenne (directive 89/391 CEE) de 1989, relative à la sécurité et à la santé au travail, rappelle le principe de la responsabilité individuelle de chaque employeur : la signature d’un contrat de travail l’oblige à agir en faveur de la sécurité et de la santé de son salarié.

Les entreprises de grande taille ont les moyens de créer des services internes de santé au travail, qui sont des services autonomes. Le CISME représente les services interentreprises des entreprises trop petites pour se doter d’une structure propre. Celles-ci sont amenées à créer une association loi de 1901 afin de mutualiser leurs moyens pour assumer leurs responsabilités en matière de santé et de sécurité au travail.

L’obligation née de la directive de 1989 a été considérablement renforcée par la jurisprudence française, celle-ci ayant notamment dégagé un principe d’obligation de résultat qui s’applique à chaque employeur.

Il existe quelque 270 services de santé au travail, dont la quasi-totalité adhère au CISME.

Depuis 2011, le fonctionnement des services de santé au travail interentreprises (SSTI) est paritaire. Leur conseil d’administration est composé à parité de représentants des employeurs et des salariés. Le président, issu des représentants des employeurs, dispose d’une voix prépondérante. Le trésorier est issu des représentants des salariés. Un contrôle social est exercé par la commission de contrôle (CC) composée aux deux tiers de représentants des salariés et présidée par un salarié.

À ce stade, je veux évoquer un élément important du fonctionnement des services de santé : le projet de service. Nous ne sommes pas certains de maîtriser totalement le concept de « paritarisme de gestion » qui a déjà été présenté devant votre mission d’information, mais nous savons que le paritarisme à l’œuvre dans les conseils d’administration ne vise pas seulement à gérer des fonds, mais bien à exécuter une mission et à agir. Cette mission est formalisée dans un projet de service qui détermine les priorités d’action du service de santé au travail. Il est élaboré à partir d’une réflexion menée par les médecins du travail au sein d’une commission médico-technique ainsi qu’avec des équipes pluridisciplinaires. Il est soumis à l’approbation du conseil d’administration paritaire qui prend alors une décision pour l’action.

En 1946, le conseil d’administration d’un service de santé au travail pouvait prendre deux formes. Il pouvait n’être composé que de représentants des employeurs. Dans ce cas, lui était adjoint une commission de contrôle composée aux deux tiers de représentants des salariés, dont la présidence était assurée par un employeur. Le conseil d’administration pouvait également être composé à parité d’employeurs et de salariés, son président et son trésorier restant des employeurs. Dans ce cas, il n’y avait pas de commission de contrôle.

Une nouvelle formule est introduite, en 2004, avec un conseil d’administration composé pour les deux tiers de représentants des employeurs, et pour le tiers restant des représentants des salariés, ce qui permettait d’associer davantage ces derniers aux décisions prises. Une commission de contrôle, dans la même composition que celle qui existait déjà, était adjointe à ce conseil d’administration.

Depuis 2011, il n’y a plus le choix : le conseil d’administration est nécessairement composé à parité de représentants des employeurs et des salariés, tous issus d’entreprises adhérentes à l’association. Dans un souci de transparence financière, le législateur a souhaité que le trésorier de l’association soit un salarié – sachant que les services de santé au travail sont aussi sous le contrôle d’un commissaire aux comptes. Par ailleurs, la commission de contrôle adjointe au conseil d’administration a désormais un salarié pour président, son secrétaire étant un employeur.

Comme dans toute association loi de 1901, l’assemblée générale est souveraine. Depuis 1946, l’assemblée générale des employeurs adhérents valide le budget, et elle élit les représentants employeurs. Elle garantit le lien de responsabilité entre le service et chaque employeur adhérent. Par son adhésion, l’employeur donne mandat au conseil d’administration et à son représentant légal, son président, pour exécuter une mission et prendre en charge une responsabilité qui lui est propre.

Ce schéma de gouvernance s’inscrit dans un environnement complexe. Le paritarisme s’exerce au niveau local, dans chaque service de santé, mais également aux niveaux régional et national.

Les services de santé au travail exercent une activité réglementée par le code du travail. Le ministère de tutelle est celui du travail et non celui de la santé. La politique nationale en matière de santé au travail se décide au sein du conseil d’orientation des conditions de travail (COCT) et de son groupe permanent d’orientation (GPO) composé des partenaires sociaux. Le plan santé travail (PST) se présente comme une commande de la collectivité nationale dont les services de santé au travail doivent tenir compte. Au sein du COCT, des commissions spécialisées réunissent des représentants des salariés et des employeurs. Cette instance est l’antichambre du PST et des textes qui nous réglementent. Le dialogue social qui s’y noue conditionne notre activité. Vendredi dernier, le COCT a produit une note, signée par quatre organisations représentant les employeurs et quatre organisations représentant les salariés, dans laquelle se dégage un consensus très fort sur l’évolution de notre activité.

La politique, pensée au niveau national, est déclinée par région et mise en œuvre dans ce cadre par le préfet de région. La direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (DIRECCTE) exécute cette politique de santé au travail débattue au niveau local au sein du conseil régional d’orientation des conditions de travail (COREOCT) – l’ancien comité régional de prévention des risques professionnels (CRPRP). Ce conseil élabore une déclinaison du plan national : le plan régional de santé au travail (PRST), qui tient compte des spécificités de la région. Le paritarisme est à l’œuvre au sein du COREOCT dans le collège numéro 2 au sein duquel siègent les partenaires sociaux.

La prévention concerne aussi les accidents du travail et les maladies professionnelles. À ce titre, l’État contractualise avec la caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS). Cette démarche est guidée par la commission des accidents du travail et des maladies professionnelles (CATMP) dans laquelle siègent les partenaires sociaux. Des priorités d’action sont définies puis formalisées dans une convention d’objectifs et de gestion (COG) par un plan national d’actions coordonnées (PNAC). Celui-ci est décliné, au niveau régional, dans chaque caisse d’assurance retraite et santé au travail (CARSAT) par des plans d’action régionaux (PAR) et des contrats pluriannuels de gestion (CPG). Tout cela a longtemps fonctionné en tuyaux d’orgue, mais nous essayons, ces dernières années, d’engager une convergence.

Évidemment, on attend des services de santé au travail qu’ils contribuent aux objectifs nationaux et régionaux. Une double responsabilité est en jeu : celle, individuelle, du chef d’entreprise, et celle de l’État auquel il appartient de fixer un cadre du fait de ses obligations régaliennes.

J’ajoute que les conseils paritaires régionaux en santé au travail (COPAREST), les anciens observatoires régionaux en santé au travail, ont vocation à réunir les partenaires sociaux au niveau de la région pour définir les orientations en amont des réflexions du COREOCT, définir les mandats, et discuter des orientations en matière de santé au travail pour la région. Une véritable maturation du dialogue social a donc bien lieu en amont des politiques de santé au travail. La CARSAT siège au COREOCT où elle a une influence sur la nature du PRST et sur ses objectifs.

Pour ne pas brouiller les responsabilités de chacun, le législateur a proposé que soit passé un contrat pluriannuel d’objectifs et de moyens. Il permet de faire signer par un président de service de santé, au nom de ses adhérents employeurs, un document qui met en avant un objectif commun à tous les acteurs. Cette signature permet de préserver la responsabilité de chaque employeur.

M. Arnaud Richard. L’agence nationale pour l’amélioration de conditions de travail (ANACT) n’intervient pas ?

M. Martial Brun. Pas à ce niveau. En santé au travail, nous voulons insister sur l’existence d’une double responsabilité : celle de l’État, et celle de chaque employeur.

M. Jean-Marc Germain, rapporteur. S’il doit y avoir un contrat pour chaque service de santé au travail, cela s’est traduit par la signature de 270 contrats d’objectifs et de moyens ?

M. Serge Lesimple. Pas encore, mais nous y travaillons !

M. Martial Brun. La loi date de 2011 et les décrets de 2012 : les choses se font progressivement. Le contrat est tripartite entre la DIRECCTE, la CARSAT et le service de santé au travail. Dans ce « premier tour » de la contractualisation, chaque partenaire essaie de positionner le modèle le plus opérant pour faire converger ses responsabilités.

M. le rapporteur. J’imagine qu’en 2011, le délai prévu pour la signature de ces contrats n’était pas de six ans !

M. Martial Brun. Aucun délai n’était fixé dans la loi et, dès lors qu’elle est applicable, on peut parler d’un retard dans sa mise en œuvre. Cela dit, nous avons constaté sur le terrain que les contrats signés avec une certaine précipitation pouvaient être un peu creux. Il n’est pas certain que ceux qui n’aboutissent que dans la période actuelle soient ceux qui traduisent le moins bien l’intention du législateur. Une circulaire de la direction générale du travail avait décrit une séquence qui faisait se succéder l’élaboration d’un projet de service, l’agrément, et la contractualisation : cela demande un certain temps.

Je viens d’évoquer l’agrément de fonctionnement des services de santé. Il est délivré par l’État, par l’intermédiaire de la DIRECCTE. Il est arrivé que des priorités d’action adoptées de façon unanime par un conseil d’administration paritaire soient modifiées par l’agrément – par exemple parce que les partenaires sociaux s’étaient accordés sur une mesure dérogatoire au droit. Les deux responsabilités s’opposent donc parfois, même si l’on comprend bien que l’État veille au respect d’une certaine cohérence et à l’équité de traitement sur tout le territoire et dans toutes les entreprises. Je crois que le projet de loi réformant le code du travail entend faire bouger les choses pour éviter que de tels consensus ne soient ainsi bloqués.

Notre environnement comprend également l’Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS), l’agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (ANACT) – avec ses agences régionales –, et l’organisme professionnel de prévention du bâtiment et des travaux publics (OPPBTP) – avec ses agences régionales. Tous ces acteurs, dont les conseils d’administration sont paritaires, peuvent agir dans l’entreprise : cela risque de causer une certaine confusion en même temps que cela rend nécessaire la cohérence des partenaires sociaux. Ces derniers adoptent parfois des logiques qui peuvent se télescoper – la logique assurantielle et la logique de prévention ne sont pas nécessairement complémentaires. Cela est d’autant plus délicat que certaines personnes physiques siègent à la fois dans un conseil d’administration de service de santé, au COCT, au COREOCT, dans le conseil d’administration de l’INRS, et dans celui de l’ANACT. Ces situations existent et témoignent peut-être de la difficulté que rencontrent les partenaires sociaux pour mobiliser les ressources humaines nécessaires pour occuper tous les sièges de ces nombreuses instances.

Un autre acteur émerge : les institutions de prévoyance. Ces derniers mois, elles ont fortement investi le champ de la santé au travail. Dans leurs conseils d’administration, également paritaires, siègent parfois aussi les personnes physiques aux multiples mandats que je citais.

Cette politique de santé au travail se mène en convergence avec les politiques de santé. Lorsque le député Michel Issindou a été chargé par le Gouvernement d’une mission sur la médecine du travail, elle lui a été confiée à la fois par le ministre du travail et par la ministre de la santé. L’État cherche aujourd’hui à faire converger les plans de santé publique et les plans nationaux de santé environnement (PNSE) avec les plans de santé au travail. Lorsque l’on aborde la question du cancer, par exemple, il faut tenir compte de ce qui peut être lié aux expositions professionnelles autant que des facteurs environnementaux. Le préfet de région a de nouveau la responsabilité de décliner ces plans au travers des agences régionales de santé (ARS), au sein desquelles siègent désormais des représentants des services de santé au travail. Ils élaborent des plans régionaux de santé publique (PRSP) et des plans régionaux santé environnement (PRSE), et bâtissent, au niveau local, un schéma régional d’organisation des soins (SROS). Lorsque vous voulez signer un contrat d’objectifs et de moyens, vous passez en commission, au niveau régional, au COREOCT, après avis de l’ARS. On recherche clairement une convergence des politiques de santé.

Le schéma que je vous présente est complexe tout en étant construit sur de multiples équilibres et de réelles responsabilités. Toucher à ces équilibres reviendrait aussi à toucher aux responsabilités engagées. On pourrait imaginer que l’État pilote directement les services de santé au travail, mais cela finirait par poser la question de la responsabilité de chaque employeur.

M. le rapporteur. Ne pourrait-on pas envisager un co-agrément par la DIRECCTE et l’ARS ?

M. Martial Brun. C’est un peu ce qui se produit pour le contrat d’objectifs et de moyens, puisque l’avis de l’ARS est recueilli de façon systématique.

M. le président Arnaud Richard. Les contrats d’objectifs ne pourraient-ils pas faire l’objet d’un agrément, comme c’est déjà le cas des services de santé ?

M. le rapporteur. Lorsque les contrats d’objectifs seront signés, ils pourraient se substituer à l’agrément des services. Les deux procédures ne pourraient-elles pas être concomitantes ou se rapprocher ?

M. Martial Brun. La question de la bonne exécution du contrat d’objectif ne doit pas être oubliée. La non-exécution du contrat constitue pour la DIRECCTE un moyen de mettre en cause l’agrément.

Au-delà du contrat, l’agrément tient compte du fait que le service de santé dispose des moyens suffisants pour fonctionner ou que son projet de service a du sens au regard de l’analyse des besoins effectuée sur un territoire donné. Le CISME a défendu l’idée que la procédure d’agrément devait être le moment de vérifier que l’organisation du service de santé au travail était en phase avec les missions et les objectifs qu’il s’était fixés. Nous avons élaboré un modèle de certification avec l’AFNOR.

Je rappelle que les objectifs à atteindre sont fixés de façon tripartite. Ce ne sont pas seulement les objectifs du service.

M. le rapporteur. Pour combien de temps l’agrément vaut-il ?

M. Martial Brun. Il est généralement donné pour cinq ans.

M. le rapporteur. Et le contrat d’objectifs ?

M. Martial Brun. Le plan santé travail est établi pour cinq ans, l’agrément est donné pour cinq ans, et le contrat d’objectifs est généralement renouvelable tous les cinq ans. Des travaux sont actuellement menés pour faire converger ces périodes.

M. Arnaud Richard. Les personnes qui siègent dans les nombreuses instances paritaires que vous évoquiez représentent souvent des métiers ou des branches très différents. Les pratiques et les problématiques sont radicalement différentes selon les secteurs. Comment cela parvient-il à s’harmoniser ?

M. Serge Lesimple. Nous sommes interprofessionnels. Les partenaires sociaux qui siègent dans les conseils d’administration vivent au quotidien dans ce contexte. Leur présence est une chance parce qu’ils témoignent des problèmes qu’ils rencontrent dans leurs entreprises, mais ils réfléchissent sur l’interprofession.

M. Martial Brun. Avant 2011, des accords de branche encadraient notamment l’exercice de la surveillance médicale renforcée. Vous imaginez, avec 700 branches, 700 dispositions différentes à gérer pour l’interentreprise. Cela avait conduit le législateur à casser ces accords de branche en 2011 afin de retrouver une équité de traitement dans l’interprofession et de permettre une réflexion sur l’analyse des besoins en créant un conseil d’administration paritaire.

Il est vrai que nous redoutons de voir notre activité conditionnée par des injonctions multiples venant des branches, car cela serait incompatible avec notre nature interentreprises et interprofessionnelle.

M. Gérard Sebaoun. Mes questions reprendront certaines des critiques adressées aux services de santé.

On parle d’un « faux paritarisme » puisque la loi prévoit que le président du conseil d’administration ne peut être qu’un employeur. Un paritarisme réel devrait permettre à un salarié d’être élu. Pourquoi cette disposition ?

Certains évoquent une forme de « clientélisme » dans les services de santé qui ont besoin d’adhérents pour vivre. Localement, les entreprises ont le choix ; les services de santé doivent donc les attirer.

Vous avez suggéré certaines évolutions législatives pour lutter contre la déperdition des effectifs de professionnels dans le secteur – les médecins du travail ne sont plus que cinq mille. L’article 44 du projet de loi Travail, qui n’est pas voté, prévoit d’ailleurs des modifications très significatives du fonctionnement actuel de la médecine du travail. Certains vous en font grief. Qu’en pensez-vous ?

Dans son rapport thématique de novembre 2012, consacré aux services de santé au travail interentreprises, la Cour des comptes recommandait de « procéder rapidement à un premier bilan du fonctionnement couplé des conseils d’administration et commissions de contrôle », « d’envisager, le cas échéant, une simplification du dispositif », « d’aligner le régime fiscal des services sur le droit commun des associations », et « d’engager, avec les partenaires sociaux, au sein du comité d’orientation sur les conditions de travail (COCT), les concertations utiles pour une réforme du financement ». Ces recommandations ont-elles été suivies d’effet ? Pouvez-vous nous dire un mot au sujet de la façon dont vous êtes financés ?

M. Martial Brun. Le législateur nous a créés, et il a prévu que le président serait un représentant des employeurs. Il nous est difficile de répondre à une critique portant sur ce choix : nous ne faisons qu’appliquer la loi. Cela dit, cette option a probablement été retenue au regard du lien de responsabilité qu’il convient de préserver avec les employeurs adhérents. Je me souviens aussi qu’un éminent professeur de droit avait fait remarquer qu’il était juridiquement difficile de confier la présidence d’une association loi de 1901 à des salariés qui n’en étaient pas adhérents.

S’agissant du « clientélisme », la plupart des services de santé sont à compétence départementale. Si l’on met à part le cas de quelques grandes métropoles, ils ne rencontrent pas de concurrence : l’employeur n’a guère de choix. Surtout, nous avons mené une étude sur la mise en place des commissions de contrôle des conseils d’administration et sur les votes des projets de service. Nous n’avons relevé aucun cas dans lequel la voix prépondérante de l’employeur ait été utilisée. Dans plus de 90 % des cas, le vote du conseil d’administration était unanime. Il y a finalement un fort consensus social au sein du conseil d’administration. Globalement, les employeurs et les salariés issus des entreprises adhérentes, confrontés aux réalités locales, parviennent à s’entendre sur les priorités d’action.

La simplification du dispositif n’est pas davantage de notre ressort : nous ne faisons qu’appliquer ce que le législateur a voté.

M. Serge Lesimple. Deux méthodes de financement coexistent : l’une, qui est à notre sens la plus pertinente, est assise sur la masse salariale ; l’autre, qui remonte à 1946, dite per capita, se fonde sur le nombre de salariés suivis.

Au cours des dernières décennies, les DIRECCTE ont fait pression en faveur de l’abandon du financement per capita avant que le législateur nous demande d’y revenir. La loi a été adoptée alors que certains services venaient à peine de renoncer au financement per capita.

Le sujet doit être traité car nous ne savons pas très bien ce qu’est le per capita. Dans le code du travail, il est défini sur la base des emplois à temps plein. Comment traiter les salariés à temps partiel, les contrats courts… ? En général, les tarifs des services qui se financent par ce moyen sont très différents selon la nature et le métier des entreprises concernées. En tout état de cause, nous sommes très loin du per capita de 1946.

Nous attendons aujourd’hui qu’une réflexion approfondie soit menée sur ce thème, sachant que certains syndicats de salariés ont écrit qu’ils ne voulaient pas du per capita et que le financement assis sur la masse salariale facilitait une prévention globale et les actions collectives menées en faveur de certains types de métiers, de professions ou de salariés. En ce qui le concerne, le CISME n’est opposé à aucune des deux solutions et n’en privilégie aucune.

M. le président Arnaud Richard. Peut-être vais-je aborder un sujet tabou – j’avoue que je connais assez mal la question – et mettre les pieds dans le plat, mais je m’interroge depuis longtemps sur la façon dont nous pourrions résoudre les problèmes que pose le manque de médecins du travail. Pourrions-nous imaginer, comme cela s’est déjà produit il y a très longtemps, que des médecins de ville puissent passer des conventions avec les entreprises pour remplir les missions dévolues à la médecine du travail ?

M. Gérard Sebaoun. Monsieur Simple, je comprends bien que le CISME n’a pas tranché entre les modes de financement existants, et je ne sais pas combien de services ont choisi l’un ou l’autre, mais il semble en vous écoutant que, d’une certaine façon, si l’on considère la multiplication des contrats courts, les services aient a priori intérêt à choisir le per capita.

M. Martial Brun. Techniquement, en 1946, la loi dispose que les dépenses sont proportionnelles au nombre de salariés et une visite annuelle est prévue pour tous. Aujourd’hui, on parle de priorités d’action, ce qui signifie que l’on va faire plus pour certains, et différemment pour d’autres. La notion de dépenses proportionnelles au nombre de salariés n’a plus de sens en 2016. C’est pour cela que nous ne sommes pas à l’aise sur le sujet.

Je rappelle que les assemblées générales sont souveraines. Les employeurs adhérents décident de leurs cotisations pour atteindre leurs objectifs, énoncés par exemple dans le projet de service. En 1980, une réponse ministérielle traitait déjà du sujet. Le ministre répondait que l’alternative entre masse salariale et per capita n’était pas le véritable enjeu mais que l’essentiel résidait dans l’accomplissement de la mission. À l’époque, il évoquait les dépenses proportionnelles et non les recettes ; c’était une autre approche.

Pour atteindre des objectifs, nous avons besoin d’un financement qui est, je le rappelle, à 100 % le fait des employeurs. La régulation par le contrôle social et l’État doit permettre que les objectifs soient atteints. C’est là l’essentiel. Nous pourrions renvoyer à la souveraineté de l’assemblée générale. Il appartient aux employeurs de veiller à ce qu’ils disposent des moyens nécessaires pour exécuter leurs missions – ils décident eux-mêmes d’y consacrer 1,2 milliard d’euros.

Certains redoutent le per capita car il est associé à la visite médicale. Les salariés comme les employeurs font le rapport entre une cotisation annuelle, par exemple pour un montant de 80 euros, et un acte. À ce prix, certains s’étonnent et se demandent s’il ne serait pas préférable de passer par le généraliste qui fait payer 23 euros sa consultation. Dans la rue, on entend ce type de raccourci. Au-delà, Monsieur le président Richard, votre question montre que l’étendue et la spécificité des missions du service de santé au travail ne sont pas encore perçues. Penser qu’un généraliste peut remplacer un médecin du travail revient à nier la spécialité du médecin du travail et la capacité de ce dernier à faire le lien entre une évaluation des risques et un état de santé. Le conventionnement éventuel avec les généralistes pose une question : pour quoi faire ?

M. le président Arnaud Richard. J’en conviens, mais il y a tout de même un gros déficit de médecins du travail !

M. Martial Brun. Comme il existe un gros déficit de médecins généralistes !

Cela dit, le législateur a prévu que des médecins généralistes puissent se reconvertir. Quatre ans sont nécessaires pour accéder à la spécialité, mais le système de tutorat permet assez rapidement à un généraliste d’agir au sein d’un service de santé au travail en tant que collaborateur médecin. Cette solution vient soutenir la démographie médicale dans le secteur de la médecine du travail. En la matière, je signale qu’au-delà du nombre, il existe un problème au regard de la répartition des médecins sur le territoire – vendredi dernier les partenaires sociaux se sont engagés à réfléchir sur le sujet.

M. le président Arnaud Richard. J’ai manifestement abordé un sujet complexe !

M. le rapporteur. On pourrait ajouter que le système a été conçu en 1946, dans un monde industriel, à une époque à laquelle il était plus facile qu’aujourd’hui de distinguer les pathologies liées à l’activité professionnelle et celles liées à l’activité personnelle – si vous avez suivi nos travaux, vous avez dû constater que nous nous sommes par exemple intéressés à l’économie collaborative.

Notre mission d’information cherche à évaluer l’efficacité du paritarisme. Elle s’interroge sur la nécessité de le faire évoluer en tirant les leçons des pratiques actuelles.

Quel bilan tirez-vous de l’activité des commissions de contrôle, qui constituent un dispositif original ? Ont-elles un rôle effectif, ou ne servent-elles qu’à corriger la prépondérance patronale au sein des conseils d’administration ?

Les modifications diverses que le législateur a adoptées ont-elles eu des impacts significatifs ? Je pense notamment à l’entrée systématique des salariés dans les conseils d’administration.

L’environnement que vous nous avez décrit constitue un schéma que vous qualifiez vous-même de complexe. Quelles sont les simplifications envisageables ?

De façon plus générale, constatez-vous l’apparition de nouvelles pathologies ? Le burn out ou le malaise au travail se répandent-ils ? Faut-il mettre en œuvre des plans d’action spécifiques ?

M. Martial Brun. La recomposition de nos instances a permis que les salariés soient plus impliqués dans les choix. Dans ce domaine aussi, les effets sont lents à se faire sentir, mais de plus en plus de représentants salariés peuvent se prononcer en matière d’orientations. Il faut savoir que le diagnostic territorial est la base du projet de service. Tout l’intérêt du paritarisme tient dans la possibilité de parvenir à un diagnostic partagé sur la situation pour déterminer les problèmes à traiter et les priorités à retenir. Il sort renforcé d’une telle configuration. Le consensus sur le diagnostic territorial, que j’évoquais en insistant sur la fréquence des votes unanimes sur les projets de service, constitue déjà une réussite. Il permet d’agir.

Certes, les choses sont complexes, mais le système fonctionne. La gouvernance n’est pas le seul facteur d’efficacité d’un service de santé au travail. Les moyens et les compétences sont essentiels. La chose est assez rare pour être soulignée : notre secteur embauche de nombreux collaborateurs, et il cherche toujours de nouvelles compétences, par exemple en toxicologie, en ergonomie, en hygiène et sécurité (HSE).

Le dialogue social est majeur pour nous car, si le diagnostic est partagé si les réalités du terrain remontent jusqu’au niveau national, les textes et les orientations des plans régionaux auront de plus en plus de cohérence avec ce que vivent les entreprises au quotidien.

M. Gérard Sebaoun. Vous êtes favorables à l’idée que, pour les visites de routine, les salariés puissent être reçus par des infirmières. Or je crois savoir que les infirmières de vos services de santé ou des services autonomes ne sont pas qualifiées en médecine du travail. Cela me semble poser un premier problème.

Par ailleurs, l’infirmière ne bénéficie pas de l’indépendance que le législateur reconnaît au médecin, même s’il est salarié. La position de subordination de l’infirmier ou de l’infirmière dans l’entreprise pose en conséquence un deuxième problème.

M. Martial Brun. Le nombre d’infirmiers en santé au travail a été multiplié par trois ces dernières années. Nous comptons aujourd’hui environ un millier d’infirmiers en santé au travail dans nos services. Cela constitue un effort d’embauche considérable.

Il n’existe pas de spécialité « santé au travail » dans la formation initiale des infirmiers. Nous embauchons des infirmiers diplômés d’État que nous formons à la santé au travail à l’université ou dans des organismes de formation dédiés. Il n’existe pas d’autre obligation que celle que nous avons créée conventionnellement et paritairement, au sein de la branche, qui consiste à suivre 150 heures de formation. Aujourd’hui, 100 % des infirmiers embauchés suivent ou ont suivi un cycle de formation. Ces 150 heures n’épuisent pas le sujet car le contenu de la formation reste un point dont débattent les universitaires, les organismes de formation et les partenaires de la branche.

S’agissant de la position subordonnée de l’infirmier, l’un des rôles de la commission de contrôle consiste à exercer une vigilance particulière en cas de licenciement d’un membre de l’équipe pluridisciplinaire. Cela assure déjà une certaine protection à l’infirmier en santé au travail. Ce dernier exerce par ailleurs sous protocole médical. Connaissant le statut dont bénéficie le médecin sous l’autorité duquel l’infirmier travaille, tout ce qui contrarierait l’activité professionnelle de ce dernier remonterait très rapidement à la commission de contrôle et ferait l’objet de débats dans nos instances de régulation. Il me semble que l’inquiétude dont vous faites l’écho s’exprime a priori. Elle paraît sans fondement au regard de toutes les remontées d’informations dont nous disposons, et très exagérée par rapport à la pratique dans un système qui reste animé et coordonné par des médecins du travail.

M. le rapporteur. Mais les commissions de contrôle fonctionnent-elles bien ?

M. Gérard Sebaoun. Elles ne sont, en tout cas, que consultatives !

M. Martial Brun. Les commissions de contrôle fonctionnent. Le dernier recensement indiquait que plus de 90 % des sièges étaient pourvus, ce qui témoigne d’ailleurs des difficultés que peuvent rencontrer les organisations syndicales pour pourvoir les postes en question. L’administration peut facilement vérifier que l’instance est active : nous devons transmettre les ordres du jour à la DIRECCTE, et rendre compte, après chacune des réunions, du fonctionnement de la commission. Est-elle efficace ? Ce qui est certain, c’est qu’en quelques années, nos instances ont été profondément remodelées. Les projets de service sont nés. Les contrats d’objectifs se signent et font l’objet d’un fort consensus.

Les diagnostics que doivent poser les professionnels pour un secteur géographique afin de les soumettre au conseil d’administration feront apparaître le burn out s’il s’agit d’un problème majeur de santé au travail. La priorité pourra aussi rester aux troubles musculo-squelettique, ou bien aux risques chimiques, par exemple si l’on se trouve dans une zone où sont installées des industries chimiques. Sans négliger aucun sujet, la réflexion consiste à définir les priorités d’action pour obtenir la meilleure prise en charge possible des populations confiées aux services de santé au travail.

M. le président Arnaud Richard. Messieurs, nous vous remercions d’avoir répondu à notre invitation.

*

Puis la mission entend M. Bernard Daeschler, président du Centre technique des institutions de prévoyance (CTIP), et M. Pierre Mie, vice-président.

M. le président Arnaud Richard. Nous recevons à présent le Centre technique des institutions de prévoyance (CTIP), qui défend les intérêts de ces organismes auprès des pouvoirs publics. Le CTIP est représenté par M. Bernard Daeschler, son président, membre du collège des salariés de ce centre paritaire, en qualité de représentant de la CGT au conseil d’administration paritaire de l’association sommitale du groupe Malakoff Mederic Prévoyance ; par M. Pierre Mie, son vice-président, membre du collège des employeurs, en qualité de représentant du MEDEF au conseil d’administration paritaire de l’association sommitale du groupe Humanis-Prévoyance ; par M. Jean-Paul Lacam, directeur général du CTIP. Ils sont accompagnés de Mme Miriana Clerc, responsable des relations institutionnelles, et de Mme Stéphanie Maringe, chargée de mission.

Avant de nous donner votre sentiment sur l’avenir du paritarisme, peut-être pourrez-vous nous rappeler comment syndicats et mutuelles, qui se disputaient la gestion des assurances sociales au début du XXe siècle, se sont finalement associés dans des groupes paritaires sans but lucratif, d’abord pour gérer la retraite complémentaire obligatoire, ensuite pour proposer, par branche ou par entreprise, en concurrence avec les sociétés par actions et sous le contrôle attentif du Conseil constitutionnel et du législateur, des contrats collectifs ou individuels de prévoyance, de retraite supplémentaire ou de couverture santé.

M. Bernard Daeschler, président du Centre technique des institutions de prévoyance (CTIP). Le Centre technique des institutions de prévoyance n’est pas une fédération et n’a donc pas les mêmes pouvoirs que la Fédération nationale de la Mutualité Française (FNMF) ou que la Fédération française des sociétés d’assurances (FFSA). Nous pouvons adresser à nos institutions de prévoyance (IP) des recommandations mais ces dernières sont autonomes dans leur gestion.

Je suis donc le président du CTIP, issu de la CGT, j’ai 69 ans et suis retraité de la sidérurgie mosellane, réduite aujourd’hui à sa plus simple expression, après l’extinction du dernier haut-fourneau. J’habite un petit village ferrifère au-dessus de Metz, sur un plateau d’où l’on a extrait à grand labeur pendant plus d’un demi-siècle la minette lorraine, ce minerai de fer à l’aspect de caillasse jaune, qui contenait dans le meilleur des cas entre 15 et 20 % de fer, ce qui fait qu’elle a été remplacée par des minerais enrichis en provenance de Suède ou d’Afrique du Sud.

Pour en revenir au CTIP, il a été créé en 1986 et est le porte-parole des institutions de prévoyance, dont il promeut l’activité – la protection sociale d’entreprise – auprès des pouvoirs publics nationaux et européens.

Le CTIP regroupe l’intégralité des institutions de prévoyance en France, soit 36 institutions de prévoyance et une union d’IP, l’Organisme commun des institutions de rente et de prévoyance (OCIRP). Il existe des IP professionnelles – PRO BTP, AGRICA, Audiens – et des IP interprofessionnelles – Humanis, Malakoff Mederic, AG2R La Mondiale, Klesia – et enfin des IP d’entreprise comme l’Institution de Prévoyance Nestlé, la Caisse générale de prévoyance des caisses d’épargne ou CAPREVAL, l’institution de prévoyance du groupe Vallourec. Aujourd’hui, sur les 36 IP, 25 sont membres d’un groupe de protection sociale (GPS).

Les IP couvrent plus de 13 millions de salariés, auxquels s’ajoutent leurs ayant droits
– conjoint et enfants –, soit plus de 25 millions de personnes couvertes au titre d’une garantie au moins, pour un montant total de cotisations supérieur à 13,3 milliards d’euros, la moitié réalisée en complémentaire santé et l’autre moitié en prévoyance, c’est-à-dire en risques lourds – incapacité, invalidité, décès – ou en épargne-retraite.

Le CTIP est la seule organisation à regrouper la totalité des organismes de son secteur, alors même qu’il n’y a aucune obligation d’adhésion pour les IP. Il est donc particulièrement représentatif des institutions de prévoyance.

La gouvernance du CTIP est une gouvernance paritaire, comme celle des IP qu’il représente. Son conseil d’administration est composé de trente membres, dont quinze issus du collège des salariés et quinze du collège des employeurs, collèges auxquels participent toutes les organisations syndicales représentatives – CFDT, CFTC, CGC, CGT et CGT-FO – et toutes les organisations d’employeurs représentatives – CGPME, FNSEA, MEDEF, UNAPL et UPA. La présidence alterne tous les deux ans entre le collège des employeurs et le collège des salariés. C’est la grande intelligence du CTIP d’avoir inscrit dans ses statuts cette alternance qui enrichit le paritarisme et nous permet de porter à la fois la parole des entreprises et des salariés en matière de protection sociale.

Le CTIP, enfin, s’exprime d’une seule voix, sur la base d’un consensus entre ses membres.

M. Pierre Mie, vice-président du CTIP. Les adhérents du CTIP sont des entreprises d’assurance qui agissent sur le même marché concurrentiel que les sociétés d’assurances et les mutuelles, les unes et les autres ayant leurs ressemblances et leurs spécificités.

Comme les mutuelles, les institutions de prévoyance n’ont pas de but lucratif et sont des sociétés de personnes ; comme pour les sociétés d’assurances, le conseil d’administration oriente et contrôle l’action de l’IP mais n’a pas la responsabilité de sa gestion, qui incombe au directeur général. À la différence des mutuelles et des sociétés d’assurances, la gouvernance des IP est paritaire, partagée entre les représentants des salariés et des employeurs, qui exercent tous leur mandat à titre bénévole.

Le CTIP promeut la non-lucrativité. Dans cette optique, un minimum de ressources est consacré aux frais de gestion, pour en affecter le maximum aux prestations servies. Il promeut également la gouvernance paritaire et la mutualisation, au travers de la promotion des contrats collectifs, qui sont selon nous la façon la plus efficace de mutualiser les risques. Nous promouvons également la solidarité, ou les solidarités, à travers une action sociale qui, toutes IP confondues, représente un budget de 100 millions d’euros par an. Enfin, nous prônons le dialogue social, à tous les niveaux.

Selon un rapport de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) paru en 2014, la gestion des IP est globalement efficace. Sur 100 euros de cotisations, tous risques confondus, 87 euros financent les prestations, soit un taux meilleur que celui des autres acteurs.

Nous évoluons dans un environnement en constante évolution, notamment au plan réglementaire où il nous faut nous adapter à la directive européenne « Solvabilité 2 ». Cela nous conduit à avoir la gestion la plus efficace possible. Dans le cadre de cette gestion efficace, la moyenne de solvabilité de nos IP est de 250 %, ce qui en fait des acteurs solides. Nous privilégions le long terme sur le court terme, conscients que, du fait des cycles que connaît le marché assurantiel, certaines années sont plus difficiles que d’autres.

La loi sur la sécurisation de l’emploi comme l’accord national interprofessionnel (ANI) sur la généralisation de la complémentaire santé nous ont également conduits à procéder à des adaptations importantes de nos dispositifs. Nous nous félicitons de la généralisation des contrats collectifs, même si leur mise en œuvre – complexe – a pu parfois donner lieu à des débats avec les ministères concernés.

Au plan juridique, il nous faut tenir compte des positions du Conseil constitutionnel, et nous avons notamment dû nous adapter à sa décision concernant les accords de branche relatifs au régime de protection sociale.

Enfin, il nous faut prendre en compte un contexte économique relativement tendu, dans lequel les entreprises ont le souci de maintenir la maîtrise de leurs charges.

En conclusion, les institutions de prévoyance sont des organismes à gouvernance paritaire, qui agissent dans un cadre à la fois concurrentiel et réglementé, dans l’intérêt des entreprises et des salariés, en promouvant le dialogue social, la non-lucrativité, la mutualisation et la solidarité sous toutes ses formes.

M. Jean-Marc Germain, rapporteur. Quelles ont été pour vous les conséquences de la loi sur la sécurisation de l’emploi ? Au vu de l’importante publicité qui a fleuri dans les médias, on imagine que la concurrence a été vive : est-ce le cas ? La généralisation de la couverture complémentaire a-t-elle eu des incidences sur la couverture des conjoints et enfants des assurés ? Ces derniers ont-ils, d’une manière ou d’une autre, pu y perdre en termes de droits ?

La suppression de la clause de désignation vous a-t-elle fragilisés ? Avez-vous dû revoir vos modèles économiques ? Si certains d’entre nous ont vivement défendu cette clause de désignation, c’est qu’il semblait qu’elle pouvait permettre d’organiser des actions de prévention structurées au niveau de la branche. Qu’en est-il ?

Enfin, quelles peuvent être les conséquences des dernières évolutions législatives sur la mutualisation, notamment en ce qui concerne la portabilité des droits et la transition entre le régime des actifs et celui des retraités ?

M. Bernard Daeschler. Quand l’ANI sur la complémentaire santé pour tous a été signé, on a dansé dans les chaumières, et chacun s’est réjoui devant cette belle idée. Les groupes de protection sociale et les IP, qui étaient organisés et équipés pour cela, ont considéré qu’il s’agissait d’une chance. Très rapidement cependant, l’enthousiasme est retombé, surtout après la décision du Conseil constitutionnel de supprimer les clauses de désignation au nom de la liberté d’entreprendre.

Il a été d’autant plus compliqué de s’organiser que les pouvoirs publics ont voulu introduire dans le dispositif des « contrats responsables » des plafonds, des planchers, qui l’ont rendu très difficilement lisible non seulement aux yeux des salariés mais également aux yeux des spécialistes.

Les IP ont pensé qu’elles allaient pouvoir proposer des garanties surcomplémentaires, avec un système d’options, mais, finalement, l’évolution du système n’est pas allée dans le bon sens : les cotisations avaient tendance à augmenter pour des prestations identiques, voire inférieures, à moins de souscrire une garantie surcomplémentaire, ce dont tout le monde n’a pas les moyens. Du coup, le taux de résiliation constaté s’est révélé plus important que les années précédentes.

Se sont ajoutés à cela les effets de la transposition dans notre droit interne de la directive européenne « Solvabilité 2 », qui a conduit à une accélération des phénomènes de rapprochement, fusions ou partenariat. Le champ de la protection sociale complémentaire est aujourd’hui en pleine refonte. Si certains groupes, parmi les plus aguerris, ont enregistré des succès extraordinaires, notamment au sein des branches, l’ensemble des problèmes ne sont pas réglés. Il faudra attendre la fin de l’année pour évaluer, au-delà des difficultés rencontrées, ces changements et leurs conséquences pour les salariés.

M. Pierre Mie. Il faut distinguer la santé de la prévoyance. En matière de santé, si nous nous sommes félicités du principe de la généralisation de la couverture complémentaire, il est encore un peu tôt pour mesurer les conséquences de sa mise en œuvre sur le niveau de couverture, beaucoup de petites entreprises n’ayant pas fini de se mettre en conformité avec la nouvelle législation. Les questions portent en particulier sur le niveau de couverture choisi, dans le cadre du corridor défini par la réglementation, ainsi que sur la protection des ayant droits.

Une mission ministérielle est chargée de veiller à la mise en place du dispositif, et nous souhaitons installer un observatoire des pratiques en matière de couverture santé et prévoyance.

L’ensemble des IP adhérentes au CTIP ont pris collectivement des engagements sur la nature de l’information et des conseils à prodiguer aux entreprises, ainsi que sur l’élaboration d’un système de prévention et de gestion des difficultés que ces dernières pouvaient rencontrer, notamment dans le domaine de la prévoyance, où nous craignons des difficultés supplémentaires. Elles se sont également engagées sur la recherche de solutions concertées et le maintien des garanties pour les entreprises en difficulté.

En ce qui concerne les clauses de désignation, je ne peux que dire que nous agissons dans un cadre légal et que, naturellement, nous n’en sortirons pas. En matière de prévoyance, il nous semble néanmoins que la mutualisation des risques n’est pas exempte de difficultés. En effet, la prévoyance concerne des risques lourds, et une petite entreprise qui a parmi ses effectifs des salariés en arrêt de travail de longue durée, en incapacité voire en situation d’invalidité, sans parler de décès, peut très vite se révéler inassurable sur un marché concurrentiel, ou à un taux de cotisation très élevé. De ce point de vue, la mutualisation au niveau de la branche était une solution intéressante qui permettait d’éviter les « trous dans la raquette » que nous redoutons, sachant que certaines sociétés d’assurances peuvent vouloir faire la course aux « bons risques ».

M. le rapporteur. Les institutions de prévoyance ont-elles perdu des contrats du fait des clauses de désignation ?

M. Jean-Paul Lacam, directeur général du CTIP. Selon les statistiques, à la mi-février 121 branches professionnelles avaient signé un accord, dont 50 qui « recommandent », suite à la décision du Conseil constitutionnel, un ou plusieurs organismes assureurs, tous ces accords ayant été signés postérieurement au décret du 7 janvier 2015, qui organise la procédure de mise en concurrence ; 38 accords signés avant la décision du Conseil constitutionnel contiennent une clause de désignation en vigueur jusqu’à leur extinction, au bout de cinq ans ; 33 accords laissent aux entreprises de la branche le choix de leur organisme assureur.

La répartition se fait peu ou prou à parts égales entre les IP et les mutuelles, seules trois à quatre compagnies d’assurances ayant été recommandées. Il n’y a donc pas de déperdition réelle pour les IP à ce jour, mais il faut encore attendre que la généralisation soit achevée et que les clauses de désignation encore en vigueur se soient éteintes pour avoir une vue plus précise des choses.

Malgré la concurrence et le déferlement de publicité auquel vous faisiez référence, les comparaisons effectuées par la DREES font ressortir les avantages comparatifs des IP, dont les frais de gestion sont les plus bas du marché : 13 à 14 % contre 17 à 19 % pour les mutuelles et 25 % pour les compagnies d’assurances. Elles peuvent donc gagner des parts de marché mais doivent se faire connaître sur le marché.

M. le président Arnaud Richard. En matière de risques, vous n’avez pas évoqué la question de la prévention des conflits d’intérêts, qui se pose dans toute société humaine.

M. Pierre Mie. En matière de prévention des conflits d’intérêts, en application de l’ANI de 2012 sur le paritarisme, le CTIP a émis une recommandation sur la conduite à tenir face à d’éventuels conflits d’intérêts et impose aux administrateurs un recensement préalable de ces potentiels conflits, qui peuvent impliquer des entreprises mais également d’autres assureurs, par le biais de liens de réassurance. Selon le code de bonne conduite, les administrateurs doivent également s’abstenir de prendre part aux décisions concernant des questions sur lesquelles il y aurait conflit d’intérêts. J’insiste une fois encore sur le fait que les membres du conseil d’administration n’ont pas de rôle de gestion mais orientent et contrôlent la stratégie et le fonctionnement des IP. C’est une manière de limiter les risques de conflits d’intérêts. Conformément à la directive « Solvabilité 2 », nos IP sont dirigées par un directeur général et un directeur général délégué agréés par l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) et assistés de quatre titulaires de « fonctions clés » touchant à la conformité, à l’audit, à l’actuariat et aux risques.

M. Jean-Paul Lacam. Les commissaires aux comptes établissent également un rapport spécifique sur les conventions réglementées.

M. le rapporteur. Disposez-vous du nombre exact de contrats gagnés et perdus par les institutions de prévoyance ? Ce chiffre est-il en hausse, en baisse ou stable ?

Les divers aspects de la vie professionnelle – chômage, formation, assurance complémentaire – sont gérés par une multiplicité d’organismes qui, au lieu d’appréhender l’individu dans sa globalité, le tronçonnent en une succession de risques. Dans la perspective de notre réflexion sur la sécurité sociale professionnelle, n’y aurait-il pas moyen de faire évoluer le système vers une meilleure prise en compte des personnes dans leur globalité ? Êtes-vous associés à la réflexion sur le compte personnel d’activité (CPA), notamment en ce qui concerne la gestion commune des droits ?

Dans le domaine de la prévoyance et de la santé, vous semblerait-il pertinent de réfléchir à une évolution semblable à celle que l’on a connue dans le domaine des retraites complémentaires, pour lesquelles s’est constitué un étage de gestion purement paritaire et non-concurrentiel ? Compte tenu en effet de la réduction progressive des taux de remboursement de la sécurité sociale, les complémentaires santé supportent une part de plus en plus importante de la protection en matière de santé. Si l’on comprend donc qu’elles aient été rendues obligatoires, il est un peu paradoxal que cela s’opère dans un contexte concurrentiel.

M. Pierre Mie. Le CTIP ne s’exprimant que par la voix du consensus et n’étant pas parvenu à une position commune sur le CPA – dont tous les acteurs reconnaissent que c’est une question fondamentale –, je ne pourrai apporter de réponse à votre question.

M. le rapporteur. Sans vous demander votre position, serait-il techniquement compliqué de faire remonter vers un organisme gestionnaire unique les informations sur les droits des personnes ?

M. Jean-Paul Lacam. Cela prendrait du temps.

M. Bernard Daeschler. La question à se poser est de savoir si le CPA est la seule solution permettant une sortie par le haut ou s’il existe une alternative.

Les difficultés auxquelles est confrontée la sécurité sociale ne sont pas près de se résoudre, mais, dans ce domaine le CTIP a fait avec ses IP la démonstration qu’il était possible de mettre en place des actions d’utilité sociale à grande échelle. Ainsi, lorsque AG2R La Mondiale s’est occupé du contrat des boulangers, il y a inclus la détection de maladies spécifiques comme l’asthme ; quant au programme Vigisanté 1 – qui devrait bientôt être suivi par Vigisanté 2 – de Malakoff-Médéric associé à deux autres groupes, en accord avec les ministères de la santé et de l’industrie, il s’agit d’un programme de détection de l’hypertension artérielle en Nord-Picardie. Le monde des IP est donc riche de compétences et de moyens qui pourraient être mis à contribution de manière très bénéfique pour mieux organiser notre système de soins.

M. le président Arnaud Richard. Est-ce à dire que les acteurs de la prévoyance et les acteurs de la santé au travail pourraient davantage se parler ?

M. Bernard Daeschler. Ils le devraient.

M. Jean-Paul Lacam. Pour les raisons que j’énonçais tout à l’heure, nous ne disposons pas encore de chiffres précis concernant le nombre de contrats gagnés ou perdus. Pour ma part, je ne constate pas de baisse mais plutôt une légère hausse pour les institutions de prévoyance, mais cela doit être confirmé.

Pour ce qui est des nouveaux contrats, leur suivi devant permettre la remontée éventuelle des informations vers un organisme centralisateur comme la Caisse des dépôts demanderait un important travail d’inventaire. Cela s’inscrit néanmoins dans le mouvement qu’accompagne l’ACPR en nous demandant de lui fournir de plus en plus de données et de statistiques. Cela pourrait être également l’occasion d’échanger davantage avec le régime de base, car il est évident qu’il serait dans l’intérêt des Français que tous les acteurs du système aient une approche commune de la protection sociale.

En matière de portabilité, il existe des règles précises et des délais légaux. Quant à la question de la transition avec la retraite, le ministère des affaires sociales et la direction de la sécurité sociale sont en train de se pencher sur l’article 4 de la loi Evin du 31 décembre 1989, qui concerne le maintien de la couverture des anciens salariés, ainsi que sur les contrats labellisés destinés aux personnes de plus de 65 ans. Nous serons attentifs à la forme définitive que prendront ces dispositifs, qui ne doivent pas léser les intérêts de nos adhérents, lesquels peuvent être conduits à constituer des provisions ou à ne plus maîtriser la sinistralité, ce qui les mettrait en difficulté avec la directive « Solvabilité 2 » et les obligerait à répercuter le poids des cotisations manquantes sur les entreprises et les salariés.

M. le rapporteur. Pourquoi êtes-vous un centre technique et non une fédération professionnelle ?

M. Bernard Daeschler. Cela tient à nos origines et à la nature de nos adhérents, qui sont des sociétés d’assurances autonomes dans leur choix et leurs décisions stratégiques. Ces IP avaient néanmoins besoin d’un représentant auprès des pouvoirs publics.

M. le rapporteur. Ces IP adhèrent-elles par ailleurs à une fédération professionnelle ?

M. Jean-Paul Lacam. Non. La protection sociale est aujourd’hui régie par trois codes : le code de la sécurité sociale, le code de la mutualité et le code des assurances. Au code des assurances correspond la FFSA, qui est vouée à fusionner avec le Groupement des entreprises mutuelles d'assurances (GEMA) pour donner naissance à la Fédération française des assurances (FFA). Les mutuelles sont regroupées, quant à elles, au sein de la FNMF. Pour le CTIP, il s’est créé pour permettre aux IP, qui n’étaient représentées par aucune de ces fédérations, de faire entendre leur voix à Paris comme à Bruxelles.

M. le rapporteur. Il semble qu’en vous qualifiant de centre « technique », on ait voulu minimiser votre rôle d’organisation professionnelle. Faut-il y voir de la jalousie ?

M. le président Arnaud Richard. Le modeste observateur que je suis est un peu navré de constater que les grands acteurs de la protection sociale se parlent assez peu entre eux.

M. Pierre Mie. Le CTIP est membre de l’Union nationale des organismes d’assurance maladie complémentaire (UNOCAM) qui rencontre à intervalle régulier l’Union nationale des caisses d'assurance maladie (UNCAM) et les professionnels de santé.

Pour ce qui concerne notre implication auprès des IP, force est de reconnaître que l’essentiel des actions de prévention est organisé au sein des GPS et que les actions inter-IP ou inter-groupes sont encore trop rares. Elles ont selon moi vocation à se développer, d’abord parce qu’elles constituent un levier efficace, ensuite parce que l’heure est aux partenariats.

M. le président Arnaud Richard. Ce serait en effet une belle voie d’efficience pour l’avenir du paritarisme.

Messieurs, il me reste à vous remercier d’avoir répondu à notre invitation.

*

La mission procède enfin à l’audition de M. Pierre Ferracci, président de Groupe Alpha.

M. le président Arnaud Richard. Nous recevons M. Pierre Ferracci, président du Groupe Alpha, un cabinet d'expertise et de conseil spécialisé dans les relations sociales. Monsieur Ferracci, vous êtes membre du Conseil d'orientation pour l'emploi, votre cabinet de conseil a accompagné de nombreuses négociations sociales, et vous avez une très longue expérience du paritarisme d'entreprise. L'an dernier, vous avez participé aux travaux de la commission Combrexelle sur les accords collectifs.

Le Gouvernement souhaite, à la suite du rapport de cette commission, donner une place importante, en droit du travail, aux accords d'entreprise. En contrepartie, il envisage d'offrir aux salariés un compte qui facilite les changements professionnels. On ne sait pas encore si ce compte sera strictement personnel ou attaché à des accords collectifs, voire, malgré tout, au contrat de travail.

Pensez-vous que la négociation d'entreprise soit mieux à même que la négociation de branche ou interprofessionnelle d'en compenser les inconvénients sociaux sans nuire à la compétitivité ?

Nous allons entrer rapidement dans le vif du sujet. Nous sommes très heureux d’avoir le regard d’un grand professionnel des négociations sociales sur le paritarisme en 2016.

M. Pierre Ferracci, président du Groupe Alpha. Nous pourrions d’ailleurs discuter aussi du paritarisme hors entreprise, car il est en crise et nécessiterait d’être abordé de façon positive. Mais commençons par la négociation en entreprise, qui a suscité de nombreux débats à la faveur du projet de loi qui va être présenté au Parlement, à la suite des travaux auxquels j’ai participé avec la commission Combrexelle. Au passage, je précise que lorsqu’on parle du rapport Combrexelle, il s’agit en fait du rapport de Jean-Denis Combrexelle, appuyé par une commission, même si tout le monde s’est globalement retrouvé dans ses conclusions et dans son diagnostic.

J’ai toujours été favorable à la négociation d’entreprise – c’est un peu la conséquence naturelle de la loi d’août 2008 et de la position commune adoptée à l’époque par la CFDT, la CGT, le MEDEF et la CGPME – mais encore faut-il en définir les conditions. Plutôt que de parler de dialogue, je préfère me focaliser sur les enjeux de la négociation, débouché naturel d’un dialogue constructif.

Pour qu’une négociation soit réussie, il faut que le rapport de forces soit équilibré dans l’entreprise, ce qui est loin d’être garanti compte tenu de la faiblesse et de la division du syndicalisme français. Dans notre pays, le taux de syndicalisation est l’un des plus faibles d’Europe. Pour se rassurer, on dit que la représentativité se mesure aussi lors des élections professionnelles : la participation y est loin d’être négligeable et elle supporte la comparaison avec le terrain politique car, très souvent, son taux dépasse largement 50 % des salariés. La division syndicale est d’ailleurs tout aussi préoccupante que le faible taux de syndiqués puisqu’il y a cinq organisations représentatives, et même huit quand on élargit le spectre à l’UNSA, la FSU et SUD qui, à des degrés divers, participent aussi à ces échanges et à ces négociations. Cela fait beaucoup.

D’aucuns estiment qu’il y a trop de lois. Lors des travaux de la commission Combrexelle, j’ai défendu l’idée que le passage de cette situation à un système de relations du travail fondé sur la négociation d’entreprise devait se faire par un sas important : la négociation de branche qui est, à juste titre, mise en exergue dans le rapport de M. Jean-Denis Combrexelle. Beaucoup de rapports – sans doute trop – ont été produits au cours de la même période, avant que le législateur et le pouvoir politique ne s’emparent vraiment du sujet. Comparé à d’autres, celui de M. Jean-Denis Combrexelle pose assez correctement la question de la hiérarchie des normes. Je le trouve plus équilibré que les rapports de l’Institut Montaigne et de Terra Nova, qui mettaient en cause cette hiérarchie.

Le problème est moins de savoir si la loi s’applique à tous les salariés ou à tous les actifs que de savoir ce qu’elle contient. Il faut que le débat soit clair sur ce point, aussi bien pour les partenaires sociaux que pour les parlementaires et le pouvoir politique. Le rapport de M. Jean-Denis Combrexelle a un deuxième avantage : il insiste beaucoup sur les conditions qui permettront de développer la négociation en entreprise. Parmi les conditions préalables, il évoque le renforcement de l’équilibre du rapport de forces, particulièrement dans les très petites entreprises (TPE) et dans les petites et moyennes entreprises (PME). En essayant de développer la négociation en entreprise, il ne faut pas que nous développions surtout la liberté du dirigeant de faire ce qu’il veut. Je crois à la négociation qui implique un équilibre des forces entre les deux parties.

Puisque votre commission s’intéresse aussi à la répartition des rôles entre l’État, les régions et les partenaires sociaux, j’aimerais insister sur la grande confusion qui règne en la matière dans notre pays. Que doivent faire le pouvoir politique et la démocratie politique ? Que doivent faire les partenaires sociaux et la démocratie sociale ? Si l’on regarde l’évolution du paritarisme au-delà de l’entreprise, on s’aperçoit qu’il est un peu malade. À cet égard, les quinquennats se suivent et se ressemblent : le débat sur l’équilibre à trouver entre démocratie sociale et démocratie politique est depuis longtemps confus et il n’est jamais mené à son terme.

Le fonctionnement du paritarisme aujourd’hui montre qu’une confusion similaire existe dans les organismes paritaires, quant aux compétences respectives de l’État et des partenaires sociaux et quant aux nouveaux équilibres entre l’État et les régions associés aux enjeux de la décentralisation. L’Unédic, la formation professionnelle et Pôle emploi en sont de bons exemples. L’Unédic est un organisme paritaire. Pôle emploi est un service public, dont le directeur général est nommé par l’État en conseil des ministres, mais les partenaires sociaux sont majoritaires au sein de son conseil d’administration. Quitte à me fâcher un peu avec mes amis syndicalistes, j’avoue que cette dernière caractéristique a toujours été un grand mystère pour moi. J’en connais la genèse : lors de la fusion des Assédic et de l’ANPE, comme l’assurance chômage était gérée de manière paritaire, on s’est dit qu’il fallait que les partenaires sociaux soient majoritaires dans Pôle emploi pour que les choses se passent bien. Résultat : la gouvernance est compliquée et confuse. D’abord, le conseil d’administration – en tout cas sa majorité – ne désigne pas le directeur général. Ensuite, sur des enjeux comme celui de la formation professionnelle, il y a un débat de fond sur le rôle respectif de l’État, des régions et des partenaires sociaux au travers de Pôle emploi pour les uns ou de l’Unédic pour les autres.

Cette confusion nuit à l’efficacité, ce qui est dommage en période de crise et de chômage élevé. Les régions jouent un rôle prépondérant dans le domaine de la formation professionnelle – en tout cas celle des jeunes et des demandeurs d’emploi – et de l’orientation depuis le développement des services régionaux d’orientation. En revanche, l’accompagnement dans la recherche d’emploi est un service public national qui n’a d’ailleurs pas toujours été aussi déconcentré qu’il l’aurait fallu. Du coup, les partenaires sociaux contestent. Lors de l’annonce du plan de formation de 500 000 chômeurs, la CFDT a déclaré qu’elle ne souhaitait pas que Pôle emploi soit régionalisé. Est-ce que ça veut dire déconcentré ou décentralisé ? À mon avis, la CFDT voulait dire qu’elle ne souhaitait pas que les régions prennent la main. Dans le même temps, elle rappelait que les partenaires sociaux, par l’intermédiaire de l’Unédic, financent l’essentiel du budget de Pôle emploi.

Il serait temps de mettre un peu d’ordre dans tout cela, au profit du demandeur d’emploi qui a besoin que l’on s’occupe de trois choses pour lui : de son orientation – où doit-il aller ? quels sont les métiers en tension ? ; de son accompagnement dans la recherche d’un emploi ; de sa formation. Parfois, il faut aussi lever certains obstacles à la mobilité, liés au conjoint ou au logement.

Pôle emploi s’occupe d’accompagnement, mais aussi un peu de formation et d’orientation. Les régions, qui s’occupent de formation et d’orientation, ont la tentation de s’occuper un peu d’accompagnement. Celles qui ont cette tentation sont aussi bien de droite que de gauche, et elles reprochent à Pôle emploi de n’être pas assez efficace. Je ne sais pas si l’on en viendra à commenter les chiffres du chômage région par région, tous les mois, comme on commente le niveau du chômage national. Au milieu de tout cela, vous avez les partenaires sociaux qui sont majoritaires dans Pôle emploi, un service public, et majoritaires dans l’Unédic, une structure paritaire qui doit faire appel au financement de l’État depuis quelques années – tous les demandeurs d’emploi ne sont toujours pas indemnisés, mais on a peu à peu élargi le champ de l’indemnisation. Il serait donc temps de mettre un peu d’ordre dans le paritarisme et, plus globalement, dans le fonctionnement des services publics.

Au-delà de tout cela, un autre enjeu se dessine dans l’évolution récente de l’Association pour la formation professionnelle des adultes (AFPA). Voilà encore une structure, où les régions sont présentes, dont la gouvernance est un peu impossible. Heureusement que l’État est intervenu dernièrement pour éviter la crise et le dépôt de bilan de l’AFPA. Quand on met toutes les parties autour de la table sans vraiment désigner de pilote, on rend les structures globalement inefficaces.

Nous en revenons au rapport entre la branche, l’entreprise et la loi. Plutôt que d’avoir un débat un peu surréaliste sur l’inversion de la hiérarchie des normes, nous devrions plutôt discuter de ce qu’il faut mettre aux différents niveaux. En matière de temps de travail, faut-il mettre un minimum ou un maximum légal dans la loi ? Faut-il laisser la priorité aux branches ? Je suis favorable à ce que l’on aille vers la négociation d’entreprise, mais à condition que l’on s’en donne les moyens. À ce stade, un basculement trop rapide serait dangereux, et pas seulement dans les TPE et les PME. Même en Allemagne, la négociation de branche structure encore beaucoup de choses, y compris dans les grandes entreprises et y compris en termes de politique salariale, malgré les effets des lois Hartz. Il faut trouver cet équilibre, ce qui n’est pas facile.

En France, la confusion naît aussi de l’existence d’un nombre invraisemblable de branches – dans la plupart d’entre elles, il n’y a d’ailleurs pas de dialogue et de négociations. Il y a deux ans, le Premier ministre avait évoqué l’idée de passer à une centaine de branches – sachant qu’il n’y en a qu’une cinquantaine en Allemagne – mais nous en sommes encore loin et le nettoyage n’est pas aisé.

En matière d’équilibre des forces dans l’entreprise, on donne souvent l’Allemagne en exemple, en ayant parfois des idées fausses. Dans la commission Combrexelle, nous nous étions amusés à jouer aux devinettes et nous avions réalisé que beaucoup de membres de la commission pensaient que le taux de syndiqués se situait entre 40 % et 50 % en Allemagne, alors qu’il est de l’ordre de 15 %, c’est-à-dire proche du taux français. Cela tient probablement – ce qui doit nous faire réfléchir quand nous évoquons ces questions-là et les enjeux de négociations – à l’élargissement du bénéfice des conventions collectives pour les salariés. Quand les conventions collectives couvrent un nombre croissant de salariés, comme c’est le cas en Allemagne depuis quelques années, le taux de syndicalisation baisse.

Le constat est clair même si le lien de cause à effet reste à étayer. Alors que nous assistons à un développement de l’individualisme dans toutes nos sociétés, en France comme dans les autres pays européens, le phénomène s’explique : si le fait de se syndiquer n’ouvre pas de droits supplémentaires, on éprouve un peu moins le besoin de se syndiquer. Dans certains pays, en Europe du nord et en Belgique, où l’adhésion à un syndicat donne accès à certaines prestations, le taux de syndicalisation est forcément très élevé. Il faut avoir ce phénomène en tête lorsque l’on réfléchit à la question du rapport de forces dans l’entreprise. Le faible taux de syndicalisation ne doit pas être pris comme une donnée absolue, il doit être mis en relation avec l’importance des conventions collectives qui couvrent 97 % ou 98 % des salariés français.

Cela étant, dans une tribune que j’avais écrite pour Les Échos à la fin des travaux de la commission Combrexelle, je concluais à l’urgente nécessité de réduire le nombre des organisations syndicales. On peut toujours parler de culture française et se rassurer en prétendant qu’avoir huit syndicats est une richesse et un signe de pluralisme. Pour moi, cette division est un véritable frein à la maîtrise du paritarisme – quand il n’est pas déjà suffisamment « amoché » dans certaines structures paritaires – et à l’équilibre des forces dans l’entreprise. Il serait inopportun de chercher à n’avoir qu’une seule confédération comme en Allemagne, dans les pays de l’Europe du Nord ou même la Grande-Bretagne. Mais rapprochons-nous au moins du modèle de pays latins tels que l’Espagne ou l’Italie où il n’y a que deux ou trois syndicats. Aller vers trois ou quatre organisations, ce serait déjà un effort significatif. Le patronat n’est pas non plus un corps tout à fait homogène, comme nous avons pu le constater ces derniers temps, ce qui créé des difficultés supplémentaires.

Il faut tenir compte de tout cela pour faire évoluer les choses. Il faut y aller gaillardement, car je pense que personne ne niera qu’il faut se situer un peu plus souvent au niveau de l’entreprise pour négocier certains enjeux pour les salariés et pour prendre en compte les problèmes de compétitivité. Pour autant, il faut que la négociation ait un sens et qu’elle puisse se faire de façon équilibrée.

M. le président Arnaud Richard. J’aimerais avoir votre avis sur le dialogue social régional, un sujet assez rarement évoqué. Quant à notre rapporteur, il va vous interroger sur le compte personnel d’activité (CPA) tel qu’il est actuellement configuré. Je vais le laisser entrer dans le vif de ce sujet qui lui tient à cœur.

M. Jean-Marc Germain, rapporteur. Tout d’abord, je ferai une remarque sur ce que vous avez dit des négociations de branche et d’entreprise. Comme vous, je pense que ce débat sur la hiérarchie des normes est un peu théorique : c’est à la loi de définir les domaines respectifs de la branche et de l’entreprise. La notion d’accord plus favorable au salarié est d’ailleurs difficile appréhender dès lors qu’il y a plus d’un sujet de négociation couvert par ledit accord.

Cela étant, certains principes défendus dans le rapport Combrexelle me heurtent. L’idée qu’un accord majoritaire puisse s’imposer aux contrats de travail me paraît dangereuse, même si c’est déjà le cas dans notre droit positif. Elle conduit à retirer aux salariés qui refusent l’accord le droit – qui existe aujourd’hui –  d’avoir des protections collectives telles que le licenciement économique qui prévoit des mesures de reclassement et de réinsertion. L’idée qu’une personne ne puisse pas s’opposer à l’intérêt général de l’entreprise peut paraître séduisante. En réalité, les modifications envisagées réduisent les droits des salariés en partant d’un postulat faux dans 99 % des cas : le salarié refuserait l’accord pour empêcher le bon fonctionnement de l’entreprise. Or le refus d’un salarié s’explique plutôt par des raisons concrètes : il ne peut pas aller travailler à 200 kilomètres de son domicile, un logement social qu’il a mis quinze ans à obtenir et qu’il ne retrouverait pas ailleurs, ou pour des raisons familiales. L’entreprise peut avoir la possibilité de le reclasser dans d’autres postes compatibles avec ces contraintes-là. Ce droit doit être préservé. On peut comprendre les principes mais, dès que l’on sort des généralités, on se heurte à des obstacles très concrets. C’est ce qui fait l’intérêt du débat.

Vous avez insisté, à juste titre, sur la nécessité d’avoir un rapport de forces équilibré. Vous avez abordé le sujet sous l’angle de la division syndicale. Il faut aussi l’envisager au regard de la situation très dégradée du marché du travail : beaucoup de négociations, et vous en savez quelque chose compte tenu de vos activités professionnelles, se font le pistolet sur la tempe, pour reprendre une expression imagée même si je ne l’aime pas beaucoup, c’est-à-dire qu’elles sont très déséquilibrées.

J’en viens à ma première question. D’une manière générale, ces débats me semblent dépassés ou en voie de l’être, en raison des transformations profondes de l’économie : les enjeux sont désormais beaucoup plus interprofessionnels que professionnels, les grands collectifs d’entreprise perdent de leur importance alors que toutes ces dispositions sont conçues pour eux. Les entreprises et leurs structures évoluant de façon très rapide, il faut des règles communes, qu’elles soient interprofessionnelles ou inscrites dans le code du travail. Pour ne pas avoir à faire des codes du travail par branche ou des accords collectifs de branches ou d’entreprise, il faudrait essayer de retrouver des règles communes permettant à la fois aux entreprises de fonctionner et aux salariés d’être protégés. Qu’en pensez-vous ?

Quant à ma deuxième question, évoquée par le président, elle sert de fil rouge à nos travaux sur le paritarisme : ne faut-il pas, comme objectif de long terme ou comme idéal, repenser totalement le système autour des personnes et non plus autour des risques ou des assurances ? Nous avons l’assurance revenu, la formation professionnelle, la retraite, les possibilités d’aménager son temps de travail tout au long de la vie, les complémentaires santé, etc. Ne faudrait-il pas réfléchir à une unification du système autour d’une sécurité sociale professionnelle, dont il faudrait définir les modalités de gestion, et de son pendant qui serait un service public de l’accompagnement des parcours ? J’ai souvent défendu cette idée à la faveur des discussions sur un certain nombre de textes. Je reconnais qu’il peut sembler un peu décalé, compte tenu des difficultés de Pôle emploi, d’imaginer la création d’un Pôle emploi formation qui gérerait à la fois les situations de chômage et de formation en entreprise, et donc la progression du salarié tout au long de son parcours professionnel. À votre avis, ce modèle peut-il servir de guide à la réflexion ?

Ma dernière question part d’un constat que nous avons pu faire au cours de nos auditions : les organismes strictement paritaires – avec des employeurs d’un côté, des syndicats de salariés de l’autre, et des présidences tournantes – sont plutôt bien gérés. Les comptes sont peu ou prou équilibrés. Après de longues phases de chômage, l’assurance chômage est certes en déficit, mais des solutions sont trouvées pour rééquilibrer les comptes. On sent que ces organismes purement paritaires sont capables de prendre en compte des situations réelles, de prendre à bras le corps leurs difficultés et d’avoir des processus de décision plutôt efficaces. Le strict paritarisme peut donc aller de pair avec une gestion efficace.

Reste que le rôle de l’État et des régions change en fonction des évolutions du marché du travail. Les régions sont devenues un acteur dominant ; l’État, qui défend l’intérêt général, est prégnant quand il s’agit de protection de la santé ou de revenus d’existence. Cela pourrait pousser à aller vers un système tripartite ou quadripartite qui aurait peut-être plus de légitimité. Or, il est difficile de prendre des décisions ou de définir des rapports de forces quand on est quatre autour d’une table. Dans ces conditions, ne faudrait-il pas imaginer un modèle de type paritaire pour ce qui est du processus de décision, mais en prévoyant un système d’agrément de l’État ou des régions, afin de concilier efficacité et légitimité ?

M. Pierre Ferracci. Je vais commencer par la troisième question, qui rebondit sur celle que le président a posée concernant le dialogue territorial.

Comme vous, je pense que les organismes paritaires sont plutôt bien gérés. Les présidences tournantes peuvent parfois donner l’impression que la continuité n’est pas forcément assurée alors qu’elle l’est, grâce à l’existence d’appareils de qualité.

Si la gestion est de bonne qualité, on peut sans doute regretter un manque d’innovation sur le plan stratégique : ces organismes éprouvent souvent des difficultés à prendre des décisions, ce qui peut conduire à rester dans un consensus mou. La formation illustre bien ce défaut fondamental. Même s’il y a toujours un accident ici ou là, il n’y a pas eu de dérapage de gestion comme on peut en voir parfois dans les entreprises. En tout cas, ce n’est pas aussi frappant que certains veulent bien le dire, même si les critiques sur la formation reviennent assez régulièrement tel un marronnier.

Pour ma part, je pense que l’absence d’innovation stratégique est liée à la diversité des acteurs présents autour de la table, qui sont souvent en désaccord. Je vais en donner un exemple qui va dans le sens de la deuxième question que vous avez soulevée. Au début des années 2000, avant la fusion de l’ANPE et des Assédic, l’Unédic a essayé de mêler indemnisation et accompagnement individuel, en faisant quelques efforts pour entrer dans le champ de l’accompagnement. L’expérience a été lancée mais elle n’a pas vraiment abouti parce que le mouvement syndical s’est coupé en deux et que le patronat n’était pas tout à fait homogène, lui non plus. Pourtant, c’était une voie prometteuse.

Il y a quelques années, avec M. Laurent Wauquiez, j’avais animé un groupe quadripartite – État, régions, patronat, syndicats – sur la formation professionnelle. Nous avions bien travaillé et nous avions préparé la négociation de 2009 qui, selon moi, avait accouché d’une souris parce que, comme je l’indiquais, c’est un secteur difficile à faire bouger. Cette difficulté ne tient pas seulement aux problèmes de financement que l’on invoque souvent, même s’ils existent et peuvent refréner un peu les ardeurs. En réalité, le souci est que la gouvernance à plusieurs, avec l’État et les régions, n’a pas été suffisamment pensée. À un moment donné, il faut avoir le courage de remettre chacun à sa place.

On peut être nombreux autour de la table pour élaborer la stratégie et pour en évaluer les résultats – chez nous, l’évaluation des politiques publiques a d’ailleurs toujours été lacunaire. Pour le reste, et notamment quand il s’agit de prendre des décisions un peu fortes, il faut un pilote dans l’avion. Les partenaires sociaux ont tendance à considérer qu’ils doivent être au gouvernail à chaque fois qu’ils financent quelque chose – et ils financent beaucoup de choses. Eh bien non, ce ne doit pas forcément être le cas. Nous payons tous des impôts et nous faisons confiance à l’État, en tout cas à ceux que nous élisons, pour nous représenter quand il s’agit d’en faire usage.

Prenons l’exemple de la formation des demandeurs d’emploi. Ne craignez rien, je ne vais pas évacuer votre question sur le service public de l’accompagnement pour demandeurs d’emploi et actifs. Les partenaires sociaux ont toujours voulu se mêler de la formation des demandeurs d’emploi qu’ils financent notamment au travers du fonds paritaire. J’avais eu une discussion sur ce sujet avec Laurent Wauquiez, à cette époque où il n’aimait pas trop les régions. Il préférait l’État, peut-être a-t-il changé d’avis ? Un fonds paritaire, avec l’État et les partenaires sociaux, avait été créé pour financer la formation des demandeurs d’emploi. Les régions avaient alors, et depuis déjà quelques années, des prérogatives essentielles en matière de formation des demandeurs d’emploi. Que s’est-il passé ? Sur le terrain, se sont bâtis des fonds paritaires régionaux où les régions et les partenaires sociaux, fort heureusement, ont discuté et se sont mis d’accord. L’ennui est que le processus a pris beaucoup de temps et que le fonds paritaire de sécurisation des parcours professionnels est resté, pendant très longtemps, éloigné des régions.

Actuellement, les régions jouent un rôle, donnent un avis, sont entendues. Pour autant, et c’est à mon avis assez symptomatique, nous ne parvenons pas à trouver la gouvernance qui mette chacun à la bonne place. Le dispositif concernant les demandeurs d’emploi est sans doute trop complexe : les partenaires sociaux s’occupent de l’indemnisation au travers de l’Unédic ; l’État s’occupe de l’accompagnement via Pôle emploi, et les régions s’occupent de l’orientation et de la formation. La coordination est une bonne chose, et je trouve que beaucoup d’efforts ont été faits dans ce domaine ces derniers temps, mais peut-être faudrait-il aller un peu plus loin.

Cela m’amène à répondre à votre deuxième question, monsieur le rapporteur. Il y a quinze ans, j’étais partisan de réunir l’ANPE et l’AFPA pour former un grand service de l’accompagnement, de la formation et de l’orientation : un demandeur d’emploi étant confronté à un, deux ou trois de ces enjeux, il faut les traiter de façon cohérente. Cette réforme a été faite en Belgique, de façon plutôt efficace. Le problème, dans notre pays, c’est que les régions ont acquis des prérogatives en matière de formation des demandeurs d’emploi. D’autre part, la gouvernance de l’AFPA a été un peu improbable pendant quelques années et l’est encore aujourd’hui : l’État s’est désengagé, sans que les régions prennent le relais – elles ont acquis des compétences en matière de formation, mais n’ont pas le pouvoir de gérer l’AFPA de façon décentralisée ; quant aux partenaires sociaux, ils sont présents dans la gouvernance, mais ne pèsent pas forcément très lourd.

Est-il possible aujourd’hui d’aller vers le modèle que vous avez évoqué, monsieur le rapporteur, c’est-à-dire de demander à Pôle emploi de s’occuper aussi de la formation des actifs – cet objectif figurait d’ailleurs dans la loi de 2008 ? Selon moi, c’est en effet ce qu’il faut faire. La force des pays scandinaves, c’est précisément de s’occuper par anticipation de la formation des actifs potentiellement menacés par des restructurations ou des mutations importantes. En France, nous n’y arrivons pas, notamment parce que Pôle emploi a été submergé par les demandeurs d’emploi et n’a pas eu les moyens de s’atteler correctement à la réalisation de cet objectif. En tout cas, c’est une question à creuser.

Cela impliquerait de faire un peu de ménage dans les prérogatives des différents acteurs. On ne peut pas se contenter d’affirmer : « Je suis légitime et je dois participer au pilotage parce que je finance. » Ainsi que le disait Jacques Delors à une époque, lorsqu’il y a plusieurs pilotes dans l’avion, c’est comme s’il n’y en avait aucun, notamment en cas de crise. À un moment donné, à l’AFPA, on a demandé à tous les partenaires de poids – les partenaires sociaux, les régions et l’État – de sortir du conseil d’administration et de siéger dans un conseil d’orientation stratégique. On a alors nommé au conseil d’administration des personnalités qualifiées – d’ailleurs de qualité, mais tel n’était pas le problème. Dans ces conditions, dès que l’AFPA a rencontré des difficultés financières lourdes, le conseil d’administration s’est trouvé démuni, et on a fait appel à l’État. Selon moi, cet épisode est symptomatique des déshérences de la gouvernance et de la difficulté à trouver un bon équilibre entre les partenaires sociaux, les régions et l’État.

Le CPA est une idée très généreuse, mais il faut lui donner de la chair pour en faire un bon instrument. Actuellement, il est prévu qu’il inclue le compte personnel de formation (CPF), le compte personnel de prévention de la pénibilité – qui ne concerne qu’une minorité de salariés –, et quelques autres éléments positifs, notamment en faveur des jeunes, qui ont été ajoutés au cours des discussions récentes. Cependant, il faudrait penser le CPA comme un instrument utilisable tout au long de la vie, de la sortie du système éducatif jusqu’à la retraite, et le doter de droits intéressants.

À cet égard, il faut éviter, selon moi, un écueil qui a tué le droit individuel à la formation (DIF) et pourrait tuer le CPA si on n’y prend garde : donner les mêmes droits à tout le monde, du président-directeur général salarié à l’ouvrier le moins qualifié qui a besoin d’améliorer sa qualification et de transformer sa vie professionnelle. On a l’habitude de procéder de la sorte en France, cédant à un égalitarisme ambiant qui est parfois le contraire de l’égalité républicaine. Au bout d’une dizaine d’années, on s’est aperçu que le DIF n’avait touché qu’une minorité de salariés, et pas nécessairement ceux qui en avaient le plus besoin.

Il faudra donc faire l’effort de définir des priorités pour le CPA, comme on l’a fait pour le CPF. À défaut, les entreprises ne pourront pas le financer et le dispositif ne sera pas juste. Les 150 000 jeunes qui sortent chaque année du système éducatif sans qualification ont besoin d’être davantage aidés que ceux qui ont un niveau bac + 4 ou bac + 5, bagage qui fait que leur taux de chômage est moins élevé. Pour que les droits universels de ce type montrent leur efficacité, il faut faire des choix sélectifs en donnant plus de moyens à ceux qui en ont le plus besoin, ce qui demande un peu de courage politique au départ, tant de la part des partenaires sociaux que du Gouvernement et du Parlement.

Quant à la détermination des règles communes, c’est un vaste sujet. Aujourd’hui, nous constatons que le salariat est en train d’éclater, qu’il existe de multiples façons d’être actif, que la mobilité augmente, que l’on travaille de plus en plus sur plusieurs terrains à la fois. Ce n’est pas nécessairement synonyme d’anarchie et de revenus qui ne suivent pas : cela peut aussi être vécu positivement, notamment par les jeunes qui peuvent y trouver un intérêt. Néanmoins, le développement du portage salarial et de l’auto-entrepreneuriat correspond moins souvent à des créations d’entreprises qu’à une manière pour certains grands groupes ou grosses PME de dépasser le contrat de travail et le statut de salarié : il ne faut pas « s’inventer » des créateurs là où il n’y en a pas. Le statut d’auto-entrepreneur est notamment très utilisé à l’occasion du départ en retraite de certains salariés. Il faut repenser le CPA à la lumière de cet éclatement du salariat et du statut des actifs. Selon moi, nous sommes encore loin du compte à cet égard.

J’ai moins de craintes que vous en ce qui concerne les accords collectifs signés par des syndicats représentant plus de 50 % des salariés, car je pense que les syndicats seront responsables et ne remettront pas en cause des droits individuels importants et structurants au travers d’un tel accord, même s’ils négocient parfois le pistolet sur la tempe. En revanche, je suis plus critique quant à l’idée de valider par référendum des accords d’entreprise signés par des syndicats représentant au moins 30 % des salariés. C’est, là encore, une question de méthode et de conjoncture : le référendum peut être un excellent outil pour les syndicats, leur permettant notamment de sonder les salariés à une distance relativement éloignée de l’élection précédente ou suivante, mais il peut aussi être utilisé par les dirigeants d’entreprise pour contourner les syndicats lorsque le rapport de forces est déséquilibré. On l’a vu chez Smart, où les deux syndicats majoritaires, la CGT et la CFDT, ont été mis en minorité par un référendum – mais à la deuxième ou troisième sollicitation, la pression exercée était sans doute un peu excessive.

Je reviens aux questions de méthode. Selon moi, ces derniers temps, il aurait fallu promouvoir la mobilité de façon un peu plus positive. On a dit aux salariés : « Il sera plus facile de rompre votre contrat de travail et de licencier, mais, en contrepartie, on embauchera plus facilement. » C’est un discours que les dirigeants d’entreprise – pas tous, d’ailleurs – peuvent entendre. Mais, lorsque l’on dit au salarié que son contrat va être rompu plus facilement et qu’il devra être plus mobile, il faut mieux l’accompagner et mieux le former, avec beaucoup d’anticipation, et non pas seulement au dernier moment, lorsqu’il y a urgence, que la maison brûle et qu’il est angoissé à l’idée de se retrouver sur le marché du travail. Quand on prend des mesures rudes, cela a du sens de faire de la conduite du changement.

À cet égard, je cite souvent l’exemple de la Finlande : lorsque les Finlandais ont pris la décision de reporter de deux ans l’âge de la retraite, ils ont demandé aux partenaires sociaux de travailler de façon expérimentale, pendant cinq ans, sur l’amélioration des conditions de travail des seniors. Le message implicite était le suivant : « On va vous demander de travailler deux ans de plus, mais on va aménager vos conditions de travail. » Les partenaires sociaux ont conclu des accords très intéressants au niveau de la branche ou de l’entreprise. Aussi, lorsque le report de l’âge de la retraite a été voté – on peut y être favorable ou opposé –, la sécurisation des salariés seniors était au rendez-vous.

Dans les discussions qui nous occupent aujourd’hui, je regrette que le débat sur la sécurisation – vous avez parlé de « sécurité sociale professionnelle », monsieur le rapporteur – n’ait pas été mené suffisamment en amont, ni de façon suffisamment vigoureuse. Ce débat renvoie à de nombreuses questions : l’efficacité de Pôle emploi, celle du système de formation, la qualité du dialogue social et la capacité des acteurs à anticiper. Les vertus des systèmes scandinaves sont connues : la confiance entre les acteurs étant plus grande, on voit venir les problèmes de loin et on les traite avant qu’il ne soit trop tard.

En France, le service public de l’emploi n’est pas le seul à ne pas intervenir suffisamment en amont : les restructurations – je suis bien placé pour le savoir – sont toujours traitées à la dernière minute. Il y a heureusement quelques groupes et parfois quelques grosses PME qui saisissent les organisations syndicales et traitent de façon anticipée les problèmes que va occasionner une restructuration, mais cette attitude reste encore très minoritaire. De ce point de vue, la loi relative à la sécurisation de l’emploi a eu le mérite pour certains, l’inconvénient pour d’autres, d’ouvrir deux voies : elle a permis soit d’anticiper les restructurations et les mutations, soit d’accélérer fortement dans la dernière ligne droite en facilitant les licenciements économiques grâce à des procédures un peu allégées. Beaucoup d’entreprises ont préféré jouer la deuxième partition plutôt que la première, qui est un peu plus lourde à mettre en œuvre et implique qu’il y ait un équilibre des forces et que les partenaires sociaux se prêtent au jeu. Certaines se sont néanmoins saisies de cette possibilité.

Sans entrer dans le débat actuel sur la lecture que l’on peut faire du chômage, qui a opposé deux écoles de pensée économique, je suis de ceux qui pensent que l’on a un peu exagéré l’importance des mesures facilitant la rupture du contrat de travail pour résorber le chômage. Les procédures de licenciement collectif au Danemark et en Allemagne ne sont pas plus légères que chez nous. Au Danemark, pendant très longtemps, la durée d’indemnisation a été de quatre ans, c’est-à-dire le double de chez nous, et cela n’empêchait pas les chômeurs danois de retrouver un emploi bien avant la fin de cette durée. Si les choses se passent mieux au Danemark et en Allemagne, c’est avant tout une question de rapports de confiance, de qualité du dialogue social, de force de la négociation collective.

En France, on ne fait pas toujours les efforts nécessaires, car cela prend du temps – au début de ce quinquennat, peut-être aurait-on dû prendre un peu plus de temps afin d’éviter l’éclatement de la partie syndicale et, peut-être aussi, celui de la partie patronale. Compte tenu de l’urgence de la crise et de la situation du chômage, on va à ce qu’on croit être l’essentiel, à savoir la déréglementation et l’allégement des procédures de rupture du contrat de travail. Selon moi, on se trompe un peu, non pas en le faisant, mais en attribuant à ces mesures une portée qu’elles n’ont pas toujours en matière de lutte contre le chômage. Ce faisant, on déstabilise le corps social, alors qu’il aurait fallu faire, en amont, un effort suffisant sur la sécurisation. D’où la situation un peu contrastée que nous connaissons aujourd’hui, dont nous allons sortir par le haut, je l’espère, dans les semaines et les mois qui viennent.

M. le rapporteur. Dans le cadre de la commission Combrexelle, avez-vous évoqué la possibilité d’étendre la négociation collective à des sujets qui relèvent aujourd’hui du pouvoir de direction de l’entreprise ? Je pense notamment à la négociation du plan de formation, point dont nous avons débattu lors de l’examen du projet de loi relatif à la sécurisation de l’emploi. Je pense aussi à la participation des salariés à la gestion et aux décisions de l’entreprise via des administrateurs salariés au conseil d’administration – la question porte à la fois sur le nombre de ces administrateurs, sur leur éventuelle présence au niveau de la branche et sur le champ des entreprises concernées. Je pense, enfin, à l’opportunité de subordonner l’attribution des aides aux entreprises – crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), réductions au titre du pacte de responsabilité – à la signature d’un accord d’entreprise, principe que je défends à travers mes amendements. Avez-vous débattu de ces idées ? À titre personnel, pensez-vous que ces mesures permettraient d’améliorer les choses dans le sens que vous avez décrit ?

M. Pierre Ferracci. Nous avons abordé certains de ces sujets, mais parfois assez rapidement, car le temps nous était compté – il a d’ailleurs été un peu raboté à la fin, car le Gouvernement souhaitait agir de manière urgente. Je vous donnerai donc un avis personnel.

Fort heureusement, la loi relative à la sécurisation de l’emploi et la loi relative au dialogue social et à l’emploi, dite « loi Rebsamen », ont fait évoluer la segmentation des négociations dans l’entreprise : c’est une très bonne chose d’avoir rassemblé, par grands blocs, les informations et consultations du comité d’entreprise avec les négociations correspondantes. En revanche, je trouve un peu dommage que l’on n’ait pas été au-delà de la négociation des seules orientations du plan de formation, lequel constitue un enjeu essentiel en termes de sécurisation. Car c’est moins au niveau de la branche ou du Fonds paritaire de sécurisation des parcours professionnels que dans l’entreprise que l’on peut atteindre des cibles microéconomiques et donner des moyens supplémentaires à ceux qui en ont le plus besoin. La négociation du plan de formation dans l’entreprise aurait été un signal fort. Peut-être parviendra-t-on à l’obtenir ultérieurement.

Aujourd’hui, il y a un blocage non seulement du paritarisme, ainsi que je l’ai évoqué, mais aussi du fonctionnement des institutions représentatives du personnel (IRP). Les comités d’entreprise, les comités de groupe et les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) continuent bien entendu à jouer un rôle très utile – ce n’est évidemment pas moi qui dirai le contraire –, mais on s’aperçoit que les IRP ont beaucoup de mal à jouer un rôle d’anticipation sur les questions que nous avons abordées, peut-être en raison de leur histoire depuis soixante-dix ans. Parfois, c’est la faute des dirigeants d’entreprise, qui dissimulent certaines de leurs décisions jusqu’au dernier moment. Parfois, c’est aussi la faute de certains syndicats, qui pratiquent la politique de l’autruche, en se disant que, si l’on n’examine pas le problème, il n’arrivera peut-être pas tout de suite ; or, en général, il surgit aussi vite qu’il le doit.

Dès lors, il faut continuer à travailler sur le rôle des IRP et leur donner ce pouvoir d’anticipation qu’elles n’ont pas ou que, dans certains cas, elles ont perdu. Selon moi, la présence d’administrateurs salariés dans les conseils serait une façon de dépasser le débat. Certes, il ne s’agit pas de rêver à une codétermination sur le modèle allemand, avec une représentation paritaire dans les conseils de surveillance – et non pas dans les directoires, qui assurent la gestion quotidienne –, mais on a été un peu frileux en n’accordant qu’un ou deux administrateurs salariés selon la taille de l’entreprise. Selon moi, si l’on veut donner plus de poids aux syndicats demain, il faut être cohérent et franchir une étape supplémentaire, en attribuant un poste d’administrateur à chaque syndicat représentatif dans l’entreprise, qu’il y en ait deux ou cinq – nous sommes un certain nombre à avoir fait cette suggestion. En effet, la question est non pas celle du nombre d’administrateurs, mais celle du nombre de droits de vote, qui peut être limité, par exemple, à 30 % du total – la plupart des syndicats ne souhaitent d’ailleurs pas en détenir davantage.

Aujourd’hui, on demande avant tout aux représentants des salariés et aux organisations syndicales de gérer les conséquences des décisions qui sont prises sans eux. La meilleure façon d’évoluer demain serait de leur donner la parole au moment où les décisions sont prises – je parle là des conseils d’administration qui jouent pleinement leur rôle, et non des cas où il y a une double réunion, l’une avec les administrateurs salariés, et l’autre, la « vraie », sans eux. Écouter la voix des administrateurs salariés ou des représentants des syndicats n’enlèverait rien au pouvoir de l’employeur. Cela modifierait seulement un peu l’angle d’attaque. Souvent, les intéressés connaissent bien l’entreprise, sont attachés à elle et ont une vision de sa stratégie qui n’est pas dénuée d’intérêt, loin s’en faut. Cela permettrait de parvenir à un équilibre que, de mon point de vue, on n’a pas réussi à trouver avec les IRP telles qu’elles fonctionnent aujourd’hui.

M. le président Arnaud Richard. Vous n’avez pas répondu, monsieur Ferracci, à la question que j’ai posée sur le dialogue social territorial.

M. Pierre Ferracci. Dans les territoires, il y a des instruments qui auraient pu fonctionner mieux et qui ne fonctionnent pas, notamment les commissions paritaires interprofessionnelles régionales pour l’emploi (COPIRE). Cela tient à la façon dont on a décentralisé les structures qui gèrent l’emploi et la formation professionnelle. Qui plus est, il faut maintenant gérer la mise en place des grandes régions. Néanmoins, le dialogue social territorial existe, parfois de façon très informelle, soit dans les conseils économiques, sociaux et environnementaux régionaux, soit dans les COPIRE – quelques-unes fonctionnent bien –, soit dans les comités régionaux de l’emploi, de la formation et de l’orientation professionnelle (CREFOP).

Selon moi, il y a deux difficultés : la répartition des pouvoirs entre l’État et les régions est encore un peu floue et, surtout, la représentation tant patronale que syndicale demeure trop faible au niveau territorial. Ainsi, les MEDEF territoriaux ont un poids très inégal selon les régions. Certaines organisations patronales de branche, telles que l’Union des industries et des métiers de la métallurgie (UIMM), disposent d’une représentation territoriale très forte, mais beaucoup d’autres sont démunies de ce point de vue. Il y a aussi des blocages : certaines organisations syndicales préfèrent discuter avec l’État plutôt qu’avec les régions ; Force ouvrière, par exemple, a une position claire et ferme sur ce point. Mais il s’agit moins d’un problème de culture que d’un problème d’outillage. D’ailleurs, je ne suis pas sûr que le passage à douze régions de grande dimension plus la Corse facilite les choses.

En d’autres termes, on bute sur le problème des moyens. Il y a quelque temps, une confédération syndicale a indiqué que, compte tenu de la faiblesse du paritarisme, les syndicats seraient peut-être amenés à engager moins de moyens dans les institutions paritaires et à s’occuper davantage des entreprises, des branches et des territoires. C’est probablement une solution, car la déperdition des forces dans les organismes paritaires est réelle. Elle l’était d’ailleurs encore plus lorsque le paysage de ces organismes était éclaté : dans le domaine de la formation professionnelle, on comptait, avant la réforme, une centaine d’organismes paritaires collecteurs agréés (OPCA). Peut-être la réaffectation des moyens tant par les syndicats de salariés que par les organisations patronales donnera-t-elle davantage de vie au dialogue social territorial.

M. le président Arnaud Richard. Le paritarisme ne va-t-il pas être dépassé par autre chose, de même que les taxis l’ont été par Uber ? Le fait de conserver des pans entiers du modèle social sans guère le faire évoluer ni remettre de l’ordre, pour reprendre vos termes, n’est-il pas risqué à la veille d’une élection présidentielle, en vue de laquelle un certain nombre d’acteurs importants, notamment un ancien président de la République, ont fait des propositions lourdes de conséquences ? Comment des parlementaires tels que nous, qui défendons des positions équilibrées et raisonnables, peuvent-ils tenter de remettre de l’ordre ? Nous convenons tous qu’il faut prendre la question à bras-le-corps.

M. Pierre Ferracci. Notre pays hésite toujours entre deux modèles, l’un que l’on peut qualifier de « rhénan » ou de « scandinave » – pour éviter le terme « social-démocrate » qui lui donnerait une connotation trop politique – et l’autre qui est le modèle anglo-saxon. Le modèle rhénan donne plus de poids à la démocratie sociale, notamment aux partenaires syndicaux, dans la durée. Dans ce modèle, on ne craint pas d’avoir des syndicats forts, même si cela peut être un peu encombrant. Mais cette force de la démocratie sociale n’empêche pas le pouvoir politique de reprendre la main, pour le meilleur ou pour le pire, lorsque les partenaires sociaux échouent. Les lois Hartz sont un bon exemple à cet égard – je ne me lance pas dans un débat sur leur contenu. Le modèle anglo-saxon donne, quant à lui, plus de champ au marché au sens large, ce qui n’empêche d’ailleurs pas l’existence de syndicats parfois puissants, qui se remettent peut-être un peu plus en cause que les nôtres.

Il y a un choix de société à faire, et ce débat traverse la gauche comme la droite. Il s’agit de bâtir un équilibre entre démocratie sociale et démocratie politique. Pour ma part, j’ai toujours été partisan d’une hiérarchie entre les deux : le pouvoir appartient au peuple et donc, in fine, au Parlement. Je n’étais pas particulièrement favorable à l’inscription de la démocratie sociale dans la Constitution, car on n’a pas besoin de cela pour lui donner de la force et de la vigueur, et cela pouvait donner le sentiment qu’elle était placée sur un pied d’égalité avec la démocratie politique. En revanche, il faut, selon moi, la faire prospérer. Cela prend un peu de temps, car elle est aujourd’hui malade. Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT, a parlé de « fatigue démocratique ». J’ignore si cela s’appliquait à la démocratie politique, à la démocratie sociale ou au deux.

M. le rapporteur. Plutôt à la démocratie politique, d’après moi.

M. Pierre Ferracci. C’est possible, mais Laurent Berger sait bien que la démocratie sociale et le paritarisme sont, eux aussi, malades – la CFDT fait d’ailleurs une analyse assez lucide de l’état du paritarisme. En tout cas, je suis partisan de jouer la carte de la démocratie sociale plutôt que de mettre en cause les organisations syndicales et patronales et, plus largement, les corps intermédiaires.

Ces corps intermédiaires, y compris ceux avec lesquels je travaille régulièrement, peuvent être un peu agaçants, car ils sont conservateurs et ont peur du changement. Selon moi, il faut bouger face aux enjeux de mobilité. La mobilité peut être vécue de façon positive : c’est aussi l’élévation des compétences et des qualifications. Les jeunes ne sont pas désespérés quand on leur demande de changer de métier ; ils veulent simplement être accompagnés et rémunérés. À entendre certains, on a l’impression que toute forme de mobilité relève de la perversion, qu’elle est nécessairement synonyme de restructurations et de licenciements. Or l’absence de mobilité peut aussi signifier que l’on va rester longtemps au chômage. Du reste, on n’échappera pas à la mobilité. L’économie fonctionne aujourd’hui de manière beaucoup plus brutale et radicale. On voit venir certains changements, mais d’autres pas du tout : certains grands groupes ont connu une chute brutale, par exemple Nokia.

S’agissant des taxis, auxquels vous avez fait allusion, monsieur le président, il se trouve que j’ai fait partie de la commission Attali il y a quelques années. Nous aurions mieux fait d’écouter les propositions de cette commission, auxquelles j’adhérais globalement. Nous sommes d’ailleurs en train d’y venir, avec un rôle régulateur pour l’État. Les taxis ont défendu maladroitement leur rente. J’exerce moi-même une profession réglementée pour une partie de mes activités, et je vois bien que la tentation est souvent d’élever des barrières plutôt que de reconnaître que d’autres peuvent fournir une prestation de qualité équivalente. Cela dit, il ne faut pas non plus que la concurrence soit totalement débridée et déloyale. En l’espèce, on savait très bien qu’il y avait un problème de qualité de la prestation, mais aussi de prix par rapport à d’autres pays, et on aurait sans doute pu réguler les choses autrement. Aujourd’hui, je crains que la régulation ne soit brutale et radicale pour les taxis, qu’ils aient un peu de mal à s’y adapter.

Je reviens à votre question, monsieur le président. Je n’aime pas faire systématiquement référence aux modèles étrangers ou aux modèles politiques – pour ma part, je ne suis pas social-démocrate. En tout cas, je préfère un État fort et interventionniste, mais qui agit dans un périmètre clair – ainsi que je l’ai indiqué tout à l’heure à propos du paritarisme, il faut redéfinir le rôle de l’État – et dont l’action est incontestable aux yeux de nos concitoyens, à un État qui intervient un peu partout sans se donner les moyens d’être efficace. Les questions d’emploi et de formation sont un bon exemple : c’est un terrain sur lequel l’État devrait soit s’engager davantage et prendre véritablement le leadership – ainsi que l’évoquait M. le rapporteur tout à l’heure –, soit se retirer et laisser la place aux régions et aux partenaires sociaux.

Il n’y a rien de pire que de nager entre deux eaux ou de croire que l’on est plus intelligent que les autres et que l’on va inventer un système qui prendra le meilleur de chacun des deux modèles, anglo-saxon et scandinave. De temps en temps, il faut choisir, même si choisir, c’est renoncer. Ces modèles ont, l’un et l’autre, leur cohérence, et débouchent sur des solutions qui peuvent paraître satisfaisantes ou intéressantes en matière d’emploi. Cependant, le prix à payer n’est pas tout à fait le même : le chemin qui permet d’atteindre ces objectifs est sans doute moins difficile pour les salariés et, parfois, pour les entreprises dans un modèle que dans l’autre. Mais c’est un autre débat.

M. le président Arnaud Richard. Merci beaucoup, monsieur Ferracci. Votre réflexion nous sera très utile pour la suite de nos travaux.

La séance est levée à dix-neuf heures trente

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Présences en réunion

Réunion du mercredi 23 mars à 16 heures 15

Présents. – M. Jean-Marc Germain, M. Denys Robiliard, M. Gérard Sebaoun

Excusés. – M. David Comet, M. Pascal Demarthe, Mme Michèle Fournier-Armand, Mme Isabelle Le Callennec, Mme Véronique Massonneau, Mme Claudine Schmid