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Mission d’information sur le paritarisme

Jeudi 7 avril 2016

Séance de 10 heures

Compte rendu n° 18

Présidence de M. Arnaud Richard, Président, puis de M. Jean-Marc Germain rapporteur, puis de M. Arnaud Richard, Président

– Audition, ouverte à la presse, de M. Yves Struillou, directeur général du travail

– Audition, ouverte à la presse, de M. Laurent Duclos, docteur en sociologie, associé à l’IDHES (Institutions et dynamiques historiques de l'économie et de la société) ; adjoint au chef du département de la synthèse de la Délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle (DGEFP)

– Audition, ouverte à la presse, de Mes Jacques Barthélémy et Michel Henry, avocats

– Présences en réunion

MISSION D’INFORMATION SUR LE PARITARISME

Jeudi 7 avril 2016

La séance est ouverte à dix heures.

——fpfp——

(Présidence de M. Arnaud Richard, président de la mission d’information)

La mission d’information sur le paritarisme procède à l’audition de M. Yves Struillou, directeur général du travail.

M. le président Arnaud Richard. Nous entendons, ce matin, M. Yves Struillou, directeur général du travail depuis le mois de mars 2014. Il est accompagné de Mme Florence Renon et de M. Aymeric Morin.

Monsieur le directeur général, nombre de nos collègues sont malheureusement retenus en ce moment même par la discussion, en commission des affaires sociales, des amendements au projet de loi dit « El Khomri ». Nous avons souhaité que vous vous exprimiez devant nous sur un certain nombre de sujets. De quelle façon la direction générale du travail voit-elle le paysage du paritarisme et son évolution ? Que pensez-vous de l’équilibre entre les acteurs du système paritaire, notamment de la place de l’État dans la gouvernance des organismes paritaires ? Qu’en est-il des perspectives d’évolution vers des gouvernances tripartites ou quadripartites ou, au contraire, vers un paritarisme strict dont les décisions seraient soumises à agrément de l’État ? Nous serions également heureux que vous nous fassiez part de vos réflexions sur la gouvernance de la sécurité sociale, et sur l’émergence des formes « ubérisées » de travail, leur régulation, et leur intégration au modèle social français au travers du paritarisme.

M. Yves Struillou, directeur général du travail. Monsieur le président, parce qu’une partie des troupes de la direction générale du travail est, elle aussi, mobilisée pour l’examen en commission du projet de loi sur la réforme du droit du travail, je me présente devant vous accompagné d’une équipe qui, pour être réduite n’en est pas moins de valeur. Mme Florence Renon est chargée du bureau CT1 de la sous-direction des conditions de travail. Son portefeuille comprend le suivi et l’animation des acteurs de la santé au travail. M. Aymeric Morin est chargé du bureau RT2, qui gère les relations individuelles et collectives au travail. Il saura répondre aux questions qui m’auront laissé coi, car son portefeuille comprend tout ce qui concerne les mesures d’appréciation de la représentativité syndicale et patronale, l’organisation de la mesure de l’audience des organisations syndicales dans le BTPE qui aura lieu à la fin de l’année, la législation relative aux institutions représentatives du personnel et le suivi de la négociation collective – il coordonne chaque année le bilan de cette négociation. Comme cela ne semble pas suffire, il suit également le pacte de responsabilité.

Pour répondre à vos questions, je commencerai par définir le sujet dont vous traitez du point de vue de la direction générale du travail, sachant que nous ne sommes pas chargés du paritarisme au sein de la sécurité sociale.

De notre point de vue, le paritarisme a toujours eu un visage hybride. Les juristes le définissent de manière très stricte en ne prenant en considération qu’un seul critère : l’absence de l’État. Pour nous, il ne s’agit que d’un cas de figure parmi d’autres. Nous estimons en effet que, selon les institutions concernées, le paritarisme s’accompagne toujours d’une présence modulée de la puissance publique. Elle peut intervenir en amont, pour définir la règle du jeu, ou en aval, comme lors de la procédure d’extension des accords collectifs, y compris lorsqu’ils ont été négociés dans un cadre paritaire en son absence. Parfois, il se peut aussi que l’État soit appelé à la rescousse par les organisations syndicales et professionnelles, au cœur même du processus de négociation. La négociation de branche en fournit l’exemple le plus caractéristique : les organisations syndicales et patronales peuvent être toutes deux d’accord pour faire appel à l’État, ce qui donne lieu à la mise en place de commissions mixtes paritaires qui comprennent un agent de l’État – le plus souvent un agent de l’inspection du travail ou de l’inspection générale du travail. Ce dernier assume une fonction singulière : il n’intervient ni en tant que vérificateur ni comme juge, il apporte un appui au dialogue social. Sa position illustre bien la nature hybride du paritarisme. On a connu des présidents de commission mixte qui tenaient fermement la baguette – il a fallu qu’un membre du corps de l’inspection du travail s’investisse pendant dix ans pour négocier la convention collective nationale des hôtels, cafés et restaurants. On connaît d’autres cas où le président de la commission mixte, appelé parce qu’une difficulté se présentait, s’est retiré après avoir permis au fil du dialogue de se renouer.

Nous avons donc une vision à la fois pragmatique et large du paritarisme. Il n’y a pas de réponse univoque à vos questions, car nous ne sommes pas dans un système binaire dans lequel il faudrait choisir entre le tout paritarisme et le tout étatique. Le paritarisme sous toutes ses formes a des fonctions de production de la norme, des fonctions de gestion, et des fonctions d’action et de recherche. Au regard de ces trois fonctions, le rôle de l’État n’est pas nécessairement identique.

Dans le cadre du paritarisme de production normative, l’intervention des partenaires sociaux peut se concevoir de manière totalement autonome par rapport à l’État, même si elle est parfois régulée sous des formes diverses par l’intervention de celui-ci. Au niveau national et interprofessionnel, nous pouvons considérer que l’article L.1 du code du travail constitue le fondement législatif d’une forme de coproduction et de paritarisme. Si la mécanique est respectée, les partenaires sociaux consultés prennent la main et concluent un accord. Suivant la forme de ce dernier, le rôle de l’État peut être plus ou moins étendu. Un accord peut impliquer une modification législative, ce qui renvoie à la question de l’articulation entre démocratie sociale et démocratie participative. Un accord interprofessionnel peut également n’appeler comme première mesure, de la part des pouvoirs publics, qu’un arrêté d’extension pris par le ministre du travail. Le rôle technique et juridique de l’État revient alors avant tout à apprécier la validité des clauses de l’accord. En effet, conformément à la jurisprudence du Conseil d’État, le ministre ne peut pas étendre un accord qui comporterait des clauses illicites.

Dans le cadre du principe de la liberté contractuelle, les branches peuvent parfaitement négocier sans faire appel à l’administration que ce soit dans le cours du processus ou à son issue. Un accord peut parfaitement s’appliquer exclusivement aux employeurs des organisations patronales signataires. La force de ce paritarisme de production normative au niveau des branches constitue une particularité française : il débouche le plus souvent sur une demande conjointe des organisations syndicales et professionnelles, adressée à la direction générale du travail, visant à étendre l’accord collectif. Le rôle de l’administration consiste alors d’abord à vérifier la licéité des clauses, car, en cas d’extension d’un accord comportant une clause illicite, l’accord serait annulé en tout ou partie par le Conseil d’État compétent en premier et dernier ressort. Le Conseil d’État a aussi reconnu à l’administration la faculté de refuser l’extension d’un accord pour un motif d’intérêt général – je pense à une décision de la haute juridiction administrative qui avait approuvé le choix du ministre du travail de ne pas étendre un accord comportant des mesures d’âge.

Au niveau de l’entreprise ou de l’établissement n’avons-nous pas aussi affaire à une forme de paritarisme ? Certes l’employeur est « seul » face à la diversité des organisations syndicales reconnues comme représentatives, mais les représentants du capital, des entreprises en tant qu’employeurs, et des représentants de la communauté de travail se mettent bien d’accord pour produire de la norme.

Malgré le contexte économique défavorable, notre pays reste caractérisé par une grande vitalité de la négociation collective, qu’elle ait lieu au niveau des branches ou des entreprises. Des « effets de bascule » se produisent en période difficile : parce que les négociations salariales sont tendues, il est sans doute plus facile de négocier, par exemple, sur la protection complémentaire qui devient un volet de la rémunération salariale au sens large. Les chiffres sont parlants : en moyenne, actuellement, 30 000 accords d’entreprise sont conclus tous les ans, alors que j’ai connu, dans les années 1980, une situation dans laquelle le nombre d’accords d’entreprises en flux était inférieur au nombre d’accords de branche. Aujourd’hui, tous les ans, environ 900 accords de branche font l’objet d’une extension.

Faut-il modifier les équilibres ? Si on le fait, ce doit être, à mon avis, avec prudence. Prenons le cas des négociations de branche. D’une part, il me paraît sain que l’État intervienne, sous le contrôle du juge, pour signaler aux acteurs sociaux une clause illicite et renforcer en conséquence la sécurité juridique de la norme. La puissance publique doit donc conserver un rôle de régulateur en amont ; c’est l’intérêt de tous. D’autre part, l’administration doit conserver la possibilité d’invoquer un motif d’intérêt général pour refuser l’extension d’un accord. En fonction de la situation de chaque branche, l’administration pourrait estimer que l’extension n’est pertinente ni économiquement ni socialement – question qui renvoie au chantier de la restructuration des branches.

Le paritarisme de production normative fonctionne. Il repose sur des équilibres très subtils qui ne doivent être modifiés qu’avec précaution. Je pense notamment au rôle que jouent les présidents de commission mixte paritaire : je suis certain que les négociations menées lors des cinq cents réunions qui se tiennent tous les ans à la direction générale du travail pâtiraient de leur absence. Parmi les négociations en cours qui appellent une intervention constante de l’administration, on peut citer l’exemple du secteur de la distribution directe.

Il existe aussi un paritarisme de gestion. Je citerai deux de ses formes dans le champ de la direction général du travail. Sans parler du paritarisme des branches de la sécurité sociale, nous avons déjà affaire à un kaléidoscope.

La loi du 5 mars 2014 relative à la formation professionnelle, à l’emploi et à la démocratie sociale a créé le fonds paritaire destiné au financement des organisations syndicales et patronales. Elles le gèrent elles-mêmes de façon véritablement paritaire. Il s’agit d’une véritable avancée en matière de transparence, de légitimité, et donc de viabilité du paritarisme.

Les travaux conduits dans le cadre du Haut conseil au dialogue social relèvent aussi sans doute du paritarisme de gestion. Son groupe de suivi étudie de façon extrêmement fine le système de mesure de l’audience et de la représentativité syndicale (MARS) et les règles, à définir, de la représentativité patronale. Cette cogestion ne nous gêne pas : il est normal que les personnes morales dont on mesure la représentativité aient leur mot à dire. Cela assure aussi la transparence du mécanisme qui permettra, en avril prochain, de donner les chiffres de la représentativité nationale des organisations syndicales et des organisations patronales. Les personnes intéressées doivent être persuadées qu’elles n’ont pas affaire à une « boîte noire », et que l’administration n’agit pas de façon discrétionnaire. Ce que mon prédécesseur, M. Jean-Denis Combrexelle, appelait la « salle des machines » doit travailler sous le feu des projecteurs. Chacun doit être certain que les chiffres ne sont pas trafiqués. C’est fondamental, car s’il n’y a pas de confiance, tout le dispositif issu de la loi du 20 août 2008 portant rénovation de la démocratie sociale et réforme du temps de travail pourrait s’effondrer. Il s’agit d’un pilier essentiel du paritarisme : sans mesure de représentativité, le système ne tient plus.

Le premier cycle de mesure de la représentativité syndicale a servi de test de robustesse. Des recours de certaines organisations syndicales devant la cour administrative d’appel de Paris puis devant le Conseil d’État, relatifs à l’arrêté fixant la liste des organisations représentatives au niveau national et interprofessionnel, ont témoigné de la vitalité démocratique de notre pays. La lecture de la décision du Conseil d’État montre que s’il y a pu y avoir des erreurs dans les décomptes, les données, qui ont une importance politique, sociale et financière certaine, ne sont pas contestées sur le fond. La robustesse des chiffres et la transparence garantissent que la mécanique n’est pas susceptible de critiques : on ne peut pas soupçonner l’administration ou le pouvoir politique d’avoir voulu privilégier telle ou telle organisation. Le dispositif offre aussi des garanties de confidentialité. En tant que directeur général du travail, je ne peux pas connaître les données du deuxième cycle. Si le ministre me les demandait, je serai tenu de refuser de les divulguer, ce que je ferais d’autant plus facilement que je ne les connais pas.

Un troisième paritarisme concerne l’action et la recherche. Il s’est plus précisément développé dans le cadre de la santé au travail. À la fin du mois de janvier dernier, vous avez entendu Mme Bénédicte Legrand-Jung, sous-directrice des conditions de travail, de la santé et de la sécurité au travail : elle vous a présenté les règles du paritarisme dans les services, de santé au travail. Les bataillons des acteurs de la prévention se trouvent dans ces services, dont la gestion a évolué pour devenir paritaire. Le paritarisme d’action, c’est également celui de l’Organisme professionnel de prévention du bâtiment et des travaux publics (OPPBTP) qui a pour objectif, depuis les lendemains de la Seconde guerre mondiale, de favoriser la culture de prévention dans le secteur du BTP.

En matière d’action et de recherche, il faut encore citer l’Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS), qui est principalement financé par la branche accidents du travail-maladies professionnelles (AT-MP) de la sécurité sociale. Je n’oublie pas notre « petit » opérateur : l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (ANACT). Petit par son budget et par sa taille, cet établissement public administratif, présidé alternativement par le représentant d’une organisation professionnelle et par celui d’une organisation syndicale, est un important levier de l’action du ministère en matière de conditions de travail. La direction générale du travail joue auprès de l’ANACT un rôle plus important qu’auprès du fonds.

En matière de santé au travail, les pouvoirs publics ont deux fonctions principales. La première est une fonction régalienne classique d’élaboration de la norme. Dans le cadre de l’application de la jurisprudence dite « amiante » du Conseil d’État, il s’agit d’une mission exigeante qui consiste à suivre l’évolution des risques, et à s’assurer de l’effectivité de la norme qui doit être en permanence adaptée. Nous avons aussi la responsabilité d’animer le réseau des acteurs en matière de prévention. C’est tout l’enjeu du nouveau plan Santé au travail élaboré à partir des recommandations du groupe permanent d’orientation (GPO) du conseil d’orientation sur les conditions de travail (COCT). Les organisations syndicales et les organisations professionnelles sont représentées au sein du GPO où siègent la sous-directrice des conditions de travail et un secrétaire, membre de l’IGAS. L’État y joue un rôle de facilitateur. Cette organisation me semble être à l’image d’un paritarisme qui fonctionne bien, tout en étant modulé par un appui de l’État. Sur des sujets aussi délicats, dans la période actuelle, que le maintien en emploi ou la réforme des services de santé au travail, la discussion a permis de dégager un diagnostic et des lignes de force pour une réforme, que l’on retrouve dans le plan Santé au travail ou, par exemple, dans le projet de loi sur la réforme du droit du travail. Nous sommes persuadés que nous ne progresserons en matière de santé au travail qu’en impliquant les organisations patronales et syndicales. Nous parviendrons alors à franchir une marche qui doit encore l’être en matière d’évaluation des risques professionnels et de prise de conscience de leur existence. Un seul chiffre suffit pour dire l’ampleur du problème : on compte 150 morts par an dans le bâtiment.

L’État a des modes d’intervention propres à chacune des modalités du paritarisme que je vous ai présentées. « Normer » cette intervention pourrait remettre en cause la viabilité même du paritarisme.

Quelles sont les conditions pour que le mode de régulation des relations collectives qui s’est bâti en France au fil des années puisse perdurer ? On peut apporter plusieurs éléments de réponse qui tiennent à la légitimité du système et à son efficacité.

Depuis 2008, une interaction entre le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et les partenaires sociaux a permis d’entreprendre des réformes majeures qui s’étalent sur dix ans, et qui concernent notamment la représentativité des organisations syndicales.

Les mécanismes permettant de déterminer les paramètres de la légitimité des organisations patronales restent un sujet de débat. La question, particulièrement sensible, de la transparence du financement a été abordée pour la première fois. Il est essentiel, car si cette transparence n’est pas assurée, la légitimité des acteurs est mise en cause. Sur ce sujet, les réformes en cours ont permis de mettre en place un socle qui assure une pérennité du paritarisme grâce à des mécanismes qui en assure la légitimité.

Qu’en est-il de l’efficacité du paritarisme ? Les acteurs jouent parfois un jeu consistant à ne pas trouver d’accord parce qu’ils savent que l’État interviendra, et qu’il subira ultérieurement toutes les critiques. Lorsqu’un processus de négociation de l’article L.1 ne débouche pas, les pouvoirs publics peuvent estimer qu’il est nécessaire qu’ils interviennent. Ce mécanisme supplétif d’intervention de l’État existe aussi pour l’assurance chômage – il a été, par exemple, mis en œuvre en 1982. Le choix stratégique qu’a fait la France d’un mode de régulation collectif de nos mutations économiques impose que le paritarisme réussisse. Si ce n’était pas le cas, ce choix stratégique serait remis en cause, quelles que soient les majorités politiques en place. Paradoxalement, le paritarisme a toujours besoin pour fonctionner de l’intervention modulée et pertinente de la puissance publique.

M. Jean-Marc Germain, rapporteur. La portée de l’article L.1 du code du travail est évidente pour ce qui concerne les mesures de nature réglementaire, mais qu’en est-il s’agissant de dispositifs législatifs ? Le Conseil constitutionnel censurerait-il un article auquel la procédure prévue à l’article L.1 n’aurait pas été appliquée ? D’autres juges peuvent aussi se prononcer : la sécurité juridique d’un tel dispositif est-elle assurée ? Une évolution constitutionnelle vous semble-t-elle nécessaire ?

En évoquant la légitimité, vous n’avez pas parlé des transformations économiques de notre pays. Les situations sont aujourd’hui à la fois plus éclatées et plus complexes qu’à l’époque où des entreprises de grande taille, caractérisées par des productions homogènes, relevant en conséquence d’une seule branche, étaient protégées par les frontières nationales. Une recentralisation, qui consisterait à accorder davantage de place au code du travail et à la négociation interprofessionnelle plutôt qu’à la négociation de branche ou à la négociation contractuelle, n’est-elle pas nécessaire ?

Alors que les parcours des individus sont plus fractionnés et que les acteurs se multiplient sur tous les aspects, comme le chômage, la formation, les retraites et bien d’autres sujets encore, que pensez-vous de l’idée d’une sécurisation des parcours professionnels ?

La direction générale du travail a-t-elle mesuré l’ampleur du phénomène d’« uberisation », par exemple en termes d’heures de travail effectuées sous des statuts qui ne relèvent ni du salariat ni de l’entrepreneuriat ? Menez-vous des actions en requalification ? Quelles réflexions vous inspire ce modèle ? Comment permettre que les « travailleurs » des secteurs concernés soient représentés et présents dans les négociations collectives – de façon générale, ils ne peuvent pas intégrer les organisations de salariés ?

Considérez-vous que la cogestion à la française progresse dans les textes et dans les faits ? Dans la loi, les choses vont dans le bon sens. Je pense à la présence des salariés au conseil d’administration, à l’extension des négociations obligatoires, à l’obligation de négocier sur les emplois précaires ou la sous-traitance, ou au dialogue économique structuré.

Quelle place prend le paritarisme en France par rapport à celle qu’il occupe dans d’autres pays ? Ai-je à juste titre le sentiment qu’elle est extrêmement grande ?

M. Yves Struillou. Je peux dire avec certitude que le Conseil d’État s’assure que le Gouvernement respecte les dispositions de l’article L.1 dans les textes de nature législative et réglementaire dont il est saisi. Il appartiendra au Conseil constitutionnel de déterminer la place qu’il entend leur donner. Je note que les règlements des assemblées ont été modifiés pour compléter un dispositif qui ne concernait pas les textes d’initiative parlementaire, et introduire un mécanisme ad hoc.

Les transformations économiques que vous évoquez remettent sur la table de vieilles questions. Nous sommes toujours dans une articulation entre le vieux et le neuf. Derrière l’innovation se posent des problèmes relatifs au statut du travailleur, au sens général du terme « statut » – celui qu’utilisait Karl Polanyi. Les mutations économiques percutent ce statut fondé sur l’acquisition progressive de droits. Prenons l’exemple de la durée du travail. L’horaire collectif tel qu’il s’est cristallisé en 1936 a un double objet : il protège le salarié – au-delà de l’horaire, le salarié n’est plus à la disposition de l’employeur –, mais il a aussi une vocation disciplinaire – le salarié doit être au travail à l’heure prévue, ce qui est essentiel dans le cas d’une production en série.

Dans son ouvrage La Gouvernance par les nombres, M. Alain Supiot montre bien que la période actuelle se caractérise à la fois par davantage d’allégeance et davantage d’autonomie. Chacun de mes collaborateurs est doté d’un outil numérique qui me permet de les joindre à toute heure, par exemple lorsque je dois travailler sur des amendements parlementaires en plein milieu de la nuit. Cet outil leur permet aussi sans doute de consulter parfois leurs e-mails personnels sur leur lieu de travail. Le numérique rend également possible un travail en réseau sans contrôle de la hiérarchie. De façon globale, il a transformé la diffusion de l’information, donc l’organisation hiérarchique. Auparavant, le directeur général du travail était censé tout savoir d’un conflit ou d’un débat dans son secteur de compétence ; aujourd’hui, le moindre mouvement a un retentissement national dans des délais extrêmement brefs.

Nous sommes confrontés à un défi : il nous faut définir un statut effectif du travailleur non salarié mais économiquement dépendant. Ce statut doit véritablement s’appliquer si nous voulons donner à nos concitoyens les garanties indispensables pour qu’ils puissent mener une vie personnelle et professionnelle autonome, et éviter que l’autonomie de l’individu, valeur cardinale de nos sociétés, ne régresse. Quel outil utiliser ? À mon sens, il faudrait articuler les différents niveaux du paritarisme de gestion. Certains sujets, comme la sécurisation des parcours professionnels, relèvent nécessairement de l’interprofession et du niveau national, d’autres, comme la santé au travail ou l’action sur les conditions de travail, ne peuvent se réguler qu’au niveau de l’entreprise ou de l’établissement. L’action sur les conditions de travail passe par le nécessaire équilibre entre coopération et compétition, pour reprendre les termes d’Alain Supiot. Il est cardinal pour les salariés que les horaires et la charge de travail soient déterminés avec une certaine prévisibilité afin qu’ils puissent s’organiser. Je ne crois pas que la régulation fine des délais de prévenance ou des jours de réduction du temps de travail (JRTT) puisse relever de la branche ou du niveau national. Ces derniers peuvent en revanche définir des normes juridiques concernant le forfait-jour ou les garanties fondamentales. Mais comment apprécier, par exemple, le respect des repos quotidiens et hebdomadaires avec les outils numériques actuels ? Sur ce plan, vous avez parfaitement raison, monsieur le rapporteur, les choses ont complètement changé.

Je constate également, à titre personnel, que le salarié aspire à l’autonomie dans l’organisation de son travail : il souhaite ne plus avoir à se justifier de telle ou telle absence. Revenons à l’exemple du repos quotidien : il est organisé à partir d’une norme européenne et de dérogations fondées sur un modèle industriel, que les outils numériques viennent profondément perturber. Peut-on interdire l’utilisation des tablettes professionnelles à partir de vingt heures ? Certains travailleurs vont considérer que je les empêche d’articuler correctement leur vie professionnelle et leur vie personnelle. Il faut trouver le bon niveau de régulation pour qu’elle soit effective, donc efficace, et cette régulation peut se situer au niveau de l’entreprise. Si les garanties ne sont pas effectives dans l’entreprise, quelles que soient les garanties prises au niveau de la branche ou de l’interprofession, des drames se produiront, comme ceux de la dernière décennie, avec des suicides au travail liés à l’absence d’indicateurs et de processus de régulation à ce niveau. Le centre de gravité du paritarisme n’est pas le même selon les sujets abordés. Il faut articuler les niveaux d’intervention pour obtenir la meilleure régulation possible.

Vous avez aussi à juste titre parlé d’éclatement : il n’y a plus d’unité de lieu, de temps et de production comme autrefois. Les organisations syndicales doivent relever le défi consistant à reconstituer des collectifs. De ce point de vue, le numérique, qui participe à l’éclatement, peut aussi servir à fédérer grâce à la rapidité avec laquelle l’information se diffuse.

Je ne dispose pas des ressources qui me permettraient une mesure quantitative fine des heures travaillées dans les activités « uberisées ». Nous assurons cependant une veille sur tout le territoire grâce aux services déconcentrés, et les services de l’inspection du travail ont été mobilisés lors de la crise liée à l’entreprise Uber. La requalification d’un statut d’« indépendant » vers celui de « salarié » relève de la compétence du juge judiciaire – elle peut toutefois avoir pour origine l’intervention de nos services.

Nous travaillons à un état des lieux d’une économie caractérisée par la plasticité et la rapidité, la chose n’est donc pas simple. Les services de l’inspection nous informent de ses effets sur l’emploi. Je pense à l’exemple des loueurs de barques et de voiliers du bassin d’Arcachon : la filière a disparu en un an lorsque les ostréiculteurs ont pu facilement proposer de louer leurs propres embarcations à des prix défiant toute concurrence grâce à une plateforme numérique.

Les travailleurs de ces secteurs sont-ils des salariés ? Parfois, j’avoue que je ne sais pas répondre. Quid de l’étudiant qui prend son vélo à dix-huit heures pour livrer des repas grâce à une plateforme numérique qui met en relation des clients et des restaurants ? Imaginons qu’il ait un accident : qui assurera sa protection sociale ? Le régime général jouera son rôle, ce qui pose tout de même un problème car l’accident a eu lieu dans le cadre d’une activité privée lucrative qui a des externalités positives – le client est satisfait, le chiffre d’affaires du restaurateur augmente… –, mais également des externalités négatives. Nous retrouvons le vieux débat relatif aux risques professionnels. Quelle que soit l’activité des uns ou des autres, il y a bien une activité professionnelle qui est source de revenus pour l’entreprise et pour le travailleur, et qui engendre des externalités négatives comme celles liées aux risques professionnels. Qui financera ces externalités ? Paradoxalement, le numérique permet aussi une traçabilité quasi parfaite des activités en question. Ce financement relève finalement d’un choix politique.

Il est toujours difficile d’apprécier quantitativement l’impact des dispositions législatives. Il est trop tôt pour que nous disposions d’informations sur la représentation des salariés dans les conseils d’administration. En revanche, nous avons des retours qualitatifs concernant la mise en place de la base de données économiques et sociales et la consultation sur les orientations stratégiques. Nous constatons qu’il existe deux types de situation : soit rien n’a vraiment changé – un classeur comportant des données économiques et sociales est disponible une heure et demie dans la semaine dans un bureau du service du personnel et la consultation n’a pas lieu –, soit cette consultation a un véritable contenu, y compris lorsqu’elle s’écarte des modalités prévues dans la loi. Certains groupes ont par exemple décidé qu’elle aurait lieu au niveau global, ce qui est pertinent, alors que la loi prévoit qu’elle se déroule au niveau de l’entreprise. L’évolution et l’effectivité du dialogue social dépendent d’une part de la situation de départ, très inégale selon les entreprises, d’autre part, de la volonté partagée des acteurs. Le projet de loi relatif au droit du travail ouvre une porte pour situer la consultation sur les orientations stratégiques au bon niveau – il est inutile d’en discuter au niveau de l’entreprise si elles sont définies ailleurs.

J’aurais du mal à établir une comparaison sérieuse en matière de paritarisme avec tous les pays de l’Union européenne, mais la France se singularise tout de même par son modèle de régulation collective.

M. le président Arnaud Richard. Appelons un chat un chat : l’article L.1 est le fruit des difficultés qu’a rencontrées la majorité précédente avec le contrat première embauche (CPE). Il faut que ce dispositif vive. L’approche du Conseil d’État participe du respect à accorder au paritarisme.

M. le rapporteur. Nous comprenons intellectuellement votre raisonnement relatif à l’articulation entre la négociation interprofessionnelle et la négociation locale. Il est sans doute parfaitement adapté aux grandes entreprises, dans des secteurs en bonne santé économique, disposant d’une forte représentation de leur personnel ; il l’est moins dans 99 % des entreprises où, étant donné la réalité du marché du travail, on n’est pas libre de négocier ses conditions de travail ou de refuser d’utiliser une tablette numérique après vingt heures. Votre analyse sur l’autonomie me paraît très juste, mais je perçois toute la difficulté que peut soulever l’illusion d’une négociation au plus près du terrain. C’est la raison pour laquelle il faut sans doute inventer des formes de régulations collectives qui permettent de concilier ces deux aspects.

M. le président Arnaud Richard. Monsieur le directeur général, pour revenir à votre exemple de l’étudiant livreur à vélo qui a malheureusement eu un accident, la puissance publique doit-elle l’aider à prouver qu’il s’agit d’un accident du travail, ou faut-il l’exhorter à rejoindre une organisation syndicale ? Les choses sont déjà compliquées ; elles le seront encore plus avec les chauffeurs Uber.

M. Yves Struillou. Nous pouvons faire neuf avec du vieux. La loi de 1898 a introduit la notion de présomption de lien entre l’activité professionnelle et l’accident. Dès lors que nous avons une parfaite traçabilité, je ne vois pas pourquoi le travailleur économiquement dépendant ne bénéficierait pas de cette présomption.

Monsieur le rapporteur, vous parlez de « l’illusion » d’une négociation. Je ne sous-estime pas le poids du chômage, mais notre réalité sociale est faite d’une très grande diversité d’entreprises, même parmi celles qui sont confrontées à des difficultés. Il existe toujours des marges de manœuvre – je partage sur ce point la conviction de l’ANACT. Des expériences montrent qu’elles existent, et qu’une régulation au niveau local est nécessaire – je pense à l’expérience menée par M. Yves Clot dans l’usine Renault de Flins. La norme élaborée au niveau supérieur risque de ne pas être appliquée, ce qui ne signifie pas que la régulation doit se faire exclusivement au niveau de l’entreprise. Il faut par exemple affirmer un principe moderne et général du droit à la déconnexion, mais les modalités de mise en œuvre seraient extrêmement difficiles à définir au niveau national. Elles pourraient être discutées au niveau de la branche, notamment pour les entreprises qui n’ont pas de représentation syndicale. Dans les entreprises en difficulté, il existe aussi un espace pour la négociation, même s’il est plus difficile à trouver. Pour faire le lien avec vos propos sur les orientations stratégiques, soit la flexibilité est unilatérale, soit elle est négociée au niveau qui paraît le plus approprié. Il faut créer les conditions de la confiance.

Je tenais pour conclure à évoquer l’effet international de l’article L.1. L’Organisation internationale du travail y est sensible : elle prend en considération le fait que la réforme est issue du dialogue.

M. le rapporteur. Selon vous, une disposition législative, qui porterait par exemple sur le licenciement, pourrait-elle être censurée par le Conseil constitutionnel sur le fondement de l’article L.1 ?

M. Yves Struillou. Mon devoir de réserve m’impose de laisser le Conseil constitutionnel vous apporter sa propre réponse.

M. le président Arnaud Richard. Vous nous laissez donc avec quelques inquiétudes. Monsieur le directeur général, nous vous remercions.

*

Puis la mission entend M. Laurent Duclos, docteur en sociologie, associé à l’IDHES (Institutions et dynamiques historiques de l'économie et de la société), adjoint au chef du département de la synthèse de la Délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle (DGEFP).

(M. Jean-Marc Germain remplace M. Arnaud Richard à la présidence)

M. Jean-Marc Germain, rapporteur, président. Mes chers collègues, nous accueillons aujourd’hui M. Laurent Duclos, sociologue du droit du travail, spécialiste du paritarisme, et adjoint au chef du département de la synthèse de la Délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle (DGEFP). Notre mission d’information s’intéresse au paritarisme afin d’établir un état des lieux, d’envisager des perspectives d’évolution, mais aussi de s’interroger sur sa légitimité et son efficacité.

Notre réflexion a récemment porté sur l’opportunité d’une refonte de l’architecture du système afin de prendre en compte la diversité des parcours professionnels — ce qui va trouver une traduction législative dans le compte personnel d’activité (CPA), et ne manquera pas de concerner l’organisation du paritarisme —, et l’économie collaborative, dans le cadre des changements induits par l’avènement du numérique et souvent désignés sous le néologisme d’« uberisation ». S’agit-il d’un phénomène temporaire ou d’une remise en cause fondamentale de nos pratiques, notamment celles du paritarisme tel qu’il existe aujourd’hui dans ses capacités de financement et de protection des travailleurs ?

M. Laurent Duclos, adjoint au chef du département de la synthèse de la Délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle. Mon propos sera plus rétrospectif que prospectif ; j’espère toutefois pouvoir, in fine, apporter quelques réponses à vos interrogations.

Le paritarisme est né avec la généralisation du salariat, que des évolutions sont susceptibles de modifier. La question est de définir le paritarisme d’institution, établi dans l’intention de structurer le rapport entre le patron et l’ouvrier par l’organisation de leurs intérêts respectifs. Mais il s’agit aussi d’en associer la représentation à la production de biens collectifs et de règles établies dans l’intérêt général. Antérieurement, cette dernière référence n’apparaissait pas clairement, car un certain nombre d’acteurs associés à la vie paritaire ne la reconnaissaient pas nécessairement.

Le paritarisme est plutôt généralisé dans l’État-providence contemporain. Il est aussi présent au sein des organes professionnels issus des conventions collectives et, historiquement, on le rencontre dans quelques entreprises du secteur public, telles la SNCF et EDF.

L’invention du paritarisme a toujours été associée à ce que les politologues appellent un « impératif de gouvernabilité ». Quel est, au départ, le pari politique sous-tendu par cette invention ? Il s’agit de chercher à solidariser les représentants des intérêts sociaux avec des programmes institutionnels, de les y intéresser, et de mettre ces intérêts sociaux organisés au service d’une idée.

Les débats et actions ayant porté sur la formation professionnelle ainsi que sur le projet de « Nouvelle Société » de Jacques Chaban-Delmas et Jacques Delors ont constitué, à mes yeux, l’un des derniers grands moments du paritarisme d’institution et, dans une moindre mesure, d’industrie. Il convient de ne pas le confondre avec d’autres formes de représentation ou de partenariat social institutionnalisées plus tardivement, tel le partenariat social dont l’accord du 21 février 1968 sur le chômage partiel pourrait constituer l’acte de naissance, et qui a créé une nouvelle sphère de relations entre ce que, depuis cette date, on appelle les partenaires sociaux et l’État.

Il faudra attendre la loi du 31 janvier 2007 de modernisation du dialogue social, créatrice de l’article L. 1 du code du travail, pour que la procédure dite de « loi négociée » — expression née à l’époque de Jacques Delors — s’institue et permette à ce partenariat social institutionnalisé de bénéficier d’une garantie extérieure. L’institution des allocations familiales illustre bien l’intérêt qu’il y a à solidariser les partenaires sociaux ; avant-guerre, il s’agissait surtout d’une institution patronale à laquelle certaines organisations syndicales, dont la CGT, étaient défavorables, considérant que ces allocations pouvaient constituer un moyen de pression sur les salaires directs. Après-guerre, il a été constaté, particulièrement à Paris, que la part de ces allocations dans le revenu ouvrier était passée de 15 % dans les années 1930 à un peu plus de la moitié dans les années 1950. La CGT, par exemple, est désormais très solidaire de cette institution qui a participé à l’homogénéisation des conditions d’emploi avant que des grilles de salaire n’apparaissent, précédant la mensualisation du versement des paies.

La mission du paritarisme était d’aller chercher les acteurs sociaux pour les solidariser avec les institutions de l’État social. Il met en présence des intérêts potentiellement antagonistes afin de les forcer à coopérer sur quelques grandes lignes : historiquement — et cela me semble redevenir au goût du jour — il s’agit d’une régulation du social par le politique, mais aussi d’une régulation de l’économique par le social. La situation a changé au cours des trente dernières années : auparavant, le social égalait le national et l’économique était la sphère subordonnée, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui.

L’idée paritaire n’est pas apparue toute faite : son introduction dans le droit positif peut être fixée au décret du 17 mai 1848 sur l’organisation des conseils de prud’hommes. Ainsi, le procédé paritaire naît dans le champ du travail et pas dans celui de la protection sociale. À l’époque la fraternité entre patrons et ouvriers est proclamée sans vraiment que les moyens lui en soient donnés : c’est ce que j’ai appelé la « thèse du malentendu », car l’intention était de dénouer les malentendus entre les parties, thèse assez en vogue à l’époque au sein du patronat industriel chrétien.

De façon quelque peu autoritaire et maladroite, on a voulu procéder à l’intégration politique de la classe ouvrière, d’autres tentatives ayant échoué ; il fallait donner un contenu à ce que l’abbé Sieyès appelait l’« idéal d’adunation ». Quel est l’intérêt supérieur commun susceptible de rapprocher les parties ? L’intérêt national, caractéristique de la Grande Guerre, par exemple, ou des perspectives comme celle tracée par la doctrine sociale de l’Église, qui a constitué une importante référence pour aimanter cette solidarité entre patrons et ouvriers.

L’importation du paritarisme dans la sphère de la protection sociale est assez tardive, si l’on excepte la loi du 5 avril 1910 sur les retraites ouvrières et paysannes, au sujet de laquelle on parle de « patronage associé » : les patrons gouvernent et les représentants des ouvriers sont subordonnés.

On ne peut pas inventer le paritarisme sans un certain nombre d’inventions connexes — ce qu’a abondamment montré le XXe siècle —, comme le contrat de subordination, qui a pour rôle de matérialiser des intérêts divergents entre les parties, la notion d’ordre public social, ainsi que la détermination progressive d’un plan général de relations collectives du travail. Cette dernière emporte deux notions-clés : la notion d’intérêt, qui sera progressivement construite par la jurisprudence, et la notion de représentativité, qui fait encore débat aujourd’hui.

Cet édifice est extrêmement fragile, ce qui n’a pas empêché la multiplication des formes de gouvernement paritaire. Le paritarisme constitue une doctrine assez faible qui a fondé une pragmatique institutionnelle ; aujourd’hui, il s’impose à défaut de technologie politique alternative, ce qui le rapproche de l’expression anglaise ready-made solution. Lorsque l’on a quelque chose à instituer entre la société civile organisée et l’État, on fait appel au paritarisme.

Le paritarisme favorise la reconnaissance d’intérêts collectifs, qui divergent de l’intérêt général, ainsi qu’un partage de souveraineté — idée qui trouble en France — opéré par l’État au profit de ces intérêts. Il correspond à une façon de penser le gouvernement au moment où l’on passe de la conception d’un gouvernement des hommes sur un territoire donné à celle d’un gouvernement des choses pour une fin donnée, selon l’expression de l’un des inventeurs du droit public, Maurice Hauriou, qui évoquait le « gouvernement d’institution ». Or, gouverner consiste à diriger des institutions. On voit que discipliner la société revient à associer aux institutions que l’on va créer tous ceux qui sont susceptibles de s’opposer à l’État.

L’invention du paritarisme renvoie à une question très mal traitée en France — contrairement à certains pays dits néocorporatistes tels que l’Autriche, au modèle continental ou nordique, et aux Pays-Bas — qui est celle de l’incorporation collective des producteurs et de leurs représentants respectifs à la politique. Un autre inventeur du droit public, Léon Duguit, qui écrivait dans La Revue politique et parlementaire, a fait part de son hostilité à l’association des représentants salariés et patronaux aux travaux du Parlement.

Le paritarisme, en tant que doctrine, va procéder d’une sorte d’échange politique. Dans les années 1970, le politologue italien Alessandro Pizzorno a considéré que l’échange politique est un jeu dans lequel un acteur politique fort — l’État — donne des ressources à un acteur faible en cherchant à accroître la capacité de médiation de celui-ci, toujours susceptible de s’opposer à lui, et en jouant sur l’économie qui procure au fort les capacités du faible à agréger des soutiens et à produire du consentement. Il s’agit là d’un calcul ancien, car le paritarisme été inventé par les Allemands au XIXe siècle lorsque l’empereur Guillaume avait introduit dans le champ politique le paritarisme confessionnel, dont sait à quelle urgence sociale il avait à répondre à l’époque. En 1877, dans La Revue des Deux Mondes, Georges Valbert écrivait ces mots qui revêtent une certaine actualité : « La politique ecclésiastique qu’on y pratiquait s’appelait le paritarisme : c’était un système de respect également bienveillant pour tous les cultes ; le gouvernement les protégeait, les patronnait et leur demandait en retour de l’aider à combattre le radicalisme, la démagogie, les passions révolutionnaires. »

On voit bien qu’à la question sociale, qui s’origine dans le XIXe siècle, la technologie politique apporte des réponses de cette nature.

La question se pose : pourquoi n’y a-t-il pas de paritarisme dans l’entreprise ? Le juriste René Théry a été le premier théoricien du paritarisme de branche, après la promulgation de la loi du 11 février 1950 relative aux conventions collectives et aux procédures de règlement des conflits collectifs de travail. Avec beaucoup de pénétration, il a étudié l’une des premières conventions collectives, celle de l’industrie textile, en date du 1er février 1951. À cette occasion, il a observé que l’institution du paritarisme de branche se situant entre la profession et l’entreprise, elle avait un intérêt pour le patronat qui, selon cet auteur, a conscience que : « En se ralliant à un paritarisme dont les instances sont extérieures à l’entreprise, il n’exposait inéluctablement aucune de ses prérogatives essentielles à un surcroît de contestation. » Voilà une institution qui va se révéler très pratique pour le patronat — j’évoquais tout à l’heure les réticences de la CGT au sujet des allocations — en lui permettant d’installer des organes de gouvernement au niveau de la profession et de s’affranchir de la nécessité d’accueillir l’organisation syndicale dans l’entreprise.

René Théry observe que la parité, à cette période, devient technique et méthode, s’institutionnalise en réunions, commissions, expertises et décisions paritaires. Dans la crise du textile à l’époque, naît aussi la conscience d’un lien étroit entre la prospérité des entreprises et le niveau de vie des salariés. Ainsi, le bénéfice du paritarisme historique est d’avoir produit cette évidence au cœur même de la société et de ses représentants.

Le développement du paritarisme dans les institutions sociales a constitué une évolution majeure. Au départ, le gouvernement de la protection sociale n’impose aucun modèle d’organisation et diverses formes de gestions existent : patronale, ouvrière, mutualiste, qui cohabitent avec du tripartisme… Dans les années 1930, le patronat va structurer une protection sociale pour les exclus — ceux qui ne bénéficient pas des assurances obligatoires et sont les collaborateurs, donc les cadres — ; à cette fin, il s’appuie sur la technique récemment constituée des conventions collectives de travail telles qu’organisées par la loi du 24 juin 1936. Il entend par là conserver une compétence de gestion et rapprocher de lui ceux qu’à l’époque il nomme ses collaborateurs. Le procédé paritaire va alors transposer à la gestion le formalisme propre à l’établissement de ces conventions ; c’est pour cela que j’ai appelé l’attention sur la confusion à ne pas commettre entre le partenariat social et tout ce qui existe en matière de relations collectives du travail dans le champ des conventions collectives — au sein duquel peut se déterminer la naissance d’institutions qui sont paritaires : cette erreur explique bien des drames.

Pour comprendre la crise que nous connaissons aujourd’hui et le trouble qui agite ces institutions providentielles, il faut savoir qu’à la fin des années 1930, les plafonds sociaux vont changer et certains exclus des assurances sociales — les cadres — vont entrer dans les régimes obligatoires : tout cela doit être harmonisé. C’est à partir de là que le procédé paritaire va progressivement constituer un système sui generis pour le gouvernement de ces assurances sociales ; une sorte de contrepartie à l’obligation d’affiliation et d’adhésion. Cela sera fixé par la jurisprudence au milieu des années 1970, et le caractère substantiel de la gestion paritaire dans l’hypothèse d’un régime obligatoire va naître progressivement d’une histoire développée avant-guerre pour se fixer dans la jurisprudence et le droit positif après-guerre.

Ce rappel historique conduit à deux questions très actuelles.

La première est celle de l’entrée de cette protection sociale complémentaire dans le marché de l’assurance collective avec la constitution de groupes gouvernés par des sommitaux paritaires, mais regroupant toutes sortes d’institutions : institutions solidaires, compagnies d’assurances, etc. Bien connu aujourd’hui, ce mouvement n’a été qu’entraperçu au départ.

En second lieu, le Conseil constitutionnel, par sa décision du 13 juin 2013, a posé une limitation portant sur les clauses de désignation, mais surtout de migration des contrats de prévoyance qui porteraient atteinte à la liberté d’entreprendre et à la liberté contractuelle.

Ce sont ainsi deux évènements relativement récents qui affectent l’économie du système : l’évolution du marché de l’assurance collective, et cette décision du Conseil constitutionnel qui marque un point d’arrêt aux prétentions des acteurs sociaux et interroge le recours au procédé et donc, d’un certain point de vue, sa dilution comme organe de gouvernement.

Le débat de doctrine portant sur le paritarisme a été instruit par les acteurs sociaux, souvent au sujet d’une institution. À part en 1983, du fait des élections à la Sécurité sociale, et en 1986, parce que le Conseil national du patronat français (CNPF) quitte le conseil d’administration de l’assurance maladie, la presse n’évoque pas le paritarisme au cours des années 1980 mais s’empare du sujet à partir de la décennie suivante : un jeu entre acteurs s’institue alors.

L’équivoque entre la convention collective de travail et les institutions susceptibles d’en procéder demeure ; comme aurait pu le dire le juriste Paul Durand dans les années 1950 : une confusion existe entre la convention collective de travail et la convention collective de prévoyance et de sécurité sociale. C’est-à-dire que les partenaires sociaux vont mettre à profit la signature du contrat pour interdire aux non-signataires l’accès aux organes de gouvernement, procédé assez courant contre lequel la CGT avait pu s’élever dans les années 1990 au sujet du comité paritaire national pour la formation professionnelle, et qui a donné lieu à une jurisprudence. En principe, cette exclusion est incompatible avec l’idée paritaire, mais on voit bien qu’elle est compatible avec l’idée conventionnelle, et il y à là une difficulté puisque les accords qui instituent les régimes sont typiques d’une hybridation de la loi et du contrat ; de là résulte la délégation d’autorité de la part de l’État à des parties afin de gérer des institutions établies dans l’intérêt général.

Jean-Jacques Dupeyroux considérait cela comme absurde, estimant que ces institutions n’ont pas pour objet la gestion de rapports entre les employeurs et les salariés, mais les rapports entre les institutions, ainsi qu’entre leurs débiteurs et leurs créanciers. Cette distinction n’a pas été conservée ; elle était présente dans la doctrine de Paul Durand, et Jean-Jacques Dupeyroux l’a faite sienne. Cela a fait place à toutes les controverses tactiques qui ont pu être évoquées par la plupart des interlocuteurs de votre mission d’information. La séparation princeps, en 1984, du régime d’indemnisation du chômage entre assurance et solidarité préfigure ces jeux d’acteurs à travers une série d’oppositions entre le vrai et le faux paritarisme, d’origine conventionnelle ou étatique, de gestion ou de contrôle et d’orientation — dans le champ de la formation professionnelle —, entre le paritarisme et le « partenarisme », c’est-à-dire un paritarisme à l’eau de rose, entre le paritarisme arithmétique, avec l’arrière-pensée de l’autonomie de gestion, et la démocratie sociale, entre le paritarisme et le tripartisme — identifié par certains acteurs sociaux comme étant le véhicule de l’étatisation —, entre la gestion par les financeurs et la gestion par les bénéficiaires.

(M. Arnaud Richard remplace M. Jean-Marc Germain à la présidence)

Cette confusion a conduit les partenaires sociaux, dans les années 1990, à réclamer une clarification des responsabilités ; on constate, qu’en dépit de la délégation de responsabilité qui fonde le recours au gouvernement paritaire, la mise en œuvre par l’État de son pouvoir de supplantation des partenaires sociaux n’était pas une chose nouvelle : elle a été continue et demeure aujourd’hui. Dès lors, la ligne de défense des partenaires sociaux voulant que le paritarisme équivaille au conventionnel et donc à l’autonomie de gestion est sans fondement historique. Il s’agit plutôt du fruit de la codification provisoire de stratégies ainsi que d’un certain état du rapport de force.

La vraie difficulté rencontrée au regard du pari d’origine qui consistait à rendre les représentants de la société solidaires d’une idée institutionnelle — la famille, la maladie, la retraite, la formation professionnelle ou l’éducation permanente — réside dans le fait que la gestion paritaire s’est très souvent superposée à son objet même. Cette observation a été faite dès les années 1960. Il existait des institutions au sein desquelles les puissances professionnelles ont pris le pouvoir, cela s’est vérifié à la Sécurité sociale notamment, et les parties sont restées en quelque sorte à distance, tout en étant convenablement informées par les pouvoirs professionnels. Il faut garder à l’esprit que le paritarisme peut être attaqué par le haut — par le pouvoir de supplantation de l’État —, mais aussi par le bas, par la vie même des institutions sur lesquelles il est censé régner.

Au sein de l’Union nationale interprofessionnelle pour l'emploi dans l'industrie et le commerce (UNEDIC) — et cela renvoie à la séparation devant être établie entre négociation collective et paritarisme —, le paritarisme n’a jamais porté sur la détermination des règles qui définissent le régime ; il est un produit de la politique contractuelle, et ce uniquement pour sa mise en œuvre. La question des enjeux du système est ainsi posée ; j’ai évoqué ce qui est né avec l’assurance collective et qui dilue cette référence, particulièrement dans les instances sommitales des grands groupes.

Aujourd’hui, on pourrait vouloir se lancer dans un reengineering global de toutes les grandes fonctions collectives qui ont été mises en tuyaux d’orgue. Il a été procédé ainsi parce que l’orientation normative nouvelle des politiques — singulièrement des politiques d’emploi — porte sur la sécurisation des parcours professionnels. L’« uberisation » que vous avez évoquée est la marque de l’éclatement de l’emploi et de la commercialisation progressive des relations d’emploi auxquelles nous assistons aujourd’hui. Lorsque l’on demande à une organisation syndicale qui elle représente, elle répond que ce sont les salariés, alors qu’aujourd’hui la mobilité statutaire brouille les pistes et que les individus connaissent plusieurs situations différentes au regard du salariat au cours de leur vie.

C’est précisément dans ce cadre que ce problème devrait être discuté, puisque les partenaires sociaux devaient assurer la maintenance de ces institutions qui étaient celles de l’État social sur la base d’un paritarisme consubstantiel au salariat. Actuellement, le salariat demeure la forme prioritaire, mais, en quelque sorte, nous avons chaussé d’autres lunettes, nous regardons les parcours, et ceux-ci sont très changeants : que fait-on pour penser les garanties offertes par le paritarisme en termes de parcours ? Il me semble que c’est la question que vous posez aujourd’hui. Comment avoir, non pas la vision défensive qui a été celles des acteurs paritaires au cours de la crise des années 1990, mais une conception beaucoup plus offensive ?

Désormais, toute institution se réclame de la sécurisation des parcours : le logement, l’assurance chômage, la formation professionnelle : mais quelle est la contribution de l’ensemble ? Poser la question aux partenaires sociaux serait intéressant, puisque tous siègent dans la totalité de ces institutions. Comment articulent-ils les choses ? Quel lien établissent-ils entre leurs investissements respectifs ? Il existe là une exigence de délibération sociale extrêmement importante, mais des institutions manquent. Pour avoir travaillé au service social de feu le Commissariat général du Plan, j’y ai connu une forme de discipline, une sorte de paritarisme de délibération qui permettait à l’État comme aux parties d’avoir l’intelligence de ces transformations. Peut-être manquons-nous aujourd’hui de mécanismes susceptibles d’apporter une approche renouvelée qui remettrait en phase l’entrée sur le marché du travail et l’entrée dans le système de protection sociale.

La question n’est pas seulement le financement du paritarisme. L’accord national interprofessionnel (ANI) du 17 février 2012 sur la modernisation du paritarisme de gestion et le décret du 28 janvier 2015 sur le financement du paritarisme constituent certes des avancées positives, mais l’enjeu n’est pas celui-là aujourd’hui : ce qui importe, c’est ce reengineering de la grande fonction collective qu’appellent la crise et le développement de nouvelles formes d’emploi. Il faut inventer une norme de bonne politique afin de répondre à l’impératif de sécurisation des parcours.

L’actualité du débat ne réside pas dans la sphère paritaire au sens institutionnel du terme, mais dans la façon dont la loi du 31 janvier 2007 de modernisation du dialogue social a permis de sécuriser le partenariat social institutionnalisé, avec l’article L.1 du code du travail qui dispose que : « Tout projet de réforme envisagé par le Gouvernement […] fait l'objet d'une concertation préalable… » Cela a abouti à des accords nationaux multidimensionnels constituant une nouveauté ; il faut se souvenir de l’échec des négociations de 1984 sur la flexibilité, qui fut un premier essai dans ce domaine. Pour retrouver des accords de même nature, il a fallu attendre l’ANI du 11 janvier 2008 et celui du 11 janvier 2013, qui à la fois engageaient une réflexion portant sur des modifications regardant le fonctionnement et les évolutions du marché du travail, et introduisaient des éléments très nouveaux sur la protection sociale, notamment les droits portables dont le CPA est l’héritier.

Il ne faut pas trop demander au paritarisme d’institution, mais il faut demander aux acteurs qui le constituent de réfléchir à la façon dont ils articulent leurs différents investissements. Au terme de cette longue histoire, il est nécessaire de repenser les liens de délibération entre les partenaires concernés par la rénovation et le renouvellement de l’État social, actuellement remis en question par la crise.

M. Jean-Marc Germain, rapporteur. Comme vous l’avez rappelé, le paritarisme est fondé sur les intérêts divergents des salariés et du patronat, et il s’agit de placer le curseur au bon endroit dans les domaines des rémunérations, du partage des richesses, mais aussi des conditions de travail. Cette conception était adaptée à la grande entreprise œuvrant sur le territoire national, non exposée à la concurrence internationale et au sein de laquelle le salarié passait toute sa vie professionnelle.

Aujourd’hui, cette gestion d’intérêts divergents, qu’il fallait concilier par la négociation collective ou la gestion de droits sociaux — système susceptible de se substituer au législateur défenseur de l’intérêt général ou des politiques souhaitées par les électeurs —, se trouve confrontée à une situation très différente : le salarié pense que son entreprise disparaitra s’il lui réclame indéfiniment des augmentations de salaire. Les évolutions de la sociologie du travail, fort bien décrites par Éric Morin notamment, conduisent le salarié a être une sorte d’auto-entrepreneur, y compris au sein de son entreprise, compte tenu des méthodes de gestion, et même à s’interroger sur l’impact des charges sociales sur son emploi.

L’évolution de l’ensemble de ces conditions n’a-t-elle pas supprimé cette divergence d’intérêts constitutive du paritarisme ? J’en veux pour preuve la distinction établie entre des syndicats réputés réformistes et ceux se qualifiant de réformistes sans être considérés comme tels. On a ainsi pu voir des accords collectifs acceptés par la moitié des syndicats et dénoncés par l’autre moitié : ainsi, en 2000, lors de la négociation portant sur l’UNEDIC, les dirigeants du patronat avaient invité une partie des représentants syndicaux à rejoindre physiquement leur côté de table au titre de leur accord commun, en considérant que le vrai débat portait sur l’opposition avec les autres syndicats.

Cette situation prévaut, à mes yeux, depuis le dernier grand accord, qui a porté sur la négociation professionnelle. Elle questionne la légitimité du paritarisme dans sa capacité à se voir déléguer le pouvoir d’établir des normes : quelle est votre réflexion sur ce point ?

Je partage votre analyse au sujet de la nécessité d’un reengineering global des organismes aujourd’hui disposés en tuyaux d’orgue autour des parcours professionnels. À cet égard, vous avez évoqué les deux accords nationaux interprofessionnels de 2008 et de 2013 qui ont tenté d’aborder les questions de façon transversale. En revanche, vous n’avez pas évoqué l’ANI du 17 février 2012 sous l’angle du paritarisme stricto sensu, mais plutôt sous celui de la qualité de sa gestion. Ne pensez-vous pas que le moment est venu de demander aux partenaires sociaux de renégocier un accord portant sur le paritarisme, dans une optique de réorganisation plutôt que de bonne gestion des institutions ? En effet, la mission d’information été frappée de rencontrer de bons gestionnaires conduisant en commun un travail et produisant des normes de qualité, et, par contre, de constater des blocages dès qu’il est question d’utiliser des moyens de la formation professionnelle pour former des chômeurs ou toute autre action transversale.

M. Laurent Duclos. On constate effectivement une difficulté dès qu’il agit d’abolir les frontières pour mettre en commun les divers services rendus par différentes institutions.

La question du financement et de la bonne gestion du paritarisme a conduit à reconnaître — alors que cela était très difficile à admettre par certains des acteurs au cours des années 1990 — que celui-ci est lié à la mise en œuvre de services d’intérêt général.

S’agissant du reengineering, il me semble qu’il est temps de passer d’une préoccupation de bonne gestion à celle de « bonne question ». Aujourd’hui, l’ensemble des acteurs s’accordent à considérer que la bonne question est celle du parcours, et que, l’emploi étant réputé instable, il faut permettre à l’individu d’occuper demain des positions plus assurées sur le marché du travail. Dans ce contexte, certaines responsabilités incombent à l’employeur, d’autres à la personne, et entrent en jeu les moyens de choix et de liberté qui lui sont attribués, tels le compte personnel de formation (CPF) ou le CPA — droits individuels nouveaux garantis collectivement.

Il existe un décalage entre un monde que l’on tente de bien réformer afin qu’il incarne un idéal de bonne gestion, et la question de la capacité à relayer — au sein de la gestion des institutions — cette bonne question, ou, à tout le moins, celle qui a collectivement été jugée telle. Le problème demeurant bien celui de l’étanchéité entre ces institutions, qualifiée d’architecture en tuyaux d’orgue.

Les jeux entre acteurs, caractéristiques du partenariat social, constituent le symptôme d’une sorte d’épuisement, car on ne sait plus très bien sur quoi porte l’opposition, et cela peut conduire à des alliances quelque peu curieuses. Au demeurant, cela n’est guère nouveau : Max Weber déjà, au début du XXe siècle, évoquait le système paritaire, qu’il considérait comme procédant de patrons s’alliant aux « jaunes » afin conforter leur position.

De nos jours, le paritarisme est adossé à un équipement institutionnel, les intérêts sont stabilisés, et des normes de représentativité existent. C’est un monde « civilisé » : la question n’est plus celle de la confrontation entre alliés du patronat et syndicalisme d’opposition. Mais si l’entreprise explose, prenant la forme d’un réseau, d’un nœud de contrats, si la relation d’emploi est commercialisée et que des entités, qui peuvent être soit des sociétés soit des individus, se trouvent prises dans ces réseaux, une solidarité peut se créer entre une petite structure et un individu isolé, car les deux subissent la même pression.

L’ancienne question sociale était celle de la représentation de l’ouvrier ; aujourd’hui, elle est celle de la représentation de la minorité de réseau, qui est protéiforme. Les grandes sociétés multinationales dominantes ont fait exploser les frontières de l’entreprise et n’assument plus que la responsabilité d’un noyau interne de salariés : leur capacité à mobiliser le travail à l’extérieur d’elles-mêmes a considérablement crû au cours du temps.

Aussi la question de la protection des minorités de réseaux devient-elle fondamentale.

Ce qui est nouveau, c’est la possibilité de passer des accords de contrepartie, tels les grands accords multidimensionnels de 2008 et 2013, mais aussi les accords de maintien de l’emploi passés à l’échelle de l’entreprise. Auparavant, nous vivions dans un monde où la progression était continue ; or, vous l’avez indiqué, ce modèle « fordiste » enfermé dans les frontières nationales, où le social s’identifiait au national, et où les forces sociales étaient subordonnées à cet impératif, n’existe plus. Nous assistons actuellement à une forme d’universalisation des droits économiques qui vont traverser les États — ce qui pose un sérieux problème de souveraineté, car certaines firmes ne peuvent même plus être qualifiées de multinationales, mais plutôt de transnationales —, le principe de territorialité des lois se voit malmené, car des entreprises américaines viennent appliquer un droit américain sur le sol français ou l’intégrer à un mode interne de fonctionnement.

Dans ces conditions, comment représenter ceux qui constituent la partie faible de l’ensemble dans les nouvelles manifestations du pouvoir économique ? Comment organiser les relations entre ces divers représentants ? Voici les bonnes questions à poser.

Les acteurs sociaux sont au fait de cette situation, ce que montrent à l’envi les ANI de 2008 et de 2013, qui cherchent à la fois à établir des droits sociaux et à garantir un meilleur fonctionnement du marché du travail. Dans cet exercice, ils sont toutefois contraints par des cadres institutionnels irrités, qui, d’un certain point de vue, contrarient leur mobilité.

M. le président Arnaud Richard. Le goût français pour les structures bureaucratiques ne constitue-t-il pas un frein au changement ?

Le CPA, que vous évoquez, ne préfigure-t-il pas l’universalisation des droits et, passez-moi cette formule peut-être excessive, la disruption du paritarisme ?

M. Laurent Duclos. Si, dans votre question, vous concevez le paritarisme comme facteur d’innovation, la réponse est positive. Il demeure un instrument de gouvernement, et l’on voit mal quelle architecture institutionnelle pourra prendre en compte les nouveaux droits inventés par notre époque. Il n’en existera pas moins une différence sensible entre ce que prétend couvrir la nouvelle institution et ce à quoi peuvent prétendre les partenaires sociaux dans des enceintes où les acteurs sont toujours les mêmes.

Par ailleurs, des pratiques bureaucratiques et administratives s’étant développées dans des proportions considérables, un certain formalisme est bienvenu. Il me semble que la France connaît une tradition infraprocédurale, ce que je déplore. En effet, la procédure constitue un moyen efficace d’aboutir à la décision : tout ce qui a été obtenu à l’étape antérieure constitue un acquis ; c’est ce que permet cette rationalité procédurale. Le paritarisme a permis l’introduction de bonnes formalités, derrière lesquelles toutefois se cachent la pesanteur bureaucratique et le formalisme excessif résultant du reliquat de méfiance perdurant entre les acteurs. C’est criant lorsque l’on cherche à préciser les responsabilités des acteurs ou que l’on se préoccupe de la bonne gestion. Il s’agit d’un espace saturé de règles, avec lesquelles il fonctionne mieux : on peut toutefois s’interroger sur le but à atteindre.

Il me semble qu’il faut établir le lien entre les finalités nouvelles et les formes de gouvernement associées à la mise en œuvre de nos objectifs sociaux.

M. Jean-Marc Germain, rapporteur. Il apparaît que le paritarisme constitue, plus qu’une simple forme de gouvernement, une délégation de pouvoir, ce qui va un peu plus loin. Si, lorsqu’il s’agit de négocier des avantages, cette délégation est légitime, les débats actuels portant notamment sur le projet de loi visant à instituer de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les actifs abordent des sujets sur lesquels il y aura des gagnants et des perdants. Les contreparties peuvent alors avantager une partie des salariés ou des employeurs, tout en désavantageant une autre partie. Ainsi, lorsque l’on décide que l’accord collectif pourra s’imposer au contrat de travail et que le salarié qui refusera ce contrat fera l’objet d’un licenciement pour motif personnel, de telles questions ne relèvent-elles pas des prérogatives du pouvoir politique, donc du Gouvernement et du Parlement ?

L’accord conclu en 2000 par les partenaires sociaux sur l’assurance chômage, auquel le Gouvernement a refusé son agrément, prévoyait la possibilité de supprimer les indemnités de chômage, ainsi que celle de supprimer le monopole du recueil des offres d’emploi par Pôle Emploi, ce que le pouvoir politique considérait comme des missions régaliennes.

La question de la légitimité du paritarisme n’est-elle pas posée, sans empêcher pour autant, dans un esprit de bon gouvernement, de s’appuyer sur les partenaires sociaux ? Ce malaise est à nouveau exprimé par les organisations syndicales et patronales ou par la société à chaque négociation — qu’elle soit conclusive ou non —, et il l’est par nous-mêmes lorsque nous sommes conduits à transposer ou à légiférer. Toutes les dernières expériences, y compris celles qui ont été heureuses, comme la loi du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l’emploi et l’ANI qui l’a précédée, conduisent à ce type de malaise dans l’opinion.

M. Laurent Duclos. La question de la légitimité et de la délégation se pose régulièrement, mais il ne faut pas caricaturer pour autant l’opposition qui existe entre l’État et les partenaires sociaux. Cette querelle sans cesse renouvelée ne correspond pas aux bénéfices historiques liés à l’invention du paritarisme : il s’agit plutôt d’une bonne intelligence et d’une bonne articulation, ce qui n’exclut pas des frictions.

Aujourd’hui, l’entreprise est « civilisée », mais, dans la mesure où elle a explosé dans ses frontières, c’est à ces frontières que la civilisation doit progresser, et cette question doit primer les préoccupations relatives à l’organisation du paritarisme. La question que l’État avait posée à l’origine du paritarisme demeure d’actualité : comment rendre les acteurs, en tant qu’ils expriment la société, capables ? Un pouvoir qui ne serait pas vigilant sur cette question manquerait le sujet — car c’est là le fondement du paritarisme — et rencontrerait des difficultés en termes de consentement.

M. le président Arnaud Richard. Merci, monsieur Duclos, d’avoir bien voulu répondre à nos questions.

*

La mission procède enfin à l’audition de Mes Jacques Barthélémy et Michel Henry, avocats.

M. le président Arnaud Richard. Mes chers collègues, nous achevons cette matinée d'auditions en recevant Mes Jacques Barthélémy et Michel Henry, avocats spécialisés en droit social.

Maître Barthélémy, vous connaissez parfaitement le paritarisme, que vous vivez au quotidien et dont vous êtes parfois acteur au sein de votre cabinet d’avocat. Vous pourrez donc nous livrer votre regard sur le paritarisme, et nous dire si vous considérez qu’il s’agit d’un concept dépassé ou, au contraire, d’un facteur de stabilité de la démocratie sociale.

Me Jacques Barthélémy. C’est mal appréhender le paritarisme que de le considérer sous le seul angle de la gestion, parce que l’on serait assez vite enclin à mettre sur la table les défectuosités dans l’organisation des institutions, qui résultent quelquefois d’incompétence ou de laxisme, et quelquefois de malversations. Aborder ainsi le problème n’amène à rien. On peut toujours dire qu’une institution, quelle qu’elle soit, fonctionne mal, cela ne veut pas dire que son utilité n’est pas réelle.

Il est donc indispensable de rappeler que le paritarisme est associé à un certain nombre de droits fondamentaux et de valeurs, en particulier la solidarité. Par ailleurs, le paritarisme a créé un mouvement important de progrès social dans ce pays, sans passer par la voie législative. L’Agirc (Association générale des institutions de retraite des cadres) et l’Arrco (Association pour le régime de retraite complémentaire des salariés) ne sont pas nées de la volonté du législateur. Au contraire, il est intervenu a posteriori, en 1972, pour généraliser ce que les partenaires sociaux avaient eux-mêmes mis en place depuis 1947.

C’est pourquoi il me semble essentiel, en premier lieu, de lier le paritarisme à la notion de garantie sociale. L’article L.2221-1 du code du travail fixe les objets de négociation collective : les conditions d'emploi, de formation professionnelle et de travail, ainsi que les garanties sociales. Si la rédaction distingue garantie sociale et conditions de travail, c’est que les deux termes ont des sens différents. À mon sens, la différence est que les conditions de travail sont matérialisées par des avantages directement dus par l’employeur à un collectif de salariés ou à un salarié. Au contraire, les garanties sociales se matérialisent par la constitution d’un pot commun sur lequel les travailleurs ont un droit de tirage social. Le mot de « pot commun » est de Jean-Jacques Dupeyroux, celui de « droit de tirage » d’Alain Supiot.

C’est le cœur du débat : l’avantage n’est plus un droit directement dû par l’employeur, mais un droit qui se matérialise par l’obligation de financer, par des contributions, un pot commun sur lequel il existe un droit de tirage.

Les conséquences sont extrêmement importantes, y compris sur le terrain de la responsabilité des personnes. Norberto Bobbio, brillant universitaire italien, a beaucoup écrit sur l’intérêt des sanctions positives par rapport aux sanctions négatives. Les sanctions négatives sont les sanctions pénales ou civiles qui font suite à la violation d’un droit. La sanction positive se matérialise par le fait que l’on gagne, par un comportement vertueux, des cotisations moindres, des primes ou d’autres avantages.

Lorsque l’on passe des conditions de travail aux garanties sociales, on peut basculer assez facilement de la sanction négative à la sanction positive pour l’employeur. Les effets en termes de dynamisme économique sont loin d’être négligeables : on ne sanctionne plus des comportements déviants, mais des comportements vertueux, ce qui n’est pas la même chose.

Voilà comment se matérialise la garantie sociale. Mais une autre question se pose : celle de son utilité économique et sociale. La première justification des garanties sociales est de donner du sens à la solidarité, alors que le droit du travail est plutôt vecteur d’égalité. Les garanties sociales, si elles sont porteuses de solidarité, font basculer en partie la relation de travail du droit du travail vers le droit de la sécurité sociale ; Jean-Jacques Dupeyroux écrivait en 1990 que sécurité sociale et solidarité étaient consanguines.

La solidarité est aujourd’hui un principe fondamental du droit communautaire. Lors du sommet de Nice, elle a été intégrée à la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et fait l’objet de son chapitre IV, qui rassemble une dizaine d’articles. La Charte des droits fondamentaux a valeur de traité depuis le sommet de Lisbonne. Par conséquent, en matière de protection sociale, les partenaires sociaux peuvent limiter leur ambition à construire des rémunérations différées en fixant la nature et le niveau des prestations, mais rien ne leur interdit de poursuivre en plus un objectif de solidarité – pas même le Conseil constitutionnel – puisqu'il s’agit d’un droit fondamental de l’Union européenne.

Dès lors, le débat dépasse le cadre des rapports entre employeurs et salariés pour se situer sur un registre qui met en œuvre d’autres droits fondamentaux, comme le droit de la concurrence. Il est donc important de souligner que pour la Cour de justice de l’Union européenne, les monopoles confiés dans le cadre de garanties sociales organisées au niveau de la branche ne peuvent pas être considérés comme des ententes prohibées entre entreprises
– ceci vaut pour tous les accords collectifs – pas plus qu’ils ne peuvent se traduire par une position dominante abusive. En d’autres termes, l’objectif de solidarité confère une mission d’intérêt général à celui qui le met en œuvre dans le cadre d’une institution.

Le Conseil constitutionnel n’a pas critiqué cela dans sa décision du 13 juin 2013. Il s’est simplement posé sur le terrain de la liberté contractuelle, en invoquant l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme, en le sortant un peu de son contexte. Rappelons que lorsque la Convention européenne des droits de l’homme évoque la liberté et la capacité à négocier les contrats, il est surtout question de la liberté individuelle, pas collective.

Mais laissons là cette question ; le Conseil constitutionnel considère, dans cette décision, que l’article L.912-1 du code de la sécurité sociale, qui permet de mutualiser les cotisations de toutes les entreprises afin de mettre en place un régime de protection sociale fondé sur la solidarité, porte une atteinte disproportionnée à la liberté contractuelle, celle de l’employeur, s’entend.

Première critique qui peut être faite à cette décision : s’il y a manifestement atteinte à la liberté contractuelle, toute convention collective porte atteinte à la liberté contractuelle du chef d’entreprise ! Le problème est de savoir si cette atteinte répond à un but légitime, auquel cas elle est proportionnée. Or il est évident que l’objectif de solidarité, d’autant plus qu’il s’agit d’un droit fondamental, donne un but légitime à cette atteinte, qui est par conséquent proportionnée.

C’est ce que la Cour de cassation a retenu dans un arrêt du 12 avril 2012 concernant les Banques populaires. La Cour ne s’est pas appuyée sur le droit interne mais sur la Convention européenne des droits de l’homme, dans laquelle on retrouve les mêmes exigences de liberté contractuelle et de liberté d’association. Dans l’affaire à l’origine de cet arrêt, un salarié ne voulait pas se voir imposer l’affiliation à un régime de prévoyance déterminé par accord entre l’employeur et les salariés.

Le Conseil constitutionnel a donc uniquement sanctionné l’article L.912-1 du code de la sécurité sociale, qui ne permettait que la mutualisation. Or la mutualisation n’est pas une fin en soi, c’est un moyen au service de la solidarité. Si l’on avait posé le problème autrement, en invoquant la solidarité, je pense que la solution aurait été différente. Du reste, le même Conseil constitutionnel, dans une décision ultérieure, du 26 mars 2015 concernant le statut des frontaliers suisses, a considéré qu’un degré élevé de solidarité conférait une mission d’intérêt général et permettait de porter une atteinte, de ce fait proportionnée, à la liberté contractuelle.

Un deuxième problème était posé : lorsque l’on met en place des garanties sociales par un accord collectif, cela crée des droits au profit des salariés, pas simplement des obligations à la charge de l’employeur. Le Conseil constitutionnel ne s’est absolument pas préoccupé de la liberté contractuelle du salarié. Je pense donc que la décision du 13 juin n’est qu’une étape, et qu’elle évoluera.

C’est la raison pour laquelle j’ai lancé, avec mon ami Dominique Libault, une réflexion sur l’émergence d’une convention collective de sécurité sociale dont le régime serait intégré au livre IX du code de la sécurité sociale. Paul Durand, éminent universitaire, a écrit que l’accord collectif, qui crée des garanties collectives de prévoyance, a certes la même nature juridique que la convention collective de travail si l’on considère les aspects contractuels – les rapports entre les signataires – mais que sa partie normative est forcément différente. Dans la convention collective de travail, des droits sont créés au profit d’un salarié, s’imposant à son employeur, tandis que l’accord collectif a pour objectif de permettre un droit de tirage sur un pot commun.

La mutualisation induit donc des réflexes et des contenus plus proches du droit de la sécurité sociale que du droit du travail. C’est pourquoi l’idée d’une convention collective de sécurité sociale est riche, et que j’ai récemment essayé de lui redonner de la vigueur en demandant à Dominique Libault d’en faire l’une des propositions du rapport que lui a demandé Mme Marisol Touraine.

Décliner cette idée passe par deux exigences complémentaires. Que l’on parle de droit du travail ou de droit de la sécurité sociale ; qu’au sein du droit de la sécurité sociale, on se contente de la sécurité sociale légale ou au contraire de la sécurité sociale de nature conventionnelle, dans tous les cas, l’ensemble de ces disciplines a pour objectif commun la protection du travailleur. Il n’y aurait pas de droit du travail s’il n’y avait pas de salarié en état de déséquilibre contractuel à l’égard de leur employeur.

Si l’on a créé des garanties matérialisées par un droit de tirage, tant que les prestations sont provisionnées par un capital inaliénable, nous sommes dans le domaine du droit du travail, parce qu’il s’agit d’une rémunération différée. Si, en revanche, nous créons des droits allant plus loin, liés à un objectif de solidarité, une politique de prévention ou une action sociale, les droits ne sont plus garantis. Donc la sécurité pour le salarié vient du transfert sur le paritarisme, donc la gestion paritaire, de la responsabilité de l’employeur dans ses rapports avec lui. Si l’on a créé des commissions paritaires, c’était afin d’assurer la responsabilité autrement que par l’intervention directe du chef d’entreprise.

Par conséquent, l’institution, au sens historique du terme – les institutions actuelles sont devenues des organismes d’assurances par la loi Veil du 8 août 1994 – devait donner naissance à des conventions collectives de sécurité sociale, qui auraient été fondées sur l’idée que l’on faisait de l’autogestion paritaire en donnant de la consistance juridique, pour ne pas dire la personnalité morale, à la collectivité des entreprises adhérentes et de leurs salariés participants.

Cette institution, de type L4, n’était pas un assureur. C’était le moyen de donner de la consistance juridique à la communauté de travail par les principes qui fondent la personnalité morale en droit. La personnalité morale n’est pas que l’expression du législateur. Dès l’instant où un groupement a des intérêts propres distincts de la somme des intérêts individuels de ses membres, et un organe pour représenter ces intérêts, c’est une personne morale. Donc l’institution qui avait été créée par Pierre Laroque était la personne morale de la collectivité des adhérents et des salariés.

Cette personnalité morale se manifeste par le double paritarisme de conception et de gestion. Paritarisme de conception : un accord collectif, voire un référendum, va créer les garanties. Paritarisme de gestion : un organe paritaire va le mettre en œuvre. Si ces deux conditions sont réunies, les membres de la collectivité sont tenus par le dispositif qui est en place. Si l’une de ces conditions manque, chaque personne peut s’extraire du groupe. C’est ce que la Cour de cassation avait établi de manière très claire dans l’arrêt Jourdain contre société Penven, du 5 janvier 1984, s’agissant d’un référendum ; puis dans l’arrêt RVI contre Azouz, du 5 juin 1986, s’agissant d’un accord collectif.

De par l’existence d’un accord collectif ou d’un référendum, et d’un organe paritaire de gestion, tous les membres de la collectivité, employeurs comme salariés, étaient tenus par ce qui constitue dans les faits un régime de sécurité sociale de nature conventionnelle. À l’inverse, si l’une de ces conditions n’est pas réunie, par exemple parce que l’on ne met pas en place un comité paritaire, chaque personne peut considérer qu’elle n’est pas concernée par l’obligation. C’est ce que la Cour de cassation a jugé dans un arrêt du 14 janvier 1976, Dame Maillard contre société Philips.

Les difficultés apparues par la suite sont liées à la transposition en droit interne des directives relatives à la libre prestation de service, la loi Évin, et la loi Veil de 1994 qui a fait basculer la protection sociale complémentaire d’une conception institutionnelle vers une conception purement assurantielle. Le provisionnement des engagements est devenu obligatoire et l’institution de prévoyance a été transformée en un assureur concurrent des mutuelles et des compagnies d’assurances. C’est l’origine de tous les bouleversements que nous connaissons aujourd’hui. Il était impensable, dans les années 1980, qu’une institution de prévoyance comme Malakoff Médéric fasse de la publicité. Aujourd’hui, toutes les mutuelles inondent les télévisions de publicité. C’est contre-nature, puisque nous sommes hors de l’autogestion paritaire.

Dès lors, des questions essentielles se posent. Quel est le champ naturel de ces garanties sociales matérialisées par l’institution ? Selon l’objectif poursuivi par les partenaires sociaux dans la mise en œuvre de telle ou telle institution, les solutions ne sont pas nécessairement les mêmes. Pour faire court, disons que le paritarisme des Assedic – à l’Unédic – n’est pas le même que le paritarisme de la retraite complémentaire – Agirc, Arrco – ou que dans un accord collectif de prévoyance. En effet, les Assedic ont créé un régime de protection sociale qui se substitue pleinement au régime de sécurité sociale, puisqu’il n’existe pas d’assurance légale contre le chômage. Par voie de conséquence, on entre directement dans le champ d’application du règlement européen n° 1408/71 sur la libre circulation des travailleurs. Il est évident que dans ces conditions, l’autonomie des partenaires sociaux par rapport à la loi est réduite, puisque l’on met en musique un droit quasi-légal. C’est pourquoi ces accords d’assurance-chômage ont écarté la technique d’extension au profit de la technique d’agrément. Or l’agrément, c’est un acte administratif qui a pour effet de rendre l’accord applicable, y compris au sein des entreprises adhérentes au syndicat patronal. Nous sommes donc dans une situation où l’aspect réglementaire de l’accord collectif est beaucoup plus important.

Dans l’Agirc et l’Arrco, le problème est différent, car il ne s’agit que de compléter la sécurité sociale. Les accords fondateurs – la convention du 14 mars 1947 pour l’Agirc et l’accord du 8 décembre 1961 pour l’Arrco – créent l’ensemble du régime, l’État n’intervient même pas pour compenser d’éventuels déficits ou intervenir de manière dérivée. Les partenaires sociaux ont l’obligation d’adapter en permanence la masse des prestations à la masse des cotisations pour ne pas remettre en cause la pérennité de ces régimes, puisque l’on fonctionne en répartition, c’est-à-dire dans un domaine où la solidarité est générale, nationale, interprofessionnelle et équivalente à celle des régimes légaux.

Les avenants récents, qui ont ponctué la vie de l’Agirc et de l’Arrco, sont exclusivement conditionnés par la nécessité de corriger les effets de l’accroissement de la durée de la vie et du taux de chômage, dont les conséquences pèsent sur l’équilibre entre masse des cotisations et masse des prestations. Dans ce cas, plutôt que de s’attaquer aux droits contributifs, il est plus facile de s’attaquer aux droits non-contributifs. Mais nous voyons bien que la responsabilité des partenaires sociaux n’est pas la même que, par exemple, pour mettre en place un régime de garantie de complémentaire santé au profit des boulangers. Ce n’est pas la même logique.

Parce que le champ est le même que celui de la loi, que la solidarité qui est mise en œuvre est nationale, générale, interprofessionnelle, et que la mission qui est poursuivie par les partenaires sociaux est d’intérêt général, il est obligatoire d’avoir des règles infiniment plus contraignantes en termes de double paritarisme, de conception et de gestion. Voilà pourquoi a été inventé, en 1959, un régime spécial d’extension et d’élargissement de ces accords.

Dans les cas de l’assurance-chomâge et de la retraite complémentaire, on peut imaginer que pour la composition des organes de représentation de ces institutions que sont les conseils d’administration, on privilégie la désignation par les organisations syndicales à l’élection. Mais c’est beaucoup moins vrai lorsqu’il s’agit de mettre en place une institution de droit privé, qui perd une partie de sa légitimité si les membres de son conseil d’administration ne sont pas élus par ses participants et ses adhérents, mais désignés par le Medef, la CGPME, l’UPA et les cinq organisations syndicales. Dans l’Agirc et l’Arrco, on peut le concevoir, pas ailleurs. Or toutes se sont vues appliquer les mêmes règles par le biais d’un accord interprofessionnel de 2012. De surcroît, cet accord a réglementé un autre aspect du problème, qui méritait une réflexion plus approfondie : les comportements déontologiques.

Introduire dans le fonctionnement des institutions à gestion paritaire les règles qui existent dans les conseils d’administration des sociétés anonymes est une idiotie, car les problèmes ne sont pas les mêmes. Lorsque la CFTC désigne un représentant pour être mandataire d’Ecclesia, ce dernier n’intervient pas en son nom personnel, mais au nom de l’organisation. De ce fait, comment peut-on lui interdire de participer aux négociations de sa branche le jour où il s’agit de désigner tel organisme pour mettre en œuvre l’accord collectif ? Or c’est bien ce qui a été décidé par les partenaires sociaux. Derrière cela, on trouve l’intention plus ou moins avouée de casser le paritarisme, pour en faire disparaître l’institution en ce qu’elle a d’original : une personne morale sui generis telle que Pierre Laroque l’avait imaginée.

Dans les autres domaines de droit privé, où l’on reste sur le terrain de la volonté, le problème ne se pose pas de la même manière. La création d’un système de prévoyance lourde, d’un système d’indemnités de fin de carrière ou de compensation de perte d’emploi liée à l’inaptitude, ne se situe pas dans le même registre. Dans ce cas, l’accord collectif n’a pas la même nature, ce n’est pas un quasi-règlement. L’imprégnation des aspects essentiellement contractuels est beaucoup plus forte dans ce cas que pour l’Agirc, l’Arrco ou les Assedic.

Le problème des organismes d’assurance-chômage est le même. Les fonds d’assurance formation ont été initialement créés, en 1969, pour mettre en place l’assurance du risque d’inemployabilité au moyen d’institutions sui generis fondées sur les principes imaginés par Pierre Laroque. Malheureusement, pour de multiples raisons qu’il serait vain de développer ici, une autre voie a été privilégiée : celle des associations patronales, qui se sont transformées ensuite en OPCA (organisme paritaire collecteur agréé). Pour donner une vie juridique à ces instruments, on a eu recours au statut des associations loi 1901, ce qui constitue une perversion du système : eût égard à son objet, seule l’institution est légitime. Nous ne sommes pas dans la même logique que le rassemblement des pêcheurs du XIV°arrondissement. Ces associations sont construites de bric et de broc, et leur efficacité est très limitée.

Il faut redonner vie au concept historique d’institution pour l’appliquer à toutes les garanties sociales, et tout spécialement à celles qui mettent en œuvre un degré élevé de solidarité qui confère à l’institution une mission d’intérêt général économique, celle qui correspond à la volonté de la branche de mettre en place une sécurité sociale de nature conventionnelle.

Le domaine de ces garanties sociales, qui se traduit par l’exigence de paritarisme parce que les droits ne sont pas garantis, n’est pas incompatible avec l’intervention du marché de l’assurance, mais la finalité n’est pas la même. Quand on fait appel au marché, un prestataire extérieur vient fournir une prestation aux partenaires sociaux de la branche. Mais ni la branche, ni la convention collective, ni la commission paritaire n’ont la personnalité morale. Lorsqu’un assureur – quel qu’il soit, y compris une institution de prévoyance – contracte avec une branche, il ne contracte en fait avec personne. Tandis que si une institution est créée et acquiert la personnalité juridique par la qualité d’adhérent des entreprises et la qualité de participants de leurs salariés, lesquels constituent ensemble le conseil d’administration qui matérialise l’autogestion paritaire, la logique n’est plus la même. L’assureur peut intervenir, mais il le fera au nom du régime.

Un exemple permet d’illustrer ce problème : le passage des clauses de désignation aux clauses de simple recommandation se traduit actuellement par des catastrophes. Les réserves que les régimes ont accumulées, les provisions pour égalisation du risque – puisqu’une entreprise avait la même cotisation quel que soit son risque – appartiennent aux régimes, à la collectivité des employeurs et des salariés. Or, du fait de la suppression de la clause de désignation, l’assureur a tendance à s’approprier ces réserves. Certains sont allés jusqu’à les intégrer à leurs fonds propres, ce qui devrait faire l’objet de critiques sérieuses de la part de l’organisme de contrôle des assurances, parce que ces réserves ne leur appartiennent pas.

Le domaine des garanties sociales est bien plus vaste que ce que l’on peut imaginer. On a tendance à penser à la retraite, à la prévoyance, à l’assurance-chômage, la liste de domaines prévus par l’article L.911-2 du code de la sécurité sociale est déjà longue, mais elle n’est pas fermée. Dans la perspective, qui doit être sérieusement envisagée, du passage de la civilisation de l’usine à celle du savoir, avec les profondes modifications qui en résulterait sur la nature des emplois et la qualification juridique des rapports entre l’entreprise et les travailleurs, on peut imaginer que le développement des garanties sociales permette de concilier l’accès à des libertés individuelles beaucoup plus fortes sans remettre en cause les avantages du collectif. Le collectif se matérialise par le financement d’un organisme mutualisé sur lequel les individus ont un droit de tirage, ce qui permet une plus grande aspiration à la liberté individuelle.

Les systèmes qui vont venir, et qui sont déjà visibles, permettront de changer de statut : pas simplement entre les statuts de salarié et de non salarié, mais aussi de nature d’emploi. Ces systèmes, au nom de l’employabilité, au nom de l’accès à la santé, vont immédiatement poser des questions qui touchent aux garanties sociales, parce que c’est par ce biais que ces droits seront concrétisés.

Les garanties sociales vont donc progresser dans le temps, et y mettre des obstacles au nom du marché de l’assurance me semble totalement négatif, d’autant que le développement des garanties sociales par le double paritarisme n’exclut pas que les assureurs interviennent dans le marché : ce sont deux problèmes différents.

Ce débat a déjà eu lieu en 1947. Quand les partenaires sociaux ont créé le régime des cadres, la Fédération française des sociétés d’assurances a rué dans les brancards, en prétextant qu’on lui retirait le marché de l’assurance collective de la retraite. Le problème est aujourd’hui posé dans les mêmes termes, alors que la question n’est pas là. Le développement de garanties collectives fondées sur la solidarité peut parfaitement se concrétiser par le recours aux grandes sociétés d’assurances. La différence est que la fonction n’est plus la même : le paritarisme, donc le pouvoir exercé collectivement par des représentants des employeurs et des salariés, conditionne la relation avec l’assureur. Ce n’est plus une relation qui se traduit par une rémunération différée matérialisée par la nature et le niveau des avantages.

Me Michel Henry. Personne ne peut prétendre rivaliser avec Jacques Barthélémy sur le terrain du paritarisme. C’est un monde que les avocats ont très peu exploré, et dont il reste l’un des seuls véritables connaisseurs.

Je développerai essentiellement deux points : l’évolution de la fonction syndicale dans la négociation et la gestion paritaire ; et l’apparition d’un mouvement qui tend à considérer comme obsolète le système actuel d’organisation des relations de travail et de la fonction syndicale.

Il a fallu une double intervention, législative et jurisprudentielle, pour donner corps au paritarisme. C’est la Cour de cassation, en 1907, qui a défini la catégorie du salarié pour l’application de la loi de 1898 sur les accidents du travail. Avant cela, les choses n’étaient pas claires du tout entre le statut des ouvriers patentés, des contremaîtres et des chefs d’atelier. L’histoire du conseil des prud’hommes au XIXsiècle en donne l’exemple : on ne savait pas qui devait siéger où. D’ailleurs, les ouvriers à livret détestaient les ouvriers patentés, qu’ils considéraient comme pires que les maîtres. La loi de 1905, quant à elle, a donné la forme d’organisation moderne du paritarisme pour faire fonctionner les conseils de prud’hommes, avec des patrons d’un côté et des salariés de l’autre. Cette forme continue de gouverner le fonctionnement actuel de la juridiction prud’homale.

Le syndicalisme a subi des évolutions dans ses fonctions, mais pas dans son organisation. Le syndicalisme réformiste et plus ou moins complaisant avec l’employeur a joué un rôle dans l’action collective ouvrière, mais ce rôle a beaucoup évolué au cours des années.

Le droit social a longtemps été un millefeuille où chaque conquête se traduisait par l’ajout d’un nouveau droit aux droits préexistants, la hiérarchie des normes et le principe de faveur faisant le reste, interdisant toute désescalade, sauf par l’effet d’une intervention du législateur ou d’une inflation organisée. Ce fut le cas après les accords de Matignon en 1968, pour reprendre les concessions salariales qui avaient été faites. Les choses étaient simples alors, et savoir si le syndicat signait ou pas n’avait en réalité aucune importance. L’industrie du livre a connu une négociation intense, qui a marqué l’histoire du syndicalisme dans ce secteur, Henri Krasucki rappelait alors : on va jusqu’au bout de la discussion possible, on ne signe pas ou on signe, et ensuite le combat continue.

Aujourd’hui, les choses ont beaucoup changé, en particulier avec les accords donnant-donnant : en échange de concessions, les syndicats obtiennent des garanties, notamment de pérennité d’emplois. Un pas supplémentaire vient même d’être franchi avec l’organisation de la dégradation des conditions de travail et l’abaissement des conditions de rémunération et de travail de manière unilatérale, en sollicitant les syndicats. Et si les syndicats ne consentent pas aux concessions, on menace de les désavouer par la voie du référendum. Le système aboutit à un effet pervers, qui fait assumer par ceux qui en sont les victimes la responsabilité de ce qui leur arrive. S’il ne s’agissait que d’accords de défense de l’emploi, on pourrait l’admettre, mais le projet de loi sur la réforme du code du travail vise les accords de développement de l’emploi. Le développement de l’emploi est une perspective favorable, positive, qui devrait être assortie de garanties de pérennité. Mais ce n’est pas du tout la logique qui est proposée.

Par conséquent, la fonction syndicale a profondément changé de perspective, tandis que s’accentuait la fracturation entre les organisations syndicales. Tant que le syndicalisme manifestait ses effets par des conquêtes, les syndicats étaient plus ou moins performants dans ce domaine, chacun avait ses voies propres. Mais aujourd’hui, la signature apparaît aux yeux de certains comme une trahison du front syndical.

Ce mouvement s’est doublé d’un autre processus, qui est allé s’accentuant jusqu’à aujourd’hui, où il semble marquer un coup d’arrêt : la délégation par l’État du soin de fabriquer la loi aux partenaires sociaux. Le législateur devient le scribe – on a parlé de voiture-balai – et laisse les partenaires sociaux conclure des accords nationaux, leur promettant par avance de ne pas modifier les textes qu’ils vont négocier. Ce système donne un pouvoir considérable et un champ nouveau à la négociation syndicale. Cette vision de la légitimité des organisations syndicales pour produire la loi est celle de certaines organisations syndicales. À l’époque, Nicole Notat disait que l’État devait respecter les partenaires sociaux. En clair, cela veut dire que le législateur doit s’effacer devant ceux qui sont censés connaître mieux que quiconque le monde du travail, et qui auraient, de ce fait, une meilleure légitimité pour le représenter, meilleure encore que les représentants de la nation.

Cette notion me semble extrêmement dangereuse. Les syndicats, à la différence des parlementaires, ne représentent pas l’intérêt général et ils n’ont pas vocation à créer des normes directement subordonnées à la Constitution. L’article 34 de la Constitution attribue au législateur la mission de définir des règles de droit.

La question, aujourd’hui, est celle du plancher en deçà duquel on ne peut pas descendre par la négociation. Puisque la négociation peut se faire à la baisse, le rôle du législateur est évidemment capital face à cet accroissement du champ de la négociation collective, qu’elle se tienne au sein de l’entreprise, du groupe ou de la branche. Il est de première importance que le législateur joue son rôle en définissant des planchers. Par exemple, on peut se demander s’il est tout à fait normal que les partenaires sociaux aient négocié un accord, qui s’est traduit par la loi du 14 juin 2013, faisant passer la prescription de droit commun de trente à trois ans. Ce n’est jamais arrivé dans l’histoire du droit. La prescription de droit commun pour les dommages et intérêts était identique en droit du travail et en droit civil, exception faite des salaires pour lesquels elle était limitée à cinq ans. Elle est passée à trois ans dans tous les cas, et le législateur a transformé l’ensemble du texte de l’accord en de nouvelles règles législatives, qui s’imposent aujourd’hui.

Assumer des bouleversements aussi importants, c’est la fonction du législateur. Les faire assumer aux partenaires sociaux me paraît très dangereux, et c’est un effet de la négociation. Négocier, c’est faire des concessions : les partenaires sociaux, considérant qu’ils ont sauvé certains acquis, lâchent sur d’autres règles, par exemple en prévoyant que lorsque l’on accepte une convention de sécurisation de parcours professionnels, il s’agit d’une rupture d’un commun accord. Comme si cette notion avait un sens, alors que tout licenciement économique doit avoir une cause réelle et sérieuse, vérifiable par le juge.

La deuxième grande évolution sur laquelle je souhaite intervenir concerne le paritarisme de gestion. Il a pris une place considérable dans le domaine des garanties sociales, mais on observe là encore un phénomène d’instrumentalisation des organisations syndicales. On a vu que le législateur les instrumentalise en leur déléguant le soin de faire la loi et, ici, il les instrumentalise en leur déléguant le soin de gérer des taxes parafiscales qui ont toutes les caractéristiques d’un impôt, par exemple dans le cas de la formation professionnelle. À la clé, on place un adjuvant sous la forme de la distribution de 73 millions d’euros dans le cadre de la facilitation du dialogue social.

Tout cela transforme un syndicalisme de lutte en un syndicalisme gestionnaire, qui a pleinement sa légitimité, mais qui joue avec le feu. Il est extrêmement difficile de respecter une règle du jeu transparente et loyale lorsque les enjeux de pouvoir et les enjeux financiers sont aussi importants.

Une illustration caricaturale en a été fournie par la négociation de la dernière convention Unedic. C’est par l’effet d’une délégation de l’État que les partenaires sociaux gèrent un monstre tel que l’Unedic, institution légale intervenant dans des domaines connexes à l’action de l’État. Il est extraordinairement difficile de négocier : le patronat ne veut pas augmenter les cotisations, les syndicats sont indifférents à la situation des intermittents car ils n’ont pas de syndiqués dans cette catégorie professionnelle, et ainsi de suite. Il est difficile de demander aux partenaires sociaux de prendre une hauteur suffisante.

Le système d’organisation de la représentation syndicale est pérennisé, car il a une utilité. Il y a cinq organisations syndicales, trois sont qualifiées de réformistes et deux font la mauvaise tête. Or les conséquences de la représentativité s’apprécient au niveau du système des syndicats : trois contre deux. Même si deux syndicats regroupent le plus grand nombre d’adhérents, ils n’ont plus leur mot à dire si les trois autres s’entendent.

La négociation de la convention Unedic a additionné tous les travers que l’on peut imaginer. Stéphane Lardy vous en a parlé : Force Ouvrière a signé, mais n’a pas du tout approuvé la manière dont cette négociation a été conduite, et Jean-Claude Mailly a adressé une lettre à Philippe Martinez pour dresser le bilan de cette négociation. Elle est extrêmement sévère sur la manière dont elle a été conduite. La communication préalable des projets n’a jamais été réalisée : les projets étaient sur la table à l’arrivée des participants. Les organisations syndicales qui souhaitaient présenter des contre-projets n’ont pas pu utiliser les projections financières de l’Unedic, et il n’a même pas été possible d’évaluer les conséquences sur les équilibres financiers des différentes propositions alternatives : il a été impossible de faire tourner les ordinateurs de l’Unedic au profit d’autres organisations que le Medef et la CFDT.

Le Medef a créé un bloc autour de lui, son négociateur a demandé à tous les représentants patronaux de le laisser s’exprimer seul en leur nom à tous. Les syndicats avaient donc un seul interlocuteur, alors qu’ils étaient profondément divisés par le fait que certains avaient le pouvoir à l’Unedic tandis que d’autres en étaient exclus. Stéphane Lardy disait que si l’on ne signe pas, on ne gère pas ensuite. Je comprends cette position, mais le résultat est que ceux qui ne signent pas n’ont pas voix au chapitre. La CFDT a d’ailleurs fait plaider que la CGT n’ayant pas signé une convention Unedic depuis vingt ans, on pouvait se demander si elle avait le droit de prendre part à la négociation. Quand on signe, on gère ensuite. C’est le mécanisme binaire actuel. Et ceux qui gèrent organisent la négociation suivante. Par conséquent, le système a tendance à se pérenniser : le projet suivant est préparé entre les deux partenaires qui gèrent, et l’on aboutit à la situation que nous avons connue. Les deux partenaires sont d’accord sur un texte et ne souhaitent pas le négocier, ils disparaissent toute une après-midi dans les étages parce qu’il y a quelques points résiduels de désaccord avant de réapparaître à minuit moins dix avec le texte définitif, dont il n’est pas question de modifier un mot.

Force Ouvrière a dit : « Plus jamais ça ! » La CGT a intenté un procès, qui a abouti à la décision du Conseil d’État que vous connaissez. Lors de la précédente négociation de l’assurance-chômage, la question centrale de la loyauté de la négociation avait déjà été soulevée. Quand on concède autant de pouvoirs, dans un monde syndical tel que nous le connaissons, il faut fixer des règles. Soit par un accord de méthode, comme le propose Jacques Barthélémy, soit par une réglementation très stricte des conditions de la négociation. J’ai entendu dire que l’argument de la déloyauté de la négociation avait été rejeté par le Conseil d’État, le tribunal de grande instance et la cour d’appel ; ce n’est pas exactement le cas. Le Conseil d’État a déclaré que la question pouvait sérieusement se poser, mais que les juridictions judiciaires étant encore saisies du problème, il valait mieux ne pas se prononcer sur cette question. Et la Cour de cassation n’a pas encore rendu son arrêt.

Nous avons parfaitement conscience qu’annuler un monstre tel qu’une convention d’assurance-chômage, qui régit le sort de millions de personnes, est un exercice presque impossible de par ses conséquences. Mais nous touchons un point extrêmement sensible, et si nous voulons pérenniser le syndicalisme de gestion dans la protection sociale, il faut fixer des règles du jeu pour assurer son bon fonctionnement.

Me Jacques Barthélémy. Il est juste d’évoquer l’importance des règles de négociation. L’autonomie contractuelle ne peut déboucher sur une loi des parties que si un certain nombre d’instruments permettent d’assurer l’équilibre des pouvoirs entre les parties, un comportement loyal pendant les négociations et une exécution de bonne foi des textes signés. Il est parfaitement possible de prévoir l’obligation de négocier les conditions dans lesquelles seront menées les négociations, et d’essayer des les concrétiser dans un accord collectif que j’appelle accord de méthode.

Vous avez remarqué que le rapport de M. Jean-Denis Combrexelle me cite abondamment sur cette question, et que le projet de loi sur la réforme du code du travail a repris l’essentiel de ce que je prône depuis trente ans. Et je prône aussi ce principe dans les négociations collectives de branche où, la plupart du temps, les employeurs et les salariés estiment que tout cela relève de la technocratie inutile. Or c’est essentiel, car si l’accord collectif doit être un vrai contrat, il faut s’assurer que les exigences de la technique contractuelle civiliste sont respectées.

Me Michel Henry. Ma deuxième série d’observations porte sur l’idée, que l’on sent s’affermir, selon laquelle nous serions à la traîne en termes d’adaptation aux nouvelles formes de l’emploi. Nous voyons converger un certain nombre de critiques qui vont toutes dans le même sens.

La première de ces critiques porte sur les syndicats, dont la légitimité serait insuffisante pour représenter le monde du travail. Malgré les péchés et les difficultés qui sont les leurs, aucune organisation politique ou association ne compte autant d’adhérents que les organisations syndicales. De plus, l’audience des organisations syndicales ne se limite pas au nombre de leurs adhérents ou des votants. Dans les entreprises, beaucoup de personnes font confiance aux organisations syndicales sans pour autant y adhérer. En France, à la différence d’autres pays, on ne retire aucun avantage du fait d’être syndiqué, on peut tout au plus recevoir quelques coups au cours de sa carrière professionnelle. Par conséquent, atteindre des taux d’adhésion tels que ceux qui sont donnés par les grandes confédérations syndicales ne délégitime pas leur capacité à représenter le monde du travail.

Une seconde série de critiques estime que le code du travail imposerait des contraintes d’un autre temps, et serait de moins en moins en phase avec les formes nouvelles du travail et de l’entreprise. On évoque « l’entreprise agile », qui aurait besoin de formes d’emploi qui ne soit pas le salariat. Cette pensée est fortement exprimée dans le rapport Mettling, qui signale que dans les pays du « monde développé », on constate une multiplication des entreprises ayant recours à des travailleurs indépendants pour éviter l’application du droit du travail.

Je ne pense pas que l’avenir soit de remettre en cause la notion de salarié ni le code du travail. Historiquement, le progrès, en France comme dans d’autres pays, va de l’inorganisation de la classe ouvrière vers la définition d’un salariat auquel on peut appliquer un corps de règles protectrices. Dans le cadre de cette relation de travail peuvent aussi s’exercer des libertés individuelles et collectives, et la première d’entre elles, considérée comme une liberté fondamentale et constitutionnelle, est l’exercice du droit de grève, qui ne se conçoit pas en dehors d’une relation contractuelle de salariat.

On doit aussi considérer que la loi protège les patrons eux-mêmes des autres patrons. L’exemple de la guerre entre les chauffeurs de taxi et Uber démontre que le monde de la concurrence a besoin de règles pour s’organiser.

Cela signifie-t-il que les syndicats, c’est-à-dire les groupements de défense des intérêts professionnels des personnes visées dans leur statut, ne doivent pas chercher à étendre leur action vers les catégories voisines du salariat ? La loi qui a fondé les syndicats les définit par un principe de spécialité, ce qui les différencie des associations. Mais l’objet exclusivement professionnel de l’action syndicale n’exclut pas la défense des non-salariés. Si l’on se reporte simplement à la loi, il est indiqué que le syndicat défend les personnes « visées dans leur statut ».

Les syndicats ont-ils vocation à défendre des personnes qui n’ont pas la qualité de salarié ? La première démarche a évidemment été de raccrocher, par voie législative ou conventionnelle, des catégories limitrophes du salariat dans lesquelles la définition du lien de subordination n’était pas évidente, soit parce que c’était essentiellement une subordination économique, soit parce qu’il y avait une liberté intellectuelle telle que la subordination juridique était difficile à caractériser. C’est le cas, par exemple, des journalistes dont on a estimé qu’ils devaient entrer dans le champ du code du travail.

Ensuite, le cas de certains acteurs indépendants relève d’une requalification pure et simple : lorsque Calberson a décidé de transformer tous ses chauffeurs en artisans, cela n’a duré qu’un temps, jusqu’au jour où les juges ont estimé que c’étaient des salariés et les ont requalifiés comme tels.

Les organisations syndicales traditionnelles ont aussi la possibilité, rarement évoquée, de syndiquer des gens qui ne sont pas salariés. On note que cette pratique ne choque absolument pas dans le syndicalisme allemand, qui a certes un champ d’action économique plus vaste que le nôtre. La fédération allemande Druck und Papier, équivalent du syndicat de l’imprimerie français, syndique des petits artisans ou des libraires. En France, la Fédération du livre syndique également des acteurs économiques indépendants, comme des petits libraires, des auteurs, des écrivains, qui n’ont pas à proprement parler un patron en face d’eux, mais qui sont dans un rapport de subordination économique extrêmement fort et qui ont besoin d’être défendus dans leur relation de travail.

L’organisation syndicale pour qui cette extension de l’activité syndicale au-delà du salariat est la plus nette est la Fédération CGT du spectacle, qui compte en son sein des syndicats d’auteurs, des syndicats d’artistes-plasticiens, et qui négocie pour le compte de ses adhérents. Elle ne négocie pas avec des patrons à proprement parler, mais avec les redistributeurs sur internet ou les diffuseurs.

Il existe donc des solutions, sans fragiliser les frontières traditionnelles du salariat ni remplacer la subordination juridique par la subordination économique, car cela reviendrait à rendre obsolète la notion même de code du travail pour le remplacer par des nouvelles règles applicables à tout le monde qui incluraient un socle sur la santé, des règles pour que la durée du travail ne soit pas excessive, et ne se préoccuperaient pas trop du reste. Il est beaucoup plus efficient de créer un code du travail partiel pour des gens en situation de subordination économique très forte, et qui ont besoin d’être défendus.

L’histoire nous en donne des exemples. C’était le cas des commandites ouvrières au XIXsiècle, dont certaines perdurent toujours : la dernière commandite en France imprime les travaux de l’Assemblée nationale, c’est le Journal Officiel. La SACIJO (Société anonyme de composition et d'impression des journaux officiels) est une commandite ouvrière, une association ouvrière qui facture ses prestations à l’atelier patronal. La Cour de cassation a estimé qu’il s’agissait de salariés, et que le code du travail devait leur être appliqué.

Autre exemple – je crois que c’est l’une des rares lois du gouvernement Pétain qui a survécu – les gérants de magasins d’alimentation à succursales multiples ont la qualité de salariés par l’effet de dispositions législatives, alors qu’ils sont patrons de leurs propres salariés.

Nous trouvons donc des catégories de salariés que les tribunaux auraient du mal à enserrer dans leurs filets si l’on demandait l’application intégrale du code du travail. Tout le code du travail ne leur est pas applicable : seules le sont des dispositions considérées comme particulièrement essentielles pour la protection du ravailleur, mais aussi pour la rupture du contrat de travail.

Des pistes peuvent donc être trouvées sans considérer comme obsolètes les formes actuelles de représentation du monde du travail et les formes d’organisation des relations de travail.

M. le président. Que pensez-vous du rapport qu’a publié France Stratégie sur le statut de l’actif ?

Me Michel Henry. Je vous prie m’excuser, je ne le connais pas.

M. Jean-Marc Germain, rapporteur. Vous dites qu’il ne faut pas créer un statut de travailleur économiquement dépendant tout en disant qu’il faut traiter la situation des travailleurs qui, de fait, sont économiquement dépendants. Nous partageons tous votre crainte qu’un statut de ce type ne vienne se substituer à terme à celui de salarié, ce qui explique les hésitations sur ce point. Mais des règles sont à inventer pour ces situations de dépendance économique, qui sont par exemple celle du sous-traitant exclusif d’un grand groupe et celle de l’auteur sous contrat d’exclusivité avec une maison d’édition, qui ne vit que de ce contrat et à qui l’on impose des clauses de plus en plus contraignantes.

J’avais d’ailleurs interprété les principes dégagés par MM. Badinter et Lyon-Caen comme des principes généraux du travail, et non du seul salariat. C’est ce qui me semblait apporter une vraie valeur ajoutée : ils pouvaient s’appliquer à tout type de situations, autoentrepreneurs comme sous-traitants.

Il faut donc à la fois des règles sur les situations de dépendance économique et une action plus intensive de requalification des situations de salariat déguisé.

Le rapport de M. Pascal Terrasse définit un statut d’économie de partage de frais. Airbnb permet de partager le coût de son appartement en mettant à disposition une ou deux chambres, Blablacar permet de trouver sur son trajet des personnes qui ne rémunèrent pas un travail supplémentaire, mais partagent des frais. Au fond, il s’agit d’une économie qui se situerait hors de l’entrepreneuriat et du salariat et serait limitée à cette notion de partage de frais. Cela vous paraît-il avoir un sens ?

Le rapport de M. Pascal Terrasse suggère aussi de s’intéresser à la question du déréférencement. Lorsqu’une personne travaille par l’intermédiaire d’une plateforme collaborative et que celle-ci décide de la déréférencer, c’est une forme de licenciement économique. Avez-vous des réflexions sur ce point ?

D’autres questions se posent sur la transparence des systèmes de notation, qui induisent des formes de grilles salariales. Une personne notée avec cinq étoiles pourra revendiquer une rémunération de cent euros de l’heure, une autre notée avec une seule étoile ne touchera qu’un euro de l’heure, et le procédé pour passer d’une étoile à cinq étoiles est particulièrement opaque. Ce sont des choses que l’on connaît bien en droit du travail, mais qui ne sont pas du tout encadrées dans le domaine de l’économie des plate-formes.

Enfin, vous avez évoqué la question de la loyauté de la négociation. Vous avez évoqué, sans dire que vous en étiez à l’origine, le fait que la justice se saisisse de cette question. Avez-vous des réflexions sur la façon dont une négociation devrait être menée pour être considérée comme loyale ?

Me Michel Henry. Je peux répondre facilement à votre dernière question ; les autres sortent assez largement du champ de mes préoccupations professionnelles et je ne prétends pas avoir d’idées sur tout.

Sur les règles de la négociation, la Cour de cassation a défini une règle du jeu il y a quelques années. En quelques arrêts, dont un fondamental, la Cour a édicté les règles qu’il faut appliquer dans une négociation collective : être sur un pied d’égalité au regard de l’information ; se retrouver ensemble ; sans que les apartés soient interdits, il faut néanmoins, lors de discussions communes, pouvoir participer à la discussion d’un texte dont on a pu prendre connaissance ; et il faut que le texte soumis définitivement à la signature des partenaires ait été préalablement soumis à la discussion de l’ensemble des partenaires sociaux, réunis tous ensemble.

À la lumière de ce qui s’est passé lors de la négociation de la dernière convention Unedic, on pourrait encore perfectionner cette jurisprudence, peut-être par voie législative. Par exemple, un certain nombre de dispositions législatives ne s’appliquent pas directement à la négociation collective, mais on considère qu’elles ont valeur de principes généraux.

Ainsi, lors de négociations, il est entendu que les négociateurs doivent recevoir les éléments d’information essentiels détenus par la partie adverse avant d’entamer la négociation. Lors de négociations salariales, le patronat doit fournir un certain nombre de données sur le niveau de salaire par catégories. S’il y a un projet, il doit également être communiqué avant les négociations.

L’autre règle est qu’il ne faut pas rendre absolument impossible l’examen – je ne parle même pas de la négociation – d’autres projets. Or lors de la négociation Unedic, FO et la CGT sont chacun arrivés avec un projet. Mais il leur a été répondu que l’on ne discuterait d’aucun autre projet.

Il est très difficile d’imposer un comportement aux partenaires sociaux dans la négociation. Mais on peut prévoir que les partenaires sociaux qui ont des propositions alternatives à formuler disposent des mêmes moyens pour examiner le coût de ces mesures, afin de permettre de les comparer au coût de celles qui figurent dans le projet qui leur est présenté et qui a fait l’objet d’un préconsensus entre certaines organisations syndicales et patronales. C’est ce qui a beaucoup fait défaut à la CGT et à FO : à aucun moment ils n’ont pu avoir accès aux ordinateurs de l’Unedic pour faire des états comparés, profession par profession, catégorie par catégorie, problème par problème, avantage par avantage, et savoir en quoi les options proposées changeraient les équilibres respectifs.

Il y a là la matière d’un vrai travail. Il pourrait s’inspirer des lois les plus récentes sur la négociation collective, en particulier les négociations annuelles obligatoires, ainsi que de la jurisprudence assez précise de la Cour de cassation, afin de fixer des règles du jeu. Compte tenu des enjeux et de l’importance de ce que l’État délègue aux partenaires sociaux, et des fonds colossaux qui sont en cause, nous sommes en droit d’exiger que les textes soient élaborés dans des conditions normales de transparence et de loyauté.

Vous m’avez également interrogé sur les formes de travail qui n’entrent pas dans la définition du salariat ni dans le champ du code du travail. Nous entendons beaucoup dire que l’économie numérique créée des « entreprises agiles ». Notons que ce qui est trop agile devient insaisissable : on ne sait même plus où sont ces entreprises. Si vous demandez dans une boutique SFR l’adresse postale de l’entreprise pour lui adresser un courrier, on refuse de vous répondre. Il faut donc faire des recherches sur internet pour savoir où est domiciliée l’entreprise. On peut donc imaginer la difficulté à localiser son interlocuteur. Prenons le cas d’Uber : où est cette entreprise ? S’il faut formuler une réclamation, à qui doit-on s’adresser ? Je connais une personne qui a oublié son portefeuille dans un véhicule Uber. On lui a donné un numéro de téléphone, et il y a effectivement un immeuble dans le nord de Paris, qui semble une espèce de Fort Knox, dans l’ombre. On ne sait pas exactement où l’on est, on y est reçu par des gens qui ne laissent accéder à aucun interlocuteur. C’est aussi cela « l’entreprise agile ».

Est-ce l’économie numérique qui entraîne ces formes nouvelles d’organisation d’entreprise, ou est-ce simplement le fait que le droit du travail ne s’appliquant pas, l’entreprise peut se permettre d’être insaisissable, impossible à localiser, même géographiquement ? Il y a peut-être un travail de reconstruction à faire : je ne sais pas si c’est une pente naturelle de nouvelles formes d’organisation du travail ou simplement une opportunité que saisissent les nouveaux entrepreneurs pour choisir des mécanismes qui les rendent insaisissables.

Comment organiser ces formes d’emploi ? Je ne sais pas comment le législateur peut intervenir. Il faut réglementer des professions, je ne vois pas par quel autre moyen peut passer la protection de l’emploi, ou un minimum d’organisation des relations professionnelles. Il faut définir qui est dans la profession, comment les gens y sont enregistrés, comment ils le prouvent. Je vois un certain nombre de difficultés sur lesquelles d’autres ont dû réfléchir de manière plus approfondie.

M. le rapporteur. Est-ce qu’un chauffeur Uber, ou loueur d’une chambre Airbnb, peut adhérer à un syndicat interprofessionnel comme la CGT ? Faut-il faire évoluer la loi sur ce point ? L’UNSA accepte systématiquement les chauffeurs Uber, d’autres syndicats considèrent qu'ils ne peuvent pas légalement le faire.

Me Michel Henry. Pour m’être penché sur la question, j’ai cru comprendre que les statuts de la CGT n’excluaient pas la possibilité de faire adhérer des personnes qui n’étaient pas précisément définies par le code du travail comme étant des salariés. La preuve en est fournie par les syndicats d’auteurs, d’artistes plasticiens, de libraires indépendants et autres. Je pense donc qu’il n’y a pas de réticence, ni d’impossibilité. Mais si l’on veut défendre des gens, il faut des règles communes qui leur soient applicables. Il appartient par conséquent au législateur de défendre, par son intervention, à la fois le public – les consommateurs de ces services – et les conditions d’emploi des personnes qui travaillent dans un état de subordination économique et de dépendance extrême.

M. le rapporteur. Peut-on être en même temps adhérent d’un syndicat patronal et d’un syndicat de salariés ? Par exemple, une personne qui serait salariée en journée et autoentrepreneur le soir peut-elle être défendue par les deux parties ? Quel serait le statut d’une personne qui travaillerait de manière intensive pour Blablacar ? Car on a beau nous dire que c’est impossible, la réalité est que l’on peut avoir quatre ou cinq voitures et ainsi mener une activité économique. Qui peut représenter cette catégorie de travailleurs ?

Me Michel Henry. Nous pourrions poser la question aux gérants de magasins d’alimentation à succursales multiples, puisqu’ils sont à la fois salariés et patrons. Ils peuvent adhérer à la plupart des syndicats de salariés, dès lors que ces syndicats estiment que ces gens ont des intérêts professionnels à défendre face à un interlocuteur et sont en état de domination économique ou juridique.

C’est évidemment un champ limité pour l’organisation syndicale, puisque le fondement de l’action syndicale est de conclure des accords. Dans ces cas, les accords ne se concluent pas nécessairement avec des patrons : le syndicat des artistes plasticiens ou des auteurs passe des accords avec des organismes de prévoyance, des organismes de sécurité sociale pour les auteurs, des diffuseurs, des retransmetteurs sur internet. Ce sont d’autres interlocuteurs, et nous ne sommes plus dans un rapport de patrons à salariés.

M. le président. Peut-on imaginer que le travailleur freelance ou le chauffeur Uber soit réinternalisé comme salarié, mais avec un contrat de mission, qui peut être extrêmement court ? Cela permettrait alors de le réintégrer dans un système de droits.

Me Michel Henry. Il faudrait définir une nouvelle forme de contrat, qui ne soit plus un contrat obéissant aux règles du droit civil, mais qui permette une nouvelle forme d’organisation du travail obéissant à une loi qui rattache à des droits sociaux ces modalités d’activité professionnelle. C’est pour cela que je disais précédemment que l’on pouvait imaginer que le code du travail comporte des dispositions qui ne soient que partielles, en fonction de la nature des activités de certains travailleurs.

M. le président. Merci d’avoir accepté de nous répondre.

La séance est levée à treize heures quarante.

——fpfp——

Présences en réunion

Réunion du jeudi 7 avril 2016 à 10 heures

Présents. – M. Jean-Marc Germain, M. Arnaud Richard

Excusés. – Mme Kheira Bouziane-Laroussi, M. David Comet, Mme Michèle Fournier-Armand, Mme Isabelle Le Callennec, Mme Véronique Massonneau, M. Denys Robiliard