N° 2828
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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
QUATORZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 2 juin 2015
RAPPORT
FAIT
AU NOM DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE
sur la surveillance des filières et des individus djihadistes
M. ÉRIC CIOTTI
Président
M. PATRICK MENNUCCI
Rapporteur
Députés
——
(1) La composition de cette commission d’enquête figure au verso de la présente page.
La commission d’enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes est composée de : M. Éric Ciotti, président ; M. Patrick Mennucci, rapporteur ; MM. Yves Goasdoué, Claude Goasguen, Mme Geneviève Gosselin-Fleury, M. Meyer Habib, vice-présidents ; MM. Olivier Falorni, Serge Grouard, Henri Jibrayel, Joaquim Pueyo, secrétaires ; M. Christian Assaf , Mme Marie-Françoise Bechtel, M. Malek Boutih, Mme Valérie Boyer, M. Christophe Cavard, Mme Françoise Descamps-Crosnier, MM. Christian Estrosi, Georges Fenech, Jean-Claude Guibal, Mme Chaynesse Khirouni, MM. François Loncle, Jacques Myard, Sébastien Pietrasanta, Patrice Prat, François Pupponi, Mme Michèle Tabarot, MM. Pascal Terrasse, Patrice Verchère, Michel Zumkeller.
SOMMAIRE
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Pages
AVANT-PROPOS DE M. ÉRIC CIOTTI, PRÉSIDENT DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE 9
INTRODUCTION 13
PREMIÈRE PARTIE : L’AGGRAVATION DE LA MENACE TERRORISTE DJIHADISTE SOUS L’EFFET DE LA RADICALISATION D’UN NOMBRE CROISSANT D’INDIVIDUS 19
I. UNE MENACE CROISSANTE ET PROTÉIFORME 19
A. L’AUGMENTATION ALARMANTE DU NOMBRE DE DÉPARTS VERS LA ZONE IRAKO-SYRIENNE ET CELLE, PLUS LARGE, DU NOMBRE DE PERSONNES RADICALISÉES 19
B. LA DIVERSITÉ DES PROFILS DES DJIHADISTES ET DES INDIVIDUS RADICALISÉS 23
C. UNE MENACE TERRORISTE D’UNE AMPLEUR ET D’UNE NATURE NOUVELLES 26
1. Les nouvelles formes du terrorisme djihadiste 26
2. Daech, une organisation quasi étatique 30
3. Une forme de rivalité entre Daech et Al-Qaïda 31
4. La France, cible privilégiée 32
D. LE DJIHADISME, PHÉNOMÈNE RELIGIEUX OU IDÉOLOGIE POLITIQUE ? 33
1. Une vision dévoyée de l’islam 33
2. Quête de sens et « idéologie des opprimés » 35
3. Des analogies avec certaines pratiques sectaires 37
II. LA DIFFICULTÉ DE CERNER LA RADICALISATION 38
A. DES VECTEURS MULTIPLES DE RADICALISATION 39
1. La prégnance d’internet et des réseaux sociaux 39
2. La mosquée, lieu de radicalisation ? 41
3. Le rôle controversé de la prison 42
B. DES MOTIVATIONS MULTIPLES ET COMPLEXES 44
1. La difficulté de tracer un profil type des individus radicalisés 44
2. Quelques caractéristiques dominantes 46
3. Le djihadisme, des repères simples et l’accès à la notoriété 48
4. Fragilité psychologique et dimension « romantique » 48
DEUXIÈME PARTIE : ADAPTER LA DÉTECTION ET LE SUIVI DES DJIHADISTES, RENFORCER LEUR PRISE EN CHARGE JUDICIAIRE 51
I. L’ACTION DES SERVICES DE RENSEIGNEMENT ET DE POLICE POUR LUTTER CONTRE LE DJIHADISME 53
A. L’ORGANISATION DE NOS SERVICES CHARGÉS DU RENSEIGNEMENT 53
1. La montée en puissance de la DGSI 54
2. Le service central du renseignement territorial 57
3. La direction du renseignement de la Préfecture de police de Paris 58
4. La sous-direction de l’anticipation opérationnelle de la gendarmerie 59
B. LE RENSEIGNEMENT PÉNITENTIAIRE 60
1. Le bureau du renseignement pénitentiaire 60
2. Les relations avec les services de renseignement 62
3. Créer un véritable service de renseignement pénitentiaire 63
C. UNE COORDINATION ENTRE LES SERVICES QUI DOIT ENCORE ÊTRE CONSOLIDÉE 64
1. Une coordination largement facilitée par des échanges de personnels 65
2. Devant l’ampleur de la menace, renforcer la coordination 66
3. Le rôle de l’unité de coordination de la lutte anti-terroriste 67
II. LES OUTILS DE LA POLICE ADMINISTRATIVE DANS LA LUTTE CONTRE LE DJIHADISME 68
A. LES APPORTS DU PROJET DE LOI SUR LE RENSEIGNEMENT 68
1. Des outils renforcés 69
a. Les interceptions de sécurité 69
b. L’accès aux données de connexion 70
2. Des outils nouveaux 71
B. DES MOYENS À DÉVELOPPER AU SERVICE DE LA LUTTE CONTRE LE DJIHADISME 73
1. Améliorer la gestion et les conditions d’usage des fichiers 73
a. Favoriser l’accès des services concourant au renseignement 73
b. Faciliter les recoupements entre fichiers par la mise en place d’une interface 76
2. Intensifier la lutte contre le financement du terrorisme 78
a. La lutte contre le financement du terrorisme international 78
b. La lutte contre les petites sources de financement du terrorisme 79
3. Le régime des réquisitions auprès des opérateurs 81
4. Les modalités de l’assignation à résidence 82
III. LA DÉLICATE GESTION DES RETOURS DE DJIHAD 83
A. LES DIFFICULTÉS DU CONTRÔLE AUX FRONTIÈRES 84
1. La nécessité d’un fichier recensant les passagers aériens (PNR) 84
2. La nécessité d’un renforcement de la coopération internationale 87
3. Les lacunes du contrôle aux frontières 88
a. Le cadre du code Schengen 88
b. La non « réconciliation » entre le document de voyage et l’identité de la personne concernée 89
c. La difficulté de contrôler les frontières maritimes et surtout terrestres 90
4. Les outils administratifs pour empêcher certaines entrées ou sorties du territoire 91
a. L’opposition à la sortie du territoire 91
b. L’interdiction administrative de sortie du territoire 92
c. L’interdiction administrative du territoire 94
B. LE TRAITEMENT PÉNAL DES PERSONNES DE RETOUR DES ZONES DE DJIHAD 95
1. Une judiciarisation prioritaire 95
2. Une tendance à la délictualisation de crimes commis à l’étranger 98
IV. LA PRISE EN CHARGE JUDICIAIRE 99
A. UN DISPOSITIF PÉNAL DE LUTTE CONTRE LE TERRORISME TRÈS PERFORMANT MAIS PERFECTIBLE 99
1. Un dispositif complet 99
a. Des infractions terroristes récemment complétées 99
b. Des règles dérogatoires en matière de procédure pénale 102
2. La centralisation du traitement judiciaire atteint-elle ses limites ? 103
B. LES MOYENS DE L’ENQUÊTE PÉNALE 105
1. Plusieurs services de police judicaire et une gestion des dossiers conditionnée par leur disponibilité 105
2. Des outils d’enquête à consolider 106
a. Créer un régime de saisie des données informatiques indépendant du régime de la perquisition 106
b. Veiller à l’application effective de la captation de données informatiques 107
c. Permettre le recrutement d’assistants spécialisés auprès des juges d’instruction du pôle antiterroriste 108
3. Remédier aux failles du suivi des contrôles judiciaires 109
C. L’EXÉCUTION ET L’AMÉNAGEMENT DES PEINES 110
1. Renforcer le contrôle des déplacements à l’étranger des personnes condamnées à un sursis avec mise à l’épreuve 110
2. Étendre le champ d’application de la surveillance judiciaire 110
3. Introduire un critère de risque de trouble à l’ordre public pouvant fonder le rejet des demandes d’aménagement des peines 111
TROISIÈME PARTIE : MIEUX PRÉVENIR LA RADICALISATION 115
I. DÉCLINER PLEINEMENT AU NIVEAU LOCAL LA POLITIQUE DE LUTTE CONTRE LA RADICALISATION 115
A. LE DISPOSITIF NATIONAL DE PRÉVENTION INSTITUÉ EN AVRIL 2014 115
1. Le Comité interministériel de prévention de la délinquance 115
2. La mise en place récente d’une plateforme de signalement 117
B. ANCRER LA POLITIQUE DE PRÉVENTION DE LA RADICALISATION DANS LES TERRITOIRES 119
1. L’expérience danoise de lutte contre la radicalisation 119
2. La création des cellules départementales de suivi 121
3. Mettre en place des « mentors », sur le modèle danois 124
4. L’annonce de l’ouverture d’une structure de prise en charge 125
C. FAVORISER LA COMMUNICATION ENTRE LES INTERVENANTS 125
1. Échange d’informations et secret professionnel 125
2. Créer un réseau d’éducateurs spécialisés référents 126
II. PRÉVENIR LA RADICALISATION EN PRISON 127
A. AMÉLIORER LA DÉTECTION DE LA RADICALISATION 127
1. Adapter les outils de détection aux nouvelles formes de radicalisation en milieu carcéral 127
2. Former les personnels de surveillance et les partenaires intervenant en milieu carcéral 129
3. Faire débuter la détection dès l’accueil des détenus dans les quartiers arrivants 131
B. PRÉVENIR LA DIFFUSION DE LA RADICALISATION GRÂCE À UNE GESTION ADAPTÉE DE LA DÉTENTION 132
1. Isoler individuellement les détenus radicalisés recruteurs 133
a. Des mesures appliquées aux détenus les plus dangereux strictement encadrées 133
b. Une nécessaire réflexion sur un régime d’isolement adapté 136
2. Créer des quartiers dédiés pour les autres détenus radicalisés, à l’exception des plus vulnérables 137
a. L’expérience menée à la maison d’arrêt de Fresnes 138
b. Un dispositif de mise à l’écart nécessaire mais perfectible 139
3. Mettre en œuvre une prise en charge différenciée des détenus radicalisés selon leur profil 141
C. AMÉLIORER LES CONDITIONS DE LA PRATIQUE DE L’ISLAM EN PRISON 144
1. Le cadre juridique de la liberté d’exercice du culte en prison et des aumôneries pénitentiaires 144
2. La nécessité de remédier à la pénurie très importante d’aumôniers musulmans 146
3. Améliorer la formation des aumôniers musulmans 147
III. LUTTER CONTRE LA PROPAGANDE DJIHADISTE 149
A. INTERNET ET LES RÉSEAUX SOCIAUX 149
1. La possibilité pour l’administration de bloquer les sites djihadistes 149
2. La lutte contre la propagande djihadiste 151
3. Promouvoir et diffuser le discours des « repentis » 152
4. Enseigner aux enfants à se protéger des pièges du numérique 153
B. LE RÔLE DES MÉDIAS AUDIOVISUELS 153
1. Le phénomène amplificateur des médias 153
2. Le nécessaire renforcement des moyens du CSA 154
IV. AMÉLIORER LA CONNAISSANCE MUTUELLE 156
A. DÉVELOPPER LA RECHERCHE SUR L’ISLAM ET LES PHÉNOMÈNES DE RADICALISATION 156
B. AMÉLIORER LA FORMATION DES IMAMS 157
C. ÉTUDIER LA QUESTION DES APPARTENANCES COLLECTIVES 159
EXAMEN EN COMMISSION 161
SYNTHÈSE DES PROPOSITIONS 179
CONTRIBUTIONS 183
PERSONNES ENTENDUES PAR LA COMMISSION D’ENQUÊTE 195
DÉPLACEMENTS EFFECTUÉS PAR LA COMMISSION D’ENQUÊTE 199
ANNEXES 201
COMPTES RENDUS DES AUDITIONS 213
AVANT-PROPOS DE M. ÉRIC CIOTTI, PRÉSIDENT DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE
Le 3 décembre 2014, à l’initiative du groupe UMP, devenu Les Républicains, notre assemblée a adopté la proposition de résolution tendant à créer une commission d’enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes que j’avais déposée en octobre 2014. À l’origine de cette proposition, je souhaitais notamment faire toute la lumière sur les conditions de retour de Turquie de trois de nos ressortissants impliqués dans des filières djihadistes. Plus largement, je jugeais utile que notre assemblée, avec les moyens spécifiques qui sont les siens dans le cadre d’une commission d’enquête, examine l’adéquation de la réponse publique à la menace terroriste djihadiste.
Les attentats qui ont frappé la France entre les 7 et 9 janvier dernier sont venus dramatiquement rappeler l’acuité de la menace qui pesait sur nos concitoyens. L’actualité n’a d’ailleurs jamais cessé de peser sur nos travaux avec, pour s’en tenir à notre seul territoire, l’agression de plusieurs militaires à Nice, la cyber-attaque contre TV5 Monde, l’attentat évité contre une église de Villejuif, ou encore l’inquiétante comptabilité, égrenée au fil de nos auditions, du nombre toujours croissant de départs de Français ou résidents français vers les zones de djihad.
C’est dans ce contexte que notre commission a conduit ses travaux : près de cinquante auditions et plusieurs déplacements en France et en Europe lui ont permis de prendre la mesure de la menace – maximale et durable – et de la nécessité de renforcer les moyens et les prérogatives juridiques des acteurs de la lutte contre le terrorisme djihadiste et la radicalisation. Notre pays est en guerre contre le terrorisme et contre l’expression qu’il revêt aujourd’hui : celle du fanatisme religieux et de l’extrémisme islamiste, celle qui arbore notamment le visage de l’État islamique, portant à un degré jamais égalé les risques qui pèsent sur notre pays et sur nos libertés. Je relèverai, hélas, une phrase de ces nombreuses auditions, celle d’un haut responsable de nos services de sécurité annonçant « un long chemin tragique » pour notre pays.
Face au terrorisme, plusieurs écueils doivent être évités. Tout d’abord, celui de la division politique. En la matière, l’unité nationale s’impose et nous devons adopter une attitude de responsabilité en dépassant les clivages politiques traditionnels. Les députés du groupe Les Républicains se sont inscrits dans cette démarche en soutenant les initiatives gouvernementales en la matière. Nous regrettons que cet esprit de rassemblement n’ait pas toujours prévalu par le passé. La majorité parlementaire d’aujourd’hui, lorsqu’elle était dans l’opposition, n’avait pas souhaité soutenir le projet de loi contre le terrorisme présenté par le Gouvernement de François Fillon, le 11 avril 2012, après l’affaire Merah. Les représentants de l’opposition avaient, alors, commis une grave erreur en refusant l’unité nationale et en remettant en cause le travail de nos services, pourtant salué à l'étranger comme un modèle d'efficacité.
Plus grave encore, malgré des alertes lancées dès 2012 sur les risques que présentent ces individus isolés radicalisés, la mobilisation des pouvoirs publics a été trop tardive. La France a perdu plusieurs années en matière antiterroriste. Il a fallu attendre avril 2014 pour qu’un plan antidjihad soit lancé alors que les départs pour la Syrie s’opèrent depuis 2012. Le Gouvernement actuel a trop retardé les vraies réformes, et n’a adopté que des réponses partielles, avec des oublis considérables. Seuls les évènements tragiques de janvier 2015 ont généré une réponse à la hauteur du défi auquel notre pays est confronté. L’intensification récente de la menace renforce l’impression d’une action publique qui, faute d’anticipation, subit la pression des événements. Hélas, force est de constater que nous sommes à la remorque des événements et que nous avons une guerre de retard par rapport aux terroristes. Il est urgent de rattraper ce temps perdu.
Il nous faut ensuite rompre avec une forme de naïveté et regarder objectivement l’ampleur du phénomène auquel nous sommes confrontés : les chiffres des candidats au djihad ne cessent de croître, et la France demeure l’une des cibles privilégiées. En Syrie ou en Irak, ces combattants volontaires reçoivent une formation paramilitaire et idéologique leur donnant les moyens concrets d’une action violente à leur retour dans notre pays. La réponse actuelle n’est pas à la hauteur de la menace que représentent ces individus armés, formés et déterminés.
Même si le plan annoncé au lendemain des attentats de janvier marque des avancées notables et positives, les moyens alloués demeurent insuffisants ou imprécis dans leur calendrier d’application. Une véritable loi d’orientation et de programmation contre le terrorisme (LOPCT) embrassant l’ensemble des problématiques liées au terrorisme s’impose. De quelques dizaines de personnes à surveiller nous sommes passés à plusieurs milliers en quinze ans ! Les moyens sont loin d’avoir connu la même évolution ! L’audition des magistrats du pôle antiterroriste a démontré une situation de tension intenable et de déficit des moyens humains et matériels tant dans les services judiciaires que dans les services enquêteurs. À contre-courant de ce qu’exige la situation, le Gouvernement adopte aujourd’hui une stratégie de morcellement des textes, le Parlement ayant adopté trois lois dans ce domaine depuis 2012.
De plus, les auditions ont mis en évidence que la coopération entre les différents services de lutte contre le terrorisme devait être renforcée. En particulier, la question du partage des responsabilités entre la Direction générale de la sécurité intérieure et la Direction du renseignement de la préfecture de police, seule compétente en matière d’anti-terrorisme à Paris, mériterait une évolution du cadre juridique. En effet, même si la coordination progresse, il existe des lacunes dans la continuité territoriale du suivi des individus dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Ces difficultés ont conduit à l’interruption de l’écoute de Saïd Kouachi par la Direction du renseignement de la préfecture de police en juin 2014 alors qu’il se trouvait hors de sa zone de compétence à Reims. La logique purement territoriale de répartition des compétences qui prévaut aujourd’hui alors même que les individus sont mobiles n’est plus pleinement adaptée. Pour y remédier, il serait opportun que la Direction générale de la sécurité intérieure soit seule compétente sur l’ensemble du territoire, y compris à Paris, en matière de lutte contre le terrorisme.
Cette guerre, nous ne pourrons la gagner seuls. Sans une coopération européenne et internationale considérablement intensifiée, le phénomène ne fera que croître. Parallèlement, notre réponse doit intervenir à la source même des difficultés : en renforçant les moyens et la détermination de la coalition internationale à combattre Daech, notamment en Irak et en Syrie car plus les terroristes seront neutralisés sur les théâtres de guerre, moins la menace intérieure sera forte ; en renforçant les sanctions à l’encontre des pays accueillant ou soutenant ces terroristes, notamment au plan financier ; enfin, en s’attelant à la problématique du financement des organisations terroristes, notamment en empêchant la vente du pétrole de Daech.
Le rapport de notre commission d’enquête formule plusieurs recommandations opportunes qui me paraissent à même d’améliorer la surveillance des filières et des individus djihadistes. Avec M. Patrick Mennucci, son rapporteur, la commission a privilégié des propositions opérationnelles, auxquelles elle a travaillé dans un souci constant de consensus, s’attachant ainsi à faire vivre en son sein l’esprit d’unité nationale qui a marqué la mobilisation du 11 janvier dernier. Néanmoins, je considère que sur la question du retour des djihadistes sur notre territoire et sur le volet judiciaire, il aurait fallu aller encore plus loin. De plus, je ne partage pas les critiques du rapporteur sur la Direction centrale du renseignement intérieur. Au contraire, la fusion, en 2008, de la Direction centrale des renseignements généraux et de la Direction de la surveillance du territoire a rapproché opportunément deux services historiquement engagés dans une concurrence néfaste en créant une structure particulièrement efficace.
Enfin, je ne voudrais pas clore cet avant-propos sans saluer le travail remarquable de tous les services qui concourent à la lutte contre le terrorisme dans notre pays. Chaque jour, ces femmes et ces hommes assurent avec efficacité et dévouement, parfois au péril de leur vie, la sécurité de notre territoire et de nos concitoyens. Ils ont depuis le 11 septembre 2001 évité plusieurs attentats. Au nom de tous les membres de la commission d’enquête, je tenais ici à les en remercier solennellement.
La commission d’enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes a été créée par l’Assemblée nationale le 3 décembre 2014. Demandée par le groupe UMP, devenu Les Républicains, qui a ainsi exercé les prérogatives que reconnaît l’article 141 de notre Règlement aux groupes d’opposition en matière de contrôle et d’évaluation, la création de cette commission a recueilli un accord au-delà des bancs de ce groupe tant la progression du phénomène djihadiste a pris des proportions inquiétantes.
Tout au long de nos travaux, les événements sont venus rappeler l’actualité brûlante de ce sujet. Les attentats qui ont frappé la France entre les 7 et 9 janvier derniers ont placé la lutte contre le terrorisme parmi les principales préoccupations de nos concitoyens. Depuis, les faits n’ont pas démenti cette légitime préoccupation, alimentée par le récit quasi-quotidien d’une manifestation de la radicalisation de certains individus ou des exactions commises ou inspirées par Daech, qui semble vouloir s’imposer à la tête du terrorisme djihadiste.
La réflexion de notre commission s’insère dans un ensemble fourni de travaux : le Président Claude Bartolone a rendu un rapport sur l’engagement citoyen et l’appartenance républicaine (1) qui n’est pas sans lien avec notre sujet, MM. Malek Boutih et Sébastien Pietrasanta ont été désignés parlementaires en mission sur les phénomènes de la radicalisation islamiste tandis que la commission des Affaires étrangères a constitué en son sein un groupe de travail sur la lutte contre le terrorisme international. Enfin, la commission d’enquête du Sénat sur l’organisation et les moyens de la lutte contre les réseaux djihadistes en France et en Europe, dont Mme Nathalie Goulet et M. André Reichardt étaient co-présidents et M. Jean-Pierre Sueur rapporteur a rendu, en avril dernier, ses conclusions avec lesquelles nous convergeons sur plusieurs points (2).
Notre commission d’enquête avait pour mission, aux termes de l’article unique de la résolution qui l’a créée, de : « procéder à l’analyse de l’efficacité des moyens de prévention, de détection et de surveillance des filières et des individus religieusement radicaux et présentant des risques manifestes de réalisation d’actes terroristes. » Il était également indiqué que « les travaux de la commission d’enquête comporter[aie]nt un volet spécifique relatif au retour des djihadistes sur le territoire de la République française » et que « ses conclusions devr[aie]nt formuler des propositions pour renforcer la lutte contre ce phénomène »(3).
Dans le délai de six mois qui lui a été imparti pour travailler, la commission a procédé à de très nombreuses auditions (4) qui lui ont permis d’échanger avec près de quatre-vingt-dix de personnes. Notre commission a ainsi entendu plusieurs membres du Gouvernement : le ministre des Affaires étrangères et du développement international, la ministre de l’Éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, et, à deux reprises, les ministres de l’Intérieur et de la Justice, concernés au premier chef par ce sujet. De même, la commission a entendu de nombreux responsables des services et structures chargés du renseignement et de la sécurité, des magistrats spécifiquement chargés des dossiers terroristes, le secrétaire général du comité interministériel de prévention de la délinquance, des directeurs du ministère de la Justice, les présidents du Conseil supérieur de l’audiovisuel et de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité, des préfets, des élus locaux, des avocats ainsi que les acteurs de terrain de la police et de l’administration pénitentiaire à travers l’audition de leurs organisations syndicales. Enfin, la commission a recueilli l’analyse du président du Conseil français du culte musulman, d’aumôniers musulmans et de spécialistes du terrorisme, du Moyen-Orient, du salafisme et des processus de radicalisation. Consciente de l’intérêt de nos concitoyens pour ce sujet, la commission s’est efforcée, autant que possible, d’assurer la publicité de ses travaux : plusieurs auditions ont ainsi été ouvertes à la presse tandis que d’autres, bien que non retransmises en direct, donnent lieu à des compte rendus publiés en annexe du présent rapport (5).
Outre ces auditions, la commission a procédé à plusieurs déplacements en Europe et en France. Elle a souhaité, par ce biais, faire le point sur la coopération européenne en la matière, en se rendant à Bruxelles (6), mais aussi prendre connaissance des solutions développées chez certains de nos voisins : le Danemark où notre commission était présente le lendemain des attentats qui ont frappé Copenhague, et le Royaume-Uni qui, victime du terrorisme djihadiste plusieurs années avant nous, a développé des outils pour le contrer. Nous nous sommes également déplacés en France pour apprécier la déclinaison des politiques sur le terrain : maison d’arrêt de Fresnes, centre national d’assistance et de prévention de la radicalisation, centre pénitentiaire des Baumettes à Marseille, site de la police aux frontières, collège à Nice,…. Ces déplacements ont également été l’occasion de rencontrer différents acteurs locaux – services judiciaires, services chargés de la sécurité, associations, services des collectivités territoriales – dont l’expérience et les réflexions ont été particulièrement éclairantes.
De ce matériau très riche, la commission a tout d’abord retiré un état des lieux, qui fait l’objet de la première partie de ce rapport.
Le constat est d’abord celui d’une menace très élevée, qui prend plusieurs formes. La menace que font peser les organisations terroristes étrangères qui ciblent particulièrement la France se conjugue désormais avec celle que représentent les individus partis rejoindre une zone de djihad et dont les intentions, à leur retour sur notre sol, sont insondables, et avec la menace, tout aussi insaisissable, que constituent ceux qui, sans avoir fait de voyage « initiatique » sur un théâtre extérieur, se sont radicalisés en France. Comme l’a résumé M. Louis Gautier, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, devant notre commission, « la menace est devenue protéiforme, atomisée et polycentrique et les passages à l’acte peuvent résulter d’initiatives tant spontanées que coordonnées ».
Maintes fois rappelée, la variété des profils a été une source d’interrogations pour la commission. En effet, quel point commun trouver entre les terroristes au passé de délinquant qui ont endeuillé la France en janvier, et les tout jeunes gens, issus de tous milieux, qui se laissent entraîner par le biais d’internet et des réseaux sociaux et dont on ignore l’évolution future ? De quoi le « djihadisme » – terme imparfait mais que la Commission a décidé de continuer à employer (7) – est-il le nom ? Pour votre rapporteur, il procède tout à la fois d’une interprétation dévoyée de l’islam et, sans doute davantage encore, d’une vision politique. Idéal « romantique » perverti, souvent associé à une quête identitaire, il se nourrit à la fois du très proche – les humiliations dont seraient victimes les musulmans – et du très lointain. En effet, les conflits internationaux au Moyen-Orient, mais aussi, il faut bien le dire, les difficultés pour les jeunes de percevoir les lignes directrices de notre politique étrangère au cours des dix dernières années, constituent un terreau fertile pour ce phénomène.
Dernière caractéristique qui ressort des auditions menées par notre commission : le caractère durable de la menace. Aucune des personnes dont la Commission a recueilli le témoignage n’a laissé entendre que le phénomène décroîtrait à brève échéance.
Les caractéristiques actuelles de cette menace justifient un renforcement des moyens administratifs et judiciaires consacrés à la surveillance des djihadistes et à leur traitement judiciaire. L’examen de ces moyens est l’objet de la deuxième partie du rapport.
S’agissant de l’organisation des services de renseignement et de sécurité qui assurent la surveillance des filières et des individus djihadistes, beaucoup de choses ont été dites et faites. En effet, notre assemblée avait déjà eu l’occasion, en 2013, de se pencher sur la question de l’organisation des services avec les rapports successifs de MM. Jean-Jacques Urvoas et Patrice Verchère au cours d’une mission d’information de la commission des Lois (8) puis, après l’affaire Merah, avec la commission d’enquête sur le suivi et la surveillance des mouvements radicaux armés, dont MM. Christophe Cavard et Jean-Jacques Urvoas étaient respectivement président et rapporteur (9). Ces rapports ont alimenté une réforme des services chargés du renseignement intérieur, qui est désormais en voie d’aboutissement.
De même, notre arsenal juridique a été renforcé pour faire face à l’évolution de la menace. Les lois nos 2012-1432 du 21 décembre 2012 et 2014-1353 du 13 novembre 2014 ont notamment permis de mieux circonvenir les passages à l’acte individuel, d’entraver les départs vers les zones de djihad et le financement du terrorisme ou encore de lutter contre l’usage d’internet où se diffuse la propagande djihadiste.
Les attentats de janvier dernier ont incontestablement accéléré la réponse publique au défi que constituent ces filières et individus djihadistes : dès le 21 janvier dernier, le Gouvernement annonçait un plan de renforcement des moyens humains et matériels et, le 13 avril dernier, notre assemblée entamait l’examen du projet de loi sur le renseignement (10), répondant ainsi aux besoins très importants exprimés devant notre commission par tous les représentants des services au cours de leurs auditions.
Notre commission prend acte de toutes ces avancées ainsi réalisées durant ses travaux. Au fil de ses auditions et de ses déplacements, elle a toutefois acquis la conviction que les moyens dévolus à tous les acteurs chargés de lutter contre le terrorisme doivent être encore renforcés, durablement et à tous les échelons, qu’il s’agisse des services du ministère de l’Intérieur, des services judiciaires en charge de l’anti-terrorisme ou de l’administration pénitentiaire. Une meilleure coordination de leur action s’impose également pour lutter contre une menace diffuse, dont les signes avant-coureurs peuvent être faibles mais finalement conduire à un passage à l’acte rapide.
Conformément à la lettre de la résolution portant création de la commission d’enquête, le rapport revient sur la question des retours des personnes parties rejoindre une zone de djihad. Chaque fois que sont réunies des preuves suffisantes de leur implication dans une organisation terroriste, ces personnes sont remises aux mains de la justice. Si votre rapporteur considère que deux profils principaux coexistent, sans qu’on puisse exclure une porosité entre les deux – les recruteurs, radicalisés et extrêmement dangereux, et les personnes manquant de repères – il considère toutefois que, pour ces derniers, leur fragilité, le caractère traumatique de l’expérience vécue ne sauraient constituer une forme d’excuse, compte tenu de la menace qu’ils peuvent représenter pour l’ordre public et dès lors que leur dangerosité est difficile à évaluer. Pour autant, un accompagnement spécifique doit leur être proposé.
Cette démarche complémentaire de lutte contre la radicalisation constitue le dernier axe du rapport. L’œuvre est de longue haleine car il s’agit ici d’apporter une réponse autre que sécuritaire à un phénomène qui a pris profondément racine dans notre corps social.
Le plan de lutte contre la radicalisation dont la France s’est dotée en 2014 monte en puissance et doit être pleinement développé à l’échelon local, afin de mettre en place des suivis individualisés des personnes radicalisées.
Dans cette partie, la commission examine également la question de la radicalisation en prison, lieu de toutes les influences : votre rapporteur considère, pour sa part, que des efforts importants doivent encore être consentis pour protéger les détenus les plus vulnérables, prendre en charge ceux qui sont radicalisés mais aussi isoler drastiquement les « idéologues ».
La commission s’est également interrogée sur l’opportunité d’accentuer la lutte contre la propagande djihadiste, à travers un contre-discours renouvelé, puisqu’il faut bien constater que, malgré la médiatisation intense de la barbarie de Daech depuis le début de l’année et la politique de prévention mise en place, les candidats ne semblent pas découragés de rejoindre cette organisation. De même, la commission a souligné le rôle que la recherche en France doit jouer pour mieux connaître les phénomènes de radicalisation qui peuvent être à l’œuvre. Enfin, elle a jugé nécessaire d’encourager la réflexion universitaire sur la religion musulmane.
Tels sont les principaux axes autour desquels notre commission s’est efforcée, de façon consensuelle, de faire des propositions concrètes, soucieuse d’apporter ainsi sa pierre à la construction d’une réponse publique pertinente aux problèmes soulevés par le phénomène djihadiste.
PREMIÈRE PARTIE : L’AGGRAVATION DE LA MENACE TERRORISTE DJIHADISTE SOUS L’EFFET DE LA RADICALISATION D’UN NOMBRE CROISSANT D’INDIVIDUS
Avant d’aborder la question des moyens mis en œuvre pour lutter contre les filières et les individus djihadistes, il est apparu nécessaire de dresser un état des lieux de la menace à laquelle est confronté notre pays et d’examiner plus avant le processus de radicalisation à l’œuvre chez un nombre croissant de personnes.
I. UNE MENACE CROISSANTE ET PROTÉIFORME
Le phénomène des filières djihadistes, qui concerne au premier chef la zone irako-syrienne, atteint une ampleur sans précédent et la radicalisation touche désormais une grande diversité de personnes. Il en résulte une aggravation très préoccupante de la menace terroriste, qui a également profondément changé de nature par rapport à celle que notre pays a connue dans les années 1990 et 2000.
A. L’AUGMENTATION ALARMANTE DU NOMBRE DE DÉPARTS VERS LA ZONE IRAKO-SYRIENNE ET CELLE, PLUS LARGE, DU NOMBRE DE PERSONNES RADICALISÉES
Le phénomène que connaît actuellement la France est largement inédit, tant au regard de son ampleur que de sa nature. Ainsi que le montre le graphique ci-après, le nombre des Français ou résidents français concernés par les filières irako-syriennes connaît depuis janvier 2013 une constante augmentation. Les djihadistes quittant la France rejoignent principalement les rangs de Daech et, dans une moindre mesure ceux de Jabhat Al-Nosra, organisation affiliée à Al-Qaïda.
LES FILIÈRES SYRO-IRAKIENNES AU DÉPART DE LA FRANCE
ÉVOLUTION DES FRANÇAIS ET RÉSIDENTS FRANÇAIS
IMPLIQUÉS DANS LES FILIÈRES DJIHADISTES DEPUIS 2013
(Chiffres communiqués le 26 mai 2015)
Source : ministère de l’Intérieur
D’après les chiffres communiqués par le ministre de l’Intérieur le 19 mai 2015, 1 683 individus ont été recensés, ce qui représente un triplement depuis janvier 2014. Les chiffres communiqués à la date du 26 mai font état de 1 704 personnes impliquées.
Ce nombre recouvre des situations différentes et on distingue parmi ces personnes :
- 457 individus présents en Syrie ou en Irak, dont 137 femmes et 80 mineurs (dont 45 jeunes filles) ;
- 320 individus considérés comme en transit entre la France et la Syrie ;
- 278 individus détectés comme étant repartis de la zone, dont 213 sont revenus en France ; les autres sont principalement localisés en Turquie et dans les pays du Maghreb ; depuis les premières frappes de la coalition en septembre 2014, le nombre de volontaires ayant regagné la France est passé de 121 à 212, soit une progression de 57 % ;
- 105 présumés morts dont 8 dans des opérations suicides ;
- 2 détenus en Syrie ;
- 521 ayant des projets de départ.
L’ampleur de la menace terroriste djihadiste est donc sans commune mesure avec ce qu’elle a pu représenter dans les années 1990 et 2000, avec les filières afghanes, bosniaques ou tchétchènes. Ainsi, une quarantaine de djihadistes Français seulement avaient combattu en Afghanistan au cours de la dernière décennie.
De l’avis de plusieurs personnes entendues par la commission d’enquête, ces chiffres ne reflètent probablement pas toute l’ampleur du phénomène des départs vers la zone irako-syrienne, ainsi qu’en témoigne le fait que des personnes soient remises par la Turquie aux autorités françaises sans que ces dernières aient eu connaissance de leur départ préalable.
Le phénomène des départs pour le djihad vers la zone irako-syrienne n’est pas propre à la France, le recours aux « combattants étrangers » faisant partie intégrante de la stratégie de Daech : comme l’a indiqué devant la commission d’enquête M. Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères et du développement international, environ 20 000 de ces combattants, originaires de plus d’une centaine de pays, sont recensés dans les rangs de Daech, sur un nombre total de combattants estimé entre 40 000 et 50 000. La majorité de ces combattants étrangers provient des pays d’Afrique du Nord : entre 2 000 et 3 000 de Tunisie, entre 1 500 et 2 000 du Maroc, entre 1 300 et 2 500 de Jordanie, 1 300 de Turquie, 500 d’Égypte. Plus de 3 000 combattants étrangers proviendraient d’un pays européen.
En agrégeant les personnes qui sont présentes dans cette zone, celles qui y sont décédées ou détenues, celles qui sont en transit pour la rejoindre, la France apparaît actuellement comme le principal pays européen de départ, suivie par le Royaume-Uni, avec 700 départs, l’Allemagne, 600, et la Belgique, 250 environ.
Il convient néanmoins de souligner les limites des comparaisons internationales. En effet, les méthodes de comptabilisation du nombre de « combattants étrangers » ne sont pas harmonisées au niveau européen. Par ailleurs, le décompte dépend des capacités de détection des États ainsi que de leur volonté de partager ces données sensibles.
Les notions de combattant étranger et de combattant terroriste étranger
M. Thomas Hegghammer, professeur à Harvard, définit le combattant étranger comme « une personne qui a rejoint une insurrection, qui opère en son sein, qui n’a pas de citoyenneté commune ou de parenté avec les parties au conflit, qui n’est pas affilié à une organisation militaire officielle et qui n’est pas payé pour son action » (11). Ces critères cumulatifs permettent de différencier le combattant étranger :
– du mercenaire qui est payé et suit les ordres du plus offrant ;
– du soldat qui est en principe professionnel et qui se rend sur un terrain d’opérations sur ordre de ses supérieurs hiérarchiques ;
– des membres d’une diaspora ou de rebelles en exil dont la motivation réside dans des éléments antérieurs au conflit ;
– du terroriste international qui se caractérise par la commission d’actes violents commis contre des civils et dans des endroits situés hors zones de conflit.
Une définition voisine est donnée en octobre 2014 par l’Académie de Genève dans une étude consacrée aux combattants étrangers et au droit international. Celle-ci définit le combattant étranger comme « un individu qui quitte son pays d’origine ou de résidence pour rejoindre un groupe armé non étatique dans un conflit armé à l’étranger et dont la première motivation est l’idéologie, la religion et/ou l’empathie » (12).
Dans sa résolution 2178 du 24 septembre 2014 (13), le Conseil de sécurité des Nations unies définit les combattants terroristes étrangers comme des « individus qui se rendent dans un État autre que leur État de résidence ou de nationalité, dans le dessein de commettre, d’organiser ou de préparer des actes de terrorisme, ou afin d’y participer ou de dispenser ou recevoir un entraînement au terrorisme, notamment à l’occasion d’un conflit armé ».
Au-delà du phénomène des départs vers la zone irako-syrienne, selon les chiffres communiqués par le ministère de l’Intérieur le 18 mai dernier, environ 2 800 personnes nécessitent une attention particulière de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), dont 1 345 en raison de leur implication dans les filières irako-syriennes. Outre ces dernières, il peut s’agir notamment d’individus liés à d’autres groupes terroristes et d’autres zones de combat ou d’entraînement (zone sahélienne, Afrique du Nord, zone pakistano-afghane, Libye..) et de personnes radicalisées. En effet, le phénomène de filières, plus ou moins structurées, se conjugue avec une autre menace, représentée par tous les individus qui, sans être impliqués dans ces filières ni envisager un « voyage initiatique » en Syrie, sont dans un processus de radicalisation.
M. Bernard Cazeneuve, ministre de l’intérieur, avait indiqué, lors de son audition du 21 janvier 2015, le chiffre de 3 000 personnes en incluant les personnes relayant les discours des groupes terroristes sur internet et les réseaux sociaux.
Autre indicateur, plus large et qui doit être appréhendé avec prudence, le nombre des signalements recueillis par le centre national d’assistance et de prévention de la radicalisation (CNAPR) mis en place depuis avril 2014 et par les états-majors de sécurité départementaux (14), qui concernent, au 21 mai 2015, 4091 personnes.
B. LA DIVERSITÉ DES PROFILS DES DJIHADISTES ET DES INDIVIDUS RADICALISÉS
● Les personnes ayant quitté la France pour la zone irako-syrienne constituent une population jeune. Un nombre croissant de mineurs est concerné, certains adolescents élaborant des projets de départ vers la zone irako-syrienne à l’insu de leur famille tandis que d’autres mineurs, parfois très jeunes, sont partis avec leurs familles.
Une diversification des profils est observée. Plus de 20 % sont des femmes. Celles-ci sont souvent les épouses de djihadistes ayant accompagné ou rejoint leur mari, parfois avec leurs enfants mais des jeunes filles ont également rejoint la zone irako-syrienne (45 jeunes filles sur 80 mineurs).
Par ailleurs, si la majorité des djihadistes est issue de familles de culture arabo-musulmane, plus de 20 % de convertis sont cependant comptabilisés, cette proportion atteignant 25 % s’agissant des femmes.
Leur origine sociale est également diverse. M. Farhad Khosrokhavar, directeur de recherche à l’École des hautes études en sciences sociales, a ainsi souligné, lors de son audition, que depuis le début de la guerre civile en Syrie en 2013, on pouvait constater un afflux de jeunes issus des classes moyennes vers le djihadisme, alors que « l’image classique que nous avons du djihadiste est celle d’un jeune de banlieue qui est passé par les étapes suivantes : déviance, prison, sortie de prison, récidive, participation à des trafics, illumination mystique (…), voyage initiatique dans des pays où sévissent des formes de djihadisme, retour en Europe, accomplissement d’un certain nombre d’actes violents sur les citoyens ».
Il est ainsi frappant de constater que plus de la moitié des personnes parties vers la zone irako-syrienne étaient inconnues des services.
Les départs se sont faits principalement de six régions : Île-de-France, Rhône-Alpes, Provence-Alpes-Côte d’Azur, Languedoc-Roussillon, Nord-Pas de Calais et Midi-Pyrénées. Néanmoins, il convient de souligner que l’ensemble du territoire est concerné et que les données relatives à la répartition géographique doivent être analysées en tenant compte de la démographie des différentes régions, ainsi que des phénomènes de départs groupés qui ont affecté certains départements, qu’il s’agisse de départs de familles entières ou de groupes de jeunes.
● S’agissant de la population, plus large, des personnes radicalisées, les données relatives aux signalements recueillis par le CNAPR et par les états-majors de sécurité départementaux traduisent également une absence de profil type :
- 75% des signalements concernent des majeurs et 25% des mineurs ;
- 35 % des signalements concernent des femmes ;
- s’agissant des mineurs, 56 % des signalements concernent des jeunes filles ;
- 41 % des signalements concernent des convertis ;
- 9 % des personnes signalées sont déjà parties, principalement en Syrie.
Il convient cependant d’interpréter ces chiffres avec prudence, dans la mesure où ils ne concernent que les cas de radicalisation ayant fait l’objet d’un signalement, émanant en règle générale de la famille, et comportent donc différents biais. Ainsi, la part des convertis s’y trouve surreprésentée car les familles de culture arabo-musulmane utilisent moins le dispositif de signalement, ce qui peut être lié à des différences de perception sociale de la radicalisation. La proportion importante de signalements concernant des femmes peut, quant à elle, s’expliquer par une attention plus importante des familles à leur égard.
La répartition géographique des signalements correspond à celle des personnes concernées par les filières irako-syriennes.
PROFIL DES PERSONNES SIGNALÉES ENTRE LE 29 AVRIL 2014
(MISE EN PLACE DU DISPOSITIF) ET LE 21 MAI 2015
TOTAL |
Mineurs |
Majeurs |
Femmes |
Hommes |
Conversions |
Départs effectifs | |||||||
CNAPR |
2075 |
521 |
25,11 % |
1554 |
74,89 % |
888 |
42,80 % |
1187 |
57,20 % |
1157 |
55,76 % |
257 |
12,39 % |
Local |
2062 |
509 |
24,68 % |
1553 |
75,32 % |
561 |
27,21 % |
1501 |
72,79 % |
532 |
25,80 % |
114 |
5,53 % |
TOTAL(*) |
4091 |
1017 |
24,86 % |
3074 |
75,14 % |
1434 |
35,05 % |
2657 |
64,95 % |
1672 |
40,87 % |
368 |
9,00 % |
(*) L’addition des 2062 signalés à l’échelon local et des 2075 signalés au niveau national donne : 4137 signalés. Mais 46 d’entre eux ont fait l’objet d’un signalement à la fois local et national. Ces personnes ne sont comptabilisées qu’une seule fois ce qui explique un total égal à 4091 personnes signalées.
Source : Unité de coordination de la lutte anti-terroriste (UCLAT), Ministère de l’Intérieur
NOMBRE TOTAL DE SIGNALEMENTS ENREGISTRÉS PAR LE CNAPR ET PAR LES CELLULES DÉPARTEMENTALES ENTRE LE 29 AVRIL 2014 ET LE 21 MAI 2015
(FRANCE MÉTROPOLITAINE)
Source : Unité de coordination de la lutte anti-terroriste (UCLAT), Ministère de l’Intérieur
Le tableau des nombres de signalements par département figure en annexe du présent rapport, de même que plusieurs graphiques sur les profils des personnes signalées.
C. UNE MENACE TERRORISTE D’UNE AMPLEUR ET D’UNE NATURE NOUVELLES
Comme l’a souligné M. Jean-Charles Brisard, président du Centre d’analyse du terrorisme, devant la commission d’enquête, le phénomène djihadiste a toujours eu des conséquences sur la menace terroriste à laquelle sont confrontés les pays occidentaux : « [d]ans tous les conflits impliquant la présence de djihadistes étrangers depuis trente ans, qu’il s’agisse de l’Afghanistan, de la Bosnie, de la Tchétchénie, de la Somalie ou de l’Irak, on a toujours observé des répercussions de cette participation à court, moyen ou long terme dans nos pays, la menace intérieure prenant la forme d’actions de propagande, de recrutement, de soutien ou de terrorisme ». Les évolutions présentées plus haut amènent à une conjugaison des menaces.
1. Les nouvelles formes du terrorisme djihadiste
Les organisations terroristes djihadistes constituent une première source de menaces. Il s’agit d’Al-Qaïda et des groupes qui lui sont affiliés, notamment Al-Qaïda dans la péninsule arabique, qui a revendiqué l’attentat commis par les frères Kouachi, ou Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), ainsi que de Daech, auquel votre rapporteur consacre plus loin des développements tant cette entité – « État totalitaire d’un nouveau genre » pour reprendre l’expression du ministre de l’Intérieur – rebat les cartes du terrorisme djihadiste international.
Les retours de djihadistes de la zone irako-syrienne sont l’un des facteurs importants de l’aggravation de la menace, la majorité d’entre eux ayant combattu dans les rangs de Daech, qui a officiellement appelé le 21 septembre 2014 à la commission d’attentats terroristes en France et dans les pays participant à la coalition.
Les intentions des djihadistes de retour sur notre territoire peuvent être diverses. M. Farhad Khosrokavar a ainsi distingué lors de son audition les « djihadistes endurcis », durablement endoctrinés et acquis à la violence, les « djihadistes repentants », qui ont pris conscience de l’écart entre leur imaginaire djihadiste et la réalité de Daech, et enfin les « djihadistes traumatisés ».
De l’avis de nombreuses personnes entendues par la commission, il est particulièrement difficile d’évaluer la dangerosité des djihadistes de retour sur notre territoire, notamment parce que certains peuvent avoir des stratégies de dissimulation.
M. Marc Trévidic, alors vice-président chargé de l’instruction au pôle anti-terroriste du tribunal de grande instance de Paris, a néanmoins estimé qu’il existait « des critères objectifs » de dangerosité : « [l]es éléments que je demande à connaître dans le dossier judiciaire d’un individu arrêté pour activités terroristes en Syrie sont les suivants : l’ancienneté et le degré de radicalisation ; la volonté ou la tentative de départ pour le djihad précédemment ; l’expérience du djihad précédemment ; le groupe rejoint ; la durée du séjour ; enfin, ce qu’il a fait là-bas – entraînement, combat, participation à des atrocités ».
Il est désormais acquis que Daech souhaite utiliser des djihadistes occidentaux pour commettre des attentats dans leur pays d’origine et leur retour peut donc avoir été planifié pour mettre en œuvre des projets terroristes élaborés par cette organisation. D’autres djihadistes sont susceptibles de commettre des attentats de leur propre initiative pour obéir à l’appel général de Daech. Enfin, même parmi les djihadistes ayant fui les zones de combat parce qu’ils ont été horrifiés par les atrocités auxquelles ils ont assisté, voire participé, certains peuvent présenter un risque de passage à l’acte, en raison de leur état de fragilité psychologique, s’apparentant à un syndrome post-traumatique. D’autres éléments psychologiques peuvent également avoir un effet, en particulier un sentiment d’humiliation engendré par le retour, vécu comme un échec, susceptible de déclencher un projet terroriste.
La dangerosité des djihadistes de retour est d’autant plus élevée qu’ils ont subi un très fort endoctrinement, suivi un entraînement aux techniques militaires et au maniement des armes et qu’ils ont été confrontés à des niveaux de violence et de barbarie extrêmes. Parmi les récents attentats qui ont frappé la France ou d’autres pays européens, plusieurs ont été commis par des terroristes qui s’étaient rendus dans une zone d’entraînement ou de combat : Mohammed Merah au Waziristan, Mehdi Nemmouche en Syrie ou Saïd Kouachi au Yémen.
Les individus qualifiés de « vélléitaires », c’est-à-dire ceux qui souhaitent rejoindre un théâtre d’opérations mais n’ont pas encore réussi à le faire, représentent également une menace : ils peuvent passer à l’acte par représailles si leur départ a été empêché ou par frustration. Cela a été évoqué dans le cas de Michael Zehaf-Bibeau, auteur de l’attentat commis à Ottawa le 22 octobre 2014, ou s’agissant de la France, de Moussa Coulibaly, qui a attaqué le 3 février 2015 trois militaires à Nice.
Enfin, la commission d’attentats par des personnes radicalisées présentes sur notre territoire mais n’ayant pas formé de projet de départ est également un risque.
Le développement du phénomène djihadiste et de la radicalisation constitue donc véritablement un facteur de dissémination de la menace, même si l’ensemble des individus concernés ne passera pas à l’acte.
La menace s’est démultipliée mais elle a également profondément changé de nature par rapport aux années 1990 et 2000.
L’évolution de la menace concerne tout d’abord sa localisation : elle se situe désormais de manière permanente sur notre territoire, contrairement à ce qui avait prévalu dans les années 1990, lors des attentats du groupe islamique armé (GIA), menés par des commandos extérieurs. Elle peut aussi être le fait de djihadistes originaires d’autres pays européens se rendant en France pour y commettre des attentats, le cas de Mehdi Nemmouche, djihadiste français ayant commis un attentat en Belgique, représentant l’exemple inverse. À cet égard, une surveillance de l’ensemble des djihadistes francophones est nécessaire puisque les djihadistes sont répartis, à leur arrivée dans la zone irako-syrienne, dans différentes katibas selon des critères linguistiques.
Ensuite, les modes opératoires des terroristes ne sont plus les mêmes : ils n’ont plus recours à l’explosif mais aux armes à feu, voire aux armes blanches, d’autant plus faciles d’accès que de nombreux djihadistes ont un passé délinquant, ce qui conduit de nombreux observateurs à souligner la perméabilité entre le monde de la délinquance et celui du terrorisme, résumée par le néologisme « gangsterrorisme ».
Par ailleurs, des liens entre les réseaux de criminalité organisée et le terrorisme existent, Mme Christiane Taubira, ministre de la Justice, garde des Sceaux ayant à cet égard souligné, lors de son audition du 19 mai dernier, « à partir de certaines procédures, une très forte porosité entre ces deux formes de criminalité ».
Pour sa part, M. Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur, a souligné le même jour devant la commission d’enquête que la « lutte contre le trafic d’armes et l’utilisation des fonds provenant de la traite des êtres humains » était un « domaine d’action absolument stratégique » car ces activités « peuvent contribuer à alimenter des activités terroristes ».
La troisième évolution marquante réside dans le fait que les terroristes, du fait de leur endoctrinement, ont la volonté de mourir. Dans l’imaginaire des djihadistes, la mort constitue le but final, s’apparentant à un sacrifice ou à un martyre, leur permettant d’accéder au paradis, et même de sauver leurs proches lorsqu’ils sont étrangers au djihadisme. Ce « terrorisme sans retour », selon l’expression d’une personne entendue par la commission d’enquête, implique des actions suicides contre lesquelles il est particulièrement difficile de lutter.
Enfin, les attentats sont ciblés. Comme l’a souligné M. Jean-Charles Brisard, « [les terroristes] préfèrent les attentats ciblés et symboliques à forte résonnance médiatique : communauté juive, police, militaires, Charlie Hebdo… C’est ce que l’on a appelé le « terrorisme stratégique », qui fait usage d’une violence ciblée, discriminée, vecteur, contrairement aux attentats « aveugles », d’une plus grande légitimité pour ces groupes ». De la même manière, M. Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères et du développement international, a estimé: « [o]n dit souvent que les terroristes frappent de manière aveugle. Ce n’est pas mon avis : ils frappent de manière ciblée ; penser qu’ils tuent de manière indifférenciée est une idée fausse ».
Selon M. Gilles Kepel, cette évolution est caractéristique de la « troisième génération du djihad » dont les fondements idéologiques ont été élaborés dès 2004 par Abou Moussab al-Souri, ingénieur syrien formé en France, proche d’Oussama ben Laden. Selon cette stratégie, l’Europe doit être la cible des terroristes et non les États-Unis, al-Souri ayant dressé « le constat que les nombreuses populations originaires du monde musulman vivant en Europe y sont mal intégrées et souffrent de xénophobie, de racisme et de marginalisation ; [il] affirme qu’il convient de mobiliser ces personnes en leur enjoignant de ne pas s’assimiler dans les sociétés européennes, mais, au contraire, d’entrer en dissidence avec elles pour détruire l’Occident de l’intérieur ». Dans cette perspective, trois cibles sont définies : « les intellectuels libéraux, les juifs et les apostats » c’est-à-dire les musulmans qui n’adhèrent pas au djihadisme.
Cette volonté de cibler les attentats fait partie de la stratégie de communication des terroristes, qui cherchent de plus en plus à se mettre en scène à travers internet et les médias (15).
L’évolution de l’organisation des terroristes est un autre fait marquant. En effet, la menace djihadiste ne peut plus être identifiée à des groupes structurés et hiérarchisés et la notion même de filière est à relativiser. Pour M. Jean-Charles Brisard, « [l]e terrorisme, hier structuré par des organisations et des réseaux, s’est mué en une multitude d’acteurs groupusculaires qui n’entretiennent peu ou pas de liens hiérarchiques ou directionnels avec un des groupes terroristes. C’est ainsi que les actes de terrorisme individuel en Europe ont représenté 12 % des attentats entre 2001 et 2007 et de 40 à 45 % depuis cinq ans. ». Toujours selon M. Brisard, « [c]ette mutation a pour origine les groupes terroristes eux-mêmes, qui se sont adaptés aux contraintes sécuritaires et à l’atomisation des enjeux en privilégiant une approche dématérialisée, entretenant avec leurs membres ou leurs sympathisants un rapport quasi virtuel, sans contacts physiques, principalement grâce à l’Internet ».
Pour M. Gilles Kepel, cette nouvelle organisation fait partie intégrante de la stratégie élaborée par Abou Moussab al-Souri, visant à « remplacer le système pyramidal, léniniste et centralisé du djihad – celui promu par ben Laden – par un modèle réticulaire et horizontal, qui n’est pas sans faire penser au rhizome révolutionnaire de Gilles Deleuze et qui vise à multiplier les provocations destinées à contraindre les États européens à surréagir, s’inspirant en cela des méthodes des Brigades rouges et de la Fraction armée rouge ».
L’organisation des terroristes en microcellules, plutôt qu’en filières organisées, rend leur détection plus difficile, tout comme le fait qu’ils privilégient les communications par internet. Une personne entendue par la commission d’enquête a ainsi estimé qu’« une filière, aujourd’hui, ce sont deux personnes qui se rencontrent sur Twitter ou Facebook …». C’est précisément pour lutter contre cette forme d’atomisation de la menace que la loi du 13 novembre 2014 a introduit à l’article 421-2-6-1 du code de procédure pénale le délit d’entreprise terroriste individuelle.
Ceci dit, l’expression « loup solitaire », parfois employée pour désigner certains terroristes passant seuls à l’action, doit être utilisée avec prudence. Elle peut désigner des réalités différentes et il est de fait extrêmement rare qu’un individu agisse seul sans lien, même virtuel, avec un groupe terroriste, ces liens se limitant parfois à une influence. De plus, il apparaît que les enquêtes en matière de terrorisme établissent souvent l’existence de complicités sous forme de soutien logistique (fourniture d’armes, de véhicules…etc.), même pour des individus semblant initialement avoir agi seuls. Aussi est-il révélateur que les faits ayant conduit à l’interpellation à Paris, le 21 avril 2015, d’un homme en possession d’armes à feu, susceptible de préparer un projet d’attentat, aient été qualifiés d’entreprise individuelle terroriste avant d’être requalifiés en association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste. Dans ces cas, le « loup solitaire » ne le reste finalement pas longtemps.
S’agissant spécifiquement du recrutement des djihadistes, des filières d’acheminement structurées existent mais celles-ci reposent souvent sur des individus établis en Syrie et entrant en contact avec les candidats au djihad par internet. Des relais peuvent être présents sur notre territoire, notamment afin de fournir une aide logistique au départ ou dans les pays de transit (billets d’avion, argent, téléphones...), notamment aux mineurs. Des passeurs interviennent également à la frontière turco-syrienne.
2. Daech, une organisation quasi étatique
Depuis plus d’un an, le paysage djihadiste se recompose avec, selon les termes de M. Jean-Charles Brisard, « le déplacement de l’épicentre du djihad mondial de la zone afghano-pakistanaise vers la zone syro-irakienne ».
L’ « État islamique », aussi connu sous le nom de Daech, a émergé progressivement, notamment sous l’influence du jordanien Abou Moussab al-Zarqaoui qui a fondé la première organisation active sur le sol irakien à la suite de l’intervention américaine en 2003, organisation qui s’est transformée en Al-Qaïda en Irak pour devenir ensuite l’État islamique.
Toujours selon M. Jean-Charles Brisard, « cet avènement s’est appuyé sur la déliquescence des États syrien et irakien, sur la force d’attraction du conflit en Syrie et, pour partie, sur l’attentisme de la communauté internationale, qui a mis longtemps à réagir à la progression de ces réseaux ».
Comme cela fut souligné devant la commission d’enquête, Daech se distingue de toutes les autres organisations djihadistes depuis trente ans, à commencer par Al-Qaïda, par trois aspects :
– son assise territoriale : il contrôle désormais un territoire aussi vaste que le Royaume-Uni, abritant environ 8 millions de personnes ;
– sa force d’attraction, sa capacité de mobilisation sans précédent – plus de 20 000 combattants étrangers ont rejoint la zone syro-irakienne depuis trois ans –, avec une stratégie de propagande et de recrutement adaptée aux modes de pensée et de représentation du monde des candidats potentiels au djihad ;
– sa puissance financière : selon le Centre d’analyse du terrorisme, le revenu annuel théorique de l’organisation s’établit à près de 3 milliards de dollars par an, et sa richesse, en comptant l’ensemble des réserves – pétrole, gaz naturel, etc. – qui sont à sa disposition, représente plus 2 000 milliards de dollars. Certes Daech a subi – exactement comme un État – les effets des bombardements, des embargos et de la chute du prix du pétrole. Par ailleurs, il connaît des contraintes, comme l’obligation de payer « ses fonctionnaires ». Mais ainsi que cela fut souligné devant la commission d’enquête, « le jour où Daech cherchera à exporter sa guerre en Occident, y compris pour résoudre des problèmes internes, nous aurons face à nous un organisme criminel dont les ressources auront atteint plusieurs milliards de dollars ».
Cette autosuffisance financière rompt avec le modèle économique de réseaux tels qu’Al-Qaïda, qui, selon M. Jean-Charles Brisard, « dépendait de financements extérieurs provenant de donateurs privés ou institutionnels, notamment des ONG islamiques du Golfe ». De même, les transactions internationales et les financements d’origine criminelle – extorsions, rançons – sont limités. Ces particularités amènent à renouveler les méthodes de lutte contre le financement du terrorisme sur lesquelles votre rapporteur reviendra ultérieurement.
3. Une forme de rivalité entre Daech et Al-Qaïda
Comme l’a fait remarquer M. Jean-Charles Brisard, avec Daech, Al-Qaïda est, pour la première fois depuis sa création en 1988, confrontée à une organisation développant un modèle concurrent du sien. La structure d’Al-Qaïda a évolué : elle est passée d’une organisation élitiste et combattante à une organisation multipolaire ayant de nombreux affiliés, puis à un mouvement attrape-tout, inspirateur plus qu’acteur opérationnel. Al-Qaïda a laissé la place, d’abord à des structures affiliées, puis à des organisations combattantes locales, telle Jabhat al-Nosra en zone irako-syrienne. D’une certaine manière, elle s’est déterritorialisée et dématérialisée.
Si Al-Qaïda et l’État islamique luttent pour l’hégémonie en matière de djihad mondial, les passerelles sont multiples entre les deux organisations, sur le terrain comme sur le plan idéologique. En témoignent les allégeances, soutiens et autres ralliements constatés récemment de la part de groupes précédemment affiliés à Al-Qaïda ou faisant dissidence. Dans l’univers djihadiste, il existe également des liens qui transcendent les organisations. L’histoire a montré que les réseaux interpersonnels perdurent, que ces réseaux peuvent se reconstituer rapidement et s’adaptent en permanence par nécessité ou opportunisme. Un exemple récent de cette situation nous a été donné avec les attentats de Paris, opération coordonnée entre les frères Kouachi et Amedy Coulibaly alors que les premiers et le second se réclamaient d’organisations distinctes.
Par ailleurs, comme le souligne M. Laurent Fabius, un phénomène très inquiétant est apparu récemment : « dans plusieurs pays, des groupes terroristes ont prêté allégeance à Daech, comme dans une logique de « franchise ». Cela accrédite la thèse selon laquelle Daech serait à la tête d’un « djihad global » et cela fait craindre une émulation dans l’horreur. »
4. La France, cible privilégiée
Cela fait de nombreuses années que les djihadistes considèrent la civilisation occidentale en général et, peut-être en raison de sa place prééminente dans le concert des nations et de sa politique étrangère, la France comme leur ennemie. Depuis les attentats du mois de janvier 2015, cette haine contre notre pays semble avoir pris un tour nouveau, avec de véritables appels à la haine et au meurtre lancés par Daech.
Lors de son audition, M. Louis Gautier, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, a rappelé qu’Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA) avait « désigné notre pays comme l’ennemi principal devant les États-Unis. La France intervient dans des conflits extérieurs et défend un modèle républicain de sécularisation qui la désigne comme cible. Les messages hostiles à notre pays sont relayés sur internet et proviennent de nombreux groupes terroristes qui l’ont stigamisée de manière récurrente.»
Pour autant, la commission d’enquête ne considère pas qu’un changement d’orientation de la politique étrangère de la France résoudrait les problèmes liés au djihadisme et repousse l’idée selon laquelle la présence de forces françaises à l’étranger, parfois dans des pays majoritairement musulmans, serait de nature à favoriser le terrorisme. Votre rapporteur est ainsi en plein accord avec M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international, lorsqu’il déclare : « Il faut, pour éviter tout sophisme, souligner ce qui est : ce n’est pas parce que la France intervient militairement à l’étranger qu’elle est visée par le terrorisme, c’est pour lutter contre le terrorisme qu’elle intervient à l’étranger. Certains peuvent avoir l’idée que si nous nous repliions sur nous-mêmes et que nous ne faisions rien, il ne nous arriverait rien. Cette vision est erronée. Nous faisons partie d’une chaîne, nous assumons notre part et je salue la valeur et le courage de tous ceux qui travaillent à la sécurité collective. »
D. LE DJIHADISME, PHÉNOMÈNE RELIGIEUX OU IDÉOLOGIE POLITIQUE ?
Les auditions menées par la commission d’enquête ont apporté un éclairage sur la dimension guerrière et politique du djihad, que la commission considère comme plus importante que sa dimension religieuse. Ainsi que l’ont rappelé des membres de la commission d’enquête, lorsqu’Ibn Saoud a pris le pouvoir dans ce Nedjd qu’il allait transformer en Arabie saoudite, ne cachait-il pas ses ambitions politiques sous un discours religieux ?
Aussi nous sommes-nous demandé si l’aspect politique de la guerre menée par Daech n’était pas sous-estimé, notamment dans la mesure où beaucoup de combattants ressemblent à des mercenaires drapés dans une idéologie religieuse dont ils ignorent souvent l’essentiel. La rapidité du processus de radicalisation nous a aussi amenés à nous interroger sur le caractère sectaire que pourrait revêtir le djihadisme.
1. Une vision dévoyée de l’islam
Pour M. Mohamed Zaïdouni, président du conseil régional du culte musulman de Bretagne, un élément-clef permettant d’expliquer la radicalisation d’un individu tient à son ignorance ou à sa connaissance insuffisante de la religion. « La plupart de ceux qui tombent dans la radicalisation ne connaissent pas leur religion ou la connaissent mal par manque d’outils linguistiques et théologiques. L’ignorance est un terreau fertile pour la culture du fanatisme, elle prédispose à l’endoctrinement et à la radicalisation. Les terroristes qui passent à l’acte ne sont pas solidement enracinés dans leur religion et n’ont reçu qu’une éducation spirituelle superficielle. Ayant connu la délinquance, le banditisme ou la prison, souvent en situation d’échec scolaire ou social, ils sont en quête d’une forme de reconnaissance et rattachent pour cela leurs actes à une religion, voire à un simple slogan dont ils ignorent la signification profonde ».
Cette opinion rejoint celle de M. Fahrad Khosrokhavar pour qui « les jeunes dont il est question viennent souvent de familles profondément désislamisées ou qui n’ont pas véritablement de culture religieuse ». Ainsi, il apparaît bien que le djihadisme ne s’inscrit pas dans la continuité de la culture familiale concernant l’islam, mais est en rupture consommée avec elle. Certains manifestent même un mépris à peine dissimulé à l’égard de la religiosité de leurs parents, laquelle, selon ce même chercheur, relèverait plus de l’orthopraxie – c’est-à-dire d’une sorte de ritualisme – que de l’orthodoxie. « En définitive, ils sont d’autant plus à l’aise pour réinventer l’islam qu’ils n’ont pas de bagage intellectuel, culturel ou religieux » et leur vérité paraît relever pour eux d’une évidence aveuglante.
Selon M. Raphaël Liogier, professeur des universités, directeur de l’observatoire du religieux à l’institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, le profil des nouveaux djihadistes – que l’on retrouve chez les frères Kouachi comme chez Mohammed Merah – laisse apparaître l’absence de toute idéologie cohérente, d’endoctrinement théologique ou de maîtrise de l’arabe classique.
Plusieurs notions religieuses sont d’ailleurs détournées par les djihadistes.
Les islamistes radicaux font du combat contre les « mécréants », c’est-à-dire principalement les juifs et les chrétiens, mais aussi contre les apostats, le principe de base de leur islam. Ils cherchent à imposer la violence comme une obligation, une preuve de foi qui serait la seule façon de combattre les valeurs païennes qui gouvernent le monde. Pour cela, ils détournent le concept de djihad qui signifie à l’origine « l’effort du croyant » dans sa recherche de Dieu. Or ce djihad spirituel est d’abord un engagement envers soi-même. Selon M. Dalil Boubakeur, président du Conseil français du culte musulman, le mot arabe jihad renvoie à l’effort : jahada, c’est faire effort. « Celui-ci a une connotation quasi mystique : c’est un effort sur soi-même pour se corriger, se purifier, pour être un bon musulman, quelqu’un qui se remet en question et essaie d’être à la hauteur de ce que Dieu attend de lui ». Certains spécialistes rappellent que ce n’est que sous des conditions très strictes qu’il peut devenir un djihad armé établi par l’autorité de l’État, et non par des individus, uniquement en cas de légitime défense.
Comme le rappelle Mme Dounia Bouzar, anthropologue du fait religieux, directrice générale du Centre de prévention des dérives sectaires liées à l’Islam (16), toutes les religions monothéistes évoquent dans leur récit une fin du monde. Dans l’islam, elle se réalisera sur la « terre du Sham » qui correspond à une vaste région qui englobe la Syrie, le Liban, la Jordanie, la Palestine ainsi qu’une partie de l’Irak et de la Turquie. Le massacre d’une partie du peuple syrien par le président Bachar el-Assad a constitué, aux yeux des radicaux, l’un des signes de l’imminence de la fin des temps : selon eux, la Syrie sera l’actuel théâtre de la prophétie apocalyptique mondiale annoncée par les textes saints et c’est donc là que se produirait la « troisième guerre mondiale » conduisant à la fin du monde ; le Mahdi, descendant du prophète apparaissant à la fin des temps pour sauver le monde, émergera des légions djihadistes actuellement au combat ; seuls accèderont au paradis les « Véridiques » ayant combattu au sein de l’armée du Mahdi, les autres étant voués à l’enfer, et chaque martyr pourra emmener avec lui 70 personnes au paradis. C’est cette vision qui incite les jeunes en voie de radicalisation à gagner le Sham et délégitime tout individu qui reste en Occident.
Enfin, la notion d’« hijra » peut se traduire par la « fuite », l’« exil » ou l’« émigration » et évoque le départ contraint du Prophète, persécuté, de la Mecque vers Médine en l’an 622. S’ouvre alors une ère nouvelle, l’Hégire, qui marque le début du calendrier islamique et correspond à une période où les musulmans cessent de fuir, affrontent leurs ennemis et se lancent dans des conquêtes territoriales. Les islamistes radicaux actuels auraient, selon Mme Dounia Bouzar, déformé le sens de ce concept pour convaincre les jeunes qu’ils vivent les mêmes persécutions que le prophète (interdiction du foulard, stigmatisation dans les médias, discriminations à l’embauche…) et les inciter à vivre en Syrie ; l’Occident est une terre à fuir et tout musulman restant ailleurs que sur la terre du Sham est illégitime car appartenant aux ennemis de l’islam.
Il est d’ailleurs révélateur de constater que certains djihadistes ayant rejoint la Syrie ne sont pas partis pour combattre sur la ligne de front, mais pour ouvrir des commerces ou des restaurants à Racca ou occuper des fonctions administratives ou judiciaires – un juge islamique de Daech serait ainsi de nationalité française.
Interrogés sur ce point, les services du ministère de l’intérieur reconnaissent qu’« il conviendrait en effet de distinguer les individus partant dans la zone syro-irakienne pour combattre ou apporter leur soutien aux combattants - les "djihadistes" - de ceux et celles souhaitant simplement faire leur hijra, c'est à dire vivre dans un milieu purement islamique. Cependant cette distinction n'est pas aisée à opérer, cette distinction n'étant pas forcément connue, perceptible ni toujours claire dans l'esprit des "partants". »
2. Quête de sens et « idéologie des opprimés »
L’idéalisme de l’homme révolté par l’injustice du monde semble prédominer chez les djihadistes. L’individu se marque en rupture à travers la séduction que constitue le modèle narcissique du « rebelle » dans nos sociétés. Le nouveau croyant se restructure autour d’un contre-système de valeurs supposées traditionnelles qui le différencient du monde environnant : il oppose la frugalité à l’opulence du monde ; la pudeur et la décence à la sexualité agressive commerciale des pays occidentaux : la spiritualité au matérialisme ; la solidarité à l’individualisme. « Pour moi, l’Islam est la religion qui ne consomme pas » a dit un jeune converti interrogé par M. Pierre Conesa, maître de conférences à l’Institut d’études politiques de Paris. L’idéologie de rupture exaltée par l’annonce de la fin du monde, se combine avec une exaltation de l’islam comme nouvelle idéologie de la défense des pauvres et des opprimés.
Lors de son audition devant la commission d’enquête, M. Samir Amghar, chercheur, a ainsi affirmé : « Dans le marché des utopies, il ne reste que le djihadisme ».
Selon M. Fahrad Khosrokhavar, « dans les banlieues et dans les prisons, qu’on le veuille ou non, l’islam dans sa version djihadiste est devenu la religion des opprimés. Tous ceux qui ont des reproches à faire à la société trouvent des réponses en son sein ». Selon lui, les jeunes qui, dans les années 1970, auraient pu adhérer aux groupes d’extrême-gauche violente tels qu’Action directe en France, les Brigades rouges en Italie ou Baader-Meinhof en Allemagne, trouvent dans le djihadisme un écho à leurs revendications : anti-impérialisme, anti-américanisme, rejet de l’arrogance occidentale.
Le professeur Raphaël Liogier ne dit pas autre chose lorsqu’il affirme que « le califat occupe une place omniprésente dans l’imaginaire, même inconscient, des musulmans ; il peut revêtir des traits abstraits ou spirituels, mais il peut également représenter une utopie politique à l’image de la société sans classe de Karl Marx ». On ne peut d’ailleurs manquer de faire le rapprochement entre « l’idéologie » djihadiste et ses méthodes et celles de l’extrême-gauche violente, notamment dans la définition des cibles symboliques à atteindre – comme les tours du World Trade Center qui incarnent le capitalisme – ou dans l’évocation de conflits comme celui qui oppose les Israéliens et les Palestiniens.
Dans son récent rapport d’information sur l’indignité nationale (17), le président de la commission des Lois de l’Assemblée nationale, M. Jean-Jacques Urvoas, établit un parallèle entre le mouvement anarchiste que la France et d’autres pays d’Europe ont connu un siècle plus tôt et l’actuel terrorisme djihadiste.
La fin du XIXème siècle et le début du XXème siècle sont marqués en France par une répression inflexible à l’égard des anarchistes qui ont choisi la voie de la terreur à partir des années 1890 pour diffuser leur idéologie.
Fondé sur la négation du principe d’autorité dans l’organisation sociale et le refus de toute contrainte découlant des institutions dont la raison d’être repose sur ce principe, à commencer par l’État, l’anarchisme a alors pour but de développer dans le monde entier des contre-modèles politiques, institutionnels, économiques, sociaux et culturels : les anarchistes prônent une société sans domination et sans exploitation, où les individus-producteurs coopèrent librement dans une dynamique d’autogestion et de fédéralisme.
Afin d’imposer ce modèle, ils recourent aux méthodes les plus dures : terrorisme, actions de récupération et de reprise individuelle, expéditions punitives, sabotage, boycott, voire certains actes de guérilla. Parmi leurs opérations les plus retentissantes qui, alors, marquèrent les esprits figurent les assassinats du tsar Alexandre II le 13 mars 1881 ou du président de la République Sadi Carnot à Lyon le 24 juin 1894, les tentatives d’assassinat de l’empereur Guillaume Ier d’Allemagne, des rois Alphonse XII d’Espagne et Humbert Ier de Savoie, ou encore divers attentats à la bombe et homicides.
Or, selon le président Urvoas, « par bien des aspects, le terrorisme djihadiste auquel la France est aujourd’hui confrontée est comparable au terrorisme anarchiste de la fin du XIXème siècle. Ses affidés s’attaquaient déjà à des symboles de la " classe bourgeoise ", de l’État, par définition oppresseur (magistrats, Chambre des députés, président de la République) et s’en prenaient parfois aussi, au hasard, à des anonymes. Peu organisés et parfois " auto-radicalisés " pour reprendre un néologisme contemporain, ils agissaient souvent seuls ou en petit nombre, comme les auteurs des récents attentats terroristes à Paris notamment. Ils étaient animés par un véritable esprit de vengeance et ne semblaient pas craindre la mort à l’instar des actuels terroristes djihadistes ».
3. Des analogies avec certaines pratiques sectaires
Plusieurs chercheurs ont souligné que la radicalisation djihadiste dans son aspect révolutionnaire et totalitaire présentait des similitudes avec d’autres mouvements extrémistes non religieux. L’embrigadement djihadiste peut utiliser des méthodes d’emprise mentale caractéristiques des groupes sectaires et s’appuyer sur l’ensemble des moyens offerts par la propagande moderne.
Ainsi, en imposant le port du niqab et du jilbab aux jeunes filles, les intégristes effacent leurs contours identitaires. Privées de leur identité et de leur individualité, elles se fondent dans le groupe qui s’autorise alors à penser à leur place. Pour les garçons, cette destruction identitaire passe par un changement de nom.
La radicalisation procède le plus souvent d’une logique de rébellion qui peut expliquer en partie ses déclinaisons violentes et ses penchants révolutionnaires. Il n’est pas surprenant de constater que ce sont les plus jeunes, plus fragiles et influençables et souvent en quête d’idéal, qui sont les premiers touchés par ce phénomène.
Selon les personnes entendues par la commission d’enquête, il convient toutefois de rester prudent sur ce qui relève d’une part des manipulations sectaires, qui présuppose une perte de libre arbitre et réduisent le radicalisé au statut de victime et, d’autre part, ce qui est du ressort de la criminologie. Car, il n’y a pas toujours que de « jeunes victimes vulnérables» et sous emprise de gourous manipulateurs. Certains jeunes, parfois délinquants, peuvent trouver dans cette déviance apparente un exutoire commode à leurs pulsions criminelles ou une couverture de respectabilité dissimulant des activités moins avouables. Par ailleurs, certains radicalisés épousent en toute connaissance de cause, sans perte de libre arbitre, le djihadisme en véritables militants politiques activistes.
Selon M. Fahrad Khosrokhavar, « les djihadistes ne sont comparables à des paumés qui rejoignent une secte que dans une certaine mesure. Les sectes présentent une structure organisationnelle bien déterminée, avec une hiérarchie et des gourous. Le djihadisme, lui, opère par des formes d’action collective beaucoup plus décentralisées. Il est certes quasi sectaire, mais aussi méta-sectaire. (…) Dans un groupe djihadiste, il y a plusieurs personnalités charismatiques et les relations ne sont pas hiérarchisées de la même manière que dans une secte ».
Mme Dounia Bouzar, pour sa part, rejette catégoriquement la comparaison avec les mouvements sectaires : « Cette idéologie totalitaire n’est absolument pas assimilable aux sectes, dont le projet n’est pas nécessairement la purification du groupe ni l’extermination du reste du monde. Nous sommes plus proches ici de l’idéologie nazie ».
II. LA DIFFICULTÉ DE CERNER LA RADICALISATION
Tout individu radicalisé ne devient pas obligatoirement djihadiste.
En effet, la radicalisation consiste à pousser à l’extrême la logique d’un système de pensée. Le fondamentalisme, parfois appelé « quiétiste » prône un retour intransigeant aux sources de l’islam, l’imitation stricte d’un modèle prophétique idéalisé, selon une lecture littéraliste des textes islamiques, mais sans recours à la violence. À l’opposé, l’idéologie djihadiste se distingue du fondamentalisme en cherchant à imposer par le recours à la violence un nouveau modèle de société censé être régi par les prescriptions coraniques.
Salafisme quiétiste et salafisme djihadiste
Le salafisme est un mouvement ultra-orthodoxe de l’islam développant une approche littéraliste des versets coraniques et de la tradition prophétique. Une multitude de tendances s’est développée au sein de cet ensemble ; elles s’opposent entre elles sur les plans religieux et politique. La particularité du salafisme français réside dans la large domination de sa branche quiétiste, légaliste et pacifique. Les tenants de cette mouvance se caractérisent par leur apolitisme et par leur rejet de la violence ; ils s’opposent ainsi systématiquement au positionnement politique des Frères musulmans en Égypte et à celui des islamistes marocains et algériens, car ils considèrent que l’islam n’est que religieux.
Le salafisme quiétiste critique les valeurs dominantes de la société et ne les reconnaît pas car elles ne sont pas régies par les lois islamiques. Un fossé existe cependant entre le discours et la pratique, car l’environnement, perçu comme hostile, conduit à réaliser des compromis. Au cours des auditions a été cité à plusieurs reprises l’imam salafiste de Brest, M. Rachid Abou Houdeyfa, très populaire auprès des jeunes musulmans et qui diffuse régulièrement sur Internet des vidéos regardées par plusieurs dizaines de milliers de personnes ; il développe à partir de la matrice salafiste quiétiste l’idée qu’il est tout à fait possible de concilier salafisme et intégration dans la société française. Toutefois, selon M. Samir Amghar, chercheur, les positions des salafistes ne semblent pas tranchées sur ce point. Selon lui, un certain nombre de salafistes quiétistes considèrent néanmoins qu’il s’avère impossible d’être pleinement musulman en France et qu’il y a lieu d’envisager d’émigrer.
Le salafisme représente le mouvement bénéficiant du plus grand nombre de conversions religieuses, et 20 à 30 % des salafistes sont des convertis. L’origine ethnique de ces derniers s’avère variée, puisque, selon M. Samir Amghar, « ce sont des Français de métropole, des Camerounais, des Congolais, des Zaïrois, des Réunionnais ou des Martiniquais. Ils se convertissent au salafisme car celui-ci défend une vision rigoriste de l’islam ; tout parcours de conversion marquant une rupture, les tendances les plus orthodoxes, voire les plus radicales, se révèlent les plus attirantes. En outre, comme ils ne proviennent pas de familles de culture musulmane, ces personnes développent un complexe d’islamité et souhaitent rattraper leur retard en embrassant une vision orthodoxe de la religion ».
Comme le souligne M. Farhad Khosrokhavar, l’écrasante majorité des salafistes ne deviennent pas des djihadistes. C’est d’ailleurs là la différence majeure entre le djihadisme et le fondamentalisme : un grand nombre de djihadistes – y compris les frères Kouachi et Amedy Coulibaly, d’après les informations dont dispose la commission d’enquête – ne sont pas passés par la phase fondamentaliste. Dans des cas très minoritaires, il arrive que le fondamentalisme soit l’antichambre du djihadisme. Mais il peut aussi être, comme l’indique ce même chercheur, une sorte de « remède contre le djihadisme, dans la mesure où les fondamentalistes observent un certain nombre de prescriptions contraignantes et se considèrent souvent, de ce fait, comme des élus, ce qui satisfait leur subjectivité ».
La radicalisation peut être non djihadiste, ainsi que le montre le cas d’Anders Breivik, qui a tué plus de soixante-dix personnes et en a blessé plus d’une centaine d’autres en Norvège. La radicalisation, au sens où les sociologues l’entendent, est la conjonction d’une idéologie radicale et d’une action violente. De même, une action violente qui n’est pas inspirée par une idéologie radicale est une action crapuleuse, qui relève de la criminalité de droit commun.
Pour les fondamentalistes, dans la très grande majorité des cas, cette conjonction n’existe pas. D’ailleurs, une suspicion indue à l’égard des fondamentalistes peut, au-delà d’un certain seuil, pousser quelques-uns d’entre eux vers des formes d’action violente, dans la mesure où ils penseront que, de toute façon, aucune différence ne sera faite entre des djihadistes et eux. En France, le fondamentalisme n’est pas illégal tant qu’il n’est pas assorti d’une action violente. M. Fahrad Khosrokhavar insiste sur ce point : « soyons vigilants et n’identifions pas indûment fondamentalisme et djihadisme : ils relèvent de deux registres différents ».
A. DES VECTEURS MULTIPLES DE RADICALISATION
Contrairement à ce qui était le cas ces dix dernières années, le nouveau discours des djihadistes ne touche pas seulement des jeunes sans repères. Les islamistes radicaux ont affiné leurs techniques d’embrigadement ; désormais, ils parlent et pensent en français. Mélangeant le vrai et le faux, ils parviennent à toucher des jeunes d’origines très différentes dont nombre appartiennent à la classe moyenne et ne sont pas d’origine arabo-musulmane. Les technologies modernes de communication constituent leurs principaux vecteurs.
1. La prégnance d’internet et des réseaux sociaux
Selon Mme Dounia Bouzar, qui cite les travaux de chercheurs, « Internet est la communication idéale pour un fonctionnement basé sur le réseau, ce qui est le cas des groupes terroristes en général. (…) Les terroristes d’aujourd’hui ne fonctionnent pas dans le vide ni isolément, contrairement aux apparences, mais sous la forme de réseaux qui apparaissent comme des organismes vivants nourris de dynamique de groupe, souvent plus élaborés qu’on ne le pense, en dépit des apparences de logistiques parfois sommaires. […] Le réseau est l’élément-clé du fonctionnement d’un groupe terroriste, si réduit soit-il » (18).
Mme Dounia Bouzar a décrit devant la commission les différentes étapes de l’endoctrinement : la personne en voie de radicalisation découvre des vidéos qui dénoncent des complots, puis s’inscrit dans un réseau social qui « lutte contre le complot ». C’est à ce moment qu’un de ses « nouveaux amis » faisant parti de ce groupe commence à évoquer le rejet du monde, le besoin de confrontation, puis le « djihad global ». Selon elle, la rencontre physique se fait une fois que l’endoctrinement est bien installé, parfois au moment du départ pour la Syrie. Dans d’autres cas, c’est la rencontre avec une personne déjà inscrite dans cette vision de besoin de confrontation avec le monde qui fournit les supports vidéos pour convaincre sa future victime.
Le processus d’endoctrinement
Ainsi que Mme Dounia Bouzar l’a exposé devant la commission, les vidéos de l’islam radical n’apparaissent pas dès le premier abord. De nombreux jeunes visionnent d’abord sur les réseaux sociaux des vidéos qui contestent le système productif et la société de consommation. Une partie des messages s’appuie sur des faits avérés ou vraisemblables tels que des médicaments qui se sont avérés nocifs, divers scandales alimentaires, des publicités mensongères ou certaines pratiques commerciales outrancières. Ces vidéos ne sont pas malveillantes en elles-mêmes, mais leur cumul repris sous l’angle du complot immerge le jeune dans une vision du monde où la duplicité prévaut et où « on nous cache la vérité ».
Le jeune a alors le sentiment d’avoir trouvé « la vérité cachée » qui explique à la fois son mal-être et l’état déplorable de la société. Il se laisse alors entraîner dans une succession de vidéos qui le dépriment, le paniquent mais aussi le galvanisent. Ces vidéos non prosélytes servent de moyen d’approche et contribuent à déstabiliser les individus fragiles, choqués par le cumul des contenus.
Une seconde série de vidéos persuade ensuite le jeune que des sociétés secrètes manipulent l’humanité et dirigent l’ensemble du monde à l’insu du peuple. La plus nocive d’entre elles serait celle des Illuminati, que les vidéos accusent de s’infiltrer partout pour asseoir son pouvoir. Certaines vidéos veulent persuader le spectateur que des symboles sataniques sont cachés partout, de l’étiquette de boissons sucrées aux billets de banque d’un dollar…
Enfin, une troisième série de vidéos persuade le jeune que seule une confrontation finale avec le monde peut sauver l’humanité grâce au « vrai islam ». Ces vidéos ont pour but de prolonger la phase d’endoctrinement en mettant en exergue des images encensant la beauté de la création d’Allah. Se mêlent à ces images réconfortantes des extraits détournés de témoignages de convertis, souvent sincères et d’interviews de pseudo scientifiques. Le jeune est alors sommé de se réveiller pour rejoindre le véritable islam, non pas celui de l’Arabie Saoudite, de la Tunisie ou de la France, mais celui des Véridiques, qui peut seul régénérer le monde lors de la confrontation finale.
Arrivent alors des vidéos de recrutement dont le but est de convertir un internaute qui ne se posait à l’origine aucune question spirituelle mais se trouvait plutôt engagé dans une volonté de se battre contre les injustices. Immergé dans une vision du monde où tout n’est que complot et mensonge, le jeune est persuadé que l’islamophobie n’est que la facette ultime du complotisme dans la mesure où cette religion constitue la seule chance de combattre les forces sataniques. Devenir un musulman rigoriste devient alors l’unique façon de détruire ces sociétés secrètes qui veulent anéantir l’humanité. Le jeune « se retrouve mentalement prisonnier d’une paranoïa qui peut le pousser à entrevoir les pires actes pour faire face au pire des mondes. (…) Le passage à l’acte terroriste devient possible si le sujet se met à entrer en contact avec des sites radicaux et à côtoyer des extrémistes prônant cette vision sombre et sans concession du monde ».
La dimension antisémite est systématiquement présente. Car, pour reprendre l’expression de l’une des personnes entendues par la commission d’enquête, « l’antisémitisme fait partie de l’ADN des djihadistes ».
Ainsi que le souligne Mme Dounia Bouzar, la manipulation, qui passe essentiellement par internet, peut également se poursuivre par téléphone. L’anthropologue cite le cas de jeunes filles (19) qui se sont retrouvées en contact avec 50 adultes différents par jour ! Ces adultes, dans une méthode confinant au harcèlement moral, sollicitent des jeunes en position de fragilité en leur demandant en permanence ce qu’ils font, s’ils ont fait leur prière… Comme, en outre, les mineurs peuvent s’embrigader entre eux par un phénomène de bande ou de mimétisme, le phénomène peut être sans fin.
Enfin, les jeunes se radicalisent certes sur internet, mais aussi et surtout par effet d’imitation ou par esprit de compétition. Le copinage, la complicité avec les amis jouent un rôle indéniable : un jeune va partir faire le djihad parce qu’un de ses copains est parti avant lui. Une étude sur les familles des jeunes Britanniques qui sont partis pour la Syrie a révélé l’importance de cette dimension. On peut supposer qu’il en va de même en France, comme l’ont affirmé plusieurs personnes entendues par la commission d’enquête. Ces cercles de complicité qui se focalisent sur le djihadisme peuvent parfois résulter de rencontres survenues dans le cadre de la mosquée.
2. La mosquée, lieu de radicalisation ?
Toujours selon Mme Dounia Bouzar, « le passage par la mosquée n’est pas automatique ». Pour l’anthropologue, l’islam radical peut faire basculer des jeunes sans qu’ils n’aient participé à aucune prière. « Certains sont partis ou voulaient partir en Syrie sans qu’aucune pratique religieuse ne soit décelée la veille. » Dans d’autres parcours, « les radicaux passent par une mosquée pour renforcer l’alibi religieux de l’endoctrinement » de leur victime. Ils créent alors une confusion en se faisant passer pour de simples musulmans orthodoxes alors qu’en réalité, ils mettent en place un processus d’endoctrinement de leur victime : interdiction de rencontrer ses anciens amis, cessation de certaines activités, arrêt des études… Les familles se retrouvent démunies face au changement de comportement de leur enfant et mettent parfois beaucoup de temps à réaliser qu’il ne s’agit pas seulement d’une conversion religieuse.
D’autres observateurs font remarquer qu’aucune enquête n’a permis de mettre en évidence qu’un djihadiste français se serait radicalisé à la mosquée. En effet, il semblerait que, dans aucune mosquée, ne soit tenu un discours ouvertement favorable au djihad. En revanche, selon certains observateurs, des religieux – salafistes quiétistes et représentants du mouvement tabligh – restent neutres, refusant de laisser entrer la politique dans les lieux de culte. En réalité, il semblerait que les imams soient dépassés par un phénomène qu’ils découvrent en même temps que le reste de la population française.
Si la radicalisation ne passe pas officiellement par les prêches prononcés par les imams dans les mosquées, cela ne signifie pas que le rôle de ces lieux de culte soit négligeable. Cela peut être l’endroit où se font des rencontres, où des religieux sans titre officiel peuvent essayer, à la sortie du prêche et de manière plus ou moins discrète, de porter un autre message. Selon divers témoignages, la mosquée peut également être le lieu où sont repérés les musulmans modérés, et sur lesquels des islamistes peuvent tenter d’imposer leur emprise.
3. Le rôle controversé de la prison
Espace géographique clos, la prison suscite des débats sur le rôle qu’elle peut jouer en matière de radicalisation et de djihadisme. Deux opinions opposées s’affrontent : celle pour laquelle la prison serait la « pouponnière » du djihadisme et celle pour laquelle son rôle serait surévalué.
Ayant longtemps travaillé auprès de détenus radicalisés, M. Fahrad Khosrokhavar exprime sans détour son avis sur les prisons : « elles sont, on le sait, un des lieux de la radicalisation ».
Mais selon ce chercheur, le phénomène échapperait aux autorités carcérales qui ont en tête un modèle de radicalisation aujourd’hui obsolète et totalement en porte-à-faux par rapport à la réalité de la radicalisation. En effet, depuis quelques années, les détenus les plus radicalisés adoptent une attitude introvertie, ne se laissent pas pousser la barbe, ne montrent aucune agressivité à l’égard des surveillants, voire dissimulent leur religiosité à ces derniers lorsqu’ils se convertissent. De telle sorte que les surveillants sont, dans plusieurs cas, totalement ignorants du phénomène. Cette nouvelle forme de radicalisation concerne souvent de très petits groupes, deux ou trois personnes au maximum, afin de ne pas appeler l’attention de l’administration pénitentiaire.
M. Fahrad Khosrokhavar évoque également le cas de personnes mentalement fragiles qui auraient été prises pour cibles par des radicalisés notoires et auraient été profondément influencées par eux, phénomène inquiétant alors que, selon lui, un tiers de la population carcérale souffrirait de problèmes mentaux.
Selon M. Dalil Boubakeur, président du Conseil français du culte musulman, « la phase de la prison est fondamentale. La prison est désormais, selon les meilleures études et suivant un constat devenu banal, la " pouponnière " du djihadisme. Pour reprendre la formule d’un observateur, le jeune y entre en baskets et casquette, il en sort portant la barbe, la djellaba, voire un chapelet de prière et un Coran à la main. Ce changement physique s’accompagne d’un changement de comportement et de mentalité, marqué par l’acquisition de certains réflexes quotidiens en matière d’alimentation, de fréquentations, de langage, autant d’exigences induites par une vie collective mais quasi monacale ». Pour le président du CFCM, cette évolution les prépare, dès avant leur sortie de prison, à endosser une identité religieuse prosélyte, qui les pousse à vouloir rencontrer des gens comme eux, voire à subir une manipulation mentale qui les oriente vers les recruteurs du radicalisme, « d’abord vers les imams salafistes, ensuite vers les sites internet et, par leur intermédiaire, vers les djihadistes ».
A l’inverse, d’autres observateurs entendus par la commission d’enquête ont exprimé l’opinion selon laquelle la radicalisation en prison serait surestimée. Outre le fait que la radicalisation n’est pas synonyme de terrorisme, certains observateurs ont expliqué que beaucoup de détenus, notamment à la suite du choc que représente une première incarcération, se tournent vers la religion pour y trouver un réconfort ou un soutien moral, pas forcément dans le but de se radicaliser et de passer, ultérieurement, à l’action violente.
Seule une minorité des individus se trouvant aujourd’hui en Syrie ou en Irak aurait fait, au préalable, l’expérience de la détention. Et s’il est vrai que les djihadistes qui ont commis les attentats de Toulouse et de Paris avaient tous eu affaire à la justice, il est établi que leur radicalisation ne s’était pas produite en prison. D’après les informations fournies au rapporteur, 15 % des condamnés pour terrorisme ont déjà été incarcérés.
Il semble établi que certains détenus simulent une adhésion aux thèses radicales de manière à ne pas être importunés par les prosélytes fondamentalistes ou pour s’attirer la sympathie des autres détenus et vivre le plus « confortablement » possible leur temps de détention.
Si la prison n’est pas réellement un lieu où se forment les futurs djihadistes, la situation pourrait évoluer avec l’incarcération en grand nombre de djihadistes revenant du Moyen-Orient. La réponse de nature carcérale apportée à ces jeunes qui reviennent en France présente cet inconvénient.
Pour sa part, le ministre de l’intérieur, M. Bernard Cazeneuve, dépasse le phénomène – sans le sous-estimer – de la radicalisation dans les prisons pour mettre l’accent sur la porosité, facilitée par l’incarcération, entre le djihadisme et la délinquance. « Ce qui frappe dans l’analyse du profil de tous ceux qui sont entraînés dans des opérations à caractère terroriste, c’est l’extraordinaire fongibilité entre le monde de la petite délinquance (…) et le monde du terrorisme, soit que les petits délinquants basculent dans le terrorisme après s’être radicalisés en prison auprès de détenus radicalisés, soit qu’ils apportent un soutien logistique à des opérations sans nécessairement savoir ce à quoi ils participent. Il convient bien sûr d’attendre le résultat des enquêtes, mais l’arrestation de douze personnes proches d’Amedy Coulibaly et la mise en examen de certaines d’entre elles montrent cette fongibilité et ces complicités. »
Pour sa part, M. Fahrad Khosrokhavar soutient également l’existence d’une relation quasi linéaire entre délinquance et radicalisation. « Jusqu’à ce jour, la quasi-totalité de ceux qui ont commis des actes violents au nom du djihad étaient issus des banlieues et avaient été des délinquants : Khaled Kelkal en 1995 ; Mohammed Merah en 2012 ; Mehdi Nemmouche à Bruxelles en 2014 ; les frères Kouachi et Amedy Coulibaly en janvier 2015 ».
Il semblerait que les mineurs, au moins, échappent au phénomène de radicalisation dans les lieux d’enfermement en raison de leur régime de détention : leur encellulement est obligatoirement individuel et ils doivent être strictement séparés des détenus adultes. Et comme l’a indiqué Mme Catherine Sultan, directrice de la protection judiciaire de la jeunesse au ministère de la Justice, « même si, en certains lieux de détention, la séparation n’est pas complètement étanche, la situation n’a rien à voir avec celle des détenus majeurs. »
De plus, les mineurs incarcérés sont toujours sous l’œil de professionnels de l’administration pénitentiaire ou de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) et ils bénéficient d’une présence éducative renforcée. Ainsi que le souligne Mme Catherine Sultan, « il serait irresponsable de ma part d’exclure totalement le risque de contagion mais (…) il est largement moindre que dans les établissements pénitentiaires pour majeurs ». Il en est de même dans les centres éducatifs fermés, petites structures « où ce qui se joue entre les jeunes et entre les jeunes et les adultes est perceptible. Si une influence négative s’exerçait et échappait à la vigilance des adultes présents, cela relèverait d’un dysfonctionnement ».
Mme Catherine Sultan a, en revanche, souligné que le risque est plus important au moment de la majorité, lorsque le jeune détenu, jusqu’alors très suivi, passe au régime des majeurs car « il se peut alors que ces très jeunes adultes cherchent une tutelle de substitution à la tutelle institutionnelle qu’ils avaient jusque-là, et le risque d’une influence négative n’est pas à négliger. »
B. DES MOTIVATIONS MULTIPLES ET COMPLEXES
Pour la commission d’enquête, les individus radicalisés se diviseraient le plus souvent en deux catégories, sans que soit exclue une porosité entre les deux : d’une part les idéologues, recruteurs et extrêmement dangereux, d’autre part les personnes manquant de repères dont la dangerosité est difficile à évaluer, les intentions difficiles à cerner et qui, bien souvent, sont les jouets des premiers.
1. La difficulté de tracer un profil type des individus radicalisés
Le Comité interministériel de prévention de la délinquance a tenté de tracer le portrait des individus radicalisés. Or il ressort des déclarations du préfet M. Pierre N’Gahane, son secrétaire général, « qu’il n'existe pas un profil type de personne tentée par cette radicalisation violente qui peut procéder d'une quête de sens, d'une recherche d'identité, d'un désir de se réaliser voire d'aider les autres, mais aussi d'une volonté d'en découdre avec le système, de refouler une frustration ou une haine entretenue ». Quoi qu'il en soit, ces personnes sont en grande fragilité au moment de leur basculement. Elles sont souvent en situation d'échec, d'isolement voire de rupture.
Toujours selon M. Pierre N’Gahane, les profils rencontrés sont multiples. « Il y a la jeune fille qui tombe amoureuse d’un salafiste – qui lui-même devient recruteur – et qui est heureuse de vivre une aventure avant de se retrouver dans une situation dramatique. Il y a le jeune au parcours délinquant, sans père ni repère, selon une formule très utilisée par les services de la protection judiciaire de la jeunesse. Il y a celui qui voit le chômage frapper sa famille, une génération après l’autre, et qui a l’impression qu’il ne s’en sortira jamais. Il y a aussi des jeunes qui ont envie de se réaliser, certains d’entre eux ayant été refusés par l’armée qui a estimé que leur profil psychologique n’était pas bon. Nous trouvons tous ces profils, de la jeune fille naïve au dur à cuire ».
Pour M. Mohamed Zaïdouni, président du conseil régional du culte musulman de Bretagne, les déterminants sociologiques, ne peuvent à eux seuls constituer une grille de lecture satisfaisante pour comprendre l’engagement djihadiste. Si la marginalisation économique d’un groupe social, religieux ou ethnique, favorise évidemment l’action collective protestataire violente, il est cependant exagéré d’établir un lien direct entre chômage et violence.
Il faut enfin se pencher sur les processus à l’œuvre dans la radicalisation et comprendre toute l’importance des représentations qui sont projetées par les aspirants au djihad sur leur expérience vécue. La radicalisation relève en effet toujours d’un mécanisme d’interprétation de l’environnement, qui justifie et encourage le recours à la violence. À cet égard, les chercheurs identifient plusieurs facteurs responsables de la production d’un cadre belliqueux, comme la stigmatisation, le racisme, l’exclusion, l’injustice ou le délit de faciès, autant d’éléments qui ont largement contribué à susciter chez certains jeunes une radicalisation qui ne date pas d’hier. Selon plusieurs chercheurs entendus par la commission d’enquête la ghettoïsation de la communauté musulmane issue de l’immigration, marquerait l’échec d’une politique d’intégration, qu’il serait urgent de revoir.
Selon M. Fahrad Khosrokhavar, depuis 2013, c’est-à-dire depuis la guerre civile en Syrie, la France serait confrontée à un phénomène nouveau, rencontré auparavant de manière exceptionnelle : l’afflux de jeunes issus des classes moyennes vers la radicalisation.
Selon lui, « leur profil anthropologique, leur subjectivité, leur façon de concevoir les choses et la forme que prend leur expression de soi sont totalement différentes de celles des jeunes des banlieues : ils ont non pas une haine ou une mentalité agonistique à l’égard de la société, mais plutôt le sentiment d’une profonde injustice. C’est par une forme d’engagement humanitaire qu’ils embrassent la version djihadiste de l’islam et décident de partir sur le terrain. En outre, ils présentent un certain nombre de caractéristiques frappantes du point de vue du sociologue : on trouve notamment parmi eux un nombre très élevé de convertis, issus de familles juives, catholiques, protestantes et même, dans quelques cas, bouddhistes, le plus souvent sécularisées, agnostiques ou athées. Ainsi, le djihadisme se diversifie de manière très troublante ».
Il a estimé que, tant que le profil du djihadiste était celui du jeune en guerre contre la société, il était possible d’imaginer un certain nombre de remèdes : répression, persuasion, tentative de briser le cercle infernal... Mais nous avons désormais en face de nous des jeunes qui ne présentent pas plus de symptômes de malaise social que les autres.
Et, toujours selon M. Khosrokhavar, la palette des postulants au djihad est large : « cela peut être M. Tout-le-monde ou, d’ailleurs, Mme Tout-le-monde, puisque – autre phénomène troublant – environ 20 % des personnes qui s’identifient à cette version de l’islam radical et tentent de faire le voyage sont des jeunes filles. De plus, on trouve parmi eux de plus en plus de post-adolescents, âgés de quinze à dix-sept ans. Bref, nous sommes confrontés à un nouveau type de djihadistes, qui présente une subjectivité aux contours totalement différents de celle des djihadistes classiques ».
2. Quelques caractéristiques dominantes
L’étude de plusieurs milliers d’individus a permis de déterminer des caractéristiques dominantes des personnes radicalisées :
– les origines confessionnelles et culturelles sont mixtes, beaucoup de djihadistes étant des convertis plus ou moins récents à l’islam ;
– la plupart ont rencontré des difficultés scolaires ou ont pu abandonner leurs études, même si certains ont atteint le niveau bac +3 ;
– la précarité sociale (chômage, difficultés financières, abandon de projet d’insertion) est souvent présente ;
– nombre de radicaux présentent des antécédents judiciaires de petite délinquance ;
– l’environnement familial de l’individu radicalisé présente souvent des traumatismes personnels ou dont l’individu a été témoin, tels que des actes de violences ou d’incestes ;
– la plupart sont dans des situations familiales complexes : parents séparés ou absents, etc. L’image paternelle ou parentale est défaillante, voire absente.
Ces éléments révèlent souvent un sentiment de non reconnaissance sociale et professionnelle conduisant à la frustration.
Les psychologues que la commission d’enquête a rencontrés ont souligné l’immaturité, et l’instabilité de la plupart des individus radicalisés dont beaucoup présentent des fragilités narcissiques (une faible estime de soi), une intolérance à la frustration ainsi qu’une pauvreté voire une absence d’affects.
Les indicateurs de la radicalisation
Le basculement vers la radicalisation violente laisse généralement apparaître un certain nombre d’indices liés à l’apparence, au comportement ou encore au discours des intéressés.
L’apparence physique et vestimentaire est un des premiers indicateurs visibles de basculement vers la radicalisation, mais ce seul critère ne suffit pas à établir une radicalité religieuse déviante. Toutefois, le changement soudain d’apparence physique et vestimentaire est en général un des premiers signes perceptibles.
Cette modification peut cependant être intermittente afin de dissimuler la radicalisation ou la conversion. Ainsi, certaines jeunes filles conservent-elles dans le cercle familial leur mode vestimentaire classique mais adoptent loin du regard parental et du domicile une tenue islamique « correcte ».
Selon l’évolution de son processus de radicalisation et son degré d’endoctrinement, l’individu adopte différentes stratégies et modes opératoires afin de ne pas éveiller les soupçons et protéger un espace qu’il sait transgressif. Ce comportement symptomatique renforce l’emprise propagandiste et l’isolement du radicalisé. Les mensonges et la dissimulation conduisent à une rupture progressive avec l’environnement habituel de l’individu. De fait, les proches, bien qu’inquiets, ne perçoivent pas toujours la portée du basculement radical ce qui rend d’autant plus délicate la mise en œuvre d’une action préventive.
L’individu radicalisé peut dissimuler, de sa propre initiative ou sur les conseils de recruteurs potentiels, ses intentions transgressives (notamment son départ vers des terres de djihad) par divers stratagèmes pour ne pas éveiller les soupçons de ses proches, risquer une interdiction de sortie du territoire ou appeler l’attention des services de police. Ainsi, de nombreux départs de mineurs ou jeunes adultes se produisent à l’insu de l’entourage. Confrontées le plus souvent à une disparition « inquiétante », les familles découvrent souvent a posteriori des indices évocateurs : cartes d’itinéraires et brochures de voyages vers la Turquie et la Syrie, historiques de consultations de sites internet radicaux qui confirment la maturation et la préméditation du projet, etc…. Des voyages touristiques ou projets humanitaires en Turquie peuvent être le prétexte à un périple djihadiste.
Cette dissimulation renvoie parfois de façon dévoyée au concept de Taqîya, issu de la théologie chiite, qui autorise les musulmans à dissimuler leur foi dans certaines circonstances dans le but d’éviter les persécutions.
La radicalisation conduit généralement les individus à mener une pratique religieuse particulièrement ritualisée.
Le comportement d’un individu radicalisé laisse généralement transparaître un certain nombre de ruptures, parfois brutales, par rapport aux habitudes et à l’environnement habituel.
Enfin, l’individu radicalisé véhicule de façon stéréotypée l’ensemble de la rhétorique radicale et propagandiste puisée le plus souvent sur internet. Il se fait ainsi le porte parole des théories complotistes et conspirationnistes : quelques puissances obscures commandent le monde, au premier rang desquelles les francs-maçons, les Illuminati et les juifs sionistes. Ses discours deviennent hostiles à la République laïque, à l’Occident en général et au « Grand Satan américain » en particulier, ainsi qu’à tous les groupes institutionnels assujettis aux pouvoirs « mécréants » : armée, police, etc. Le discours, s’il ne l’était déjà, devient systématiquement et violemment antisémite, antisioniste et anti-israélien. Les propos deviennent apocalyptiques et millénaristes, stéréotypés, dépersonnalisés et sont généralement justifiés par des sourates du Coran.
3. Le djihadisme, des repères simples et l’accès à la notoriété
Pour différents chercheurs, le succès du djihadisme auprès de certaines populations tient aussi au fait que ce mouvement propose des solutions simples, pour ne pas dire simplistes, à des questions que se posent certains de nos contemporains. Les actes terroristes qu’il encourage permettent à des individus frustrés de connaître une notoriété inespérée.
Surtout, en Europe, le djihadisme participe d’une logique de provocation : il donne la possibilité à l’individu insignifiant de se hausser au-dessus des autres. Dans son ouvrage Radicalisation (20), M. Fahrad Khosrokhavar évoque la figure du « héros négatif », c’est-à-dire de celui qui se sent adulé du fait même de son rejet par les autres. Sauf que le héros négatif est, en l’espèce, médiatisé. « Qui connaissait Mohammed Merah avant qu’il ne passe à l’acte ? Qui ne le connaît pas désormais ? C’est d’ailleurs pour cette raison que les djihadistes filment : la couverture médiatique devient partie intégrante de l’action destructrice. En ce sens, on peut parler d’une nouvelle forme de subjectivité hyper narcissique, d’une volonté de s’affirmer et de sortir de l’insignifiance ».
Les chercheurs constatent des phénomènes anthropologiques analogues chez les jeunes filles qui partent dans une zone de djihad. Ces jeunes filles pensent que les jeunes garçons de leur entourage manquent de maturité, parce qu’ils n’ont pas été confrontés à la vie. En revanche, l’homme qui s’expose à la mort, se transformant ainsi en martyr potentiel, devient crédible à leurs yeux et peut faire un partenaire fiable – à supposer qu’il survive au djihad. Selon M. Fahrad Khosrokhavar, « ce qui fait surface dans l’esprit de ces jeunes filles en quête de virilité masculine, c’est une inversion des idéaux féministes, une sorte de post-féminisme désenchanté ou – contradiction dans les termes – un " féminisme " djihadiste ».
4. Fragilité psychologique et dimension « romantique »
Tous les observateurs s’accordent pour reconnaître que la plupart des jeunes gens qui ont fait l’objet d’un embrigadement les ayant conduits au djihad se trouvent dans des situations de grande fragilité psychologique.
Un grand nombre de jeunes embrigadés par le discours djihadiste souffrirait de troubles psychologiques voire psychiatriques, ce qui incite certains observateurs à préconiser un examen psychologique systématique de ces individus lorsqu’ils sont engagés dans une procédure judiciaire, quand bien même ils ne seraient pas poursuivis pour une infraction criminelle.
Pour d’autres jeunes qui éprouvent du mal à trouver leur place dans la société, c’est la dimension « romantique » de l’action djihadiste qui est mise en avant : le départ pour la Syrie est placé sous le signe de l’humanitaire, il s’agit généralement d’aider des enfants qui souffrent dans un monde où la passivité des adultes l’emporterait sur la compassion et l’entraide… De même, ces individus sont souvent dépeints comme étant en quête personnelle de réparation et de reconnaissance, qui peuvent se traduire par des aspirations guerrières ou chevaleresques permettant en particulier aux garçons d’exprimer leurs pulsions agressives. Issues des classes populaires ou supérieures, maghrébines ou non, athées, catholiques, bouddhistes, voire juives, de nombreuses jeunes filles ont en commun d’avoir inscrit sur leur profil Facebook qu’elles voulaient faire un métier altruiste (infirmière), travailler dans l’humanitaire ou le secteur médico-social, s’engager dans la société pour lutter contre les injustices. C’est à partir de ces éléments qu’elles ont probablement été repérées sur internet par des « chasseurs de tête ».
La dimension amoureuse n’est pas exclue : Mme Dounia Bouzar cite l’exemple de recruteurs qui utilisent des techniques de séduction amoureuse pour user d’influence auprès de jeunes filles qu’ils finissent par convaincre de partir pour le théâtre irako-syrien, sans jamais être partis eux-mêmes. De la même manière, l’anthropologue présente le cas d’une séductrice portant le niqab qui est partie avec trois hommes différents et qui est revenue à chaque fois.
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Phénomène complexe, combat politique, idéal religieux dévoyé, souvent associé à une quête identitaire, le djihadisme se nourrit actuellement du « professionnalisme » de Daech qui exploite toutes les arcanes de la communication moderne et fait peser sur notre pays une menace protéiforme, qui peut être ponctuelle ou de très haute intensité.
Pour votre rapporteur, deux profils coexistent, sans qu’on puisse exclure une porosité entre les deux : les recruteurs, radicalisés et extrêmement dangereux, et les personnes manquant de repères, dont la dangerosité est très difficile à évaluer et dont les intentions sont impossibles à cerner. C’est cette dichotomie qui sera le fil directeur de la réflexion engagée par votre rapporteur sur la répression et la prévention de ce phénomène dont rien n’indique qu’il devrait faiblir.
Les caractéristiques actuelles de cette menace justifient un renforcement des moyens administratifs et judiciaires consacrés à la lutte contre ce phénomène, renforcement dont le Gouvernement et le Parlement ont déjà pris la mesure mais qui doit encore être accentué sur certains points.
DEUXIÈME PARTIE : ADAPTER LA DÉTECTION ET LE SUIVI DES DJIHADISTES, RENFORCER LEUR PRISE EN CHARGE JUDICIAIRE
La lutte contre le terrorisme comprend deux volets : la prévention, qui relève de la police administrative et qui est mise en œuvre par les services de renseignement ainsi que la police et la gendarmerie et la répression, qui relève de l’autorité judiciaire.
En matière de prévention du terrorisme, les efforts notables en matière de renforcement des effectifs et des moyens des services de renseignement doivent être poursuivis.
Mesures exceptionnelles pour renforcer la lutte contre le terrorisme
annoncées le 21 janvier 2015 par le Premier ministre (21)
À la suite des attentats qui ont été commis dans la capitale entre les 7 et 9 janvier 2015, le Gouvernement, par la voix du Premier ministre, a annoncé les mesures suivantes :
- création de 2 680 emplois supplémentaires consacrés à la lutte contre le terrorisme au cours des trois prochaines années, dont 1 400 au ministère de l’intérieur, 950 au ministère de la justice, 250 au ministère de la défense et 80 au ministère des finances (dont 70 pour les douanes). Parmi ces emplois, 1 100 seront alloués aux services de renseignement intérieur chargés de lutter contre le terrorisme : 500 à la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), 500 au service central du renseignement territorial (SCRT) et 100 à la direction du renseignement de la préfecture de police de Paris (DRPP) ;
- ouverture de 425 millions d’euros de crédits d’investissement, d’équipement et de fonctionnement consacrés à ce plan de renforcement, au cours des trois prochaines années, dont 233 millions d’euros pour le ministère de l’intérieur et 181 millions d’euros pour celui de la justice.
Au sein du ministère de l’intérieur, 12 millions d’euros seront affectés à la DGSI pour lui permettre d’investir dans des moyens technologiques. Une autre partie de ces crédits sera consacrée au renforcement de la protection des policiers (nationaux et municipaux) et des gendarmes : gilets pare-balles et armements plus performants.
Au sein du ministère de la justice, une partie des crédits sera consacrée à la généralisation du brouillage téléphonique dans les établissements pénitentiaires, au recrutement d’informaticiens afin de mieux contrôler les ordinateurs des détenus, ainsi qu’à l’embauche d’une quarantaine d’interprètes.
- mise en place du système PNR (passenger name record) destiné à mieux surveiller et contrôler les déplacements aériens des personnes suspectes d’activités criminelles. La plateforme de contrôle française sera opérationnelle dès septembre 2015 ;
- renforcement de 27 magistrats affectés à la juridiction antiterroriste de Paris ainsi que de 16 magistrats référents « anti-terrorisme » affectés dans les autres parquets ;
- renforcement des parquets et des juridictions interrégionales spécialisées, compte tenu des liens qui existent entre la criminalité organisée et le terrorisme ;
- renforcement du renseignement pénitentiaire grâce à l’affectation de 66 agents supplémentaires pour mieux appréhender les phénomènes de radicalisation en milieu carcéral ;
- création d’une unité de veille et d’information au sein de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) ;
- création d’une mission d’inspection conjointe de l’inspection générale des services judiciaires et de l’inspection générale de l’administration au sein des services et institutions de la protection judiciaire de la jeunesse ;
- mise en place d’un fichier recensant les personnes prévenues ou condamnées pour des faits de terrorisme, avec obligation pour ces personnes de déclarer à intervalles réguliers leur adresse et leurs déplacements à l’étranger ;
- création en prison de cinq quartiers réservés aux personnes détenues radicalisées ;
- recrutement de 60 aumôniers musulmans (30 en 2015, 30 en 2016), soit une augmentation de 30 % des effectifs ;
- affectation de 60 millions d’euros supplémentaires à la prévention de la radicalisation dans les trois prochaines années, à travers le fonds interministériel de prévention de la délinquance ;
- lancement du site www.stop-djihadisme.gouv.fr pour informer le public sur les moyens de lutte contre l’embrigadement djihadiste, notamment celui des jeunes ;
- renforcement de la surveillance des communications et de l’internet des djihadistes emprisonnés ;
- renforcement des moyens consacrés à la surveillance du cyberdjihadisme et aux enquêtes relatives aux délits commis sur internet.
La coordination des différents acteurs du renseignement doit également faire l’objet d’un renforcement pour s’assurer que les « signaux faibles » sont correctement détectés et pris en charge.
Les moyens de police administrative permettant d’identifier et de surveiller les personnes revenant des zones de djihad, doivent encore être consolidés, tandis que leur prise en charge judiciaire doit demeurer une priorité.
Le dispositif français de répression du terrorisme, particulièrement performant, peut encore être amélioré. Les moyens de l’enquête pénale doivent être renforcés et les mesures prises dans le cadre d’un contrôle judiciaire méritent d’être suivies avec une plus grande vigilance.
Enfin, des évolutions pourraient intervenir en matière d’exécution des peines, s’agissant du contrôle des obligations du sursis avec mise à l’épreuve, des dossiers d’aménagement de peine qui pourraient bénéficier d’un cadre juridique tenant compte des nécessités de l’ordre public et du renforcement du suivi postérieur à l’incarcération.
I. L’ACTION DES SERVICES DE RENSEIGNEMENT ET DE POLICE POUR LUTTER CONTRE LE DJIHADISME
La lutte contre le terrorisme djihadiste repose sur l’action conjuguée des services de renseignement, d’autres services qui concourent au renseignement ainsi que, plus généralement, de l’ensemble des forces de police et de gendarmerie.
Si l’ensemble des techniques de renseignement (22) sont ouvertes aux six services spécialisés de renseignement, d’autres services pourront y avoir accès, notamment pour la prévention du terrorisme, dès lors qu’ils figureront dans un décret en Conseil d’État prévu à l’article L. 811-4 du code de la sécurité intérieure (tel que prévu par l’article premier du projet de loi sur le renseignement). Il ne s’agit pas d’une nouveauté : de nombreux services bénéficient aujourd’hui, par voie réglementaire, de l’accès aux données de connexion (23) ainsi qu’aux interceptions de sécurité (24).
A. L’ORGANISATION DE NOS SERVICES CHARGÉS DU RENSEIGNEMENT
Les six services spécialisés de renseignement forment la « communauté du renseignement ».
En application de l’article D. 1122-8-1 du code de la défense (25), les services spécialisés de renseignement, sont :
— la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) ;
— la direction de la protection et de la sécurité de la défense (DPSD) ;
— la direction du renseignement militaire (DRM) (26) ;
— la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) (27) ;
— le service à compétence nationale dénommé « direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières » (DNRED) ;
— le service à compétence nationale dénommé « traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins » (Tracfin) (28).
Selon le nouvel article L. 811-2 du code de la sécurité intérieure (qu’introduit le projet de loi relatif au renseignement, adopté en première lecture par l’Assemblée nationale le 5 mai 2015), leur mission s’exerce en France et à l’étranger (29) et consiste en la recherche, la collecte, l’exploitation et la mise à disposition du Gouvernement des renseignements relatifs aux enjeux géopolitiques et stratégiques ainsi qu’aux menaces et aux risques susceptibles d’affecter la vie de la Nation. Par ailleurs, ces services contribuent à la connaissance et à l’anticipation de ces enjeux ainsi qu’à la prévention et à l’entrave de ces risques et menaces.
Les finalités d’action des services de renseignement seraient, selon le même projet de loi, au nombre de sept, parmi lesquels figure « la prévention du terrorisme ». Si le fait de définir dans la loi leurs finalités d’action est nouveau, il convient de souligner que la prévention du terrorisme est déjà un motif de mise en place des interceptions de sécurité et figure déjà dans les décrets organisant ces différents services.
En matière de prévention du terrorisme, les deux services les plus directement impliqués sont la DGSI et la DGSE.
1. La montée en puissance de la DGSI
L’objectif du présent rapport n’est pas de tirer un nouveau bilan de la création, en 2014 de la DGSI (30). Le rapport de la délégation parlementaire au renseignement a, en effet, souligné les effets de cette réforme (31).
Rappelons tout de même qu’en 2008 a été créée une direction centrale du renseignement intérieur (32) – au sein de la direction générale de la police nationale (DGPN) – reprenant les effectifs et les compétences de la direction de la surveillance du territoire (DST) et d’une partie de la direction centrale des renseignements généraux (DCRG). Le surplus des effectifs de cette dernière a été affecté à une sous-direction de l’information générale (SDIG), au sein de la direction centrale de la sécurité publique de la DGPN.
Cette organisation a généré des dysfonctionnements pointés par nos collègues Jean-Jacques Urvoas et Patrice Verchère dans un rapport d’information publié en mai 2013 (33) : défauts de coordination des deux structures, manque d’effectifs et de moyens de la SDIG et conception rigide de la séparation entre milieu « ouvert » et milieu fermé, le recueil d’information par la SDIG ne devant pas être clandestin.
Ces dysfonctionnements ont également été pointés par un rapport administratif remis en octobre 2012 au ministre de l’Intérieur (34) rédigé à la suite des actes terroristes commis par Mohammed Merah à Toulouse et Montauban en mars de la même année.
La réforme engagée dès 2013 a conduit à ériger la DCRI en direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) (35), notamment pour lui permettre de disposer de plus de marges de manœuvre en matière de gestion des ressources humaines (pour recruter par contrat des traducteurs et des linguistes, des analystes en géopolitique, des juristes, des ingénieurs et des techniciens).
Parallèlement, le service central du renseignement territorial (SCRT) (36), s’est substitué en 2014 à la sous-direction de l’information générale, au sein de la direction centrale de la sécurité publique de la direction générale de la police nationale. La mission de « renseignement » de ce nouveau service est explicite et il travaille « en coordination » avec la gendarmerie nationale sur cette question, et non plus « en liaison ». Dans les départements, le chef du service départemental du renseignement territorial est l’adjoint du directeur départemental de la sécurité publique, spécifiquement chargé du renseignement territorial. Il participe systématiquement aux réunions préfectorales dites « de police » où sont évoqués les dossiers en cours et les besoins locaux de coordination des services de police et de gendarmerie.
La DGSI, en application de l’article premier du décret du 30 avril 2014 (37), est chargée, sur l’ensemble du territoire de la République, de rechercher, de centraliser et d’exploiter le renseignement intéressant la sécurité nationale ou les intérêts fondamentaux de la Nation.
Son article 2 précise qu’au titre de ses missions, la direction générale de la sécurité intérieure « concourt à la prévention et à la répression des actes de terrorisme ou portant atteinte à la sûreté de l’État, à l’intégrité du territoire ou à la permanence des institutions de la République ».
Très concrètement, c’est la DGSI qui à l’occasion des retours des zones de djihad, procède (38) soit à l’interpellation des personnes pour lesquelles elle dispose d’éléments permettant de les « judiciariser » (39), soit à des entretiens administratifs pour tenter de mieux cerner la personnalité des personnes concernées.
Depuis 2014, la DGSI a systématisé les entretiens administratifs avec les individus concernés par les filières syro-irakiennes. Au 15 janvier 2015, elle a procédé à :
— 144 entretiens avec des candidats dont les velléités de rejoindre la Syrie avaient été mises au jour par des investigations,
— 31 entretiens avec des individus revenus de zone.
Par ailleurs, la DGSI a réalisé 290 entretiens avec des « collatéraux » (parents, proches, amis) désireux de signaler un membre de leur entourage sur le départ ou déjà parvenu sur zone.
Au total, la DGSI a donc procédé à 465 entretiens administratifs en un an. La coopération avec les familles apparaît beaucoup plus fructueuse que les entretiens réalisés avec les personnes directement concernées, dont la détermination reste le plus souvent inchangée.
Dans un contexte budgétaire difficile, la DGSI s’est vu destinataire, en 2014, d’un programme de 432 recrutements sur cinq années et d’une dotation de 12 millions d’euros supplémentaires. Cet effort a été renforcé par le plan gouvernemental annoncé le 21 janvier dernier.
Plusieurs personnes entendues par la commission d’enquête ont souligné l’importance du continuum entre la sécurité intérieure et la sécurité extérieure. La coopération entre la DGSE et la DGSI n’a jamais été aussi forte et se caractérise par des échanges de personnels entre les deux structures, comme l’a d’ailleurs souligné le ministre de l’Intérieur le 19 mai 2015. Il a ainsi précisé à la commission d’enquête qu’une équipe de la DGSE était désormais présente dans les locaux de la DGSI et que cette nouveauté, « inconcevable il y a peu », n’avait suscité aucune réserve de la part des services.
2. Le service central du renseignement territorial
Le service central du renseignement territorial (SCRT) a succédé en mai 2014 (40) à la sous-direction de l’information générale (SDIG), au sein de la direction centrale de la sécurité publique de la police nationale.
Là encore, l’objet du présent rapport n’est pas de dresser un nouveau bilan de cette réforme, la délégation parlementaire au renseignement l’ayant déjà fait (41). Il convient tout de même de relever que le chef de ce service a rang de directeur central adjoint de la sécurité publique et que l’action des services départementaux, qui concerne l’ensemble du territoire et non les seules zones relevant de la compétence de la police, est consolidée.
Surtout, les missions de ce service sont plus précisément définies que celles de la SDIG. Dans une circulaire du 21 mars 2014, le ministre de l’Intérieur indique que « les renseignements recherchés concernent tous les domaines de la vie institutionnelle, économique et sociale susceptibles d’entraîner des mouvements revendicatifs ou protestataires. Par leur implication dans la détection des phénomènes violents et la veille des quartiers sensibles, les services du renseignement territorial participent à la lutte contre la délinquance liée principalement à l’économie souterraine. Enfin, ils s’intéressent à tous les faits de société visant à remettre en cause les valeurs républicaines tels que les dérives sectaires, les phénomènes de repli communautaire et identitaire ainsi que la contestation politique violente. Ce champ de compétence induit des modes de fonctionnement qui feront appel à des méthodes de recherche opérationnelle ainsi qu’au développement du cyber-renseignement ».
Les termes de cette circulaire consacrent la complémentarité du SCRT et de la DGSI, chacun traitant une partie du spectre du renseignement intérieur. En évoquant les « méthodes de recherche opérationnelle », la circulaire met officiellement fin à la division rigide entre milieu ouvert et milieu fermé qui avait présidé à la précédente réforme : le SCRT peut désormais recourir, par exemple à des interceptions de sécurité.
Le SCRT était doté de 1975 personnels en novembre 2014. Rappelons qu’à sa création, en 2008, la SDIG comptait 1 507 personnels – les effectifs des renseignements généraux étaient auparavant de 3 200. Pour la seule année 2014, 115 fonctionnaires de police et 22 gendarmes ont rejoint le service. Actuellement, le service compte 149 militaires de la gendarmerie, dont 33 à l’échelon central.
Avec l’affectation de 350 policiers et 150 gendarmes supplémentaires sur trois ans, prévu par le plan gouvernemental du 21 janvier 2015, les effectifs du SCRT vont atteindre 2 200 agents fin 2015, puis 2 500 agents en 2017.
La présence croissante de gendarmes au sein du SCRT est particulièrement souhaitable car ce service est compétent pour l’ensemble du territoire, aussi bien en zone police qu’en zone gendarmerie, bien qu’il soit rattaché à la direction de la sécurité publique de la police nationale.
La commission d’enquête se félicite tout particulièrement du fait que les gendarmes affectés localement au SCRT seront placés au sein des unités de gendarmerie afin de profiter au mieux des retours de leurs collègues détectant des « signaux faibles ».
Si la transformation du SCRT en un service commun de la police et de la gendarmerie a pu être évoquée, la commission d’enquête ne préconise pas cette solution car elle risquerait de fragiliser de nouveau les structures administratives qui semblent tout juste se stabiliser après 7 ans de réformes. Les nécessaires « tâtonnements » administratifs qui accompagneraient une nouvelle réforme ne peuvent pas être acceptés actuellement, dans le contexte d’une menace diffuse et croissante.
Pour autant, des ajustements peuvent encore être accomplis, notamment dans la répartition des effectifs sur le terrain, qui doit nécessairement être ajustée en fonction du développement des menaces.
La dimension plus « opérationnelle » du SCRT par rapport à la SDIG est illustrée par la création d’une division nationale de recherche et d’appui (DNRA). Les 55 personnes qui la composent pourront appuyer des opérations conduites localement (articulées autour de six services zonaux).
D’après les informations recueillies par la commission d’enquête, si ces services de recherche et d’appui ont été créés dans le but de lutter contre l’économie souterraine ou les dérives urbaines, ils sont désormais également utilisés pour des opérations de surveillance d’individus radicalisés.
3. La direction du renseignement de la Préfecture de police de Paris
Si la DGSI et le SCRT ont une compétence nationale en matière de renseignement, ces deux services ne disposent pas d’implantations territoriales à Paris et dans les départements de la petite couronne (42). En effet, ce territoire relève de la compétence de la direction du renseignement de la Préfecture de police (DRPP) qui exerce une pleine compétence dans le domaine du renseignement territorial et assume certaines des compétences (43) de la DGSI en matière de lutte contre le terrorisme et les subversions violentes.
Si la DRPP compte, au total, 865 effectifs, 67 d’entre eux sont affectés à la lutte contre le terrorisme. Compte tenu du plan gouvernemental annoncé, cet effectif devrait être porté à 167.
4. La sous-direction de l’anticipation opérationnelle de la gendarmerie
La loi n° 2009-971 du 3 août 2009 relative à la gendarmerie nationale prévoit, à l’article L. 3211-3 du code de la défense, que celle-ci « contribue à la mission de renseignement et d’information des autorités publiques, à la lutte contre le terrorisme, ainsi qu’à la protection des populations ».
Depuis la réforme du renseignement intérieur, entreprise en 2008, la gendarmerie a pu sembler avoir du mal à trouver sa place dans l’organisation de notre système de renseignement (44), la SDIG et la direction centrale du renseignement intérieur (devenue DGSI) ne semblant pas laisser de rôle significatif à la gendarmerie.
La participation de la gendarmerie à l’effort de renseignement est double :
– d’une part, elle fournit de plus en plus de militaires au SCRT (cf. supra) ;
– d’autre part, elle s’est dotée d’une chaîne de renseignement propre qui se distingue doublement de la police nationale d’abord par l’absence de structure spécialement dédiée à la collecte du renseignement et ensuite par le but poursuivi qui s’intègre pleinement à la manœuvre d’ordre public alors que le champ d’action du SCRT est beaucoup plus vaste.
Le 6 décembre 2013 était créée une sous-direction de l’anticipation opérationnelle (45) (SDAO) au sein de la direction des opérations et de l’emploi. Opérationnelle depuis le 1er janvier 2014, elle accueille depuis le 7 avril 2014 un commissaire de police en qualité d’adjoint au chef de la sous-direction ainsi qu’un commandant de police.
La SDAO se situe au sommet d’une chaîne intégrée de renseignement et s’adosse à l’organisation territoriale de la gendarmerie qui se compose : d’un échelon local en charge du recueil du renseignement (mission confiée au gendarme dans son unité), d’un échelon départemental situé au niveau du groupement où œuvrent un officier adjoint renseignement (OAR) et la cellule renseignement afin de participer au recueil de renseignement et d’élaborer une analyse de premier niveau, et d’un échelon régional et zonal où se situent également un OAR ainsi qu’un bureau renseignement ; ces deux structures apportent leur contribution à la gestion des événements d’ampleur dépassant le seul cadre du département.
L’ensemble représente un total d’environ 450 analystes répartis dans les cellules et bureaux renseignement ainsi qu’à la SDAO (40 ETPT en 2014) et qui traitent les informations recueillies pour en produire du renseignement opérationnel.
Cette structure n’a pas pour objectif d’être redondante avec le SCRT, dans lequel la gendarmerie est de plus en plus impliquée, mais bien de fournir une analyse opérationnelle facilitant son action.
Une coordination avec la police est d’ailleurs mise en place puisque parmi les renseignements traités par le « centre d’analyse et d’exploitation » dont est dotée la SDAO, ceux relevant de l’islamisme radical sont pris en charge par un groupe de travail composé d’un officier supérieur de la gendarmerie et d’un capitaine de police détaché pour emploi auprès de la gendarmerie. Cette structure est d’ailleurs encadrée par l’adjoint police du sous-directeur.
Notons enfin que la SDAO n’est pas la seule entité de la gendarmerie qui traite de renseignement puisque le bureau de liaison anti-terroriste (BLAT), placé auprès de sa sous-direction de la police judiciaire permet à la gendarmerie de transmettre des informations utiles à la DGSI.
B. LE RENSEIGNEMENT PÉNITENTIAIRE
Créé en 2003, le bureau du renseignement pénitentiaire joue un rôle important dans la surveillance des filières et des individus djihadistes – à la fois pour lutter contre le risque de radicalisation en prison et prévoir les conditions d’incarcération d’un nombre de plus en plus important de prévenus, accusés ou condamnés pour des faits terroristes.
L’action du bureau du renseignement pénitentiaire fait l’objet d’une coordination croissante mais encore perfectible avec les autres services. Aujourd’hui, sa transformation en véritable service de renseignement, doté de capacités propres, paraît de plus en plus nécessaire et urgente.
1. Le bureau du renseignement pénitentiaire
La France n’a pas fait le choix, contrairement aux Britanniques, de confier le renseignement pénitentiaire à un service de renseignement spécialisé, mais a préféré le maintenir au sein de l’administration pénitentiaire. Créé par un arrêté du 7 janvier 2003 portant organisation en bureaux de la direction de l’administration pénitentiaire, le bureau du renseignement pénitentiaire (46) a vu sa compétence précisée par un arrêté du 9 juillet 2008 fixant l’organisation en bureaux de la direction de l’administration pénitentiaire.
L’article 4 de l’arrêté de 2008 précise qu’il est chargé « de recueillir et d’analyser l’ensemble des informations utiles à la sécurité des établissements et des services pénitentiaires. [Il] organise la collecte de ces renseignements auprès des services déconcentrés et procède à leur exploitation à des fins opérationnelles. Il assure la liaison avec les services centraux de la police et de la gendarmerie ». La mission du bureau du renseignement pénitentiaire est donc double puisqu’elle concerne, d’une part, le suivi et l’évaluation de la situation des établissements pénitentiaires au regard des risques d’incidents graves (prévention des évasions, intrusions, etc.) et, d’autre part, la collecte, le croisement et l’analyse des renseignements concernant des détenus particulièrement signalés, notamment au titre du terrorisme.
Sur ce dernier point, le renseignement pénitentiaire a mis en place dès 2004 un outil de détection du prosélytisme religieux, rénové en 2010. De même, un plan interministériel d’action sur la radicalisation religieuse a été élaboré au printemps 2014. Il s’est notamment traduit par une meilleure structuration du réseau du renseignement pénitentiaire et une circulation plus fluide de l’information.
Au niveau de l’administration centrale, le bureau du renseignement pénitentiaire compte 13 agents, soit trois de plus qu’à sa création (47). Il s’articule autour d’un pôle « terrorisme et criminalité internationale » et d’un pôle « grand banditisme » dont la répartition des suivis s’opère selon un découpage géographique, correspondant aux principaux foyers de criminalité organisée et à l’organisation territoriale des services déconcentrés. Un troisième pôle « documentation » a été institué en 2013.
À l’occasion de l’audition des syndicats de personnels de direction de l’administration pénitentiaire, a été évoquée la réorganisation prévue de l’administration centrale. La sous-direction de l’état-major de sécurité, composée aujourd’hui de trois bureaux (bureaux de gestion de la détention, de la sécurité pénitentiaire et du renseignement pénitentiaire), disparaîtrait au profit de deux sous-directions, l’une relative aux métiers, l’autre aux publics. Ce redéploiement des trois bureaux fait craindre à certains représentants syndicaux « que la synergie créée entre les trois bureaux de l’état-major risque d’être remise en cause » (48).
Au-delà de cette structure nationale, le réseau de renseignement pénitentiaire se décline aux niveaux régional et local. Chacune des neufs directions interrégionales des services pénitentiaires de métropole (49) dispose d’au moins un délégué interrégional au renseignement pénitentiaire. Le délégué assure une mission de recueil et d’analyse d’informations utiles à la sécurité générale des établissements pénitentiaires. Il organise également la collecte de ces informations auprès des établissements et en assure l’exploitation opérationnelle en liaison avec l’unité de gestion de la population pénale et la cellule sécurité de la direction interrégionale. Enfin, dans une logique de « redescente » de l’information, il renseigne les établissements sur les profils des détenus dangereux ou sensibles.
Au niveau local, au sein de chaque structure pénitentiaire, le chef d’établissement désigne un délégué local au renseignement pénitentiaire, chargé de collecter l’ensemble des informations utiles sur les détenus suivis au sein de sa structure. Il a également vocation à entretenir des relations avec les partenaires institutionnels locaux. Sauf exception, le délégué local n’est malheureusement pas occupé à temps plein par la fonction renseignement.
À l’occasion de plusieurs déplacements au sein d’établissements pénitentiaires, les membres de la commission d’enquête ont pu mesurer la qualité des personnels en charge du renseignement pénitentiaire, leur forte implication et leur remarquable dévouement.
2. Les relations avec les services de renseignement
Dès 2012, les relations entre le bureau du renseignement pénitentiaire et la direction centrale du renseignement intérieur (devenue DGSI) ont été formalisées par un protocole, qui fait actuellement l’objet d’une révision. De même, un protocole a été signé le 9 mars 2015 avec l’UCLAT, qui, d’ailleurs, accueille un directeur d’administration pénitentiaire en son sein depuis janvier 2015.
Selon les informations recueillies par votre rapporteur, un protocole serait en cours de finalisation avec le SCRT. Il lui a d’ailleurs été indiqué que malgré l’absence de protocole formalisé entre l’administration pénitentiaire et le SCRT, les échanges entre services sont fréquents.
Dans son rapport pour l’année 2014, la délégation parlementaire au renseignement regrettait qu’aucun protocole ne soit prévu avec la SDAO – ou le bureau de liaison anti-terroriste – de la gendarmerie nationale.
Globalement, la commission d’enquête ne peut que se féliciter de l’existence de ces protocoles qui traduit le rôle croissant que joue le bureau du renseignement pénitentiaire et témoigne des efforts de coordination réalisés entre les entités chargées du renseignement.
Cela dit, il ressort de ses travaux que les échanges les plus fructueux sont ceux qui sont réalisés localement, sans que le passage de l’information par une administration centrale ne soit nécessaire. Elle souhaite donc une vitalité maximale aux volets locaux de ces différents protocoles.
3. Créer un véritable service de renseignement pénitentiaire
Le bureau du renseignement pénitentiaire ne dispose aujourd’hui que de peu de moyens pour assumer ses missions. Il ne peut pas détecter et intercepter des communications (50) passées au moyen de téléphones portables interdits en détention (51). De même, l’usage d’un fichier informatique aiderait également à la rationalisation des activités conduites (52).
Portant sur la surveillance des détenus, l’article 12 du projet de loi relatif au renseignement a entendu, dans sa version initiale, donner de nouveaux moyens au renseignement pénitentiaire sous le contrôle du procureur de la République, mais pas en matière de prévention du terrorisme. Il introduisait, à cette fin, deux nouveaux articles – 727-2 et 727-3 – dans le code de procédure pénale.
Le premier de ces deux articles prévoyait que les correspondances émises ou reçues par la voie des communications électroniques ou radioélectriques par une personne détenue au moyen de matériel non autorisé pouvait donner lieu à toute mesure de détection, de brouillage et d’interruption par l’administration pénitentiaire. Ce dispositif ne permettait d’accéder aux données de connexion qu’aux fins de prévenir les évasions et d’assurer la sécurité et le bon ordre des établissements pénitentiaires.
Le second de ces articles permettait à l’administration pénitentiaire d’accéder aux données informatiques contenues dans les outils informatiques que possèdent les personnes détenues et détecter toute connexion à un réseau non autorisé.
Ces dispositifs ont paru insuffisants à l’Assemblée nationale qui a préféré les supprimer et faire figurer le ministère de la Justice au sein de l’article L. 811-4 précité du code de la sécurité intérieure. Ce faisant, le décret en Conseil d’État, prévu à cet article, pourra décider de confier au renseignement pénitentiaire l’usage de certaines techniques de renseignement pour certaines finalités. Il s’agit donc bien de faire de ce bureau de l’administration pénitentiaire non pas un « service spécialisé de renseignement » – hypothèse d’ailleurs repoussée par Mme Christiane Taubira lors de son audition le 19 mai dernier – mais bien un service « concourant » au renseignement. Il l’est déjà aujourd’hui sans en avoir les moyens. Il est temps de les lui donner.
C. UNE COORDINATION ENTRE LES SERVICES QUI DOIT ENCORE ÊTRE CONSOLIDÉE
La coordination entre les différents services, qui a notablement progressé depuis 2012 et l’affaire Merah, devra sans doute être encore renforcée, compte tenu de la progression constante de la menace. Leurs effectifs et leurs moyens matériels devront, comme cela a été évoqué dès les premières lignes de ce rapport, être significativement renforcés.
Pour autant, comme l’a rappelé le ministre de l’Intérieur devant la commission d’enquête le 21 janvier dernier, « il ne faut pas que les services fonctionnent en tuyaux d’orgue et il faut pouvoir croiser les analyses ». La question de leur coordination est donc cruciale.
Le 19 mai 2015, il a ainsi réaffirmé devant la commission d’enquête :
« S’il est indispensable d’accorder davantage de moyens à nos forces de sécurité, un tel effort resterait pour autant insuffisant si nous ne réformions pas en parallèle la façon dont nos services coordonnent leur action. Je serai très clair sur ce point : les services doivent tourner la page de la culture du cloisonnement et systématiser les échanges d’informations. Le caractère diffus de la menace rend absolument nécessaire une telle évolution, ce dont les services sont d’ailleurs parfaitement conscients. Cela correspond aux directives et instructions très fermes que j’ai données à leurs directeurs généraux. Ainsi, le 17 avril dernier à Nîmes, j’ai moi-même souhaité rencontrer les cadres de la Direction centrale de la sécurité publique et je leur ai demandé de s’engager pleinement à leur niveau dans la lutte antiterroriste et de travailler en étroite coordination avec le SCRT, dont la grande force est justement de dépendre de la sécurité publique, c’est-à-dire de la police du quotidien, implantée sur l’ensemble du territoire grâce au maillage des services de police et des unités de gendarmerie. »
Il convient de souligner que la coordination des services de renseignement est assurée par le Coordonnateur national du renseignement, placé auprès du président de la République, en application de l’article R. 1122-8 du code de la défense. Selon cet article, il « coordonne l’action et s’assure de la bonne coopération des services spécialisés constituant la communauté française du renseignement », c’est-à-dire les six services spécialisés de renseignement. Par ailleurs, le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) assure le secrétariat du conseil de défense et de sécurité nationale dans ses formations plénières, spécialisées et restreintes, à l’occasion desquelles les grandes orientations du renseignement sont définies. Au-delà de ces structures interministérielles, la coordination est assurée par des échanges de personnels.
1. Une coordination largement facilitée par des échanges de personnels
Le rapport administratif remis en octobre 2012 au ministre de l’Intérieur (53) à la suite de l’affaire Merah, comme celui de la commission d’enquête de 2013, présidée par notre collègue Christophe Cavard (54), avaient pointé la nécessité de renforcer le partenariat entre la SDIG et la DCRI d’alors. Depuis, la création du SCRT et de la DGSI, au-delà des changements institutionnels, a permis de mettre en place une réelle coopération opérationnelle entre les structures.
La réforme du renseignement intérieur, avec notamment la création de la DGSI, du SCRT et de la sous-direction à l’anticipation opérationnelle (SDAO) au sein de la Direction générale de la gendarmerie nationale, a entraîné une reconfiguration globale des liens entre les différents acteurs.
Cette réforme se traduit par une meilleure implication de la gendarmerie au sein du SCRT : un adjoint gendarmerie est placé auprès du chef du SCRT tandis que la SDAO accueille un commissaire de police, adjoint du sous-directeur, et un capitaine de police (cf. supra).
À l’échelle locale, des « bureaux de liaison départementaux » ont été créés et réunissent SDAO, DGSI et SCRT dans une perspective opérationnelle. Cette création avait été annoncée dès le 17 juin 2013 par le ministre de l’Intérieur, M. Manuel Valls, qui avait souligné que la coordination devait aussi s’effectuer au plus près du terrain : « C’est pourquoi les bureaux de liaison créés en janvier au niveau central et zonal seront déclinés sous forme de structures non permanentes (réunions périodiques et échange continu d’information) au niveau des régions et des départements importants. Ils devront également être capables d’échanger avec les autres services territoriaux de police ainsi que la gendarmerie : cette coopération sera formalisée ».
Dans son rapport annuel pour 2014, la délégation parlementaire au renseignement constatait ainsi que « la coupure entre les entités renseignement des deux composantes des forces de sécurité intérieure semble s’être considérablement amoindrie » (55).
Au sein du SCRT, une cellule centrale de liaison avec la DGSI, composée de 5 fonctionnaires de cette direction générale et des cellules zonales de liaison et de coordination ont été installées. De même, 17 bureaux départementaux ont été ouverts pour fluidifier la circulation de l’information dans des zones du territoire particulièrement sensibles.
Toujours au sein du SCRT, un bureau de liaison de la DRPP, composé de deux officiers, permet de faciliter les échanges. En outre, une coordination opérationnelle a vu le jour entre la DRPP et le SCRT concernant les départements de la grande couronne (56) pour lesquels le SCRT est compétent alors que la DRPP est en charge de la coordination à l’échelle régionale.
Au sein de la DRPP, des officiers de liaison de la DGSI permettent à cette dernière de connaître quotidiennement les informations collectées, dans les domaines qui la concernent. Si les relations avec la DGSI pouvaient être difficiles avant 2009, la situation actuelle semble plus satisfaisante : la DGSI connaît tous les objectifs de la DRPP et reçoit l’immense majorité des notes produites (1800 notes sur le terrorisme pour l’année 2014).
La commission d’enquête n’a pas pu vérifier si le niveau d’information, dans le sens contraire, était de même niveau.
2. Devant l’ampleur de la menace, renforcer la coordination
La mise en place des officiers de liaison a pour effet, selon les informations recueillies par la commission d’enquête, de permettre à la DGSI d’avoir une connaissance entière et quotidienne de l’action de la DRPP et du SCRT, à tout le moins pour les sujets l’intéressant.
Évidemment, la DGSI étant un service de renseignement travaillant sous le couvert du secret de la défense nationale (57), les échanges d’informations avec des services ne travaillant pas – ou seulement partiellement – sous ce même régime ne peuvent qu’être asymétriques. Pour autant, il convient que les services ayant fourni des informations à la DGSI puissent avoir un retour, même informel, sur l’utilité de celles-ci. Selon les informations recueillies par la commission d’enquête, de tels retours d’informations sont pratiqués. Il conviendrait de les rendre encore plus nombreux. La délégation parlementaire au renseignement précisait d’ailleurs que si le SCRT « accepte une absence de réciprocité dans l’échange d’informations [avec la DGSI], il signale que dorénavant des réponses sont systématiquement formulées en cas d’interrogation ponctuelle » (58).
Le nombre des individus susceptibles de faire l’objet d’un suivi ou d’une surveillance ne cesse de croître. Malheureusement, tout porte à croire qu’il va encore progresser dans les mois à venir. Devant l’augmentation du nombre de ces personnes, la DGSI et le SCRT se répartissent le suivi des « cibles ». Dans ce cadre, le SCRT est amené à suivre des individus plus faiblement radicalisés – de « bas de spectre ».
L’attribution des « cibles » ne peut résulter que d’une discussion entre le SCRT et la DGSI. Il paraît logique que seule cette dernière, compte tenu de ses activités classifiées, ait une vision d’ensemble. Pour autant, la multiplication des cas d’individus radicalisés a amené la commission d’enquête à s’interroger sur l’opportunité d’associer également les autres effectifs de la sécurité publique et de la gendarmerie nationale à cette action. À ce stade, elle juge préférable que les moyens du SCRT (y compris dans sa composante gendarmerie) et de la DGSI continuent de croître plutôt que d’impliquer de nouveaux acteurs dans cette mission, ce qui risquerait d’amoindrir les efforts de coordination réalisés.
3. Le rôle de l’unité de coordination de la lutte anti-terroriste
L’unité de coordination de la lutte anti-terroriste (UCLAT) a été créée en 1984. En charge de la coordination opérationnelle des services appelés à lutter contre le terrorisme, l’UCLAT réunit régulièrement l’ensemble de ses correspondants de la police nationale chargés de la lutte anti-terroriste au sein de leurs directions respectives, ainsi que les représentants de la gendarmerie nationale et de la DGSE. Elle produit régulièrement une évaluation de la menace terroriste destinée à l’information du ministre de l’Intérieur pour adapter les dispositifs de sécurité. Elle est directement rattachée au cabinet du directeur général de la police nationale.
Parmi les tâches confiées aux soixante personnes qu’emploie cette unité, figure la mise en œuvre des mesures administratives que sont les expulsions, le gel des avoirs ou les interdictions de sortie ou d’entrée sur le territoire (59).
Du point de vue de la coordination des différents services participant à la prévention du terrorisme, elle veille notamment au partage des informations opérationnelles pertinentes par l’ensemble des autorités et des services civils et militaires concernés par la lutte antiterroriste, y compris l’administration pénitentiaire.
Compte tenu de la participation à la lutte anti-terroriste plus nombreuse qu’à l’origine de services n’appartenant pas à la police nationale et même au ministère de l’Intérieur, son positionnement auprès du directeur général de la police nationale devrait sans doute évoluer. Cette évolution serait notamment justifiée par l’autonomisation de la DGSI par rapport à la police nationale. Un placement auprès du ministre de l’Intérieur serait ainsi plus judicieux. Il est vrai que l’UCLAT représente la direction générale de la police nationale aux réunions internationales relatives à la lutte antiterroriste, mais on pourrait imaginer qu’elle puisse conserver cette compétence.
Proposition : Renforcer le rôle de coordination de l’UCLAT en augmentant ses effectifs de 20 à 25% et en plaçant l’UCLAT auprès du ministre de l’Intérieur.
En revanche, la coordination assurée par l’UCLAT ne concerne pas les questions opérationnelles. Il pourrait être séduisant de confier une telle coordination à un organisme extérieur à la DGSI, au SCRT, à la DRPP et aux autres structures agissant en la matière. Pour autant, une telle solution viendrait nécessairement nuire aux lourds efforts de coordination déjà réalisés entre ces organismes ; elle ne paraît donc pas souhaitable. La commission d’enquête estime qu’après sept années de réforme du renseignement, il convient désormais de stabiliser les organigrammes et de renforcer la coopération opérationnelle des structures existantes.
II. LES OUTILS DE LA POLICE ADMINISTRATIVE DANS LA LUTTE CONTRE LE DJIHADISME
Les moyens des services de renseignement et des autres services concourant au renseignement font l’objet d’un renforcement significatif dans le cadre du projet de loi sur le renseignement, actuellement en discussion au Parlement. Pour autant, la commission d’enquête a identifié d’autres outils administratifs dont le développement pourrait être utile dans la lutte contre le djihadisme.
A. LES APPORTS DU PROJET DE LOI SUR LE RENSEIGNEMENT
Outre les techniques classiques de police (suivi, filatures, etc.) les services de renseignement ainsi que les services concourant au renseignement disposent de moyens techniques et juridiques que le projet de loi relatif au renseignement adopté en première lecture le 5 mai 2015 (60) entend renforcer.
Votre rapporteur souligne que les auditions de la commission d’enquête ont également montré que le maintien d’un savoir-faire en matière de renseignement humain – nos services sont réputés pour leur qualité en la matière – devait impérativement être préservé, la technique ne pouvant être substituée au « flair » humain.
Le projet de loi relatif au renseignement consolide deux techniques déjà prévues par la loi : les interceptions de sécurité et l’accès aux données de connexion.
a. Les interceptions de sécurité
La loi n° 91-646 du 10 juillet 1991 relative au secret des correspondances émises par la voie des communications électroniques, toujours en vigueur, fixe le cadre juridique applicable aux interceptions de sécurité – les écoutes téléphoniques administratives – et aux interceptions judiciaires.
Ces dispositions figurent depuis 2012 (61) au sein du code de la sécurité intérieure. Ainsi, en application de l’article L. 241-2, sont autorisées « les interceptions de correspondances émises par la voie des communications électroniques ayant pour objet de rechercher des renseignements intéressant la sécurité nationale, la sauvegarde des éléments essentiels du potentiel scientifique et économique de la France, ou la prévention du terrorisme, de la criminalité et de la délinquance organisées et de la reconstitution ou du maintien de groupements dissous en application de l’article L. 212-1 ».
Concrètement, c’est le Premier ministre qui, sur la base d’une demande écrite et motivée émanant d’un des ministères dont dépendent les six services de renseignement ou d’un service de police ou de gendarmerie spécialement désigné, accorde l’autorisation d’exécuter une écoute téléphonique. Préalablement, il sollicite l’avis de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS) (62). Une fois l’autorisation délivrée, c’est le Groupement interministériel de contrôle (GIC), rattaché aux services du Premier ministre, qui va procéder à l’interception.
Le projet de loi relatif au renseignement consolide ce dispositif en modifiant le champ des motifs permettant sa mise en place – le motif lié à la prévention du terrorisme n’est pas modifié – et substitue à la CNCIS une commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) qui aura vocation à contrôler non pas la mise en place des seules interceptions de sécurité mais bien de l’ensemble des techniques de renseignement que la loi autorisera.
S’agissant spécifiquement des interceptions de sécurité, le projet de loi
– dans un nouvel article L. 852-1 du code de la sécurité intérieure – vise à permettre les interceptions de sécurité sur une personne appartenant à l’entourage de la personne visée par l’autorisation. Le droit en vigueur n’interdit pas explicitement ces interceptions de sécurité dans la mesure où la loi traite d’interceptions des « correspondances émises par la voie des communications électroniques » et non pas des correspondances d’une personne. Cependant, la CNCIS considère que l’interception de correspondances d’une personne de l’entourage d’une cible implique que cette personne soit elle-même considérée comme une cible. De ce fait, une personne de l’entourage d’une cible dont les moyens de communication sont utilisés, même à son insu, par la cible ne peut faire l’objet d’une interception.
Le projet de loi prévoit donc que lorsqu’une ou plusieurs personnes appartenant à l’entourage de la personne visée par l’autorisation sont susceptibles de jouer un rôle d’intermédiaire, volontaire ou non, pour le compte de celle-ci ou de fournir des informations au titre de la finalité faisant l’objet de l’autorisation, celle-ci peut être accordée également pour ces personnes.
Cette mesure paraît essentielle à votre rapporteur, tant les témoignages recueillis par la commission d’enquête ont pu illustrer que les djihadistes pouvaient utiliser les téléphones de membres de leur entourage pour tenter de contourner la surveillance dont ils se savent l’objet.
b. L’accès aux données de connexion
L’article 6 de la loi n° 2006-64 du 23 janvier 2006 relative à la lutte contre le terrorisme et portant dispositions diverses relatives à la sécurité et aux contrôles frontaliers a institué un régime de réquisition administrative des données de connexion. Ce régime – spécifique à la prévention du terrorisme – a, depuis, fait l’objet d’une refonte dans le cadre de la loi de programmation militaire du 21 décembre 2013. L’article 32 de la loi du 23 janvier 2006 précitée prévoyait initialement que ces dispositions n’étaient applicables que jusqu’au 31 décembre 2008. La loi du 1er décembre 2008 (63) a prorogé de quatre ans cette application, soit jusqu’au 31 décembre 2012. Puis, la loi du 21 décembre 2012 (64) a, de nouveau, prorogé ces dispositions jusqu’au 31 décembre 2015.
L’article 20 de la loi de programmation militaire (65) a pérennisé et étendu les capacités d’accéder aux données de connexion à l’ensemble des services de renseignement– et non aux seuls services relevant du ministère de l’Intérieur – et à certains services de police et de gendarmerie et pour tous les motifs liés à la défense des intérêts fondamentaux de la Nation. L’article 20 de la loi de programmation militaire a créé, à l’article L. 246-1 du code de la sécurité intérieure, un dispositif unifié de recueil administratif des données de connexion, qu’il s’agisse de données relatives aux communications passées (les factures détaillées ou « fadettes ») ou à la localisation des équipements permettant ces communications.
En l’état du droit, ce dispositif précise que, pour les finalités énumérées à l’article L. 241-2 du même code (66), peut être autorisé le recueil, auprès des opérateurs de communications électroniques, des « informations ou documents traités ou conservés par leurs réseaux ou services de communications électroniques, y compris les données techniques relatives à l’identification des numéros d’abonnement ou de connexion à des services de communication électronique, au recensement de l’ensemble des numéros d’abonnement ou de connexion d’une personne désignée, aux données relatives à la localisation des équipements terminaux utilisés ainsi qu’aux données techniques relatives aux communications d’un abonné portant sur la liste des numéros appelés et appelants, la durée et la date des communications ».
Pour les mêmes finalités, les dispositions de l’article L. 246-3 du même code prévoient la possibilité de transmission en temps réel des données de connexions et, donc, de localisation. Ce dispositif est mis en œuvre sur autorisation du Premier ministre, sur la base d’une demande écrite et motivée des ministres en charge de la sécurité intérieure, de la défense, de l’économie et du budget (ou des personnes que chacun d’eux aura spécialement désignées).
Le projet de loi relatif au renseignement ne modifie pas significativement le dispositif issu de l’article 20 de la loi de programmation militaire. La principale innovation consiste à supprimer le recours à la décision d’une personnalité qualifiée placée auprès du Premier ministre, désignée pour une durée de trois ans renouvelable par la CNCIS. Avec la suppression de ces dispositions, l’accès aux données de connexion fera l’objet d’une procédure de décision du Premier ministre après avis de la CNCTR.
L’article 1er du projet de loi relatif au renseignement crée, dans le code de la sécurité intérieure, un nouveau livre VIII intitulé « Du renseignement ». Son titre Ier détermine notamment les principes et les finalités du renseignement. Il pose en particulier le principe du respect de la vie privée, auquel il ne peut être porté atteinte que dans les seuls cas de nécessité d’intérêt public prévus par la loi et dans le respect du principe de proportionnalité. Il énonce les missions des services spécialisés de renseignement ainsi que les sept grandes catégories de finalités que peuvent poursuivre les techniques de renseignement.
Ce sont les articles 2 et 3 de ce projet de loi qui définissent les techniques spéciales de recueil de renseignement.
Ces articles prévoient des techniques qui peuvent être mises en œuvre par les services de renseignement et, selon un décret en Conseil d’État, par d’autres services (67) soit pour l’ensemble des finalités d’action soit uniquement pour la prévention du terrorisme.
— S’agissant des techniques de renseignement utilisables pour l’ensemble des finalités, on peut relever que l’article 2 du projet de loi permet l’utilisation d’une part, de dispositifs permettant de localiser en temps réel une personne, un véhicule ou un objet et, d’autre part, de dispositifs mobiles de proximité permettant de capter directement les données de connexion nécessaires à l’identification d’un équipement terminal ou du numéro d’abonnement de son utilisateur.
En outre, l’article 3 du projet de loi permet de recourir à la localisation, à la sonorisation et à la captation d’images et de données. Il permet le recours à des appareils enregistrant les paroles ou les images de personnes ou à des logiciels captant leurs données informatiques.
Ce même article 3 prévoit un cadre spécifique pour les interceptions de communications électroniques émises ou reçues à l’étranger et fixe les règles applicables aux communications à destination ou provenant de la France ou d’un identifiant français.
Ce faisant, le projet de loi relatif au renseignement répond à de nombreuses suggestions faites à la commission d’enquête, notamment par les syndicats de personnels actifs de la police nationale s’agissant du recours aux techniques de « balisage » ou de captations d’images et de données. Il en est de même pour l’encadrement du suivi des communications électroniques « mixtes »
– qui concernent à la fois la France et l’étranger – pour lequel l’absence de cadre juridique adéquat a pu être pointée à plusieurs reprises à l’occasion des auditions conduites.
— Pour les seuls besoins de la prévention du terrorisme, les services pourront procéder au recueil immédiat, sur les réseaux des opérateurs de communications électroniques, des données de connexion de personnes préalablement identifiées comme présentant une menace (nouvel article L. 851-3 du code de la sécurité intérieure). Cette « surveillance renforcée » ne concernerait que quelques centaines de personnes.
Toujours pour les seuls besoins de la prévention du terrorisme, le nouvel article L. 851-4 du même code dispose que le Premier ministre pourra imposer, pour une durée de quatre mois renouvelable, aux opérateurs de communications électroniques et aux fournisseurs de services un algorithme permettant de détecter, une succession suspecte de données de connexion ; il ne serait procédé à l’identification des personnes concernées qu’en cas de révélation d’une menace terroriste.
Ces deux dispositifs permettront, pour le premier, une surveillance plus fine de personnes susceptibles de mettre en œuvre des projets terroristes et, pour le second, de mieux repérer les djihadistes sur les réseaux de communication.
B. DES MOYENS À DÉVELOPPER AU SERVICE DE LA LUTTE CONTRE LE DJIHADISME
1. Améliorer la gestion et les conditions d’usage des fichiers
Si le projet de loi sur le renseignement prévoit la mise en place d’un fichier des personnes condamnées pour une infraction terroriste, d’autres fichiers existants pourraient être mieux utilisés.
a. Favoriser l’accès des services concourant au renseignement
Il convient tout d’abord de préciser ce que l’on entend par « fichiers » du renseignement, ces termes pouvant recouvrir trois situations distinctes :
— les fichiers mis en œuvre par les services de la communauté du renseignement (la direction générale de la sécurité intérieure, pour le ministère de l’Intérieur) ;
— les fichiers mis en œuvre par l’ensemble des services du ministère de l’Intérieur en charge du renseignement de sécurité intérieure ou territorial, y compris la gendarmerie nationale ;
— les fichiers auxquels peuvent accéder ces mêmes services.
Au titre de la première catégorie, la direction générale de la sécurité intérieure dispose d’un traitement de renseignement intéressant la sûreté de l’État, la défense ou la sécurité publique dénommé CRISTINA, prévu par un décret bénéficiant d’une dispense de publication.
La question de l’accès aux fichiers que la commission d’enquête souhaite aborder ne concerne pas ce fichier, dont il est logique que l’accès soit réservé à la DGSI.
Au titre de la deuxième catégorie, les différents services de police et de gendarmerie mettent en œuvre deux fichiers (68) qui ont pour finalité de recueillir, de conserver et d’analyser les informations qui concernent des personnes dont l’activité individuelle ou collective indique qu’elles peuvent porter atteinte à la sécurité publique.
Deux autres fichiers, au déploiement récent ou imminent, les complètent. Il s’agit du fichier EASP (enquêtes administratives liées à la sécurité publique), créé par le décret n° 2009-1250 du 16 octobre 2009 (69) et déployé depuis le 23 mars 2015 ; il a pour finalité de faciliter la réalisation d’enquêtes administratives de sécurité, en application de l’article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure. Le second de ces fichiers n’est pas encore déployé ; il s’agit du projet GEDReT – gestion électronique des documents du renseignement territorial – qui aura pour finalité d’améliorer et de faciliter la production, la diffusion et le partage des informations écrites par les différents services relevant du service central du renseignement territorial. Il ne s’agirait pas d’un nouveau fichier de renseignement mais d’un outil permettant le classement, le partage et la recherche d’informations utiles à l’activité des services du renseignement territorial. Selon les informations recueillies par votre rapporteur, il est prévu que cet outil soit accessible à la direction du renseignement de la préfecture de police de Paris.
Enfin, c’est sur la troisième catégorie de fichiers que l’attention de la commission d’enquête a été le plus attirée.
En application des articles L. 222-1, L. 232-2 et L. 232-7 du code de la sécurité intérieure, seuls les services spécialisés de renseignement, dans le cadre de la prévention des atteintes aux intérêts fondamentaux de la nation et dans le cadre de leurs missions de prévention et ou de répression du terrorisme peuvent avoir accès à certains traitements de données recueillies à l’occasion de déplacements internationaux ou certains fichiers administratifs tels que le système d’immatriculation des véhicules, le système de gestion des permis de conduire, des passeports, des cartes nationales d’identité ou encore des dossiers de ressortissants étrangers en France. L’accès à ces fichiers, prévu de manière temporaire en 2006, a été pérennisé par la loi n° 2014-1353 du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme.
Pourtant, ces dispositions s’appliquant aux seuls services spécialisés de renseignement, le SCRT, la DRPP et la gendarmerie ne bénéficient pas d’un accès à ces différents fichiers.
La commission d’enquête souhaite que, pour conforter les missions désormais confiées au SCRT en matière de prévention du terrorisme, les décrets du 12 août 2013 et du 9 mai 2014 portant organisation de ce service soient modifiés pour lui permettre d’accéder à ces différents fichiers. Selon les informations recueillies par votre rapporteur, une réflexion sur la modification de ces décrets a été entreprise. Il souhaite donc qu’elle aboutisse au plus vite.
S’agissant du fichier PNR en cours de mise en place (70), son accès par le SCRT, dans le cadre de la prévention du terrorisme, ne pourra intervenir que si les dispositions de l’article R. 232-15 du code de la sécurité intérieure sont modifiées en ce sens. Selon les informations recueillies par votre rapporteur, une telle modification est bien engagée par le Gouvernement.
L’ensemble des services de renseignement dispose également d’un accès, encore perfectible, aux fichiers judiciaires. En effet, dans le cadre de leurs missions de police administrative, les services de renseignement ainsi que la police et la gendarmerie nationales peuvent accéder aux données contenues dans :
— le fichier des personnes recherchées ;
— le fichier des objets et véhicules signalés ;
— le traitement des antécédents judiciaires (TAJ).
Pour ce dernier fichier, l’accès des services autres que les services spécialisés de renseignement est limité à deux cas de figure.
Dans le cadre des enquêtes administratives de sécurité (notamment celles préalables à la nomination à certains emplois, y compris ceux relevant de la sécurité privée) mentionnées à l’article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure, les services de police et de gendarmerie peuvent accéder au TAJ « dans la stricte mesure exigée par la protection de la sécurité des personnes et la défense des intérêts fondamentaux de la Nation » (article L. 234-1 du même code).
De même, en application de l’article L. 234-3 du même code, ces mêmes services peuvent accéder au TAJ « pour l’exercice de missions ou d’interventions lorsque la nature de celles-ci ou les circonstances particulières dans lesquelles elles doivent se dérouler comportent des risques d’atteinte à l’ordre public ou à la sécurité des personnes et des biens, ainsi qu’au titre des mesures de protection ou de défense prises dans les secteurs de sécurité des installations prioritaires de défense ».
En conséquence, l’accès au TAJ n’est pas ouvert à des services de police ou de gendarmerie dans le cadre général de leur activité de recueil de renseignement (71).
Selon les informations transmises à votre rapporteur, un amendement du Gouvernement au projet de loi relatif au renseignement, permettrait l’accès au TAJ tant pour la DGSI que pour le SCRT, la DRPP ou la SDAO (qui seraient désignés par décret). Cet accès, qui ne permettrait pas d’accéder à des informations relatives aux victimes, concernerait bien l’ensemble des missions dévolues à ces services.
S’agissant enfin des fichiers de l’administration pénitentiaire, les services de police ont d’ores et déjà accès au fichier national des détenus (FND), qui permet notamment de connaître la localisation des personnes détenues.
Pour autant, le renseignement pénitentiaire va se voir doter prochainement d’un traitement de données spécifique. Selon les informations recueillies par votre rapporteur, le décret devrait prévoir « certains accès aux services de police habilités ». La commission d’enquête souhaite que cet accès – évidemment réservé à des personnels habilités – soit le plus large possible.
Proposition : Donner au SCRT, dans le cadre de la prévention du terrorisme, un accès entier au fichier TAJ (Traitement d’antécédents judiciaires), au fichier des cartes d’identité et des passeports et, lorsqu’il fonctionnera, au PNR. Donner aux services de police et de gendarmerie l’accès au fichier de l’administration pénitentiaire.
b. Faciliter les recoupements entre fichiers par la mise en place d’une interface
L’opportunité d’organiser l’interconnexion des fichiers pour les services de renseignement est régulièrement évoquée, notamment dans le rapport d’information établi en 2013 par nos collègues Jean-Jacques Urvoas et Patrice Verchère au nom de la commission des Lois (72) ou encore dans le rapport de la commission d’enquête établi cette même année sur le suivi et la surveillance des mouvements radicaux armés (73).
Au cours de leur audition par la commission d’enquête, les représentants des syndicats des personnels actifs de la police ont mis en évidence les difficultés rencontrées à obtenir les informations contenues dans différents fichiers qui ne sont pas reliés entre eux et qui doivent faire l’objet de demandes séparées, sans qu’il soit possible de savoir à l’avance si la personne qui fait l’objet de la recherche figure dans le fichier, générant ainsi perte de temps et requêtes inutiles.
La commission d’enquête a déjà souligné qu’elle souhaitait que les différents services concourant au renseignement puissent consulter directement un plus grand nombre de fichiers (cf. supra).
Au-delà, elle s’est interrogée sur l’opportunité de mettre en place soit une véritable interconnexion des fichiers, soit une interface permettant de savoir, sans toutefois avoir accès directement aux données, quels sont les fichiers utiles.
Une interconnexion de fichiers suppose la mise en place d’un processus automatisé ayant pour objet de mettre en relation des informations issues d’au moins deux fichiers, contenant des données à caractère personnel et relevant de finalités différentes.
Pour les fichiers gérés par les services de police et de gendarmerie, les possibilités d’interconnexion sont fixées par la loi. C’est par exemple le cas de l’article L. 232-3 du code de la sécurité intérieure qui permet une interconnexion entre le fichier PNR et le fichier des personnes recherchées.
Introduire en termes généraux une possibilité d’interconnexion des fichiers contreviendrait à la logique actuelle qui consiste à indiquer explicitement, fichier par fichier, les interconnexions qui sont possibles. Une mesure législative d’interconnexion devrait donc préciser les fichiers concernés et être très strictement encadrée quant aux objectifs poursuivis (menace imminente sur le territoire, atteinte très grave aux intérêts fondamentaux de la Nation, etc.), les autorités administratives habilitées à procéder à cette interconnexion, la durée de ces connexions ou leur nombre dans l’année, l’autorité juridictionnelle chargée d’en contrôler l’usage. Exceptionnelle par nature, une telle mesure ne répondrait peut-être pas aux demandes des syndicats entendus par la commission d’enquête qui semblaient chercher un outil plus « quotidien » d’aide à leurs investigations.
C’est pourquoi la commission d’enquête préfère, à la possibilité de prévoir l’interconnexion des fichiers, la mise en place d’une interface.
Cette dernière possibilité consisterait à mettre en place un dispositif technique permettant aux services, en saisissant le nom d’une personne, de savoir dans quels fichiers figure cette personne, sans pour autant avoir directement accès aux informations contenues dans chacun de ces fichiers.
Une telle interface serait une source de gain de temps pour les services qui interrogeraient ensuite les seules administrations concernées pour obtenir des informations utiles, au lieu de saisir, comme il semble que ce soit actuellement le cas, un grand nombre de services sans même savoir lesquels disposent d’informations sur la personne recherchée.
Cette interface pourrait être introduite dans le code de la sécurité intérieure dans la partie consacrée à la lutte contre le terrorisme si la finalité de cette interface obéit à ce seul objectif.
Il conviendrait de fixer la liste des fichiers concernés, les services dont les agents seraient autorisés à faire des requêtes de ce type, la durée de mise à disposition de l’information et le contrôle exercé sur la pertinence de ces requêtes (il pourrait être confié à la nouvelle autorité administrative indépendante créée par le projet de loi sur le renseignement). Cet encadrement paraît d’autant plus nécessaire et important que la CNIL tend à considérer que la seule divulgation de la présence d’une donnée personnelle dans tel ou tel fichier est, en elle-même, une donnée sensible.
Proposition : Mettre en place une interface permettant un meilleur ciblage des recherches dans les fichiers.
2. Intensifier la lutte contre le financement du terrorisme
La commission d’enquête a pu constater que si le financement des actes de terrorisme mettait en cause des montants sans doute moins importants que par le passé – certaines personnes entendues ont ainsi parlé de « micro-financement » – la lutte contre ceux-ci demeure une priorité. En outre, le développement de l’organisation terroriste Daech pose la question des mesures financières à prendre pour endiguer son développement.
a. La lutte contre le financement du terrorisme international
La lutte contre les mouvements financiers de faible montant liés au terrorisme ne doit pas occulter les efforts qui doivent être intensifiés pour lutter contre des organisations telles que Daech.
Comme cela a été rappelé devant la commission d’enquête, les mesures financières internationales prises sur l’initiative des États-Unis après les attentats du 11 septembre 2001 ont porté leurs fruits et asséché les ressources financières d’Al-Qaïda.
S’agissant de Daech, M. Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères et du développement international a ainsi précisé le 14 avril 2015 à la commission d’enquête :
« Aux Nations unies, nous avons œuvré sans relâche pour l’adoption des résolutions 2170 et 2178 du Conseil de sécurité. Cette dernière résolution a été adoptée le 24 septembre dernier lors du sommet présidé par M. Barack Obama, auquel a participé le Président de la République. Nous nous sommes également mobilisés sur la question du financement de Daech avec l’adoption de la résolution 2199 le 12 février. La France a par ailleurs proposé et obtenu l’inscription de plusieurs individus partis combattre en Syrie sur la liste du comité des sanctions 1267 des Nations unies concernant Al-Qaïda et les personnes et entités qui lui sont associées. »
Pour autant, comme votre rapporteur l’a indiqué plus haut (74) , Daech dispose de ressources différentes de celles dont pouvait disposer Al-Qaïda. En effet, cette organisation a pris possession des avoirs de la banque centrale de Mossoul, lève un « impôt » sur les territoires qu’elle contrôle et dispose de grandes quantités de pétrole.
Compte tenu de ce « modèle économique » spécifique, qui la rend peu sensible à un éventuel tarissement de financements extérieurs, les sanctions mises en place par l’ONU auront sans doute un impact limité.
Il est vrai que la résolution n° 2199 du conseil de sécurité de l’ONU condamne fermement toute participation au commerce direct ou indirect, en particulier de pétrole et de produits pétroliers avec Daech, le Front al-Nosra et tous autres groupes terroristes. Pour autant, cet embargo devrait faire l’objet de mesures plus ciblées pour s’assurer qu’aucune exportation de pétrole ne peut être réalisée.
Proposition : Renforcer le régime d’embargo contre Daech, les mesures de gel des fonds mis en place par l’ONU semblant inadaptées à son modèle économique.
b. La lutte contre les petites sources de financement du terrorisme
La lutte contre le financement du terrorisme repose largement sur la mesure administrative de gels des avoirs financiers.
L’article L. 562-1 du code monétaire et financier prévoit que le ministre chargé de l’économie et le ministre de l’intérieur – cette dernière intervention résultant d’une modification opérée par la loi du 13 novembre 2014 précitée – peuvent décider administrativement le gel, pour une durée de six mois, renouvelable, de tout ou partie des fonds appartenant à des personnes physiques ou morales qui commettent, ou tentent de commettre, des actes de terrorisme. Depuis l’entrée en vigueur de la loi n° 2012-1432 du 21 décembre 2012 relative à la sécurité et à la lutte contre le terrorisme, ce même type de mesure peut être pris à l’encontre de personnes qui incitent à la commission d’actes terroristes.
L’article L. 562-5 du même code reconnaît, lui, aux ministres de l’intérieur et à celui chargé de l’économie le pouvoir d’interdire, pour une durée de six mois renouvelable, tout mouvement ou transfert de fonds (75) au bénéfice des personnes physiques ou morales mentionnées à l’article L. 562-1 précité ou à l’article L. 562-2 (qui concerne les personnes visées par des sanctions prises par l’Organisations des nations unies en application du chapitre VII de sa charte). Cette interdiction administrative s’applique également aux mouvements ou transferts de fonds dont l’ordre d’exécution a été émis antérieurement à la date de publication de la décision du ministre.
Reposant sur la production d’éléments précis et circonstanciés, le gel des avoirs est une mesure de police administrative publiée au Journal Officiel. Depuis 2009, 70 personnes physiques ou morales ont fait l’objet d’un tel arrêté, en matière de lutte anti-terroriste.
Pour la seule période allant de 2012 à 2014, 18 personnes physiques ou morales ont fait l’objet d’un tel arrêté, dans le domaine anti-terroriste en lien avec le conflit syrien. Trois d’entre elles ont, de surcroît, fait l’objet d’une mesure de gel dans le cadre de sanctions de l’ONU.
Même si son efficacité n’est pas absolue, l’arrêté de gel des avoirs présente un caractère particulièrement dissuasif. C’est ainsi que la publication en mars et avril 2012 des identités et adresses des 34 principaux membres du groupe pro-djihadiste Forsane Alizza avait particulièrement déstabilisé les intéressés et conduit certains d’entre eux à abandonner toute activité islamiste radicale.
Concrètement, le gel des avoirs oblige les candidats au départ vers une zone de djihad à trouver une source de financement alternative, soit par des amis soit en se procurant de faux documents. Cette mesure administrative est donc particulièrement efficace pour ceux d’entre eux qui n’ont pas d’accès dans le monde délinquant et notamment les plus jeunes. Cette mesure est également une entrave pour eux, sur place, car ils ne peuvent utiliser leur compte bancaire français.
S’agissant de financements de plus en plus modestes, leur détection doit faire l’objet d’une analyse au plus près du terrain. En effet, si les procédure de gels des avoirs peuvent porter sur de faibles montants, il convient tout de même de pouvoir les identifier.
Par le passé, des pôles régionaux ou locaux de lutte contre l’islam radical avaient pu être mis en place. Une circulaire (76) de 2005 du ministre de l’Intérieur précisait que ces structures, adossées aux renseignements généraux, contribuaient à « l’identification, la déstabilisation de la mouvance islamiste radicale et [au] démantèlement des structures terroristes ». De même, cette circulaire ajoutait que l’optimisation de cette lutte devait reposer « sur une utilisation proactive des capacités d’analyse criminelle, y compris dans le domaine du financement des réseaux ».
Compte tenu de la diffusion du risque djihadiste sur l’ensemble du territoire, la réactivation de pôles locaux de lutte contre l’islamisme radical pour lutter contre le financement terroriste paraît nécessaire. Ces pôles seraient placés sous l’autorité du préfet et pourraient mobiliser les différents services de l’État.
Proposition : Intensifier la surveillance des petites sources de financement du terrorisme, notamment au moyen d’entités locales coordonnées par les préfets.
La question du financement du djihad au moyen des prestations sociales perçues alors que les allocataires ont quitté le territoire français a également été évoquée devant la commission d’enquête.
Entendu par la commission des Lois le 22 juillet 2014, sur le projet de loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme – devenu la loi du 13 novembre 2014 – M. Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur, avait affirmé :
« Les prestations sociales sont versées sous condition de résidence stable et régulière en France ; lorsqu’une personne part, l’administration le signale aux caisses d’allocations familiales. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé dans le cas de Souad Merah. Il n’est pas ici question de volonté politique, mais de droit : notre rôle est de faire respecter la loi. »
En effet, le critère de résidence effective en France pour le bénéfice des prestations sociales est clairement prévu aux articles L. 161-2-1 et L. 512-1 du code de la sécurité sociale.
À l’occasion du débat sur le même projet de loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, le rapporteur de la commission des Lois, notre collègue Sébastien Pietrasanta, avait ainsi affirmé le 17 septembre 2014 que : « 115 prestations sociales ont déjà été suspendues au motif que leurs bénéficiaires séjournaient à l’étranger » (77).
Selon les informations recueillies par la commission d’enquête, le nombre de signalements de départs à l’étranger formulés par les services de renseignement aux organismes versant des prestations sociales dépasserait désormais les 650. Votre rapporteur souhaite que cet effort soit maintenu.
3. Le régime des réquisitions auprès des opérateurs
Dans le cadre d’une enquête, les services peuvent avoir recours à des réquisitions auprès d’opérateurs de communication pour procéder à une identification.
En application de l’article R. 10-13 du code des postes et des communications électroniques – qui applique l’article L. 34-1 du même code –, les opérateurs de communications électroniques conservent pour les besoins de la recherche, de la constatation et de la poursuite des infractions pénales « les informations permettant d’identifier l’utilisateur ». Ce même article précise d’ailleurs que les surcoûts identifiables et spécifiques supportés par les opérateurs requis pour la fourniture de ces données sont compensés selon les modalités prévues à l’article R. 213-1 du code de procédure pénale (78).
À l’occasion de réquisitions adressées aux opérateurs dans le cadre la police administrative – il doit en être de même dans le cadre de la police judiciaire – il apparaît que certains d’entre eux se contentent de relever les identités déclarées par leurs clients sans jamais les vérifier. C’est ainsi que des numéros peuvent être attribués à des identités fantaisistes sans que ces opérateurs ne s’en émeuvent.
Pourtant, l’impossibilité de pouvoir identifier de manière fiable le nom du titulaire d’une ligne est un handicap certain pour une enquête administrative ou judiciaire. Cette situation est d’autant plus inacceptable qu’elle reflète un non-respect d’obligations légales.
Il parait donc impératif de responsabiliser les acteurs de ce secteur économique en s’assurant qu’ils vérifient effectivement les identités de leurs clients.
Proposition : Responsabiliser les opérateurs de communications électroniques au regard des obligations qui leur incombent en matière de vérification de l’identité des utilisateurs.
4. Les modalités de l’assignation à résidence
Les condamnations pour actes de terrorisme concernant des ressortissants étrangers sont, en général, assorties d’une peine d’interdiction du territoire français. Actuellement, 7 individus faisant l’objet d’une peine d’interdiction du territoire ou d’un arrêté d’expulsion sont assignés à résidence sur le territoire.
L’assignation à résidence administrative concerne un étranger qui justifie être dans l’impossibilité de quitter le territoire français ou qui ne peut ni regagner son pays d’origine ni se rendre dans aucun autre pays. Dans un tel cas, l’autorité administrative peut, jusqu’à ce qu’existe une perspective raisonnable d’exécution de son obligation, l’autoriser à se maintenir provisoirement sur le territoire français en l’assignant à résidence. Cette assignation s’effectue dans les lieux qui lui sont fixés par l’autorité administrative et qu’il ne peut quitter sans autorisation. Dans la plupart des cas qui concernent des terroristes et des islamistes radicaux, leur expulsion vers le pays tiers n’est pas possible car ils pourraient y être soumis à des « traitements inhumains ou dégradants » que prohibe l’article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. En effet, la Cour européenne des droits de l’homme a précisé (79) que cette stipulation interdisait l’extradition vers un pays étranger d’une personne si celle-ci est susceptible d’y être victime de torture. Les autres motifs justifiant une assignation à résidence peuvent également être l’état de santé de l’étranger, qui peut nécessiter une prise en charge médicale en France, ou encore l’absence d’un laissez-passer consulaire permettant l’éloignement effectif de l’étranger.
Les étrangers assignés à résidence doivent se présenter aux services de police ou aux unités de gendarmerie selon une périodicité déterminée au cas par cas par l’autorité administrative en fonction de leur dangerosité et de l’évaluation du risque de fuite. Le nombre maximal de présentations quotidiennes est fixé à quatre par jour par l’article R. 561-2 du code de l’entrée et du séjour des étrangers (CESEDA).
Depuis l’entrée en vigueur de la loi n° 2011-672 du 16 juin 2011 relative à l’immigration, à l’intégration et à la nationalité, le décret n° 2011-820 du 8 juillet 2011 portant application de cette loi a précisé, au sein de ce même article R. 561-2 du CESEDA, que l’autorité administrative a la possibilité de fixer une plage horaire pendant laquelle l’étranger doit demeurer dans les locaux où il est assigné à résidence, dans la limite de dix heures consécutives par vingt-quatre heures.
Les dispositions de l’article L. 624-4 du CESEDA sanctionnent d’une peine allant jusqu’à trois ans d’emprisonnement le manquement aux obligations fixées dans le cadre de l’assignation à résidence.
En pratique, d’après un rapport de M. Sébastien Pietrasanta (80), pour les terroristes et islamistes radicaux, le périmètre de l’assignation est limité au territoire d’une commune, choisie sur proposition de la direction générale de la sécurité intérieure. Pour les étrangers condamnés à une peine d’interdiction du territoire pour des actes de terrorisme prévus par le titre II du livre IV du code pénal ou faisant l’objet d’une mesure d’expulsion prononcée pour un comportement lié à des activités à caractère terroriste, l’article L. 571-3 du CESEDA – dont les dispositions sont issues de la loi du 16 juin 2011 précitée – prévoit en outre la possibilité d’un placement sous surveillance électronique mobile, sous réserve du consentement de l’étranger.
La loi du 13 novembre 2014 précitée a renforcé les conditions de l’assignation à résidence en permettant à l’autorité administrative d’interdire à l’étranger assigné à résidence, faisant l’objet d’une mesure d’éloignement motivée par un fait terroriste, d’être en relation avec certaines personnes nommément désignées liées aux mouvances terroristes.
Compte tenu du caractère complet de ce cadre juridique, la commission d’enquête n’en recommande pas la modification. Elle souligne notamment que l’article 26 de la loi du 13 novembre 2014 précitée autorise le Gouvernement à prendre, par voie d’ordonnance, des mesures pour permettre l’assignation à résidence sur l’ensemble du territoire de la République d’un étranger expulsé ou interdit du territoire, quel que soit le lieu où ces décisions ont été prononcées. Cette ordonnance pourrait ainsi permettre l’assignation à résidence d’une personne condamnée en métropole ou dans un département d’outre-mer, dans les collectivités d’outre-mer.
III. LA DÉLICATE GESTION DES RETOURS DE DJIHAD
S’agissant des personnes revenant des zones de djihad, les moyens de police administrative permettant de les identifier et de les surveiller doivent encore être consolidés, tandis que leur prise en charge judiciaire doit demeurer une priorité.
A. LES DIFFICULTÉS DU CONTRÔLE AUX FRONTIÈRES
Le 23 septembre 2014, trois ressortissants français expulsés de Turquie n’avaient pu être appréhendés à leur arrivée en France. Cet incident avait notamment été pointé par les auteurs de la proposition de résolution ayant conduit à la création de la présente commission d’enquête qui relevaient, dans l’exposé des motifs « le récent imbroglio autour de trois présumés djihadistes français donnés pour arrêtés à leur retour de Turquie par l’Intérieur, avant d’être décrits comme " dans la nature " en France par leurs avocats ».
Sans chercher à stigmatiser tel ou tel dans cet incident, la commission d’enquête a souhaité l’analyser pour comprendre les éventuelles failles du renseignement français ou de la police aux frontières concernant les passages frontaliers.
Dans son rapport pour l’année 2014, la délégation parlementaire au renseignement n’avait « pas conclu à un dysfonctionnement de nos services » (81). Aucun élément collecté par la commission d’enquête ne permet de conclure différemment.
Les faits sont simples : les trois ressortissants français, expulsés par les autorités turques, étaient attendus en début d’après-midi à l’aéroport d’Orly dans un avion en provenance d’Istanbul. Après l’atterrissage, il apparaît qu’ils ne sont pas à bord de cet avion car les autorités turques les ont placés dans un autre vol, à destination de Marseille. Cette information parvient aux autorités françaises après l’arrivée de ce second avion de sorte que les trois personnes concernées ne sont pas interpellées à leur descente de l’appareil. En application de l’article 7 du code Schengen, faute d’un renseignement spécifique, ces individus ne pouvaient faire l’objet d’un contrôle technique de leur passeport européen (82). Ainsi, la panne du système de Circulation hiérarchisée des enregistrements opérationnels de la police sécurisés (CHEOPS), qui constitue la passerelle d’accès aux différents fichiers, qui s’est produite ce jour-là a été sans effet en l’espèce puisque, faute d’un renseignement spécifique, un contrôle des passeports au regard de ces fichiers n’aurait pas été effectué.
1. La nécessité d’un fichier recensant les passagers aériens (PNR)
Cette malheureuse affaire illustre parfaitement la nécessité de se doter d’un fichier de données passagers (Passenger Name Record – PNR). En effet, les autorités françaises n’avaient, en l’espèce, aucun moyen de connaître le nom des passagers présents à bord des avions concernés.
La mise en place d’un fichier de données passagers PNR européen a pris beaucoup de retard.
Dans un premier temps, la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures du Parlement européen a rejeté, le 24 avril 2013, la proposition de directive de 2011 du Parlement européen et du Conseil relative à l’utilisation des données des dossiers passagers pour la prévention et la détection des infractions terroristes et des formes graves de criminalité, ainsi que pour les enquêtes et les poursuites en la matière (83). Puis, cette même commission a adopté des modifications à la proposition de directive le 26 février 2015.
Ce dernier rapport de la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures, limite à trente jours la durée durant lesquelles les données personnelles sont « démasquées », prévoit un processus de démasquage contraignant et une durée de quatre à cinq années pour conserver les données.
Ce rapport est favorable à la prise en compte des vols intracommunautaires, mais de nombreux députés européens y sont très hostiles.
La commission d’enquête, qui s’est rendue à Bruxelles, notamment pour rencontrer les membres de la commission concernée, ne peut que souhaiter une mise en œuvre rapide d’un PNR européen, sous réserve qu’il soit pleinement effectif et non assorti de contraintes disproportionnées. À ce titre, la commission d’enquête s’étonne d’une certaine naïveté de la part des députés européens qui ne semblent pas avoir totalement conscience de l’importance de cet outil pour la sécurité collective des Européens. La première proposition de directive européenne sur un système PNR date de 2004 ! Il est désormais temps d’adopter un tel dispositif.
Compte tenu des retards dans le processus européen, la France devrait prochainement mettre en place un système « API-PNR France » (84), prévu par l’article L. 232-7 du code de la sécurité intérieure, dont les dispositions s’appliquent de manière expérimentale jusqu’au 31 décembre 2017, en application de l’article 17 de la loi n° 2013-1168 du 18 décembre 2013 relative à la programmation militaire pour les années 2014 à 2019 et portant diverses dispositions concernant la défense et la sécurité nationale.
Le système français sera un outil majeur pour les services puisque les autorités françaises pourront enfin avoir une connaissance exacte des passagers se trouvant à bord de tout avion atterrissant sur notre territoire.
Le décret n° 2014-1095 du 26 septembre 2014 portant création d’un traitement de données à caractère personnel dénommé « système API-PNR France » pris pour l’application de l’article L. 232-7 du code de la sécurité intérieure, permet d’espérer un déploiement d’ici la fin l’année 2015.
Pour autant, il conviendra de veiller à ce qu’il s’applique bien à l’ensemble des vols à destination ou au départ de la France car il semblerait que les vols « charters » – pour lesquels un avion est affrété par un organisme organisant un voyage – ne rentrent pas dans le champ de ce dispositif. Une telle faille dans le dispositif ne serait pas acceptable. La commission d’enquête presse donc le Gouvernement de prendre les mesures réglementaires nécessaires pour que ces vols soient bien concernés par la mise en œuvre du système « API-PNR France ».
Comme dans le cadre du projet de PNR européen, les requêtes adressées au système « API-PNR France » seront effectuées par les services de renseignement non pas directement mais par l’intermédiaire d’une « unité d’information passagers », composée de membres des services de la douane, de la police et de la gendarmerie.
La commission d’enquête souhaite que cette interface de consultation ne ralentisse pas le travail des services de renseignement et que les modalités de communications avec l’unité d’information passagers leur permettent d’obtenir les informations au plus vite. Elle souhaite également qu’une réflexion soit engagée pour supprimer, à terme, cette interface au profit d’une consultation directe des bases de données par les services, dans le respect de la protection de ces données personnelles. Il conviendra que la directive européenne, si elle devait être adoptée, le permette.
En toute hypothèse, la mise en place d’un système PNR propre à notre pays aurait une portée limitée puisque les personnes suivies par les services de renseignement pourraient sciemment décider de décoller d’un pays limitrophe pour le contourner.
Outre le système PNR, la France s’est également dotée – pour certaines destinations ou provenances sensibles – d’un autre système dénommé SETRADER (système européen de traitement des données d’enregistrement et de réservation), qui permet la mise en place d’un « fichier des passagers aériens » pour ces seules destinations.
En application des articles L. 232-1 à L. 232-6 du code de la sécurité intérieure (85), le directeur général de la police nationale (dans les faits, le directeur central de la police aux frontières) est autorisé à mettre en œuvre le SETRADER qui a pour finalités la prévention, la répression de l’immigration clandestine et le contrôle aux frontières et la prévention et la répression des actes de terrorisme. L’article premier de l’arrêté interministériel du 11 avril 2013 (86) dispose qu’une « décision du ministère de l’intérieur précise les provenances et les destinations, situées dans des États n’appartenant pas à l’Union européenne, des passagers concernés par le traitement ». Selon le rapport annuel pour 2014 de la délégation parlementaire au renseignement (87), cette liste comprend actuellement sept pays, parmi lesquels ne figure pas la Turquie. La délégation parlementaire appelait d’ailleurs à la conduite d’une réflexion afin d’adapter le dispositif réglementaire précité aux impératifs liés aux menaces terroristes.
Proposition : Parvenir à un PNR européen et, s’il doit être vidé de sa substance, l’abandonner au profit de plusieurs PNR bilatéraux et veiller à ce que le système PNR français inclue bien les vols charters.
2. La nécessité d’un renforcement de la coopération internationale
Compte tenu des difficultés juridiques qui ne permettent pas aux autorités françaises d’anticiper la présence à bord d’avion se posant en France de personnes suivies par les services de renseignement, il apparaît que la coopération des États de provenance, pour informer les autorités françaises, est primordiale.
Trois jours après l’incident du 23 septembre 2014, une rencontre entre le ministre français de l’Intérieur et son homologue turc a permis des progrès pouvant laisser espérer que la coopération entre la France et la Turquie s’en trouve significativement approfondie.
Il a ainsi été convenu que lorsqu’un ressortissant français soupçonné d’être impliqué dans des actes terroristes, serait renvoyé de la Turquie vers la France, des policiers français accrédités par les autorités turques pourraient l’accompagner jusqu’à la passerelle d’embarquement et s’assurer ainsi de la réalité de son départ.
De même, les autorités françaises sont désormais informées plus en amont lorsqu’un ressortissant français soupçonné de terrorisme sera susceptible d’être expulsé de Turquie.
En outre, ce pays s’est engagé à communiquer au nôtre la liste de nos ressortissants détenus en centre de rétention pour séjour irrégulier en Turquie et à alerter immédiatement les autorités françaises lorsqu’un Français est contrôlé à la frontière turco-syrienne.
3. Les lacunes du contrôle aux frontières
Certaines dispositions du code frontières Schengen, prévu par un règlement européen de 2006 (88) qui concernent le franchissement des frontières extérieures de l’espace Schengen ne semblent plus pouvoir être appliquées en l’état.
En effet, l’article 7 de ce code prévoit que les ressortissants de l’espace Schengen qui, après avoir quitté cette zone, sont de retour, ne peuvent faire l’objet que d’une « vérification minimale » de la part des autorités de police ou douanières.
Cette vérification vise à établir leur identité sur présentation de leurs documents de voyage. Elle consiste en un examen « simple et rapide » de la validité du document autorisant son titulaire légitime à franchir la frontière et de la présence d’indices de falsification ou de contrefaçon. À ce titre, les seules bases de données pouvant être consultées sont celles permettant d’accéder aux « informations relatives, exclusivement, aux documents volés, détournés, égarés et invalidés ».
S’agissant des ressortissants de l’espace Schengen, ce même article 7 permet aux agents de la police aux frontières, « d’une manière non systématique », de consulter les bases de données nationales et européennes afin de s’assurer que ces personnes ne représentent pas une « menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour la sécurité intérieure », l’ordre public ou les relations internationales des États membres, ou une menace pour la santé publique.
L’état du droit européen ne permet donc pas de procéder, de manière systématique, au contrôle des passeports des ressortissants de l’espace Schengen venant d’un pays tiers. Il est donc juridiquement impossible de mettre en place un contrôle systématique des titres de voyage pour des vols en provenance d’une destination sensible.
La délégation parlementaire au renseignement se posait légitimement, dans son dernier rapport (89), la question de l’utilité de la fiche « S », qui concerne des personnes susceptibles de porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation. Cette fiche apparaît dans le fichier des personnes recherchées (FPR) et permet à l’autorité émettrice d’être informée des déplacements de la personne concernée à l’occasion de contrôles de police. Mais, comme s’est interrogée la délégation parlementaire, si une personne faisant l’objet d’une fiche « S » peut revenir dans l’espace Schengen sans que l’État ait les moyens juridiques de le savoir – parce que l’article 7 du code Schengen lui interdit de contrôler systématiquement les passeports des ressortissants Schengen entrant dans cet espace – n’est-ce pas l’intérêt même de la fiche « S » qui est remis en cause ?
Lors de son déplacement à Bruxelles, la commission d’enquête a pu évoquer avec les autorités européennes la possibilité de rétablir des contrôles systématiques (pour certaines provenances ou pour certaines personnes telles que les mineurs) sur la base de critères uniformes pour l’ensemble de l’espace Schengen. Cette réflexion, menée à l’échelle de l’Union européenne, s’inscrit dans le prolongement de la déclaration faite par les membres du Conseil européen le 12 février 2015 (90) et de la déclaration commune de Riga faite par les ministres de la justice et des affaires intérieures le 29 janvier 2015.
Proposition : Modifier l’article 7 du code Schengen pour permettre un contrôle systématique des passeports des ressortissants de l’espace Schengen venant d’un pays tiers.
b. La non « réconciliation » entre le document de voyage et l’identité de la personne concernée
Une autre faille dans la détection des personnes entrant sur le territoire a pu être relevée par la commission d’enquête, au cours de ses travaux. Il s’agit de la non « réconciliation » entre le nom de la personne figurant sur le billet et sa pièce d’identité. La situation est simple : l’identité d’une personne voyageant par un moyen de transport aérien peut être contrôlée par les autorités de police ou de douane mais ne l’est pas par la compagnie aérienne au moment de monter dans l’avion.
Très concrètement, cela signifie que rien ne permet de s’assurer que la personne qui voyage avec un billet nominatif est bien réellement ladite personne.
Cette faille est inquiétante dans le contexte de mise en place progressive d’un fichier de données passagers : à quoi bon faire un tel effort si une personne susceptible d’être surveillée par les services de renseignement peut monter aisément à bord d’un avion en empruntant, pour son billet, une autre identité ?
Cette faille a d’ailleurs des conséquences qui dépassent largement le champ de la prévention du terrorisme : il est ainsi aberrant que plusieurs jours soient nécessaires pour déterminer avec précision la liste des passagers présents à bord d’un avion qui s’écrase !
Proposition : Confronter la carte d’embarquement avec le titre d’identité ou de voyage des passagers (« réconciliation ») au moment de l’embarquement.
c. La difficulté de contrôler les frontières maritimes et surtout terrestres
La mise en place d’un fichier de données passagers PNR pourrait certes permettre de suivre plus efficacement les déplacements internationaux d’individus djihadistes. Pour autant, il est à craindre qu’ils ne mettent en place des stratégies de contournement pour prendre un vol dans un pays qui ne dispose pas d’un fichier PNR ou, plus simplement, pour quitter notre territoire – et au-delà l’espace Schengen – par une frontière terrestre ou maritime.
S’agissant de ces deux derniers types de frontières, le système PNR sera inopérant. Les personnes souhaitant aller vers les zones de djihad risquent donc de privilégier le franchissement des frontières par la route ou la mer, ce qui semble être déjà le cas selon plusieurs témoignages recueillis par la commission d’enquête.
À cet égard, la commission d’enquête ne peut que se féliciter que l’article 9 du projet de loi relatif au renseignement propose – à l’article 526-26 du code monétaire et financier – de donner de nouvelles compétences à la cellule de renseignement financier dénommée « Tracfin ».
Selon les dispositions adoptées par l’Assemblée nationale, en première lecture, le 5 mai dernier, la cellule Tracfin peut demander à toute entreprise de transport terrestre, ferroviaire, maritime ou aérien ou à tout opérateur de voyage ou de séjour les éléments d’identification des personnes ayant payé ou bénéficié d’une prestation ainsi que des éléments d’information relatifs à la nature de cette prestation (date, heure, lieu de départ et d’arrivée) (91) et, s’il y a lieu, aux bagages et aux marchandises transportés.
Ces entités ne sont en effet pas soumises aujourd’hui au dispositif de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Ces dispositions permettent à Tracfin d’utiliser les informations ainsi obtenues d’une manière ciblée dans la mesure où l’article ne prévoit en aucune façon un transfert automatique de données.
Pour rendre ce dispositif pleinement effectif, la commission des Lois de l’Assemblée nationale, en adoptant un amendement de M. Guillaume Larrivé, a souhaité imposer aux opérateurs de transport routier proposant des prestations internationales de recueillir l’identité des passagers transportés et de conserver cette information pendant une durée d’un an. En effet, si ces opérateurs n’étaient pas tenus de collecter ces informations, les réponses aux demandes éventuelles de Tracfin seraient nécessairement nulles.
4. Les outils administratifs pour empêcher certaines entrées ou sorties du territoire
Notre réglementation s’est récemment enrichie de plusieurs outils pour empêcher certaines entrées ou sorties du territoire. Il s’agit tout d’abord de l’opposition à la sortie du territoire, qui concerne les mineurs, de l’interdiction de sortie du territoire, qui concerne des nationaux français et de l’interdiction de retour, qui concerne des étrangers qui peuvent résider habituellement en France.
a. L’opposition à la sortie du territoire
La loi n° 2010-769 du 9 juillet 2010 relative aux violences faites spécifiquement aux femmes, aux violences au sein des couples et aux incidences de ces dernières sur les enfants a introduit dans notre droit la possibilité pour le juge aux affaires familiales de prononcer une interdiction de sortie du territoire d’un enfant, à la demande de l’un des parents. Parallèlement, par souci de simplification, cette même loi a abrogé la base légale de l’autorisation de sortie du territoire, nécessaire pour qu’un mineur puisse se rendre à l’étranger.
En conséquence, il est apparu que dès 2012 des mineurs avaient pu quitter le territoire national à l’insu de leurs parents. Dès le mois de novembre 2012, une circulaire conjointe du ministre de l’Éducation nationale, de la ministre de la Justice et du ministre de l’Intérieur (92) a conduit à revitaliser une mesure administrative préexistante : l’opposition à la sortie du territoire.
L’opposition à la sortie de territoire à titre conservatoire a pour objectif de permettre à un titulaire de l’exercice de l’autorité parentale de faire opposition, sans délai, à la sortie de France de son enfant dans l’attente d’obtenir, en référé ou en la forme des référés, une décision judicaire d’interdiction de sortie du territoire.
Les mineurs susceptibles de faire l’objet d’une opposition à sa sortie de territoire sont :
– les mineurs français, résidant en France ou à l’étranger ;
– les mineurs étrangers dont les parents résident régulièrement en France ;
– les mineurs, quelle que soit leur nationalité, susceptibles d’avoir été illicitement déplacés ou retenus sur le territoire national.
Ces mineurs voient leur noms inscrits au fichier des personnes recherchées, en application du 3° du III de l’article 2 du décret du 28 mai 2010 (93).
Cette mesure administrative, dont l’effet est de deux semaines, résulte d’une demande formulée auprès des autorités préfectorales (94), avec un formalisme relativement réduit. Elle est donc d’un usage commode. Encore faut-il, pour qu’elle soit efficace, qu’un parent ait perçu, chez son enfant, le risque d’un éventuel départ vers une zone de djihad voire qu’un parent ne cautionne pas un tel départ.
Compte tenu de ces failles, la commission d’enquête propose de revenir à l’état du droit qui prévalait avant l’entrée en vigueur de la loi du 9 juillet 2010 et, ainsi, rétablir l’autorisation de sortie du territoire individuelle. Comme cela était le cas avant cette loi, cette autorisation ne serait pas nécessaire dans le cas de sorties collectives du territoire (voyages scolaires, colonies de vacances, etc.)
L’effectivité de la mesure administrative dépend de la capacité des gardes-frontières à détecter les mineurs concernés. L’article 19 du code Schengen permet que des « modalités spécifiques de vérification », prévues à son annexe VII s’appliquent aux mineurs. Cette dernière ajoute que les « garde-frontières accordent une attention particulière aux mineurs, que ces derniers voyagent accompagnés ou non ».
Dans le cas de mineurs accompagnés, le garde-frontière vérifie l’existence de l’autorité parentale des accompagnateurs à l’égard du mineur, notamment au cas où le mineur n’est accompagné que par un seul adulte et qu’il y a des raisons sérieuses de croire qu’il a été illicitement soustrait à la garde de la ou des personnes qui détiennent légalement l’autorité parentale à son égard. Dans ce dernier cas, le garde-frontière effectue une recherche plus approfondie afin de déceler d’éventuelles incohérences ou contradictions dans les informations données : dans ce cadre, l’inscription au fichier des personnes recherchées est particulièrement précieuse.
Dans le cas de mineurs qui voyagent non accompagnés, les garde-frontières s’assurent, par une « vérification approfondie des documents de voyage et des autres documents », que les mineurs ne quittent pas le territoire contre la volonté de la ou des personnes investies de l’autorité parentale à leur égard.
Proposition : Rétablir l’autorisation de sortie du territoire individuelle pour les mineurs.
b. L’interdiction administrative de sortie du territoire
L’article premier de la loi n° 2014-1353 du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme a introduit dans notre droit une nouvelle mesure administrative d’interdiction de sortie du territoire.
Ces dispositions, qui figurent à l’article L. 224-1 du code de la sécurité intérieure, permettent à l’autorité administrative de prononcer une interdiction de sortie du territoire à l’encontre d’un ressortissant français « lorsqu’il existe des raisons sérieuses de penser qu’il projette des déplacements à l’étranger :
– ayant pour objet la participation à des activités terroristes ;
– ou sur un théâtre d’opérations de groupements terroristes et dans des conditions susceptibles de le conduire à porter atteinte à la sécurité publique lors de son retour sur le territoire français. »
La décision d’interdiction de sortie du territoire est prononcée par le ministre de l’Intérieur sous forme d’une décision écrite et motivée, pour une durée de six mois au maximum. La durée totale de la mesure d’interdiction de sortie, renouvellements compris, ne peut dépasser deux ans. La personne concernée est entendue par le ministre ou son représentant au plus tard huit jours après la notification de la décision. La personne concernée peut être assistée d’un avocat, d’un conseil ou d’un mandataire lors de l’audition par le ministre de l’Intérieur ou son représentant.
Par ailleurs, l’interdiction de sortie du territoire est assortie du retrait du passeport et de la carte nationale d’identité (95) de la personne concernée en échange d’un récépissé valant justification de l’identité. Le législateur a ainsi souhaité pallier les risques que les titres de voyage ou d’identité ne fassent pas l’objet d’un contrôle systématique, mais simplement visuel, à la frontière et puissent simplement présenter une pièce d’identité invalidée : leur retrait pur et simple constitue ainsi une entrave supplémentaire au départ vers les zones de djihad.
Cette mesure de retrait de la carte nationale d’identité ou du passeport existait déjà en matière judiciaire puisque qu’en application du 7° de l’article 138 du code de procédure pénale, relatif au contrôle judiciaire, le juge d’instruction ou le juge des libertés et de la détention peuvent imposer à une personne de remettre soit au greffe, soit à un service de police ou à une brigade de gendarmerie, tous documents justificatifs de l’identité et notamment le passeport, en échange d’un récépissé valant justification de l’identité.
Pourtant, en matière judiciaire, ce dispositif trouve des limites pratiques. C’est ainsi que M. Marc Trévidic, entendu en sa qualité de vice-président chargé de l’instruction au sein du pôle anti-terroriste du tribunal de grande instance de Paris, a affirmé le 12 février 2015 devant la commission d’enquête :
« Rendez-vous compte : le passeport et la carte d’identité d’un individu sont gardés au greffe d’un juge d’instruction anti-terroriste, et nous apprenons ensuite qu’ayant fait une fausse déclaration de vol, il est parvenu à se refaire faire une pièce d’identité, grâce à laquelle il est parti en Syrie ! » (96)
La commission d’enquête n’a cependant pas été informée d’éventuels dysfonctionnements de cette nature s’agissant de l’interdiction administrative de sortie du territoire.
Selon les chiffres transmis par le Gouvernement, au 15 mai 2015, 65 interdictions de sortie du territoire ont été décidées. Entendu par la commission d’enquête le 19 mai 2015, M. Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur, a précisé qu’« à ce jour, 69 interdictions de sortie du territoire visant des ressortissants français soupçonnés de vouloir rejoindre des organisations actives au Moyen-Orient ont d’ores et déjà été prononcées, dont 62 sont notifiées ».
Surtout cette mesure a deux effets complémentaires favorisant la lutte contre le terrorisme :
– d’une part lorsque l’autorité administrative constate qu’une personne faisant l’objet d’une interdiction de sortie du territoire figure sur une liste extraite d’un des traitements automatisés de données de passagers, elle notifie à l’entreprise de transport concernée une décision d’interdiction de transport de cette personne. L’entreprise qui ignorerait cette notification serait passible d’une amende de 50 000 euros ;
– d’autre part, le dispositif d’interdiction de sortie du territoire est assorti d’une sanction en cas de violation de celle-ci. Dans ce cas, la seule violation de cette interdiction par la personne qui en fait l’objet, permet à son retour en France de pouvoir la placer en garde à vue et de la poursuivre judiciairement sur ce seul chef.
c. L’interdiction administrative du territoire
L’article 2 de la même loi du 13 novembre 2014 a instauré une autre mesure administrative qui figure aux articles L. 214-1 et suivants du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile : l’interdiction administrative du territoire.
Cette mesure peut être décidée à l’égard d’étrangers qui ne résident pas habituellement en France et ne s’y trouvent pas. Selon les chiffres transmis par le Gouvernement, 24 interdictions administratives du territoire ont été prononcées au 15 mai 2015.
Les ressortissants étrangers non européens peuvent en faire l’objet si leur présence en France constitue une menace grave pour l’ordre public, la sécurité intérieure ou les relations internationales de la France.
Conformément aux dispositions du chapitre VI d’une directive du 29 avril 2004 (97), cette mesure peut s’appliquer à l’encontre des ressortissants d’un État membre de l’Union européenne, d’un autre État partie à l’accord sur l’Espace économique européen ou de la Confédération suisse, ou des membres de leur famille lorsque leur présence en France constitue, en raison de leur comportement personnel, du point de vue de l’ordre ou de la sécurité publics, une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société.
Cette mesure, qui fait l’objet d’une décision écrite et motivée, notifiée à l’étranger concerné, permettra, pendant toute sa durée de validité, en premier lieu de lui refuser l’accès au territoire français, et en second lieu, de le reconduire d’office à la frontière s’il pénètre sur le sol français en dépit de l’interdiction, ainsi que, le cas échéant, de prononcer à son encontre une sanction pénale. L’étranger concerné peut en demander la levée et les motifs fondant de la mesure sont réexaminés tous les cinq ans afin de s’assurer de l’actualité de la menace.
Entendu par la commission d’enquête le 19 mai 2015, M. Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur, a ajouté que, s’agissant des étrangers, « 10 expulsions ont été exécutées en 2014 et l’instruction de 52 dossiers est en cours. […] entre 2007 et 2012, le nombre d’expulsions s’élevait en moyenne à 8 par an. »
B. LE TRAITEMENT PÉNAL DES PERSONNES DE RETOUR DES ZONES DE DJIHAD
1. Une judiciarisation prioritaire
La question de la judiciarisation des dossiers suivis en renseignement, c’est-à-dire du moment auquel les informations sont transmises par la DGSI au parquet, a été évoquée à plusieurs reprises devant la commission d’enquête. En pratique, c’est le service de renseignement qui décide si les éléments du dossier sont suffisants pour qu’il soit judiciarisé. Cette situation peut s’avérer problématique dans deux hypothèses :
– si la judiciarisation intervient trop tôt, les éléments du dossier risquent d’être insuffisants pour permettre un traitement judiciaire ;
– si à l’inverse elle intervient trop tard, tous les éléments recueillis par les services de renseignement seront inexploitables au plan judiciaire et l’enquête devra repartir de zéro : par exemple, une conversation téléphonique ayant fait l’objet d’une interception administrative ne se produira pas une seconde fois.
En effet, les éléments obtenus dans le cadre de la police administrative ne peuvent en aucun cas constituer des preuves, puisque la mission de rassembler celles-ci est réservée à la police judiciaire, en application de l'article 14 du code de procédure pénale, de façon à permettre l’application des règles de procédure pénale, en particulier du principe du contradictoire. Ils représentent donc plutôt des « éléments d’ambiance » pour les magistrats, qui n’y ont de toute façon accès que partiellement compte tenu de leur classification. Dans les faits, un procès-verbal, en général sous forme d’une synthèse d’informations, ne présentant pas les sources du renseignement, est communiqué à l’autorité judiciaire, qui décidera ensuite s’il y a lieu d’ouvrir une procédure.
S’agissant des personnes de retour de la zone irako-syrienne, la judiciarisation est prioritaire.
Au retour, si les services de renseignement disposent de suffisamment d’éléments pour démontrer qu’un individu a rejoint le territoire syrien et intégré un groupe terroriste, il est alors placé en garde à vue dès son arrivée en France et fait l’objet immédiatement d’une procédure judiciaire.
Si les services ne disposent pas de suffisamment d’éléments, ils procèdent à un entretien administratif précédé ou suivi d’une surveillance.
Ainsi que l’a indiqué Mme Christiane Taubira, ministre de la Justice, garde des Sceaux, lors de son audition du 19 mai 2015, 122 procédures sont en cours au pôle antiterroriste, dont 69 informations judiciaires et 53 enquêtes préliminaires. 170 personnes sont mises en examen, dont 105 ont été placées en détention provisoire et 65 sous contrôle judiciaire.
Les premières affaires relatives aux filières djihadistes vers la zone irako-syrienne ont été jugées en 2014. À ce jour, le tribunal correctionnel de Paris a prononcé quatre jugements de condamnations à l’encontre de 11 personnes :
– le 7 mars 2014, trois candidats au djihad armé en Syrie ont été condamnés à des peines de quatre ans d’emprisonnement dont deux ans avec sursis et mise à l’épreuve, quatre ans d’emprisonnement dont une an avec sursis et mise à l’épreuve et cinq ans d’emprisonnement dont un an avec sursis et mise à l’épreuve ;
– le 13 novembre 2014, un ressortissant français ayant combattu en Syrie a été condamné à une peine de sept ans d’emprisonnement et son complice, candidat au djihad en Syrie, à la peine de quatre ans d’emprisonnement dont 18 mois avec sursis et mise à l’épreuve ;
– le 10 mars 2015, un homme qui a apporté son aide à une mineure de 14 ans ayant sans succès tenté de gagner la Syrie pour y épouser un combattant djihadiste a été condamné à une peine de trois ans d’emprisonnement dont un an avec sursis ;
– le 16 avril 2015, cinq ressortissants tchétchènes impliqués dans une filière d’acheminement de combattants djihadistes vers la Syrie implantée en région lyonnaise, ainsi que dans son financement, ont été condamnés à des peines allant de deux à six ans d’emprisonnement.
Les procédures judiciaires concernant les personnes de retour d’une zone de combat se fondent sur la qualification juridique d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste (AMT) (98), qui nécessite l’existence d’un groupement ou d’une entente constitués par des faits matériels en vue de la préparation d’actes terroristes. Elles nécessitent donc d’apporter la preuve que les personnes s’étant rendues en Syrie et en Irak l’ont fait pour rejoindre un groupe terroriste, principalement Jabhat al-Nosra ou Daech, ce qui peut être complexe, du fait de la situation en Syrie, où combattent plusieurs groupes, dont l’armée syrienne libre (ASL) qui n’a pas de caractère terroriste. Les djihadistes cherchent par ailleurs souvent à dissimuler les raisons de leur voyage derrière des motifs humanitaires ou religieux (l’émigration en terre d’islam, la hijra).
Néanmoins, le recueil des preuves ne pose pas pour le moment de difficulté majeure, les djihadistes se mettant fréquemment en scène sur les réseaux sociaux, tandis que d’autres sont reconnus par des personnes arrêtées à leur retour. Dans l’hypothèse d’une évolution de leur comportement vers la clandestinité, une plus grande complexité dans la conduite des enquêtes serait à redouter pour l’avenir.
Par ailleurs, des difficultés spécifiques se posent s’agissant des femmes ayant quitté la France pour une zone de djihad. En effet, celles-ci ne semblent pas avoir de rôle actif dans les combats mais plutôt être accompagnatrices d’un mari combattant ou future épouse d’un djihadiste rencontré sur les réseaux sociaux. Elles semblent le plus souvent cantonnées près de la frontière turco-syrienne où elles vivent en communauté avec leurs enfants et assurent un soutien d’ordre familial. Cette situation explique le nombre peu élevé de dossiers judiciaires concernant des femmes : les 14 femmes actuellement mises en examen l’ont été en raison de preuves concernant une aide logistique ou financière à une filière de combattants djihadistes.
Les dossiers concernant les mineurs sont également complexes, ceux-ci pouvant faire l’objet d’une réponse pénale ou de mesures d’assistance éducative. Actuellement, 11 mineurs sont mis en examen. Il s’agit le plus souvent d’adolescents immatures, en rupture scolaire et familiale, inconscients de la situation dans la zone, qui ont fréquemment été victimes d’endoctrinement par le biais d’internet et des réseaux sociaux. À cet égard, un mineur parti dans une zone de djihad à la suite de contacts avec des filières d’acheminement peut être appréhendé sous l’angle de la participation à une AMT mais aussi être considéré comme une victime dans le cadre d’une procédure pour soustraction de mineurs.
2. Une tendance à la délictualisation de crimes commis à l’étranger
L’article 113-3 du code pénal, créé par la loi n° 2012-1432 du 21 décembre 2012 relative à la sécurité et à la lutte contre le terrorisme, prévoit que la loi pénale française s’applique aux crimes et délits qualifiés d’actes de terrorisme commis à l’étranger par un Français ou une personne résidant habituellement en France. Auparavant, les délits terroristes commis à l’étranger ne pouvaient être poursuivis en France que dans des conditions très strictes (réciprocité des incriminations, poursuites exercées à la requête du ministère public, plainte de la victime ou de ses ayants droit ou dénonciation officielle par les autorités du pays et respect de la règle non bis in idem).
Les différentes infractions terroristes définies par le code pénal (99) peuvent être des crimes ou des délits.
Constituent des crimes :
– les crimes de droit commun considérés comme des infractions terroristes en raison du but poursuivi, pour lesquels les peines encourues sont aggravées, ainsi que les délits punis de dix ans d’emprisonnement, qui deviennent des crimes punis de quinze ans d’emprisonnement ;
– le terrorisme écologique ;
– la direction d’une AMT ;
– l’AMT lorsqu’elle a pour objet la préparation de crimes d’atteintes aux personnes, de destructions par substances explosives ou incendiaires ou de terrorisme écologique susceptibles d’entraîner la mort de personnes.
Les autres infractions terroristes constituent des délits. Les délits terroristes en raison du but poursuivi sont punis de peines aggravées par rapport aux infractions de droit commun correspondantes.
S’agissant spécifiquement de l’AMT, la qualification criminelle est en fait très peu utilisée dans les dossiers concernant des djihadistes. Actuellement, sur les 69 informations judiciaires relatives aux filières irako-syriennes, 10 sont suivies sous des qualifications criminelles.
Cette situation s’explique par des difficultés relatives à l’administration de la preuve s’agissant des djihadistes qui ont participé à des exactions et se sont mis en scène sur internet ou sur les réseaux sociaux : en l’absence de cadavre ou de témoin, des déclarations auto-incriminantes ne sont en effet pas suffisantes et l’incrimination d’AMT délictuelle (passible de dix ans d’emprisonnement) est, dans les faits, privilégiée par rapport à celle d’AMT criminelle (passible de vingt ans).
Il est néanmoins très complexe de lutter contre ce phénomène d’écrasement des peines en matière d’AMT délictuelle. En effet, une réévaluation de l’échelle des peines supposerait un vaste travail de réaménagement de la procédure pénale, la nature et le quantum des peines déterminant, dans notre système pénal, la qualification de l’infraction, dont découle l’application de certaines dispositions de procédures (compétence du tribunal correctionnel ou de la cour d’assises notamment). Pour votre rapporteur, il conviendrait donc d’inclure cette question dans la réflexion globale sur la rénovation de l’échelle des peines menée actuellement par la commission créée par le ministère de la Justice le 31 mars 2014 et présidée par M. Bruno Cotte, président honoraire de la chambre criminelle de la cour de cassation et ancien président de Chambre de jugement à la Cour pénale internationale.
IV. LA PRISE EN CHARGE JUDICIAIRE
Au-delà de la prise en charge des personnes de retour de zone de djihad, le dispositif pénal français vise à réprimer l’ensemble des actes terroristes.
A. UN DISPOSITIF PÉNAL DE LUTTE CONTRE LE TERRORISME TRÈS PERFORMANT MAIS PERFECTIBLE
a. Des infractions terroristes récemment complétées
Au sein de ces infractions terroristes, définies par les articles 421-1 à 421-6 du code pénal, deux catégories peuvent être distinguées.
La première, issue de la loi n°86-1020 du 9 septembre 1986 relative à la lutte contre le terrorisme et aux atteintes à la sûreté de l’État, concerne les infractions de droit commun qualifiées de terroristes en raison de leur but, « lorsqu’elles sont intentionnellement en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur » (article 421-1) :
– atteintes volontaires à la vie, à l’intégrité de la personne, enlèvement et séquestration, détournement de moyens de transport ;
– vols, extorsions, destructions, dégradations et détériorations, ainsi que les infractions en matière informatique ;
– infractions en matière de groupes de combat et de mouvements dissous ;
– infractions en matière d’armes, de produits explosifs ou de matières nucléaires ;
– recel du produit de l’une de ces infractions ;
– infractions de blanchiment ;
– délits d’initiés.
La seconde catégorie regroupe les infractions terroristes autonomes et inclut différentes incriminations :
– le terrorisme écologique (article 421-2) (100) ;
– l’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste (article 421-2-1) ;
– le financement du terrorisme (article 421-2-2) ;
– l’impossibilité pour une personne habituellement en relation avec des terroristes de justifier de ses ressources (article 421-2-3) ;
– les actes de recrutement, même non suivis d’effet, en vue de participer à une AMT ou de commettre des faits de nature terroriste (article 421-2-4) ;
– la provocation ou l’apologie des actes de terrorisme (article 421-2-5, créé par la loi n°2014-1353 du 13 novembre 2014) ;
– l’entreprise terroriste individuelle (article 421-2-6, créé par la loi du 13 novembre 2014).
De l’avis général, l’infraction d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste, définie par l’article 421-2-1, créé par la loi n°96-647 du 22 juillet 1996, comme « le fait de participer à un groupement formé ou à une entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d’un des actes de terrorisme », représente le pivot de la législation française en matière de lutte contre le terrorisme, en ce qu’elle permet une action judiciaire préventive au stade de la préparation d’actes terroristes.
Néanmoins, la législation est apparue insuffisante pour prendre en compte la situation de terroristes agissant seuls, sans pour autant commettre des infractions dites « obstacles », telles que l’acquisition illégale d’armes ou d’explosifs, pouvant permettre de les appréhender avant qu’ils ne passent à l’acte. L’évolution récente de la menace terroriste a donc conduit le législateur à créer, dans le cadre de la loi n° 2014-1353 du 13 novembre 2014, un délit d’entreprise terroriste individuelle. Le nouvel article 421-2-6 du code pénal prévoit que constitue un acte de terrorisme le fait de préparer en relation avec une entreprise individuelle et dans un but terroriste la commission de certaines infractions terroristes (atteintes aux personnes, atteintes aux biens les plus graves et actes graves de terrorisme écologique). Il définit les éléments matériels de l’infraction : le fait « de détenir, de rechercher, de se procurer ou de fabriquer des objets ou des substances de nature à créer un danger pour autrui » et un second élément matériel (repérages, entraînement au maniement des armes ou explosifs, consultation habituelle de site internet provoquant au terrorisme, séjour à l’étranger sur un théâtre d’opérations de groupements terroristes).
Selon les informations transmises par le ministère de la Justice, cette incrimination a été utilisée pour la première fois à la suite de l’interpellation à Paris, le 21 avril 2015, d’un homme en possession d’armes à feu, susceptible de préparer un projet d’attentat. Cependant, les faits ont ensuite été requalifiés en AMT ayant pour objet la préparation d’un ou plusieurs crimes d’atteintes aux personnes. Plusieurs personnes entendues par la commission d’enquête ont cependant souligné l’utilité de la nouvelle incrimination d’entreprise individuelle terroriste, permettant de couvrir un champ plus large d’actes terroristes.
La transformation des délits de provocation au terrorisme et d’apologie des faits de terrorisme en délits terroristes, qui résulte également de la loi du 13 novembre 2014, vise à améliorer la répression de la propagande terroriste. Ces délits étaient en effet auparavant des délits de presse, réprimés dans le cadre de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Leur incrimination par le nouvel article 421-2-5 du code pénal permet désormais de leur appliquer le régime dérogatoire prévu en matière de terrorisme par le code de procédure pénale, à l’exception de la garde à vue prolongée à six jours, du recours aux perquisitions de nuit et de l'allongement des délais de prescription de l'action publique et des peines à vingt ans.
Une augmentation significative de ces délits a été observée à la suite des attentats du mois de janvier. Selon les informations communiquées par le ministère de la Justice, entre le 1er janvier et le 13 février 2015, 185 procédures judiciaires ont été diligentées à l’encontre de 201 personnes sous les qualifications d’apologie et de provocation au terrorisme. 49 affaires concernant 50 personnes ont été traitées selon la procédure de comparution immédiate et 23 mandats de dépôt ont été prononcés.
Conformément à la circulaire de la garde des Sceaux du 5 décembre 2014 (101), la section antiterroriste du parquet de Paris ne se saisit que des faits « s’inscrivant non dans une glorification isolée et ponctuelle du terrorisme, mais dans une démarche organisée et structurée de propagande ». Les procédures citées ont principalement été traitées par les tribunaux de Paris (66 affaires), Lyon (33), Bobigny (25), Nice (19), Marseille (17), Lille (14), Nanterre (14), Dijon (12) et Toulon (10).
b. Des règles dérogatoires en matière de procédure pénale
Les infractions terroristes définies par les articles 421-1 à 421-6 du code pénal font l’objet de règles spécifiques de procédure pénale.
Ces règles particulières concernent tout d’abord les juridictions compétentes : il s’agit principalement de la compétence concurrente de la juridiction parisienne.
La compétence de la juridiction parisienne en matière de terrorisme
L'article 706-17 du code de procédure pénale prévoit que pour la poursuite, l’instruction et le jugement des actes de terrorisme entrant dans le champ d’application de l’article 706-16, le procureur de la République, le juge d’instruction, le tribunal correctionnel et la cour d’assises de Paris exercent une compétence concurrente à celle de droit commun.
L’article 706-22-1 du code de procédure pénale fonde la compétence exclusive du juge de l'application des peines du tribunal de grande instance de Paris, du tribunal de l'application des peines de Paris et de la chambre de l'application des peines de la cour d'appel de Paris s’agissant des personnes condamnées pour une infraction terroriste.
Introduite en 1986, la centralisation à Paris des affaires complexes et la spécialisation des magistrats vise à offrir un traitement judiciaire systématique des activités terroristes, un recoupement et une exploitation des informations favorisant l’anticipation et la neutralisation en amont de la menace sur le territoire national et à l’étranger, ainsi que la définition d'une stratégie de politique pénale.
En pratique, lorsque le procureur de la République localement compétent constate que les investigations dont il a la direction sont susceptibles de concerner des infractions terroristes, il en informe sans délai le procureur de la République de Paris. L’initiative du dessaisissement appartient au seul procureur de la République localement compétent. Après les observations des parties, le juge d'instruction rend l’ordonnance par laquelle il se dessaisit dans un délai de huit jours à un mois. Celle-ci ne prend effet que cinq jours après, sans conséquence sur les titres de détentions et les mandats décernés. Le ministère public, la partie civile et la défense disposent de cinq jours pour former un recours devant la chambre criminelle de la Cour de cassation, qui dispose de huit jours pour statuer.
Par ailleurs, l’article 706-25 du code de procédure pénale prévoit que la cour d’assises statuant en matière terroriste est composée exclusivement de magistrats professionnels.
Des règles particulières s’appliquent, ensuite, en matière de prescription. L’article 706-25-1 prévoit qu’en matière terroriste (à l’exception des délits d’apologie et de provocation), l’action publique des crimes et des délits se prescrit, respectivement, par trente et vingt ans, au lieu de dix et trois ans en droit commun. Les peines prononcées se prescrivent, respectivement, par trente et vingt ans, au lieu de vingt et cinq ans en droit commun.
Des règles dérogatoires sont enfin prévues s’agissant de l’enquête. Ces règles s’appliquent en général aux infractions relevant de la criminalité et de la délinquance organisées énumérées par l’article 706-73, qui incluent les infractions terroristes (à l’exception de règles spécifiques concernant la durée de la garde à vue).
Les enquêtes sous pseudonyme sur internet, dites « cyberpatrouilles », sont autorisées en matière d’infractions terroristes. Cette autorisation a été étendue à l’ensemble de la criminalité et de la délinquance organisées par la loi du 13 novembre 2014 (nouvel article 706-87-1).
Les enquêteurs en matière de lutte antiterroriste peuvent étendre à l’ensemble du territoire national la surveillance des personnes soupçonnées d’actes de terrorisme (article 706-80).
Ils peuvent avoir recours à l’infiltration, technique spéciale d’enquête qui consiste pour un enquêteur à « surveiller des personnes suspectées de commettre un crime ou un délit en se faisant passer, auprès de ces personnes, comme un de leurs coauteurs, complices ou receleurs » (articles 706-81 à 706-87).
La durée de la garde à vue peut être prolongée jusqu’à six jours, contre deux jours en droit commun et quatre jours en matière de criminalité organisée, et de l’intervention de l’avocat différée jusqu’à la soixante-douzième heure (articles 706-88 et 706-88-1).
Les perquisitions de nuit sont autorisées (articles 706-89 à 706-94).
Il peut être procédé à des écoutes téléphoniques dans le cadre d’une enquête préliminaire ou de flagrance, sur autorisation du juge des libertés et de la détention, alors que pour les crimes et délits de droit commun le recours aux écoutes n’est possible que dans le cadre d’une instruction (article 706-95).
Le recours aux sonorisations et aux fixations d’images de certains lieux ou véhicules est autorisé (articles 706-96 à 706-102).
Est également autorisée la captation de données informatiques, consistant à « mettre en place un dispositif technique ayant pour objet, sans le consentement des intéressés, d’accéder, en tous lieux, à des données informatiques, de les enregistrer, les conserver et les transmettre, telles qu’elles s’affichent sur un écran pour l’utilisateur d’un système de traitement automatisé de données ou telles qu’il les y introduit par saisie de caractères » (articles 706-102-1 à 706-102-9) (102).
2. La centralisation du traitement judiciaire atteint-elle ses limites ?
Face au développement du contentieux terroriste lié aux filières djihadistes, qualifié par plusieurs personnes entendues par la commission d’enquête de « contentieux de masse », le renforcement des effectifs de magistrats spécialisés, qu’il s’agisse du parquet, de l’instruction et de l’application des peines, paraît urgent.
La section antiterroriste du parquet de Paris ne compte actuellement que 9 magistrats, un huitième poste ayant été créé en janvier 2015 puis un neuvième en mars 2015. Cet effectif reste très insuffisant face au nombre de dossiers à traiter : 157 enquêtes au 18 mai 2015, dont 94 concernant l’islamisme radical, parmi lesquelles 53 se rapportent aux filières irako-syriennes. Lors des attentats de janvier, un dispositif de crise faisant appel à d’autres magistrats du parquet de Paris a été activé. Cependant, sur le long terme, il est nécessaire de disposer de magistrats spécialisés dans le contentieux terroriste en nombre suffisant afin d’assurer la direction d’enquêtes particulièrement complexes.
Le pôle de l’instruction se compose de 8 juges antiterroristes, ce qui est également très insuffisant. Un neuvième cabinet d’instruction devrait être créé au mois de septembre 2015, ainsi que l’a indiqué Mme Christiane Taubira lors de son audition du 19 mai 2015. Au 18 mai 2015, 218 informations judiciaires étaient ouvertes, dont 112 concernaient le contentieux de l’islam radical (contre 50 en 2012 et 68 en 2013). Parmi ces 112 procédures, 69 étaient relatives aux filières irako-syriennes.
En raison de sa compétence exclusive en matière de terrorisme, le juge de l’application des peines de Paris suit un très grand nombre de dossiers : celui-ci passé de 111 en 2006 à 190 fins 2014 et a augmenté de 8,5 % entre 2013 et 2014. Or ses moyens sont insuffisants face à la masse de dossiers que ce juge doit suivre doit suivre, puisqu’il est seul avec un greffier.
Au-delà de ces enjeux, se pose la question d’une adaptation de la compétence centralisée de la juridiction parisienne à la double évolution que constituent l’accroissement du contentieux et sa dissémination sur l’ensemble du territoire.
À cet égard, votre rapporteur est favorable à ce que le principe de la compétence concurrente retenu par le législateur puisse être mieux appliqué en pratique. En effet, il apparaît que, lorsque le parquet de Paris, informé par le procureur de la République territorialement compétent, estime, après une évaluation des faits, qu’un dossier ne doit pas relever de sa compétence, le parquet local ne qualifie pas les faits de terroristes et retient une autre incrimination, ce qui a ensuite des conséquences tant sur l’enquête que sur les peines encourues.
Il est donc favorable à ce que certaines infractions terroristes de faible gravité puissent être traitées localement en s’appuyant sur certaines juridictions interrégionales spécialisées (JIRS), qui disposent d’une compétence concurrente en matière de criminalité et de délinquance organisées (ce qui inclut les infractions terroristes) pour les faits commis dans le ressort du TGI de leur siège, en application de l’article 706-75 du code de procédure pénale. Il pourrait s’agir par exemple des JIRS de Lyon et Marseille, outre celle de Paris. Cette évolution ne remettrait nullement en cause le principe de la centralisation puisqu’elle concernerait des affaires qui actuellement n’ont pas vocation à être traitées par la juridiction parisienne. De plus, la poursuite, l’instruction et le jugement de ces affaires s’opérerait avec l’accord du parquet de Paris et sous son contrôle afin de permettre tous les échanges d’informations nécessaires au suivi de dossiers dont les ramifications et les connexions peuvent être importantes.
Par ailleurs, s’agissant de l’application des peines, il serait opportun de prévoir une exception à la compétence exclusive de la juridiction parisienne s’agissant pour les dossiers concernant des personnes condamnées pour apologie et provocation au terrorisme. En effet, leur traitement centralisé se justifie moins que pour les autres délits terroristes, les personnes condamnées ayant un profil différent, les tribunaux correctionnels locaux étant compétents et les peines comme les suivis étant de courte durée.
Proposition : Adapter la compétence centralisée de la juridiction parisienne au changement d’échelle du contentieux terroriste :
– avec l’accord et sous le contrôle du parquet de Paris, envisager la poursuite, l’instruction et le jugement d’infractions terroristes de faible gravité au niveau local, en s’appuyant sur la compétence de certaines juridictions interrégionales spécialisées (JIRS), par exemple celles de Lyon et Marseille, outre celle de Paris ;
– prévoir dans la loi une exception à la compétence exclusive de la juridiction parisienne de l’application des peines s’agissant des dossiers concernant des personnes condamnées pour apologie et provocation au terrorisme.
B. LES MOYENS DE L’ENQUÊTE PÉNALE
1. Plusieurs services de police judicaire et une gestion des dossiers conditionnée par leur disponibilité
En matière de lutte antiterroriste, il existe une pluralité de services de police judiciaires compétents. Ainsi, la DGSI dispose de son propre service judiciaire, pérennisant ainsi le modèle qui prévalait au sein de la DST au moment de la création de la DCRI.
Le choix de saisir un service d’enquête est une prérogative du parquet ou du juge d’instruction, décidé selon chaque dossier.
Néanmoins, s’agissant des filières irako-syriennes, la DGSI est en principe saisie de l’ensemble des procédures. La DGSI suit actuellement 162 enquêtes judiciaires, alors qu’elle n’en suivait que 40 au 1er janvier 2012. 110 de ces enquêtes concernent les filières irako-syriennes. Ces enquêtes concernent 547 individus, dont 250 sont actuellement présents sur les théâtres d’opérations.
Selon les cas, elle peut être co-saisie avec la sous-direction antiterroriste (SDAT) de la police judiciaire et/ou la section antiterroriste de la brigade criminelle de la préfecture de police de Paris.
Au-delà des questions d’organisation se pose un problème inquiétant d’effectifs des services enquêteurs. Selon les informations recueillies par la commission d’enquête au cours de ses auditions, les services judiciaires spécialisés comptent actuellement environ 300 enquêteurs, ce qui paraît largement insuffisant compte tenu du nombre actuel de procédures à traiter. Elle appelle donc de ses vœux une augmentation massive, de l’ordre d’un doublement, des effectifs de policiers enquêteurs formés à la lutte antiterroriste, afin de d’améliorer la prise en charge judiciaire des dossiers.
2. Des outils d’enquête à consolider
a. Créer un régime de saisie des données informatiques indépendant du régime de la perquisition
La saisie des données informatiques est actuellement régie par l’article 57-1 du code de procédure pénale. Ce régime est distinct de celui des interceptions de correspondances émises par la voie des télécommunications, défini par les articles 100 à 100-7 du code de procédure pénale, qui s’applique aux interceptions téléphoniques et de correspondances électroniques, et ne concerne pas les données stockées dans les comptes de messagerie.
La loi du 13 novembre 2014 a modifié l’article 57-1 afin de créer un régime de perquisition à distance. Le deuxième alinéa de cet article dispose ainsi que : « [les officiers de police judiciaire ou, sous leur responsabilité, les agents de police judiciaire] peuvent également, dans les conditions de perquisition prévues au présent code, accéder par un système informatique implanté dans les locaux d'un service ou d'une unité de police ou de gendarmerie à des données intéressant l'enquête en cours et stockées dans un autre système informatique, si ces données sont accessibles à partir du système initial », alors que cet accès ne pouvait auparavant intervenir que sur les lieux de la perquisition.
Cependant, l’application des conditions de la perquisition, qui implique notamment l’accord de la personne concernée, ainsi que sa présence, celle d’un représentant ou de deux témoins, ne paraît pas adaptée aux conditions des enquêtes, qui nécessitent de pouvoir accéder aux données informatiques à l’insu des personnes suspectées.
Afin d’accéder à des données hébergées sur un serveur situé à l’étranger, il est également possible de recourir à une demande d’entraide pénale internationale adressée au magistrat territorialement compétent. Dans ce cadre, un gel des données du compte est sollicité pendant une période de 90 jours renouvelable une fois. Les délais d’une telle procédure sont cependant très longs. Sans méconnaître les règles de compétence territoriale et d'entraide judiciaire internationale, des demandes directes peuvent préalablement être adressées par les officiers de police judiciaire (OPJ) aux opérateurs étrangers, ainsi que l’a jugé la chambre criminelle de la Cour de cassation (103), mais ces derniers restent alors libres de ne pas y répondre.
En raison de ces différentes difficultés, il serait donc souhaitable de créer un dispositif spécifique de saisie des données informatiques, permettant notamment l’accès à un compte de données personnelles à l’insu de son titulaire, indépendant du régime de la perquisition, ainsi que l’a proposé le groupe de travail interministériel sur la lutte contre la cybercriminalité présidé par M. Marc Robert (104).
Proposition : Créer un régime de saisie des données informatiques à l’insu de leurs propriétaires et donc indépendant du régime de la perquisition.
b. Veiller à l’application effective de la captation de données informatiques
Les articles 706-102-1 à 706-102-9 du code de procédure pénale, introduits par la loi n° 2011-267 d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure du 13 novembre 2014 (dite « LOPPSI 2 »), autorisent la captation de données informatiques dans le cadre des enquêtes relatives à la délinquance et à la criminalité organisées. Cette mesure est ordonnée par un juge d’instruction après avis du procureur de la République pour une durée de quatre mois renouvelable.
La captation de données peut concerner la saisie de caractères, les données s’affichant à l’écran, ainsi que, depuis la loi du 13 novembre 2014, les données reçues et émises par des périphériques audiovisuels. Cette technique peut ainsi permettre de prendre connaissance en temps réel de messages échangés sur internet avant leur cryptage et constitue donc, pour les services enquêteurs et les juges d’instruction, la seule possibilité d’avoir connaissance de certaines communications par messageries instantanées utilisant le chiffrement (Skype ou WhatsApp par exemple).
Ce dispositif consiste à introduire un « logiciel espion » sur un ordinateur permettant de capter les données utilisées ou saisies, indépendamment de leur émission par un réseau de télécommunications. Il ne permet pas en revanche d’accéder aux données enregistrées sur le disque dur.
Malgré tout l’intérêt qu’elle présente, cette procédure n’a cependant encore jamais pu être mise en œuvre.
Les logiciels permettant la captation des données doivent faire l’objet autorisation préalable du Premier ministre prise sur le fondement de l’article R. 226-3 du code pénal, après avis d’une commission interministérielle présidée par le directeur général de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI).
Selon les informations communiquées par le ministère de l’Intérieur, plusieurs autorisations ont maintenant été délivrées. Par ailleurs, les mesures d’application réglementaire, qui n’ont pas encore été prises, devraient l’être prochainement.
c. Permettre le recrutement d’assistants spécialisés auprès des juges d’instruction du pôle antiterroriste
La dimension de plus en plus technique et spécialisée des enquêtes en matière de terrorisme rend nécessaire de compléter les moyens à la disposition des juges d’instruction.
Lorsqu’une question d’ordre technique se pose, les juges d’instruction peuvent, en application de l’article 156 du code de procédure pénale, ordonner une expertise. Cependant, cette procédure ne paraît plus adaptée à la complexité de l’exploitation de matériels informatiques, qui dans les faits dure extrêmement longtemps et dont les résultats présentent des lacunes par rapport aux priorités des enquêtes, les experts ne connaissant pas l’affaire.
C’est pourquoi la commission d’enquête souhaite ouvrir la possibilité de recruter des assistants spécialisés dans le domaine informatique auprès des juges d’instruction du pôle antiterroriste, à l’instar de la possibilité existant en matière d’infractions économiques et financières, prévue par l’article 706 du code de procédure pénale.
Cet article autorise des fonctionnaires de catégorie A ou B ainsi que de personnes titulaires d'un diplôme sanctionnant une formation économique, financière, juridique ou sociale d'une durée au moins égale à quatre années d'études supérieure après le baccalauréat, qui remplissent les conditions d'accès à la fonction publique et justifient d'une expérience professionnelle minimale de quatre années, à exercer les fonctions d'assistant spécialisé auprès d’un pôle de l’instruction, d’une juridiction interrégionale spécialisée, du procureur de la République financier et du TGI de Paris, dans le cadre de la compétence concurrente en matière d’infractions économiques et financières.
Ces personnes assistent les magistrats au cours de la procédure en accomplissant les tâches qui leur sont confiées, par exemple dans le cadre d’actes d’information, de l’assistance aux officiers de police judiciaire agissant sur délégation des magistrats, ou par la remise de documents de synthèse ou d’analyse pouvant être versés au dossier de procédure. Ils peuvent recevoir des délégations de signature en matière de réquisitions.
Dans le domaine antiterroriste, ce statut d’assistant spécialisé pourrait concerner des ingénieurs, des enquêteurs spécialisés en informatique ainsi que des analystes criminels, notamment des fonctionnaires détachés, le ministère de la défense et le ministère de l’intérieur disposant d’agents ayant ces profils.
Proposition : Autoriser le recrutement d’assistants spécialisés auprès des juges d’instruction du pôle antiterroriste.
3. Remédier aux failles du suivi des contrôles judiciaires
Les personnes mises en examen et placées sous contrôle judiciaire dans le cadre d’une information judiciaire ouverte sous une qualification terroriste peuvent être astreintes aux obligations générales relatives au contrôle judiciaire prévues par l’article 138 du code de procédure pénale. Selon les informations transmises par le ministère de la Justice, les décisions de contrôle judiciaire sont alors notifiées au service enquêteur et aux services de police ou de gendarmerie locaux chargés de la vérification de l’obligation de pointage, qui doivent informer sans délai les magistrats (juges d’instruction ou juges de la liberté et de la détention) en cas de manquement constaté.
Lors de son audition, M. Marc Trévidic a néanmoins fait état de lacunes inquiétantes dans le suivi des personnes placées sous contrôle judiciaire.
Il s’agit tout d’abord de contrôles défaillants des obligations de pointage auxquelles peuvent être astreints les personnes placées sous contrôle judiciaire : « [u]n cas d’école : le juge interdit le départ du territoire français et ordonne un pointage au commissariat toutes les semaines ou deux fois par semaine, puis il apprend que le mis en examen est en Syrie ; obtenant, avec difficulté, qu’on lui dise pourquoi il n’a pas été mis au courant de ce que cette personne ne pointait plus, il s’entendra finalement répondre qu’effectivement c’était le cas depuis deux mois, et que l’on comptait justement lui en faire rapport… ».
Interrogé sur ce point par votre rapporteur, le ministère de l’Intérieur a indiqué que, face à l’augmentation du nombre de personnes concernées, une instruction particulière des directions générales de la police et de la gendarmerie nationales (DGPN et DGGN) était en cours d’élaboration.
Une deuxième faille réside dans le fait qu’il arrive que des personnes placées sous contrôle judiciaire parviennent à se faire délivrer des papiers d’identité sur la base d’une déclaration de perte alors que les originaux leur ont été confisqués et sont détenus au greffe du pôle antiterroriste. Il conviendrait à cet égard de garantir que cette mesure fasse bien l’objet d’une inscription au fichier des personnes recherchées (FPR) qui doit être consulté avant la délivrance d’un passeport. Actuellement, l’article 230-19 du code de procédure pénale ne prévoit pas cette inscription, contrairement à d’autres mesures de contrôle judiciaire.
Proposition : Inscrire au fichier des personnes recherchées (FPR) les mesures de confiscation des titres d’identité ou de voyage prises dans le cadre d’un contrôle judiciaire.
C. L’EXÉCUTION ET L’AMÉNAGEMENT DES PEINES
1. Renforcer le contrôle des déplacements à l’étranger des personnes condamnées à un sursis avec mise à l’épreuve
L’attention de la commission d’enquête a également été appelée sur les risques résultant de la modification des obligations générales du sursis avec mise à l’épreuve. L’article 9 de la loi n° 2014-896 du 15 août 2014 relative à l'individualisation des peines et renforçant l'efficacité des sanctions pénales a en effet modifié celles-ci, en substituant à l’obligation pour tous les condamnés à un sursis avec mise à l’épreuve (SME) d’obtenir l’autorisation préalable du juge de l’application des peines (JAP) pour se rendre à l’étranger une obligation d’informer préalablement le JAP de tout projet de déplacement à l’étranger et la possibilité pour la juridiction de jugement ou le JAP de prévoir, au cas par cas, une obligation spéciale d’obtenir une autorisation préalable.
Ainsi que l’indiquait notre collègue Dominique Raimbourg dans son rapport sur le projet de loi, cette mesure visait à permettre « de mieux individualiser la peine de SME, en supprimant une contrainte excessivement lourde pour la majorité des condamnés et inutilement consommatrice de temps pour les JAP, tout en permettant, pour les condamnés qui le justifient, de subordonner leurs déplacements à l’étranger à une autorisation préalable du JAP » (105).
Néanmoins, compte tenu du risque réel de radicalisation de personnes condamnées pour des faits de droit commun, qui pourraient avoir des projets de départ vers la zone irako-syrienne, votre rapporteur considère comme nécessaire le rétablissement d’une autorisation systématique des déplacements à l’étranger par le JAP, afin d’éviter les contournements et de permettre un meilleur contrôle.
Proposition : Rétablir l’autorisation systématique par le juge de l’application des peines des déplacements à l’étranger des personnes condamnées à un sursis avec mise à l’épreuve.
2. Étendre le champ d’application de la surveillance judiciaire
Il n’existe à l’heure actuelle aucune mesure de sûreté spécifique pour les personnes condamnées pour des infractions terroristes, les mesures prévues par le code de procédure pénale ayant été conçues principalement dans l’objectif de lutter contre la récidive des délinquants présentant des pathologies psychiatriques et pour les personnes condamnées pour des infractions sexuelles.
Néanmoins, la surveillance judiciaire, prévue par les articles 723-29 à 723-39 du code de procédure pénale, est susceptible de s’appliquer à des personnes condamnées pour des infractions terroristes à la condition qu’elles répondent aux critères de dangerosité définis par la loi.
En matière terroriste, cette mesure peut s’appliquer aux personnes condamnées pour des crimes d’atteinte volontaire à la vie et à l’intégrité des personnes (assassinat, meurtres, empoisonnement, tortures et actes de barbarie), d’enlèvements et séquestration et pour des destructions, dégradations et détériorations volontaires dangereuses pour les personnes. Elle peut également concerner des personnes condamnées pour d’autres infractions terroristes à une peine d’au moins cinq ans d’emprisonnement si elles sont en état de récidive légale. Dans tous les cas, une expertise médicale doit conclure à la dangerosité du condamné.
Dans le cadre de la surveillance judiciaire, la juridiction de l’application des peines peut décider de soumettre la personne condamnée à certaines obligations (contrôles, obligation de résidence, placement sous surveillance électronique mobile…) pendant une durée qui ne peut excéder celle du crédit de réduction de peine et des réductions supplémentaires de peine dont elle a bénéficié.
Votre rapporteur est favorable à l’extension du champ d’application de cette mesure de sûreté à l’ensemble des infractions terroristes car celle-ci permettrait de renforcer le suivi des personnes condamnées pour terrorisme après leur détention.
Proposition : Étendre le champ d’application de la surveillance judiciaire à l’ensemble des infractions terroristes.
3. Introduire un critère de risque de trouble à l’ordre public pouvant fonder le rejet des demandes d’aménagement des peines
Le code de procédure pénale prévoit que les peines d’emprisonnement ferme peuvent être aménagées en cours d’exécution, sous le régime de la semi-liberté et du placement à l’extérieur (article 723-1) ou du placement sous surveillance électronique (article 723-7), lorsque la personne a été condamnée à une ou plusieurs peines privatives de liberté dont la durée totale n'excède pas deux ans, ou lorsqu’elle purge une ou plusieurs peines privatives de liberté dont le reliquat n'excède pas deux ans, ces durées étant réduites à un an si le condamné est en état de récidive légale.
Par ailleurs, l’article 729 du code de procédure pénale dispose que la libération conditionnelle peut être accordée, sous réserve des dispositions de l’article 132-23 du code pénal (106), dès la moitié de la peine.
La période de sûreté de plein droit prévue par l’article 132-23 du code pénal, au cours de laquelle le condamné ne peut bénéficier d’aucun aménagement de peine, s’applique en cas de condamnation pour terrorisme (107).
Cette période de sûreté concerne les personnes condamnées à une peine privative de liberté, non assortie du sursis, dont la durée est égale ou supérieure à dix ans. Sa durée est égale à la moitié de la peine ou à 18 ans en cas de réclusion criminelle à perpétuité, et peut être portée respectivement aux deux tiers de la peine ou à 22 ans sur décision spéciale de la cour d’assises ou du tribunal.
S’il cite les objectifs du régime d’exécution des peines (« préparer l'insertion ou la réinsertion de la personne condamnée afin de lui permettre d'agir en personne responsable, respectueuse des règles et des intérêts de la société et d'éviter la commission de nouvelles infractions ») et les éléments à prendre en compte (« l'évolution de la personnalité et de la situation matérielle, familiale et sociale de la personne condamnée »), l’article 707 du code de procédure pénale, relatif aux principes de l’exécution des peines, ne mentionne pas en revanche les motifs pour lesquels une décision d’aménagement de l’exécution des peines devrait être refusée.
L’article 729 du code de procédure pénale prévoit que les condamnés peuvent bénéficier d'une libération conditionnelle s'ils manifestent des efforts sérieux de réadaptation sociale et lorsqu'ils justifient soit de l’exercice d’une activité professionnelle, d'un stage ou d'un emploi temporaire ou de leur assiduité à un enseignement ou à une formation professionnelle ; soit de leur participation essentielle à la vie de leur famille ; soit de la nécessité de suivre un traitement médical ; soit de leurs efforts en vue d'indemniser leurs victimes ; soit enfin de leur implication dans tout autre projet sérieux d'insertion ou de réinsertion.
Dans le cadre de chaque mesure d’aménagement de l’exécution des peines, le juge d’application des peines dispose d’un pouvoir d’appréciation. Seuls les crédits de réduction de peine prévus à l’article 721 du code de procédure pénale sont automatiques (et peuvent être retirés en cas de mauvaise conduite).
Néanmoins, selon plusieurs personnes entendues par la commission d’enquête, les dossiers de demande d’aménagement de peine de personnes condamnées pour des actes terroristes en lien avec l’islam radical sont fréquents et reposent en général sur des éléments objectifs d’insertion sociale, familiale et professionnelle.
La décision d’aménagement de peine est toujours prise au cas par cas. Selon les informations communiquées à votre rapporteur, 49 jugements d’aménagement de peine ont été rendus en 2014 s’agissant de personnes condamnées pour des faits terroristes, dont 25 ont fait droit totalement ou partiellement aux demandes, ce qui représente un taux d’accord de 45 %. Le parquet fait quasiment systématiquement appel des décisions d’aménagement de peine, et c’est alors la chambre de l’application des peines de la cour d’appel de Paris qui statue mais elle n’infirme pas le jugement dans la majorité des cas.
L’introduction dans la loi d’un critère de risque de trouble à l’ordre public pouvant fonder le rejet des demandes d’aménagement de peine et de libération conditionnelle des personnes condamnées pour des infractions terroristes, permettrait à la juridiction de l’application des peines de prendre en compte des considérations de sécurité publique essentielles s’agissant de ce contentieux. Cette évolution ne remettrait pas en cause l’exigence de motivation des décisions ni le caractère contradictoire de la procédure, prévus par les articles 712-4 et 712-6 du code de procédure pénale.
Proposition : Introduire dans la loi un critère de risque de trouble à l’ordre public pouvant fonder le rejet des demandes d’aménagement de peine et de libération conditionnelle des personnes condamnées pour des infractions terroristes.
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Les moyens des services chargés de la lutte contre le terrorisme djihadiste qui ont fait l’objet d’abondements significatifs doivent encore être renforcés.
Ces crédits sont nécessairement éparpillés dans les programmes des différentes missions budgétaires concernées (Sécurités, Justice, Défense, Économie, etc.) qui retracent les crédits des différents services qui la mettent en œuvre. Compte tenu de la présentation de ces crédits, il est très difficile pour les parlementaires de pouvoir apprécier l’ampleur de l’effort financier de l’État en faveur de cette lutte.
La commission d’enquête s’est interrogée sur l’opportunité de demander la création d’un document de politique transversale retraçant cette politique publique. Les documents de politique transversale, aussi appelés « oranges budgétaires », sont des documents annexés chaque année au projet de loi de finances. Conçus comme des outils de pilotage visant à améliorer la coordination et l’efficacité de l’action publique, ils portent sur des politiques publiques interministérielles. Ils présentent la stratégie, les objectifs et les moyens mis en œuvre.
Pour autant, ce n’est pas tant la « stratégie » de performance de la lutte contre le terrorisme (avec des objectifs et des indicateurs) qui justifierait un nouveau document budgétaire, mais plutôt la nécessité d’un collationnement le plus fin possible des différents crédits – et les efforts en matière de personnel – concourant à cette politique publique.
Proposition : Renforcer, durablement et à tous les échelons, les effectifs des services concernés par la lutte contre le terrorisme – Créer un « jaune budgétaire » qui retrace l’effort financier de l’État en matière de lutte contre le terrorisme ; les crédits y seraient présentés chaque année par ministère, par mission et par programme.
TROISIÈME PARTIE : MIEUX PRÉVENIR LA RADICALISATION
Face à un phénomène qui affecte de manière durable et en profondeur la société française, la commission d’enquête a acquis la conviction que la réponse ne pouvait être uniquement d’ordre sécuritaire ou judiciaire.
Partageant également cette opinion, les pouvoir publics ont commencé, à l’instar d’autres pays européens, à dégager des moyens consacrés à la prévention de la radicalisation et à la lutte contre ce phénomène. Un certain nombre d’initiatives ont été prises par le Gouvernement depuis avril 2014 : mise en place d’un numéro vert, de cellules départementales de suivi, du site « stop-djihadisme », renforcement de la lutte contre les contenus extrémistes sur internet…
La commission d’enquête propose de compléter le dispositif existant dans le souci de le rendre plus efficace, parfois plus contraignant, en ayant le souci d’améliorer la connaissance du phénomène, de ses origines et ses implications dans la société française laïque du XXIème siècle.
Enfin, la commission d’enquête présentera des propositions concrètes sur les mesures à prendre pour prévenir la radicalisation dans ces lieux très spécifiques que constituent les prisons, avec le souci de parvenir à un équilibre entre le nécessaire enfermement d’individus qui ont commis des crimes ou des délits et qui présentent un danger pour la société et la protection des détenus qui – immense majorité – doivent être préservés des tentatives d’endoctrinement idéologique de la part des djihadistes les plus radicaux.
I. DÉCLINER PLEINEMENT AU NIVEAU LOCAL LA POLITIQUE DE LUTTE CONTRE LA RADICALISATION
A. LE DISPOSITIF NATIONAL DE PRÉVENTION INSTITUÉ EN AVRIL 2014
En France, c’est l’unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT) du ministère de l’intérieur qui a été chargée de mettre en œuvre la lutte contre la radicalisation. À cet effet, l’UCLAT a mis en place, le 29 avril 2014, une plateforme de signalement gérée par le Centre national d’assistance et de prévention de la radication (CNAPR). Mais la politique de prévention de la radicalisation s’appuie également sur l’action du Comité interministériel de prévention de la délinquance.
1. Le Comité interministériel de prévention de la délinquance
Le comité interministériel de prévention de la délinquance (CIPD), créé en 2006, pour mettre en œuvre les moyens budgétaires du fonds interministériel de prévention de la délinquance (FIPD) a été chargé de piloter la politique de prévention de la radicalisation et la déradicalisation, qui comme l’indique M. Bernard Cazeneuve, mobilise « tous les services de l’État. Il s’agit d’un domaine d’intervention récent, ayant vocation à s’articuler avec des réponses sécuritaires » Le CIPD est une structure autonome et interministérielle, « deux critères absolument nécessaires dans la lutte contre la radicalisation » selon le ministre.
Le FIPD était doté, au premier janvier 2015, d’un budget de 52,9 millions d’euros décomposés en une enveloppe déconcentrée de 34 millions d’euros environ et une enveloppe centralisée de 18 millions d’euros auxquels s’ajoutait une réserve nationale de l’ordre d’un million d’euros destinée notamment à la prévention de la radicalisation.
M. Pierre N’Gahane, secrétaire général du Comité interministériel de prévention de la délinquance, a indiqué à la commission d’enquête, dès le 9 février 2015, que le FIPD serait abondé de 20 millions d’euros et serait mobilisé en priorité pour soutenir des actions de prévention de la radicalisation : « près de 9 millions seront consacrés au suivi individuel des situations préoccupantes et à leur prise en charge. Le 13 janvier dernier, nous avons lancé un appel d’offres d’un montant de 600 000 euros, afin de recruter des équipes mobiles de psychothérapeutes formés à ces enjeux, qui pourraient intervenir dans les départements qui en sont démunis ».
« La formation des professionnels et la sensibilisation de la population à ce phénomène sont essentielles. Depuis octobre 2014, le secrétariat général du CIPD a mis en place une formation pluridisciplinaire qui a bénéficié à près de 600 professionnels – directeurs de cabinet, délégués du préfet, directeurs académiques des services de l'éducation nationale, représentants du secteur associatif – et qui va se poursuivre en 2015 ».
Les demandes de formation sont nombreuses et émanent de différents ministères. L’Éducation nationale souhaite une formation spécifique pour ses cadres supérieurs (108). À la chancellerie, trois directions formulent une demande similaire : la direction des affaires criminelles et des grâces pour les 167 référents des parquets en matière de lutte contre le terrorisme ; la direction de l’administration pénitentiaire pour le personnel d'encadrement des sites où se mèneront les expérimentations d'isolement des prisonniers radicalisés, notamment à Fresnes ; la direction de la protection judiciaire de la jeunesse pour les psychologues référents qui seront bientôt recrutés. En 2015, ce sont près de 1 300 personnes qui devraient ainsi être formées.
Il serait par ailleurs intéressant de développer des formations réunissant des participants provenant d’horizons différents, à l’instar de la formation de sensibilisation à la radicalisation à laquelle une délégation de la commission d’enquête a pu assister dans un collège de Nice, s’adressant aux personnels de l’Éducation nationale mais aussi à d’autres acteurs (services du conseil général chargés de la protection de l’enfance, services sociaux des communes, associations…) intervenant auprès des mêmes jeunes et des mêmes familles. De telles initiatives sont de nature à encourager la constitution d’un « maillage territorial » efficient face aux phénomènes de radicalisation.
Outre la mise en place du site du Gouvernement « stop-djihadisme » (cf. infra), une campagne de communication a été lancée depuis le 29 janvier 2015 pour faire davantage connaître la plateforme de signalement récemment mise en place (cf. infra). Elle se décline sous forme d'affiches et de plaquettes mises à disposition dans les commissariats, les brigades de gendarmeries, les mairies, les centres sociaux, les caisses d’allocations familiales, ainsi que dans les locaux d'accueil des familles au sein des établissements pénitentiaires. Les préfets sont chargés de relayer cette campagne.
2. La mise en place récente d’une plateforme de signalement
Par circulaire du 29 avril 2014, le ministre de l’Intérieur a fixé les modalités d'organisation de la prévention de la radicalisation, afin d’accompagner les jeunes et leurs familles. C’est depuis cette date que le CNAPR met à la disposition du public un numéro vert (0 800 005 696) et un formulaire en ligne sur le site du ministère de l’Intérieur, permettant de signaler la situation inquiétante d’un proche.
Le CNAPR est une structure légère composée de seulement deux policiers d’active et de huit policiers réservistes, ces derniers travaillant à mi-temps, par roulement. Spécialement formés à l’écoute et à la détection des signes tangibles de radicalisation, ces policiers sont chargés de répondre aux appels ; une psychologue les assiste dans cette mission en intervenant directement pour les cas les plus sensibles.
La plateforme de signalement est ouverte de 9 heures à 18 heures, les appels étant redirigés vers le 17 en dehors de ces horaires. Le commissariat de police ou la brigade de gendarmerie enregistrant un signalement saisit immédiatement le service de renseignement territorial compétent, lequel, après évaluation, le communique au CNAPR par courriel.
Au-delà de sa mission première d'assistance aux familles, le CNAPR recueille également du renseignement opérationnel dans le but de détecter ou de confirmer le profil d'individus susceptibles de partir combattre à l’étranger et / ou de passer à l'acte terroriste.
Chaque appel donne lieu à l’établissement d’une fiche de signalement qui, après validation hiérarchique, est adressée dans les meilleurs délais aux états-majors de la DGSI et du SCRT, chargés d’évaluer la pertinence du signalement et le degré de radicalisation et de dangerosité. Les préfectures des départements concernés sont également destinataires de ces fiches de signalement dans l’optique de la prise en charge des familles et de leur accompagnement.
Dès réception des informations transmises par la plateforme téléphonique, il appartient aux préfets d’en aviser le procureur de la République. Celui-ci peut, lorsqu’il s'agit de mineurs, envisager la mise en œuvre des mesures d'assistance éducative. En concertation avec le parquet, les préfets informent le maire de la commune concernée au titre de ses compétences dans la prévention de la délinquance.
Les cellules de suivi prévues par la circulaire du 29 avril 2014 (cf. infra) mises en place par les préfets mobilisent les services de l’État et les opérateurs concernés : police, gendarmerie, éducation nationale, protection judiciaire de la jeunesse, Pôle emploi, missions locales, collectivités territoriales – outre la mairie concernée et les services sociaux du conseil général – et le réseau d’associations, notamment celles qui interviennent en direction des familles et des jeunes. M. Pierre N’Gahane, secrétaire général du Comité interministériel de prévention de la délinquance, considère que ce partenariat n'est pas figé. « Nous souhaitons le voir enrichi de nouveaux acteurs professionnels, notamment les représentants du secteur de la santé – et surtout de la santé mentale – qui sont encore insuffisamment associés ».
Entre le 29 avril 2014, date de sa création, et le 21 mai 2015, la plateforme nationale a pris en compte 2 154 signalements concernant 2 075 personnes. Avec plus de 300 signalements recueillis en janvier et février, le début de l’année 2015 a enregistré un pic en nombre de signalements qui s’explique aisément par les évènements survenus à Paris du 7 au 9 janvier.
Un appel est pris en compte dès lors qu’il réunit deux conditions :
- l’individu signalé présente des signes objectifs de radicalisation ;
- son implication dans une filière djihadiste est potentielle ou avérée.
Ce sont majoritairement les familles des individus en voie de radicalisation qui appellent le CNAPR (56,2 %), les appels des connaissances, des organismes institutionnels ou les appels anonymes constituant 43,8 % des signalements. Sur ce total, 36,1 % des appels proviennent de manière très logique, du père ou de la mère de l’individu concerné. Ces données confirment la pertinence des messages gouvernementaux qui s’adressent à la proche famille des individus en voie de radicalisation.
Ainsi que l’a rappelé à juste titre M. Pierre N’Gahane, secrétaire général du Comité interministériel de prévention de la délinquance, « les représentants du culte musulman m’ont indiqué que les parents peuvent assimiler ce genre d’appel à une dénonciation de leur enfant, mais que les récents événements ont été tellement dramatiques qu’ils préfèrent désormais franchir le pas plutôt que de courir le risque de voir leur enfant s’engager dans une spirale criminelle. »
« L’arbitrage se fait d’autant plus volontiers en ce sens quand les familles sont conscientes que, dans un État de droit, un jeune contre lequel il n’existe aucun élément à charge – y compris quand il revient d’une zone de combat – a très peu à craindre hormis une surveillance par la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Pour les familles, la dénonciation devient synonyme de protection. »
M. Louis Gautier, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), a souligné l’utilité de cette plateforme qui, selon lui, aurait d’ores et déjà empêché (à la date du 5 mars) « une centaine de départs ».
B. ANCRER LA POLITIQUE DE PRÉVENTION DE LA RADICALISATION DANS LES TERRITOIRES
1. L’expérience danoise de lutte contre la radicalisation
La commission d'enquête s’est déplacée au Danemark les 16 et 17 février 2015, pour s’informer sur les pratiques danoises en matière de lutte contre le djihadisme et la radicalisation.
Le Danemark est l’un des pays européens les plus touchés par le phénomène djihadiste relativement à sa population : selon les services de renseignements locaux, un peu plus de 100 Danois ou résidents danois seraient partis combattre dans les rangs djihadistes, soit 17 personnes par million d'habitants (contre 11 par million en France).
Le pays a donc décidé de lutter contre l’islamisme radical en développant un programme en deux volets : la contre-radicalisation, pour ceux qui envisagent de partir et la déradicalisation, pour les combattants de retour au Danemark. L’originalité de cette démarche tient au fait qu’elle n’est pas nationale mais relève de la responsabilité des municipalités.
La ville d’Aarhus, deuxième ville du pays, est particulièrement concernée par le djihad : entre 2011 et 2014, environ 150 personnes ont été prises en charge par le programme mis en place par la municipalité. Sur ce total, les autorités estimaient qu’environ 40 jeunes gens étaient effectivement partis d’Aarhus faire le djihad en Syrie. 16 étaient revenus dans leur ville, parmi lesquels 10 avaient été inclus dans le programme, 6 ne l’ayant pas été pour deux raisons : d’une part parce que « tous ceux qui reviennent ne sont pas radicalisés », d’autre part parce que les intéressés doivent donner leur accord pour intégrer le programme strictement basé sur le volontariat. En effet, dans la mesure où la législation danoise n’interdit pas d’aller combattre sur un sol étranger, les djihadistes originaires du Danemark, s’ils ne sont pas convaincus d’avoir commis un crime, ne peuvent être inquiétés par la justice et, a fortiori, ne peuvent être contraints de suivre un programme de déradicalisation.
Les acteurs principaux de ce programme sont les écoles, les services de la mairie, la police et le département de psychologie de l’université d’Aarhus. L’objectif de ce programme est, d’une part, de permettre aux individus considérés comme étant « à risques » de sortir de l’environnement extrémiste politique et/ou religieux et d’autre part de faciliter l’inclusion de ces individus dans la société. Il s’agit d’une coopération flexible entre des institutions préexistantes.
Une radicalisation potentielle ou avérée est détectée en fonction de certains « facteurs de risques » (discours, habillement, vie sociale, sites web visités). L’école, les services sociaux, un condisciple, un collègue de travail, l’administration pénitentiaire, des travailleurs de rue, les parents etc. s’adressent à la « Infohus » (Maison de l’information) : il s’agit en fait d’une ligne téléphonique à laquelle répondent un policier ou un employé des services sociaux qui instruisent le dossier.
Si la radicalisation est effective ou si le risque est avéré, la volonté de participer à un « exit process » (sortie de radicalisation) est évaluée. Le cas est discuté au sein d’un bureau interservices (département de l’enfance, police, affaires sociales et emploi). Infohus obtient le consentement de la personne concernée (si elle est majeure) et désigne un « mentor » (éducateur) dont le travail sera d’accompagner l’individu et de développer un dialogue avec lui afin de lui permettre de trouver des outils lui permettant de s’adapter et de s’insérer dans la société et ainsi de trouver une vie « satisfaisante » afin qu’il délaisse ses objectifs radicaux.
Le mentor est un résident d’Aarhus qui est sélectionné pour ses capacités à créer du lien et à répondre aux questions de l’individu. On y trouve des enseignants, des travailleurs sociaux, un professeur de tennis, un gardien du stade de foot… Les mentors chargés de suivre des islamistes radicalisés sont généralement d’origine étrangère et de religion musulmane.
Le mentor peut aider le jeune à faire ses devoirs, l’accompagner dans un café afin de parler de sujets politiques, philosophiques ou religieux, le conseiller sur la formation et la recherche d’un emploi. Il peut, avec l’aide de la commune, lui trouver un travail et un nouveau domicile s’il est jugé utile de l’éloigner de son milieu familial ou de ses fréquentations habituelles. La personne suivie et le mentor se rencontrent une à deux fois par semaine au début de leur relation de travail. Le mentor ne devient pas ami avec l’individu dont il a la charge. Puis ces rencontres s’espacent avec le temps et en fonction de l’avancement du travail de contre-radicalisation.
Le mentor aide l’individu à s’insérer dans la société danoise. Le discours est celui-ci : « la radicalisation politique ou religieuse est possible et autorisée pour autant qu’elle n’entraîne pas de recours à la violence ; vous vous êtes égarés, nous allons vous aider à vous (ré) insérer dans la société danoise ». C’est un discours dit « d’inclusion ». Des éducateurs peuvent aussi intervenir auprès des parents : des psychologues et travailleurs sociaux pourront aussi aider ceux-ci à renouer le dialogue avec le jeune concerné.
Les autorités danoises mènent de front un travail de prévention mais aussi une activité répressive. Lors de l’entretien initial avec l’individu, le policier présent indique toujours à celui-ci que les informations seront transmises au PET (services de renseignement intérieur) qui agira par la suite comme il l’entend. Un jeune qui se voit offrir l’aide d’un mentor peut donc être surveillé, voire mis sur écoute, dans le même temps par les services de renseignement danois sans même que les policiers d’Aarhus le sachent.
Ce programme de contre-radicalisation traite principalement des individus radicalisés religieusement, mais peut aussi intervenir sur des personnes radicalisées sur le plan politique (extrême-droite ou extrême-gauche). Les imams n’ont donc aucune place dans ce processus.
La personne soupçonnée d’avoir commis les attentats de Copenhague et abattue par la police n’avait pas été jugée radicalisée. Il ne lui avait donc pas été proposé de bénéficier du programme de contre-radicalisation alors même qu’existe à Copenhague un programme similaire à celui d’Aarhus. Le fait que l’individu ait exprimé, pendant son incarcération, sa volonté de partir combattre en Syrie a été considéré comme symptomatique de sa violence, non comme un indice d’extrémisme religieux. Son antisémitisme a été considéré comme malheureusement habituel chez les personnes issues de la communauté palestinienne. Ces deux seuls éléments n’ont pas été jugés suffisants par les responsables du ministère des affaires sociales pour inclure l’intéressé dans un programme de contre-radicalisation. « Nous analysons le risque en fonction d’un grand nombre de facteurs » ont-ils expliqué. À la question des conséquences des attentats des 14 et 15 février, les responsables de la municipalité d’Aarhus, entendus par la commission le lendemain des faits, ont répondu que le programme ne serait pas remis en cause et qu’il était nécessaire de le poursuivre en s’interrogeant sur les possibilités de faire mieux. Le responsable de la police d’Aarhus a insisté sur la nécessité de continuer le programme dans la mesure où les prédicateurs des mosquées de la ville poursuivent leur travail de radicalisation des jeunes gens. « Nous devons avancer pas à pas et toujours avoir un coup d’avance sur ces gens-là » a-t-il conclu.
2. La création des cellules départementales de suivi
Par circulaire du 29 avril 2014 (cf. encadré), le ministre de l’Intérieur a donné instruction aux préfets de mettre en place, dans chaque département, des cellules de suivi destinées à prolonger, au niveau local, le travail de prévention de la radicalisation engagé au niveau national par la plateforme de signalement.
Ces cellules, qui regroupent à l’échelon départemental les acteurs concernés par la lutte contre la radicalisation, ont pour objectif d’aider les personnes signalées aussi bien par la plateforme nationale que sur le plan local.
Extraits de la circulaire du ministre de l’intérieur du 29 avril 2014 adressée aux préfets
« Après le filtrage réalisé par le centre national d’appels, les signalements avérés vous seront adressés. Il vous appartiendra d’aviser le procureur de la République compétent. Cet avis permet notamment d’envisager la mise en œuvre de mesures d’assistance éducative lorsqu’il s’agit de mineurs. Avec son accord, vous informerez ensuite le maire de la commune concerné en vue de la mise en place d’actions d’accompagnement et de prévention à destination des jeunes concernés, dans une approche qui intègre la cellule familiale.
« Une orientation vers un mode de prise en charge adapté des familles et des jeunes repéré devra alors être organisée. À cette fin, il apparaît opportun que vous mettiez en place une cellule de suivi dédiée. Dans tous les cas, vous proposerez au procureur de s’associer à ses travaux.
« Vous vous appuierez sur les compétences locales existantes et les moyens disponibles en mobilisant, en particulier, l’ensemble des services de l’État et opérateurs concernés (police, gendarmerie, éducation nationale, PJJ, Pôle emploi, mission locale…) mais aussi les collectivités territoriales qui disposent des compétences et des ressources en matière d’accompagnement social.
« Le réseau associatif – et notamment les associations familiales – est évidemment un acteur essentiel de la démarche, comme les responsables religieux de confiance que vous associerez quand vous le jugerez opportun. Les partenariats mis en place dans le cadre du plan départemental de prévention de la délinquance, de la prévention du décrochage scolaire ou de la politique de la ville pourront utilement être mobilisés.
« Vous réunirez l’ensemble des acteurs concernés pour recenser avec eux les moyens susceptibles d’être mobilisés pour cette prise en charge individualisée. Vous pourrez utilement vous appuyer sur les actions prévues par le programme prioritaire en direction des jeunes exposés à la délinquance inscrit dans la stratégie nationale de prévention de la délinquance qui prévoit, en particulier, la mise en place de parcours individualisés de réinsertion incluant notamment la désignation d’un référent issu du travail social.
« Des actions concrètes doivent être proposées aux jeunes repérés afin de les sortir du processus de radicalisation dans lequel ils sont inscrits. Plusieurs outils pourraient être mobilisés à cet effet (chantiers et séjours éducatifs, parcours citoyens, inscription dans un établissement public d’insertion de la défense). Des actions humanitaires en direction de pays dont ces jeunes se sentent proches peuvent être envisagées.
« Ces actions ne peuvent ignorer la dimension religieuse de la radicalisation qui devra être abordée avec des responsables religieux de confiance et qui pourront apprécier de quelle façon traiter cette question avec les jeunes signalés.
« Il importe parallèlement d’apporter aux familles confrontées à ces situations tout le soutien nécessaire. À cet effet, vous vous rapprocherez notamment des réseaux d’écoute, d’appui et d’accompagnement des parents de votre département portés par des associations ou les CAF, dans le cadre de la politique de soutien à la parentalité.
« Les intervenants sociaux placés auprès de certains services de police ou de gendarmerie ainsi que les associations d’aide aux victimes pourront être sollicités.
« Je vous rappelle enfin, que vous pouvez proposer aux parents de s’opposer à la sortie du territoire national de leur enfant mineur sur lequel pèse un risque de départ à l’étranger, par la procédure d’opposition administrative à la sortie du territoire (…) [qui] permet d’empêcher le départ à l’étranger d’un mineur en l’absence d’un titulaire de l’autorité parentale. »
Un bilan demandé aux préfets par circulaire ministérielle du 19 février dernier a permis de s’assurer que les cellules de suivi sont désormais opérationnelles dans tous les départements.
Conformément aux instructions données, la cellule se compose généralement du préfet ou son représentant (directeur de cabinet), du procureur de la République, de la police nationale, de la gendarmerie nationale, de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), du service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP), du conseil général, de la direction académique des services de l’éducation nationale (DASEN), de Pôle emploi, des maires des communes concernées ou leurs représentants, d’associations. En fonction du contexte local, d’autres acteurs peuvent être associés : mission locale, représentants des cultes…
Cette cellule se réunit en moyenne tous les mois mais elle peut se réunir plus régulièrement en fonction du nombre et de l’urgence des situations signalées.
Les dispositifs préfectoraux ont permis de recueillir, au 23 avril 2015, 1 939 signalements émanant du terrain, soit à peu près autant que le numéro vert de la plateforme nationale ; les deux canaux de signalement sont donc complémentaires.
Pour sa part, l’Éducation nationale, joue également un rôle dans la remontée des signalements. Elle a ainsi recueilli 536 signalements de suspicions ou de faits de radicalisation qui ont été effectués par des professionnels de l’Éducation nationale depuis la rentrée de septembre 2014. Par ailleurs, lors de son audition par la commission, Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l’Éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, a cité le travail mené en commun entre ses services et ceux du ministère de l’intérieur pour mieux contrôler les écoles confessionnelles : « Nous sommes précisément en train de constituer un pôle dédié au sein de l’inspection pour que les établissements confessionnels soient plus fréquemment inspectés. (…) Nous sommes d’accord sur la nécessité de renforcer les contrôles et nous y travaillons en ce moment même, avec le ministère de l’intérieur, puisque cette compétence appartient aux préfets mais que nous avons évidemment des éléments d’analyse à leur apporter. »
Pour la prise en charge des personnes signalées et de leur famille, les préfectures mobilisent des dispositifs de droit commun (c’est le cas notamment pour les mineurs qui relèvent de la protection de l’enfance, en coopération avec le conseil général et le procureur de la République) ou mettent en place des actions nouvelles et spécifiques, adaptées à chaque département.
À titre d’exemple, le ministère de l’Intérieur cite les cas suivants :
- dans le Vaucluse, une association d’aide aux victimes a été mandatée pour assurer un soutien psychologique et accompagner les individus radicalisés ou en voie de radicalisation ;
- dans l’Eure, un partenariat a été engagé avec l’hôpital psychiatrique d’Évreux notamment le pôle psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent pour le traitement des cas de jeunes pris en charge par la cellule de suivi ;
- en Isère est en projet la création d’une équipe mobile d’intervention à compétence départementale destinée à assurer la prise en charge des situations signalées, en articulation avec les interventions des autorités administrative et judiciaire ;
- dans le département du Nord, l’association « R-Libre », spécialisée dans la réinsertion des sortants de prison va prendre en charge et accompagner 12 personnes au titre de la prévention de la radicalisation ;
- dans l’Essonne, l’association « Ressources » et la préfecture préparent une convention afin d’ouvrir un accueil à destination des parents et des familles, un espace d’échanges et de parole, ainsi qu’une consultation individuelle des personnes radicalisées ;
- en Haute-Savoie, un groupe de parole est déjà opérationnel pour les familles ;
- dans les Ardennes, le Centre d’information sur les droits des femmes et des familles (CIDFF) est mandaté en fonction des situations traitées pour restaurer le dialogue au sein de la cellule familiale ;
- en Charente-Maritime, le directeur de cabinet de la Préfète reçoit personnellement les familles, dans un lieu adapté et en présence de l’ADFI.
L’abondement des crédits du fonds interministériel de la prévention de la délinquance (de 8 millions d’euros dont 6 millions d’euros délégués aux préfets), qui a vocation à soutenir des actions ciblées en direction des jeunes et de leurs familles, devrait permettre d’assurer le financement, en 2015, des prises en charge réalisées par ces instances déconcentrées, et de susciter des initiatives nouvelles.
3. Mettre en place des « mentors », sur le modèle danois
La commission d’enquête se félicite de la mise en place à l’échelon départemental de ces cellules de prévention de la radicalisation et elle appelle à promouvoir et à soutenir leurs actions. L’action de ces structures n’est pas sans évoquer les programmes locaux qu’une délégation de la commission d’enquête a examinés à Aarhus.
En effet, antérieurement à la France, le Danemark a su mettre en place des programmes locaux faisant appel aux synergies des acteurs sociaux. Le recours à un « mentor » (109), personnage clé chargé de guider et de conseiller, dans la durée, la personne en voie de radicalisation, comme cela se fait au Danemark, mérite d’être expérimenté en France (cf. infra la description de l’expérience danoise).
Proposition : Promouvoir les cellules départementales de prévention de la radicalisation et compléter leur action par l’institution d’un référent (un mentor) qui assurera le suivi de la personne radicalisée.
4. L’annonce de l’ouverture d’une structure de prise en charge
Le 29 avril dernier, en clôture des Rencontres internationales des magistrats anti-terroristes organisées à Paris par la ministre de la justice, le Premier ministre, M. Manuel Valls, a annoncé la prochaine mise en place d’une structure destinée à prendre en charge les jeunes de retour des zones de combat : « Une structure sera créée d’ici la fin de l’année afin de prendre en charge, sur la base du volontariat, des jeunes de retour de zones de conflit et ne faisant pas, bien sûr, l’objet de poursuite judiciaires. Par un accompagnement individualisé, une prise en charge psychologique et un encadrement renforcé, ces jeunes devraient retrouver toute leur place dans notre société ».
Lors de son audition du 19 mai, M. Bernard Cazeneuve, ministre de l’intérieur, a précisé que ce centre aurait « pour objectif d’amener progressivement et de façon très encadrée celles et ceux qu’il accueillera à renoncer à la violence, puis de les réinsérer dans la société tout en les réconciliant avec les principes de la République. »
La commission d’enquête salue cette initiative, proche des pratiques observées au Danemark, dont les détails ne sont pas encore connus mais qui va constituer le maillon qui faisait encore défaut au traitement de la radicalisation : la prise en charge des individus de retour du djihad et qui ne font pas l’objet de poursuites judiciaires.
La commission d’enquête s’interroge toutefois sur le caractère volontaire de la démarche, qui, pour être réellement efficace, devrait concerner le plus grand nombre possible d’individus.
C. FAVORISER LA COMMUNICATION ENTRE LES INTERVENANTS
L’une des principales difficultés à laquelle sont confrontées les autorités chargées de repérer et de lutter contre la radicalisation est de faire travailler en étroite concertation tous les acteurs concernés – travailleurs sociaux, psychologues et agents de l’Éducation nationale et du ministère de la Justice. Ces personnels doivent accepter d’échanger des informations nominatives dans un cadre confidentiel. Si nous ne parvenons pas à établir entre eux une relation de confiance, le travail de prévention ne sera pas efficace.
1. Échange d’informations et secret professionnel
La difficulté de faire échanger des informations à caractère nominatif entre les différents acteurs qui interviennent en matière de prévention de la délinquance n’est pas nouvelle. Déjà, en octobre 2014, dans son rapport sur la lutte contre l’insécurité (110), notre collègue Jean-Pierre Blazy écrivait : « Les difficultés concernant l’échange d’informations nominatives entre les partenaires de la politique de prévention de la délinquance ont été mentionnées par plusieurs personnes entendues comme un obstacle à la conduite des actions locales. Ces difficultés concernent en particulier la communication d’informations par les travailleurs sociaux et par certains services du ministère de la justice (protection judiciaire de la jeunesse – PJJ, service pénitentiaire d’insertion et de probation – SPIP). Cette question représente un enjeu important dans les politiques locales de prévention de la délinquance, du fait de leur dimension nécessairement partenariale et de la nécessité de pouvoir aborder les situations individuelles dont le traitement relève de différents acteurs. »
« Les difficultés rencontrées par les acteurs de la prévention de la délinquance s’expliquent par la complexité de l’interprétation des différentes dispositions relatives au secret professionnel et aux informations confidentielles. »
Sur ce point, la commission d’enquête considère qu’il conviendrait en pratique de trouver un équilibre entre le secret professionnel et le partage d’informations.
S’agissant des conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD), une charte déontologique type a été publiée en 2014, afin de clarifier les possibilités d’échanges d’informations. Elle prévoit « que l’échange d’informations peut porter sur des situations difficiles, personnelles ou familiales, au regard du risque de délinquance afin de s’assurer qu’elles sont bien prises en compte par l’une des institutions concernées. Sont en revanche exclues les informations plus précises comme celles relatives à l’histoire personnelle ou familiale, aux détails du travail social et éducatif en cours, aux éléments sur d’éventuelles procédures judiciaires en cours. Les informations confidentielles ne peuvent être communiquées à des tiers. Les personnes intéressées sont informées de l’échange d’informations à caractère confidentiel les concernant. »
2. Créer un réseau d’éducateurs spécialisés référents
Dans la mesure où il n’est pas naturel, pour un travailleur social, de partager des informations nominatives avec des autorités responsables du volet répressif de l’action, la commission d’enquête propose de mettre en place une interface entre l’ensemble de ces travailleurs sociaux et les services de l’État. M. Christophe Cavard propose de mettre en place un réseau de travailleurs sociaux référents – une « brigade d’éducateurs » - spécialistes de ces questions, qui seraient les interlocuteurs privilégiés des autres partenaires impliqués, pour le compte des travailleurs sociaux.
Ces éducateurs référents, qui devraient recevoir une formation spécifique, seraient capables d’identifier des processus de radicalisation. Ils œuvreraient sous l’égide de l’État à l’échelle régionale et pourraient, par exemple, aider les directeurs d’école à déterminer si un individu mérite d’être signalé à la cellule préfectorale et leur expliquer comment procéder en ce cas. Les éducateurs préfèreront travailler avec leurs pairs plutôt que d’être contraints par la loi à transmettre des informations nominatives aux autorités.
Proposition : Créer un réseau régional de travailleurs sociaux référents spécialement formés à la détection de la radicalisation.
II. PRÉVENIR LA RADICALISATION EN PRISON
Bien que l’ampleur du phénomène de la radicalisation en prison fasse l’objet de débats, déjà évoqués par le présent rapport, la présence en milieu carcéral de détenus radicalisés, que leur radicalisation ait eu lieu en prison ou à l’extérieur, constitue un défi important pour l’administration pénitentiaire. Celle-ci n’en a cependant pris la mesure que très récemment. Mme Isabelle Gorce, directrice de l’administration pénitentiaire, a indiqué lors de son audition que, bien qu’elle fût connue depuis les années 1990, avec l’incarcération de membres du groupe islamique armé (GIA), cette problématique n’avait pas jusqu’à maintenant été traitée de manière spécifique car les détenus radicalisés ne manifestaient plus une attitude de conflit avec l’institution carcérale. Cependant, l’incarcération récente de djihadistes de retour de théâtres d’opérations a conduit à une prise de conscience de l’administration pénitentiaire, qui a engagé une réflexion sur les moyens de lutte contre la radicalisation.
Prévenir la radicalisation en prison suppose une action sur différents plans : il convient tout d’abord de détecter les détenus radicalisés ou en voie de radicalisation. Il est ensuite nécessaire de trouver des solutions adaptées en matière de gestion de la détention, permettant de limiter la diffusion de la radicalisation parmi les autres détenus. Des programmes de prise en charge des détenus radicalisés doivent être mis en œuvre. Enfin, l’amélioration des conditions d’exercice du culte musulman en prison est urgente.
A. AMÉLIORER LA DÉTECTION DE LA RADICALISATION
1. Adapter les outils de détection aux nouvelles formes de radicalisation en milieu carcéral
Actuellement, 313 personnes sont détenues pour des faits de terrorisme, dont 190 pour des faits liés à l’islamisme radical. Parmi ces 190 personnes, 152 sont en détention provisoire, dont 105 pour leur implication dans les filières irako-syriennes.
Les personnes détenues pour des faits liés à l’islamisme radical sont identifiées par l’administration pénitentiaire en fonction de leur dossier pénal et des pièces judiciaires transmises par les juges d’instruction, indiquant que les faits de terrorisme sont « en lien avec une pratique radicale de l’islam », ce qui permet de les distinguer d’autres mouvances terroristes. Les détenus concernés sont alors désignés sous l’acronyme de détenus « PRI ». En raison de la compétence de la juridiction parisienne en matière de terrorisme, ils sont généralement incarcérés dans des établissements pénitentiaires d’Île de France. S’agissant de cette catégorie de détenus, la détection de la radicalisation ne pose donc pas de difficulté.
En revanche, la question de la détection de détenus radicalisés est plus complexe s’agissant du reste de la population carcérale.
Le premier facteur de difficulté réside dans le fait que, comme le présent rapport l’a déjà évoqué, des délinquants de droit commun radicalisés sont incarcérés : la population de détenus radicalisés dépasse celle des détenus « PRI ». Ces détenus peuvent avoir été radicalisés avant leur incarcération ou au cours de leur détention, à la suite de contacts avec d’autres détenus.
Le second facteur est l’évolution des formes de radicalisation en prison. Comme l’a indiqué M. Fahrad Khosrokhavar lors de son audition, la radicalisation en prison a beaucoup évolué depuis les années 2000, où elle convergeait avec le fondamentalisme et où les détenus radicalisés avaient un comportement facilement repérable, se caractérisant par le port de la barbe, un comportement agressif envers les surveillants et les aumôniers, du prosélytisme…etc. Les détenus radicalisés ont désormais un comportement beaucoup plus discret car ils cherchent à échapper à la vigilance des autorités.
Dès lors, la question des outils de détection de la radicalisation en milieu carcéral revêt une importance de premier plan. Pourtant, ces outils sont aujourd’hui inadaptés aux évolutions récentes de la radicalisation. En effet, la grille de détection des comportements radicaux élaborée par le bureau du renseignement pénitentiaire date de 2010 et l’on peut s’inquiéter du fait que, ainsi que l’a exprimé M. Farhad Khosrokhavar, « les éléments de profilage [que l’on fournit aux surveillants] correspondent davantage aux formes extrêmes de fondamentalisme qu’à la radicalisation » et que « la supervision continue donc à reposer sur le repérage des inconduites », ce qui les rend largement inopérants. De plus, les critères utilisés, s’agissant par exemple du discours et des croyances des détenus radicalisés, sont également mal adaptés à une utilisation par les personnels de surveillance.
Le ministère de la Justice prévoit de faire évoluer les critères de la grille nationale et a lancé à cet effet une « recherche-action » actuellement conduite par l’Association française des victimes du terrorisme (AFVT) dans les maisons d’arrêt de Fleury-Mérogis et d’Osny. Il est prévu qu’à l’issue de cette recherche-action, fin décembre 2015, un outil de détection réactualisé ainsi qu’une méthodologie de prise en charge applicable à l’ensemble des établissements pénitentiaires accueillant des personnes détenues radicalisées sera transmis au personnel pénitentiaire.
Des initiatives d’évolution de la grille nationale ont été d’ores et déjà entreprises au niveau de certaines directions interrégionales des services pénitentiaires (DISP). La commission d’enquête a ainsi pris connaissance avec un grand intérêt, lors son déplacement au centre pénitentiaire des Baumettes, d’une grille de détection expérimentale élaborée par le département sécurité et détention de la DISP de Marseille, non encore validée par le ministère de la Justice. Cette grille permet, à partir d’un certain nombre de critères relatifs au comportement et à la situation des détenus, d’obtenir une évaluation de leur degré de radicalisation. Votre rapporteur espère que les travaux en cours relatifs à la modification de la grille de détection nationale permettront de définir, de la même manière, en s’appuyant sur le travail remarquable des équipes chargées du renseignement pénitentiaire, des critères adaptés aux nouvelles formes de radicalisation.
2. Former les personnels de surveillance et les partenaires intervenant en milieu carcéral
L’amélioration de la détection de la radicalisation en prison implique de porter une attention accrue aux signaux faibles, ce qui ne peut reposer que sur une observation quotidienne des comportements des détenus. Pour cette raison, la détection de la radicalisation doit impliquer l’ensemble des personnels de surveillance. Or, ainsi que l’ont souligné leurs représentants syndicaux, entendus par la commission d’enquête dans le cadre d’une table ronde, ces personnels sont confrontés à la difficulté, voire l’impossibilité, d’assurer un travail d’observation des comportements radicaux compte tenu du nombre de détenus dont ils ont la responsabilité, qui peut dépasser une centaine, et des nombreuses tâches qui leur sont confiées. Il est donc indispensable, afin de mieux lutter contre la radicalisation en milieu carcéral, de procéder à des recrutements supplémentaires de personnels de surveillance pour observer des comportements radicaux de plus en plus discrets et disséminés.
Pour pouvoir accomplir leur travail d’observation des détenus, les personnels de surveillance doivent également pouvoir bénéficier d’une formation adaptée à la détection de comportements radicaux dont les signes sont désormais moins visibles. Il convient en particulier de leur donner les moyens de distinguer les comportements radicaux de ceux relevant d’une pratique fondamentaliste de l’islam. Seule une formation spécifique peut en effet fournir les instruments nécessaires à la compréhension de ces comportements. À défaut, on risque d’aboutir à une suspicion généralisée des personnels de surveillance vis-à-vis de pratiques religieuses non radicales, pouvant être perçue par certains détenus comme une stigmatisation de l’islam, elle-même susceptible de favoriser leur radicalisation. Comme le soulignait M. Farhad Khosrokhavar dans son rapport sur la radicalisation en prison remis à la direction de l’administration pénitentiaire en 2014, celle-ci peut en effet dans certains cas être « liée à des considérations religieuses comme la perception par les détenus du non-respect par les autorités pénitentiaires de l'islam par rapport à d'autres religions » (111).
S’agissant de la formation initiale, en 2014, 1 500 personnels pénitentiaires dont 1 200 surveillants, ont bénéficié d’une formation à l’approche des religions, la laïcité et au phénomène de radicalisation à l’École nationale de l’administration pénitentiaire (ENAP). Concernant la formation continue, le ministère de la Justice prévoit une action de sensibilisation à l’attention de l’ensemble des surveillants, premiers surveillants et conseillers d’insertion et de probation des 27 établissements considérés comme sensibles. Une formation plus approfondie à destination des cadres d’une durée de 2 jours est en cours d’élaboration, s’inspirant notamment des formations et des partenariats déjà existants. 2,2 millions d’euros seront consacrés en 2015 à la formation des personnels pénitentiaires dans le cadre du plan de lutte contre la radicalisation.
Si les surveillants ont un rôle central à jouer en matière de repérage de la radicalisation, il est également important d’impliquer l’ensemble des partenaires intervenant en milieu carcéral, qu’il s’agisse des enseignants, des conseillers d'insertion et de probation, des équipes médicales ou des aumôniers. Il convient donc de développer les formations de l’ensemble de ces acteurs à la connaissance des phénomènes de radicalisation mais aussi de renforcer leur coordination sur ces questions.
Dans cette perspective, le programme Pathfinder mis en œuvre au Royaume-Uni, dont la commission d’enquête a pris connaissance lors de son déplacement à Londres, constitue un exemple intéressant d’approche standardisée et pluridisciplinaire de la détection de la radicalisation en milieu carcéral.
Le programme Pathfinder au Royaume-Uni
Mis en œuvre par un service spécialisé du ministère de la justice chargé de la lutte contre la radicalisation des détenus, le National Offender Management Service (NOMS), le programme Pathfinder (Éclaireur) vise à coordonner l’ensemble des acteurs de la lutte antiterroriste (services de renseignement, police) et les différents partenaires intervenant au sein de chaque établissement (psychologues, aumôniers, agents du ministère du travail chargés de la réinsertion et de l’égalité des chances…etc.). Ces acteurs tiennent régulièrement des réunions permettant d’évaluer la dangerosité des détenus extrémistes, notamment ceux liés à l’islam radical.
Le repérage se fonde sur une grille d’évaluation nationale, élaborée dans le cadre d’un programme de recherche. Celle-ci comprend 22 critères portant sur l’engagement personnel, les intentions et les capacités à commettre des actes extrémistes.
L’évaluation du risque permet ensuite d’adapter les interventions de désengagement, en permettant notamment de distinguer les détenus dont les motivations sont d’ordre idéologique de ceux dont les motivations sont d’ordre criminel.
3. Faire débuter la détection dès l’accueil des détenus dans les quartiers arrivants
La mise en œuvre d’une telle approche pluridisciplinaire pourrait permettre de commencer le travail de détection des détenus radicaux dès l’accueil dans les quartiers d’arrivants. Cette approche pourrait s’inscrire dans le cadre des procédures existantes, l’article 717-1 du code de procédure pénale, introduit par la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009, faisant référence à une « période d’observation pluridisciplinaire » des détenus dès leur accueil dans un établissement pénitentiaire, au cours de laquelle ces derniers font l’objet d’un « bilan de personnalité ».
Il conviendrait d’inclure expressément la radicalisation dans les éléments relatifs à la dangerosité et à la vulnérabilité des personnes détenues recherchés dès cette phase d’accueil, grâce à la diffusion d’une grille d’évaluation standardisée et à l’examen par les commissions pluridisciplinaires uniques (CPU) (112) de la situation et de la personnalité des détenus au regard des critères renseignés dans cette grille. Dans une même perspective, il pourrait également être utile de faire évoluer la composition des CPU, afin de l’adapter à l’évaluation du risque de radicalisation, en permettant par exemple la participation de représentants du renseignement pénitentiaire. La création de CPU spécifiques, comme il en existe s’agissant de la prévention du suicide, pourrait également être envisagée.
L’évaluation du degré de radicalisation des détenus, notamment de leur dangerosité et de leur vulnérabilité à cet égard, opérée dans un cadre pluridisciplinaire et à intervalles réguliers doit permettre de guider les choix en matière de gestion de la détention et de prise en charge de ces détenus. Leur réévaluation à intervalles réguliers paraît en outre nécessaire car les éléments de radicalisation peuvent évoluer au cours de la détention.
Proposition : Améliorer la détection de la radicalisation en milieu carcéral :
– adapter la grille nationale de détection des comportements radicaux élaborée par le bureau du renseignement pénitentiaire aux nouvelles formes de radicalisation ;
– former les personnels de surveillance et l’ensemble des partenaires intervenant en milieu carcéral à la connaissance des phénomènes de radicalisation ;
– inclure la radicalisation dans les éléments relatifs à la dangerosité et à la vulnérabilité des personnes détenues, recherchés dès la phase d’accueil dans les quartiers arrivants et adapter la composition des commissions pluridisciplinaires uniques chargées de cet examen ;
– utiliser l’évaluation du degré de radicalisation des détenus pour guider les choix en matière en matière de gestion de la détention et de prise en charge de ces détenus.
B. PRÉVENIR LA DIFFUSION DE LA RADICALISATION GRÂCE À UNE GESTION ADAPTÉE DE LA DÉTENTION
La présence de détenus radicalisés dans les établissements pénitentiaires amène à s’interroger sur les moyens pouvant être mis en œuvre pour éviter la propagation de la radicalisation au sein de la population carcérale.
Comme le souligne M. Farhad Khosrokhavar dans son rapport sur la radicalisation en prison (113), les nouvelles formes de radicalisation en prison ne concernent que rarement des individus esseulés mais reposent en général sur l’interaction d’un nombre limité d’individus, le plus souvent un duo ou un trio. Dans le cas du duo, une personnalité dominante exerce son influence sur une autre, souvent psychologiquement fragile, tandis que dans celui du trio, il peut s’agir de personnes partageant la même cellule, d’un leader utilisant un deuxième détenu pour en recruter un troisième ou encore de contacts avec une tierce personne en dehors de l’établissement (un détenu incarcéré dans un autre établissement par exemple) au moyen d’internet ou de téléphones portables (114) .
Si l’association entre un détenu « recruteur » et un détenu psychologiquement fragile semble prévaloir, les phénomènes de radicalisation en prison peuvent s’assimiler, dans certains cas, à une recherche de protection et de tranquillité par certains détenus opportunistes, à l’instar de ce qui peut exister s’agissant d’autres groupes délinquants. Dans ce cas, la dimension religieuse et psychologique de la radicalisation est à relativiser, celle-ci obéissant plus à une logique d’influence et de territoire au sein de la prison. Les « recruteurs » peuvent alors chercher à étendre leur influence en échange d’avantages matériels accordés aux détenus leur prêtant allégeance.
Face au développement important de ces phénomènes, une réflexion a été engagée au sein de l’administration pénitentiaire sur les mesures à prendre en matière de gestion de la détention. Pour votre rapporteur, celles-ci sont d’autant plus urgentes que l’évolution des formes de la radicalisation en prison, déjà évoquée, se traduisant par une dissimulation croissante des comportements radicaux, rend particulièrement difficile la surveillance de la propagation de la radicalisation.
1. Isoler individuellement les détenus radicalisés recruteurs
a. Des mesures appliquées aux détenus les plus dangereux strictement encadrées
Le régime de détention à l’isolement est défini par les articles 726-1 et R. 57-7-62 du code de procédure pénale.
Régime de détention à l’isolement
Articles 726-1 et R. 57-7-62 du code de procédure pénale
« Art. 726-1. Toute personne détenue, sauf si elle est mineure, peut être placée par l'autorité administrative, pour une durée maximale de trois mois, à l'isolement par mesure de protection ou de sécurité soit à sa demande, soit d'office. Cette mesure ne peut être renouvelée pour la même durée qu'après un débat contradictoire, au cours duquel la personne concernée, qui peut être assistée de son avocat, présente ses observations orales ou écrites. L'isolement ne peut être prolongé au-delà d'un an qu'après avis de l'autorité judiciaire.
Le placement à l'isolement n'affecte pas l'exercice des droits visés à l'article 22 de la loi n° 2009-1436 du 24 novembre 2009 pénitentiaire, sous réserve des aménagements qu'impose la sécurité.
Lorsqu'une personne détenue est placée à l'isolement, elle peut saisir le juge des référés en application de l'article L. 521-2 du code de justice administrative.
Un décret en Conseil d'État détermine les conditions d'application du présent article. »
« Art. R 57-7-62. La mise à l'isolement d'une personne détenue, par mesure de protection ou de sécurité, qu'elle soit prise d'office ou sur la demande de la personne détenue, ne constitue pas une mesure disciplinaire. La personne détenue placée à l'isolement est seule en cellule.
Elle conserve ses droits à l'information, aux visites, à la correspondance écrite et téléphonique, à l'exercice du culte et à l'utilisation de son compte nominatif.
Elle ne peut participer aux promenades et activités collectives auxquelles peuvent prétendre les personnes détenues soumises au régime de détention ordinaire, sauf autorisation, pour une activité spécifique, donnée par le chef d'établissement.
Toutefois, le chef d'établissement organise, dans toute la mesure du possible et en fonction de la personnalité de la personne détenue, des activités communes aux personnes détenues placées à l'isolement.
La personne détenue placée à l'isolement bénéficie d'au moins une heure quotidienne de promenade à l'air libre. »
Le régime de l’isolement n’est pas un régime pérenne et il doit faire l’objet de décisions à chaque renouvellement :
— du chef d’établissement pour le placement initial et le premier renouvellement de trois mois (article R. 57-7-66) ;
— du directeur interrégional des services pénitentiaires pour toute prolongation au-delà de six mois (article 57-7-67) ;
— du ministre de la justice pour toute prolongation au-delà d’un an (article R. 57-7-68).
Lorsqu’une personne a déjà été placée à l’isolement depuis moins d’un an, la durée de l’isolement antérieur s’impute sur la durée de la nouvelle mesure (article R. 57-7-74).
L’isolement ne peut être prolongé au-delà de deux ans sauf à titre exceptionnel pour assurer la sécurité des personnes ou de l’établissement (article R. 57-7-68).
Dans une décision du 17 décembre 2008 (115), le Conseil d’État a jugé que les décisions de placer un détenu à l’isolement constituaient des décisions susceptibles de recours et qu’elles ne pouvaient intervenir que si elles étaient strictement nécessaires pour assurer la sécurité de l’établissement pénitentiaire ou des personnes.
Ces décisions doivent comporter des motivations précises. La circulaire du 14 avril 2011 relative au placement à l’isolement des personnes détenues (116) indique ainsi que « la décision doit procéder de raisons sérieuses et d’éléments objectifs et concordants permettant de redouter des incidents graves de la part de la personne détenue ou dirigés contre elle ». À cet égard, elle doit indiquer les risques (évasion, agression ou pression, risques de mouvements perturbant la collectivité des personnes détenues, risques de connivence ou d'entente…), et préciser qui elle vise à protéger (vie ou intégrité physique de certaines personnes détenues, de l’isolé, des personnels ou la sécurité de l’établissement).
En raison des conditions particulières de détention qu’il implique, le régime de l’isolement est donc très strictement encadré.
22 personnes détenues radicalisées sont actuellement placées à l’isolement. Comme l’a indiqué Mme Isabelle Gorce, directrice de l’administration pénitentiaire, lors de son audition, le nombre limité de détenus concernés s’explique par le fait que ce régime de détention particulier est réservé à ceux considérés comme les plus dangereux. Il peut s’agir d’une dangerosité pénitentiaire (principalement un risque d’évasion) mais aussi d’un danger lié au prosélytisme et à un risque d’influence trop forte en détention.
Les détenus considérés comme dangereux, lorsqu’ils ne sont pas placés à l’isolement, peuvent être inscrits au répertoire des détenus particulièrement signalés (DPS) et faire à ce titre l’objet d’une surveillance particulière.
L’inscription des détenus au répertoire des détenus particulièrement signalés
Le répertoire des détenus particulièrement signalés (DPS) est prévu par l’article D. 276-1 du code de procédure pénale, selon lequel « [e]n vue de la mise en œuvre des mesures de sécurité adaptées, le ministre de la justice décide de l'inscription et de la radiation des détenus au répertoire des détenus particulièrement signalés dans des conditions déterminées par instruction ministérielle ».
La circulaire du 15 octobre 2012 (117) précise les conditions d’inscription et de maintien au répertoire des DPS.
Les personnes « appartenant aux mouvances terroristes, appartenance établie par la situation pénale ou par un signalement des magistrats, de la police ou de la gendarmerie » font partie des personnes susceptibles d’être inscrites au répertoire des DPS.
La décision d’inscription ou de maintien au répertoire des DPS relève de la compétence du ministre de la justice, après avis d’une commission présidée par le chef d’établissement. Sauf en cas d’urgence, une procédure contradictoire doit être respectée. Dans ce cadre, la personne détenue concernée est informée des raisons de la proposition d’inscription ou de maintien.
Les détenus particulièrement signalés peuvent avoir accès aux mêmes activités que les autres personnes détenues mais font l’objet d’une surveillance renforcée : cellules situées à proximité des postes de surveillance, vigilance renforcée lors des appels, des opérations de fouilles et de contrôle des locaux, ainsi que pour les relations avec l’extérieur et les déplacements, limitation de la réunion dans un même lieu des détenus DPS, affectation en maison centrale ou quartier maison centrale privilégié pour les condamnés.
b. Une nécessaire réflexion sur un régime d’isolement adapté
Votre rapporteur est favorable à l’engagement d’une réflexion sur un régime d’isolement plus adapté aux détenus radicalisés ayant le profil de leaders ou de recruteurs, s’agissant notamment des conditions de l’isolement ainsi que de sa durée.
À cet égard, il souligne que la législation italienne permet, sur le fondement de l’article 41 bis de la loi pénitentiaire, un régime d’isolement spécifique aux détenus appartenant à des groupes mafieux ou terroristes, qui n’a pas été remis en cause par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Ce régime permet de couvrir une période de détention plus longue que le dispositif français d’isolement. Il prévoit en outre des conditions de surveillance très strictes afin de couper les liens entre les détenus et leur organisation criminelle.
Le régime carcéral de l’article 41 bis en Italie
L’article 41 bis de la loi pénitentiaire (118) a été introduit en 1992 et modifié en 2002 puis 2009. Il autorise le ministre de la justice à suspendre par décret, pour des raisons de sécurité et d’ordre publics, l’application du régime de détention ordinaire pour les détenus appartenant à des organisations criminelles mafieuses ou terroristes (119), incarcérés pour l’une des infractions prévues par l’article 4 bis de la loi pénitentiaire. Cette mesure a pour objectif d’empêcher tout lien entre ces détenus et leur organisation.
La Cour constitutionnelle italienne a jugé que la motivation du décret du ministre de la justice devait être précise, la peine n’étant pas jugée comme un élément suffisant. Les décisions sont susceptibles de recours devant le tribunal de surveillance de Rome.
Les détenus placés sous ce régime sont seuls dans leur cellule. Ils sont placés dans des unités spécifiques, séparées au sein des établissements pénitentiaires, sous la surveillance d’un personnel dédié, les Gruppi operativi mobili.
Les détenus peuvent passer deux heures par jour en dehors de leur cellule, une en promenade et une dans les locaux d’activités communes, par groupe de quatre détenus au maximum. Ils sont autorisés à recevoir une visite de leur famille par mois, pour une heure maximum, enregistrée en vidéo, et trois visites hebdomadaires de leur avocat, pour une heure maximum.
En 2009, la durée initiale de ce régime a été portée à 4 ans, renouvelable pour deux ans.
La Cour européenne des droits de l’homme a examiné plusieurs requêtes relatives à l’application de l’article 41 bis. Dans deux décisions de 2009 (120), elle a jugé que celle-ci n’avait pas constitué, en l’espèce, un traitement inhumain et dégradant au sens de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme. Elle a également estimé que les restrictions et les contrôles des visites familiales n’étaient pas disproportionnés par rapport au but poursuivi, couper les liens avec le milieu criminel d’origine.
En 2013, 681 détenus étaient placés sous le régime de l’article 41 bis (121).
2. Créer des quartiers dédiés pour les autres détenus radicalisés, à l’exception des plus vulnérables
Depuis le mois d’octobre 2014, une expérience de regroupement des détenus PRI est menée à la maison d’arrêt de Fresnes. Dans le cadre du plan de lutte contre la radicalisation du ministère de la Justice adopté le 19 février 2015, la création de quatre nouveaux quartiers dédiés est prévue d’ici la fin de l’année 2015 dans les établissements de Fleury-Mérogis (qui en comptera deux), Osny, Lille-Annœullin. Ces quartiers compteront chacun une vingtaine de détenus.
a. L’expérience menée à la maison d’arrêt de Fresnes
Une délégation de la commission d'enquête s'est rendue à la maison d'arrêt de Fresnes le 8 avril 2015, où elle a pu visiter l'unité de prévention du prosélytisme créée en octobre 2014 et avoir des entretiens avec différents acteurs.
La création de l’unité, à l’initiative du directeur de l’établissement, M. Stéphane Scotto, s'est fondée sur la volonté de mettre fin au prosélytisme et à la pression exercée par une minorité de détenus sur la population de l'établissement, notamment sur les détenus de religion musulmane. Ces pressions se traduisaient par exemple par des injonctions de ne pas se doucher nus, de ne pas manger de porc ou encore de ne pas écouter de musique, ainsi que par des appels à la prière par les fenêtres de l'établissement. Plus globalement, la création de l’unité visait aussi à répondre à l’augmentation des incarcérations de détenus PRI dans l’établissement, faisant peser un risque de radicalisation sur les détenus les plus fragiles.
Le choix a été fait de placer dans cette unité uniquement les détenus PRI. L'application de ce critère exclusivement judiciaire a répondu au souci de ne pas appliquer un critère subjectif qui pourrait donner lieu à des contestations. Les détenus radicalisés incarcérés pour des infractions de droit commun ne sont donc pas placés dans cette unité. Par ailleurs, ainsi que l’indique le rapport de l’inspection des services pénitentiaires (122), certains détenus PRI ont été exclus du dispositif, en particulier deux détenus ayant le profil de leaders.
Les détenus placés dans l'unité, 24 au moment de la visite de la commission d’enquête, ne sont pas totalement isolés du reste de la détention. Leurs cellules, individuelles (alors que dans le reste de l'établissement, les cellules sont partagées par deux ou trois détenus) sont situées au sein de la première division de l’établissement.
Les détenus concernés ne sont isolés des autres que pour la promenade, le sport en extérieur et le culte. Leurs mouvements sont strictement encadrés. En revanche, ils ont accès à l'ensemble des autres activités (activités culturelles, sportives, scolaires, travail), faisant l’objet d’une surveillance continue, avec les autres détenus mais leur nombre est alors limité à deux ou trois au sein de groupes de 10 à 12 personnes. Cette situation répond au souci de ne pas créer de régime de détention particulier en maintenant les droits des détenus affectés dans l’unité.
De l’avis du directeur de l’établissement ainsi que de différents partenaires rencontrés lors de la visite, la création de l’unité est une première réponse au prosélytisme et aux pressions inacceptables constatées dans l’établissement et elle a permis d’apaiser le climat de la détention. Elle ne saurait en revanche constituer à elle seule une mesure de lutte contre la radicalisation.
b. Un dispositif de mise à l’écart nécessaire mais perfectible
L’expérimentation de Fresnes et la perspective de son extension soulèvent différentes questions, évoquées par les personnes entendues par la commission d’enquête dans le cadre des auditions consacrées à la prison, ainsi que par le rapport de l’inspection des services pénitentiaires déjà cité.
La première est une question de principe : est-il opportun de regrouper les détenus radicaux au sein des établissements pénitentiaires afin de les mettre à l’écart des autres détenus ? Le regroupement des détenus radicalisés se fonde sur l’idée que la radicalisation est un phénomène viral, contre lequel il convient de former un cordon sanitaire. Néanmoins, il convient d’éviter que celui-ci ne renforce leur radicalisation, voire ne favorise la constitution de réseaux et l’élaboration de projets terroristes.
Pour votre rapporteur, la présence, au sein du reste de la population carcérale, de détenus radicalisés susceptibles d’endoctriner ou d’influencer d’autres détenus, et le développement de phénomènes nouveaux, comme l’incarcération de personnes de retour de la zone irako-syrienne, rendent nécessaires une adaptation de la gestion de la détention.
Le principe de la mise à l’écart de certains détenus radicalisés est à cet égard une réponse adaptée.
Il conviendra cependant d’en préciser la doctrine afin d’éviter des effets contre-productifs. L’efficacité des quartiers dédiés dépendra en grande partie des critères qui seront appliqués pour décider d’y placer des détenus et donc de la finesse et de l’utilisation effective des outils d’évaluation de la radicalisation, point déjà abordé dans le présent rapport (123).Votre rapporteur considère en effet, comme le souligne le rapport d’inspection sur l’expérimentation de Fresnes, que « le critère de sélection du regroupement ne peut s’appuyer sur une automaticité d’éléments exogènes comme une qualification pénale mais sur un faisceau d’éléments et d’informations recueillis que permet l’observation notamment dans la phase du quartier arrivants ».
Le choix d’un autre critère que la qualification pénale est juridiquement possible dans le cadre du pouvoir du chef d’établissement d’affecter les personnes détenues dans les cellules qu’il désigne (article R. 57-6-24 du code de procédure pénale). Les décisions d’affectation constituent des mesures d’ordre intérieur qui ne peuvent pas être contestées devant le juge sous réserve que les détenus conservent leurs libertés et droits fondamentaux.
Lors de son audition du 3 février 2015, Mme Christiane Taubira, ministre de la Justice, garde des Sceaux, a fait état de la volonté de parvenir à des critères d’affectation plus fins que la qualification pénale des faits, en s’appuyant sur les résultats de la recherche-action menée actuellement sur la détection de la radicalisation en milieu carcéral (124).
Ces critères plus fins devront permettre de fonder les décisions d’affectation dans les quartiers dédiés sur une analyse du degré de radicalisation et du profil des détenus. Cette évolution permettra également d’affecter dans les futurs quartiers dédiés des détenus radicalisés incarcérés pour des faits de droit commun.
Tout d’abord, ainsi que précédemment évoqué, les détenus radicalisés identifiés comme des leaders ou des recruteurs, du fait de leur dangerosité, ne doivent pas avoir vocation à être affectés dans les futurs quartiers dédiés.
Il importe ensuite d’éviter de regrouper des détenus fortement radicalisés avec des profils plus fragiles susceptibles de tomber sous l’influence de la première catégorie. Comme l’a souligné Mme Géraldine Blin, conseillère nationale du syndicat national des directeurs pénitentiaires-CFDT, « [i]l faudra […] être attentif au choix des personnes que l’on placera dans les quartiers dédiés. Les expériences étrangères sont pleines d’enseignements : de nombreux pays européens abandonnent cette politique, car, sous prétexte qu’ils avaient commis des infractions du même type, des prisonniers aux profils très différents se sont retrouvés dans ces quartiers, ce qui a pu radicaliser des personnes qui ne l’étaient pas encore ».
S’agissant du cas spécifique des détenus de retour de la zone irako-syrienne, M. Farhad Khosrokhavar a estimé que « [l]e point essentiel est de ne pas mettre des repentis et des traumatisés en contact direct avec des djihadistes endurcis. Si on le fait, les plus forts et les plus radicalisés vont tenter de convertir les plus fragiles à leur vision du monde […] ».
Pour cette raison, votre rapporteur propose que les détenus identifiés comme vulnérables ou en voie de radicalisation ne soient pas affectés dans les futurs quartiers dédiés.
Du fait des possibilités d’évolution des détenus, il conviendra enfin de prévoir la possibilité de modifier les décisions d’affectation au cours de la détention.
Par ailleurs, la création des quartiers dédiés devra s’accompagner de conditions de sécurité renforcées. Leur efficacité suppose notamment de prévoir systématiquement l’encellulement individuel des détenus, ainsi qu’une surveillance accrue, grâce à des personnels supplémentaires spécialement formés.
La réponse au phénomène de la radicalisation en prison ne saurait néanmoins se limiter à la mise à l’écart de certains détenus radicalisés. Il est essentiel, parallèlement à cette mesure de gestion de la détention, de mettre en œuvre des programmes de prise en charge des détenus radicalisés adaptés à leurs profils permettant de favoriser des processus de sortie de la radicalisation et de réinsertion.
3. Mettre en œuvre une prise en charge différenciée des détenus radicalisés selon leur profil
Comme l’ont souligné plusieurs personnes entendues par la commission d’enquête, il serait illusoire de chercher à désendoctriner les personnes les plus radicalisées, ayant le profil de leaders ou de recruteurs. S’agissant de ces détenus, la réponse carcérale doit se limiter aux mesures d’isolement et de surveillance déjà évoquées.
En revanche, des programmes de prévention ou de désendoctrinement doivent être élaborés s’agissant des autres catégories de détenus radicalisés ou en voie de radicalisation.
Ces programmes devront être adaptés aux profils des détenus, selon leur degré de radicalisation. S’agissant des détenus de retour d’une zone de combat, la dimension traumatique devra être intégrée par une prise en charge psychologique adaptée. À cet égard, il serait également souhaitable de généraliser les expertises psychologiques s’agissant des personnes jugées pour des infractions terroristes, alors que celles-ci ne sont obligatoires qu’en matière criminelle.
Votre rapporteur n’ignore pas les difficultés à définir le contenu de programmes de désendoctrinement, de nombreuses personnes entendues ayant souligné l’absence de « recette miracle » et le fait que la réflexion sur cette question n’en était qu’à un stade exploratoire.
Des programmes spécifiques au milieu pénitentiaire sont d’ores et déjà mis en œuvre au Royaume-Uni.
Programmes de prévention de la radicalisation et de déradicalisation mis en œuvre dans les prisons au Royaume-Uni
Plusieurs programmes de prévention de la radicalisation et de déradicalisation en milieu carcéral sont actuellement mis en œuvre par le National Offender Management Service.
S’agissant de la prévention, le programme éducatif et théologique Tarbiyah s’adresse aux détenus qui souhaitent se convertir. Il est actuellement suivi par 2 200 détenus.
Le programme Healthy Identity Interventions (HII) s’adresse aux détenus radicalisés identifiés dans le cadre du programme Pathfinder (125). Il vise à déradicaliser les détenus afin d’éviter qu’ils ne commettent après leur sortie de prison un crime ou un délit extrémiste. Il se compose de deux modules, HII foundations, adapté aux détenus en cours de radicalisation, et HII plus, s’adressant aux criminels ayant commis leurs actes au nom d’une idéologie extrémiste. Les interventions sont conduites avec chaque détenu individuellement. Elles portent sur l’identité, l’idéologie et l’affiliation des détenus et visent à leur faire retrouver leur individualité.
Enfin, le programme IBAANA, qui n’est pas encore mis en œuvre, se fonde sur l’utilisation de la théologie dans le cadre d’interventions en tête-à-tête entre un imam spécialement formé et un détenu radicalisé, visant à déconstruire le discours extrémiste de ces derniers.
La recherche-action actuellement menée par l’Association française des victimes de terrorisme au sein des maisons d’arrêt d’Osny et de Fleury-Mérogis (126) vise, outre la définition de critères de détection de la radicalisation, celle de programmes de prise en charge des détenus radicalisés. Selon les informations communiquées par le ministère de la Justice, les premiers programmes de prise en charge de personnes détenues radicalisées ont débuté, dans ce cadre, les 18 et 27 mai 2015. Un rapport d’étape sera remis, à l’issue de la mise en œuvre de ces premiers programmes au cours de l’été, avant le lancement de deux nouveaux programmes en septembre. Mme Christiane Taubira, ministre de la Justice, garde des Sceaux, a par ailleurs indiqué lors de son audition du 19 mai dernier que ces premiers programmes de désendoctrinement faisaient appel à la parole de « repentis ».
Deux autres recherches-actions en milieu carcéral, dont le marché a été publié fin mars, sont envisagées. La première porte sur la prise en charge des personnes radicalisées prévenues et condamnées à des peines inférieures ou égales à 2 ans. La seconde a pour objectif la prise en charge des personnes radicalisées condamnées à une peine supérieure ou égale à 10 ans, détenues en maison centrale ou quartier maison centrale.
Votre rapporteur souligne que les futurs programmes de prise en charge devront associer les différents partenaires intervenant en milieu pénitentiaire (SPIP, équipes médico-psychiatriques), qui devront avoir bénéficié de formations spécifiques et, si nécessaire, des intervenants extérieurs. La question du rôle des aumôniers musulmans dans l’intervention auprès des détenus radicaux a été abordée lors de différents déplacements et auditions de la commission d’enquête. Actuellement, ce rôle reste limité pour différents raisons, au premier rang desquelles l’insuffisance du nombre d’aumôniers musulmans, la précarité de leur statut et leur profil souvent inadapté au dialogue avec de jeunes détenus radicalisés, points sur lesquels le présent rapport reviendra. En outre, il apparaît que les aumôniers musulmans font souvent l’objet d’un rejet de la part des détenus radicaux, qui contestent leur vision de l’islam et leur positionnement par rapport à l’institution carcérale.
Pourtant, l’intervention des aumôniers musulmans auprès de certains détenus radicalisés, en particulier des plus vulnérables, pourrait permettre d’entamer un dialogue visant à déconstruire les fondements pseudo-religieux de la radicalisation. La pertinence d’une telle implication des aumôniers paraît d’autant plus forte que, en milieu carcéral comme à l’extérieur, les personnes radicalisées ont pour point commun l’extrême faiblesse de leurs connaissances religieuses. Il ne s’agirait pas, bien entendu, de faire peser sur les aumôniers musulmans l’entière responsabilité de la prise en charge de la radicalisation, qui devrait intervenir dans le cadre d’une approche pluridisciplinaire les associant au cas par cas.
Dans cette perspective, il conviendrait de renforcer la formation des aumôniers musulmans s’agissant de la connaissance des phénomènes de radicalisation et des éléments de contre-discours pouvant être avancés face aux détenus radicalisés ou en voie de radicalisation. Ce processus nécessitant du temps, mais aussi un certain renouvellement du profil des aumôniers, il serait souhaitable, au cours d’une période transitoire, de former un nombre limité d’aumôniers à ces questions dans chaque région pénitentiaire et de financer leurs déplacements dans les différents établissements concernés par la présence de détenus radicalisés.
Enfin, des programmes généraux de prévention doivent s’adresser à l’ensemble des détenus dès leur incarcération. Comme l’a indiqué Mme Christiane Taubira, ministre de la Justice, garde des Sceaux, lors de son audition du 3 février 2015, le ministère de la Justice a conclu dans cette perspective un partenariat avec l’École pratique des hautes études, l’École des hautes études en sciences sociales ainsi que l’Institut du monde arabe et la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes). Celui-ci doit permettre d’élaborer des modules de formation à la citoyenneté et à la laïcité destinés aux arrivants. Des modules de sensibilisation à ces questions destinés aux détenus âgés de moins de vingt-cinq ans sont également en cours d’élaboration avec l’Éducation nationale.
Proposition : Prévenir la diffusion de la radicalisation grâce à une gestion adaptée de la détention :
- isoler individuellement les détenus radicalisés recruteurs, en ouvrant une réflexion sur un régime d’isolement adapté ;
- créer des quartiers dédiés pour les autres détenus radicalisés, à l’exception des plus vulnérables ;
- mettre en œuvre une prise en charge différenciée des détenus radicalisés selon leur profil, incluant une prise en charge psychologique adaptée des personnes de retour d’une zone de djihad ainsi que des programmes associant les différents partenaires intervenant en milieu pénitentiaire.
C. AMÉLIORER LES CONDITIONS DE LA PRATIQUE DE L’ISLAM EN PRISON
1. Le cadre juridique de la liberté d’exercice du culte en prison et des aumôneries pénitentiaires
Le principe de laïcité s’applique bien entendu aux prisons, comme aux autres établissements publics.
L’article 2 de la loi du 9 décembre 1905, selon lequel « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte » prévoit néanmoins, qu’afin d’assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que les lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons, les dépenses relatives à des services d’aumônerie peuvent être inscrites aux budgets de l’État, des départements et des communes.
L’article 26 de la loi pénitentiaire 24 novembre 2009 dispose que « [l]es personnes détenues ont droit à la liberté d'opinion, de conscience et de religion. Elles peuvent exercer le culte de leur choix, selon les conditions adaptées à l'organisation des lieux, sans autres limites que celles imposées par la sécurité et le bon ordre de l'établissement », tandis que l’article R. 57-9-3 du code de procédure pénale prévoit que « chaque personne détenue doit pouvoir satisfaire aux exigences de sa vie religieuse, morale ou spirituelle ».
Les fonctions des aumôniers pénitentiaires sont définies par l’article R.57-9-4 du code de procédure pénale, selon lequel « les offices religieux, les réunions cultuelles et l’assistance spirituelle aux personnes détenues sont assurés, pour les différents cultes, par des aumôniers agréés «. Les jours et heures des offices sont fixés par les aumôniers en accord avec le chef d'établissement et organisés dans un local déterminé par le chef d'établissement (127). Les détenus peuvent s'entretenir, à leur demande, aussi souvent que nécessaire, avec les aumôniers de leur confession, en dehors de la présence d'un surveillant, soit dans un parloir, soit dans un local prévu à cet effet, soit dans la cellule (128).
Les conditions d’agrément des aumôniers, ainsi que des auxiliaires bénévoles d’aumônerie et des accompagnants occasionnels d’aumônerie ont fait l’objet d’une circulaire de la ministre de la Justice, garde des Sceaux, du 20 septembre 2012 (129).
Le régime d’agrément des intervenants d’aumônerie pénitentiaire
1. L’agrément de l’aumônier national
Lorsqu’une organisation cultuelle adresse à l’administration pénitentiaire une demande pour constituer une aumônerie de prison, il est nécessaire qu’elle propose l’agrément d’un aumônier national.
L’agrément est délivré par le directeur interrégional compétent (selon la domiciliation de l’aumônier) après enquête préfectorale et après avis du directeur de l’administration pénitentiaire et du ministère de l’Intérieur (bureau central des cultes).
L’avis de l’aumônier national est requis pour l’agrément de l’ensemble des intervenants d’aumônerie ainsi que pour désigner, parmi les aumôniers, ceux qui disposent d’une compétence régionale.
2. L’agrément d’intervenants d’aumônerie
Parmi les intervenants d’aumônerie, on distingue les aumôniers (régionaux ou locaux / indemnisés ou bénévoles) et les auxiliaires bénévoles d’aumônerie.
– les aumôniers de prison
Conformément à l’article D. 439 du code de procédure pénale, l’agrément est délivré par le directeur interrégional, après avis du préfet du département dans lequel se situe l’établissement (ou du préfet de région lorsque la demande porte sur des établissements situés dans plusieurs départements), sur proposition ou après approbation de l’aumônier national du culte concerné.
Un aumônier peut avoir une compétence locale ou régionale, selon le mandat qui lui est confié par l’aumônier national. La demande pour désigner un aumônier régional est adressée par l’aumônier national au directeur interrégional des services pénitentiaires.
Un aumônier peut être bénévole ou indemnisé. Les aumôniers nationaux procèdent, dans la limite du montant de l’enveloppe allouée à leur culte, à une répartition. Ils décident quels sont les aumôniers qui seront indemnisés et à quelle hauteur, les indemnisations étant calculées en vacations horaires dont le montant est fixé par l’arrêté interministériel du 1er décembre 2008.
– les auxiliaires bénévoles d’aumônerie
La procédure est la même que pour les aumôniers mais l’agrément est délivré pour une période de deux ans renouvelable (art. 439-2 du CPP).
Source : Ministère de la Justice, direction de l’administration pénitentiaire
2. La nécessité de remédier à la pénurie très importante d’aumôniers musulmans
Le nombre actuel d’aumôniers musulmans, 193, reste très largement insuffisant par rapport à la demande des détenus. Bien que le nombre de détenus musulmans ne soit pas connu de l’administration pénitentiaire, les statistiques officielles ne pouvant se fonder sur l’appartenance à une religion, le nombre de détenus déclarant vouloir suivre le ramadan, 18 000, sur un total de 68 000, est un indicateur.
L’effectif d’aumôniers musulmans paraît d’autant plus insuffisant lorsqu’on le compare à celui des aumôniers d’autres religions.
EFFECTIFS DES AUMÔNERIES PÉNITENTIAIRES AU 1ER JANVIER 2015
Aumôniers indemnisés |
Aumôniers bénévoles |
Auxiliaires bénévoles d’aumônerie |
Total | |
Catholique |
195 |
402 |
163 |
760 |
Israélite |
43 |
31 |
1 |
75 |
Musulman |
124 |
67 |
2 |
193 |
Protestant |
86 |
266 |
25 |
377 |
Orthodoxe |
5 |
42 |
5 |
52 |
Bouddhiste |
0 |
10 |
0 |
10 |
Témoins de Jéhovah* |
0 |
108 |
3 |
111 |
Autres cultes |
0 |
46 |
4 |
50 |
TOTAL |
453 |
972 |
203 |
1628 |
* À la suite d’une condamnation de l’État par le Conseil d’État le 16 octobre 2013 pour refus d’agrément
Source : Ministère de la justice, direction de l’administration pénitentiaire (rapports d’activité 2014 des directions interrégionales des services pénitentiaires)
La circulaire du 20 septembre 2012 déjà citée indique qu’ « il convient de respecter un mode de répartition des crédits d’aumônerie entre les différentes confessions qui prenne en compte les demandes cultuelles des personnes détenues ». Selon le ministère de la Justice interrogé sur ce point par votre rapporteur, le nombre de postes indemnisés par religion dépend de l’historique des interventions des différents cultes et des créations budgétaires spécifiques.
Les crédits budgétaires affectés à l’aumônerie musulmane en 2014 se sont élevés à 629 000 euros, sur un total de 2,4 millions d’euros pour l’ensemble des aumôneries. Dans le cadre du plan du ministère de la Justice de lutte contre la radicalisation, un doublement des crédits de l’aumônerie musulmane, portés à 1,23 million d’euros en 2015, a été annoncé, permettant le recrutement de 60 aumôniers supplémentaires (30 postes avaient été créés en 2013 et 2014).
Il convient de poursuivre et d’approfondir cet effort de l’État afin d’assurer la présence effective d’aumôniers musulmans dans les établissements pénitentiaires.
Actuellement, l’insuffisance du nombre d’aumôniers musulmans est un obstacle à l’exercice effectif de la liberté de culte pour les détenus appartenant à cette religion. Comme l’a souligné M. Farhad Khosrokhavar, « il n’est pas normal que, dans plusieurs grandes prisons françaises, où le droit de pratiquer son culte est en théorie reconnu à tous en vertu du principe de laïcité, les musulmans ne puissent pas faire la prière collective du vendredi. Au cours des entretiens que j’ai menés en prison, de nombreux jeunes ont formulé le grief suivant : " Les chrétiens ont la messe du dimanche, les juifs ont shabbat, mais nous, nous n’avons pas la prière du vendredi ! " Il s’agit en effet d’un véritable problème, qui crée une frustration profonde et alimente le sentiment que l’islam est méprisé ».
Ce déséquilibre risque donc d’alimenter un sentiment d’injustice propre à favoriser des processus de radicalisation. L’absence d’aumôniers pénitentiaires et de prière du vendredi peut également encourager l’action d’imams autoproclamés prêchant une idéologie radicale.
La pénurie d’aumôniers musulmans est liée à la faible attractivité du statut d’aumônier pénitentiaire, notamment par rapport à celui d’aumônier militaire ou hospitalier. En application de l’arrêté du 1er décembre 2008, le montant de l’indemnité forfaitaire horaire des aumôniers pénitentiaires est de 9,67 euros pour un aumônier local, de 11,60 euros pour un aumônier régional et de 12,57 euros pour un aumônier national. L’indemnité mensuelle nette moyenne perçue par les aumôniers musulmans indemnisés est de 380,78 euros en 2015. Par ailleurs, les aumôniers pénitentiaires ne bénéficient d’aucune couverture sociale ni droits à la retraite.
Il conviendrait donc, afin de susciter plus de candidatures et de mieux reconnaître les fonctions des aumôniers pénitentiaires, de les doter d’un véritable statut grâce à des moyens renforcés. Une telle évolution permettrait également de favoriser le recrutement de jeunes aumôniers, l’inadaptation du profil de certains aumôniers, aujourd’hui âgés, au dialogue avec de jeunes détenus, ayant été soulignée par plusieurs personnes entendues par la commission d’enquête.
3. Améliorer la formation des aumôniers musulmans
S’il convient d’assurer la présence d’aumôniers musulmans en nombre suffisant pour répondre à la demande des détenus, il est également nécessaire que ces aumôniers disposent d’une formation adaptée.
La formation théologique des aumôniers relève de la responsabilité exclusive des différents cultes. Il revient à l’aumônier national de s’assurer que les personnes sollicitant un agrément pourront exercer correctement leur mission. Selon les informations dont dispose la commission d’enquête, une formation pour les futurs aumôniers est actuellement dispensée dans trois instituts : l’institut Al-Ghazali, à la Grande Mosquée de Paris, le deuxième à Saint-Denis et le troisième à l’Institut européen des sciences humaines (IESH) de Château-Chinon. Par ailleurs, une formation continue est dispensée aux aumôniers, sous la forme de séminaires organisés à l’initiative de l’aumônerie nationale, avec le soutien du Rassemblement des Musulmans de France (RMF).
Cette question rejoint partiellement celle, plus large, de la formation des imams et du développement nécessaire des formations théologiques musulmanes, qui sera développée dans la partie du présent rapport consacrée à la recherche et à l’université (130).
Il existe également plusieurs diplômes d’université (DU) de formations civiles et civiques, destinés principalement aux cadres religieux. Dans son rapport sur la formation des cadres religieux musulmans, M. Francis Messner, professeur à l’université de Strasbourg et directeur de recherches émérite au CNRS, préconisait que le recrutement des aumôniers des établissements pénitentiaires (mais aussi de l’armée et des hôpitaux) soit, à terme, soumis à l’obtention de ces diplômes (131).
Indépendamment de ces formations, les directions interrégionales des services pénitentiaires organisent chaque année des formations d’une durée de deux jours pour les nouveaux aumôniers, portant sur la connaissance du milieu pénitentiaire, des actions de l’administration pénitentiaire pour permettre aux personnes détenues d’exercer leur liberté de culte et des spécificités des publics pris en charge. Il conviendrait de développer les actions de formation continue, à l’image de certaines déjà mises en œuvre, qui portent notamment sur le rôle et le positionnement de l’aumônier au sein de la détention, ainsi que sur les aspects théoriques et pratiques de la liberté religieuse et de la liberté de conscience.
Proposition : Améliorer les conditions de la pratique de l’islam en prison :
- remédier à la pénurie très importante d’aumôniers musulmans ;
- doter les aumôniers pénitentiaires d’un véritable statut ;
- dans un délai de cinq ans, subordonner le recrutement des aumôniers pénitentiaires à l’obtention d’un diplôme universitaire de formation civile et civique.
III. LUTTER CONTRE LA PROPAGANDE DJIHADISTE
A. INTERNET ET LES RÉSEAUX SOCIAUX
L’occupation de l’espace médiatique et la course à la notoriété caractérisent les djihadistes de l’actuelle génération. Mais au-delà de la propagande véhiculée par les djihadistes, la Toile permet également de diffuser des informations destinées à faciliter le passage à l’acte des terroristes. Ainsi que l’a souligné M. Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur, lors de son audition du 19 mai dernier, « aujourd’hui, quiconque souhaite commettre un attentat peut aisément se procurer les informations et les moyens nécessaires, notamment via Internet. »
Les pouvoirs publics ont donc mis en place des procédures pour lutter contre les sites alimentés par les djihadistes sur internet et, parallèlement, ont commencé à promouvoir un discours de mise en garde et de modération.
1. La possibilité pour l’administration de bloquer les sites djihadistes
Le blocage administratif des sites internet est une mesure prévue par l’article 6-1 de la loi n° 2014-1353 du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme et par le décret d’application n° 2015-125 du 5 février 2015 relatif au blocage des sites provoquant à des actes de terrorisme ou en faisant l’apologie et des sites diffusant des images et représentations de mineurs à caractère pornographique (132).
Ces dispositions permettent à une autorité administrative, l’Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l'information et de la communication (OCLCTIC) qui dépend de la direction centrale de la police judiciaire, de réclamer aux hébergeurs de sites sensibles le retrait des contenus illicites, sans demander l’autorisation d’un juge. Cette procédure de blocage administratif est donc distincte des mesures que peut prendre l’autorité judiciaire en référé ou sur requête, à l’encontre d’hébergeurs et d’éditeurs, afin de prévenir un dommage ou faire cesser un dommage par le contenu d’un service de communication au public en ligne (contenus injurieux, diffamatoires, contentieux en matière de droit d’auteur, etc.).
Les demandes sont issues, notamment, de signalements effectués par les internautes sur la plateforme « PHAROS » mise en place en 2009 pour leur permettre de signaler les contenus illicites. Passé un délai de 24 heures, si l’hébergeur n’obtempère pas, l’autorité peut exiger que les fournisseurs d'accès à Internet (Orange, Bouygues, Free, SFR…) bloquent l'accès de la plateforme concernée.
Si le site concerné n’indique pas les mentions légales de l’hébergeur, la loi donne la possibilité à l’administration de solliciter les fournisseurs d’accès à Internet sans passer par l’intermédiaire de l’hébergeur.
Une personnalité qualifiée, désignée au sein de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), actuellement M. Alexandre Linden, a été chargée de contrôler la mise en œuvre de ce nouveau dispositif.
Le 16 mars 2015, le ministère de l’Intérieur a divulgué la liste de cinq premiers sites djihadistes bloqués, théoriquement inaccessibles depuis le 13 mars. Les internautes passant par leurs fournisseurs d’accès habituels sont redirigés vers une page du ministère de l’intérieur qui affiche le message suivant : « Vous avez été redirigé vers ce site officiel car votre ordinateur allait se connecter à une page dont le contenu provoque à des actes de terrorisme ou fait publiquement l'apologie d'actes de terrorisme». Lors de son audition du 19 mai dernier, le ministre de l’intérieur, M. Bernard Cazeneuve a précisé que, depuis lors, 36 sites au total avaient fait l’objet d’une mesure de blocage, d’autres étant à venir.
En l’occurrence, l’administration a saisi directement les fournisseurs d’accès, sans passer par l’intermédiaire des hébergeurs dont les noms n’étaient pas mentionnés explicitement. L’un des fournisseurs d’accès, Numéricâble, n’ayant pas immédiatement respecté la demande du ministère de l’intérieur pour des raisons techniques, certains sites sont restés visibles quelques jours aux internautes ayant cette société pour fournisseur d’accès.
Ce blocage ne peut fonctionner que pour les ordinateurs ayant été configurés avec le DNS (Domain Name System) fourni par un opérateur français (Orange, Free, SFR…). Si l’internaute configure lui-même sa connexion internet avec un autre DNS, tel les « Google Public DNS », il peut contourner l’interdiction. En effet, ces serveurs DNS ne sont pas concernés par le décret, puisqu’ils ne sont pas ceux d’opérateurs français. L’utilisation d’un logiciel libre comme Tor permet d’aboutir au même résultat. Malgré ces limites, les dispositifs de blocage présentent l’avantage de rendre ces sites moins accessibles.
La commission d’enquête souligne également l’intérêt des initiatives prises en la matière par l’Union européenne qui dispose d’un observatoire des messages diffusés sur internet avec la plateforme « check the web » récemment mise en place à La Haye, et qui réfléchit en outre à la mise en place d’une cellule d’alerte placée auprès d’Europol.
La commission salue et soutient l’action de M. Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur, qui s’est rendu aux États-Unis, dans la Silicon Valley, pour sensibiliser les principales entreprises du Web et les inciter à accroître leurs efforts pour supprimer au plus vite de la toile les contenus violents. Même si la situation sur internet est encore loin d’être satisfaisante, la démarche semble porter ses premiers fruits puisque l’une des personnes entendues par la commission a reconnu que « YouTube et Dailymotion ont consenti de gros efforts, si bien qu’il s’avère difficile de trouver une vidéo postée par un groupe terroriste quelques heures après sa diffusion. »
Autre preuve de la prise de conscience des entreprises du Web : la journée de sensibilisation organisée à Paris, le 27 mai, conjointement par Facebook, Google et Twitter sur le thème de la radicalisation sur internet. Toutefois, M. Benoit Tabaka, porte-parole de Google France, a souligné dans la presse à cette occasion que « pour lutter contre la radicalisation en ligne, supprimer les contenus violents ne suffit pas. Il faut aussi s'inscrire dans une démarche de production. » Plus que jamais, une politique offensive de diffusion d’un contre-discours paraît donc indispensable.
2. La lutte contre la propagande djihadiste
Il semble impossible d’empêcher la propagande djihadiste sur les réseaux sociaux, sauf à suivre les pratiques de pays non démocratiques. Par ailleurs, la lutte contre les djihadistes est différente du combat mené contre les pédophiles qui recherchent la discrétion quand les premiers élaborent, depuis l’étranger, des discours qui ont pour objectif d’obtenir la plus grande notoriété possible.
Selon certains observateurs, le déréférencement des sites qui commence à être mis en place par l’administration « aurait pu avoir un impact il y a dix ans, à l’époque des forums sur Internet, mais la propagande se diffuse aujourd’hui sur Facebook et Twitter, réseaux publics sur lesquels on ne peut pas agir ». Des centaines de comptes sont supprimés chaque jour par Youtube ou Dailymotion, « ce qui n’empêche pas la dizaine de vidéos produites quotidiennement par Daech de se diffuser de manière virale. Les opérateurs prennent des mesures qui gênent les groupes terroristes, mais qui n’empêchent rien ». Compte tenu des difficultés qu’il y a à lutter efficacement contre le discours djihadiste, l’État a mis en place un contre-discours sur le site www.stop-djihadisme.gouv.fr. Ce site, qui se veut didactique et pratique, en fournissant de nombreux contacts pour les personnes en détresse, passe toutefois pour être trop administratif, sans doute un peu aseptisé en regard des sites djihadistes qui présentent, il est vrai, des images plus crues. Son audience auprès d’une partie de la jeunesse est donc relativement faible. Surtout, il pâtit de son origine gouvernementale. En effet, pour les tenants de la théorie du complot, tout ce qui est institutionnel est forcément manipulé.
C’est l’avis de M. Pierre Conesa qui lors de son audition par la commission explique : « Qui doit émettre la politique de contre-radicalisation ? Ce n’est pas le Gouvernement, car on ne ramène pas un transcendant à la raison par des cours d’instruction civique (…) Le service d’information du Gouvernement (SIG) a eu raison de produire une vidéo et d’ouvrir le site stop-djihadisme, mais nous devons faire émerger un discours public qui ne soit pas tenu par les autorités politiques ».
Un spécialiste de ces questions, entendu par la commission d’enquête, a estimé que le site gouvernemental pourrait aider les familles dont un membre est en voie de radicalisation. Ce site « n’aura, en revanche, pas d’effet sur les jeunes déjà radicalisés, pas plus que n’importe quel discours. Et d’ailleurs, ces discours existent déjà, notamment dans les mosquées et les médias, et ne dissuadent personne, la contre-culture djihadiste se construisant en opposition à ces institutions ».
Sans sous-estimer ces arguments, la commission d’enquête préconise la mise en place d’un contre-discours diffusé sur internet. Elle soutient pleinement la démarche du ministre de l’Intérieur, M. Bernard Cazeneuve, lorsqu’il déclare « nous devons développer sur Internet un contre-discours visant à contrecarrer les phénomènes de radicalisation et d’endoctrinement. C’est tout l’objectif de l’initiative lancée avec l’appui de la Belgique. Une équipe de communication stratégique sur la Syrie a été mise en place grâce à un financement européen. La France participe bien sûr sans réserve aux travaux de cette cellule. »
La commission salue l’initiative du premier ministre, M. Manuel Valls, qui a annoncé le 27 mai, la volonté du gouvernement de « mettre en place un bataillon de community managers de l’État pour opposer (…) une parole officielle à la parole des djihadistes et ne pas leur laisser l’espace numérique ». Ce « bataillon » prendrait la forme de deux cellules : l’une, étatique, avec des fonctionnaires issus des ministères tandis que l’autre serait adossée à une fondation privée, animée par des militants associatifs. Cette dernière « fera de la recherche sur l’évolution du discours et de la propagande djihadiste » a précisé le chef du gouvernement. Ces deux cellules, dont les effectifs n’ont pas encore été arrêtés, devraient être opérationnelles avant la fin de l’année.
3. Promouvoir et diffuser le discours des « repentis »
Se faisant l’écho de plusieurs intervenants auditionnées, la commission d’enquête regrette la trop faible place faite aux discours des individus repentis, dont certains récits, édifiants, pourraient être de nature à faire réfléchir les jeunes candidats au djihad. La ministre de la Justice, lors de son audition du 19 mai 2015, a laissé entendre que certains repentis intervenaient déjà en prison auprès de certains détenus. Manifestement, leur voix n’est pas très audible et la commission d’enquête considère qu’il conviendrait de développer et de promouvoir ces témoignages.
Certes, ce genre de contre-discours n’aura d’effet que sur une minorité d’individus, ceux qui se trouvent sur le point de se radicaliser. Il peut en revanche jouer le rôle d’alerte auprès des familles, à l’instar de la campagne « Stop djihadisme » lancée par le gouvernement.
Des chercheurs ont expliqué avoir rencontré des jeunes rentrés de Syrie, déçus et parfois horrifiés par ce qu’il avaient vu. S’il était donné à ces personnes la possibilité de réaliser des vidéos pour raconter leurs parcours et leurs expériences, cela pourrait avoir un impact sur d’autres jeunes entrés dans un processus de radicalisation. D’autres pays ont commencé à promouvoir ce genre de témoignages.
Une personne entendue par la commission a rapporté avoir demandé à un juge d’enregistrer une telle vidéo avec un djihadiste repenti, ce qui lui fut refusé au motif qu’une procédure judiciaire était en cours.
Proposition : Promouvoir et diffuser les témoignages d’anciens djihadistes « repentis ».
4. Enseigner aux enfants à se protéger des pièges du numérique
Enfin, la commission d’enquête souhaite attirer l’attention sur la nécessité d’enseigner aux enfants, très tôt, à se protéger des pièges d’internet et des réseaux sociaux, à faire la part de la désinformation, à savoir se méfier.
La ministre de l’Éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, Mme Najat Vallaud-Belkacem en est bien consciente. Interrogée par la commission d’enquête, elle a déclaré que « la capacité à prendre du recul et à lire de façon éclairée les informations qui circulent sur les réseaux sociaux et sur le Web en général est cruciale. Or, en ce domaine, l’école détient une responsabilité. Certains voudraient qu’elle reste en mode avion, qu’elle se tienne à l’écart de cette évolution de la société ; je crois que ce ne serait pas rendre service à nos enfants : puisqu’ils baignent de toute façon dans cet univers, autant leur donner les codes qui leur permettront de s’y protéger plutôt que les laisser tomber dans tous les pièges qui leur sont tendus ».
Le Président de la République en clôture de la conférence « L’école change avec le numérique », le 7 mai dernier, s’est prononcé en ce sens : « Le numérique n’est pas simplement un outil, ce ne sont pas simplement des pédagogies, des contenus, c’est aussi une culture. Une culture, cela veut dire que chaque collégien doit être doté des moyens de comprendre ce qui se lit, ce qui se voit, sur les tablettes numériques ou sur les ordinateurs, d’en comprendre les enjeux en termes de citoyenneté (…) A partir de la rentrée 2016, dès l’école primaire, tous les enfants seront éveillés au codage et à la culture digitale ».
B. LE RÔLE DES MÉDIAS AUDIOVISUELS
1. Le phénomène amplificateur des médias
La commission d’enquête s’est également intéressée au rôle joué par les médias lors des évènements des 7, 8 et 9 janvier à Paris.
Lors de son audition, le président du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), M. Olivier Schrameck a résumé la problématique : « comment assurer le traitement légitime des attentats dans l’exercice du droit et de la liberté d’information sans participer à la mise en danger des personnes susceptibles d’être touchées et, au-delà, sans donner à des mouvements terroristes une tribune médiatique qu’ils recherchent évidemment ? »
Le rapporteur est conscient de la mission fondamentale des médias en matière d’information du public et considère que, lors des attentats du mois de janvier dernier, ces derniers ont assurément contribué à la prise de conscience collective et à la mobilisation républicaine qui s’en sont suivies.
Le rapporteur ne sous-estime pas non plus les difficultés particulières de l’exercice de cette mission dans les conditions d’urgence et de gravité de ces trois jours et dans l’environnement général qui est celui de l’information : les rumeurs circulant sur les réseaux sociaux, les vidéos réalisées par des amateurs et l’ensemble des mises en ligne sur internet. Comme l’indique M. Olivier Schrameck « ils ont insisté sur le risque d’être perçus comme diffusant une information " officielle ", parce que trop filtrée et cachant les vérités que l’on ne trouverait que sur internet, qui serait dès lors considéré comme le seul espace d’expression totalement libre ». Les responsables des chaînes de télévision et des stations de radio y ont vu une forme de concurrence à laquelle il est parfois difficile de résister ; les responsables de rédaction craignant par ailleurs que des précautions trop importantes (floutage, report, suppression de diffusion) « soient perçues comme des formes d’aseptisation d’une réalité difficile et brutale ».
À la suite de la couverture des évènements de janvier 2015, le CSA a néanmoins relevé un certain nombre de manquements : quinze ont donné lieu à une mise en garde et vingt-et-un, plus graves, ont justifié une mise en demeure.
La commission d’enquête ne peut que déplorer et condamner les manquements de certains médias. Elle appelle le CSA à poursuivre son travail de contrôle avec la plus grande vigilance.
Au-delà des évènements survenus à Paris en janvier, M. Pierre Conesa rappelle que « la médiatisation du sujet du port du voile et des signes religieux à l’école ou dans l’espace public biaise gravement le débat. Le traitement des attentats de janvier dernier (…) et la mise en scène de ces événements – notamment lors de la traque des terroristes par la police et la gendarmerie – préparent la future génération de terroristes. Au lieu de donner la parole à des personnes expliquant que le terrorisme n’a jamais permis de gagner une guerre, ces médias structurent la vie du pays autour de ces attaques. L’aumônière nationale des prisons m’a ainsi dit que les détenus suivaient ces images avec enthousiasme et pensaient à ce qu’ils feraient une fois sortis de leur établissement pénitentiaire. Les chaînes d’information continue ont entretenu un climat de tension alors qu’elles ne disposaient d’aucun renseignement ».
2. Le nécessaire renforcement des moyens du CSA
Au-delà des chaînes et des stations classiques, le CSA est également confronté à la problématique des chaînes satellitaires. Selon son président, il existerait dans le monde plus de 5 800 liaisons satellitaires, dont un millier relèverait du contrôle de notre pays en application de l’article 43-4 de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, et selon les critères suivants : soit les éditeurs de services de télévision ou de médias audiovisuels à la demande utilisent une liaison montante vers un satellite à partir d’une station située en France ; soit ils utilisent une capacité satellitaire relevant de la France – à savoir, en pratique, un satellite d’Eutelsat, organisation internationale dont le siège se situe à Paris.
Cela explique que notre pays soit compétent sur de très nombreux services de télévision comme des chaînes du Moyen-Orient diffusées par des satellites d’Eutelsat, et pouvant être reçues dans le sud de l’Europe. Ces services sont dispensés de conventionnement mais soumis aux obligations de la loi de 1986 et au contrôle du CSA qui peut lancer à leur égard des procédures de sanctions, ainsi que l’explique son président. « Ainsi avons-nous mis en demeure Eutelsat d’arrêter certains programmes de diffusion télévisuelle en 2010 et lui avons-nous demandé de rappeler préalablement à ses services de télévision les obligations auxquelles ils étaient soumis. Ce fut le cas en février 2014, pour ne parler que de l’année dernière, à l’occasion de la diffusion de la série Khaybar par deux chaînes, Dubai TV et Algérie 3, cette série donnant une image dévalorisante – et présentée sous un jour historique – de tribus judaïsées au début de l’ère mahométane, ou bien à l’occasion de la diffusion par une chaîne irakienne d’images très crues et violentes pouvant être attentatoires à la dignité des victimes. Les services de télévision en question ont fait l’objet d’une mise en demeure en novembre 2014 ».
Comme l’explique M. Olivier Schrameck, cette compétence pose un problème de moyens. « Autant nous avons un dispositif d’observation des chaînes et stations qui diffusent directement sur notre territoire, autant nos moyens sont très limités pour les autres : nous ne disposons que d’un seul interprète – et pas à temps complet – pour les émissions diffusées en arabe dont on sait pourtant la très grande importance en certains lieux ».
Dans la mesure où nombre de ces chaînes peuvent être regardées dans notre pays par satellite, câble ou internet, la Commission d’enquête considère que le CSA doit disposer des moyens lui permettant d’exercer pleinement son contrôle sur ces médias. Elle demande donc que ses moyens humains et financiers soient renforcés.
Par ailleurs, le président du CSA a émis la suggestion que soit ajoutée la sauvegarde de l’ordre public parmi les missions confiées au CSA – notamment par l’article 3-1 de la même loi –, « disposition tout aussi importante que la préservation de la dignité de la personne ou la lutte contre les provocations à la haine ou à la discrimination. »
Proposition : Renforcer les moyens du CSA en ajoutant la sauvegarde de l’ordre public parmi les éléments dont il doit contribuer à assurer le respect – Lui permettre d’assurer un contrôle effectif des chaînes extra-européennes qui utilisent une liaison satellitaire ou une capacité satellitaire prévue à l’article 43-4 de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication.
IV. AMÉLIORER LA CONNAISSANCE MUTUELLE
La lutte contre la radicalisation rend indispensable un approfondissement du savoir, de la part des pouvoirs publics, sur la religion musulmane ; elle nécessite également une amélioration de la connaissance des règles et traditions républicaines de la part des imams officiant en France.
A. DÉVELOPPER LA RECHERCHE SUR L’ISLAM ET LES PHÉNOMÈNES DE RADICALISATION
Les avis des chercheurs, sociologues et universitaires entendus par la commission sur ce point sont convergents : la recherche universitaire sur l’islam, son évolution contemporaine et ses dévoiements doit être soutenue et développée. Il ressort des témoignages recueillis par la commission d’enquête qu’il n’existerait pas, actuellement, d’étude approfondie sur les nouvelles filières djihadistes. Certains observatoires auraient procédé à des enquêtes parcellaires, sans disposer des moyens de prolonger la réflexion, pourtant utile, sur les moyen et long termes.
En effet, ainsi que le fait remarquer M. Gilles Kepel, « l’université peut fournir une clef d’élucidation des événements récents. Lorsque j’ai appris la tuerie à la rédaction de Charlie Hebdo, tout était clair pour moi car je connaissais le mode d’emploi de ce type de groupe que j’avais traduit en français dès 2008 dans mon livre Terreur et martyre (133). J’y expliquais la nature de la troisième génération du djihad ». Le rapporteur ne peut que regretter que les travaux universitaires ne soient pas davantage pris en compte par les services chargés de la lutte contre le terrorisme, certains observateurs ayant reconnu que ces services gagneraient à s’ouvrir davantage sur certaines disciplines comme la sociologie.
De son côté, M. Pierre Conesa regrette qu’il n’existe pas d’observatoire français chargé d’étudier les sites salafistes francophones. « Or les jeunes quittant notre pays pour la Syrie ne sont ni anglophones ni arabophones. Nos chercheurs travaillent sur les interprétations rédigées en anglais des sites anglophones. Si l’on ne connaît pas le discours, on ne peut pas bâtir de contre-discours. » Selon lui, un observatoire de la radicalisation permettrait d’étudier les processus de radicalisation dans d’autres lieux que la prison, déjà très étudiée – par M. Fahrad Khosrokhavar et Mme Ouisa Kies notamment.
Proposition : Développer la recherche universitaire sur les phénomènes de radicalisation.
Au-delà de la réflexion sur la radicalisation et le djihadisme, c’est la recherche sur l’islam dans son ensemble qui mérite d’être encouragée. Citant Mohammed Arkoun, ancien professeur au Collège de France, qui défendait déjà, au XXème siècle, la création d’une faculté de théologie musulmane, M. Pierre Conesa explique que « la pensée musulmane ne peut se régénérer que dans des pays occidentaux, aucun pays arabe ne garantissant une liberté d’expression suffisante pour avancer des idées nouvelles. Certains imams en France sont reconnus internationalement et s’avèrent capables de construire un discours novateur sur l’islam. Cette faculté aurait permis de former des imams et des aumôniers pour les prisons. La faculté de Strasbourg avait accepté d’accueillir ce projet, mais l’administration de l’enseignement supérieur s’y est opposée. Seule une petite cellule de recherche a été créée à la Maison des sciences de l’homme. Les Français de confession musulmane ne comprennent pas que ces idées, qui paraissaient intéressantes, n’aient pas abouti ». M. Raphaël Liogier insiste, pour sa part, sur la nécessité de mettre en place un laboratoire travaillant sur ces questions, et soutient, comme la commission d’enquête, le projet déjà ancien de créer à Strasbourg une université d’études musulmanes.
Proposition : Encourager le développement de laboratoires universitaires d’études musulmanes.
B. AMÉLIORER LA FORMATION DES IMAMS
La formation des imams est un thème qui est revenu de manière récurrente dans les débats de la commission d’enquête.
D’une part, il apparaît qu’un grand nombre d’entre eux, issus de l’immigration, n’ont qu’une connaissance très partielle de notre langue et s’expriment en arabe dans leurs prêches, ce qui nécessite l’entremise d’un interprète, la plupart des fidèles français n’étant pas arabophones. D’autre part, il apparaît nécessaire de parfaire leur connaissance des règles et traditions de leur pays d’accueil et de la manière de faire cohabiter leur pratique religieuse dans un cadre laïc et républicain.
Pour le préfet Pierre N’Gahane, « la langue arabe occupe une place importante dans la pratique de l’islam, alors que peu de gens lisent cette langue. La moitié des imams parlent français et ils peuvent avoir des interprétations complètement erronées ». Comme lui, la commission d’enquête juge indispensable de permettre aux imams d’acquérir une parfaite maîtrise de la langue française, de l’histoire et des valeurs de la République.
Le président du CFCM, M. Dalil Boubakeur, considère également que la formation des imams doit être améliorée : « il est évident que les imams mal formés sont des vecteurs de fondamentalisme, fût-ce par erreur ou ignorance. Quant aux imams, appelés par les communautés, les mosquées, ils sont venus tels qu’ils avaient été formés dans leur pays d’origine. Et l’on s’est rendu compte que cela représentait un très grave inconvénient pour la jeunesse, pour la communauté des musulmans de France qui parlait de moins en moins arabe et ne comprenait plus rien de ce qui se passait dans les mosquées. Pour cette raison, il fallait que l’imam se mette au français. Le problème est que l’arabe est notre langue liturgique, comme l’est l’hébreu pour nos amis juifs. D’où tout le travail engagé pour créer des correspondants linguistiques. Surtout, nous souhaitions éviter un autre écueil : que ces imams ne saisissent pas ce qu’est la France. […] La laïcité a donc été le premier défi qu’ils ont eu à relever ».
M. Gilles Kepel souligne toutefois la difficulté qu’il y aurait à vouloir imposer un contrôle de la formation des ministres du culte, quels qu’ils soient, par l’État laïc et républicain français. « L’idée d’étendre aux musulmans les termes d’un concordat avec les catholiques, les protestants et les juifs a été évoquée plusieurs fois. Je ne suis pas convaincu. Il me semble que la formation des imams continuera très largement à être dispensée dans les pays musulmans qui disposent d’une infrastructure idoine ; la formation des rabbins et des ministres du culte juifs a principalement lieu en Israël sans que personne n’y trouve à redire. En revanche, il importe de faire en sorte que les imams puissent être exposés à la culture et au savoir universitaire et profane. Cette approche me semble moins contraignante. On ne peut pas envisager de mettre les imams sous l’autorité du ministre de l’intérieur et des cultes et de les faire défiler en rang serré car ils perdraient immédiatement l’oreille de leurs ouailles. Ce serait leur rendre un très mauvais service. Mais, comme c’est le cas pour un certain nombre de religieux juifs ou chrétiens, et pour certains imams également, il faut favoriser les passerelles avec l’université et leur permettre de suivre des cursus afin de rompre leur isolement ».
Pour fondamental qu’il soit, le respect du cadre institutionnel français ne doit pas constituer le seul volet de la formation des imams. Il convient également de doter les imams et les aumôniers pénitentiaires, hospitaliers et militaires, des arguments nécessaires pour contredire et démonter la rhétorique des djihadistes qui, de l’avis d’une personne entendue, « dévoient les textes sacrés et les valeurs de l’islam ».
Le ministère de l'Intérieur souligne pour sa part qu’il encourage déjà « la création des diplômes universitaires de formation civile et civique dont l'enseignement porte sur la laïcité, le fait religieux en France, le droit des cultes et les institutions dans le cadre d'un enseignement d'environ 130 heures. Il est notamment destiné aux ministres du culte musulman (imams et aumôniers). »
Six diplômes universitaires sont actuellement délivrés à l'Institut catholique de Paris, à l’université de Lyon III (avec l’Institut catholique de Lyon), à l'université de Strasbourg, à l'université de Montpellier I, à celle de Bordeaux IV ainsi qu’à l’institut d’études politiques (IEP) d'Aix en Provence. En septembre 2015, trois nouveaux diplômes universitaires devraient voir le jour à l'université de Lille, à Paris XI et à Toulouse I (en partenariat avec l’Institut catholique). A plus long terme, des diplômes pourraient également voir le jour à Paris I, ainsi que dans l’université de Nantes, de la Réunion et de Mayotte.
La commission d’enquête salue ces initiatives et appelle à les développer sur l’ensemble du territoire national de manière à ce que les représentants du culte musulman puissent transmettre à leurs coreligionnaires les principes laïcs et républicains qui constituent les fondements de notre démocratie.
M. Mohamed Zaïdouni fait toutefois remarquer qu’au-delà de la formation de fond, l’ensemble des acteurs qui œuvrent auprès des jeunes – imams, aumôniers, éducateurs – doivent être formés aux nouvelles technologies informatiques et s’inscrire de plain-pied dans l’ère numérique. Pour cela, des cycles de formation continue doivent être organisés dans les mairies, les centres de formation ou les mosquées. La commission d’enquête considère en effet, qu’il est indispensable de promouvoir sur internet un discours alternatif à celui des djihadistes, à travers la création de sites assurant la promotion d’un islam modéré, respectueux des valeurs de la République.
C. ÉTUDIER LA QUESTION DES APPARTENANCES COLLECTIVES
Selon les chercheurs interrogés par la commission d’enquête, il n’existerait en France aucun laboratoire de recherche consacré à la question des appartenances collectives. L’absence de recherche en sciences humaines dans ce domaine contribue à compromettre la résolution de la crise identitaire française que M. Edgar Morin, il y a vingt ans, qualifiait de « crise de la francité ». Ce phénomène ouvre la voie à l’instrumentalisation croissante des différences dans un climat social où les antagonismes, souvent fallacieux, sont exacerbés.
Au-delà de la seule sphère universitaire, le rapporteur juge important le développement d’initiatives associatives sur ce thème. Lors de son audition devant la commission, le professeur Hagay Sobol, a indiqué « nous avons une vision globalisante de l’identité alors que celle-ci est plurielle : le citoyen peut aussi être un enfant, un frère, un père, un électeur, un membre de telle ou telle profession, etc. Actuellement, pour tout un tas de raisons, on ne se retrouve plus complètement dans le modèle qui nous est donné. » Il a aussi détaillé l’expérimentation qu’il a conduite dans un cadre associatif, d’un travail sur les identités collectives, soulignant que celles-ci ont une dimension culturelle et pas seulement religieuse.
Concrètement, l’université d’Aix-Marseille, en collaboration avec l’IEP d’Aix-en-Provence, dispose d’atouts qui faciliteraient la création de ce laboratoire :
- une longue tradition de réflexion sur les questions de l’interculturalité et de la diversité culturelle, dans le cadre de l’observatoire du religieux créé par Bruno Étienne ;
- des enseignants, des chercheurs et des experts statutaires qui pourraient intégrer immédiatement et sans coût supplémentaire ce laboratoire ;
- une tradition de réflexion qui se traduit par le fait que l’IEP d’Aix-en-Provence est le seul de France à avoir créé une section « Culture et sociétés » consacrée aux questions d’interculturalité, d’identité, de cohésion sociale et de citoyenneté.
- une localisation géographique névralgique aux abords de Marseille, véritable laboratoire de l’interculturalité, et au cœur de la première université de France par son nombre d’étudiants (70 000).
La commission d’enquête préconise la création d’un « laboratoire de recherche sur les appartenances collectives », lieu pluridisciplinaire rassemblant des historiens, des politologues, des anthropologues, des géographes, des philosophes, des sociologues… Ce laboratoire serait à la fois un centre de production de savoirs fondamentaux et d’expertises particulières sur la question du vivre ensemble, un vivier pour la formation de nos enseignants et un outil de valorisation scientifique. Il permettrait en outre la constitution d’un réseau de chercheurs travaillant autour des questions de pluri-appartenance.
Proposition : Développer les initiatives associatives sur le thème des appartenances collectives.
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La commission d’enquête a examiné le présent rapport au cours de sa réunion du mardi 2 juin 2015.
M. le président Éric Ciotti. Mes chers collègues, nous sommes réunis aujourd’hui pour examiner le rapport de M. Patrick Mennucci. Notre commission, créée le 3 décembre 2014, rend dans les temps le produit de sa réflexion, puisqu’elle disposait de six mois pour le faire. Nous avons procédé à 47 auditions, entendu près de 90 personnes, dont plusieurs ministres, et effectué des déplacements en France, ainsi qu’à Bruxelles, Londres et Copenhague. Nous avons réalisé un travail de qualité, et je remercie tous ceux qui y ont participé activement.
Vous avez pu consulter le rapport mardi 26, mercredi 27 et jeudi 28 mai 2015 ; nous avons reçu des contributions écrites du groupe Les Républicains et de M. Christophe Cavard pour le groupe Écologiste, qui seront incluses dans le rapport. J’ai également rédigé un avant-propos en tant que président de la commission.
M. Patrick Mennucci, rapporteur. Je tiens tout d’abord à remercier tous ceux qui ont participé à ce travail, ainsi que vous, monsieur le président, qui avez conduit les débats de manière habile et efficace.
La commission d'enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes, créée par l'Assemblée nationale le 3 décembre 2014, avait pour mission de « procéder à l'analyse de l'efficacité des moyens de prévention, de détection et de surveillance des filières et des individus religieusement radicaux et présentant des signes manifestes de réalisation d'actes terroristes ». Il était également indiqué que « les travaux de la commission d'enquête comporteraient un volet spécifique relatif au retour des djihadistes sur le territoire de la République française » et que « ses conclusions devraient formuler des propositions pour renforcer la lutte contre ce phénomène ».
Dans le délai de six mois qui lui a été imparti pour travailler, la commission a été particulièrement active, procédant à un grand nombre d'auditions et à plusieurs déplacements en France et à l'étranger.
De ce matériau très riche, la commission a tout d'abord retiré un état des lieux, qui fait l'objet de la première partie du rapport.
Le constat est d'abord celui d'un danger très élevé et qui prend plusieurs formes puisque se cumulent la menace que font peser les organisations terroristes étrangères qui ciblent particulièrement la France, celle que représentent les individus partis rejoindre une zone de djihad et dont les intentions, à leur retour sur notre sol, sont insondables, et celle que constituent ceux qui, sans avoir fait de voyage « initiatique » sur un théâtre extérieur, se sont radicalisés en France – et parfois tout seuls.
Maintes fois rappelée, la variété des profils a été une source d'interrogations pour la commission. En effet, quel point commun trouver entre les terroristes au passé de délinquant qui ont endeuillé la France en janvier, et les jeunes gens, issus de tous les milieux, qui se laissent entraîner par Internet et les réseaux sociaux et dont on ignore l'évolution future ?
Le djihadisme procède tout à la fois d'une interprétation dévoyée de l'islam et d'une vision politique. Idéal « romantique » perverti et souvent associé à une quête identitaire, il se nourrit à la fois d'éléments proches – les humiliations dont seraient victimes les musulmans – et de préoccupations lointaines. En effet, les conflits internationaux au Moyen-Orient, mais aussi, il faut bien le dire, les difficultés pour les jeunes de percevoir les lignes directrices de notre politique étrangère des dix dernières années, constituent un terreau fertile pour ce phénomène.
La dimension antisémite est systématiquement présente, et, pour reprendre l'expression de l'une des personnes entendues par la commission d'enquête, « l'antisémitisme fait partie de l'ADN des djihadistes ».
Le dernier enseignement qui ressort des auditions menées par notre commission est le caractère durable de la menace. Aucune des personnes dont la commission a recueilli le témoignage n'a laissé entendre que le phénomène décroîtrait à brève échéance.
Les attentats de janvier dernier ont donné un relief particulier aux travaux de notre commission. Ils ont incontestablement accéléré la formulation de la réponse publique au défi posé par ces filières et ces individus djihadistes : ainsi, dès le 21 janvier 2015, le Gouvernement annonçait un plan de renforcement des moyens humains et matériels et, le 13 avril dernier, notre assemblée entamait l'examen du projet de loi sur le renseignement, répondant ainsi aux besoins très importants exprimés devant notre commission par tous les représentants des services auditionnés.
Le rapport prend acte de toutes les avancées réalisées durant les travaux de notre commission, mais il souligne la nécessité de renforcer durablement et à tous les niveaux les moyens de l’ensemble des acteurs – services du ministère de l'intérieur, services judiciaires en charge de l'antiterrorisme et administration pénitentiaire – et d'assurer un suivi des crédits dans le cadre des projets de loi de finances (PLF). Nous proposons ainsi la création d’un « jaune » dont on espère qu’il sera débattu dès l’examen du prochain PLF.
Une meilleure coordination de l'action des services de renseignement s’impose également dans le contexte d’une menace diffuse, nécessitant de porter une attention spécifique à la détection et au suivi des « signaux faibles ».
Le rapport fait état des avancées contenues dans le projet de loi relatif au renseignement et préconise des progrès en matière d'accès et de recoupements des fichiers. À titre d'exemple, est proposée la création d'une interface permettant un meilleur ciblage des recherches, sans pour autant ouvrir un accès direct à l’ensemble des fichiers.
Des propositions sont également formulées pour intensifier la lutte contre le financement du terrorisme, tant dans son volet international – un embargo contre ceux qui commercent avec Daech devant être mis en œuvre –, que local avec la surveillance des micro-financements du terrorisme.
Le rapport aborde ensuite la question du retour des personnes parties rejoindre une zone de djihad.
Plusieurs propositions sont d'abord avancées pour améliorer leur détection : nous souhaitons que l’Union européenne (UE) avance sur les données des dossiers des passagers – ou Passenger Name Record (PNR) – et, à défaut, il conviendrait qu’existent des PNR bilatéraux. En outre, les contrôles aux frontières extérieures de l’espace Schengen doivent être renforcés, de même que doit se développer la confrontation du nom utilisé pour la réservation avec les documents d'identité présentés lors d’un embarquement dans un avion.
S'agissant du volet judiciaire, je rappelle que chaque fois que sont réunies des preuves suffisantes de l'implication de personnes revenant d’une période passée au sein d’une organisation terroriste, celles-ci sont remises aux mains de la justice.
Notre dispositif pénal de lutte contre le terrorisme, récemment complété par la loi du 13 novembre 2014, s’avère performant. Néanmoins, nous avons pu constater, au cours de nos travaux, l'impact de l'augmentation très importante du contentieux terroriste. Le rapport propose donc d'envisager, avec l’accord et sous le contrôle du parquet de Paris, la poursuite, l'instruction et le jugement d'infractions terroristes de faible gravité à l’échelle locale, en s’appuyant sur la compétence des juridictions interrégionales spécialisées (JIRS) à Lyon et à Marseille, qui viendraient appuyer l’action de celle de Paris.
Par ailleurs, des évolutions sont nécessaires en matière d'exécution des peines. Il s'agit en premier lieu du rétablissement de l'autorisation par le juge de l'application des peines des déplacements à l'étranger des personnes condamnées à un sursis avec mise à l'épreuve.
Je propose ensuite d'introduire un critère de risque de trouble à l'ordre public pouvant fonder le rejet des demandes d'aménagement de peine, puisque les dossiers présentés par les personnes impliquées dans des faits de terrorisme sont les plus solides.
Enfin, l'extension du champ d'application de la surveillance judiciaire à l'ensemble des infractions terroristes est souhaitable. Cela permettrait au tribunal de l'application des peines de soumettre la personne condamnée à certaines obligations de contrôle, de résidence et de placement sous une surveillance électronique mobile.
Compte tenu de l'ampleur et des caractéristiques du phénomène des filières djihadistes, la réponse sécuritaire, si elle est indispensable, ne saurait être suffisante. Une démarche complémentaire de lutte contre la radicalisation s'impose et celle-ci constitue le dernier axe du rapport.
Le plan de lutte contre la radicalisation dont la France s'est dotée en 2014 monte en puissance et doit être pleinement déployé à l'échelon local, afin de mettre en place des suivis individualisés des personnes radicalisées. À ce titre, la commission suggère de généraliser et de promouvoir les cellules départementales de prévention de la radicalisation, et de compléter leur action par l'institution d'un référent – un mentor – qui assurera le suivi de la personne radicalisée. Reprenant l'idée de notre collègue M. Christophe Cavard, le rapport propose également de créer un réseau régional de travailleurs sociaux référents, spécialement formés à la détection de la radicalisation ; l’objectif est de former 200 travailleurs sociaux, qui travailleront auprès des cellules de déradicalisation, dont le Premier ministre a annoncé la création.
Le rapport examine également la question de la radicalisation en prison. L'amélioration de la détection de la radicalisation constitue un préalable. À cette fin, le rapport propose d'adapter la grille nationale de détection aux nouveaux contours de la radicalisation, de former les personnels de surveillance et les partenaires intervenant en milieu carcéral, et d'utiliser l'évaluation du degré de radicalisation des détenus pour guider les choix en matière de gestion de la détention et de prise en charge de ces détenus.
Ensuite, il convient de prévenir la diffusion de la radicalisation en adaptant la détention. Ainsi, nous suggérons d’isoler individuellement les détenus radicalisés recruteurs et d’ouvrir une réflexion sur une adaptation du régime d'isolement, de créer des quartiers dédiés pour les autres détenus radicalisés, à l'exception des plus vulnérables, et de mettre en œuvre une prise en charge différenciée des détenus radicalisés selon leur profil, adapté notamment à l’état psychologique des personnes de retour d'une zone de djihad.
Par ailleurs, nous souhaitons améliorer les conditions de la pratique de la religion musulmane en prison – même si ce lieu est laïc – en remédiant à la forte pénurie d'aumôniers musulmans, en dotant les aumôniers pénitentiaires d'un véritable statut et en améliorant leur formation. Il serait opportun que, d’ici à cinq ans, tous les aumôniers intervenant en prison soient titulaires d’un diplôme universitaire de formation civile et civique.
Le rapport insiste ensuite sur la nécessité d'accentuer la lutte contre la propagande djihadiste à travers un contre-discours renouvelé, puisque nous constatons que, malgré la médiatisation intense de la barbarie de Daech et la politique de prévention mise en place, les candidats ne semblent pas découragés de rejoindre cette organisation.
De même, la commission a souligné le rôle que la recherche en France doit jouer pour mieux connaître les phénomènes de radicalisation. Elle a ainsi jugé nécessaire d'encourager la réflexion universitaire sur la religion musulmane et sur les phénomènes de radicalisation, afin de pallier le grand manque existant sur ces questions.
Tels sont les principaux axes autour desquels notre commission s'est efforcée d’élaborer des propositions concrètes, dans un climat consensuel et avec le souci d’apporter sa pierre à la construction d'une réponse publique pertinente aux problèmes soulevés par le phénomène djihadiste.
Je vous propose que le titre du rapport soit : « Face à la menace djihadiste, la République mobilisée ».
M. Jacques Myard. Je me félicite des travaux de la commission d'enquête sur la surveillance des filières et individus djihadistes dont j'approuve les conclusions.
Elle a notamment permis d'apprécier et de faire mieux connaître le haut niveau de la menace terroriste qui s'amplifie chaque jour, alimentée sans cesse par les crises et des sources internationales. Elle a aussi permis de cerner la nature sectaire de ce phénomène sous l'emprise de manipulateurs redoutables. Le terrorisme est un acteur transnational qui, par essence, ignore les frontières. La réponse qu'il exige ne peut se contenter de se concentrer sur le plan national, sa dimension internationale étant primordiale. À ce titre, il convient de souligner les conséquences des choix de la politique étrangère de la France au Proche et au Moyen-Orient, ce que le rapport de la commission d'enquête fait insuffisamment. Cette région constitue aujourd'hui l'un des principaux foyers au monde du terrorisme. Or le refus persistant de Paris de prendre en compte les réalités syriennes et d'avoir des contacts avec le régime de Damas affaiblit notre action contre le terrorisme.
De surcroît, le silence de notre diplomatie sur la duplicité de certains États au Proche et au Moyen-Orient qui n'hésitent pas à soutenir les terroristes de l’« État islamique » et d'al-Nosra dès lors que ces groupes luttent aussi contre des puissances rivales, est étonnant.
La tenue ce jour à Paris d'une conférence diplomatique internationale sur la lutte contre l’État islamique sans l'Iran est une faute. L'Iran est et sera de plus en plus une puissance incontournable au Proche et au Moyen-Orient.
Le Proche-Orient demeure compliqué, comme le soulignait le général de Gaulle. Il est aujourd'hui plus que jamais pris dans la tourmente d'enjeux complexes, avec de multiples fronts et l’interférence de puissances étrangères ; il reste le lieu par excellence des renversements d'alliances.
La lutte contre le terrorisme exige de la France une action extérieure qui tienne compte des réalités et qui se montre capable de pragmatisme pour faire prévaloir une solution politique et pour mettre fin à un chaos propice à l'expansion de ces réseaux djihadistes.
Nous devons adapter notre politique étrangère en conséquence et conduire notre action en toute indépendance.
Mme Marie-Françoise Bechtel. Je me félicite globalement des résultats des travaux de la commission et je note que l’esprit de consensus dans lequel il avait été décidé de travailler a été largement respecté, à l’exception peut-être de votre avant-propos, monsieur le président. En effet, vous y écrivez, aux pages 9 et 10, que le Gouvernement actuel n’a pas lutté efficacement contre le terrorisme avant les événements tragiques de janvier 2015 ; vous incriminez l’ancienne opposition qui n’avait pas soutenu, le 11 avril 2012, le projet de loi porté par le Premier ministre d’alors, M. François Fillon, et vous écrivez que « la France a perdu plusieurs années en matière antiterroriste ». Avez-vous mesuré, mon cher collègue, ce que nous avons perdu dans l’arrêt brutal de la police de proximité ? La responsabilité de la majorité d’alors est immense, car, pendant dix ans, nous avons été privés, avec la disparition de l’îlotage, d’informations sur les quartiers sensibles ; nous n’avons ainsi pas pu encadrer des populations qui ont dérivé vers des phénomènes pathologiques et sectaires. Si votre avant-propos restait en l’état, je ne manquerais pas de pointer l’attitude irresponsable qui a conduit à supprimer brutalement la police de proximité. On ne pouvait pas prévoir à l’époque à quel point cet instrument serait utile dans la lutte contre les petite et grande délinquances, poreuses avec le terrorisme, mais il y avait plus d’anticipation dans l’esprit des concepteurs de la police de proximité que chez ceux qui y ont mis fin.
En accord avec les propos de notre collègue Jacques Myard, il me semble que nous mésestimons les effets des contradictions de notre diplomatie. Il est écrit, à la page 32 du rapport, que la commission se trouve en accord avec les propos tenus par M. Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères et du développement international ; tel n’est pas mon cas : nous avons changé de diplomatie il y a dix ans, et la malheureuse opération libyenne, montée par MM. Nicolas Sarkozy et David Cameron avec le soutien du ministre des Affaires étrangères de l’époque, M. Alain Juppé, et allant au-delà du mandat donné par l’Organisation des nations unies (ONU), a conduit à l’éclatement de la Libye. Aujourd’hui, les armes et les groupes terroristes sont disséminés, et nous avons dû, à juste titre, intervenir au Mali et en Centrafrique. Je regrette en outre que nous n’ayons pas parlé plus tôt à la Syrie, car si nous n’avions pas lutté nous-mêmes contre les premiers accords de Genève il y a deux ans, nous aurions épargné beaucoup de vies humaines ; dans la situation actuelle, ces morts nous conduisent à refuser de dialoguer avec un régime qui en est responsable. Je souligne donc l’écart qui me sépare de la diplomatie française depuis une dizaine d’années.
S’agissant du renseignement pénitentiaire, je n’ai rien lu dans le rapport qui me choque.
M. le président Éric Ciotti. Madame Marie-Françoise Bechtel, je ne vais pas entrer dans un débat avec vous, mais je souligne l’originalité de la réflexion faisant de la police de proximité un instrument de lutte contre le terrorisme.
M. Joaquim Pueyo. J’ai apprécié de travailler dans cette commission, car nous nous sommes toujours placés au-delà de nos appartenances politiques, même si les convictions de chacun ont enrichi le débat. Il me semble en tout cas que nous ne nous sommes pas trompés d’ennemi.
Le projet de loi sur le renseignement que nous venons d’adopter nous permet d’adapter nos efforts, nos procédures et nos outils à la spécificité des menaces que nous rencontrons. Dans ce monde ouvert où tout évolue rapidement, nous devons avancer et nous ajuster aux technologies, aux individus et aux modes opératoires que nous affrontons.
La réussite du volet consacré à la prévention de la lutte contre le terrorisme exige une coopération forte entre les différents acteurs, comme vous l’avez indiqué, monsieur Mennucci, dans votre rapport.
Les situations des individus impliqués dans des mouvements terroristes, notamment en Syrie, s’avèrent très complexes, et la réponse à apporter ne peut être simple et unique. Il importe de comprendre les mécanismes de recrutement et les motivations profondes de ces départs, afin de les appréhender de manière appropriée.
S’agissant des personnes revenant des zones de combat, nous ne pouvons pas excuser leur conduite – même ceux qui n’ont pas directement participé aux atrocités commises sur place –, mais nous devons prendre en compte les différences de situation et traiter les traumatismes que certains présentent. Il importe d’accompagner ceux qui s’engageraient dans une forme de repentance, afin de les intégrer dans la communauté nationale. À ce titre, vous avez eu raison de reprendre le concept de repentance, messieurs les président et rapporteur.
L’expérimentation menée actuellement dans certains établissements pénitentiaires pour isoler les détenus les plus radicaux me semble intéressante et illustre qu’à des cas différents s'appliquent des mesures particulières. Mieux suivre les détenus, mieux exploiter les renseignements récoltés par les surveillants pénitentiaires, mieux former les personnels, mieux suivre ces personnes à l’intérieur comme à l’extérieur de la prison constituent des tâches fondamentales pour combattre la radicalisation dans les établissements pénitentiaires.
Nous savons tous que la situation est grave, mais elle n’est pas insurmontable. Si nous élaborons une réponse protéiforme et adaptée à la menace pour éviter les départs et accompagner les retours, nous serons en mesure de réduire les risques et d’épargner à certains jeunes de mourir loin de chez eux sous des prétextes datés et criminels.
M. François Loncle. À mon tour, je vous félicite messieurs les président et rapporteur pour le travail conduit par la commission. Je me reconnais dans les propos de Mme Bechtel et de M. Myard sur la politique étrangère de la France. Je regrette que le rapport ne condamne pas l’opération libyenne, qui fut une catastrophe absolue. Lors d’une réunion de la commission des Affaires étrangères tenue il y a quelques jours, M. Thierry Mariani a souligné que tout le monde avait approuvé cette intervention – même si une quinzaine de voix discordantes dont la mienne s’y étaient opposées – et qu’aujourd’hui tout le monde la condamnait. Nous subissons actuellement les conséquences de cette guerre, y compris dans le développement du terrorisme.
Le journal Le Monde a publié il y a quelques jours un tableau recensant les djihadistes du monde entier, et il serait opportun d’inclure ces éléments dans le rapport.
Vous avez insisté sur la place des aumôniers en prison, monsieur le rapporteur. Je suis réservé sur cette question, car la France est un État laïc. En outre, il serait illusoire de contrôler la nature d’une présence plus forte de la religion dans les prisons. De meilleures formations et sélections ne garantiront pas le développement de déviances. Les prisons ne sont pas des églises.
Avec deux de mes collègues, j’ai visité le quartier de la prison de Fresnes réservé aux djihadistes. Le Sénat a tort de condamner cette expérience que nous jugeons remarquable. Ces détenus ne sont pas ensemble, ils sont placés dans des cellules individuelles situées dans un quartier particulier. Vous vous êtes contenté, monsieur le rapporteur, d’évoquer l’approfondissement de l’étude de ce dispositif, alors qu’il aurait fallu, à mon sens, se montrer plus positif et appeler à la poursuite de cet essai.
M. Yves Goasdoué. Messieurs les président et rapporteur, je voudrais m’associer aux félicitations qui vous ont été adressées ; elles ne sont pas de pure forme et elles s’avèrent méritées après six mois d’un travail précis, rude voire acharné.
La réalité et le caractère évolutif et protéiforme de la menace sont apparus clairement au cours de ce dernier semestre. Nous ne sommes pas capables d’élaborer aujourd’hui une réponse de nature à endiguer le risque ; personne ne sait comment contrer l’avancée de Daech et des groupes qui lui font allégeance partout dans le monde.
Le rapport élabore des pistes à la hauteur des enjeux, alors que j’éprouvais la crainte que les propositions soient trop nombreuses ou édulcorées. Je me retrouve dans l’équilibre obtenu entre les mesures visant à assurer la capacité de nos services à lutter efficacement contre la radicalisation, contre les départs, et à gérer les conséquences des retours, et les dispositions cherchant à protéger, tradition française à laquelle nous sommes tous attachés, ceux qui ont été embrigadés, conduits de force dans les zones de combat – notamment les femmes – et qui font montre de repentance. Il s’avère en effet important de réinsérer ces individus dans la République.
Les mesures que vous préconisez – accès et croisement de certains fichiers, renforcement des contrôles aux frontières, mise en œuvre effective du PNR, suivi des personnes condamnées pendant et après leur incarcération – ne me paraissent pas excessives et sont conformes aux fondamentaux de notre droit.
Ce rapport, équilibré, formule des propositions fortes qui respectent les principes généraux de notre droit. Je voterai donc en faveur de son adoption.
Mme Françoise Descamps-Crosnier. Comme mes collègues, je salue le travail réalisé. Cette commission d’enquête a permis à ses membres d’approfondir la réflexion sur la nature du terrorisme djihadiste, qui attire un nombre toujours croissant d’individus. Il importait de compléter les travaux parlementaires conduits ces derniers mois sur cette matière.
La menace terroriste, qui a changé d’échelle ces derniers mois, présente un caractère durable ; notre pays a dû prendre des mesures exceptionnelles pour renforcer ses moyens, afin de mieux prévenir, détecter, identifier et surveiller. Les coopérations indispensables ont été développées, même si on ne peut pas encore évaluer tous les effets de cette politique.
Notre commission se devait également d’apporter une réponse qui dépasse la stricte dimension sécuritaire, car l’attrait du djihadisme témoigne d’un profond malaise dans notre démocratie.
Afin de mieux prévenir la radicalisation, le rapport prévoit d’instituer des référents chargés d’assurer le suivi des personnes concernées et propose de créer un réseau régional de travailleurs sociaux référents spécialement formés à la détection des processus de radicalisation. Ces travailleurs pourraient notamment aider les directeurs d’école à déterminer si un individu mérite d’être signalé à la cellule préfectorale. M. Christophe Cavard promeut l’instauration de cette brigade d’éducateurs, qui deviendraient des interlocuteurs privilégiés des acteurs publics. Cependant, le rapprochement du travail social et de la sûreté publique, même sur une base volontaire comme pour l’échange de données nominatives, pose des questions. Ainsi, de nombreux professionnels n’approuvent pas cette action de signalement, car elle pourrait éroder la confiance qu’ils ont mis des années à construire. Le président de l’Organisation nationale des éducateurs spécialisés (ONES) affirme ainsi que « la radicalisation religieuse est une direction parmi d’autres que peut prendre un jeune en perte de repères. Elle est à mettre en lien avec une quête existentielle particulièrement marquée à l’adolescence ». Il convient de faire montre d’une certaine prudence en la matière.
Le rapport prévoit de distinguer les détenus radicalisés en fonction de leur dangerosité et de leur vulnérabilité dès leur arrivée en prison. Il serait possible de placer certains condamnés à l’isolement, ce qui reviendrait à réhabiliter les quartiers de haute sécurité (QHS) sans le dire. Peut-être serait-il plus opportun de le reconnaître explicitement.
Je me trouve en revanche en accord avec les autres points du rapport.
Enfin, certains collègues et moi-même avons été agacés que le rapport soit – comme l’usage le prescrit – consultable seulement trois jours pour les parlementaires, alors qu’il semble avoir été distribué à la presse. Comme ce vice de fonctionnement touche de nombreuses commissions d’enquête, il conviendrait de transmettre le rapport aux députés.
M. Claude Goasguen. Ce rapport est très intéressant et s’avère utile, car toutes les réflexions sur les djihadistes montrent aux Français que le danger est grand et les solutions difficiles à trouver.
J’ai été étonné par la teneur de certaines interventions qui, sous couvert de consensus, ont attaqué le rapport complémentaire rédigé par le groupe Les Républicains. Ces critiques se révèlent en outre infondées, car la police de proximité serait bien démunie si elle devait détecter les djihadistes ; je souhaite d’ailleurs à ce collègue de se rendre en banlieue pour découvrir ce qu’est un djihadiste formé. De l’avis de la police de proximité elle-même, ses membres sont peu nombreux à oser habiter dans les immeubles où les djihadistes résident.
Je suis surpris d’entendre qualifier la politique française en Libye de responsable des flux migratoires des Syriens et des Érythréens par ce pays et je vous rappelle que L’ONU n’avait pas autorisé l’envoi de troupes au sol en Libye.
Le rapport aurait pu davantage mettre l’accent sur l’éducation ; il contient certes des éléments pertinents sur l’université, mais on aurait pu insister sur les moyens d’inculquer le message français laïc à certains élèves. De même, on aurait pu étudier les discours des mosquées qui véhiculent des messages djihadistes et fondamentalistes.
La politique étrangère française présente des lacunes qui subsistent aujourd’hui. Les auditions n’ont pas apporté de réponses à nos questions sur la nature de notre engagement en Syrie et sur les actions que nous y avons menées. Une récente audition de la commission de la Défense a montré que la France avait fourni des armes aux rebelles syriens luttant contre le régime de M. Bachar al-Assad. Or Al-Nosra a récupéré ces combattants, et Al-Qaïda dispose donc d’armes françaises. Cela est très préoccupant, car Al-Qaïda est l’équivalent islamiste de Daech du côté syrien. L’attitude de la France n’est pas assez claire, et il faudra un jour ouvrir un débat sur la politique conduite pas notre pays au Moyen-Orient.
Nous avons commis l’erreur de donner foi à l’assertion selon laquelle le terrorisme n’avait pas de nationalité. Le djihadisme et le terrorisme constituent des sujets d’études intéressants pour les sociologues, mais les responsables politiques doivent se concentrer sur les djihadistes français. Le dialogue avec Mme Christiane Taubira, garde des Sceaux, ministre de la justice n’a pas permis de mettre en lumière notre devoir particulier. En effet, les hommes partis en Syrie ou en Irak sont des Français « de souche », naturalisés ou de fraîche immigration qui ont trahi leur pays. Or on a occulté ce fait. Avant le djihadisme, ces citoyens ont bénéficié des droits et des avantages accordés par la France – tout en pouvant la critiquer, ce qui était leur droit. Ces personnes ont trahi leur pays, et je ne considère pas que la trahison soit un crime obsolète ; il doit au contraire nous rendre plus pugnaces à l’égard du djihadisme. Le livre IV du code pénal doit s’appliquer à tout Français pris les armes à la main ou qui a collaboré avec des ennemis de la France dans des combats civils ou militaires. La notion de trahison à l’égard de son pays n’est pas dépassée ! Je suis d’accord pour les repentances et les réintégrations dans le corps social, mais il importe de ne pas oublier que ce sont des Français qui combattent d’autres Français. La répression contre les djihadistes devrait être plus forte lorsque des soldats français sont tués par la faute de compatriotes. Je regrette que le livre IV du code pénal, plus sévère et d’un champ plus large que celui des lois contre le terrorisme, ne soit pas appliqué.
Je voterai pour l’adoption de ce rapport positif, intéressant et qui contribue à faire connaître à l’opinion le drame du djihadisme et la difficulté de le combattre.
M. Meyer Habib. Je m’associe à mon tour aux compliments. Aucun rapport n’est parfait, mais celui-ci présente bien plus de qualités que de défauts. Il évoque, peut-être de manière insuffisamment approfondie, les questions de la prévention et de l’éducation, cette dernière étant indispensable puisque personne ne naît terroriste ou islamiste.
Les terroristes bénéficient souvent de l’appui de pays qui les abritent, les financent et les tolèrent. Nous connaissons ces États et nous les fréquentons, sans faire preuve à leur égard, pour des raisons économiques, de la fermeté nécessaire. Je pense notamment au Qatar, à l’Arabie saoudite et à l’Iran. Ce dernier est la matrice du terrorisme, puisqu’il l’a inventé.
Les chrétiens d’Orient sont en train de mourir dans un silence assourdissant. Tout le monde a soutenu l’intervention en Libye et c’est un peu facile d’en faire aujourd’hui le reproche à M. Nicolas Sarkozy. Le problème est que nous avons quitté la Libye et l’avons abandonnée, notamment sous pression américaine. Nous avons donc dû intervenir au Mali, mais il est difficile de mener une opération avec 4 000 soldats dans un pays dont la superficie dépasse largement celle de la Libye. Mais en fait, la vraie difficulté réside dans la faiblesse du monde. Daech se trouve aux portes de Damas, et la communauté internationale ne prend pas ses responsabilités. Il faut qu’une force internationale intégrant des musulmans modérés comme les peshmergas kurdes combatte cette organisation au sol. Sans l’Iran, Daech n’aurait jamais existé et il faut veiller – je fais confiance à la diplomatie française sur ce point – à ce que ce pays ne dispose jamais de l’arme nucléaire.
Monsieur le rapporteur, vous avez précisé que l’antisémitisme était dans l’ADN des djihadistes et des islamistes. C’est vrai, et les auteurs de deux des attentats que nous avons connus ont pointé les juifs, mais également Israël. Je regrette que le rapport n’emploie pas le mot d’antisionisme, qui est la haine du minuscule État d’Israël. En tant que député des 150 000 citoyens franco-israéliens et alors que l’on me considère parfois, d’une certaine manière, comme celui des juifs – même si une telle représentation n'existe bien évidemment pas –, je peux vous dire l’attachement de la communauté juive, à laquelle j’appartiens, à Israël. Le Premier ministre a parlé de l’antisionisme à Créteil, mais le rapport passe la détestation d’Israël sous silence : or Amedy Coulibaly et les frères Kouachi ont motivé leurs actes par une haine de l’État hébreu et un désir de venger les Palestiniens.
La personne qui a raté son attentat parce qu’il s’est tiré une balle dans le pied, souhaitait perpétrer un massacre dans une église de Villejuif dans le Val-de-Marne. S’il avait réussi, qu’aurait-on dit dans notre rapport ? Aujourd’hui, 1 683 djihadistes sont recensés, et ce rapport ne peut tout résoudre. Il est cependant de qualité et je voterai pour son adoption.
M. Patrice Prat. Messieurs les président et rapporteur, je souhaite saluer le travail de la commission et notamment votre implication au cours de ces six mois. En revanche, je regrette également que les parlementaires puissent simplement prendre connaissance du rapport dans un temps limité, alors que les journalistes le reçoivent. Il serait opportun de faire évoluer la situation dans ce domaine.
Un esprit de consensus a régné durant les travaux de la commission, et je déplore comme Mme Bechtel que votre avant-propos, monsieur le président, rompe ce climat. À trop vouloir pointer les insuffisances d’aujourd’hui, Les Républicains oublient de dresser le bilan des insuffisances de la politique sécuritaire qu’ils ont conduite pendant dix ans.
Je me pose également des questions sur la politique étrangère de notre pays et ne suis pas choqué des propos tenus par M. Myard. Je regrette que la Constitution tienne les parlementaires à l’écart des sujets diplomatiques, et il me semblerait opportun de les associer davantage aux prises de décision à l’avenir. Mme Bechtel a identifié les contradictions de notre politique extérieure, qui devraient susciter un approfondissement de notre réflexion. La meilleure façon de lutter contre les filières djihadistes dépend de notre capacité à régler les problèmes posés par notre engagement dans des théâtres de guerre situés à l’extérieur de l’Europe.
Ce rapport n’insiste pas suffisamment sur la complexité et le caractère protéiforme et multidimensionnel de la menace djihadiste ; il faut faire preuve d’humilité en la matière car le risque zéro n’existe pas et la mutation des formes de combat employées par les terroristes nous conduira sans cesse à nous adapter et à effectuer des travaux semblables à celui de cette commission.
Je voterai pour l’adoption de ce rapport, car il suggère de renforcer nos effectifs dans la lutte contre le terrorisme, le Gouvernement ayant déjà pris des engagements en la matière. Le rapport met en avant la nécessité d’améliorer la formation et de mieux coordonner l’action des services. Je salue également la proposition de notre collègue M. Cavard, reprise dans le rapport, qui met en lumière l’importance du réseau des travailleurs sociaux dans la prévention et la détection du ralliement au djihadisme.
M. Christophe Cavard. Au moment de la création de cette commission d’enquête, j’avais soutenu, au nom du groupe écologiste, sa constitution, mais je ne voyais pas ce qu’elle pouvait apporter à tous les travaux qui avaient déjà été menés. Un mois plus tard, en janvier 2015, les attentats contre Charlie Hebdo et le magasin Hyper Casher visaient la liberté d’expression et les juifs. La commission d’enquête devait évidemment se pencher sur ces attaques, et j’ai apprécié qu’elle ait pu permettre de se poser les questions sur les causes de tels actes. La commission a conduit des auditions de qualité et a montré le rôle que pouvaient remplir les parlementaires dans de telles circonstances. J’espère que les propositions du rapport seront utiles à nos gouvernants.
Je n’adhère pas à l’ensemble des pistes tracées par le rapport, mais je me reconnais dans beaucoup d’entre elles, si bien que je voterai pour l’adoption de ce document.
Les propositions 19 et 20 sont centrées sur le monde éducatif et sur l’action des travailleurs sociaux, et j’espère, monsieur le rapporteur, qu’elles seront mises en œuvre. J’ai en effet souhaité, au nom de mon groupe, compléter ces deux propositions pour mieux les cibler. Ces acteurs de terrain sont parfois confrontés directement à des personnes pouvant basculer dans la radicalisation idéologique et le djihadisme et se rendent ainsi compte de la logique d’incendie mise en œuvre. Il convient à la fois d’arrêter l’incendie et d’éliminer les causes de son déclenchement : tel est l’objectif poursuivi par les propositions du rapport et par la contribution que j’ai déposée.
Mme Chaynesse Khirouni. Comme mes collègues, je salue le travail de la commission et, notamment, la qualité des auditions qui ont été organisées. Je regrette les propos, comme toujours excessifs, de M. Meyer Habib ; nous avons besoin au contraire de prendre de la hauteur sur ces sujets.
Le rapport aurait gagné à insister davantage sur le contexte international et sur sa mise en perspective historique. Ainsi, certaines personnes auditionnées comme M. Gilles Kepel nous ont apporté un éclairage bienvenu que le rapport aurait pu davantage refléter. De même, le rapport n’étudie pas assez les raisons qui font de certains quartiers des terreaux favorables à la radicalisation et au recrutement de djihadistes. L’analyse de la motivation antisémite de ces personnes aurait également mérité d’être approfondie.
Mme Valérie Boyer. À l’heure où la communauté internationale se réunit à Paris pour faire face à la menace de Daech, le rapport de cette commission s’inscrit dans l’actualité la plus brûlante. L’inquiétude de nos compatriotes et des pays amis s’avère très grande, mais le consensus fait défaut sur les actions à mettre en œuvre.
La mise en œuvre des propositions du rapport de la commission nécessite des moyens supplémentaires, mais je doute que ceux-ci soient vraiment débloqués. Vous avez évoqué la création d’un « jaune », monsieur le rapporteur, mais je suis inquiète que persiste l’insuffisance des crédits dédiés à la détection de la radicalisation et des départs vers les zones de combat. Ni la police de proximité ni les éducateurs ne nous permettront de faire face à ce fléau.
La duplicité diplomatique et l’inaction internationale nous condamnent au rôle de spectateur de l’avancée de l’État islamique en Irak et dans ce qu’il reste de la Syrie, et des massacres qui sont perpétrés dans cette région.
L’Assemblée nationale doit organiser un débat qui, avec ce rapport, permettra de faire entendre la voix de la représentation nationale, qui contribuera à chercher les moyens de rendre notre diplomatie plus efficace, à faire cesser le carnage et à empêcher que de nouveaux attentats soient perpétrés sur notre sol. On a connu des succès comme la récente tentative avortée à Villejuif, mais notre pays a fait l’objet d’attentats terroristes extrêmement violents et graves, qui ont été mis en œuvre en application d’une stratégie bien conçue par les djihadistes.
Je voterai bien évidemment pour l’adoption de ce rapport qui dresse un état des lieux intéressant, qui permet de prendre conscience des difficultés que nous rencontrons et qui ne vont pas disparaître avant longtemps. Nous sommes en effet engagés dans une longue lutte, qui nous demandera de la persévérance car d’autres coups nous seront portés.
La justice devra suivre la volonté commune, exprimée également par l’ensemble des personnes auditionnées ; ainsi, le groupe Les Républicains a souligné dans son rapport complémentaire que la trahison contre la France et ses soldats doit être sanctionnée par les tribunaux.
Je veillerai au déploiement effectif des moyens nécessaires à la lutte contre le terrorisme, qui constitue une priorité absolue pour notre pays ; les Français ne comprendraient pas que nous rédigions un rapport qui ne soit suivi d’aucun effet, alors que l’ennemi nous frappe sur notre sol et à nos portes.
M. Malek Boutih. Nous devons nous méfier d’attitudes collectives qui nous conduiraient à développer de mauvais réflexes sous la pression de la menace terroriste. Ainsi, le monde d’avant n’était pas meilleur ; Daech et le terrorisme sont le fruit de ce qui s’est passé préalablement. Il convient de ne pas s’affoler devant nos ennemis, car il faut garder à l’esprit les rapports de force et nous devons diffuser un message de confiance dans notre pays. En outre, nous ne devons pas réécrire l’Histoire : ce n’est pas la diplomatie française qui a créé Daech, ce sont les régimes arabes qui sont responsables de la situation de leur propre pays. On les a rebaptisés laïcs a posteriori pour se faire plaisir, mais ces nations, qui avaient les moyens de se constituer, ont gravement échoué.
Enfin, il y a lieu de se projeter dans l’avenir et de refuser toute tentation d’un retour en arrière. Il n’est pas vrai que tout allait bien avant et, pour reprendre le titre du rapport choisi par M. le rapporteur, il convient de mettre la République en avant, celle, moderne, du XXIe siècle. Nous devons promouvoir la promesse républicaine et non les ordres anciens qui ont créé le désordre actuel.
M. Jean-Claude Guibal. Ce rapport m’agrée car il définit les moyens à mettre en œuvre pour lutter contre le djihadisme et ses acteurs. Il recense avec acuité les syndromes actuels et les moyens d’y faire face.
Je voterai pour l’adoption de cet excellent rapport et j’aimerais que l’on puisse conduire ultérieurement une analyse ethnologique, historique et diplomatique plus approfondie de la situation au Moyen-Orient. Je suis d’accord avec M. Malek Boutih lorsqu’il dit que nous assistons à l’effondrement d’États que nous avons mis en place au lendemain de la Première guerre mondiale. Or la diplomatie française n’a pas pris en compte ce bouleversement et a maintenu ses analyses antérieures, d’où l’impression de flottement et d’inefficacité qu’elle renvoie.
L’étude du choc – réel ou imaginaire – des civilisations n’entrait pas dans l’objet de ce rapport qui devait être opérationnel, mais il semble difficile de comprendre les événements actuels au Moyen-Orient sans adopter une approche intégrant la dimension religieuse. Notre souci de laïcité nous tient trop à distance d’une matière qui joue le rôle de carburant dans l’effondrement de ces États.
M. le président Éric Ciotti. Je remercie tous les intervenants pour leur propos et pour leur participation aux travaux de notre commission. Nous avons fait œuvre utile, et le rapport le démontre car il permettra d’améliorer notre action au service d’objectifs que nous pouvons tous partager, à savoir la lutte contre le terrorisme et la prévention du radicalisme, ce dernier se trouvant malheureusement en plein essor dans notre pays et dans le monde.
M. le rapporteur. Vous avez été nombreux à aborder la question de la politique étrangère ; elle est primordiale bien entendu, mais notre commission devait-elle la juger, sachant que cela aurait pu briser le consensus de nos travaux ? Nous sommes tous d’accord pour reconnaître que la politique extérieure de la France depuis dix ans n’est pas toujours comprise et déboussole certaines personnes. Nous renvoyons à la commission des Affaires étrangères pour examiner ce sujet. Notre travail est apprécié car nous avons été capables d’élaborer des propositions consensuelles sur la défense nationale, et la promotion de la liberté et de la République. Cela ne signifie pas que nous n’ayons pas de divergences – je suis ainsi en désaccord avec l’avant-propos de M. Éric Ciotti –, mais il importait de rédiger un rapport qui nous rassemble.
La prison n’est pas une église, mais, comme le dispose la loi, la présence d’aumôniers n’est pas contraire au principe de laïcité. Notre commission propose que, dans cinq ans, les aumôniers possèdent un diplôme universitaire, ce qui nous paraît très important.
Madame Descamps-Crosnier, nous ne recréons pas les QHS, mais un régime d’isolement adapté. Il ne peut dépasser une année aujourd’hui contre quatre en Italie, et nous souhaitons nous inspirer de l’article 41 bis de la loi pénitentiaire italienne qui prévoit un régime d’isolement spécifique pour les détenus appartenant à des groupes mafieux ou terroristes. Nous pensons que des conditions carcérales appropriées peuvent accompagner les gens qui souhaitent se repentir et changer.
Monsieur Loncle, le rapport approuve l’expérience de Fresnes. Il propose que les chefs soient isolés, que les autres djihadistes soient placés dans les quartiers dédiés et les plus vulnérables dans le régime de détention normal. Nous souhaitons étendre ce système dans lequel les prisonniers présentant les mêmes caractéristiques sont regroupés, ce qui permet de séparer les recruteurs de leurs éventuelles proies. Dans cette organisation, le rôle du service de renseignement pénitentiaire s’avère central pour observer le comportement des détenus.
Monsieur Habib, on lit à la page 48 du rapport que « Le discours [djihadiste], s’il ne l’était déjà, devient systématiquement et violemment antisémite, antisioniste et anti-israélien. ». J’ai tenu particulièrement à ce que cette phrase figure dans le rapport.
Le souhait de M. Goasguen de voir les djihadistes français accusés de trahison renvoie à l’article 411-1 du code pénal qui dispose que « Les faits définis par les articles 411-2 à 411-11 constituent la trahison lorsqu'ils sont commis par un Français ou un militaire au service de la France et l'espionnage lorsqu'ils sont commis par toute autre personne ». Cependant cette distinction n’a pas de conséquence sur les sanctions encourues. La doctrine considère donc que celle-ci n’a qu’un intérêt théorique ou moral. Cet instrument juridique ne permettrait donc pas d’alourdir les peines. L’article 411-4 du code pénal relatif à l’intelligence avec l’ennemi est inclus dans le chapitre 1er du titre 1er du livre IV du code pénal qui traite des infractions de trahison et d’espionnage dont les éléments constitutifs sont identiques. La jurisprudence montre bien que ce sont les faits d’espionnage qui sont visés, si bien que l’on voit mal comment cette infraction pourrait s’appliquer en matière de terrorisme. D’ailleurs, ces personnes ne cherchent pas à être des espions puisqu’ils se mettent souvent en scène sur les réseaux sociaux.
Madame Boyer, vous trouverez à la page 189 du rapport le décret du 9 avril 2015 portant ouverture et annulation de crédits à titre d’avance. De l’avis général, les moyens financiers déployés par M. Cazeneuve sont très importants. Les crédits ouverts au profit du ministère de l’intérieur permettront notamment d’accorder 75,3 millions d’euros pour le programme « Police nationale », dont 13,8 millions d’euros pour les dépenses de personnel, 35 millions d’euros pour le programme « Gendarmerie nationale », dont 12 millions d’euros pour les dépenses de personnel, 13,2 millions d’euros pour le programme « Conduite et pilotage des politiques de l’intérieur », dont 1,8 million d’euros pour les dépenses de personnel, et 0,5 million d’euros pour le programme « Administration territoriale ». Le rapport dresse ainsi la liste des ressources financières qui sont mobilisées pour la lutte contre le djihadisme et la radicalisation dans notre pays.
Les membres de cette commission, qui va se dissoudre, devraient, dans leur activité parlementaire, maintenir la pression sur le Gouvernement pour que le jaune budgétaire soit annexé dans le prochain projet de loi de finances. Cet instrument est nécessaire pour que la représentation nationale puisse se rendre compte de l’effort de la nation dans son combat contre le terrorisme.
La Commission adopte le rapport à l’unanimité.
Les contributions déposées par les groupes lui seront annexées.
M. le président Éric Ciotti. En application de l’alinéa 3 de l’article 144-2 du Règlement de notre Assemblée, la réunion en comité secret de l’Assemblée nationale peut être demandée pendant les cinq jours francs qui suivent la publication au Journal officiel du dépôt du rapport d’une commission d’enquête, afin de se prononcer sur la publication du rapport. Ce dernier ne peut donc pas être diffusé pendant ce délai, soit avant le 9 juin.
1. Renforcer, durablement et à tous les échelons, les effectifs des services concernés par la lutte contre le terrorisme – Créer un « jaune budgétaire » qui retrace l’effort financier de l’État en matière de lutte contre le terrorisme ; les crédits y seraient présentés chaque année par ministère, par mission et par programme.
2. Renforcer le rôle de coordination de l’UCLAT en augmentant ses effectifs de 20 à 25% et en plaçant l’UCLAT auprès du ministre de l’Intérieur
3. Donner au SCRT, dans le cadre de la prévention du terrorisme, un accès entier au fichier TAJ (Traitement d’antécédents judiciaires), au fichier des cartes d’identité et des passeports et, lorsqu’il fonctionnera, au PNR. Donner aux services de police et de gendarmerie l’accès au fichier de l’administration pénitentiaire.
4. Mettre en place une interface permettant un meilleur ciblage des recherches dans les fichiers.
5. Renforcer le régime d’embargo contre Daech, les mesures de gel des fonds mis en place par l’ONU semblant inadaptées à son modèle économique
6. Intensifier la surveillance des petites sources de financement du terrorisme, notamment au moyen d’entités locales coordonnées par les préfets.
7. Responsabiliser les opérateurs de communications électroniques au regard des obligations qui leur incombent en matière de vérification de l’identité des utilisateurs.
8. Parvenir à un PNR européen et, s’il doit être vidé de sa substance, l’abandonner au profit de plusieurs PNR bilatéraux et veiller à ce que le système PNR français inclue bien les vols charters.
9. Modifier l’article 7 du code Schengen pour permettre un contrôle systématique des passeports des ressortissants de l’espace Schengen venant d’un pays tiers.
10. Confronter la carte d’embarquement avec le titre d’identité ou de voyage des passagers (« réconciliation ») au moment de l’embarquement.
11. Rétablir l’autorisation de sortie du territoire individuelle pour les mineurs.
12. Adapter la compétence centralisée de la juridiction parisienne au changement d’échelle du contentieux terroriste :
– avec l’accord et sous le contrôle du parquet de Paris, envisager la poursuite, l’instruction et le jugement d’infractions terroristes de faible gravité au niveau local, en s’appuyant sur la compétence de certaines juridictions interrégionales spécialisées (JIRS), par exemple celles de Lyon et Marseille, outre celle de Paris ;
– prévoir dans la loi une exception à la compétence exclusive de la juridiction parisienne de l’application des peines s’agissant des dossiers concernant des personnes condamnées pour apologie et provocation au terrorisme.
13. Créer un régime de saisie des données informatiques à l’insu de leurs propriétaires et donc indépendant du régime de la perquisition.
14. Autoriser le recrutement d’assistants spécialisés auprès des juges d’instruction du pôle antiterroriste.
15. Inscrire au fichier des personnes recherchées (FPR) les mesures de confiscation des titres d’identité ou de voyage prises dans le cadre d’un contrôle judiciaire.
16. Rétablir l’autorisation systématique par le juge de l’application des peines des déplacements à l’étranger des personnes condamnées à un sursis avec mise à l’épreuve.
17. Étendre le champ d’application de la surveillance judiciaire à l’ensemble des infractions terroristes.
18. Introduire dans la loi un critère de risque de trouble à l’ordre public pouvant fonder le rejet des demandes d’aménagement de peine et de libération conditionnelle des personnes condamnées pour des infractions terroristes.
19. Promouvoir les cellules départementales de prévention de la radicalisation et compléter leur action par l’institution d’un référent (un mentor) qui assurera le suivi de la personne radicalisée.
20. Créer un réseau régional de travailleurs sociaux référents spécialement formés à la détection de la radicalisation.
21. Améliorer la détection de la radicalisation en milieu carcéral :
– adapter la grille nationale de détection des comportements radicaux élaborée par le bureau du renseignement pénitentiaire aux nouvelles formes de radicalisation ;
– former les personnels de surveillance et l’ensemble des partenaires intervenant en milieu carcéral à la connaissance des phénomènes de radicalisation ;
– inclure la radicalisation dans les éléments relatifs à la dangerosité et à la vulnérabilité des personnes détenues, recherchés dès la phase d’accueil dans les quartiers arrivants et adapter la composition des commissions pluridisciplinaires uniques chargées de cet examen ;
– utiliser l’évaluation du degré de radicalisation des détenus pour guider les choix en matière en matière de gestion de la détention et de prise en charge de ces détenus.
22. Prévenir la diffusion de la radicalisation grâce à une gestion adaptée de la détention :
- isoler individuellement les détenus radicalisés recruteurs, en ouvrant une réflexion sur un régime d’isolement adapté ;
- créer des quartiers dédiés pour les autres détenus radicalisés, à l’exception des plus vulnérables ;
- mettre en œuvre une prise en charge différenciée des détenus radicalisés selon leur profil, incluant une prise en charge psychologique adaptée des personnes de retour d’une zone de djihad ainsi que des programmes associant les différents partenaires intervenant en milieu pénitentiaire.
23. Améliorer les conditions de la pratique de l’islam en prison :
- remédier à la pénurie très importante d’aumôniers musulmans ;
- doter les aumôniers pénitentiaires d’un véritable statut ;
- dans un délai de cinq ans, subordonner le recrutement des aumôniers pénitentiaires à l’obtention d’un diplôme universitaire de formation civile et civique.
24. Promouvoir et diffuser les témoignages d’anciens djihadistes « repentis ».
25. Renforcer les moyens du CSA en ajoutant la sauvegarde de l’ordre public parmi les éléments dont il doit contribuer à assurer le respect – Lui permettre d’assurer un contrôle effectif des chaînes extra-européennes qui utilisent une liaison satellitaire ou une capacité satellitaire prévue à l’article 43-4 de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication.
26. Développer la recherche universitaire sur les phénomènes de radicalisation.
27. Encourager le développement de laboratoires universitaires d’études musulmanes.
28. Développer les initiatives associatives sur le thème des appartenances collectives.
Contribution des députés du groupe Les Républicains
Les travaux de la commission d’enquête se sont inscrits dans un esprit constructif, avec pour seul objectif de proposer des mesures de nature à renforcer la sécurité de nos concitoyens. Les propositions formulées dans le rapport sont de nature à compléter utilement notre arsenal législatif et réglementaire. Néanmoins, nous estimons que dans le domaine judiciaire et sur la question du retour des djihadistes sur notre territoire, des mesures plus fortes doivent être prises. Parallèlement, la prise en compte de la nationalité de l’auteur d’un acte de terrorisme paraît aujourd’hui indispensable.
1. Sans mesure judiciaire d’envergure, les avancées formulées pourraient être privées d’effet.
Les terroristes auxquels nous faisons face aujourd’hui se distinguent de ceux que la France a connus par le passé. Ce sont des Français et des délinquants ou criminels confirmés. Ils ne basculent dans le terrorisme à la suite d’une radicalisation sur fond d’islamisme que pour donner un sens ou une légitimité à leur violence. Ces profils nouveaux sont appelés par différents criminologues, comme Alain Bauer, « gangsterroristes ». Or, à leur égard, la Chancellerie fait preuve d’aveuglement en ne plaçant pas la justice pénale et ses différentes réponses au cœur des solutions apportées au péril majeur que constituent les filières djihadistes.
a) Créer des places de prison pour assurer l’exécution effective des peines d’emprisonnement
Ces néo-terroristes, récemment convertis, se recrutent pour la plupart parmi des délinquants étant passés par « la case prison ». C’est pourquoi l’un des enjeux fondamentaux, totalement occulté par l’actuel Garde des Sceaux, est la non exécution des peines de prison prononcées donnant ainsi le sentiment d’une impunité.
100 000 peines de prison fermes étaient en attente d’exécution au 1er janvier 2015.
Or, plus que d’autres, les terroristes doivent exécuter l’intégralité de leurs peines. Pour ce faire, il est urgent de créer de nouvelles places de prison, comme l’avait proposé la précédente majorité à travers la loi du 27 mars 2012 de programmation pour l’exécution des peines, sur laquelle le Gouvernement est revenu.
b) Mettre fin aux crédits de réduction de peines automatiques
Les crédits de réduction de peine sont automatiquement calculés en fonction de la durée de la condamnation prononcée. En application de ce principe, environ 20% de la peine prononcée par le juge n’est pas effectuée.
Les crédits de réduction de peine rendent plus difficile la lisibilité de la durée d’exécution de la peine. Leur octroi est devenu la règle au lieu d’être l’exception, sans que la dangerosité des condamnés ne soit réellement prise en considération. Par exemple, Amedy Coulibaly en a bénéficié malgré ses sept précédentes condamnations.
Compte tenu de la gravité des faits qui leur sont reprochés, il convient d’exclure les individus condamnés pour des faits de terrorisme du bénéfice du crédit de réduction de peine.
c) Élargir la rétention de sureté aux individus condamnés pour l’ensemble des faits de terrorisme
Certains détenus condamnés pour des faits de terrorismes continuent de présenter, à l’issue de leur peine de prison, un danger manifeste ainsi qu’un risque de récidive élevé. Afin d’éviter un passage à l’acte et de protéger les Français, il convient d’étendre les hypothèses de placement en rétention de sûreté, créée par la loi n° 2008-174 du 25 février 2008, aux individus condamnés pour l’ensemble des faits de terrorisme. Cela permettra de prémunir efficacement la société des personnes les plus dangereuses en les maintenant à l’issue de leur peine de prison dans des centres socio-médico-judiciaire de sûreté fermés, et ce tant qu’ils constituent une menace.
d) Assortir le contrôle judicaire d’un bracelet électronique
Le contrôle judiciaire est une mesure qui permet de soumettre une personne à une ou plusieurs obligations jusqu’à sa comparution devant un tribunal. En matière de terrorisme, un tiers des informations judiciaires font l'objet d'un contrôle judiciaire.
Il existe d’importantes failles dans le suivi des contrôles judiciaires. Par exemple, en juillet 2011, Chérif Kouachi avait pu accompagner son frère au Yémen pour s’entraîner aux combats sans que forces de l'ordre ou magistrats n'en soient alertés.
Afin de renforcer leur efficacité il est proposé d’élargir les obligations pouvant être ordonnées en permettant d’assortir le contrôle judiciaire des personnes impliquées dans des faits de terrorisme d’un bracelet électronique, avec géolocalisation. Cela permettra notamment d’éviter tout départ vers des zones de combat.
e) Supprimer systématiquement et immédiatement les prestations sociales pour les djihadistes
La suspension du bénéfice des prestations sociales pour les personnes se rendant à l’étranger dans le but de participer à des activités terroristes doit être immédiate et systématique.
Si cette possibilité existe dans notre droit, sa mise en œuvre concrète se heurte à des difficultés pratiques. En effet, pour ce faire, la CAF doit prouver que cet allocataire a bien quitté son domicile. Or, les moyens mis à la disposition de cet organisme sont insuffisants. Il est nécessaire de remédier à cette situation et d’informer systématiquement les caisses d’allocations familiales pour qu’elles mettent fin aux versements d’indemnités de toutes sortes aux individus partis faire le djihad.
Nos voisins européens, notamment la Belgique, ont d’ailleurs mis en place de telles politiques.
2. La question du retour des djihadistes sur notre territoire mérite des réponses fortes
a) Créer des centres de rétention administratifs pour les djihadistes de retour en France
Notre arsenal législatif est insuffisant pour faire face aux individus qui présentent des risques manifestes de radicalisation. Ainsi, lorsque qu’une personne revenant du djihad ne peut faire l’objet d’une incrimination prévue par le code pénal mais qu’il existe des raisons sérieuses de penser qu’elle est susceptible de porter atteinte à la sécurité publique lors de son retour en France, il convient de les placer dans des centres de rétention pluridisciplinaire.
L’objectif est qu’elle y suive un programme de déradicalisation et de protéger la société contre un danger potentiel. Ces structures pluridisciplinaires seraient composées de psychiatres, de travailleurs sociaux et, éventuellement, de personnels religieux. La procédure de placement dans ces structures de rétention pourrait se rapprocher de celle de l’hospitalisation sous contrainte et se ferait sur décision du préfet du département concerné.
b) Interdire le retour en France des djihadistes binationaux
Se pose également la question du retour en France des individus binationaux qui sont partis au djihad sur notre territoire et qui présentent des risques manifestes de radicalisation. Ils font peser un risque évident pour la sécurité de nos concitoyens. Lorsque ces individus sont binationaux, il est légitime qu’on leur refuse l’accès à notre territoire, afin d’éviter tout passage à l’acte sur notre territoire. Pour ce faire, la France doit s’inspirer « Counter Terrorism and security Act » britannique qui empêche le retour au Royaume-Uni de terroristes venant des zones de combat.
c) Renégocier la CEDH pour faciliter l’expulsion des terroristes
La saisine possible de la Cour européenne des droits de l’Homme par toute personne physique dès lors qu’elle s’estime victime d’une violation des droits de l’Homme de la part d’un État membre permet aux terroristes binationaux condamnés d’éviter leur expulsion dans leur pays. Ainsi, le 3 décembre 2009, la Cour a interdit au Gouvernement français d’expulser en Algérie Kamel Daoudi, déchu de sa nationalité française et condamné à six ans d’emprisonnement pour des faits de terrorisme. Elle avait estimé que « vu le degré de son implication dans les réseaux de la mouvance et l’islamisme radical (…) M. Daoudi pouvait faire à son arrivée en Algérie l’objet de traitements inhumains et dégradants ». Cette jurisprudence a été confirmée dans une décision du 6 septembre 2011 dans le cas de Djamel Beghal.
Il convient de renégocier la Convention européenne des droits de l’Homme afin d’interdire les requêtes individuelles et ainsi empêcher de telles décisions qui vont à l’encontre de l’impératif de sécurité nationale.
3. Renforcer la prise en compte de la nationalité
La prise en compte de la nationalité de l’auteur d’un acte de terrorisme paraît aujourd’hui indispensable afin de renforcer le caractère dissuasif des sanctions encourues par les terroristes et notamment par les terroristes français qui décident délibérément de trahir leur pays. Le fait d’être français est une circonstance plus grave encore dans la participation à Daesh et Al-Qaida.
Cet acte contre la nation, au sens du livre IV du code pénal, est d’ailleurs revendiqué publiquement par certains terroristes qui brûlent délibérément leur passeport français, ou prouvé par la présence d’instruction à l’égard des terroristes français par les responsables djihadistes en guerre avec la France notamment en Irak.
Quant à la nationalité des auteurs d’acte de terrorisme
Force est de constater que les dernières lois sur le terrorisme ne prennent pas en compte la nationalité des auteurs d’actes de terrorismes alors même que ce critère, ne peut être absent, pour sanctionner ce type de faits.
Il existe certes des mesures accessoires, mais celles-ci restent très limitées car elles sont principalement applicables au binationaux. En effet, la déchéance de nationalité pour les Français non binationaux est très compliquée en raison des nombreuses conventions internationales et le crime d’indignité nationale reste une mesure symbolique plus que dissuasive.
En conséquence, les sanctions prononcées à l’égard d’un terroriste français, dans la plupart des cas, sont les mêmes que celles prononcées à l’égard d’un terroriste de nationalité étrangère comme en témoigne la jurisprudence et notamment la jurisprudence récente du Tribunal de grande instance de Paris.
Or, la nationalité de l’auteur d’un acte terrorisme doit être considérée pénalement, comme un délit ou un crime sanctionné par le livre IV du code pénal, dispositions pourtant oubliées par les tribunaux, comme par la chancellerie.
Les terroristes français doivent donc subir une répression plus importante car ils ont commis un crime ou un délit contre leur nation, assimilable à un acte de trahison.
Cette omission, qui avait été soulevée lors de l’audition du juge Trévidic n’a obtenu aucune réponse et ce silence interpelle.
Doit-on considérer que le terrorisme est un crime qui n’a aucune identification nationale ?
Veut-on éviter la lourdeur prévue par les peines émanant du livre IV du code pénal ?
Doit-on considérer, que l’acte de trahison qui consiste à rompre le lien d’allégeance et de fidélité à la Nation, dans une période reconnue comme une guerre par le Premier ministre et le Président de la République, est mineur ? La trahison consiste à considérer les services rendus par la Nation, à des individus, quelques fois fraichement naturalisés. Cette trahison doit-elle être considérée comme nulle et non avenue, et sans importance dans le déroulement de l’instance ?
À partir de ce constat comment expliquer à de jeunes immigrés français, que la rupture de ce lien, qu’ils ont revendiqué est considérée comme une chose sans importance, pour la nation elle-même, les libérant de toute contrainte contre cette nation qui les a pourtant accueillis.
Quant à la réalisation d’acte de trahison
À ce titre, il suffirait seulement que les juridictions appliquent le livre IV du code pénal relatif aux crimes et délits contre la nation et notamment les articles 441-4 et suivants du code pénal.
L’article 411-4 du code pénal dispose que :
« Le fait d'entretenir des intelligences avec une puissance étrangère, avec une entreprise ou organisation étrangère ou sous contrôle étranger ou avec leurs agents, en vue de susciter des hostilités ou des actes d'agression contre la France, est puni de trente ans de détention criminelle et de 450 000 euros d'amende.
Est puni des mêmes peines le fait de fournir à une puissance étrangère, à une entreprise ou une organisation étrangère ou sous contrôle étranger ou à leurs agents les moyens d'entreprendre des hostilités ou d'accomplir des actes d'agression contre la France ».
En l’espèce, cet article pourrait très bien être appliqué aux individus de nationalité française qui sont en contact avec des organisations terroristes telles que Daech ou Al-Qaida, afin de préparer un attentat en France. Il pourrait être appliqué aussi contre ceux qui, revenant en France, seraient reconnus comme ayant servi en Irak et en Syrie, sans qu’il soit nécessaire de prouver certains faits matériels, comme une participation militaire à de tels actes.
Le champ d’application de cet article est en effet plus large et les peines encourues sont, dans la plupart des cas, plus importantes que pour les délits et crimes relatifs au terrorisme.
En effet, l’article 421-2-1 du code pénal précise que « Constitue également un acte de terrorisme le fait de participer à un groupement formé ou à une entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d'un des actes de terrorisme mentionnés aux articles précédents ». Conformément à l’article 421-5 du code pénal, cet acte de terrorisme est puni de dix ans d'emprisonnement et de 225 000 euros d'amende : une peine supérieure aux sanctions prévues par les lois de 2012 et 2014 contre le terrorisme.
L’absence de mesure suffisamment répressive en matière de terrorisme, ne résulte pas d’une insuffisance ou de l’inexistence des textes prévus à cet effet.
Loin d’édicter des mesures d’exception que le gouvernement refuse, il s’agirait donc d’appliquer les articles du livre IV du code pénal, dont le titre I est relatif aux atteintes aux intérêts fondamentaux de la nation, et notamment le chapitre I, section I, II, III et IV et le chapitre II section I et II.
Il resterait d’ailleurs à voir les conditions d’application du livre IV bis du code pénal, concernant les crimes et délits de guerre issus de la loi du 9 août 2010.
À toutes ces questions, nous n’avons obtenu aucune réponse, traduisant l’embarras du gouvernement ; nous souhaitons qu’une circulaire du garde des Sceaux soit adressée à ce sujet aux procureurs généraux pour les inciter à durcir la répression relative aux nationaux français qui ont commis un acte de trahison contre la Nation.
Contribution du Groupe Écologiste, portée par M. Christophe Cavard
Projet brigade d’éducateurs de prévention à la radicalisation
Un constat partagé
Le phénomène de radicalisation prend une ampleur préoccupante. La multiplicité des facteurs qui sont en jeux donne la mesure de la complexité de la réponse à apporter. S’il y a « une » réponse à apporter, ce serait celle de mettre en cohérence la pluralité des réponses spécifiques déjà existantes ou à explorer.
Nous commençons à mieux appréhender les origines même du processus de radicalisation. Il repose sur trois facteurs :
1. Une idéologie avec la volonté de nuire de la part de groupes sectaires ou fascisants,
2. Une intégration française et républicaine en panne,
3. Le basculement de l’individu lui-même.
Concernant le premier point, Le travail de la Miviludes nous permet de distinguer clairement le phénomène de radicalisation d’avec la pratique religieuse. Les découvertes récentes de la planification de l’État Islamique par Haji Bakr (134) démontrent par ailleurs comment la foi est utilisée comme prétexte à la mise en place d’un régime fasciste qui n’a aucun rapport avec les textes religieux.
Le projet résolument destructeur de ces groupes organisés de façon internationale, nous a conduits à apporter des réponses en termes d’organisation et de moyens sécuritaires indispensables : plan vigipirate, renforcement des moyens policiers, coordination au niveau européen, renforcement des moyens de nos services de renseignement et cadre législatif en cours….
Le deuxième point est plus complexe. Les assassinats qui ont eu lieu contre les journalistes de Charlie et à l’hyper casher porte de Vincennes ont violement mis en évidence que c’était bien nos valeurs républicaines qui était visées. Ils ont aussi révélé que nos valeurs sont d’autant plus facilement atteintes qu’elles ont été fragilisées. C’est dans ce sens que le président a demandé à nos deux assemblées de travailler sur « l’engagement citoyen et l’appartenance républicaine » (135).
Ces propositions sont des leviers non négligeables. Les valeurs républicaines reposent sur des symboles mais avant tout sur un projet de société sachant redéfinir les éléments qui font sens communs appelés « vivre ensemble ».
Le dernier point concerne donc l’individu lui-même. Là aussi, il serait particulièrement réducteur de vouloir déterminer un profil type d’individu basculant dans la radicalisation. Nous savons qu’il existe des liens étroits entre la criminalité et le terrorisme mais l’apparition de « filières djihadistes » locales et internationales, permet de mettre en évidence une catégorie de personnes potentiellement victimes des moyens de recrutement mis en œuvre et d’un prosélytisme important.
Développer la prévention du risque de radicalisation
C'est un besoin identifié auprès de la communauté éducative et des familles concernées par le phénomène de radicalisation souvent silencieuse de quelques jeunes. Si certains quartiers dits "sensibles" ont souvent été ciblés, l’on sait à présent que le processus de radicalisation touche une population beaucoup plus large.
À l'embrigadement et face à la propagande sur les réseaux sociaux, la réponse humaine de proximité semble la plus adaptée et urgente pour protéger ces jeunes de tentations d'engagement dans un processus radical lié au djihadisme.
Ces jeunes sont souvent isolés, mais pour autant souvent scolarisés ou en lien avec une institution publique d'une manière ou d'une autre, via leur famille ou leur entourage.
Il s'agit donc pour l'entourage d'un jeune manifestant des signes dits « faibles » de radicalisation de pouvoir avoir recours à un soutien de prévention adapté au travers d’un plan d’action individualisé faisant intervenir des acteurs pluridisciplinaires (justice, éducateurs…).
Se donner les moyens d’une véritable politique de prévention
Nous devons être en capacité d’apporter des réponses en termes d’informations des jeunes et des familles, de formations des acteurs de terrain en lien avec les populations concernées, d’alerte de prise en charge des familles et des jeunes en voie de radicalisation, de prise en charge des jeunes qui reviennent des pays en conflits, d’accompagnement vers une réinsertion.
C’est bien l’ensemble de ce dispositif qui doit être pensé.
Dispositif existant
Il existe actuellement trois dispositifs mis en place :
MIVILUDES : Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires.
CNAPR : Centre national d’assistance et de prévention de la radicalisation.
CPDSI : Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam. (mené par Dounia Bouzar) (136) .
Ainsi que la maison de la prévention et de la famille (fondée par Sonia Imloul)
Le préfet, Pierre N’Gahane, coordinateur de la politique de prévention, atteste de la pertinence du travail de ces associations. En effet, elles participent à la mise en place de l’information, de formation et à la prise en charge des jeunes et des familles. Ces deux initiatives restent cependant très localisées et comme ses protagonistes le soulignent eux même « la déradicalisation de ces jeunes à la dérive ne peut pas être efficace si elle ne s'accompagne pas d'une réinsertion sociale, scolaire ou professionnelle, et d'un suivi sur le moyen terme. » (137).
Le Centre national d’assistance et de prévention de la radicalisation a constitué une première réponse préventive des pouvoirs publics face à la radicalisation. Symbolisé par le numéro vert, il a en particulier permis de pouvoir bloquer à la frontière, tout mineur suite à un signalement par les familles. Les commissions départementales, présidées par le préfet permettant le suivi des personnes signalées constituent un dispositif pertinent.
Les moyens restent bien en deçà de l’urgence et de l’ampleur du phénomène.
Pour prendre en considération l’intégralité du champ préventif, les solutions doivent à la fois s’appuyer sur les dispositifs publics existants et sur les expériences associatives.
Pour en préciser la portée et les modalités il paraitrait nécessaire d’auditionner les protagonistes des expériences mises en place.
Un projet innovant
Un dispositif national, de la détection de la radicalisation à la réinsertion
Comme nous l’avons évoqué, la difficulté est de pouvoir avoir une réponse cohérente sur l’ensemble du processus.
Il semble envisageable de s’appuyer sur le CNAPR existant, de le faire évoluer significativement pour lui permettre de répondre à cette nouvelle mission. Le CNAPR doit avoir une vocation interministérielle pour pouvoir être en lien avec l’ensemble des acteurs concernés.
Le CNAPR pourrait devenir administrativement autonome de l’UCLAT et devenir une unité à part entière de réponse de prévention avec une organisation nationale et une déconcentration des moyens au niveau régional.
Son équipe pourrait être une interface entre les travailleurs sociaux, les enseignants et les services de police et judiciaires. Les missions du CNAPR pourront être reprécisées pour intégrer l’ensemble des champs de la prévention décrit plus haut:
1. Une mission d’écoute et d’assistance
Le CNAPR doit avoir les moyens de pouvoir répondre 7 jours sur 7 sur des plages horaires très larges
2. Une mission d’information
3. Une mission de formation et un pôle ressource auprès des professionnels de terrain
4. Une mission de prise en charge des familles et des jeunes en situation de radicalisation
5. Une mission de prise en charge des familles et des jeunes en retour des situations de conflits
6. Une mission d’accompagnement et de réinsertion en lien avec l’ensemble des dispositifs.
Une réponse éducative et un soutien psychologique
Ce sont les deux axes majeurs des 6 missions que nous avons déclinés. Ces deux axes sont aussi à préciser en fonction du public visé : les familles, mais aussi un public jeune (13 ans / 25 ans) avec des particularités à prendre en compte entre mineurs et jeunes adultes.
Des moyens en adéquation avec ces nouvelles missions
Propositions :
Qualification |
Nombre d’ETP |
Commentaires |
psychologues |
15 |
Soit 1 par région permettant d’articuler la prise en charge psychologique. |
infirmiers |
15 |
Soit 1 par région permettant de faire le lien avec les services sanitaires et psychiatriques. |
éducateurs |
150 |
Soit environ 10 par région formés et spécialisés sur les enjeux de la radicalisation. |
Cette « brigade » éducative pourrait donc être rattachée directement au CNAPR et gérée au niveau national. Cette gestion nationale permettrait d’optimiser la gestion des moyens et d’harmoniser les réponses sur l’ensemble du territoire.
Une formation spécifique
La mise en place de cette brigade nécessitera de mettre en place au préalable une formation prenant en compte l’ensemble des dimensions particulières de la mission de ces agents : en plus de la connaissance des dispositifs éducatifs et sanitaires de l’adolescent et du jeune adulte, la connaissance de la religion et particulièrement l’Islam radical, les particularités des filières djihadistes, la connaissance du décryptage de l’image, les modalités de prise en charge, le milieu carcéral…
Un maillage territorial
Ces moyens humains seraient répartis régionalement, avec la constitution d’équipes de 10 à 15 personnes selon les estimations des besoins.
Ils auront en charge de décliner les missions assignées sur l’ensemble de la région et donc d’organiser les moyens d’information, de formation mais aussi des lieux de rencontres et de prise en charge des familles, adolescents et jeunes adultes concernés.
Ils devront impérativement travailler avec l’ensemble des acteurs de terrain, y compris les élus locaux, en soutien, mais aussi assurer la continuité de la prise en charge et la réinsertion se positionnant comme une ressource pour les professionnels.
Ils devront suivre les situations, du signalement à la réinsertion aboutie du jeune concerné.
Ils seront donc les référents attitrés et les garants du suivi de la prise en charge.
Ils devront travailler en lien étroit avec les services de sécurité intérieure et de la justice, sous l’autorité des préfets de région.
Ils seront interpellés par les préfets en charge des nouveaux dispositifs de lutte contre la radicalisation et les filières djihadistes.
PERSONNES ENTENDUES PAR LA COMMISSION D’ENQUÊTE
Mercredi 21 janvier 2015
• M. Raphaël Liogier, professeur des universités, directeur de l’observatoire du religieux à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence
• M. Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur
Jeudi 22 janvier 2015
• M. Patrick Calvar, directeur général de la sécurité intérieure
Mercredi 28 janvier 2015
• M. François Molins, procureur de la République près le tribunal de grande instance de Paris, et Mme Camille Hennetier, vice–procureure, chef de la section anti-terroriste
Lundi 2 février 2015
• M. René Bailly, directeur du renseignement de la préfecture de police de Paris
• M. Bernard Bajolet, directeur général de la sécurité extérieure
Mardi 3 février 2015
• Mme Christiane Taubira, ministre de la Justice, garde des Sceaux
Mercredi 4 février 2015
• M. Gilles Kepel, professeur à l’Institut d’études politiques de Paris
Lundi 9 février 2015
• Mme Isabelle Gorce, directrice de l’administration pénitentiaire, et M. Bruno Clément-Petremann, sous-directeur de l’état-major de sécurité
• M. Jérôme Léonnet, directeur central adjoint de la sécurité publique pour le renseignement, chef du service central du renseignement territorial
• Mme Catherine Sultan, directrice de la protection judiciaire de la jeunesse
• M. Loïc Garnier, chef de l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT) et M. Jean François Gayraud, son adjoint
• M. Pierre N’Gahane, secrétaire général du Comité interministériel de prévention de la délinquance
Mardi 10 février 2015
• M. Fahrad Khosrokhavar, directeur de recherche à l’École des hautes études en sciences sociales
Mercredi 11 février 2015
• M. Pierre Conesa, maître de conférences à l’Institut d’études politiques de Paris
• Table ronde de syndicats de directeurs d’établissements pénitentiaires :
o Syndicat national des directeurs pénitentiaires - CFDT : M. Jean-Michel Dejenne, premier secrétaire, et Mme Géraldine Blin, conseillère nationale ;
o Syndicat national pénitentiaire FO-personnels de direction : M. Jimmy Delliste, secrétaire général, et Mme Lucie Commeureuc, directrice de services pénitentiaires.
Jeudi 12 février 2015
• Mme Dounia Bouzar, anthropologue du fait religieux, directrice générale du Centre de prévention des dérives sectaires liées à l’Islam
• M. Jean-Charles Brisard, président du Centre d’analyse du terrorisme
• M. Marc Trévidic, vice-président chargé de l’instruction au pôle anti-terroriste du tribunal de grande instance de Paris
• M. David Skuli, directeur central de la police aux frontières, et M. Bernard Siffert, sous-directeur des affaires internationales, transfrontières et de la sûreté
• Mme Mireille Ballestrazzi, directrice centrale de la police judiciaire, et M. Philippe Chadrys, sous-directeur chargé de l’anti-terrorisme
Mercredi 18 février 2015
• M. David Benichou, vice-président chargé de l’instruction au pôle anti-terroriste du tribunal de grande instance de Paris
Mercredi 4 mars 2015
• Général Denis Favier, directeur général de la gendarmerie nationale, Colonel Pierre Sauvegrain, sous-directeur de l'anticipation opérationnelle à la direction des opérations et de l'emploi et Colonel Jacques Plays, adjoint au sous-directeur de la police judiciaire
Jeudi 5 mars 2015
• M. Louis Gautier, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, et M. Evence Richard, directeur de la protection et de la sécurité de l’État
• M. Dalil Boubakeur, président du Conseil français du culte musulman
• M. Moulay El Hassan El Alaoui Talibi, aumônier national musulman des prisons
• M. Mohamed Zaïdouni, président du conseil régional du culte musulman de Bretagne, aumônier au centre pénitentiaire de Rennes
Mardi 10 mars 2015
• M. Adrien Jaulmes, journaliste
• Table ronde réunissant les syndicats des personnels actifs de la police nationale :
o Alliance police nationale : M. Jean-Claude Delage, secrétaire général, et M. Benoît Barret, délégué général ;
o Syndicat des cadres de la sécurité intérieure (SCSI) : M. Jean-Marc Bailleul, secrétaire général, et M. Christophe Dumont, secrétaire national ;
o Syndicat des commissaires de la police nationale (SCPN) : Mme Céline Berthon, secrétaire générale, et M. Jean-Luc Taltavull, secrétaire général adjoint ;
o Syndicat indépendant des commissaires de police (SICP) : M. Olivier Boisteaux, président, et M. Jean-Paul Megret, secrétaire national ;
o Synergie officiers : M. Patrice Ribeiro, secrétaire général, et Mme Sophie Da Pozzo, conseillère technique ;
o Unité SGP Police – FO : M. Nicolas Comte, secrétaire général adjoint, M. Jérôme Moisant, secrétaire national, et M. Francis Sauvadet, référent de la Direction générale de la sécurité intérieure au titre du syndicat.
o UNSA Police : M. Philippe Capon, secrétaire général, et M. Olivier Varlet, secrétaire général adjoint.
Mercredi 11 mars 2015
• M. Jean-Marc Falcone, directeur général de la police nationale et M. Jean-François Gayraud, adjoint au chef de l'UCLAT
Mardi 17 mars 2015
• Table ronde personnels de surveillance des établissements pénitentiaires :
o Fédération Interco CFDT : M. José Porceddu, secrétaire national en charge de la branche Justice ; M. Jean-Philippe Guilloteau, secrétaire fédéral en charge de la branche Justice, secteur pénitentiaire ; M. Elyamine Saïd, secrétaire régional pénitentiaire Île de France ; M. Eric Fievez, secrétaire général du SNCP-CFDT ; M. Sébastien Vanroyen, secrétaire national du SNCP-CFDT
o Union générale des syndicats pénitentiaires (UGSP CGT) : M. Christopher Dorangeville, secrétaire national ;
o Syndicat national pénitentiaire des personnels de surveillance FO : M James Vergnaud, secrétaire général adjoint, et M. David Daems, secrétaire national ;
o UFAP-UNSA Justice : M. Stéphane Barraut, secrétaire général adjoint, et M. Claude Tournel, secrétaire général adjoint ;
o Syndicat des personnels de surveillance non gradés (SPS) : M. Joseph Paoli, délégué régional de la circonscription administrative pénitentiaire de Bordeaux, et M. Philippe Kuhn, délégué régional de la circonscription administrative pénitentiaire de Paris
• M. Samir Amghar, chercheur à l’École des hautes études en sciences sociales.
Mercredi 18 mars 2015
• M. Vincent Le Gaudu, vice-président chargé de l'application des peines, compétent en matière de terrorisme, au tribunal de grande instance de Paris
Mardi 24 mars 2015
• M. Gilles Leclair, directeur de la sûreté d’Air France (138)
• M. Claude Arnaud, maire de Lunel, et M. Pierre Soujol, adjoint au maire
• M. Pierre de Bousquet de Florian, préfet de la région Languedoc-Roussillon, préfet de l’Hérault
Mercredi 25 mars 2015
• Mme Catherine Chambon, sous-directrice de la lutte contre la cybercriminalité à la direction centrale de la police judiciaire
Mardi 31 mars 2015
• M. Alain Zabulon, coordonnateur national du renseignement, et M. Éric Bellemin-Comte, adjoint au coordonnateur
• M. Olivier Schrameck, président du Conseil supérieur de l’audiovisuel
Mercredi 8 avril 2015
• M. Jean-Marie Delarue, président de la Commission nationale des interceptions de sécurité
Mardi 14 avril 2015
• M. Jean-Baptiste Carpentier, directeur du service Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins (TRACFIN)
• M. Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères et du développement international
Mardi 5 mai 2015
• M. Hagay Sobol, professeur des universités, membre du collectif Tous Enfants d’Abraham
Mercredi 6 mai 2015
• Représentants de l’ordre des avocats du Barreau de Paris (139)
• Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l’Éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche
Mardi 19 mai 2015
• M. Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur
• Mme Christiane Taubira, ministre de la Justice, garde des Sceaux
DÉPLACEMENTS EFFECTUÉS PAR LA COMMISSION D’ENQUÊTE
• Déplacement du jeudi 5 février 2015 à Bruxelles (140)
–– Entretien avec M. Frédéric Veau, préfet, M. Thierry de Wilde et Mme Marie-Christine Jaunet à la Représentation permanente de la France
–– Entretien avec M. Matthias Ruete, directeur général « Migration et Affaires intérieures » de la Commission européenne, accompagné de M. Olivier Luyckx et Mme Alexandra Antioniadis
–– Déjeuner avec des membres de la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures du Parlement européen, présidée par M. Claude Moraes
–– Entretien avec M. Gilles de Kerchove, Coordinateur de l’Union européenne pour la lutte contre le terrorisme
–– Entretien avec M. Frédéric Baab, représentant de la France au sein du Collège d’Eurojust
• Déplacement des 16 et 17 février 2015 au Danemark
–– Réunion avec des représentants de la mairie de Copenhague
–– Entretien avec M. François Zimeray, ambassadeur de France
–– Entretien à Copenhague avec les services de renseignement danois
–– Entretien à Copenhague avec des conseillers du service chargé de l’intégration et de la démocratie du ministère des affaires sociales
–– Rencontre à Aarhus avec les responsables du programme municipal de déradicalisation : Mme Anne Nygaard, adjointe au maire, M. Bünyamin Simsek, conseiller municipal chargé de la jeunesse, M. Steffen Saigusa Nielsen, consultant, M. Allan Aarslev, commissaire de police, M. Toke Agerschou, chef du département anti-radicalisation de la jeunesse, M. Preben Bertelsen, professeur au département de psychologie et des sciences du comportement de l’université d’Aarhus
• Déplacement du 12 mars 2015 à Marseille
–– Déjeuner autour de M. Michel Cadot, préfet de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur, préfet des Bouches-du-Rhône
–– Visite au centre pénitentiaire des Baumettes
–– Réunion avec Mme Christelle Rotach, directrice de l’établissement, M. Pierre Raffin, adjoint au directeur interrégional des services pénitentiaires et les représentants du département sécurité détention de la DISP et du service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP)
–– Réunion avec des représentants des organisations syndicales
–– Réunion avec les aumôniers musulmans de l’établissement
• Déplacement du 13 mars 2015 à Nice
— Entretien avec les représentants de la communauté musulmane des Alpes-Maritimes MM. Boubekeur Bekri, Otmane Aissaoui et Mohamed Djadi
— Entretien avec MM. Christian Vallar, doyen de la faculté de droit et science politique de l’université de Nice Sophia-Antipolis, et Patrick Amoyel, psychanalyste, Président de l'association Entr’autres
— Réunion avec les participants à la formation au risque de radicalisation organisée au collège Nucera
— Déjeuner autour de M. Adolphe Colrat, préfet des Alpes-Maritimes
— Visite du dispositif de la police aux frontières (PAF) à l’aéroport
• Déplacement du 8 avril 2015 à la maison d’arrêt de Fresnes
— Entretien avec M. Stéphane Scotto, directeur du centre pénitentiaire
— Visite de l’unité de prévention du prosélytisme située dans la première division
— Réunion avec les représentants du SPIP, du service médico-psychologique régional (SMPR) et les aumôniers
• Déplacement du 15 avril 2015 auprès de l’Unité de Coordination de la Lutte Anti-Terroriste (UCLAT)
–– Entretien avec M. Jean-François Gayraud, adjoint au chef de l’UCLAT, responsable de la plateforme d’appel, et des personnes participant au fonctionnement de cette dernière.
• Déplacement des 20 et 21 avril 2015 à Londres
— Réunion avec les représentants du National Offender Management Service, ministère de la Justice
— Réunion avec Mme Sylvie Bermann, Ambassadeur de France, et ses collaborateurs
— Réunions au Home Office avec les représentants du programme Prevent, des unités Research and Communication (RICU) et Counter Terrorism Internet Refferral (CITRU)
— Entretien avec M. James Withers, Deputy Director National Security Council, Counter Terrorism and Nuclear
SIGNALEMENTS PAR DÉPARTEMENT (CNAPR + LOCAL)
Département |
Nombre de signalements |
Département |
Nombre de signalements | ||
01 |
Ain |
24 |
51 |
Marne |
52 |
02 |
Aisne |
40 |
52 |
Haute-Marne |
11 |
03 |
Allier |
13 |
53 |
Mayenne |
9 |
04 |
Alpes-de-Haute-Provence |
27 |
54 |
Meurthe-et-Moselle |
31 |
05 |
Hautes-Alpes |
10 |
55 |
Meuse |
2 |
06 |
Alpes-Maritimes |
151 |
56 |
Morbihan |
10 |
07 |
Ardèche |
21 |
57 |
Moselle |
36 |
08 |
Ardennes |
6 |
58 |
Nièvre |
13 |
09 |
Ariège |
13 |
59 |
Nord |
114 |
10 |
Aube |
23 |
60 |
Oise |
35 |
11 |
Aude |
25 |
61 |
Orne |
14 |
12 |
Aveyron |
29 |
62 |
Pas-de-Calais |
66 |
13 |
Bouches-du-Rhône |
94 |
63 |
Puy-de-Dôme |
34 |
14 |
Calvados |
39 |
64 |
Pyrénées-Atlantiques |
39 |
15 |
Cantal |
2 |
65 |
Hautes-Pyrénées |
29 |
16 |
Charente |
24 |
66 |
Pyrénées-Orientales |
51 |
17 |
Charente-Maritime |
46 |
67 |
Bas-Rhin |
81 |
18 |
Cher |
14 |
68 |
Haut-Rhin |
76 |
19 |
Corrèze |
12 |
69 |
Rhône |
156 |
2A |
Corse-du-Sud |
4 |
70 |
Haute-Saône |
36 |
2B |
Haute-Corse |
5 |
71 |
Saône-et-Loire |
25 |
21 |
Côte d’Or |
28 |
72 |
Sarthe |
18 |
22 |
Côtes-d’Armor |
43 |
73 |
Savoie |
72 |
23 |
Creuse |
0 |
74 |
Haute-Savoie |
77 |
24 |
Dordogne |
16 |
75 |
Paris |
145 |
25 |
Doubs |
22 |
76 |
Seine-Maritime |
41 |
26 |
Drome |
38 |
77 |
Seine-et-Marne |
156 |
27 |
Eure |
11 |
78 |
Yvelines |
128 |
28 |
Eure-et-Loir |
52 |
79 |
Deux-Sèvres |
4 |
29 |
Finistère |
42 |
80 |
Somme |
33 |
30 |
Gard |
79 |
81 |
Tarn |
24 |
31 |
Haute-Garonne |
93 |
82 |
Tarn-et-Garonne |
27 |
32 |
Gers |
18 |
83 |
Var |
52 |
33 |
Gironde |
61 |
84 |
Vaucluse |
54 |
34 |
Hérault |
78 |
85 |
Vendée |
8 |
35 |
Ille-et-Vilaine |
46 |
86 |
Vienne |
7 |
36 |
Indre |
14 |
87 |
Haute-Vienne |
9 |
37 |
Indre-et-Loire |
16 |
88 |
Vosges |
7 |
38 |
Isère |
67 |
89 |
Yonne |
17 |
39 |
Jura |
36 |
90 |
Territoire de Belfort |
14 |
40 |
Landes |
22 |
91 |
Essonne |
95 |
41 |
Loir-et-Cher |
11 |
92 |
Hauts-de-Seine |
124 |
42 |
Loire |
49 |
93 |
Seine-Saint-Denis |
160 |
43 |
Haute-Loire |
26 |
94 |
Val-de-Marne |
130 |
44 |
Loire-Atlantique |
40 |
95 |
Val-d’Oise |
125 |
45 |
Loiret |
79 |
971 |
Guadeloupe |
8 |
46 |
Lot |
17 |
972 |
Martinique |
9 |
47 |
Lot-et-Garonne |
14 |
973 |
Guyane |
3 |
48 |
Lozère |
5 |
974 |
La Réunion |
63 |
49 |
Maine-et-Loire |
14 |
976 |
Mayotte |
9 |
50 |
Manche |
13 |
Autre |
25 |
Source : Unité de coordination de la lutte anti-terroriste (UCLAT), Ministère de l’Intérieur
NOMBRE DE SIGNALEMENTS PARVENUS À L’UCLAT
Les signalements de personnes radicalisées parviennent à l’unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT), soit au niveau national, par l’intermédiaire de la plateforme de signalement du Centre national d’assistance et de prévention de la radicalisation (CNAPR) soit au niveau départemental par les états-majors de sécurité (EMS) placés sous l’autorité des préfets.
DÉCRET N° 2015-402 DU 9 AVRIL 2015 PORTANT OUVERTURE ET ANNULATION DE CRÉDITS À TITRE D'AVANCE
Les attentats commis à Paris les 7, 8 et 9 janvier dernier et la montée des tensions dans plusieurs pays ont conduit le gouvernement à annoncer, le 21 janvier 2015 un plan global de lutte contre le terrorisme dont la réalisation est échelonnée sur trois ans. Le décret d’avance n° 2015-402 du 9 avril 2015 traduit, sur le plan budgétaire, le financement de ces mesures pour l’année en cours.
Au total, le plan de lutte contre le terrorisme, décidé par le Gouvernement, s'élève à 397 M€ pour 2015. Les actions menées par le ministère de la défense s'élèveront à 150 M€ et seront financées par redéploiement, sans nécessiter d'ouverture de crédits. Pour le reste, s'agissant des ministères de l'intérieur, de la justice, des finances et des comptes publics, des affaires étrangères ainsi que pour les services du Premier ministre, des crédits sont ouverts par le présent décret d'avance à hauteur de 247,3 M€.
1. Ouvertures au profit du ministère de l'intérieur : 75,3 M€ sur le programme « Police nationale » dont 13,8 M€ pour les dépenses de personnel ; 35 M€ pour le programme « Gendarmerie nationale », dont 12 M€ pour les dépenses de personnel ; 13,2 M€ pour le programme « Conduite et pilotage des politiques de l'intérieur », dont 1,8 M€ pour les dépenses de personnel ; 0,5 M€ pour le programme « Administration territoriale » de cette même mission. Ces ouvertures de crédits hors personnel visent à financer :
- pour 51,8 M€ l'achat de nouveaux équipements (véhicules, munitions, matériels de protection…), dont 32,9 M€ pour la police et 18,9 M€ pour la gendarmerie ;
- pour 20 M€ un abondement du fonds interministériel pour la délinquance (FIPD) versé par le programme « Police nationale » pour des actions de vidéo-protection, d'aides à l'équipement des polices municipales et de lutte contre la radicalisation ;
- pour 19,5 M€ un plan de renforcement et de modernisation technologique des services dont 11,2 M€ pour le programme « Conduite et pilotage des politiques de l'intérieur », 6,3 M€ pour le programme « Police nationale » et 2,0 M€ pour le programme « Gendarmerie nationale » ;
- pour 4,6 M€ des dépenses liées aux recrutements à raison de 2,4 M€ pour la police et 2,1 M€ pour la gendarmerie et 0,1 M€ pour le programme « Conduite et pilotage des politiques de l'intérieur » ;
- pour 0,5 M€ le renforcement de la protection des préfectures sur le programme « Administration territoriale ».
S'agissant des dépenses de personnel, les ouvertures de crédits correspondent au renforcement des effectifs à hauteur de :
● 400 équivalents-temps plein pour la police nationale (5,8 M€) ainsi qu'à une plus forte mobilisation des réserves civile et opérationnelle (8 M€) ;
● 100 équivalents-temps plein pour la gendarmerie nationale (2,9 M€) ainsi qu'à une plus forte mobilisation des réserves civile et opérationnelle (9,1 M€) ;
● 38 équivalents-temps plein pour le programme « Conduite et pilotage des politiques de l'intérieur « (1,8 M€). Le financement de ces ouvertures est partiellement gagé par des annulations sur le périmètre du ministère de l'intérieur.
2. Ouverture au profit du ministère de la justice : 42,4 M€ sur le programme « Administration pénitentiaire », dont 11,4 M€ pour les dépenses de personnel ; 38,7 M€ sur le programme « Justice judiciaire », dont 9,0 M€ pour les dépenses de personnel ; 10,5 M€ sur le programme « Protection judiciaire de la jeunesse », dont 7,1 M€ pour les dépenses de personnel ; 16,7 M€ sur le programme « Conduite et pilotage de la politique publique de la justice », dont 0,7 M€ pour les dépenses de personnel.
Ces ouvertures de crédits visent à financer, hors dépenses de personnel :
- pour 31 M€ sur le programme « Administration pénitentiaire » les actions identifiées par le Gouvernement pour concourir à la lutte contre le terrorisme en milieu pénitentiaire dont 9 emplois relevant du plafond d'emplois des opérateurs ;
- 4,9 M€ seront consacrés à la prévention et l'accompagnement des personnes suivies par l'administration pénitentiaire, notamment pour renforcer la formation des personnels pénitentiaires et mieux identifier et prendre en charge les détenus radicalisés ;
- 3,4 M€ seront consacrés au renforcement de la sécurité des établissements et au renseignement pénitentiaires ;
- 19,1 M€ seront destinés à renforcer la prise en charge et le suivi des individus radicalisés notamment par la création de quartiers dédiés au sein de certains établissements pénitentiaires et des mesures visant à améliorer la prise en charge des personnes détenues pour lutter contre la radicalisation ;
- 3,6 M€ seront consacrés à la formation des agents de l'administration pénitentiaire nouvellement recrutés, pour accompagner les créations d'emplois prévues par le plan de lutte contre le terrorisme ;
- 29,7 M€ sur le programme « Justice judiciaire » dont 10 emplois relevant du plafond d'emplois des opérateurs ;
- 17,4 M€ seront consacrés à la sécurisation des sites sensibles et exposés notamment par le développement des dispositifs de vidéo protection et des alarmes anti intrusion ainsi que le renforcement des équipements techniques (badges, portiques) ;
- 9 M€ seront consacrés à l'amélioration des moyens technologiques et informatiques et au renforcement des moyens alloués aux interceptions judiciaires, afin d'accompagner la hausse du nombre d'enquêtes réalisées par les services de police et de gendarmerie ;
- 2,4 M€ seront destinés à augmenter les moyens humains et financiers des écoles nationales de la magistrature et des greffes, afin de permettre le renforcement des équipes des magistrats dédiées à la lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée, à Paris et en province ;
- 0,9 M€ seront consacrés à la mise en place de stages sur la laïcité pour certains publics au titre de peines complémentaires ;
- 3,5 M€ ouverts sur le programme « Protection judiciaire de la jeunesse » permettront notamment de renforcer la formation des agents, afin de mieux accompagner les jeunes en risque de radicalisation ;
- 16 M€ ouverts sur le programme « Conduite et pilotage de la politique publique de la justice » permettront notamment de réaliser les investissements informatiques nécessaires à la bonne mise en œuvre du plan de lutte contre le terrorisme : développement de la plateforme nationale d'interception judiciaire et de différents systèmes d'information du ministère, création d'un fichier centralisé des personnes condamnées ou mises en cause pour des faits de terrorisme.
S'agissant des dépenses de personnel, les besoins d'ouverture correspondent au renforcement des effectifs à hauteur de :
● 411 emplois pour le programme « Administration pénitentiaire » pour un montant de 11,4 M€. Ces recrutements permettront :
- d'améliorer la prévention et l'accompagnement des personnes suivies par l'administration pénitentiaire (+ 100 emplois dont 30 aumôniers et 70 comblements de vacances de postes de surveillants) ;
- d'améliorer la sécurité des établissements (+ 117 emplois) par le renforcement de la capacité de fouilles et de prévention des évasions grâce à une augmentation du nombre de surveillants ainsi que par une meilleure surveillance des télécommunications ;
- de structurer le renseignement pénitentiaire et de renforcer les équipes spécialisées (+ 88 emplois) ;
- d'améliorer la prise en charge des personnes radicalisées (+ 7 emplois) : prise en charge de ces individus au sein de structures dédiées bénéficiant d'un encadrement renforcé et recrutements supplémentaires de psychologues et d'éducateurs intervenants auprès des détenus ;
- de renforcer les moyens humains de l'Ecole nationale de l'administration pénitentiaire (+ 9 emplois, hors plafond ministériel).
● 202 emplois pour le programme « Justice judiciaire » pour un montant de 9 M€. Ces recrutements permettront :
- de renforcer les moyens humains de l'Ecole nationale du greffe (+ 5 emplois) et de l'Ecole nationale de la magistrature (+ 10 emplois, hors plafond d'emplois ministériel) pour la prise en charge de leurs nouvelles missions ;
- de renforcer les équipes des juridictions antiterroristes (+ 197 emplois) avec notamment le recrutement de 114 greffiers et d'assistants de justice et assistants spécialisés (+ 83 emplois).
● 163 emplois pour le programme « Protection judiciaire de la jeunesse » pour un montant de 7 M€. Ces recrutements permettront :
- de créer une unité de veille et d'information au sein de la protection judiciaire de la jeunesse (+ 10 emplois) ;
- de renforcer les services (+ 153 emplois) avec notamment le recrutement de psychologues, d'éducateurs et la création de référents laïcité et citoyenneté.
● 14 emplois pour le programme « Conduite et pilotage de la politique publique de la justice » pour un montant de 0,7 M€. Ces recrutements permettront notamment de renforcer les moyens humains du secrétariat général du ministère, notamment ceux affectés au déploiement de la plateforme nationale des interceptions judiciaires et aux services informatiques. Le financement de ces ouvertures est partiellement gagé par des annulations sur le périmètre du ministère de la justice.
3. Ouverture pour le financement des dépenses de personnel et d'investissement du ministère des finances et des comptes publics : 5 M€ sur le programme « Facilitation et sécurisation des échanges » de la mission « Gestion des finances publiques et des ressources humaines ». Ces crédits ont pour objet le financement de matériels de télécommunication et de protection, dans le cadre du plan « antiterrorisme ». L'acquisition de ces nouveaux moyens a été jugé indispensable à la coordination opérationnelle des unités de douane et à la sécurité des agents dans leurs interventions sur le terrain. En revanche, les créations d'emplois prévues au ministère des finances et des comptes publics au titre du plan anti-terrorisme (80 emplois en deux ans pour la direction générale des douanes et droits indirects et le service Tracfin, dont 40 en 2015), ne nécessitent pas d'ouverture urgente de crédits. Le financement de cette ouverture est plus que gagé par des annulations sur le périmètre du ministère des finances et des comptes publics.
4. Ouverture au profit du ministère des affaires étrangères et du développement international : 10 M€ sur le programme « Action de la France en Europe et dans le monde » de la mission « Action extérieure de l'Etat ». L'ouverture de ces crédits permettra de financer :
- des missions de renfort et d'audit en matière de sécurité et l'achat de matériels de sécurité pour le contrôle des visiteurs, des véhicules, et des bagages dans les établissements culturels et dans certains postes diplomatiques (6 M€) ;
- des compléments de contrats de gardiennage des postes à l'étranger compte tenu des menaces et manifestations potentielles (1,2 M€) ;
- le relèvement de moyens d’entretien des dispositifs de sécurité passive (1 M€) ;
- l'achat de véhicules blindés (1,8 M€).
Le besoin d'ouverture de crédits s'explique par la dégradation de la situation sécuritaire dans plusieurs pays étrangers depuis le début de l’année. Cette situation a conduit à renforcer la sécurité des ambassades et des consulats et à élargir aux instituts culturels le plan d'action de la Sécurité diplomatique. Le financement de ces ouvertures est gagé par des annulations sur le périmètre du ministère des affaires étrangères et du développement international.
5. Ouverture au profit des services du Premier ministre : 1,5 M€ sur le programme « Coordination du travail gouvernemental » de la mission « Direction de l'action du Gouvernement » pour les dépenses de communication. Cette ouverture de crédits répond à un besoin complémentaire urgent du service d'information du Gouvernement (SIG) destiné à couvrir le deuxième volet de la campagne de lutte contre le djihadisme. Le lancement du second volet de cette campagne de communication dans le cadre du plan de lutte contre le terrorisme devant avoir lieu au 1er semestre 2015, Le financement de ces ouvertures est plus que gagé par des annulations sur le périmètre des services du Premier ministre.
COMPTES RENDUS DES AUDITIONS
Audition, ouverte à la presse, de M. Raphaël Liogier, professeur des universités, directeur de l’observatoire du religieux à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence (mercredi 21 janvier 2015) 215
Audition, ouverte à la presse, de M. Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur (mercredi 21 janvier 2015) 226
Audition, ouverte à la presse, de Mme Christiane Taubira, ministre de la Justice, garde des Sceaux (mardi 3 février 2015) 244
Audition, ouverte à la presse, de M. Gilles Kepel, professeur à l’Institut d’études politiques de Paris (mercredi 4 février 2015) 259
Audition, ouverte à la presse, de Mme Isabelle Gorce, directrice de l’administration pénitentiaire au ministère de la Justice, et M. Bruno Clément-Petremann, sous-directeur de l’état-major de sécurité (lundi 9 février 2015) 272
Audition, ouverte à la presse, de Mme Catherine Sultan, directrice de la protection judiciaire de la jeunesse au ministère de la Justice (lundi 9 février 2015) 286
Audition de M. Pierre N’Gahane, secrétaire général du Comité interministériel de prévention de la délinquance (lundi 9 février 2015) 294
Audition, ouverte à la presse, de M. Fahrad Khosrokhavar, directeur de recherche à l’École des hautes études en sciences sociales (mardi 10 février 2015) 301
Audition de M. Pierre Conesa, maître de conférences à l’Institut d’études politiques de Paris (mercredi 11 février 2015) 315
Table ronde, ouverte à la presse, réunissant les représentants des syndicats de directeurs d’établissements pénitentiaires : Syndicat national des directeurs pénitentiaires - CFDT et Syndicat national pénitentiaire FO - personnels de direction (mercredi 11 février 2015) 325
Audition, ouverte à la presse, de Mme Dounia Bouzar, anthropologue du fait religieux, directrice générale du Centre de prévention des dérives sectaires liées à l’Islam (jeudi 12 février 2015) 337
Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Charles Brisard, président du Centre d’analyse du terrorisme (jeudi 12 février 2015) 348
Audition de M. Marc Trévidic, vice-président chargé de l’instruction au pôle anti-terroriste du tribunal de grande instance de Paris (jeudi 12 février 2015) 359
Audition de M. Louis Gautier, secrétaire général de la défense et de la sécurité, etM. Evence Richard, directeur de la protection et de la sécurité de l’État (jeudi 5 mars 2015) 370
Audition de M. Dalil Boubakeur, président du Conseil français du culte musulman (jeudi 5 mars 2015) 377
Audition, ouverte à la presse, de M. Mohamed Zaïdouni, président du conseil régional du culte musulman de Bretagne, aumônier au centre pénitentiaire de Rennes (jeudi 5 mars 2015) 390
Audition, ouverte à la presse, de M. Adrien Jaulmes, journaliste (mardi 10 mars 2015) 396
Table ronde réunissant les représentants des syndicats des personnels actifs de la police : Alliance police nationale ; Syndicat des cadres de la sécurité intérieure (SCSI); Syndicat des commissaires de la police nationale (SCPN) ; Syndicat indépendant des commissaires de police (SICP) ; Synergie officiers ; Unité SGP Police – FO ; UNSA Police (mardi 10 mars 2015) 404
Table ronde réunissant les représentants des syndicats de personnels de surveillance de l'administration pénitentiaire : Fédération Interco CFDT ; Syndicat national pénitentiaire des personnels de surveillance FO ; Syndicat des Personnels de Surveillance non gradés (SPS) ; UFAP-UNSA Justice ; Union Générale des Syndicats Pénitentiaires (UGSP CGT) (mardi 17 mars 2015) 423
Audition, ouverte à la presse, de M. Samir Amghar, chercheur à l’École des hautes études en sciences sociales (mardi 17 mars 2015) 442
Audition de M. Gilles Leclair, directeur de la sûreté d’Air France (mardi 24 mars 2015) 449
Audition de M. Claude Arnaud, maire de Lunel, et M. Pierre Soujol, adjoint au maire (mardi 24 mars 2015) 457
Audition de M. Pierre de Bousquet de Florian, préfet de la région Languedoc-Roussillon, préfet de l’Hérault (mardi 24 mars 2015) 463
Audition de M. Olivier Schrameck, président du Conseil supérieur de l’audiovisuel (mardi 31 mars 2015) 470
Audition de M. Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères et du développement international (mardi 14 avril 2015) 477
Audition, ouverte à la presse, de M. Hagay Sobol, professeur des universités, membre du collectif Tous Enfants d’Abraham (mardi 5 mai 2015) 487
Audition, ouverte à la presse, de Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l’Éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche (mercredi 6 mai 2015) 495
Audition, ouverte à la presse, de M. Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur (mardi 19 mai 2015) 513
Audition, ouverte à la presse, de Mme Christiane Taubira, ministre de la Justice, garde des Sceaux (mardi 19 mai 2015) 531
AUDITION DE M. RAPHAËL LIOGIER, PROFESSEUR DES UNIVERSITÉS, DIRECTEUR DE L’OBSERVATOIRE DU RELIGIEUX
À L’INSTITUT D’ÉTUDES POLITIQUES D’AIX-EN-PROVENCE
Compte rendu de l’audition, ouverte à la presse, du mercredi 21 janvier 2015
M. le président Éric Ciotti. Mes chers collègues, je vous remercie de votre présence pour la première audition de cette commission d’enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes dont nous avions sollicité la création en septembre dernier, qui a été installée le 3 décembre 2014 et dont le bureau a été constitué le 17 décembre.
Cette commission d’enquête débute ses travaux dans le contexte tragique qui a frappé notre pays du 7 au 9 janvier dernier et qui donne encore plus d’importance à la réflexion que nous allons conduire. Nous étudierons le phénomène global de radicalisation, le suivi des filières terroristes et les conséquences des événements survenus il y a deux semaines.
Nous accueillons ce matin M. Raphaël Liogier, sociologue et directeur de l’observatoire du religieux à l’institut d’études politiques d’Aix-en-Provence. Nous l’interrogerons notamment sur le processus de radicalisation.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées de déposer sous serment. Elles doivent jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite, monsieur Liogier, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Raphaël Liogier prête serment).
M. Raphaël Liogier, professeur des universités, directeur de l’observatoire du religieux à l’institut d’études politiques d’Aix-en-Provence. Il n’existe pas d’étude approfondie sur les nouvelles filières djihadistes. L’observatoire du religieux a procédé à quelques enquêtes parcellaires, mais nous n’avons pas les moyens d’approfondir la réflexion, pourtant utile, sur les moyen et long termes. C’est la raison pour laquelle il faut rester prudent sur ces questions.
Le terme de « djihad » signifie « effort continu », que la majorité des musulmans considèrent comme intérieur – le grand djihad –, mais a nourri des controverses sur l’idée de guerre depuis le VIIIe siècle. Aux frontières de l’empire arabo-byzantin en Asie centrale, les individus se réclamant du djihad procédaient à des razzias et empiétaient sur les limites de l’empire abbasside.
Il y a lieu de distinguer le djihadisme du martyr – « chahîd » qui signifie « témoin » en arabe – ; le Coran n’affirme nulle part que celui mourant au combat devient un martyr, mais des interprétations complexes et concurrentes se sont développées. L’idée de martyr remonterait d’ailleurs à une période antérieure à la fondation de l’islam et notamment à celle de l’épopée de Gilgamesh dans laquelle les guerriers laissant la vie sur le champ de bataille se voyaient destinés au paradis.
Le djihad moderne résulte de la décomposition de l’islamisme, c’est-à-dire l’islam politique issu du néo-fondamentalisme. Toutes les religions ont engendré un courant fondamentaliste ou littéraliste, animé par des personnes souhaitant revenir à une pratique présentée comme pure ; le néo-fondamentalisme se caractérise par la haine obsessionnelle de l’Occident ; ce mouvement, qu’a fait naître en 1799 l’entrée de Napoléon Ier au Caire, s’est enraciné au fil des défaites militaires, qui ont fait naître un complexe occidentaliste et ont favorisé l’essor de nombreux groupes comme celui des Frères musulmans.
À partir de 1956 et de la crise du canal de Suez, Gamal Abdel Nasser instrumentalise ce courant dans une logique tiers-mondiste en utilisant le conflit israélo-palestinien et le thème d’un complot occidental. Cette représentation dégénérée de l’Occident n’épouse pas forcément les contours d’une image dégradée de la démocratie. Ainsi, l’ancien terroriste du début des années soixante-dix M. Ahmed Rami, d’origine marocaine, s’est exilé en Suède où il est devenu un farouche défenseur de la liberté d’opinion et d’expression tout en restant islamiste. Le développement d’un islamisme réformiste peut s’avérer très conservateur comme le montre la Turquie actuelle. À ses côtés se tient un islamisme radical, analysé par mon directeur de thèse et prédécesseur, Bruno Étienne, dans un livre intitulé L’islamisme radical, qui se caractérise par une très grande complexité, important des idées occidentales comme l’anticapitalisme et les retournant contre les démocraties libérales. Ahmad Fardid a développé le concept de la pestilence occidentale – ou westoxification – et qualifiait les droits de l’Homme de piège bourgeois tendu aux travailleurs. Cet islamisme radical défend l’idée d’un complot de l’Occident, incluant un complot sioniste qu’il décèle sur le fondement d’extraits du Coran suspicieux envers les juifs. Ces idées se retrouvent aujourd’hui dans la pensée de M. Tareq al-Suwaidan, prédicateur koweïtien influent, et de M. Omar Bakri, de nationalité britannique.
Le passage à la lutte armée terroriste s’effectue à partir de ces thèses et de la conjonction de deux phénomènes : l’échec de l’islamisme politique et de l’installation d’un grand califat au Moyen-Orient – mis en lumière par MM. Bruno Étienne et Olivier Roy – et la guerre en Afghanistan qui a fourni un terrain d’entraînement pour les djihadistes, y compris ceux venus d’Occident. En outre, – et ce point, plus rarement évoqué, a été relevé par M. Olivier Roy – le démantèlement des réseaux terroristes d’extrême-gauche des années soixante-dix, La bande à Baader ou Les Brigades rouges, favorisera le développement du djihadisme en occident à la toute fin des années 70 et au début d’années 80. Son idéologie et ses méthodes croisent celles de l’extrême-gauche, notamment dans la définition des cibles symboliques à atteindre – comme les tours du World Trade Center incarnant le capitalisme – ou dans l’évocation de conflits comme celui qui oppose les Israéliens et les Palestiniens. Mustafa Bouyali s’inscrivit dans cette démarche lorsqu’il fonda le premier maquis islamiste armé en Algérie en 1982.
Les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix sont marquées par l’existence de groupes à l’idéologie cohérente, radicale, révolutionnaire, « occidentaliste » car focalisée sur l’Occident et anti-occidentale, armés et entraînés grâce à l’expérience afghane, et se soumettant à une pratique religieuse intense reposant sur des interprétations radicales du Coran.
Depuis le début des années 2000, le djihadisme croise cette ancienne forme avec de nouvelles caractéristiques qui le rendent plus difficilement cernable et contrôlable. La révolution de la communication de masse et d’Internet a surtout amené, au-delà de la large diffusion qui existait déjà grâce à la télévision, l’interactivité qui contribue à créer une société civile virtuelle. Un marché global de la terreur s’est constitué avec la mise en spectacle de celle-ci ; d’anciennes organisations comme Al-Qaïda se sont ainsi transformées pour s’adapter à ce marché sur lequel la concurrence est vive. Daech a émergé dans ce secteur en mettant en spectacle des exécutions et en trouvant une spécificité : Al-Qaïda défendait l’idée que seul l’islam était pur, Daech prospère en affirmant que seul le sunnisme est pur. En Irak, Daech prospère donc sur la frustration de la majorité des sunnites tout en se créant une niche mondiale de défenseur de cette partie de l’islam.
Cette compétition sur le marché de la terreur entraîne une multiplication des « filiales », notamment au sein d’Al-Qaïda où Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) et Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA), présente surtout au Yémen, qui se sont créées et connaissent de fortes luttes jusque dans leurs propres rangs. Ces organisations deviennent des « franchises » établissant des chartes et demandent à ces groupes de simplement se revendiquer d’elles après une attaque afin de prospérer localement, comme au Mali, et à l’échelle planétaire.
M. Arjun Appadurai, anthropologue américain, a montré que le XXIe siècle est marqué par la crainte du voisin humilié qui peut assassiner les gens de son entourage, alors que le siècle précédent l’était par l’angoisse des révolutions de masse. M. Appadurai dessine ainsi une géographie de la colère et de l’humiliation dans le monde.
Le profil des nouveaux djihadistes – que l’on retrouve chez les assassins qui ont agi dans les locaux de Charlie Hebdo comme chez Mohammed Merah, même si celui-ci était moins professionnel et moins formé – laisse apparaître l’absence de toute idéologie cohérente, d’endoctrinement théologique ou de maîtrise de l’arabe classique. Il conviendrait donc de réviser la notion de « radicalisation », qui ne s’avère opérante que pour les djihadistes de la fin du XXe siècle, dont certains restent en activité et croisent la nouvelle génération. En prison, nous ne rencontrons plus de cas comme celui de Khaled Kelkal qui étudie le Coran et l’arabe classique pendant ses deux années d’incarcération ; maintenant la prison abrite la rencontre des humiliations et les personnes se mettent ensuite à la guerre. Cette individuation post-adolescente reposant sur une incapacité à construire une histoire positive de soi-même rend difficile l’évaluation de la dangerosité de la multitude de groupes qui se forment ; n’importe quel idéologue peut transformer en positive la stigmatisation négative ressentie par ces personnes en leur affirmant que le chômage, la pauvreté et la discrimination constituent des épreuves qui font d’eux des héros de l’islam.
Un groupe comme Forsane Alizza – les cavaliers de la fierté – créé en 2010 et dissous en 2012 par M. Claude Guéant, alors ministre de l’intérieur, était composé d’individus s’habillant en noir et jouant de manière inquiétante aux soldats de l’islam, mais qui s’avéraient en fait davantage des punks islamistes ou des skinheads cherchant l’extrême plus que la pratique.
Ces personnes tombent dans le djihadisme sans passer par l’islam et se présentent rétroactivement comme musulmans, ce qui peut amener à s’interroger sur l’utilité de former des imams si ceux-ci se trouvent contournés par des individus qui les jugent illégitimes.
La politique française a mis l’accent sur la lutte contre le communautarisme, mais les individus actuels sont désocialisés et éloignés de toute structure communautaire, même musulmane. Il convient donc de distinguer le mouvement fondamentaliste existant depuis le début des années 2000 du néo-fondamentalisme occidentaliste. La question du voile a accompagné cette évolution et nous avons constaté, à l’observatoire du religieux, avant 2009, que des jeunes femmes célibataires ayant vécu des moments difficiles dans des quartiers durs ont voulu se racheter une honorabilité et vivre de manière ascétique en portant un voile intégral. Cette nouvelle tendance s’est séparée de l’islamisme car il ne s’attache pas à l’obsession de l’Occident. Aujourd’hui, de nouveaux imams radicaux rencontrent un grand succès, notamment M. Rachid Abou Houdeyfa, de la mosquée de Brest, surnommé « l’imam YouTube » : lorsque celui-ci poste une vidéo sur Internet, 50 000 personnes la regardent en seulement quelques heures. Ce jeune imam, habillé en blanc ou de façon traditionnelle, s’avère radical et fondamentaliste, mais son salafisme piétiste, très individualiste, s’oppose au djihadisme et à toute forme de violence. Il a diffusé une vidéo après l’attentat à Charlie Hebdo dans laquelle il condamne avec virulence ce type d’actes. L’impact de cet imam est bien supérieur à celui d’imams, comme M. Hassen Chalghoumi, que l’on cherche à promouvoir pour se rassurer mais qui n’ont aucun impact. Les fidèles rejettent ces personnes qui parlent mal le français – que maîtrise parfaitement M. Abou Houdeyfa – car cela est interprété comme une volonté d’humiliation et alimente donc la théorie du complot. M. Abou Houdeyfa incarne une sorte de M. Tariq Ramadan pour des personnes de moins de vingt-cinq ans n’ayant pas la formation intellectuelle pour suivre le discours de M. Ramadan.
M. Jacques Myard. Quand vous définissez le djihad par l’effort, vous vous adonnez à une interprétation. Le fondamentalisme a toujours existé dans l’islam et les quatorze siècles de son histoire sont marqués par un retour à la lecture fondamentale. On a toujours accusé les rénovateurs comme Averroès et Avicenne de s’éloigner du Coran.
Le fondamentaliste ne cherche pas le pouvoir politique, mais souhaite que la société applique les fondements de l’islam. Dans ce cadre, la démocratie peut exister, comme en Iran.
Les salafistes piétistes condamnent le djihadisme, mais cinq écoles composent le salafisme, du piétisme au djihadisme. Ces différentes obédiences ne cessent de s’excommunier au nom de leur propre religion. Il existe aujourd’hui presque autant d’islams que de musulmans ; des imams seront républicains quand d’autres s’autoproclameront investis d’une charge.
M. Georges Fenech. Monsieur le professeur, je ne vous ai pas entendu condamner fermement l’islamisme radical. Vous dirigez l’observatoire du religieux et vous n’avez pas évoqué l’endoctrinement et la manipulation mentale ; vous vous êtes d’ailleurs vigoureusement opposé à l’existence de la mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) que j’ai dirigée. M. Bernard Cazeneuve, ministre de l’intérieur, a récemment appelé à utiliser l’expertise française en matière de connaissance de la manipulation mentale et a cité l’action de la Miviludes dans ce domaine. Mme Dounia Bouzar a créé un centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam (CPDSI). En tant que directeur de l’observatoire du religieux, ne considérez-vous pas qu’il existe des phénomènes d’endoctrinement sectaire d’un islamisme radical ?
M. François Pupponi. Monsieur le professeur, les réseaux sont certes très nombreux, mais sont-ils vraiment étanches ? On constate l’existence de passerelles et de contacts dans nos quartiers. Que savez-vous de ces liens ?
M. Joaquim Pueyo. Les réseaux néo-fondamentalistes cherchent-ils tous à créer un califat, dans lequel se mêlent pouvoirs religieux et temporel ? Mustapha Kemal Atatürk, grand laïc, a supprimé en 1924 le califat, dont le siège se trouvait à Constantinople mais ce concept revient depuis un an dans les paroles d’islamistes radicaux, et l’on se demande quels sont les mouvements qui veulent réinstaurer le califat.
Pourriez-vous nous tracer des pistes de lutte contre la radicalisation ? Votre observatoire a-t-il entamé une réflexion sur les expériences conduites dans ce domaine en Allemagne et au Danemark ?
M. Raphaël Liogier. J’ai expliqué que le terme de « djihad » signifiait « effort continu », mais que cette interprétation fut controversée dès l’origine et que certains guerriers utilisaient ce mot ; cependant, il ne fut pas lié au martyr, cette association apparaissant plus tard et alimentant d’autres controverses.
Le fondamentalisme parcourt en effet toute l’histoire de l’islam, certains musulmans affirmant que le Coran est la parole de Dieu que l’on ne peut modifier, quand d’autres disent qu’une marge d’interprétation existe, le Coran n’étant que la « mère du livre ». Le néo-fondamentalisme s’est construit à partir d’un rapport particulier à l’Occident ; il aboutit à l’islamisme et, dans cette configuration, ce mouvement souhaite prendre le pouvoir, par les élections pour les réformistes. Quant au salafisme, la globalisation a éclaté les cinq écoles en une myriade de tendances.
Mon rôle n’est pas de dénoncer les attentats, même s’ils m’ont bien entendu choqué ; je cherche à analyser l’islamisme radical afin de trouver les moyens de lutter contre certaines pratiques.
Dès la création de la mission interministérielle de lutte contre les sectes (MILS), je me suis opposé à ce que l’on qualifie de sectaire tout mouvement qui paraissait différent et j’ai accueilli favorablement la transformation de la MILS en Miviludes, chargée, elle, de se pencher sur les dérives sectaires. On avait constitué un faux mouvement de culte des yaourts à l’observatoire du religieux – sur lequel la MILS s’était penchée – pour critiquer le fonctionnement de cette mission. En revanche, il y a lieu d’étudier les mouvements endoctrinant les gens afin de lutter contre eux. La MILS et la Miviludes procédaient hélas à des généralisations fortement idéologiques et entravaient le combat contre les sectes mené par les ministères de terrain – intérieur, éducation nationale, santé et agriculture. Ceux-ci se sont opposés aux biais de la MILS puis de la Miviludes. Lors d’une audition, M. Didier Leschi, chef du bureau des cultes au ministère de l’intérieur, avait été pris à partie car il ne disposait pas des éléments permettant de nourrir les idées préconçues de la mission.
L’endoctrinement ne s’effectue plus par une radicalisation théologique, mais à partir de slogans et par le renversement du sens du stigmate, les rêves déchus de ces jeunes – générateurs de haine de soi et donc d’hostilité envers les autres – étant présentés comme des épreuves subies sur le chemin de l’obtention du statut du héros djihadiste, permettant ainsi de construire un récit de vie positif.
Les locuteurs politiques et médiatiques ont une forte responsabilité lorsqu’ils nourrissent le théâtre de la guerre culturelle ou identitaire générale. Dans cette pièce, des acteurs, dont la parole a alimenté le débat sur l’identité nationale, pleurent sur le vrai peuple français que l’on tromperait et dont l’identité – définie comme le phénomène de peur de ne plus être identique à ce que l’on a été – serait attaquée dans son essence en France et en Europe ; dans cette configuration, le musulman incarne l’ennemi qui vise à islamiser le pays – ce que j’avais décrit dans mon livre Le mythe de l’islamisation, essai sur une obsession collective. Ainsi, une alimentation halal n’est pas suivie par hasard, mais dans le but d’islamiser la société. La plupart des musulmans – même ceux n’ayant pas de pratique religieuse – ressentent ce discours comme une discrimination, car il assigne ces personnes à une essence musulmane plutôt que française. Cela débouche sur l’injonction, très mal ressentie, de se désolidariser d’actes en tant que musulmans et entretient chez certains le sentiment de l’existence d’un complot. Le héros défendant le peuple français peut être un journaliste ou un écrivain publiant un livre qui se vendra immédiatement à des centaines de milliers d’exemplaires même sans publicité. Enfin, sur cette scène évolue également l’allié de l’ennemi, le traître multiculturaliste. Dans ce contexte, les personnes très fragiles peuvent passer à l’acte de manière symbolique ou, si elles souffrent d’un problème profond et grave d’individuation, commettre des actes violents.
Le califat occupe une place omniprésente dans l’imaginaire, même inconscient, des musulmans ; il peut revêtir des traits abstraits ou spirituels, mais il peut également représenter une utopie politique à l’image de la société sans classes de Karl Marx.
En ce qui concerne les pistes de lutte contre la radicalisation, il convient de ne pas s’adonner à la moralisation consistant à interpréter l’islam à la place des musulmans ; que l’on impose de montrer son visage dans l’espace public en France se conçoit, mais la République n’a pas à entrer dans les controverses religieuses sur le port du voile car cela froisse les musulmans, y compris ceux qui sont opposés au port du niqab.
Il y a également lieu d’appliquer strictement la laïcité et de sortir d’une politique patrimonialisée qui fait le jeu de l’extrême-droite car elle consiste à défendre ce principe comme le château de Versailles : on le fait visiter, mais il n’existe plus effectivement. Nous devons éviter de défendre des absurdités juridiques comme l’affirmation de la neutralité de l’espace public : depuis 1789, celui-ci est un lieu d’expression des idées et des convictions, y compris religieuses, des citoyens. Promouvoir une telle neutralité s’oppose à la laïcité, à la loi de 1905 et à la jurisprudence du Conseil d’État ; seuls les agents publics doivent s’y soumettre afin de garantir la coexistence des diversités dans un respect mutuel que porte la devise « Liberté, égalité, fraternité ». La chasse aux voix dans l’isoloir ne doit pas conduire à des prises de position irresponsables sur des sujets aussi sensibles.
M. le président Éric Ciotti. Disposez-vous d’éléments statistiques sur le nombre de musulmans en France et sur l’évolution du phénomène de radicalisation ?
M. Raphaël Liogier. Il est difficile de répondre à votre question en raison de l’absence de statistiques ethno-culturelles, mais on peut observer des tendances : la proportion de musulmans dans la population française ne s’accroît pas et on ne constate pas de mouvement de conversion massif, contrairement au néo-évangélisme qui recrute beaucoup, y compris en Seine-Saint-Denis.
Il existe une multitude de phénomènes de radicalisation. Il convient ainsi de distinguer les radicalisations salafistes piétistes parfois individualistes et à la limite d’un ascétisme new age, qui constituent la tendance la plus dynamique depuis le début des années 2000 du phénomène de durcissement du discours, notamment antisémite, reposant sur une logique paranoïaque. Le problème d’appréhension du djihadisme réside dans le fait qu’il sort de ces catégories-là. 20 % des djihadistes ne sont pas nés dans un milieu musulman ; ils passent au djihadisme sans passer par la case « Islam » et ne sont pas contrôlés par la communauté.
La porosité existe d’autant plus que les idéologies précises et les organisations stables ont disparu ; voilà pourquoi nous devons qualifier ces groupes de filières plutôt que de réseaux. Ainsi, la logique de label a prévalu pour les revendications des attentats à Paris, les frères Kouachi agissant pour Al-Qaïda au Yémen et Amedy Coulibaly pour Daech, alors que ces organisations sont opposées. Le réseau n’existe pas tant que ne se constitue pas la cellule regroupant des individus qui se rencontrent et qui se forment à l’action armée. C’est à ce moment-là qu’ils deviennent musulmans, une fois entrés dans le djihadisme, et non pas l’inverse.
M. Claude Goasguen. J’ai trouvé vos explications sur les parts de marché et sur la terminologie employée – le mot de « punk », par exemple – très intéressantes. Ces personnes se revendiquent de la religion musulmane – même s’ils utilisent cette identité comme une couverture – et on peut se demander pourquoi les responsables musulmans ne réagissent pas davantage. Pourquoi étaient-ils absents à la manifestation du 11 janvier ? Pourquoi les réactions du Conseil français du culte musulman (CFCM) furent-elles aussi faibles ?
Dans votre pertinente distinction entre les imams, vous avez sous-entendu avec raison qu’il existait des imams autoproclamés qui divergent des classiques. Parmi les imams officiels, certains défendent vigoureusement le djihadisme, à l’image de celui de Saint-Chamond. Peut-on amener les représentants du sunnisme établi à dénoncer avec plus de force ceux qui ne sont que des fidèles de couverture et d’adoption ?
M. Olivier Falorni. Vous avez affirmé après les attentats de début janvier que le véritable sujet était de comprendre pourquoi l’islam était perçu comme un ennemi. Vous estimez que le rejet des musulmans dans les sociétés européennes alimente le recrutement des filières djihadistes. Le risque d’un creusement du fossé entre les musulmans et le reste de la population s’avère réel, les incidents ayant émaillé la minute de silence dans les établissements et le rejet de certains enseignements le confirmant malheureusement. Les jeunes habitant les banlieues peuvent faire l’objet de discriminations, quelles que soient leur religion ou leur couleur de peau, et manquent de repères et de connaissances de ce que signifient le vivre ensemble, la religion, la laïcité et la morale. Dans cette société de court terme, individualiste et où les idéologies sont affaiblies, ces sujets se posent de manière aiguë. Afin de défendre la laïcité contre ces menaces, Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche souhaite que l’enseignement laïc du fait religieux soit renforcé.
Quel rôle peut jouer l’école pour éviter que l’islam soit perçu comme un ennemi ? Faut-il y aborder différemment le fait religieux ?
Certaines propositions de l’observatoire de la laïcité, comme le développement effectif de l’enseignement laïc du fait religieux dans les établissements scolaires, font l’unanimité ; d’autres, comme le soutien à la création d’établissements privés de théologie musulmane et de formation à l’islamologie ou l’instauration de conseillers humanistes chargés d’aider les détenus à résister à l’influence de mouvements extrémistes, provoquent au contraire un vif débat. Les signes d’appartenances à l’islam sont devenus plus visibles qu’au cours de la précédente décennie. Certains en appellent à une application plus ferme de la laïcité pour conjurer l’échec de l’intégration. A contrario, M. Jean Baubérot défend l’esprit et la lettre de la loi de 1905 portant séparation des églises et de l’État, car il estime qu’il s’agit d’une loi de paix sociale permettant la manifestation du religieux dans l’espace public ; il pense que la nouvelle laïcité diffère de celle de 1905 et porte en elle le risque d’être liberticide, contre-productive et de nourrir des ressentis victimaires. Je ne partage pas cette position, mais quelle est la vôtre ?
M. Jean-Claude Guibal. Monsieur le professeur, à vous entendre, le djihadisme ne serait qu’une collection d’aventures individuelles. Celles-ci entretiennent-elles un rapport avec la situation au Moyen-Orient ? Sommes-nous confrontés à une guerre de civilisation s’inscrivant dans le cadre de l’analyse dressée par M. Samuel Huntington ? Les politiques conduites par les différentes puissances au Moyen-Orient nourrissent-elles la diffusion du djihadisme dans le monde entier ?
M. Raphaël Liogier. L’islam connaît des difficultés d’organisation et de désignation de personnes représentant réellement les fidèles et l’État a tendance à promouvoir des individus qui lui siéent mais dans lesquels les musulmans ne se reconnaissent pas.
Dans la première affaire des caricatures danoises, un imam néo-fondamentaliste très dur et critique à l’égard de l’Occident a attaqué le journal les ayant publiées. Pourtant, de nombreux musulmans danois – plusieurs milliers – ont signé une pétition affirmant que ces dessins ne les faisaient pas rire, mais qu’ils ne voulaient en aucune façon attaquer et limiter la liberté d’expression. Qui a entendu parler de ce texte ? Personne ! En auriez-vous eu connaissance s’il avait affirmé que la liberté d’expression devait s’effacer devant le respect dû à la religion musulmane ? Bien entendu ! Il existe donc un problème de relais, tellement profond aujourd’hui qu’il a fait naître un climat de suspicion. Les musulmans sont d’autant plus interdits que ces attentats, qui les horrifient, ne sont pas commis par des pratiquants, contrairement à la situation des années 1990. Ils craignent que l’unanimité du pays se fasse contre eux. En 2003, M. François Baroin, dans un rapport remis au Premier ministre, écrivait que la laïcité pouvait entrer en conflit avec les droits de l’Homme et qu’elle devait prévaloir sur eux. Au-delà du ridicule logique que révèle cette proposition, la laïcité étant un produit direct des droits de l’Homme, son esprit visait le communautarisme, présenté comme seulement musulman.
J’appelle « paradigme Tariq Ramadan » l’accusation permanente du double langage. Les discours français et arabes de M. Tariq Ramadan ont été analysés ; lorsqu’il s’adresse en arabe à des musulmans, son discours est de nature théologique, et il devient démocratique lorsqu’il parle dans les médias des pays occidentaux. Un musulman qui condamne un acte terroriste, une attaque ou une pratique sera systématiquement accusé d’employer un double discours s’il continue en même temps de se présenter comme musulman.
Depuis les attentats de janvier, certaines personnes affirment qu’ils ne peuvent pas avoir été planifiés par des musulmans et qu’il s’agit d’un complot des élites. Pourquoi un tel fantasme peut-il prospérer ? Parce qu’il répond à l’accusation de certains acteurs de la scène nationale accusant les musulmans de suivre un objectif d’islamisation de la société dès qu’ils ouvrent une boucherie halal ou portent un voile.
Il convient d’éviter la surinterprétation, dans un climat de guerre identitaire, de la loi, par exemple, par les proviseurs ; ainsi, un chef d’établissement a convoqué une jeune fille sous prétexte qu’elle n’avait retiré son voile qu’à l’entrée de l’école et, qu’à l’intérieur de celle-ci, elle portait une robe longue qui fut interprétée comme l’expression de son appartenance religieuse. Le proviseur a regardé l’étiquette de sa robe pour vérifier qu’elle ne provenait pas d’un pays arabe. L’écrasante majorité des musulmans n’ont pas considéré que la loi de 2004 relative aux signes religieux dans les écoles publiques était juste ; en revanche, ils l’ont respectée, même si, comme tous les acteurs sociaux, ils essaient d’en contourner les obligations sans l’enfreindre. Il y a lieu d’éviter les surinterprétations du droit dans les services publics et de ne pas relier des demandes excessives au fait d’être musulman.
Les bouleversements au Moyen-Orient ont eu une importance considérable ; dans les années 2000 a émergé le grand bain informationnel dans lequel tout événement a un effet immédiat. Lorsqu’une bombe explose à Gaza, des personnes, musulmanes et dont la famille provient de pays arabes, auront l’impression qu’elle aura été lancée dans leur jardin. En outre, ce processus déforme l’événement. Ce qui se passe au Moyen-Orient apparaît à la fois comme lointain – donc attirant en termes d’aventures – et proche, et possède ainsi un impact en France.
La projection de l’idée de la guerre de civilisation participe de la mise en scène de la guerre identitaire. M. George Bush et Oussama ben Laden étaient des adeptes du concept de guerre de civilisation qui permet une construction guerrière du monde. Bernard Lewis utilise pour la première fois cette expression en août 1957 à la suite du conflit du canal de Suez, qui a vu Nasser présenter l’islam comme la religion des pauvres et des dominés.
M. Patrice Prat. Monsieur le professeur, je vous remercie pour votre éclairage qui permet de dépassionner un sujet aussi important. Certaines voix s’élèvent pour affirmer que le poids de l’islam ne cesse de croître dans les opinions, quand d’autres estiment que cette religion perd de l’influence dans le monde. Qu’en est-il réellement ? La radicalité n’est-elle pas la conséquence de la baisse du pouvoir de l’islam à l’échelle de la planète ?
La notion d’islam de France vous paraît-elle pertinente ? Quels sont les freins, les risques et les obstacles placés sur le chemin de sa constitution ?
M. Pierre Conesa a proposé dans un rapport que l’on cesse d’utiliser les termes d’« islamisme » et de « terrorisme islamique » pour leur préférer celui de « salafisme djihadiste » plus précis et moins stigmatisant pour l’ensemble des musulmans ; nous pouvons relayer cette suggestion, mais celle relative à la revendication pour la France – où l’islam représente la deuxième religion – d’un siège à l’organisation de la conférence islamique (OCI) peut susciter une controverse plus aiguë : quel est votre avis sur la question ?
M. Serge Grouard. Je vous remercie pour votre éclairage de phénomènes inscrits dans un temps long – cher à Fernand Braudel – car il permet d’en percevoir les complexités. Nous devons nous nourrir des éléments que les auditions nous apporteront, car notre commission devra émettre des propositions.
L’observatoire du religieux peut-il évaluer l’étendue de l’implantation de cette radicalité dans notre société ? Sommes-nous aveuglés par une surreprésentation médiatique de ce phénomène ? Celui-ci se maintient-il à un niveau habituel ou prend-il de l’ampleur ? Dans les communautés musulmanes, l’attrait du djihadisme joue-t-il sur quelques individus ou sur une population plus large ? Une mesure, même imparfaite, serait nécessaire pour déterminer la nature des mesures à proposer.
Mme Chaynesse Khirouni. Monsieur le professeur, je comprends difficilement comment s’opère la transformation de l’humiliation ressentie en épreuve permettant au jeune de se construire un récit positif ; ce n’est quand même pas une vidéo qui entraîne le passage à l’acte violent. Comment ce processus s’enclenche-t-il et débouche-t-il sur une radicalisation dans la durée ?
Vous avez évoqué un climat de suspicion à l’encontre des musulmans, mais vous n'avez pas employé le terme d’« islamophobie ». Considérez-vous que ce terme n’est pas approprié ? Décrit-il pertinemment une réalité ?
La communauté musulmane n’est pas homogène et n’existe pas en tant que telle, puisque certains sont non croyants, d’autres croient en Dieu mais ne pratiquent pas, et les derniers suivent une activité religieuse. Si l’on considère qu’il n’existe qu’une seule communauté, celle des citoyens, on ne peut pas s’adresser aux musulmans en tant que tels, surtout pour les sommer de condamner les attentats et de manifester le 11 janvier dernier. Quelle est votre réflexion sur cet aspect de la question ?
M. Henri Jibrayel. Monsieur le professeur, je suis élu dans une circonscription située dans les quartiers nord de Marseille qui compte une vingtaine de mosquées. Des phénomènes d’endoctrinement s’y développent, et l’on devrait s’interroger sur une révision de la loi de 1905. Le patrimoine communal marseillais coûte à la ville 20 millions d’euros par an pour l’entretien des églises ; dans la même ville, des espaces de prière musulmans sont organisés dans des sous-sols et des garages dans des conditions abominables. La République doit à nos concitoyens musulmans des lieux de culte dignes, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Après le prêche du vendredi en milieu de journée, quelques jeunes se retrouvent dans ces endroits autour d’un prédicateur étranger qui peut les amener à rejoindre les groupes que vous avez évoqués dans vos propos. Pensez-vous qu’il faille réviser la loi de 1905 ?
Enfin, l’Iran est-il impliqué dans les mouvements djihadistes en France ?
M. Christian Assaf. L’idée d’une radicalisation religieuse moins avérée qu’il n’y paraît dans le profil de Mohammed Merah ou des frères Kouachi est intéressante ; ces gens buvaient de l’alcool et se rendaient en discothèque quelques mois seulement avant le passage à l’acte. De même, des individus partent en Syrie faire le djihad alors qu’ils sont convertis depuis six mois. La notion de rencontre des humiliations est féconde et elle nous interroge sur les réponses à apporter : suffit-il de placer à l’isolement les personnes susceptibles de quitter le territoire national pour s’engager dans le djihad et de les libérer de leur endoctrinement ou devons-nous les considérer comme des patients devant se soumettre à une prise en charge psychiatrique ?
M. Raphaël Liogier. Dans mon livre Le mythe de l’islamisation, essai sur une obsession collective, je montre que la place quantitative de l’islam décroît très légèrement dans le monde et que l’on ne peut donc absolument pas parler d’expansion ; le taux de fécondité des femmes iraniennes se situe ainsi en dessous du seuil de renouvellement des générations. La progression de l’alphabétisation des femmes algériennes cause des problèmes démographiques, cette règle universelle du rapport inverse entre éducation et taux de fécondité démentant la crainte exprimée par le général de Gaulle d’une « bougnoulisation » du Parlement si l’Algérie restait française. En outre, l’islam est totalement désorganisé dans le monde, car il est animé de courants religieux et politiques fort nombreux. En revanche, notre époque voit la plus grande progression religieuse de toute l’histoire de l’humanité avec la croissance des mouvements évangéliques, néo-évangéliques, pentecôtistes et néo-pentecôtistes ; on n’évoque jamais ce phénomène, alors qu’il n’est pas absent du conflit irakien.
Le premier djihadisme, cohérent idéologiquement, était lié à l’échec de l’islam politique, mais la ressource essentielle du mouvement actuel réside dans un réflexe de réaction désespérée et violente face à l’agonie ; en effet, le monde musulman décline sous l’effet de la mondialisation. La mode du niqab devient une mode globale qui balaie l’ensemble des différenciations des islams traditionnels et nationaux.
J’ignore s’il existe un islam de France institutionnel, mais il est évident qu’un islam français s’est développé, dont l’une des caractéristiques tient à l’attachement à la République. Un islam européen a également émergé et il possède des spécificités propres qui dissolvent les tendances des pays dont sont originaires ses fidèles.
Il faudrait employer l’expression de « djihadisme terroriste » pour rattacher le nom du mouvement à sa revendication spécifique et à son action. Il conviendrait également d’éviter l’expression de « musulmans modérés » qui sous-entend que l’islam serait un poison dont seule une très petite consommation ne serait pas dangereuse et qui gomme les situations où des personnes fondamentalistes rejettent tout acte extrémiste ; des catholiques intégristes ont pu s’opposer à la loi sur le mariage pour tous lors de manifestations sans représenter une menace pour l’ordre public et la sécurité nationale. L’expression de « musulman modéré » a des effets délétères qui peuvent alimenter des comportements de radicalisation.
Je n’ai pas d’avis sur la présence de la France à l’OCI.
On a besoin d’un laboratoire qui travaille, non sur l’islam en particulier, mais sur la diversité et les croisements interculturels, et qui analyse les conséquences de ces phénomènes qui se révèlent très complexes. Nous tentons de nous pencher sur ces questions, mais nous ne disposons pas de moyens suffisants pour mener des études approfondies en la matière.
Lorsque j’affirme que l’islam sert de prétexte et non de cause pour les personnes qui quittent la France pour se lancer dans le djihadisme, je ne cherche pas à lutter contre les préjugés véhiculés à l’encontre des musulmans ; en outre, l’utilisation de l’islam comme couverture peut faire naître chez de jeunes Français non issus de l’immigration et souffrant du même problème d’individuation une volonté de défendre la société et la culture françaises vues comme oppressées par les musulmans ; parmi ces personnes, les plus fragiles peuvent devenir des Anders Breivik.
Ce phénomène social est relatif à l’islam du fait de la situation sociale et économique des musulmans et de la colonisation, mais il tend à le dépasser. Nous devons être vigilants sur cette évolution. Le danger pour la sécurité découle de la difficulté à identifier les personnes fragiles et d’ores et déjà animées d’un désir de violence, car elles ne passeront pas par une longue période d’endoctrinement religieux avant le voyage de formation à l’action en Syrie ou ailleurs.
Je ne nie évidemment pas l’existence d’actes d’islamophobie en France, mais je n’emploie pas ce terme car il nomme moins bien les choses que celui d’« islamoparanoïa ». Le suffixe de phobie décrit la peur alors que celui de paranoïa indique que l’objet de la peur est appréhendé par le patient comme agissant spécifiquement contre lui. Aujourd’hui, les Européens rencontrent un problème de narcissisme lié à leur identité et à leur place dans la globalisation ; d’ailleurs, l’Europe occidentale est la zone où la mondialisation crée le plus d’inquiétudes, alors qu’elle la menace moins que des pays d’Afrique subsaharienne. On peut comprendre la loi de 2004 qui concernait les écoles ou celle de 2010 qui pouvait répondre à une exigence de sécurité et donc d’identification des personnes dans l’espace public. En revanche, le débat sur l’interdiction du simple foulard à l’université est incompréhensible ; comment les musulmans peuvent-ils interpréter une telle prohibition alors qu’il n’y a ni enjeu d’ordre public – aucun cours n’est interrompu – ni besoin de protection contre les manipulations, puisqu’il s’agit de femmes adultes qui étudient et qui souhaitent réussir ? Lorsque l’on stigmatise les prières dans la rue – liées à la trop faible taille des mosquées – sous le terme d’« occupation » de l’espace public, on emploie un mot qui n’est pas neutre dans l’histoire française et qui projette une intentionnalité guerrière sur l’ensemble d’une population. Tout cela participe de l’islamoparanoïa qui suppose le sentiment du danger et qui induit un déploiement dans l’urgence de la laïcité ; dans ce contexte, les musulmans nourrissent l’impression qu’on leur impose une laïcité d’exception.
Il n’est pas nécessaire de réviser la loi de 1905, car elle défend la liberté de culte pour chaque religion et sans traitement particulier. La République doit permettre à tous les citoyens de pratiquer leur culte dans de bonnes conditions ; la loi sur la laïcité a d’ailleurs déjà été amendée afin que l’État puisse financer des réparations de bâtiments du culte qui n’entrent pas dans la catégorie du patrimoine, édictée en 1905.
Une expérience est conduite en Norvège sur les djihadistes qui reviennent au pays et qui n’ont pas commis d’actes répréhensibles : au lieu de les enfermer, on les encadre pour qu’ils participent à des actions humanitaires afin d’orienter leur volonté d’action pour les populations qu’ils jugent opprimées. Cela leur permet de se construire une narration positive, héroïque et virile.
Enfin, l’Iran perd des parts dans le marché de la terreur depuis les succès de Daech.
M. Patrick Mennucci, rapporteur. Monsieur le professeur, nous vous remercions d’avoir accepté notre invitation. Nous pâtissons d’un manque de travaux universitaires sur ces sujets. Un projet d’un département d’études musulmanes a été bloqué à l’université de Strasbourg il y a une dizaine d’années. Quelles actions devrions-nous préconiser en la matière ?
M. Raphaël Liogier. Oui, nous avons besoin d’un gros laboratoire travaillant sur ces questions, et l’initiative de Strasbourg était bonne car elle visait à créer un lieu dévolu à l’étude de l’islam – l’université de cette ville étant la seule en France à compter une formation en droit musulman et en islamologie – et contrastait ainsi avec l’idée qui peut paraître condescendante de formation des imams.
M. le président Éric Ciotti. Je vous remercie, Monsieur le Professeur.
AUDITION DE M. BERNARD CAZENEUVE, MINISTRE DE L’INTÉRIEUR
Compte rendu de l’audition, ouverte à la presse, du mercredi 21 janvier 2015
M. le président Éric Ciotti. Nous recevons cet après-midi M. Bernard Cazeneuve, ministre de l’intérieur. Je lui souhaite la bienvenue, ainsi qu’à notre collègue sénatrice Nathalie Goulet, présidente de la commission d'enquête du Sénat sur l'organisation et les moyens de la lutte contre les réseaux djihadistes en France et en Europe.
Notre commission d’enquête, qui vient de commencer ses travaux, a été créée à la suite de la demande déposée en octobre 2014 par le groupe UMP, pour évaluer de manière aussi exhaustive que possible les phénomènes djihadistes et la manière dont ils sont suivis par les services de l’État – en particulier les vôtres, monsieur le ministre. Nous en avons sollicité la création à la suite des conditions controversées du retour en France de trois djihadistes qui, revenant de Turquie, ont atterri à Marseille alors qu’ils étaient attendus à l’aéroport de Paris Charles-de-Gaulle. La commission d’enquête a été installée le 17 décembre et notre collègue Patrick Mennucci a été nommé rapporteur.
Nous soulignions, en demandant la constitution de cette commission, les graves risques qui pesaient sur la France, disant notre volonté de trouver des solutions efficaces pour les contrecarrer. Depuis lors, des actes barbares ont malheureusement frappé notre pays les 7, 8 et 9 janvier. Nos travaux commencent donc dans un contexte tristement inédit. Il nous impose de veiller à ce que l’unité nationale qui s’est exprimée de façon exemplaire face à ces actes odieux continue d’irriguer nos échanges ; c’est dans cet état d’esprit que j’entends conduire les auditions.
Je tiens, monsieur le ministre, à vous féliciter pour votre action exemplaire au cours de ces événements et, à travers votre personne, l’ensemble de vos services et des autres services de l’État ainsi que ceux des collectivités locales – les pompiers notamment – mobilisés dans ces circonstances tragiques.
L’objectif de notre commission est, sur la base d’une évaluation que nous voulons la plus complète possible des dispositifs de prévention, de détection et de lutte contre le terrorisme, de formuler des propositions constructives permettant de mieux protéger nos concitoyens contre la menace terroriste. Nous vous poserons donc des questions générales sur ces dispositifs, et nous vous demanderons de dresser l’état des lieux des filières et des individus djihadistes.
Le Premier ministre a signalé ce matin une augmentation de 130 %, en 2014, du nombre des individus recensés comme étant directement ou indirectement impliqués dans une démarche qui peut s’assimiler à l’appartenance à une filière djihadiste ou à une approche djihadiste, sur le territoire national ou à l’étranger. Quelles raisons expliquent selon vous cette progression d’extraordinaire ampleur ?
Dans le respect du cadre légal régissant les travaux d’une commission d’enquête parlementaire, des procédures judiciaires ayant été ouvertes sur les événements de début janvier, nous vous interrogerons moins sur le déroulement de ces affaires que sur certaines failles évoquées par le Premier ministre lui-même, non point dans un esprit polémique mais parce que, si failles il y a, nos questions et les réponses qui y seront apportées doivent permettre de mieux les évaluer, puis de les combler.
Avant de vous donner la parole, monsieur le ministre, je vous demande, conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, de prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Bernard Cazeneuve prête serment)
M. Bernard Cazeneuve, ministre de l’intérieur. Je vous remercie de cette invitation qui me permet de partager avec vous le constat de la nouvelle forme de terrorisme à laquelle nous sommes confrontés et d’apporter à la représentation nationale toutes les explications qu’elle est en droit d’attendre. Bien sûr, je n’évoquerai pas ici certains sujets concernant l’enquête en cours ; ils peuvent toutefois faire l’objet d’une communication à la commission d’enquête, conformément au droit, dans le cadre d’une déclassification. Quoi qu’il en soit, beaucoup de ce qui est à connaître a déjà été diffusé par voie de presse.
Mon état d’esprit est non seulement de donner toutes les informations au Parlement mais aussi, avec toute l’humilité que commande ce phénomène nouveau, d’arrêter les meilleures mesures et les meilleures politiques, car nous serons d’autant plus efficaces que nous y réfléchirons ensemble. Sur pareil sujet, aucune idée ne doit être écartée a priori ; toutes doivent être examinées. Ma démarche, qui se traduit dans mes propositions au Premier ministre et dans celles qui ont été adressées par d’autres acteurs politiques avec lesquels le dialogue s’est engagé, est d’apprécier si chaque piste, chaque solution proposée est susceptible d’apporter une réponse efficace au problème auquel nous sommes confrontés.
Nous sommes face à un terrorisme d’un nouveau genre. Les attentats commis en France au cours des années 1990 l’ont été par des vétérans anciennement engagés en Afghanistan et revenus dans leur pays d’origine, l’Algérie notamment ; c’est ainsi que sont nés le Front islamique du salut (FIS) et le Groupe islamique armé (GIA). Ces attentats sont perpétrés par des groupes très fermés opérant sur notre territoire mais venus de l’étranger ; ils comptent un nombre limité d’individus et leurs opérations sont organisées en groupes extrêmement restreints par peu de personnes qui ont accès à des informations très centralisées.
Aujourd’hui, il s’agit de tout autre chose.
D’abord, la société s’est numérisée, et l’accès à l’information décuple les possibilités d’endoctrinement d’une part, d’incitation et de provocation au terrorisme d’autre part. Rien de cela n’existait dans les années 1990 ; d’ailleurs, la loi du 10 juillet 1991 relative au secret des correspondances émises par la voie des communications électroniques mobilisait des dispositifs de contrôle qui sont ceux d’une époque où il n’y avait ni Internet, ni une telle utilisation des moyens de communication par le biais de téléphones portables. Nous sommes désormais confrontés à un terrorisme « en accès libre », si bien que 90 % de ceux qui basculent dans les activités terroristes en s’affiliant à des groupes tels que Daech, Jabhat al-Nosra ou Al-Qaïda, notamment en Syrie ou en Irak, le font par le biais d’Internet. Un ensemble d’acteurs véhiculent par ce biais une propagande qui touche efficacement une population vulnérable, notamment nos ressortissants les plus jeunes ; ils parviennent, par des technologies numériques très abouties, à diriger vers les groupes terroristes des personnes sans la moindre culture religieuse, qui se laissent elles-mêmes séduire par le discours de gens qui n’en ont pas davantage, ou qui dévoient et instrumentalisent la religion.
Un deuxième phénomène a vu le jour : la radicalisation dans les prisons. Ce qui frappe dans l’analyse du profil de tous ceux qui sont entraînés dans des opérations à caractère terroriste, c’est l’extraordinaire fongibilité entre le monde de la petite délinquance – concentrée dans certains quartiers qui ont pu, au cours des dernières décennies, parfois devenir des espaces de non-droit – et le monde du terrorisme, soit que les petits délinquants basculent dans le terrorisme après s’être radicalisés en prison auprès de détenus radicalisés, soit qu’ils apportent un soutien logistique à des opérations sans nécessairement savoir ce à quoi ils participent. Il convient bien sûr d’attendre le résultat des enquêtes, mais l’arrestation de douze personnes proches d’Amedy Coulibaly et la mise en examen de certaines d’entre elles montrent cette fongibilité et ces complicités.
Un troisième phénomène, de bien plus large ampleur, a inspiré le discours du Premier ministre mercredi dernier : la perte des valeurs républicaines dans l’espace où la citoyenneté doit s’affirmer. Ainsi de la laïcité, principe auquel on a trop et trop complaisamment dérogé alors que la force de ce principe ne peut s’exercer que s’il est assumé pleinement en tous lieux du territoire et en toutes circonstances. On a assisté aussi à une certaine relégation sociale qui n’excuse en rien le terrorisme mais qui peut conduire des individus à des ruptures psychologiques, psychiatriques ou familiales qui forment le terreau du basculement.
Numérisation de la société, porosité entre petite délinquance et terrorisme, perte de valeurs républicaines : voilà ce qui, sans épuiser toutes les explications, donne un schéma de lecture de ce à quoi nous devons faire face.
La nouveauté, c’est que les terroristes ne viennent pas de l’extérieur : ils sont parfois sur le territoire national ou, quand ils sont partis « en opération » à l’étranger, ils reviennent en France où ils peuvent représenter un danger. Tel est le défi auquel nous sommes confrontés. Le nombre des « combattants étrangers » a augmenté de 130 % entre le début de l’année 2014 et aujourd’hui. Environ 1 300 personnes sont concernées par les activités terroristes en Irak et en Syrie : quelque 500 individus se sont rendus sur les théâtres d’opération en Syrie ou en Irak ; 200 sont revenus ; 200 ont des velléités de départ et l’on sait, grâce aux services de renseignement, qu’ils sont en relation avec des groupes qui pourraient les inciter à partir ; 200 sont, quelque part entre la France et la Turquie, en route vers la Syrie ou l’Irak.
Mais au moment de prendre des décisions et de porter des appréciations sur les services de renseignement, nous devons avoir à l’esprit que les « combattants étrangers » ne sont pas les seuls qui nous concernent. Le Premier ministre l’a rappelé ce matin : quelque 450 cellules dormantes ou en train de préparer d’éventuelles actions, affiliées à des groupes tels qu’Al-Qaïda ou actifs au Nord de l’Afrique, dans la bande sahélo-saharienne, et au Yémen, doivent être méthodiquement suivies. De plus, un millier de personnes relayent le discours de groupes terroristes sur Internet et les réseaux sociaux ; on peut se demander si elles n’ont pas elles-mêmes l’intention de passer à l’acte, et comme elles évoquent des blogs renvoyant aux « prouesses » accomplis par tel groupe terroriste ou tel autre, ne pas surveiller ce millier d’internautes qui incitent au terrorisme serait une erreur.
Si l’on agrège les différentes catégories décrites, on décompte 3 000 individus environ ; la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) rassemble 3 100 collaborateurs. J’ai bien conscience que ce raccourci est un « précipité de raisonnement » mais il vise à mettre en évidence que nous sommes confrontés à un phénomène inédit par le nombre de personnes concernées, sa progression, et le caractère protéiforme de la menace.
J’ajoute que certains de ceux qui sont partis ne trouvant pas sur place la situation qui leur a été « vendue » - beaucoup de ceux qui basculent dans le terrorisme sont persuadés qu’ils vont sauver des enfants persécutés par le régime de Bachar al-Assad – rentrent, et en nombre croissant. On assiste donc à l’augmentation du nombre de ceux qui partent mais aussi de ceux qui reviennent ; le phénomène, assez récent, s’explique peut-être aussi par les frappes aériennes.
Face à cette situation particulière dont je vous ai succinctement décrit les causes, qu’avons-nous fait, et quelles conclusions devons-nous tirer de ce qui s’est passé ? C’est ce que je vous dirai en détaillant les annonces de ce matin.
Pour commencer, nous n’avons pas attendu les événements du début de ce mois pour réagir – vous êtes bien placés pour le savoir puisque nous avons légiféré. Je rappellerai les dispositions que nous avons prises relatives à l’organisation des services, et les moyens qui leur ont été alloués. En matière législative, deux lois ont été adoptées. La première a été portée par mon prédécesseur, Manuel Valls, en décembre 2012. J’ai porté la deuxième, renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, au terme d’un dialogue approfondi et trans-partisan, en reprenant dans ce texte le contenu de certaines propositions formulées par l’opposition, notamment celle de M. Guillaume Larrivé tendant à renforcer la lutte contre l’apologie du terrorisme sur Internet. Nous avons, par cet ensemble de dispositions, arrêté des mesures fortes, et sur le plan de la procédure pénale et en matière de police administrative.
Conscients de ce que permet Internet et au terme d’un débat avec des parlementaires de différentes sensibilités, nous avons décidé : l’interdiction administrative de sortie du territoire d’un ressortissant français lorsqu’il existe des raisons sérieuses de croire qu’il projette des déplacements à l’étranger ayant pour objet la participation à des activités terroristes ; le blocage administratif de l’accès aux sites provoquant aux actes de terrorisme ou en faisant l’apologie et leur déréférencement ; l’autorisation donnée aux services d’intervenir sous pseudonyme sur les forums d’échanges des acteurs les plus déterminés du cyber-terrorisme ; la création de l’incrimination pénale d’entreprise individuelle terroriste ; l’extension du champ d’application de la perquisition aux données informatiques stockées dans le « nuage ».
Dans le même temps, par souci de prévention, nous avons créé une plate-forme de signalements pilotée par le ministère de l’intérieur ; 980 signalements pertinents ont été faits depuis avril dernier. À cette plate-forme, nous avons adossé un dispositif puissant préfigurant une politique de déradicalisation ambitieuse. Les signalements sont transmis aux départements de résidence des personnes signalées pour être immédiatement pris en charge par les administrations de l’État et des collectivités locales au sein d’une structure animée par les préfets et les procureurs de la République. Des équipes mobiles rassemblant psychiatres, psychologues, enseignants, membres de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), de l’administration pénitentiaire, des services de prévention spécialisés des conseils généraux et des acteurs de la politique de l’emploi s’attachent alors, pour chaque personne ayant fait l’objet d’un signalement, à s’engager dans un début de déradicalisation.
En complément, le Comité interministériel de prévention de la délinquance a mis en place un dispositif associant, d’une part, le Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam que pilote Mme Dounia Bouzar et dont les équipes pluridisciplinaires sont déployées sur le territoire, et d’autre part, autour du préfet N’Gahane, des actions de sensibilisation et de formation des fonctionnaires, partout sur le terrain.
Les décrets d’application de la loi seront pris en un temps record. Le texte a été adopté en novembre dernier ; le Conseil des ministres de mercredi dernier a statué sur l’ensemble des mesures réglementaires relatives à l’interdiction administrative de sortie du territoire ; les décrets relatifs au blocage administratif des sites – sites pédopornographiques compris – et ceux qui ont trait à leur déréférencement sont prêts. De plus, nous avons obtenu que le délai de quatre mois qui court entre le moment où ces textes lui sont notifiés et celui où la Commission européenne rend son avis soit réduit. Enfin, l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP) a été saisie de ces décrets pour statuer en urgence. Notre objectif est que la loi s’applique à compter du 1er février.
En parallèle, nous avons décidé d’augmenter significativement les moyens des services. C’est ainsi que 432 emplois supplémentaires seront créés en trois ans au sein de la DGSI ; 130 personnes ont été recrutées en 2014, 100 doivent l’être en 2015, le solde en 2016. Nous avons augmenté de 12 millions d’euros par an les crédits de la DGSI pour lui permettre d’investir dans les moyens technologiques dont elle a besoin pour procéder à des investigations plus poussées. Nous avons aussi affecté une partie des 500 emplois créés chaque année dans la police et la gendarmerie au service central du renseignement territorial (SCRT).
Conscients de la gravité du problème, nous avons donc très rapidement pris des mesures et veillé à ce qu’elles fassent très vite l’objet de décrets d’application précis.
Ensuite sont intervenus les événements épouvantables que l’on sait. Ils ont fait, en urgence, l’objet d’une analyse poussée, qui sera encore approfondie par vos travaux, par nos échanges et par des réflexions partagées entre l’ensemble des forces politiques. Ces événements nous conduisent à prendre de nouvelles dispositions.
Quels enseignements ai-je tiré ce qui est advenu ? D’abord, la confirmation de la conviction que j’ai plusieurs fois exprimée : si, dans la lutte contre le terrorisme, ne prendre aucune précaution revient à prendre 100 % de risques, même quand on veut prendre toutes les précautions possibles, le risque zéro n’existe pas. Même dans les pays qui ont investi massivement dans des services de renseignement considérés comme les plus performants qui soient – en Israël par exemple – des attentats se produisent, car nous avons affaire à des acteurs mouvants et experts en dissimulation. Ils utilisent sur Internet des dispositifs de cryptage de plus en plus poussés qui compliquent le travail des services de renseignement, rendu plus difficile encore par le caractère protéiforme de la menace.
L’autre enseignement que j’ai tiré des attentats commis il y a quelques jours est que chaque cas doit faire l’objet d’une analyse méticuleuse, presque notariale.
Voyons ce qu’il en est de Saïd et Chérif Kouachi. En 2011, des informations sont recueillies selon lesquelles ils auraient pu s’entraîner dans un camp au Yémen. Elles entraînent, à juste titre, la surveillance des deux frères : des interceptions, autorisées par la commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS), ont lieu pendant plusieurs périodes entre 2011 et 2014 sans donner aucun résultat. Or les interceptions de sécurité sont soumises à quota. On peut certes passer outre l’opposition de la CNCIS à une écoute administrative, mais jusqu’à un certain point : nous sommes, et c’est très bien ainsi, dans un pays où un équilibre constant doit être respecté entre sécurité et liberté, et où les investigations conduites par le biais d’interceptions doivent faire l’objet d’un contrôle renforcé. La dernière demande d’autorisation d’interceptions de sécurité relative aux frères Kouachi portait sur quatre mois ; la CNCIS les a autorisées pour deux mois, au cours desquels aucun élément n’a été obtenu. Il faudra réfléchir à ce processus.
J’en viens à Amedy Coulibaly. Dans sa dernière livraison, Le Canard enchaîné écrit qu’il a fait l’objet d’un contrôle de routine par deux motards de la direction de l’ordre public et de la circulation (DOPC) fin décembre 2014. Cette information est exacte, mais je veux la compléter. En mars 2010, Amedy Coulibaly, impliqué dans la tentative d’évasion de Smaïn Aït Ali Belkacem, a été condamné non pour un acte de terrorisme mais pour un délit de droit commun. Malgré cela, il a été immédiatement inscrit dans le fichier des personnes signalées, sa fiche portant la mention « recherche de renseignements sans attirer l’attention » ; c’est ce qui est fait lors du contrôle du 30 décembre 2014, date à laquelle il n’avait commis aucun nouveau délit.
Cette explication est imparable en droit mais ne suffit pas : à l’avenir, nous devrons aller plus loin ; beaucoup d’événements sont intervenus depuis 2010 dont il faut, à un moment donné, tirer les conclusions en modifiant nos modalités d’action. Je constate que le profil de ce personnage est emblématique de la fongibilité entre délinquance et radicalisation dont j’ai fait état précédemment. Il s’est vraisemblablement radicalisé en prison, où il s’est trouvé après avoir été condamné pour complicité de tentative d’évasion d’un terroriste des années 1990. En pareil cas, à la fin de la détention, un dispositif de l’appareil d’État doit permettre à ceux qui collectent les renseignements de les communiquer à ceux qui les analysent, pour garantir que les analyses croisées permettent d’établir les priorités de surveillance indispensables. Cela étant, l’exercice est facile à énoncer a posteriori…
Au-delà des dispositions relatives aux moyens techniques et humains que nous avons arrêtées, l’enseignement que je tire des événements récents est que nous devons absolument assurer la fluidité de la circulation des informations entre les services et croiser les analyses. Nous proposerons une organisation permettant d’atteindre cet objectif. Mais nous devons dire aux Français que, même ainsi, il peut à tout moment y avoir une nouvelle attaque.
Je vous dirai enfin l’allocation de moyens matériels et humains supplémentaires que nous assignons à la lutte contre le terrorisme pour en renforcer l’efficacité.
Sans vouloir polémiquer, parce que je ne suis pas dans cet état d’esprit et parce que je peux comprendre que, dans un contexte budgétaire extraordinairement contraint, il ait fallu, dans le cadre de la révision générale des politiques publiques, prendre des décisions concernant bien des administrations, je me dois de dire que la réduction de quelque 13 000 unités des effectifs de la police et de la gendarmerie n’a pas été sans conséquences sur les capacités d’écoute et de décèlement de « signaux faibles » des services du renseignement territorial.
À la DGSI seront affectés, je vous l’ai dit, 432 emplois nouveaux. Nous voulons, pour être à la hauteur de l’enjeu, faire porter l’effort sur le recrutement de compétences nouvelles : informaticiens, ingénieurs, linguistes et analystes. Dans le même temps, 500 emplois supplémentaires seront créés au SCRT, dont 150 dans la gendarmerie et 350 dans la police. La moitié de ce millier de recrutements aura lieu en 2015. Ainsi agira-t-on sur l’ensemble du spectre du renseignement, depuis la détection de signaux faibles par le SCRT jusqu’à l’analyse sophistiquée, par la DGSI, des données appelant des relations avec des services de renseignement européens et internationaux.
D’autres emplois seront affectés à d’autres services : 100 à la direction du renseignement de la préfecture de police de Paris et 106 à la direction centrale de la police judiciaire (DCPJ), notamment pour permettre à la sous-direction de la lutte contre la cybercriminalité de renforcer l’efficacité des « patrouilles » sur Internet opérées par le biais de la plate-forme Pharos. Nous augmenterons également significativement les moyens de la direction centrale de la police aux frontières, afin que le fichier des passagers aériens (Passenger Name Record, PNR) soit mis en œuvre dans de bonnes conditions ; nous augmenterons de 60 emplois l’effectif que la gendarmerie nationale consacre à la « cyber-veille » et d’une quarantaine de personnes le service de la protection. Enfin, nous doterons la direction des libertés publiques et des affaires juridiques. Ces créations d'effectifs tendant à renforcer les moyens humains représentent un budget de 150 millions d’euros sur trois ans.
Elles s’accompagneront de crédits hors T2, à hauteur de 233 millions d’euros, pour intervenir en urgence là où il y a des failles et des lacunes. L’incident que vous avez évoqué, monsieur le président, nous a conduits à remettre à plat nos relations avec les services turcs afin que rien de tel ne se reproduise ; désormais, les retours des djihadistes depuis la Turquie se font dans de bonnes conditions. Vous aviez, à l’époque, pointé les défaillances du système Cheops, dont il avait été dit qu’il était en panne. En m’informant de l’enchaînement des événements, j’ai constaté l’absence totale d’investissements en matière informatique au ministère depuis près de quinze ans. Nous utiliserons donc 80 millions de ces 233 millions d’euros pour renforcer massivement les crédits destinés à la modernisation des infrastructures et des applications de connexion des fichiers du ministère et parvenir, par une remise à niveau générale de nos systèmes d'information et de communication, à une gestion optimisée.
Dans le même esprit, nous abonderons le plan triennal de modernisation de l’équipement numérique triennal des forces de police et de gendarmerie – que nous avions doté de 108 millions d’euros – pour permettre une plus grande réactivité et un meilleur échange d’informations entre les forces.
Nous augmenterons aussi les crédits destinés à l’acquisition de véhicules par la police et la gendarmerie nationale ; les déploiements qui ont eu lieu dans plusieurs départements lors de la fuite des frères Kouachi disent l’importance de cette mesure ; les 40 millions d’euros alloués à chaque force pendant trois ans permettront l’acquisition de 2 000 véhicules par an seront augmentés.
L’accent sera aussi mis sur la formation des personnels.
Nous étudions d’autre part le marché des gilets pare-balles – une question essentielle pour des forces qui ont pour certaines été attaquées à l’arme lourde – afin de trouver des protections à la fois efficaces et légères – actuellement, les plus efficaces pèsent 15 kg –, et nous étudierons les possibilités d’achats groupés. Dans le cadre du fonds interministériel de prévention de la délinquance (FIPD), nous créerons un fonds de concours pour financer l’équipement en gilets pare-balles des policiers municipaux. Nous travaillons à la définition des équipements collectifs dont les policiers peuvent avoir besoin quand ils sont en garde statique en concertation avec les organisations syndicales, que j’ai reçues à cette fin ; pour la même raison, j’ai reçu le Conseil de la fonction militaire de la gendarmerie.
Le budget global engagé s’élèvera donc à 381 millions d’euros sur trois ans, pour créer près de 1 400 emplois au ministère de l’intérieur.
Je ne saurais conclure sans dire quelques mots de la prévention. Elle est déterminante, et nous devons décupler ses moyens.
Cela relève pour partie du ministère de l’intérieur pour ce qui est du Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam et du FIPD, et plus de 20 millions d’euros de ce fonds seront consacrés à la vidéo-surveillance, au renforcement de la prévention et à l’acquisition de matériels pour les policiers, notamment municipaux.
Un autre pan de la prévention relève du ministère de la justice. 950 emplois seront créés à la Chancellerie, répartis entre trois secteurs clefs : la PJJ, le parquet anti-terroriste et l’administration pénitentiaire. À cette dernière seront attribuées des compétences nouvelles en matière de santé mentale, d’accompagnement psychologique, de déradicalisation, de formation et de recrutement d’aumôniers. La nécessité plus large d’une coordination entre police et justice, entre forces de sécurité et parquet anti-terroriste – qui a remarquablement fonctionné la semaine dernière – doit conduire à renforcer l’articulation entre renseignement pénitentiaire et renseignement intérieur pour parvenir à un maillage beaucoup plus fin que celui qui existe actuellement.
M. le président Éric Ciotti. Je vous remercie, monsieur le ministre, pour ce propos liminaire très complet. J’aimerais toutefois quelques précisions. Comme le Premier ministre, vous avez mentionné des failles ; quelles sont, selon vous, les plus inquiétantes ? Quelles actions doivent être menées en priorité ? Le projet d’ensemble et le programme d’investissements que vous avez annoncés et détaillés me paraissent opportuns, mais en l’état le système Cheops est-il toujours si défaillant que, certains jours, des entrées et des sorties du territoire problématiques ne sont pas détectées ? Vous avez complété les informations données par Le Canard enchaîné à propos des modalités légales du contrôle de routine auquel Amedy Coulibaly a été soumis le 30 décembre dernier ; mais, après que les policiers de la DOPC eurent signalé aux services compétents avoir contrôlé cet individu fiché, quel a été le suivi de son parcours et de celui de sa compagne ? Enfin, y a-t-il eu débat lorsque la CNCIS, à l’été 2014, a limité à deux mois sa dernière autorisation d’interceptions de sécurité relative aux frères Kouachi, et pourquoi fut-ce la dernière ?
M. le ministre. Comme je vous l’ai indiqué, les infrastructures informatiques permettant de gérer les fichiers susceptibles d’être utilisés dans la lutte contre le terrorisme du ministère n’ont fait l’objet d’aucun investissement depuis près de 15 ans. Quand on multiplie les applications sur des infrastructures vieillissantes, il vient un moment où l’on s’expose à des défaillances. Je l’ai constaté assez vite après mon arrivée au ministère, et après que les problèmes du système Cheops se furent posés, j’ai demandé au secrétaire général du ministère, devenu mon directeur de cabinet, de bien vouloir me proposer un plan pluriannuel d’investissement dans les infrastructures informatiques, sans lequel je considérais que nous n’étions pas en mesure de réagir comme je le souhaitais face au terrorisme. Cela fut fait avant les événements du début de ce mois, et ce plan a été entériné ce matin.
Il y a des enseignements à tirer du contrôle inopiné, le 30 décembre 2014, de Mme Boumeddiene et d’Amedy Coulibaly par la DOPC, huit jours avant qu’il commette son premier attentat. La fiche, datant de 2010, relative à Amedy Coulibaly n’enjoignait pas à ceux qui contrôleraient son identité de faire un signalement urgent à tous les services ; il y était mentionné : « Recherche de renseignements sans attirer l’attention ». C’est dans ce cadre que la DOPC recueille des informations, dont l’adresse des intéressés. Et lorsque, dans les heures qui suivent l’attentat de Montrouge, le très efficace travail de la police scientifique et technique permet de connaître l’implication d’Amedy Coulibaly, les agents de la DOPC communiquent aux services enquêteurs les informations qu’ils ont relevées, ce qui permet de lancer immédiatement des investigations en certains lieux. Et l’on se trouve avoir affaire à quelqu’un qui n’a commis aucune infraction depuis 2010.
Aussi le Gouvernement propose-t-il que, désormais, toute personne qui a, de près ou de loin, été engagée dans une opération terroriste et qui a pour cela été mise en cause ou condamnée, figure dans un fichier spécifique. L’enregistrement dans ce fichier sera assorti de l’obligation de signaler sa résidence et de se rendre régulièrement devant un service de police. Ce dispositif pourra être complété par des interceptions techniques ou, éventuellement, une surveillance humaine particulière pour ceux qui doivent être suivis de plus près. Ce dispositif, extrêmement utile s’il est couplé à un système de contrôle et d’interceptions techniques même si les personnes fichées n’ont pas été condamnées sur la base d’une incrimination pénale à caractère terroriste, représentera un progrès considérable.
J’ai lu, à propos de la CNCIS, beaucoup d’inexactitudes. Sur un plan général, lorsque les services ont la possibilité de mener des investigations par des interceptions techniques, il est normal qu’existent des dispositifs de contrôle. Nous sommes dans un État démocratique. Nous ne comptons pas rester inertes face au terrorisme, mais nous n’entendons pas que ce combat soit mené au détriment des libertés publiques inscrites dans les principes généraux de notre droit, qui ont valeur constitutionnelle, qui sont portés par la Convention européenne des droits de l’homme et auxquels nous n’entendons pas déroger. La CNCIS n’a jamais empêché des interceptions de sécurité relatives aux frères Kouachi. Si la dernière autorisation qu’elle a donnée était de deux mois au lieu des quatre mois demandés, c’est que, depuis quatre ans, les interceptions successives n’avaient rien donné. Ensuite, aucune autorisation supplémentaire les concernant n’a plus été demandée, car la CNCIS dispose d’un quota d’autorisations d’interceptions traduisant l’équilibre démocratique qui doit être respecté. Il est faux de dire que la CNCIS a empêché des interceptions – d’ailleurs, l’aurait-elle fait que l’on aurait pu passer outre. Cela étant, on ne peut passer outre tous ses avis sans mettre en péril l’équilibre entre notre volonté d’efficacité dans la lutte contre le terrorisme et le respect des principes généraux du droit, des libertés publiques et des prérogatives d’une autorité administrative indépendante. Ce sont toutes ces considérations que nous voulons mettre en perspective dans le projet de loi sur le renseignement.
M. Patrick Mennucci, rapporteur. Monsieur le ministre, je m’associe au président Éric Ciotti pour saluer le calme, le courage et la compétence avec lesquelles vous avez dirigé vos services en des moments très difficiles. Considérez-vous qu’au cours de la décennie écoulée, la DGSI s’est correctement adaptée à l’émergence du risque terroriste ? Estimez-vous que certains arbitrages ont pu affaiblir le travail de nos services ? Avec le recul, quelle appréciation portez-vous sur la transformation des Renseignements généraux ?
M. le ministre. La lutte contre le terrorisme doit être envisagée avec une très grande humilité par tous ceux qui sont aux responsabilités. Avant de présenter au Premier ministre les propositions que je vous ai dites, j’ai eu des échanges épistolaires et téléphoniques avec le président du plus grand parti de l’opposition et j’ai consulté les anciens ministres de l’intérieur. Tous ceux qui se sont succédé au poste que j’occupe aujourd’hui, en dépit de choix qu’ils ont parfois subis et quelle que soit leur sensibilité politique, ont témoigné d’une conscience aiguë de la réalité du risque ; tous ont tenté de donner le meilleur d’eux-mêmes pour y parer. Globalement, les services de renseignement se sont plutôt adaptés à une réalité mouvante dont la mutation s’est si spectaculairement accélérée au cours des derniers mois qu’elle conduit les pays de l’Union européenne à devoir légiférer en urgence pour adapter leur législation et l’organisation de leurs services. C’est le cas en Allemagne qui prend les mêmes mesures que les nôtres ; les Britanniques se proposent d’y venir ; l’Espagne y réfléchit. Nous l’avons fait en transformant la DCRI en DGSI et en redonnant des moyens humains et techniques à cette dernière.
Restent les Renseignements généraux, dont il est incontestable que la transformation s’est accompagnée d’une perte de substance, la révision générale des politiques publiques conduisant à réduire le nombre de policiers et de gendarmes chargés de déceler les « signaux faibles ». Ce que nous allons faire permettra que davantage de policiers soient là où il est nécessaire qu’ils soient pour repérer ces signaux. Les services de renseignement territorial ont, eux aussi, besoin de moyens d’investigation modernes ; aussi doublerons-nous le quota d’interceptions de sécurité qu’ils sont susceptibles de mobiliser. Nous allons aussi les doter de moyens matériels – des véhicules – et technologique – la géolocalisation – dont ils ne disposent pas nécessairement actuellement.
En résumé, globalement, les gouvernements successifs, toutes tendances politiques confondues, se sont efforcés de se mobiliser de façon volontariste ; l’allocation de moyens pose problème et nous essayons de le corriger par les mesures puissantes proposées ce matin ; la nouvelle réalité suppose des adaptations juridiques, ce qui nous conduira à vous soumettre le projet de loi sur le renseignement.
Enfin, nous ne pouvons affronter cette question seuls : la dimension européenne et internationale est déterminante, et il est indispensable que le PNR entre en vigueur. Les parlementaires européens en sont d’accord, à condition qu’il soit assorti d’un système de protection des données : profitons-en ! Un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne sur la durée de rétention des données permet de trouver un accord : trouvons-le ! Je me rendrai le 4 février devant la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures du Parlement européen ; j’aurai rencontré, la veille, la délégation française au Parlement européen. Je suis partisan de traiter ce sujet ainsi que celui du code Schengen, ainsi que je l’ai dit tout à l’heure, en séance publique, en répondant à votre collègue Rudy Salles qui m’interrogeait sur les contrôles des personnes aux frontières de l’espace Schengen.
En bref, nous corrigeons les lacunes qui peuvent expliquer certaines failles par l’allocation de moyens humains et technologiques supplémentaires, et nous considérons que la négociation européenne doit s’accélérer.
M. le président Éric Ciotti. Je reviens un instant sur la transformation des services de renseignement pour souligner que la DCRI a bénéficié de moyens supplémentaires, au terme d’une réorganisation qui a certes conduit à la suppression des Renseignements généraux. Mais l’autonomie octroyée à la DGSI, qui ne dépend plus du directeur général de la police nationale, n’a-t-elle pas altéré la coordination entre les services de renseignement et les services de police ?
M. le ministre. Il y aurait eu des effectifs supplémentaires, dites-vous, monsieur le président Ciotti. Pour que chacun soit dûment éclairé, je me propose de vous communiquer sous 24 heures les tableaux précis de l’évolution des effectifs et des moyens des différentes directions, ce qui permettra à votre commission de la mesurer exactement.
Vous vous inquiétez de ce que le détachement de la DCRI de la direction générale de la police nationale ait pu affaiblir les échanges entre ceux qui collectent les renseignements et ceux qui assurent la sécurité ; j’observe que la transformation des Renseignements généraux a également pu créer la déconnexion que vous redoutez. De fait, la coordination entre les services est insuffisante. Il ne faut pas que les services fonctionnent en tuyaux d’orgue et il faut pouvoir croiser les analyses. Rien ne sert de collecter tous les renseignements du monde si l’on est incapable de les analyser, de confronter les visions des services et aussi celles des diplomates, des universitaires, des sociologues, dont le concours est très utile. D’autres pays que la France agissent de la sorte et s’en trouvent bien. Il faut aussi que l’échange d’informations soit effectif ; à cet égard, le propre des services de renseignement qui fonctionnent bien est qu’ils renseignent ceux qu’ils doivent renseigner et se taisent face à ceux qu’ils n’ont pas vocation à renseigner. En d’autres termes, il ne suffit pas de décréter que les gens se parleront pour être assuré qu’ils le feront : il faut créer les conditions de la confiance. Je pense comme vous que, pour mieux hiérarchiser les cibles, la coordination et les échanges doivent être développés et qu’une plus grande ouverture à des compétences autres que les nôtres dans l’analyse est nécessaire.
M. Serge Grouard. Si je partage votre analyse, monsieur le ministre, je ne partage pas les solutions que vous préconisez. J’ai dit, bien avant 2012, que notre stratégie est erronée. Les mesures que vous allez prendre sont nécessaires mais elles ne permettront pas de traiter la menace dont vous avez décrit les caractéristiques : des individus à surveiller qui sont 3 000 pour l’instant mais dont le nombre ne cesse de progresser, des acteurs mouvants et qui savent se dissimuler, l’extrême difficulté de procéder à des interceptions de sécurité si aucun délit n’a été commis… Tout cela est vrai. Sachant le nombre de fonctionnaires qu’il faut affecter à la surveillance d’un seul individu dans la durée, on comprend que l’on n’en aura pas les moyens, même après une augmentation des effectifs que je salue.
La protection est, bien sûr, nécessaire, mais l’objectif qu’il faut se fixer est celui de l’éradication ; sinon, nous ne réussirons pas. Il convient donc de se doter des instruments juridiques qui la permettront. Plusieurs propositions ont été avancées, dont je ne mésestime pas la difficulté de la mise en œuvre : l’interdiction de retour sur le territoire national pour les individus impliqués dans des opérations terroristes à l’étranger ; l’expulsion des individus convaincus de participation à des activités terroristes, y compris ceux qui sont incarcérés ; la déchéance de nationalité pour les mêmes. Les trois mesures doivent être liées, sinon elles seront inefficaces. Allons-nous ou n’allons-nous pas étudier ces questions compliquées ?
M. le président Éric Ciotti. Chers collègues, le ministre étant attendu en d’autres lieux au terme de cette audition, je vous appelle tous à la concision.
M. Yves Goasdoué. Vous avez, monsieur le ministre, été au centre du dispositif qui, du 7 au 9 janvier, a permis de mettre les criminels hors d’état de nuire tout en protégeant le maximum d’otages. Ma question porte sur le volet opérationnel : au moment où il a fallu faire cesser les crimes en train d’être commis, avez-vous discerné des difficultés de coordination, des retards dus à la loi ou à la réglementation ?
M. Christian Assaf. Monsieur le ministre, je salue à mon tour l’efficacité, l’humanité et la pédagogie qui ont caractérisé votre action ; vous avez fait honneur à la République et à la France. Considérant ce qui nous a été dit dans le cadre de la commission d’enquête sur le fonctionnement des services de renseignement français dans le suivi et la surveillance des mouvements radicaux armés créée à la suite de l’affaire Merah et étant donné le profil que vous avez décrit, peut-on juger suffisante la coordination entre le service de renseignement pénitentiaire, la DGSI et le SCRT ? Des protocoles ont-ils été signés ou sont-ils en passe de l’être pour renforcer la fluidité de l’information que vous appelez de vos vœux ?
À votre initiative, une cellule expérimentale de contre-radicalisation a été créée en Seine-Saint-Denis. A-t-elle obtenu de premiers résultats ?
Mme Geneviève Gosselin-Fleury. La rivalité entre Al-Qaïda et Daech est-elle perceptible sur le territoire français ? Peut-elle être à l’origine d’une surenchère dans les intentions et les préparations d’attentats ?
M. le ministre. Si je vous ai bien compris, monsieur Grouard, nous faisons bien mais nous devons envoyer des signaux plus forts.
Pour ce qui est des expulsions, des dispositions législatives nouvelles sont nécessaires, qu’il faut décider. J’y suis très déterminé : je considère que des individus de nationalité étrangère convaincus d’avoir participé à des opérations terroristes n’ont plus leur place chez nous. Il y a eu quatre expulsions par an en moyenne entre 2008 et 2012 ; il y en a dix par an actuellement. S’il doit y en avoir davantage pour cette raison, ma main ne tremblera pas.
La déchéance de nationalité ne peut s’appliquer qu’aux binationaux. Elle est encadrée par les textes : l’article 25 du code civil la rend possible pour les individus ayant porté atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation. En mai 2014, j’ai pris une décision en ce sens, que motivait une implication dans des actes de terrorisme. Il n’y en avait pas eu auparavant. Cette décision a fait l’objet d’une question prioritaire de constitutionnalité. Le Conseil constitutionnel se prononcera dans les jours qui viennent et nous apprécierons à l’aune de ses considérants le périmètre exact de cette mesure. Telle est la politique, pragmatique et claire, que je réaffirme ici.
Une autre proposition a été faite, que vous n’avez pas mentionnée : ne pas autoriser le retour en France des binationaux impliqués dans des opérations terroristes à l’étranger. Une telle mesure serait compliquée à appliquer, l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme interdisant à un État de s’opposer au retour de l’un de ses ressortissants, fût-il binational, sur son territoire. Impossible n’est certes pas français, mais ce qui est possible doit demeurer français, et donc conforme à notre droit et à nos principes. Aussi les dispositions à caractère symbolique qui n’auraient pas d’efficacité immédiate et qui nous conduiraient à cesser d’envoyer un signal sur nos valeurs à l’Europe et au monde m’inspirent-elles la plus grande prudence.
De surcroît, qu’adviendrait-il si tous les pays membres de l’Union européenne s’avisaient de prendre pareille disposition ? Nous nous retrouverions avec tous les ressortissants de pays membres de l’Union sur notre sol. Je me suis d’ailleurs rendu au Royaume-Uni le mois dernier pour dire à mon homologue que s’il envisageait une telle mesure pour les ressortissants britanniques binationaux, outre que cela poserait un problème de droit européen et international, il ne devait pas compter que ces gens soient accueillis sur le territoire français. J’appelle votre attention sur le fait que si cette mesure était mise en œuvre, nous nous trouverions empêchés de judiciariser la situation de ceux que nous voulons mettre hors d’état de nuire. Je n’ai pas d’objection de principe à une proposition, mais j’ai une exigence : m’assurer qu’en cherchant à afficher un symbole on ne crée pas plus de difficultés que l’on en règle.
Je pense avoir répondu à votre question, monsieur Goasdoué, en disant qu’il faut renforcer la coordination entre les services de renseignement. Je me suis penché sur les cas des individus les plus dangereux dont nous avons à connaître pour apprécier si, en l’état du droit qui régit l’activité des services de renseignement, nous pouvons assurer le suivi efficace, dans la durée, de ceux qui sont engagés dans des opérations à caractère terroriste. Il est apparu que, pour cela, certaines questions devront être traitées dans le projet de loi sur le renseignement. J’en donnerai deux exemples. D’abord, quand une personne soumise à interception de sécurité en France part à l’étranger, les interceptions par nos services doivent cesser ; se pose donc la question du droit de suite. D’autre part, un problème se pose aussi si un individu qui n’a pas été suivi en France sort de nos frontières et que la seule personne qui reste son contact dans notre pays, parce qu’elle est considérée comme n’étant pas impliquée dans des activités à caractère terroriste, ne peut être soumise à des interceptions de sécurité. Mais, ainsi que le Président de la République et le Premier ministre l’ont dit, nous ne traiterons jamais ces questions en effaçant les principes de droit que sont le respect des libertés publiques et le contrôle par l’autorité administrative. L’objectif du projet de loi sur le renseignement est de trouver un équilibre.
Je me suis rendu, monsieur Assaf, dans la structure que nous aidons en Seine Saint-Denis, et j’ai rencontré ceux qui y travaillent auprès de quelques familles. Cette cellule expérimentale accomplit un travail remarquable en mobilisant des équipes mobiles pour mettre en œuvre des techniques innovantes ; il faudra l’évaluer. J’ai pour objectif que le Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam que préside Mme Dounia Bouzar, placé auprès de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (MIVILUDES), multiplie ces équipes au plus près du terrain. Mais cela ne suffira pas : le plan de mobilisation générale contre le terrorisme appelle aussi des actions de déradicalisation en prison et la réaffirmation de la laïcité dans tout l’espace public.
L’analyse des relations entre les groupes terroristes et des risques de transposition en France de la rivalité entre Al-Qaïda et Daech et de leurs conséquences est particulièrement compliquée, madame Gosselin-Fleury. Daech a les attributs d’un État – une organisation pyramidale, un financement, une armée avec laquelle il sème la terreur – alors qu’Al-Qaïda mène des actions ponctuelles spectaculaires. Les stratégies ne sont donc pas les mêmes ; cependant, de nombreux groupes se réclamant d’Al-Qaïda ont fait allégeance à Daech – mais pas tous. L’enquête sur le drame de Paris sera de ce point de vue riche d’enseignements sur les connexions éventuelles. Les frères Kouachi auraient été entraînés au Yémen et l’attentat qu’ils ont commis a été revendiqué par Al-Qaïda au Yémen tandis que la vidéo publiée par Amedy Coulibaly montrait le drapeau noir de Daech, mais ces gens disaient s’être coordonnés. L’intérêt de l’enquête, sur laquelle je ne m’exprimerai pas davantage, sera de reconstituer les réseaux, les commanditaires et les liens entre les acteurs.
M. Claude Goasguen. L’effort budgétaire que vous avez annoncé me paraît significatif. Vous avez souligné que la fongibilité entre délinquance de droit commun et terrorisme islamiste rend la mouvance de plus en plus difficile à cerner. On a d’ailleurs constaté qu’Amedy Coulibaly, tout en se réclamant de Daech à la télévision, ignorait jusqu’au nom du calife qu’il disait servir. Autant dire que le volet « droit commun » l’emporte sur le volet « islamisme ». Je soutiendrai donc les mesures que vous avez annoncées et qui visent à corriger les manques, que j’espère provisoires, de notre législation, pour renforcer nos services de renseignement.
Mais comment continuer à assurer une politique de sécurité en appliquant une doctrine selon laquelle l’essentiel est d’éviter l’incarcération et qui s’est traduite, le 9 janvier, par une note de la garde des Sceaux aux procureurs prônant la libération conditionnelle pour les récidivistes comme pour les non-récidivistes ? On favorise ainsi les sorties de prison par tous moyens alors qu’il y a fongibilité des types de délinquance. Vous nous dites que les individus sont signalés ; certes, mais ils sont en liberté. Je pense, comme vous, que le signalement est une disposition intéressante, mais je préférerais que l’on donne aux procureurs des instructions visant à ce que, lorsque des éléments laissent entendre une fongibilité entre une affaire de droit commun et une activité terroriste, l’application des peines soit envisagée à la hausse plutôt qu’à la baisse. Amedy Coulibaly, en liberté conditionnelle, même signalé, est en liberté ! Je ne propose pas que l’on réforme le code pénal, mais qu’au moins on dise aux procureurs que, pour ces gens dangereux, l’application des peines ne doit pas être trop libérale.
M. le ministre. Je n’ai pas évoqué l’important volet concernant la Chancellerie des mesures annoncées ce matin car je suis ministre de l’intérieur et que je ne doute pas que vous entendrez d’autres ministres.
M. Claude Goasguen. Sans doute, mais ces questions sont liées.
M. le ministre. Aussi vais-je vous répondre, en indiquant pour commencer qu’Amedy Coulibaly n’a jamais bénéficié d’une liberté conditionnelle. Quant aux frères Kouachi, ils ont été impliqués dans deux affaires séparément : la filière d’acheminement de combattants en Irak dite du 19e arrondissement et, pour l’un d’eux, la tentative d’évasion de Smaïn Aït Ali Belkacem. C’était d’ailleurs l’un des liens entre les différents acteurs des attentats.
D’autre part, la politique pénale conduite par le parquet anti-terroriste sous l’autorité de la garde des Sceaux est d’une grande sévérité, les chiffres en attestent. Un peu plus de 500 personnes ont été engagées sur le théâtre des opérations – environ 380 sont sur le terrain et quelque 185 sont revenues – ; 103 procédures judiciaires ont été ouvertes qui concernent 505 personnes. Il y a eu 180 interpellations, 118 mises en examen, 70 contrôles judiciaires et 24 incarcérations. On ne peut donc dire que la politique suivie soit laxiste.
Je rappelle enfin que les peines encourues pour les crimes et délits commis en relation avec une entreprise terroriste sont systématiquement aggravées. Ainsi, si la peine maximale encourue pour un crime est de 30 ans de réclusion, elle est portée dans ce cas à la perpétuité. La période de sûreté est applicable à tous les crimes et délits terroristes, et pendant cette période de sûreté qui peut atteindre l’intégralité de la peine, il n’est pas d’aménagement de peine possible. Les délais de prescription sont systématiquement allongés pour les crimes à caractère terroriste, qu’il s’agisse des prescriptions pour exercer l’action publique – 20 ans pour l’exercice de l’action publique en matière de délit au lieu de 3 ans en droit commun, 30 ans en matière de crime au lieu de 10 ans en droit commun – ou de la prescription des peines, portée à 20 ans au lieu de 5 ans en droit commun. La contrainte pénale n’est pas applicable aux délits punis de plus de 5 ans d’emprisonnement ni aux crimes ; elle ne s’applique donc pas aux crimes et délits terroristes. La juridiction de l’application des peines anti-terroriste est centralisée à Paris et spécialement habilitée, quel que soit le lieu d’exécution de la peine. Le dispositif offre donc énormément de garanties, et la politique pénale qui a été rappelée à tous les procureurs par la garde des Sceaux est appliquée de manière extrêmement sévère par la magistrature.
M. Henri Jibrayel. Monsieur le ministre de l’intérieur, vous êtes aussi, ès qualités, ministre des cultes. À ce titre, jugez-vous satisfaisant le rôle du Conseil français du culte musulman (CFCM) ? Peut-il être renforcé ? Comment, d’autre part, améliorer la formation des imams et des aumôniers des prisons ?
M. Sébastien Pietrasanta. La plate-forme de signalement installée en avril dernier a reçu, nous avez-vous dit, 980 signalements pertinents. Je me suis entretenu avec les réservistes qui effectuent là un travail remarquable. Certains de ces signalements font l’objet des fiches transmises aux préfectures ; comment sait-on si un suivi a lieu ? Certaines de ces fiches soulignent la nécessité d’un suivi psychologique ou psychiatrique ; comment étoffer ce suivi dans les départements ? Enfin, les attentats du début de ce mois ont été commis avec des armes de guerre, et d’autres armes de guerre ont été découvertes lors de coups de filet menés par vos services. Comment amplifier la lutte contre les trafics d’armes ?
M. Patrice Prat. Je joins mes félicitations à celles qui vous ont été adressées pour votre action et celle de vos services et pour la célérité avec laquelle vous mettez en œuvre certaines mesures. La création du PNR nous intéresse au premier chef, mais l’on peut douter de son efficacité si la question n’est pas traitée à l’échelle européenne, ce que le Parlement européen empêche pour l’heure. En l’absence de fichier européen, quelle coordination entendez-vous établir avec les États membres de l’espace Schengen ? D’autre part, des voix s’élèvent depuis longtemps pour dénoncer l’abandon par la puissance publique de certains quartiers, ce qui aurait pour effet de les transformer en zones de non-droit où les règles de la vie collective seraient marquées du sceau du communautarisme ou du radicalisme religieux, avec l’apparition de lieux de culte improvisés qui seraient autant de foyers d’embrigadement dans le djihadisme et de recrutement. Comment envisagez-vous de traiter ces questions, à très court et à long termes ?
Mme Marie-Françoise Bechtel. Je m’associe, monsieur le ministre, aux éloges sur votre action dont nous avons les échos dans nos circonscriptions, et je remercie le président de notre commission de conduire les débats de manière apaisée.
J’aimerais savoir quelle définition le ministère de l’intérieur donne à la notion de « filière ». Il serait bon, monsieur le rapporteur, que nous nous accordions sur ce point au moment de commencer nos travaux, pour déterminer quels individus doivent être surveillés.
Beaucoup d’entre nous pensent que le renforcement des capacités des services de renseignement est un élément essentiel de surveillance des filières. Or, vous avez souligné un besoin de formation qui ne laisse pas d’inquiéter. Si véritablement il existe des lacunes en matière d’interprétation des langues – ce qui avait conduit le Gouvernement à demander l’allongement de la durée de conservation des interceptions de sécurité dans le projet de loi de lutte contre le terrorisme – et pour ce qui est des compétences technologiques, ne faut-il pas s’interroger sur le niveau des recrutements ?
M. Jacques Myard. Depuis cinq ou six ans, les gouvernements successifs ont employé les grands moyens pour restructurer et renforcer les services de renseignement, mais ils n’ont pas pris toute la mesure des dangers potentiels de la situation dans les établissements pénitentiaires. Bien que des gardiens de prison nous aient alertés à ce sujet il y a quelques années déjà, je n’ai pas le sentiment que la prise de conscience de la Chancellerie ait été très rapide. D’autre part, le Code frontières Schengen fait que le PNR n’aura d’efficacité que s’il est européen. Enfin, considérez-vous, monsieur le ministre, que les frères Kouachi et Amedy Coulibaly constituaient un réseau dormant, resté ignoré des services de renseignement alors même que la nécessité d’interceptions de sécurité les concernant était apparue à un moment ?
M. le ministre. Les rapports que j’entretiens avec les cultes sont fondés sur le respect rigoureux des principes de la laïcité qui enjoint au ministre de l’intérieur d’entretenir avec chacun d’eux une relation institutionnelle, en se tenant à distance de tous et en n’en privilégiant aucun. La laïcité, c’est le droit de croire ou de ne pas croire, et c’est la garantie pour chacun, dès lors qu’il a fait le choix de sa croyance, qu’il pourra l’exercer librement. La laïcité est le toit de la République en ce qu’elle permet à tous ses enfants d’être accueillis en son sein en faisant le libre choix, par l’exercice leur esprit critique, de leur religion et de leur croyance.
J’ai donc, monsieur Jibrayel, des relations régulières avec le CFCM et, plus largement, avec l’islam de France. Elles devront être approfondies et amplifiées. Il faudra d’abord favoriser l’expression de tous ceux qui professent en France un islam de tolérance, ceux qui, pour reprendre l’expression du Premier ministre, permettent à l’immense majorité des musulmans de France de se retrouver dans leur religion sans jamais en avoir honte en raison des dévoiements auxquels procèdent certains radicaux.
Nous devons impérativement favoriser une formation théologique de haut niveau – que nous ne pouvons ni financer ni organiser – de nos imams, car plus élevée sera leur qualification théologique, plus forte sera la garantie d’un enseignement de qualité. Nos imams doivent avoir accès à des diplômes universitaires dont l’obtention suppose l’acquisition de connaissances approfondies des principes de la laïcité et du droit républicain ; c’est pourquoi nous multiplions les formations civiques.
Enfin, il serait très utile que la Fondation pour les œuvres de l’islam de France en vienne à gérer les activités d'intérêt général de ce culte ; cela n’a pas encore abouti.
Tels sont les axes de notre réflexion à ce sujet.
Les signalements émanant de la plate-forme font l’objet, monsieur Pietrasanta, d’une extrême attention des préfets et des procureurs, qui mobilisent l’ensemble de l’administration territoriale pour les traiter. Les informations collectées, auxquelles s’attachent des clauses de confidentialité, remontent chaque semaine à l’Unité de coordination de la lutte anti-terroriste (UCLAT) et mensuellement jusqu’à moi. L’UCLAT les transmet à l’état-major que je réunis chaque semaine et qui rassemble les principaux directeurs généraux. Certaines de ces informations sont utiles à la définition des politiques publiques. La réflexion engagée sur la nécessité de renforcer la coordination entre les services me conduira à parfaire ce dispositif et à le rendre encore plus efficace, en garantissant la circulation de plus d’informations utiles et de plus d’analyses croisées, qui nous permettront, en hiérarchisant toujours mieux les risques, d’ajuster nos actions de contrôle et de surveillance.
Le traitement psychologique est un sujet déterminant. Les préfectures mobilisent des équipes mobiles à cette fin. Le comité interministériel de prévention de la délinquance, tout comme la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) auprès de laquelle est placé le Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam, participent fortement à ces actions.
Des dispositifs européens puissants ont été mis au point pour démanteler les trafics d’armes mais cela ne suffit pas. Aussi avons-nous décidé, en liaison avec Europol qui dispose d’outils informatiques importants, de renforcer la lutte contre ces trafics. La coopération entre les services de police de l’Union permet de contrôler aussi les trafics qui ne passent pas par Internet. Ces trafics ont une dimension européenne : l’analyse des attentats commis à Paris montre que les armes utilisées ont été importées, parfois après avoir transité d’intermédiaire en intermédiaire, à partir de stocks provenant notamment d’Europe de l’Est. L’Union européenne veut s’organiser, en liaison avec nous, pour que ces stocks d’armes soient prélevés avant d’être écoulés. Nous sommes engagés sur cette voie de manière déterminée et je me propose, monsieur le président Ciotti, de vous faire parvenir demain une note à ce sujet, qui alimentera votre rapport et permettra à votre commission d’enquête de faire d’autres propositions si elle le souhaite.
Nous sommes tout aussi résolument engagés dans la création du PNR, monsieur Prat. La Commission et le Conseil européens sont tombés d’accord sur un texte. Il a été transmis à la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures du Parlement européen, qui n’a pas accepté d’engager le trilogue pour l’instant. Je vous l’ai dit, les parlementaires européens considèrent que la création du PNR doit être contrebalancée par de nouveaux dispositifs de protection des données personnelles. Je pense un accord possible. J’ai évoqué cette question hier avec Thomas de Maizière, mon homologue allemand, et nous avons l’intention d’agir de conserve en rencontrant le rapporteur du texte et les dirigeants des partis politiques au sein du Parlement européen pour les convaincre de l’utilité du PNR et pour trouver avec eux le compromis souhaitable. Je me battrai avec force pour que ce dossier aboutisse dès 2015.
L’évolution de certains quartiers est effectivement préoccupante. C’est pourquoi nous avons décidé une approche globale, notamment dans certaines zones de sécurité prioritaire de Marseille. J’ai considéré que dépêcher dans ces quartiers des forces de l’ordre en masse créerait, en un temps très court, un électrochoc au terme duquel nous pourrions réengager la prévention et le démantèlement des trafics. Les résultats obtenus à Marseille sont bons. Ils montrent que le retrait de la puissance publique de ces quartiers n’est pas inéluctable. Ces opérations doivent être multipliées et il faut profiter de ce que la République reprend ses droits par l’affirmation de la force du droit qu’incarnent les forces de l’ordre pour engager des actions massives de prévention de la radicalisation autour des principes de la laïcité.
Selon moi, madame Bechtel, une filière se constitue quand une organisation de recrutement se crée qui finance des actions par la fourniture de fonds ou d’armes et que cette organisation est capable de passer à l’acte en vue de la commission d’actes terroristes –mais je ne doute pas que vous vous plairez à compléter cette définition.
Nous avons décidé de recruter 1 000 personnes au sein de nos services de renseignement. Pour que 535 de ces embauches, qui concerneront des compétences de haut niveau, aient lieu dès cette année, nous pourrons procéder à des recrutements sur titre. Procéder autrement serait s’exposer à des retards, et j’attache beaucoup de prix à l’exécution rapide de ce que nous devons faire.
Monsieur Myard, la garde des Sceaux sera plus apte que je ne le suis à répondre à vos questions portant sur les prisons. Amedy Coulibaly était-il un « agent dormant » ? La surveillance électronique à laquelle il était soumis a pris fin le 15 mai 2014, et il a commis les actes que l’on sait en janvier 2015. Précédemment, il s’était livré à une multitude d’actes de petite délinquance de droit commun. En d’autres termes, cet homme au profil classique de délinquant multirécidiviste ne dormait que lorsqu’on l’arrêtait… Du moins est-ce ce que je puis dire maintenant avec toute la prudence requise, puisque j’ignore ce que l’enquête révélera.
M. Joaquim Pueyo. Il me paraît important de renforcer le renseignement pénitentiaire et d’utiliser les informations importantes stockées dans les cahiers de liaison électroniques. Peut-on d’autre part renforcer le rôle d’Interpol ? Et qu’en est-il de la coopération avec des pays tiers, notamment la Turquie, lieu de passage vers ou depuis la Syrie ?
M. Meyer Habib. Votre détermination, comme celle du Président de la République et du Premier ministre, est perceptible, monsieur le ministre, et j’associe mes compliments à ceux qui vous ont été adressés. Dans cette guerre, il n’y a ni droite ni gauche : nous devrons la gagner ensemble. Mais considérant que 23 000 tweets ont été libellés « Je suis Kouachi » ou « Je suis Coulibaly », je demeure pessimiste. Logiquement, il aurait fallu procéder à 23 000 gardes à vue. C’est impossible, et cette situation est terrifiante. Que faire ?
Pour commencer, le maillage de Paris par les caméras de surveillance doit être total. J’étais par hasard sur les lieux de l’attentat contre Charlie Hebdo quand il s’est produit, j’ai vu le policier être assassiné de sang-froid et j’ai constaté que les assassins ont failli se perdre dans la nature faute de caméras en nombre suffisant. Un très long temps s’est écoulé entre le moment où l’inconcevable a eu lieu et celui où les criminels ont été neutralisés ; en Israël où, hélas, des actes terroristes sont souvent commis, leurs auteurs sont tués dans les heures qui suivent.
D’autre part, ne pas équiper les forces de police d’armes longues, c’est les envoyer au casse-pipe.
Et puis, le terrorisme ne prospère pas sans appuis. Des pays l’abritent, le financent et l’encouragent. Ces pays, nous les connaissons et, hélas, nous les avons fréquentés, toutes sensibilités politiques confondues, et nous continuons de le faire. Nous devons être impitoyables avec tous les États, quels qu’ils soient, qui protègent le terrorisme. Je m’épouvante en particulier d’avoir entendu le Premier ministre évoquer ce matin le rétablissement des relations avec l’Iran, État terroriste qui, dans les années 1990, a commis des attentats qui ont coûté la vie à plus de cent juifs.
Ma dernière suggestion, plus délicate, m’a été soufflée par des musulmans : ne pourrait-on imaginer que les auteurs d’attentats, une fois morts, soient d’office incinérés ? (Vives protestations)
M. Christophe Cavard. Ayant présidé, en 2013, la commission d’enquête parlementaire sur le fonctionnement des services de renseignement français dans le suivi et la surveillance des mouvements radicaux armés, je vous interrogerai, monsieur le ministre, sur certains des sujets qui y ont été abordés. En premier lieu, ne peut-on imaginer la création d’une Agence européenne de sécurité et de renseignement ? M. Matteo Renzi, président du Conseil italien, a spontanément évoqué cette hypothèse il y a quelques jours mais elle ne semble pas avoir été reprise ; êtes-vous prêt à travailler à la création d’un service de renseignement européen ? D’autre part, aujourd’hui, dans le magazine L’Obs, un ancien directeur de la DST puis de la DCRI s’inquiète de la disparition d’anciens partenariats avec les services de renseignement de certains pays tels la Syrie ou la Libye.
J’aimerais d’autre part des précisions sur ce qu’entendait exactement le Premier ministre en mêlant dans son discours PJJ et service de renseignement. Étant éducateur, je perçois mal les liens qui peuvent être établis entre un service de renseignement et le service certes judiciaire mais surtout éducatif qu’est la PJJ ; j’aimerais être rassuré.
M. Olivier Falorni. La création de 2 680 emplois supplémentaires pour renforcer les moyens de la lutte contre le terrorisme, dont 1 400 en trois ans dans les services de renseignement, est une excellente mesure. Cependant, pour garantir une meilleure efficacité, l’organisation et les pratiques de la communauté du renseignement devraient évoluer. En effet, la réforme de 2008 qui a abouti à la création de la DGSI et du SCRT a désorganisé et affaibli les Renseignements généraux, et par là même les capacités de travail de nos services sur le terrain. La réforme n’a pas seulement supprimé une direction centrale : elle a été conçue comme une absorption lente des anciens Renseignements généraux et l’abandon progressif de ce métier. La sous-direction de l'information générale, sous-dimensionnée puisqu’elle ne dispose que de la moitié des effectifs des anciens Renseignements généraux, accumule depuis sa création handicaps et carences. À la faiblesse des moyens dont elle a été dotée d’emblée s’ajoute une intégration au sein de la direction centrale de la sécurité publique en forme de mise sous tutelle, dont les effets négatifs sont perceptibles aujourd’hui encore. Cette organisation ne conduit-elle pas à un chevauchement de compétences en même temps qu’elle subordonne le SCRT à la DGSI ? Le renforcement annoncé de la DGSI par le recrutement de 400 agents traduit-il l’intégration du renseignement territorial dans une direction générale de la sécurité intérieure ou la construction d’une direction générale du renseignement ?
Mme Chaynesse Khirouni. Vous avez souligné, monsieur le ministre, que 90 % des jeunes gens qui partent faire le djihad sont recrutés par le biais d’Internet, ce qui traduit la professionnalisation des outils et des méthodes des organisations terroristes de recruteurs. Je suppose que les messages sont codés, de manière que les sites utilisés à cette fin ne tombent pas sous le coup de la loi. Mais alors, comment les jeunes gens accèdent-ils à ces contenus ? Par quels processus se trouvent-ils embrigadés et passent-ils à l’acte ?
M. le ministre. Par égard pour ceux qui m’attendent ailleurs depuis un moment déjà, je ne pourrai répondre ce soir à ces dernières questions. Je le regrette, mais je me propose de vous répondre par écrit dès demain ou, si vous le préférez, de revenir devant votre commission.
Mme Nathalie Goulet, présidente de la commission d'enquête du Sénat sur l'organisation et les moyens de la lutte contre les réseaux djihadistes en France et en Europe. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, je vous remercie de votre hospitalité. Par ma présence, je tenais à témoigner au ministre la solidarité des deux Chambres du Parlement.
M. le président Éric Ciotti. Nous avons été heureux de vous accueillir, madame. Monsieur le ministre, je vous remercie.
AUDITION DE MME CHRISTIANE TAUBIRA,
MINISTRE DE LA JUSTICE, GARDE DES SCEAUX
Compte rendu de l’audition, ouverte à la presse, du mardi 3 février 2015
M. le président Éric Ciotti. Madame la ministre la justice, nous vous remercions d’avoir répondu à l’invitation de notre commission d’enquête. Avant de vous donner la parole, je vous demande, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 qui régit le fonctionnement des commissions d’enquête, de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Christiane Taubira prête serment.)
Mme Christiane Taubira, garde des Sceaux, ministre de la justice. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les députés, je vous remercie d’avoir accepté d’avancer d’une heure l’horaire de cette audition, afin de me permettre de participer à l’hommage qui sera rendu par le Président de la République à nos soldats décédés en Espagne.
Votre commission d’enquête, de même que celle du Sénat, a été créée avant les événements tragiques des 7, 8 et 9 janvier dernier ; cela prouve combien le Parlement et le Gouvernement ont pris au sérieux la menace qui pèse sur nous, menace dont nous n’avons jamais masqué la gravité. Parce que nous sommes conscients de la dignité que requiert la situation et qu’il nous paraît important que les uns et les autres évitent les déclarations lapidaires et les solutions simplistes, nous avons participé à plusieurs échanges et réunions d’information et nous avons tenu à ce que les propositions du Gouvernement fassent l’objet d’un travail très approfondi. Je me propose, après avoir vous avoir livré quelques éléments chiffrés et analytiques sur l’état des choses, de vous présenter les initiatives prises par le Gouvernement, notamment au plan judiciaire, puis les actions de coopération menées à l’échelle de l’Union européenne.
Tout d’abord, quel est l’état des choses ? Un peu plus de 12 000 « combattants étrangers » ont été recensés sur les théâtres de guerre, dont 3 000 à 4 500 – l’estimation haute étant celle d’Eurojust – viendraient des pays européens. La France est un des pays d’Europe de l’ouest qui comptent le plus de ressortissants sur ces théâtres : 393, selon le dernier relevé ; elle est suivie par la Belgique, l’Allemagne, le Danemark et le Royaume-Uni. Deux mille de ces volontaires européens, soit les deux tiers, seraient originaires des pays du Caucase et des Balkans. On dénombre une soixantaine de morts.
Un profil-type, si tant est que cela ait un sens, a été défini : ces combattants seraient principalement des hommes, âgés de dix-huit à vingt-huit ans, originaires notamment de l’Île-de-France, du Nord-Pas-de-Calais, de Provence-Alpes-Côte-d’Azur, de Midi-Pyrénées et d’Alsace. Mais nous avons également eu connaissance de faits concernant des personnes originaires de Normandie et il convient de mentionner la situation particulière de l’Hérault, notamment de la ville de Lunel. Il est important de relever qu’environ un quart de ces combattants sont des convertis, que 7 % des personnes mises en examen par le pôle antiterroriste sont des mineurs et que le nombre des femmes concernées, une cinquantaine, serait en progression. Cependant, l’Unité de coordination de lutte antiterroriste (UCLAT) nous a récemment indiqué qu’il s’agit jusqu’à présent exclusivement d’accompagnantes et non de combattantes recensées en tant que telles. Selon nos informations, 189 personnes sont revenues en France, dont la plupart mèneraient une vie discrète. Certaines sont cependant très actives et se livrent à des actions de prosélytisme ou participent au recrutement et à l’acheminement de combattants vers les théâtres de guerre.
Avant même la tragédie du mois de janvier, le pôle antiterroriste de Paris avait engagé une action en prenant des mesures spécifiques. Ainsi, 114 procédures sont en cours, dont plus de la moitié font l’objet d’informations judiciaires et sont confiées à des magistrats instructeurs. Dans les premières affaires jugées – l’une en mars 2014, l’autre en novembre 2014 –, des peines de sept ans d’emprisonnement ont été prononcées. Par ailleurs, deux procédures sont menées en coopération avec l’Espagne et la Belgique. Au total, 134 personnes sont mises en examen, dont 90 ont été placées en détention provisoire, les 44 autres étant soumises à un contrôle judiciaire. Parmi ces personnes, on dénombre onze femmes et neuf mineurs dont huit font l’objet d’un contrôle judiciaire, le neuvième ayant été placé en détention provisoire.
Je rappelle que notre arsenal législatif a été renforcé par la loi du 21 décembre 2012 et celle du 13 novembre 2014. La première nous dispense des deux conditions habituellement requises pour les actes commis à l’étranger, à savoir la double incrimination – l’acte doit être également constitutif d’une infraction dans le pays où il a été commis – et la dénonciation officielle par les autorités étrangères. Quant à la seconde loi, elle a introduit dans notre législation toute une série de moyens d’action et d’intervention utiles aux enquêteurs et aux magistrats. Ainsi, elle a créé l’incrimination d’entreprise individuelle terroriste et elle permet la cyber-infiltration et la perquisition à distance.
J’en viens maintenant à l’action du Gouvernement. Vous vous rappelez sans doute que celui-ci a adopté, le 23 avril 2014, un plan interministériel impliquant le ministère des affaires étrangères, celui de la justice et celui de l’intérieur, dont l’objectif est de faciliter le démantèlement des filières, de contrarier les déplacements des terroristes, d’empêcher la diffusion de contenus illicites sur les réseaux et d’améliorer la coopération internationale.
Le ministère de la justice a participé très activement à la mise en œuvre de ce plan. Ainsi, grâce à la création du Centre national d’assistance et de prévention de la radicalisation (CNAPR), qui permet d’obtenir des signalements à titre préventif, nous pouvons intervenir pour empêcher les déplacements vers les théâtres de guerre.
Par ailleurs, l’ensemble de l’institution judiciaire a été sollicitée par plusieurs dépêches. La première, datée du 2 mai 2014, invitait les parquets généraux et les parquets à participer à une meilleure coopération entre les services de l’État, sous l’autorité du préfet, et l’institution judiciaire, sous l’autorité du procureur. Les ministères de la justice et de l’intérieur ont diffusé deux dépêches interministérielles : la première, datée du 5 mai 2014, était relative aux conditions d’application de la mesure d’opposition à la sortie du territoire des mineurs sans titulaire de l’autorité parentale ; la seconde, en juin 2014, visait à améliorer la coopération et le partage du renseignement entre les services de police et la justice. Le 6 octobre, nous avons demandé à tous les parquets généraux de dresser un bilan d’étape de la coopération en matière de lutte contre le terrorisme. Le 17 octobre, nous avons réuni, à la Chancellerie, le parquet antiterroriste de Paris, le parquet général, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris ainsi que des magistrats instructeurs, afin de préciser les éléments de ce bilan. Le 5 décembre, j’ai diffusé une circulaire demandant aux parquets de désigner un magistrat référent dans chacun des tribunaux de grande instance. Ces magistrats, que j’ai pu réunir à la mi-janvier, forment ainsi un réseau sur l’ensemble du territoire. Interlocuteurs de la section antiterroriste du parquet de Paris, ils exercent une vigilance particulière sur les procédures antiterroristes de leur tribunal de grande instance et sont les référents des centres départementaux d’assistance et de prévention de la radicalisation.
Le plan annoncé par le Premier ministre le 21 janvier dernier concerne tous les domaines d’intervention du ministère de la justice et mobilise l’ensemble de ses personnels. Il vise à renforcer les actions entreprises en les faisant changer d’échelle et en en améliorant encore la performance.
En ce qui concerne l’administration pénitentiaire, il se compose de cinq grands axes. Actuellement, 302 détenus font l’objet d’une surveillance particulière pour des faits de terrorisme ; 167 d’entre eux relèvent du terrorisme djihadiste, dont 16 % avaient des antécédents carcéraux. Parmi ces 167 détenus, 60 sont identifiés comme radicalisés ou difficiles, une vingtaine sont en rupture avec l’institution et une trentaine sont dans une posture d’affrontement sans que la rupture avec l’institution soit consommée. Par une circulaire de novembre 2012, actualisée en novembre 2013, nous avons pris des dispositions afin de surveiller ces personnes.
Le premier axe du plan concerne la sécurité. Un plan de sécurisation des établissements pénitentiaires a été adopté en juin 2013, auquel ont été alloués 33 millions d’euros. Ce plan consiste essentiellement dans la pose de filins de sécurité – nous comptons une quarantaine d’établissements sensibles –, l’installation de portiques de détection, à masse métallique et à ondes millimétriques, de 678 brouilleurs téléphoniques et de près de 300 détecteurs de téléphone portable. Nous prévoyons, dans le cadre du nouveau plan, de généraliser le brouillage téléphonique, de recruter des informaticiens afin de mieux contrôler les ordinateurs des détenus – qu’ils peuvent détenir, depuis un décret de 2003 actualisé en 2009, mais sans accès à Internet –, ainsi qu’une quarantaine d’interprètes. Nous envisageons également de créer des équipes légères de sécurité pour accroître la fréquence des fouilles sectorielles et une nouvelle équipe cynotechnique chargée de la fouille des lieux et des objets.
Le deuxième grand axe concerne le renseignement pénitentiaire. Celui-ci a été renforcé en 2012 et de nouveau en 2013, notamment par la création de sept postes d’officiers. En 2014, il a été restructuré sur l’ensemble du territoire, de sorte que nous disposons désormais de treize agents en administration centrale et de quatorze agents dans les directions interrégionales. Le renseignement pénitentiaire travaille de manière mieux organisée avec les services du ministère de l’intérieur. Un directeur de l’administration pénitentiaire a ainsi été détaché à l’UCLAT, et cette administration participe régulièrement au RAN, le réseau européen de sensibilisation à la radicalisation. Nous prévoyons en outre de créer une cellule de réflexion au sein de l’administration centrale ainsi qu’une cellule de veille informatique, pour laquelle nous allons recruter une vingtaine d’analystes chargés d’assurer une veille sur les réseaux internet. Nous allons également recruter une quarantaine d’officiers pour les différents établissements.
Le troisième axe concerne la formation des personnels. Nous avions déjà prévu, dans le budget pour 2015, d’y consacrer 2,2 millions d’euros. Cinq sessions de formation, organisées notamment en partenariat avec l’École pratique des hautes études (EPHE), se sont déroulées à la fin de l’année 2014 ; elles ont porté sur la prévention de la radicalisation, la laïcité et les institutions républicaines, ainsi que sur les religions et l’exercice des cultes. Grâce au nouveau plan, nous allons augmenter ces capacités de formation en créant à Paris une antenne de l’École nationale pénitentiaire, dont les effectifs ainsi que les capacités d’intervention seront renforcés.
Le quatrième axe concerne l’identification des personnes radicalisées. Une équipe pluridisciplinaire recrutée dans le cadre d’un appel d’offres mène, depuis le début du mois de janvier, une recherche-action dans deux établissements afin d’élaborer des indicateurs qui permettront de mieux identifier les personnes radicalisées ou en voie de radicalisation et de travailler sur les signaux faibles. Cinq autres recherches-actions seront menées en milieu ouvert et fermé ainsi que dans les quartiers dédiés. À Fresnes, nous avons en effet lancé une expérimentation qui consiste à isoler du reste de l’établissement en les regroupant dans une même aile, bien entendu dans des cellules différentes, des personnes identifiées comme étant radicalisées ou en voie de radicalisation, sur le fondement de la nature des infractions pour lesquelles elles ont été condamnées. L’équipe pluridisciplinaire est notamment chargée d’apprécier la pertinence de ce critère. En effet, certaines personnes incarcérées pour des motifs de droit commun peuvent être en voie de radicalisation et, à l’inverse, d’autres condamnées pour une infraction terroriste peuvent être sensibles à une démarche de désendoctrinement.
Le cinquième axe concerne la prévention. Tout d’abord, la création de quartiers dédiés permet de soustraire la grande masse de la population carcérale à l’emprise de personnes susceptibles de les endoctriner. Ensuite, nous avons recruté, depuis deux ans, une trentaine d’aumôniers musulmans, que nous formons à la prévention de la radicalisation et à la laïcité. Nous comptons en recruter trente autres cette année et trente de plus l’année prochaine. Ces aumôniers sont actuellement au nombre de 183, dont 129 sont rémunérés, contre 69 en janvier 2012. Le doublement du budget consacré à cette action permettra également de leur donner un statut plus conforme aux missions qui leur sont confiées. Par ailleurs, nous avons conclu un partenariat avec l’EPHE, l’École des hautes études en sciences sociales ainsi que l’Institut du monde arabe et la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes). Nous élaborons dans ce cadre des modules de formation à la citoyenneté et à la laïcité destinés à tous les arrivants, dont je rappelle qu’ils séjournent entre huit et quinze jours dans des quartiers qui leur sont réservés au sein de chaque établissement. Nous sommes également en train d’élaborer avec l’éducation nationale des modules de sensibilisation à ces questions destinés aux moins de vingt-cinq ans.
En ce qui concerne la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), nous créons un réseau de référents « laïcité et citoyenneté », qui seront présents dans chaque direction territoriale où ils seront chargés d’organiser formations et interventions auprès des mineurs et des éducateurs. Par ailleurs, une mission nationale de veille et d’information est créée auprès de l’administration de la PJJ et un plan massif de formation, incluant notamment une formation au repérage et à la détection des signaux faibles de radicalisation, s’adressera à l’ensemble des 9 000 personnels de la PJJ ainsi qu’à ceux du secteur associatif habilité et aux juges des enfants.
S’agissant des services judiciaires, les procureurs et certains magistrats du siège commencent à être équipés, dans le cadre d’un plan lancé en janvier 2014, de matériels informatiques qui leur permettront d’appliquer les dispositions de la loi de novembre 2014, notamment la perquisition à distance. Par ailleurs, nous allons recruter 114 magistrats, 114 greffiers ainsi qu’une trentaine d’assistants de justice et d’assistants spécialisés. Enfin, nous travaillons actuellement à l’élaboration de certaines dispositions législatives, telles que la création d’un fichier des personnes condamnées pour actes de terrorisme ; nous envisageons également de transférer la répression des injures et diffamations à caractère raciste ou antisémite du droit de la presse vers le code pénal – car nous savons que les propos et les actes antisémites alimentent cette violence – et de proposer des dispositions procédurales de nature à mieux protéger les victimes et les témoins.
Je conclurai en évoquant la coopération au sein de l’Union européenne. Lors du Conseil des ministres qui s’est tenu la semaine dernière à Riga, en Lettonie, j’ai présenté, à ma demande, une communication sur la lutte contre le terrorisme, dans laquelle j’ai demandé le renforcement de la coopération au sein de l’Union européenne. Je souhaite notamment que soient harmonisées les définitions d’un certain nombre de concepts, tels que celui de combattants étrangers, et que soit révisée la décision-cadre de 2008, qui définit les infractions liées aux actes terroristes, afin de tenir compte des nouveaux modes opératoires, puisque nous sommes confrontés à une menace protéiforme, dont les acteurs recourent à des méthodes nouvelles et diverses. J’ai également demandé que la directive 2011-93 relative au blocage des sites et plateformes aux contenus pédopornographiques puisse être étendue à la lutte contre le terrorisme ; cette proposition suscite cependant de fortes réticences dans de nombreux pays européens. Par ailleurs, j’ai souhaité que soit accélérée l’application de la résolution de l’ONU adoptée à l’unanimité en septembre 2014, qui comprend précisément des définitions tenant compte des nouvelles formes d’actes terroristes, notamment l’incrimination des actes visant à faciliter le voyage. L’adoption de définitions communes à l’ensemble des pays européens nous permettrait en effet de travailler de manière plus efficace. J’ai souhaité également que la coopération avec un certain nombre de pays tiers, notamment les États-Unis, la Turquie et les pays des Balkans, soit systématisée. Ainsi, l’ECRIS (European criminal records information system), qui est une plateforme de partage d’informations relatives aux casiers et aux antécédents judiciaires commune à vingt-quatre pays européens, pourrait être étendue à ces pays. Enfin, j’ai insisté sur l’utilité du mandat d’arrêt européen, qui nous a permis de contribuer de manière rapide et efficace à une enquête menée en Belgique.
Tels sont les éléments que je souhaitais vous présenter ; je me tiens maintenant à votre entière disposition pour répondre à vos questions.
M. le président Éric Ciotti. Je vous remercie pour votre exposé, madame la ministre.
Au lendemain des dramatiques événements qui ont frappé notre pays les 7, 8 et 9 janvier, le Premier ministre, à la tribune de l’Assemblée nationale, a invité notre commission d’enquête à étendre ses travaux aux questions relatives à ces événements – sans empiéter bien entendu sur les informations judiciaires ouvertes. Lui-même a évoqué des « failles ». De fait, beaucoup a été dit sur le passé judiciaire des terroristes. Deux d’entre eux, Chérif Kouachi et Amedy Coulibaly, avaient fait l’objet de multiples condamnations pour des infractions de droit commun mais aussi, s’agissant de ce dernier, pour un acte de terrorisme, qui lui a valu d’être condamné en 2013 à cinq ans de prison ferme après avoir été placé, en 2010, en détention provisoire – je le souligne car cela a pu faire l’objet de simplifications. Peut-on, selon vous, parler de failles judiciaires ?
Par ailleurs, vous avez toujours exprimé un large soutien aux politiques d’aménagement de peine. Ces événements vous amènent-ils à revoir votre position sur ce point, notamment en ce qui concerne les personnes condamnées pour actes de terrorisme ?
Je souhaiterais également savoir si vous approuvez les mesures annoncées dans le cadre du projet de loi relatif au renseignement, notamment celles qui visent à sécuriser les investigations administratives menées en amont des procédures judiciaires – je pense à la géolocalisation ou à l’intrusion – et qui sont indispensables pour détecter la menace.
En ce qui concerne le volet pénitentiaire du plan que vous avez évoqué, quelle est votre position sur les quartiers d’isolement ? Après avoir porté une appréciation plutôt nuancée sur l’expérimentation menée à Fresnes, vous soutenez sa généralisation annoncée par le Premier ministre. Cette mesure soulève du reste le problème des capacités carcérales, puisque ces quartiers d’isolement devraient être créés dans le cadre de l’application du principe de l’encellulement individuel. À cet égard, regrettez-vous de ne pas avoir appliqué la loi de programmation sur l’exécution des peines, qui prévoyait la construction de 23 000 places de prison supplémentaires à l’horizon 2017, ou considérez-vous que le nombre de places actuel est suffisant ? Que pensez-vous de la décision de votre homologue néerlandais de faire participer les détenus aux frais de leur détention à hauteur de 16 euros par jour ?
À propos du parcours d’Amedy Coulibaly, Malek Boutih a porté des accusations très graves, soulignant la collusion de certains élus avec des pratiques communautaristes à Grigny. Avez-vous demandé au parquet d’ouvrir une enquête préliminaire sur les faits dénoncés par notre collègue ?
Enfin, la suppression de la rétention de sûreté, que vous avez évoquée, fait-elle toujours partie de vos projets et, dans l’affirmative, concerne-t-elle toujours les personnes condamnées pour actes de terrorisme ?
M. Patrick Mennucci, rapporteur. Madame la ministre, je vous remercie d’avoir répondu à l’invitation de notre commission. Sachez que beaucoup des parlementaires ici présents n’entendent pas adopter à votre égard un ton péremptoire. Le travail que nous faisons ici est utile à la République, et nous vous remercions pour vos efforts.
Je crois utile que vous nous apportiez des précisions sur un point qui suscite des interrogations ; je veux parler de l’isolement des détenus djihadistes tel qu’il est expérimenté au centre pénitentiaire de Fresnes. S’il s’agit d’isoler un groupe de personnes, peut-on encore parler d’isolement ? Certains journalistes et députés ont exprimé la crainte que ne se constitue une sorte de califat en prison. Il me paraît donc nécessaire d’expliquer cette mesure à nos concitoyens. Il est évident, pour la plupart de nos collègues, que les personnes dangereuses qui se livrent au prosélytisme devraient être isolées et placées sous le statut de détenu particulièrement surveillé plutôt que laissées libres de se promener et d’endoctriner leurs codétenus. Le président Ciotti vous ayant, à sa façon, posé de nombreuses questions, je m’en tiendrai pour ma part à celle-là.
Mme la ministre. S’agissant des failles évoquées par M. Ciotti, je rappelle tout d’abord que le temps judiciaire vient après le temps administratif et le temps policier. Lorsque le Premier ministre s’est exprimé, il a évoqué son souci d’examiner avec la plus grande rigueur les différents processus qui auraient pu ne pas fonctionner au mieux. Il a ajouté, je le rappelle, que les effectifs des services de renseignement avaient été réduits et qu’il avait lui-même pris la décision, en tant que ministre de l’intérieur, de les renforcer. La question est donc de savoir si, compte tenu du temps nécessaire à la formation et de la réorganisation du renseignement du ministère de l’intérieur avec la création de la DGSI, les conditions de fonctionnement du renseignement ces derniers temps ont pu, éventuellement – le Premier ministre a montré à cette occasion la rigueur avec laquelle il aborde les sujets de cette importance –, aboutir à une faille. Il n’a pas, du reste, mis en cause les services en tant que tels ni celles et ceux qui les font fonctionner.
Par ailleurs, vous avez évoqué la situation des frères Kouachi et indiqué, monsieur le président, que Coulibaly avait été incarcéré pour faits de terrorisme. Je suis obligée d’apporter une correction sur ce point. Un des deux frères Kouachi n’avait jamais eu affaire à la justice et l’autre avait été incarcéré pour des faits de terrorisme dès sa première condamnation. Quant à Coulibaly, il a été incarcéré exclusivement pour des faits de droit commun : vol, vol aggravé et recel. À cet égard, le démantèlement, il y a presque dix-huit mois, du réseau de Sarcelles fournit des éléments intéressants. En effet, j’avais alors immédiatement demandé que l’on examine les fiches pénales des douze membres de ce réseau ; or il s’est avéré que deux d’entre eux seulement avaient des antécédents carcéraux. C’est pourquoi j’ai dit, à l’époque, que si l’on pensait que la radicalisation intervenait uniquement en prison, toute une partie des réseaux de radicalisation risquait de nous échapper. Évidemment, on m’a encore accusée de laxisme ! Mais il faut regarder les choses en face et mesurer les phénomènes le plus précisément possible, car c’est à cette condition que nous pourrons apporter les réponses les plus efficaces et garantir la sécurité des Français. S’agissant de ces trois assassins, la radicalisation a pu se faire en prison pour Coulibaly et pour lui seul, puisque l’un des deux Kouachi était radicalisé avant d’aller en prison et que l’autre n’y est pas allé. Nous devons donc étudier l’ensemble des réseaux dans lesquels cette radicalisation intervient. Ainsi que l’a indiqué le Premier ministre, la réponse de l’État doit être multiforme, de façon à toucher les poches de radicalisation où qu’elles se trouvent.
Vous avez par ailleurs évoqué mon soutien à la politique d’aménagement de peine. Cette politique, je le rappelle, existe dans le code de procédure pénale depuis de nombreuses années ; elle a même été renforcée par la loi pénitentiaire de 2009, qui a facilité les aménagements de peine pour les peines d’emprisonnement de moins de deux ans. C’est du reste sur le fondement de cette loi que Coulibaly est sorti sous le régime de la Surveillance électronique de fin de peine (SEFIP), qui n’est assortie d’aucun suivi. La réforme pénale du 15 août 2014, quant à elle, impose le suivi à la sortie de prison. C’est une différence fondamentale ! Aux aménagements de peine automatiques et sans contrôle, comme la SEFIP, nous avons préféré le contrôle et le suivi : tel est l’objet de la libération sous contrainte.
Par ailleurs, la loi du 21 décembre 2012 et celle du 13 novembre 2014 ont fait l’objet d’un intense travail interministériel auquel le ministère de la justice a participé très activement. En ce qui concerne les mesures administratives, sur lesquelles vous m’avez interrogée, monsieur le président, notre vigilance porte sur la sécurité juridique de tous les actes qui peuvent être accomplis dans ce cadre. J’essaie en effet de concilier constamment l’efficacité des enquêtes et la sécurité des procédures car, aujourd’hui, en raison des contrôles de constitutionnalité et de conventionalité, il arrive que même des dispositions contenues dans la loi conduisent à l’annulation de procédures. Ainsi, nous avions proposé, dans le cadre du projet de loi relatif à la géolocalisation, un dispositif qui réponde aux demandes des enquêteurs, que je suis allée rencontrer au 36, quai des Orfèvres. Toutefois, vous vous souvenez que le Parlement avait souhaité aller plus loin en offrant la possibilité de constituer un « dossier occulte ». J’ai alors rappelé, à la tribune de l’Assemblée et à celle du Sénat, que j’avais déposé ce texte précisément parce que la Cour de cassation avait cassé deux procédures, dont une pour trafic de stupéfiants, et que je voulais que toutes les garanties juridiques soient prises. J’ai donc suggéré aux parlementaires de saisir le Conseil constitutionnel de façon à ce que l’on s’assure qu’aucun risque ne pesait sur les procédures. Il se trouve que celui-ci a annulé cette disposition. De fait, mon devoir vis-à-vis du Gouvernement auquel j’appartiens est de signaler les risques juridiques qui pèsent sur certaines procédures. Les dispositions que nous vous présentons sont donc sécurisées ; cela était le cas pour la loi du 13 novembre 2014, et nous travaillons dans le même esprit sur le projet de loi relatif au renseignement. Nous allons, du reste, renforcer le cadre juridique du renseignement pénitentiaire en proposant d’intégrer celui-ci dans la communauté du renseignement.
S’agissant de l’expérimentation menée à Fresnes, vous avez raison, monsieur le président, j’ai indiqué, lorsqu’elle a été lancée par le directeur de l’établissement, que je tenais à m’assurer de son efficacité car, sur de tels sujets, nous ne devons pas nous tromper ; nous devons être certains que toutes les dispositions mises en œuvre donneront des résultats. À propos de cette mesure, j’ai dit que je n’étais pas sûre qu’il s’agisse de la formule magique contre la radicalisation. J’ai néanmoins demandé à l’administration pénitentiaire d’accompagner cette expérience, que j’ai fait évaluer par l’inspection, laquelle m’a remis un rapport sur le sujet il y a deux semaines. Le Premier ministre a décidé que cette expérimentation serait dupliquée, et je veillerai, car telle est ma responsabilité, à ce qu’elle le soit dans les meilleures conditions d’efficacité. À cet égard, la recherche-action doit nous fournir des éléments utiles.
Je précise que les détenus les plus radicalisés ne sont pas concernés par cette expérimentation : ils font l’objet d’une gestion sécuritaire dans le cadre de la circulaire relative aux détenus particulièrement surveillés et sont, pour la plupart, à l’isolement.
Quant aux détenus concernés, ils sont placés dans une aile du centre de détention, équipée de vingt cellules dont huit cellules doubles, et font l’objet d’une gestion séparée. Il s’agit donc d’une mesure de police prise par un directeur d’établissement, mesure qui a été accompagnée par l’administration pénitentiaire, évaluée et inspectée. Elle doit nous permettre, de même que la recherche-action, de soustraire la masse de la population carcérale à l’emprise de ces personnes, d’une part, et de gérer ces dernières d’une manière particulière, notamment en leur appliquant des programmes de désendoctrinement, d’autre part. Car, je le répète, les leaders, les prosélytes, les plus radicalisés sont pour la plupart à l’isolement et sont soumis au régime des détenus particulièrement surveillés, qui implique des fouilles plus fréquentes, des changements de cellule fréquents et des transferts vers d’autres établissements.
S’agissant des capacités carcérales, vous savez, monsieur le président, pour avoir suivi les débats, que nous avons pris, dans le cadre de la dernière loi de finances, des dispositions concernant l’encellulement individuel. Quant au programme de construction de 23 000 places de prison, je rappelle qu’il n’avait fait l’objet d’absolument aucun financement. En revanche, nous avons lancé un programme de construction de 6 300 places dans le budget triennal 2013-2015 et, dans le prochain budget triennal 2015-2017, il est prévu d’allouer un milliard d’euros à la construction de 3 200 places.
Vous m’avez également interrogée sur l’initiative de mon homologue néerlandais, qui a annoncé que les détenus participeraient désormais aux frais de leur incarcération. La France considère que la privation de liberté est une mission régalienne assumée par la puissance d’État. Il n’est pas exclu qu’une réflexion soit menée – et le Parlement peut du reste s’en emparer – sur la participation des détenus au coût de l’incarcération, mais une telle pratique ne s’inscrit pas dans l’histoire et la culture de notre pays. Nous nous assurons, et nous avons introduit à cette fin certaines dispositions dans la réforme pénale, que les détenus réparent les préjudices qu’ils ont causés aux victimes.
S’agissant des propos de Malek Boutih, je n’ai pas à saisir le parquet d’une appréciation à caractère politique sur laquelle je ne porte aucun jugement. Si une personnalité politique considère que les pratiques d’une autre personnalité politique sont contestables, il peut les stigmatiser. S’il y a matière à poursuites pénales, il appartient aux personnes qui disposent d’éléments en ce sens de saisir la justice.
Par ailleurs, j’ai dit, oui, que je n’étais pas favorable à la rétention de sûreté, notamment lors du débat sur la réforme pénale, même si celle-ci ne prévoyait pas de la supprimer. À ce propos, j’ai confié à Bruno Cotte, ancien président de la chambre criminelle de la Cour de cassation et ancien juge à la Cour pénale internationale, une mission sur le droit des peines et les mesures de sûreté. Je vous rappelle que la rétention de sûreté a été adoptée par le Parlement en 2008, qu’elle a été partiellement censurée par le Conseil constitutionnel, partiellement réécrite et enchevêtrée avec les autres mesures de sûreté. Actuellement, une seule personne est en rétention de sûreté à titre provisoire, et encore est-elle soumise à ce régime parce qu’elle a refusé une surveillance électronique mobile alors que la mesure de sûreté avait été supprimée en appel. J’ajoute que la rétention de sûreté n’a pas été prévue pour les actes de terrorisme : elle ne concerne que les crimes commis sur mineurs, ou sur majeurs avec circonstances aggravantes, et leur auteur doit souffrir de troubles mentaux.
Enfin, monsieur le rapporteur, l’expérimentation menée à Fresnes sera dupliquée dans plusieurs établissements, notamment à Fleury-Mérogis et probablement à Osny – elle suppose que certaines conditions liées à la configuration immobilière soient remplies. Elle consiste pour l’instant, à Fresnes, à placer dans une aile du centre de détention les détenus qui ont été condamnés pour actes de terrorisme ou association de malfaiteurs en vue d’une entreprise terroriste. Il s’agit du reste de délits, et non de crimes : soutien, apport logistique, participation. Encore une fois, les personnes les plus radicalisées, détenues pour des faits graves, ne sont pas, je le répète, concernées par cette expérimentation. J’ajoute que nous dispensons aux personnels chargés de la surveillance de ces personnes une formation particulière. Les détenus concernés ne sont pas regroupés : ils sont dans une aile, chacun dans une cellule. Ni la promenade ni les activités sportives ne se font avec le reste de la population carcérale. En revanche, ils peuvent partager avec les autres détenus certaines activités, sachant que, dans ce cas, le personnel de surveillance est renforcé.
M. le président Éric Ciotti. Madame la ministre, vous avez dit qu’Amedy Coulibaly n’avait jamais été incarcéré pour faits de terrorisme. Or, sauf erreur de ma part, il a été condamné en 2013 dans le cadre de la tentative d’évasion de Smaïn Aït Ali Belkacem, qui a lui-même été condamné pour un attentat. Le fait de participer à une tentative d’évasion n’est peut-être pas qualifié d’acte de terrorisme, mais il était bien entendu lié à des filières terroristes. Du reste, les faits récents permettent d’établir ces connexions, aussi bien avec Belkacem qu’avec Beghal.
Mme la ministre. Il est tout à fait exact qu’Amedy Coulibaly a été condamné pour cette tentative d’évasion. Mais, puisque vous avez prolongé, tout à l’heure, votre question en mentionnant ce que vous avez appelé mon soutien aux aménagements de peine, je souhaiterais rappeler quelques éléments devant la représentation nationale. Des informations ont en effet circulé selon lesquelles Coulibaly n’aurait pas exécuté une peine à laquelle il avait été condamné, et que la faute en incomberait à la justice. Il est possible que je commette une erreur, car il est vrai que je ne me passionne pas pour le parcours pénal de Coulibaly, mais celui-ci a fait l’objet de décisions de justice à partir de 2002. Cette année-là, il a été condamné pour des faits de vol – il le sera encore à plusieurs reprises les années suivantes. La même année, il a été condamné à un an d’emprisonnement dont neuf mois avec sursis ; il a exécuté les trois mois de prison ferme et le sursis est bien entendu resté pendant. En 2007, il a fait l’objet d’une nouvelle décision de justice qui a révoqué ce sursis de neuf mois. Mais cette peine n’a pas été exécutée et, conformément à l’article 133-3 du code pénal, elle a été prescrite au terme d’un délai de cinq ans.
Puisque nous en sommes à évoquer la fiche pénale d’Amedy Coulibaly, voilà les éléments que je peux vous livrer. Je ne m’en glorifie pas, et je n’accuse pas l’ancien gouvernement, à raison de sa politique d’aménagement de peine ou de quoi que ce soit d’autre. Car, manifestement, de même que des condamnations successives et des peines de plus en plus lourdes n’ont pas empêché la tragédie à laquelle nous avons été confrontés, de même diverses lois n’ont pas empêché les crimes innommables de Mohammed Merah. Un criminel est responsable de ses crimes, et il ne me vient pas à l’esprit d’en accuser ni les institutions ni les hommes politiques.
M. le président Éric Ciotti. Je vous remercie de cette précision.
M. Georges Fenech. Croyez bien, madame la ministre, que, nous non plus, nous n’accuserons personne de complicité. Je veux vous rassurer, si besoin en était, quant à la dignité de ce débat : nous ne recherchons pas de solutions lapidaires et simplistes. J’ajoute, monsieur le rapporteur, qu’il ne s’agit pas pour nous, d’adopter un ton péremptoire, il s’agit de ne pas faire de concessions. Nous sommes membres d’une commission d’enquête, nous représentons le peuple et, à ce titre, nous contrôlons l’action du Gouvernement. Il est donc de notre devoir de dire certaines choses.
M. le rapporteur. Mais personne ne vous empêche de les dire.
M. le président Éric Ciotti. Seul M. Fenech a la parole.
M. Georges Fenech. Je respecte le rapporteur que vous êtes ; je souhaiterais que vous respectiez les membres de la commission d’enquête que nous sommes.
M. le rapporteur. Je vous respecte. Je ne vous ai pas adressé la parole ; j’interrogeais Mme la ministre.
M. Georges Fenech. Je n’ai rien dit de désagréable à votre endroit. J’ai simplement rappelé que vous aviez demandé que l’on n’adopte pas un ton péremptoire, et je vous ai rassuré à ce sujet, en précisant que nous ne ferions pas de concessions.
M. le rapporteur. Je vous remercie.
M. Georges Fenech. Madame la ministre, je me félicite de toutes les dispositions qui ont été prises depuis 2013 pour renforcer les moyens de surveillance. Vous avez notamment détaillé les mesures concernant l’administration pénitentiaire. Je note cependant que, parmi ces mesures, l’installation de 678 brouilleurs téléphoniques en 2013 n’a pas empêché la saisie d’environ 25 000 téléphones portables en 2014, téléphones qui, je le rappelle, donnent accès à Internet. Il y a donc sans doute des améliorations à apporter à cette surveillance. Je me félicite également des mesures, auxquelles nous souscrivons, concernant le recrutement d’aumôniers et leur rémunération, ainsi que la formation des juges.
Depuis les événements qui intéressent aujourd’hui directement notre commission d’enquête, nous sommes en guerre déclarée contre le terrorisme, et nous devons employer des moyens exceptionnels. Vous axez tout sur la prévention, mais à quoi sert-il de renforcer celle-ci si le deuxième volet de la politique pénale, celui de la répression, est dévitalisé comme il l’est actuellement ? Je m’explique. Tout d’abord, la rétention de sûreté est une mesure qui ne vous plaît pas, vous l’avez rappelé et vous l’assumez. Vous n’avez donc pas l’intention de la faire adopter en tant que mesure de sécurité contre ceux qui reviendraient éventuellement des théâtres extérieurs et contre lesquels nous serions judiciairement démunis. Ensuite, vous continuez à appliquer le régime d’application des peines de la loi de 2009 – mais 2009, ce n’est pas 2015. Les récidivistes – même s’il s’agit de terroristes incarcérés, les Coulibaly et autres – bénéficient du même régime de réduction de peine que les primo-délinquants. Vous l’avez voulu dans le cadre de votre réforme pénale et vous l’avez rappelé par voie de circulaire aux procureurs de la République. N’y a-t-il pas là un hiatus entre une volonté affirmée d’améliorer la prévention et une répression molle ou laxiste, pour reprendre le terme que vous avez vous-même employé ?
Du reste, lors de son audition par notre commission d’enquête, le procureur de la République de Paris, M. Molins, qui a compétence sur l’ensemble du territoire national en matière de lutte contre le terrorisme, nous a indiqué qu’il réfléchissait à la question des réductions de peine…
M. le rapporteur. Excusez-moi, monsieur Fenech, mais M. Molins a été auditionné par notre commission sous le régime du secret. Vous n’avez donc pas le droit d’évoquer ses propos.
M. Georges Fenech. Vous avez raison. Reste que les réductions de peine posent un problème sur lequel je souhaiterais que vous nous donniez votre sentiment, madame la ministre.
Pour conclure, je vous poserai, si vous me le permettez, une question plus personnelle. En 2012, vous avez publié une autobiographie intitulée Mes Météores dans laquelle vous racontez notamment que vous aviez adhéré au mouvement guyanais de décolonisation, le Moguyde. (Protestations.)
M. le rapporteur. Quel est le rapport ?
M. le président Éric Ciotti. Mes chers collègues, seul M. Fenech a la parole. Je vous demande de respecter l’orateur, et je demande à M. Fenech de s’acheminer vers sa conclusion.
M. Georges Fenech. Vous évoquiez dans ce livre « la fournée des déportés à la prison de la Santé… à 8 000 kilomètres de chez eux », et vous utilisiez à l’égard de vos anciens adversaires des expressions telles que « nécrosés de l’assimilation ». Vous citiez également Rosa Luxemburg, selon laquelle, dans toute révolution, c’est une minorité qui prend la direction et instrumentalise la masse. Ma question est donc la suivante : quel regard personnel portez-vous sur des jeunes qui sont des naufragés de la République et qui contestent, comme vous-même à une certaine époque de votre vie politique, nos institutions, l’appartenance à notre république ? Vous qui êtes la ministre de la jeunesse en danger, que pensez-vous de l’utilisation par M. le Premier ministre du mot « apartheid » ? Croyez-vous qu’il y a là des excuses à rechercher à ces jeunes qui basculent dans le terrorisme ? C’est une question que les Français se posent, et je vous donne l’occasion d’y répondre.
M. le président Éric Ciotti. Vous avez la parole, madame la ministre.
M. le rapporteur. Je propose que l’on entende les orateurs suivants.
M. le président Éric Ciotti. Monsieur le rapporteur, vous n’avez pas la parole.
M. le rapporteur. Je demande qu’à la fin de l’audition de Mme la ministre, la commission poursuive sa réunion à huis clos, car on ne peut pas continuer ainsi !
M. le président Éric Ciotti. Je vous prie de respecter la présidence. Je ne vous ai pas donné la parole.
L’audition de Mme la ministre, pour les raisons qu’elle a indiquées et qui sont parfaitement légitimes, doit s’interrompre à neuf heures trente. S’il convient de prévoir une nouvelle audition, je pense qu’elle y sera tout à fait disposée.
Mme la ministre. Absolument, monsieur le président.
M. le président Éric Ciotti. Souhaitez-vous, madame la ministre, répondre à M. Fenech ou prenons-nous une nouvelle série de questions ?
Mme la ministre. Je m’en remets à la décision de la Commission.
M. le président Éric Ciotti. Je vais donc donner la parole à M. Patrice Prat.
M. Patrice Prat. Madame la ministre, je déplore ces attitudes politiciennes sur un sujet qui mérite davantage de hauteur de vue. Dans ce contexte où l’émotion, voire la passion, l’emporte sur la raison, je vous remercie pour vos paroles de fermeté, votre sagesse et la rigueur intellectuelle dont vous faites preuve.
J’en viens à mes questions. Premièrement, pourriez-vous préciser les éléments de l’évaluation de l’expérimentation menée à Fresnes qui permettent d’envisager sa généralisation ? Deuxièmement, faut-il élaborer une réponse pénale spécifique pour les mineurs accusés d’actes de terrorisme ? Troisièmement, faut-il selon vous, réviser l’échelle des peines, qui n’est plus forcément adaptée aux délits qui nous occupent aujourd’hui ? Quatrièmement, Eurojust dispose-t-il des moyens nécessaires pour améliorer la coopération européenne et quelles voies cette amélioration devrait-elle emprunter ? Enfin, la proposition qui consisterait à frapper les combattants d’indignité nationale est-elle selon vous appropriée ? Pour ma part, c’est un leurre.
Mme Geneviève Gosselin-Fleury. Ma question porte sur les combattants…
M. Meyer Habib. Ce sont des terroristes !
Mme Geneviève Gosselin-Fleury. …de retour en France. Sachant qu’il est difficile d’apporter les preuves nécessaires à une incrimination d’association de malfaiteurs criminelle, quelle solution pourrait être apportée pour que les peines soient à la hauteur des actes commis ?
M. Jacques Myard. Madame la ministre, dans votre esprit, le regroupement des prévenus et des condamnés pour action terroriste pourrait-il aller jusqu’à les incarcérer dans un seul établissement ? Par ailleurs, vous avez parlé de désintoxication : a-t-on rencontré des succès dans ce domaine ? Quelle est votre position sur le fameux PNR, c’est-à-dire le fichier des passagers aériens, dont la mise en œuvre est entravée par le blocage de certains États membres et par le Parlement européen ? Enfin, les pratiques observées dans certaines communes – je pense, par exemple, à l’espèce de ségrégation mise en place pour l’utilisation des piscines municipales – ne sont-elles pas à la limite de la loi républicaine ? Le Premier ministre a parlé d’apartheid ; je n’irai pas jusque-là, mais cela ne commence-t-il pas dans la vie quotidienne par la volonté de séparer les hommes et les femmes, notamment à la piscine ?
Mme la ministre. Monsieur Fenech, vous avez d’excellentes lectures, mais je vous propose que nous ayons un débat littéraire en d’autres circonstances. En ce qui concerne les brouilleurs de haute technologie, il est prévu, dans le cadre du plan du 21 janvier dernier, d’étendre leur utilisation. De façon générale, disais-je, les participants à ces débats s’efforcent d’éviter les réponses lapidaires et les solutions simplistes. En voilà pourtant un exemple. Ces brouilleurs, avez-vous dit, n’ont pas empêché la saisie de téléphones portables. Certes, mais sachez que les brouilleurs brouillent tout, y compris les ordinateurs de l’administration ou la vidéosurveillance. Les choses ne sont donc pas si simples. C’est pourquoi nous menons des études sophistiquées, en réalisant des tests et des expérimentations. Il ne s’agit pas pour nous de rassurer les Français en adoptant des mesures simplistes, sommaires, qui ne fonctionnent pas, mais d’assumer nos responsabilités à la place que nous occupons en étant efficaces. On peut généraliser les brouilleurs, mais personne ne pourra plus travailler !
Quant aux moyens exceptionnels, ils existent. Le ministère de la justice créera 1 834 emplois dans le cadre du prochain budget triennal. Grâce au plan du 21 janvier, nous disposerons de 950 emplois supplémentaires et de 180 millions d’euros hors masse salariale, en plus des éléments que je vous ai présentés. Ce sont des moyens exceptionnels ! Cependant, nous respectons l’État de droit, car c’est, je crois, la volonté des Français. Ils nous ont demandé d’assurer leur sécurité, mais ils ont également exprimé leur attachement aux libertés publiques. Il est donc de notre responsabilité de veiller à garantir la sécurité de nos concitoyens sans céder à la facilité de lois d’exception, dont l’efficacité est douteuse et qui risquent davantage de les perturber que d’affliger les criminels et les terroristes.
Par ailleurs, je ne comprends pas que vous évoquiez la prévention alors que j’ai parlé des établissements pénitentiaires et de la gestion de la population carcérale. Dois-je rappeler que sur les 134 personnes mises en examen, 90 sont en détention provisoire et les 44 autres sous contrôle judiciaire ? Ce n’est pas moi qui en ai pris la décision, je ne m’en glorifie donc pas – même si, par ailleurs, on me fait porter la responsabilité de certaines décisions judiciaires. Où est-il, ici, question de prévention ? Il n’empêche que, oui, celle-ci est nécessaire. La PJJ, par exemple, a identifié 41 jeunes qui se trouvent dans une situation critique du point de vue de la radicalisation islamique, mais nous avons décidé de travailler sur l’ensemble des 140 000 jeunes suivis par ses services et d’intervenir dans les écoles en partenariat avec l’éducation nationale. Du reste, la PJJ a également identifié des parents dont les enfants ne sont pas en cours de radicalisation mais qui adoptent, quant à eux, une posture qui appelle l’attention. Nous travaillons sur l’ensemble de ce public, de même que, dans les établissements pénitentiaires, nous nous occupons non seulement des détenus radicalisés ou en cours de radicalisation, mais aussi de ceux qui risquent d’être exposés à cette radicalisation.
Quant à la rétention de sûreté, la question n’est pas de savoir si elle me plaît ou non ; je crois avoir exposé mon argumentation sur ce point. Voilà le type même de réponses dont on pense qu’elle plaît aux Français parce qu’elle les apaise. Mais notre responsabilité va au-delà ! Encore une fois, la rétention de sûreté a été créée par une loi de 2008, et elle concerne aujourd’hui une personne. Qui plus est, elle n’a pas été prévue pour les infractions liées au terrorisme. Les Français ont démontré, encore récemment, combien ils restent un peuple politisé, clairvoyant, mature. Le moindre des respects qu’on puisse lui témoigner est de faire l’effort de lui exposer la complexité des situations et les réponses qu’il faut y apporter.
S’agissant du régime des peines, je rappelle une nouvelle fois que c’est la loi du 9 mars 2004 qui a rendu automatique l’attribution du crédit de réduction de peine. Dans la réforme pénale, nous avons prévu qu’elle soit prononcée par le juge d’application des peines. Le régime de réduction des peines permet de gérer notamment la sortie de prison. À ce propos, je rappelle que c’est la loi pénale du 15 août 2014 qui permet désormais de disposer de cette réduction de peine à la fin de l’incarcération et de décider éventuellement le maintien en détention en supprimant les jours de réduction de peine. Il y a la propagande et la réalité de la loi. Voilà la réalité !
M. Claude Goasguen. Les peines ont été alourdies en 2002 et 2004 !
Mme la ministre. Je veux bien, mais je donne les références pour que les Français puissent vérifier : réduction automatique dans la loi de 2004 et aménagement de peine dans celle de 2009.
Monsieur Prat, je vous remercie pour vos propos. L’émotion nous saisit tous : nous sommes tous interloqués, stupéfaits, écrasés, désemparés parfois. Mais nous n’avons pas le droit de nous laisser aller à ce désarroi. Nous sommes profondément émus, mais nous agissons.
En ce qui concerne l’expérimentation menée à Fresnes, je peux vous communiquer, si cela vous intéresse, le rapport d’inspection.
M. le rapporteur. Volontiers, madame la ministre.
Mme la ministre. S’agissant des mineurs, la sanction est nécessaire, et elle existe, mais il faut, plus encore que pour les majeurs, faire en sorte qu’ils sortent de ces parcours. C’est pourquoi nous avons mis en place un réseau qui dispense, avec l’éducation nationale, une formation systématique aux moins de vingt-cinq ans dans les établissements pénitentiaires. Nous travaillons sur un dispositif relais avec l’éducation nationale et nous intervenons beaucoup dans les établissements scolaires.
Faut-il réviser l’échelle des peines ? Notre code pénal est sévère : les magistrats peuvent prononcer des condamnations lourdes, et ils le font. Mais certains actes sont en effet des délits, et non des crimes. Je rappelle cependant que si des éléments permettent d’établir que des crimes ont été commis à l’étranger, le juge en tient compte. Néanmoins, c’est vrai, beaucoup de faits relèvent des juridictions correctionnelles : le fait de fournir une voiture, par exemple. Ainsi, les quatre personnes soupçonnées d’avoir apporté un soutien logistique à Coulibaly ont été gardées à vue et placées en détention provisoire. C’est aux magistrats d’apprécier la situation.
Par ailleurs, je crois qu’il faudra renforcer Eurojust. Nous avons beaucoup travaillé pour la création d'un parquet européen et, avec mon homologue allemande, que j’ai rencontrée en février 2013, nous avons lancé une initiative auprès de la Commission et des États membres pour que celui-ci adopte une organisation collégiale. Je précise, sans entrer dans les détails, que la France souhaitait qu’en plus de la protection des intérêts financiers de l’Union européenne et de la lutte contre les carrousels de TVA, il soit compétent en matière de lutte contre le terrorisme, la criminalité organisée, la traite des êtres humains et les réseaux de trafic de stupéfiants. L’Allemagne n’a pas souhaité aller jusque-là. Cependant, nous avons obtenu des avancées et remporté un véritable succès puisque c’est notre proposition qui a été retenue et non celle de la Commission. Encore une fois, je rêve que la compétence du parquet européen soit étendue à la lutte contre le terrorisme et à la criminalité organisée. Nous n’en sommes pas là, soit. Mais, pour cette raison, nous devons renforcer Eurojust. Cela suppose d’harmoniser les définitions et les infractions et de renforcer le dispositif de partage d’informations. Il y a actuellement une prise de conscience très forte. Ainsi, vendredi dernier, la présidente d’Eurojust a déclaré qu’elle souhaitait également cette évolution, car elle est choquée par l’écart qui existe entre le nombre important de combattants européens et le peu de procédures les concernant – c’est, du reste, en France qu’elles sont le plus nombreuses.
En ce qui concerne l’indignité nationale, il y a, me semble-t-il, une confusion à ce sujet. En effet, celles et ceux qui se sont exprimés en faveur de son rétablissement semblent croire qu’il s’agit d’une peine. Or, l’indignité nationale était une infraction, créée par l’ordonnance de décembre 1944 puis supprimée par la loi d’amnistie de 1951. Cette infraction était sanctionnée par des peines inscrites dans notre code pénal et qui sont souvent prononcées au titre de peines complémentaires dans les affaires de terrorisme ; je pense à la suppression des droits civils, civiques et familiaux ou à l’interdiction d’exercer une fonction publique, par exemple.
M. le président Éric Ciotti. Madame la ministre, six orateurs souhaitent encore intervenir : Mme Descamps-Crosnier, M. Pueyo, M. Pietrasanta, M. Goasguen, M. Meyer Habib et M. Loncle. Je vous propose donc d’achever votre réponse aux premiers intervenants et, si vous en acceptez le principe, de revenir devant notre commission pour une seconde audition.
Mme la ministre. D’accord, monsieur le président.
M. Meyer Habib. Madame la ministre, parlons de terroristes plutôt que de combattants. Il faut appeler un chat un chat !
Mme la ministre. Ce sont des terroristes, cela ne fait pas l’ombre d’un doute, monsieur le député. Du reste, nous parlons bien d’actes terroristes, d’incriminations terroristes et de condamnations pour terrorisme. Mais le concept utilisé par l’Union européenne est celui de combattant étranger, et nous nous efforçons actuellement d’en faire adopter une définition commune par l’ensemble des États membres.
M. Myard m’a interrogée sur l’hypothèse d’un regroupement de l’ensemble des détenus radicalisés au sein d’un même établissement. Il faut savoir que les plus dangereux d’entre eux sont soumis à un régime sécuritaire particulier. J’ai ainsi diffusé deux circulaires, soumises d’ailleurs au contrôle de l’autorité judiciaire, sur les détenus particulièrement surveillés. Ces derniers sont généralement à l’isolement et soumis à des fouilles, à des changements de cellule et à des transfèrements vers d’autres établissements fréquents. Quant aux détenus regroupés dans une aile de l’établissement de Fresnes, ils font l’objet de cette mesure car ils sont incarcérés pour des actes terroristes, mais ils ne sont pas pour autant identifiés comme des leaders potentiels très radicalisés. La recherche-action nous permettra du reste de déterminer si le motif de la condamnation est le critère pertinent pour décider de placer un détenu dans cette aile dédiée. La question se pose en effet, car nous savons que certaines personnes détenues pour des faits de droit commun sont radicalisées ou en voie de radicalisation. Nous avons donc besoin de définir des critères plus fins.
Par ailleurs, nous avons étudié de très près les différents programmes de désintoxication appliqués au Danemark, au Royaume-Uni et en Suède, notamment au regard de la culture et des codes sociaux de ces pays. Au Danemark, par exemple, le programme repose en grande partie sur le volontariat. Pour mener ce travail de désendoctrinement, qui nous paraît nécessaire, nous avons conclu des partenariats avec l’École pratique des hautes études, l’Institut du monde arabe et l’École des hautes études en sciences sociales, et nous dispensons une formation à la citoyenneté et à la laïcité à tous les aumôniers, et pas uniquement aux aumôniers musulmans. Je précise à cet égard que sept cultes sont pratiqués dans nos établissements pénitentiaires et que les aumôniers nationaux ont une véritable culture œcuménique, de sorte que tous participent à l’élaboration des réponses à apporter aux problèmes qui se posent, quelle que soit la religion concernée. Nous travaillons ensemble, notamment lors de réunions organisées à la Chancellerie ; en l’espèce, tous sont fortement impliqués dans la lutte contre la radicalisation. Certaines personnes succombent aux discours de radicalisation parce qu’elles sont en déshérence mentale et culturelle ou dans une situation de fragilité sociale. Il est donc nécessaire de déconstruire ces discours. C’est la raison pour laquelle les aumôniers sont formés pour identifier les méthodes et les arguments de l’islamisme radical. Grâce à ces partenaires de qualité, nous pouvons réaliser ce travail de désendoctrinement.
En ce qui concerne le PNR, qui est un sujet de plus en plus lourd, dont le Parlement européen s’est emparé, il s’agit de trouver la bonne mesure, propre à assurer la sécurité sans mettre en péril les libertés de tout passager, car il est de ma responsabilité en tant que garde des Sceaux de veiller aux libertés individuelles des citoyens ordinaires.
M. Jacques Myard. Pas de liberté pour les assassins !
Mme la ministre. Précisément. Le défi est de mettre en place un filtrage tel que les assassins, de préférence avant qu’ils passent à l’acte, ne nous échappent pas. Cette question fait l’objet d’un travail approfondi ; les ministres de l’intérieur se rencontrent régulièrement et le Parlement s’en est emparé. Actuellement, ce programme achoppe sur le point de savoir si la totalité des informations recueillies doivent être mises à disposition des services de renseignement. Quant à moi, je crois que nous devons, face à des personnes en quelque sorte sans foi ni loi, nous donner les moyens d’assurer la sécurité de tous en apportant les réponses les plus efficaces dans le respect du droit et des procédures, garants des libertés publiques.
M. le président Éric Ciotti. Je vous remercie, madame la ministre, pour vos réponses précises et exhaustives. Nous aurons le plaisir de vous retrouver prochainement, puisque vous avez accepté le principe d’une seconde audition.
AUDITION DE M. GILLES KEPEL,
PROFESSEUR À L’INSTITUT D’ÉTUDES POLITIQUES DE PARIS
Compte rendu de l’audition, ouverte à la presse, du mercredi 4 février 2015
M. Patrick Mennucci, rapporteur. M. le président Éric Ciotti est retenu à Nice en raison de l’agression de trois militaires survenue hier. Monsieur le professeur Gilles Kepel, nous vous remercions d’avoir répondu à l’invitation de notre commission d’enquête portant sur la surveillance des filières et des individus djihadistes. Nous souhaiterions entendre votre analyse de l’évolution du djihadisme et connaître vos réflexions sur les moyens de lutter contre la radicalisation – même si ce terme fait débat – des individus.
Cette audition est ouverte à la presse ; la commission pourra citer dans son rapport tout ou partie de votre intervention, le compte rendu de cette audition vous ayant été préalablement soumis.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées dans le cadre d’une commission d’enquête de déposer sous serment. Elles doivent jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite, monsieur Kepel, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Gilles Kepel prête serment).
M. Gilles Kepel, professeur à l’Institut d’études politiques de Paris. Mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de m’avoir invité à participer à vos travaux dans ce moment particulièrement intense que vit notre pays. Il s’avère aujourd’hui nécessaire d’améliorer l’articulation entre la connaissance universitaire et la sphère de la décision publique ; une plus grande fluidité entre ces deux mondes nous aurait permis de disposer d’outils d’analyse plus efficients. Je fais part de cette conviction dans le rapport que je viens de remettre au Premier ministre ; commandé par son prédécesseur, ce travail m’a occupé pendant onze mois au cours desquels j’ai visité vingt-trois pays pour tenter de comprendre comment nos partenaires, nos adversaires ou nos contacts géraient les questions relatives à la région Moyen-Orient-Méditerranée-Afrique du Nord qui englobe le triangle reliant Téhéran, Bamako et Roubaix. Les sociétés européennes évoluent et se transforment dans un rapport d’interdépendance avec les mutations en œuvre en Afrique du Nord : Khaled Kelkal, Mohammed Merah, Mehdi Nemmouche, Chérif Kouachi, Saïd Kouachi et Hayat Boumeddiene sont originaires de familles provenant d’Algérie, et Amedy Coulibaly du Mali, ces deux pays ayant été d’anciennes colonies françaises ; l’hexagone n’est plus seulement l’héritier d’ancêtres gaulois, mais celui de l’empire colonial. Si lors des indépendances, et pour des raisons diverses, on a cru, de chaque côté de la Méditerranée, pouvoir tirer un trait sur ce passé partagé pour le meilleur et pour le pire, la réalité actuelle montre que ce mélange est effectif. Marseille incarne cet assemblage et l’on ne peut pas comprendre cette ville sans la penser dans sa relation à l’Algérie. La recherche universitaire perçoit cette dimension qu’elle réinscrit dans le temps long.
Les médias traditionnels subissent aujourd’hui une crise profonde de définition et d’identité du fait de la concurrence exercée par les réseaux sociaux ; l’une des innombrables lectures de l’affaire Charlie Hebdo repose sur l’assassinat de l’équipe rédactionnelle d’un média papier par des individus qui n’en avaient sans doute jamais lu un seul exemplaire et qui étaient perfusés par des réseaux sociaux incontrôlables.
Le Premier ministre étudiera les préconisations de mon rapport et la représentation nationale devrait se pencher sur les enjeux qui concernent l’université française.
En effet, l’université peut fournir une clef d’élucidation des événements récents. Lorsque j’ai appris la tuerie à la rédaction de Charlie Hebdo, tout était clair pour moi car je connaissais le mode d’emploi de ce type de groupe que j’avais traduit en français dès 2008 dans mon livre Terreur et martyre. J’y expliquais la nature de la troisième génération du djihad ; à l’époque, je n'avais reçu que très peu d’attention car la théorie développée par ces idéologues ne pouvait pas encore être mise en pratique puisque les conditions objectives – comme l’on dit à la gauche de l’hémicycle – n’étaient pas encore réunies. On vivait dans un monde merveilleux où YouTube n’existait pas encore, où Facebook était peu connu, où Twitter n’avait pas pris son envol, où l’hameçonnage – ou phishing – sur Internet n’était pas répandu et où, surtout, il n’y avait pas de champ de bataille pour expérimenter le nouveau djihad à portée d’un vol charter coûtant 90 euros. Néanmoins, le modèle était créé.
Le djihad armé a pris son envol lors de la guerre civile en Afghanistan dans les années 1980, au cours de laquelle les combattants afghans et les djihadistes étrangers – venus d’Algérie, d’Égypte et déjà un peu de France, particulièrement de la région lyonnaise – ont été financés par les pétromonarchies du Golfe et entraînés par la CIA pour infliger un Vietnam à l’URSS. De fait, le 15 février 1989, l’armée rouge quitta Kaboul défaite et le Mur de Berlin tomba quelques mois plus tard, le 9 novembre 1989. Les moudjahidines afghans et leurs alliés djihadistes étrangers – que l’on appelait alors à Washington les combattants de la liberté ou freedom fighters – ont porté l’estocade à la dimension militaire du système soviétique. Cette guerre fut aussi l’occasion pour les pétromonarchies sunnites de réaffirmer leur ascendant sur le langage de l’islam mondial face à la prétention de l’Iran khomeyniste d’exercer ce rôle ; cet épisode permit à l’interprétation militaire et violente du djihad de faire son retour sur la scène politique internationale. Lors des guerres d’indépendance, cette dimension ne se situait qu’à l’arrière-plan ; certains acteurs de la guerre d’Algérie la dépeignaient comme un djihad et ils utilisaient ce vocabulaire pour toucher les populations rurales, peu exposées à la culture française et occidentale, au travers d’un journal, El Moudjahid – Le combattant du djihad. Cependant, cette référence était bien moins importante pour les indépendantistes algériens que le tiers-mondisme ou le marxisme.
Le vocabulaire intellectuel du djihad et la construction du monde reposant sur une vision littéraliste, salafiste et radicalisée des écritures s’imposent à la suite de la guerre en Afghanistan. Les États-Unis et les dirigeants du Golfe pensaient pouvoir instrumentaliser les djihadistes, ceux-ci rentrant chez eux lorsque l’on cesse de les payer ; cette théorie, exposée par Zbigniew Brzezinski dans le Grand échiquier, s’est avérée erronée. Lorsqu’ils retournèrent dans leur pays, ils s’efforcèrent de dupliquer l’expérience du djihad afghan chez eux, tentatives qui échoueront du fait de l’absence de soutien américain. La théorie du 11 septembre sera pensée dans ce contexte et fera éclore la deuxième génération du djihad.
Ayman al-Zaouahiri, médecin égyptien et bras droit d’Oussama ben Laden dont il a pris la succession, pensait que les masses musulmanes avaient peur de se révolter contre les despotes algériens, égyptiens et autres, marionnettes et laquais de l’Occident, et qu’il convenait de frapper ce dernier afin de montrer qu’il n’était qu’un colosse aux pieds d’argile ; ces actions devaient faire perdre de leur lustre et de leur assurance aux tyrans des pays arabes et inciter les peuples à les renverser. Telle est la stratégie qui conduit aux attaques du 11 septembre 2001 : privilégier la lutte contre l’ennemi lointain plutôt que contre l’ennemi proche.
Le 11 septembre a un effet spectaculaire et semble marquer le début du troisième millénaire avec l’émergence du djihadisme comme force majeure dans les affaires internationales. Cette puissance s’avère avant tout symbolique et médiatique ; ce sont ses effets de souffle qui lui donnent un impact sur l’humanité et non sa capacité à transformer les mouvements profonds de l’économie et de la politique. En dépit des attaques du 11 septembre 2001 et de ses répliques madrilène et londonienne, l’objectif de favoriser le soulèvement des masses et l’instauration d’États djihadistes n’a pas été atteint. Pour les djihadistes et les islamistes radicaux, l’histoire se limite à la révélation : le prophète est venu sur terre pour apporter la bonne nouvelle et islamiser l’humanité. Si celle-ci n’est pas encore islamisée, la faute en incombe aux défauts et aux faiblesses des musulmans.
La veille du retrait soviétique d’Afghanistan, le