N° 239
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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
QUATORZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 2 octobre 2012.
PROPOSITION DE RÉSOLUTION
tendant à la création d’une commission d’enquête sur les circonstances entourant l’attentat du 8 mai 2002 à Karachi
et chargée de proposer des pistes d’amélioration de l’information et de la consultation de la Représentation nationale
sur les différents contrats d’armement impliquant la France,
(Renvoyée à la commission de la défense nationale et des forces armées, à défaut de constitution
d’une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)
présentée par Mesdames et Messieurs
Jean-Jacques CANDELIER, François ASENSI, Marie-George BUFFET, Patrice CARVALHO, Gaby CHARROUX, André CHASSAIGNE, Marc DOLEZ, Jacqueline FRAYSSE et Nicolas SANSU,
député-e-s.
EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
En mai 2010, la commission de la défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale avait décidé le dépôt, en vue de sa publication, du rapport d’information de la mission créée en son sein le 7 octobre 2009 chargée de faire la lumière sur les circonstances entourant l’attentat du 8 mai 2002 à Karachi.
Rappelons que l’attentat perpétré par un kamikaze avait blessé 12 personnes et tué 14 autres, dont 11 salariés français travaillant directement ou en sous-traitance pour la direction des chantiers navals (DCN) à la construction d’un sous-marin pour la marine pakistanaise.
Un contrat de construction et de vente de 3 sous-marins à propulsion classique avait été signé entre la DCN et le Pakistan le 21 septembre 1994. La DCN travaillait, au moment de l’attentat, à la construction du deuxième, sur place, au Pakistan.
L’attentat de Karachi avait touché des personnes qui travaillaient pour l’État (la DCN ayant été, jusqu’en 2001, une direction du ministère de la défense), qui contribuaient au rayonnement de l’industrie nationale de défense et qui avaient accepté une expatriation dans un environnement difficile.
Dans la lettre qu’il avait adressée aux membres de la mission d’information le 21 octobre 2009, le président de la commission de la défense nationale et des forces armées avait précisé son champ d’investigation. Celle-ci devait examiner :
– les conditions de négociation du contrat de vente des sous-marins (environnement géopolitique, motivations des gouvernements et de la DCN, aspects financiers) ;
– les conditions d’exécution du contrat : exécution financière et conditions de séjour et de sécurité des personnels de la DCN à Karachi.
Le champ de la mission était donc en adéquation totale avec les buts habituellement assignés aux missions d’information.
Il a été établi que le contrat de vente de sous-marins Agosta constituait une nouvelle étape de la coopération militaire entre la France et le Pakistan. L’objectif diplomatique que présentait ce contrat a été partagé par plusieurs gouvernements. Sa genèse remonte aux années 1991 et 1992. Les négociations se sont accélérées en 1993 et 1994, avec une signature intervenue le 21 septembre 1994. Comme tout contrat de ce type, il a impliqué les plus hautes autorités de l’État, en France comme au Pakistan.
On sait par ailleurs que l’exécution du contrat Agosta a engendré d’importantes pertes financières décrites dans des rapports du contrôle général des armées (CGA), de l’inspection générale des finances et de la Cour des comptes.
La vente des Agosta s’est accompagnée du versement de commissions (ou frais commerciaux exceptionnels, FCE) à des personnalités pakistanaises. Ces commissions étaient légales au moment de la négociation et de la signature du contrat, étant antérieures à l’adoption de la loi de finances rectificatives pour 1997, qui en a limité l’usage dans les pays étrangers. Elles se sont vraisemblablement élevées à 10,25 % du montant du contrat, soit une somme de 550 millions de francs.
Ces FCE ont été négociés en 2 étapes : la première, dès le début de la négociation, avait abouti à s’accorder sur un pourcentage représentant 6,25 % du contrat, les destinataires étant des personnalités politiques pakistanaises ; la seconde, vers mai ou juin 1994, avec l’irruption soudaine et étrange d’intermédiaires, à la demande du cabinet du ministre de la défense, qui a conduit à ajouter 4 % de commissions supplémentaires. Le paiement a emprunté deux circuits différents : celui de la SOFMA pour les 6,25 % de FCE susmentionnés et celui de Mercor Finance via la société Heine, au Luxembourg, pour les 4 %.
Sur demande expresse du Président de la République de l’époque, et pour des raisons inconnues et restant à élucider par la Représentation nationale, le versement de la part de 4 % des FCE a été annulé vers la fin de 1995 ou au début de 1996. L’instruction de l’Élysée concernait certains FCE du contrat Agosta ainsi que des FCE du contrat Sawari. Elle a été mise en œuvre par la SOFRESA et la société Control Risk Management.
L’existence de rétrocommissions n’est pas une certitude, dans la mesure où elle repose sur des témoignages fragiles qui mériteraient d’être mieux confrontés et confortés. Pour les auteurs de la présente proposition de résolution, l’absence de preuves aujourd’hui ne signifie pas que de telles rétrocommissions aient été absentes du contrat. Combien de scénarios rocambolesques ou d’affaires politiques, déclarées abracadabrantesques par leurs protagonistes, se sont finalement avérées réelles et fondées ?
Toujours est-il que la plupart des spécialistes du terrorisme et de l’islam radical pakistanais attribuent la mise en œuvre de l’attentat à un mouvement déobandi. L’éclatement des mouvements terroristes pakistanais rend difficile la détermination des motifs pour lesquels l’un d’eux aurait agi. Le commanditaire, s’il s’agit également d’un mouvement islamiste, demeure inconnu et, de ce fait, la raison de son action le demeure également.
Selon des spécialistes, l’organisation Al Qaida peut être impliquée de diverses façons dans l’attentat : quand elle accomplit directement un acte terroriste, quand elle prête son concours technique ou financier à un attentat perpétré par un autre mouvement (qualifié de « franchisé »), enfin quand un mouvement sans lien avec Al Qaida commet un attentat qui sert sa stratégie de terreur (le mouvement est alors considéré comme « labellisé »). Oussama Ben Laden a cité l’attentat de Karachi parmi plusieurs autres, directement mis en œuvre par son mouvement ou dont il s’est félicité. Il ne l’a pas spécifiquement revendiqué. Il le classe parmi les actions de sa croisade islamique. Il peut être dû au contexte intérieur pakistanais (dissidence au sein de l’armée, action autonome d’islamistes) ou au contexte géopolitique (attentat par ou pour le compte d’Al Qaida à la suite des attentats du 11 septembre 2001 ou de l’entrée des forces spéciales françaises en Afghanistan).
Soyons clairs : la situation à Karachi rend très plausible la piste islamiste. D’ailleurs, en aucun cas la Représentation nationale ne saurait avoir pour ambition de se substituer au juge d’instruction dans cette enquête. Mais outre la piste islamiste, les élus du peuple ne peuvent pas se permettre de ne pas travailler sur les autres hypothèses souvent évoquées par la presse, notamment la piste d’une affaire politico-financière, dans la mesure où il existerait des dysfonctionnements des pouvoirs publics et des plus hautes autorités politiques françaises.
En particulier, la raison pour laquelle le ministère de la défense de l’époque a insisté auprès de DCN pour imposer à la dernière minute deux intermédiaires dans la négociation des FCE demeure une interrogation majeure, d’autant que cela a conduit à l’augmentation de quatre points de la part des frais commerciaux exceptionnels (FCE).
Nous devons précisément savoir les raisons pour lesquelles le Président de la République et le gouvernement ont décidé, en 1995, d’interrompre les versements de certaines commissions en marge de ventes d’armes, notamment de la vente de sous-marins au Pakistan.
Il est nécessaire également de connaître le rôle exact du ministère du budget dans la création de la société basée au Luxembourg Heine et de comprendre pour quelle raison le nom du ministre du budget de l’époque peut-il être associé à la création de cette société par laquelle ont transité les commissions liées à la vente de sous-marins Agosta au Pakistan.
La justice est saisie de ces questions. Cependant, dans un État démocratique, il existe un principe de séparation des pouvoirs, notamment entre exécutif, législatif et judiciaire. Mais cela ne signifie nullement qu’il n’y ait pas des relations fortes entre eux.
Au vu des nombreuses incertitudes dans ce dossier, il serait particulièrement utile de reprendre et d’élargir l’objet de la mission d’information de l’époque afin de faire toute la transparence sur le comportement des décideurs et des acteurs, dans le cadre d’une commission d’enquête.
La jurisprudence qui prévaut est que l’existence de poursuites judiciaires n’interdit pas la création d’une commission d’enquête lorsqu’elle est souhaitée, mais restreint le champ d’investigation de la commission aux faits n’ayant pas donné lieu à des poursuites. Ainsi, la souplesse d’interprétation de cette règle n’a pas empêché, par exemple, la création des commissions d’enquête sur le Service d’Action Civique, les sectes, le Crédit Lyonnais ou le régime étudiant de la Sécurité sociale.
La présente proposition de résolution entend en outre confier à la commission d’enquête le soin de proposer des pistes d’amélioration de l’information et de la consultation de la Représentation nationale sur les différents contrats d’armement impliquant la France.
Il s’agit là d’une exigence démocratique de renforcement du contrôle de la Représentation nationale sur un sujet que l’on peut considérer comme étant plus politique et stratégique que commercial, et qui échappe pourtant largement aux élus de la Nation à l’heure actuelle.
La création d’une commission d’enquête aurait une utilité incontestable, vu le déroulement des travaux de la mission d’information. Les députés bénéficieraient cette fois d’un droit de citation directe des protagonistes. L’importance du sujet et des questions restées sans réponse mérite de lever le verrou de la bonne volonté – et, en l’occurrence, de la mauvaise – de différents acteurs.
Les auteurs de cette résolution songent en particulier à faire auditionner un intermédiaire, personnage central de différents contrats de vente, qui avait déclaré « n’avoir rien à voir avec cette affaire », en contradiction flagrante avec la réalité, et qui a refusé de s’expliquer devant les membres de la mission d’information.
Les auteurs de la présente proposition de résolution espèrent aussi que deux anciens Présidents de la République, le secrétaire général de l’Élysée de l’époque et les responsables du service de renseignement français seront entendus afin de comprendre, notamment, pour quel motif il a été décidé l’arrêt du versement de certaines commissions liées aux ventes d’armes, ce qui est tout à fait inhabituel.
Les membres de la commission d’enquête auraient aussi la faculté d’exercer leurs missions sur pièces et sur place et d’obtenir tous les renseignements de nature à faciliter leur mission. Ils pourraient également faire appel à la Cour des comptes pour renforcer leur compréhension de divers schémas financiers liés à certains contrats d’armement. Ils seraient habilités à se faire communiquer tout document de service, à l’exception de ceux revêtant un caractère secret, concernant la défense nationale, les affaires étrangères, la sécurité intérieure ou extérieure de l’État, et sous réserve du respect du principe de séparation de l’autorité judiciaire et des autres pouvoirs.
Ces facultés ne seront pas un luxe tant le Gouvernement a la capacité de faire preuve d’une extrême légèreté dans ses réponses aux parlementaires. À vrai dire, aucun document de première main n’avait été communiqué aux élus du peuple à l’époque ! Nous sommes en droit d’attendre un changement d’attitude du nouveau Gouvernement, qui pourrait utilement briser la posture d’enfermement absurde et contreproductive adoptée par le précédent Gouvernement.
Il s’agit donc de bénéficier de la coopération réelle des différents ministères, afin de se faire communiquer un certain nombre de documents. Il s’agit d’obtenir la déclassification de nombreux documents. Il s’agit de recevoir, notamment, les bleus relatifs à la négociation du contrat et les télégrammes diplomatiques en provenance d’Islamabad et de Karachi, et dont la communication ne contrevient en rien à la séparation des pouvoirs.
La création d’une commission d’enquête ne relève pas d’une recherche de culpabilité. Seule l’exigence de transparence, de vérité, de contrôle et de compréhension guide les auteurs.
Il s’agit aussi de comprendre comment sont décidés et conclus les contrats d’armement, quelles ont pu être les défaillances, les dysfonctionnements, les motifs des autorités, afin d’apporter des solutions démocratiques.
Nous le savons bien, les contrats de vente d’armes sont de nature politique autant que commerciale. Leur signature a des effets sur la politique étrangère et de défense de la France. Elle engage les finances publiques s’ils bénéficient d’une garantie de l’État par le biais de la COFACE. Même si une certaine discrétion est nécessaire à leur conclusion, l’information et la consultation du Parlement apparaît de plus en plus nécessaire, sous une forme qu’il reste à déterminer, au regard de l’émotion suscitée par de nombreuses affaires, dont celle des sous-marins Agosta.
PROPOSITION DE RÉSOLUTION
En application des articles 137 et suivants du Règlement, il est créé une commission d’enquête de 30 membres chargée d’enquêter sur les circonstances entourant l’attentat du 8 mai 2002 à Karachi ainsi que de proposer des améliorations de l’information et de la consultation de la Représentation nationale sur les différents contrats d’armement impliquant la France.
1° Elle s’attachera à établir précisément les conditions de négociation du contrat de vente des sous-marins (environnement géopolitique, motivations des gouvernements et de la DCN, aspects financiers), en collaboration avec l’ensemble des administrations, autorités, entreprises, institutions et acteurs concernés et à examiner les conditions d’exécution du contrat (exécution financière, arrêt du versement de commissions, existence d’éventuelles rétrocommissions et conditions de séjour et de sécurité des personnels de la DCN à Karachi).
2° Elle fera ressortir, sur la base d’un diagnostic complet de la législation et de la réglementation actuelle entourant la vente d’armes, les besoins de changement de cadre juridique afin de renforcer la capacité de la Représentation nationale à décider souverainement en la matière et à contrôler effectivement l’exécution des contrats de vente d’armes.