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N° 4050

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUATORZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 22 septembre 2016

RAPPORT D’INFORMATION

FAIT

en application de l’article 29 du Règlement

au nom des délégués de l’Assemblée nationale à l’Assemblée

parlementaire du Conseil de l’Europe (1) sur le colloque du 12 septembre 2016

« La défense des droits de l’homme en Europe, une idée dépassée ?

Le Conseil de l’Europe plus indispensable que jamais »

par M. René ROUQUET

ET PRÉSENTÉ À LA COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

(1) La composition de cette délégation figure au verso de la présente page.

La Délégation de l’Assemblée nationale à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe était composée, en avril 2016, de : Mme Brigitte Allain, MM. Gérard Bapt, Denis Jacquat, Mme Marietta Karamanli, MM. Pierre-Yves Le Borgn’, Jean-Yves Le Déaut, François Loncle, Thierry Mariani, Jean-Claude Mignon, François Rochebloine, René Rouquet et Mme Marie Jo Zimmermann en tant que membres titulaires, et M. Damien Abad, Mme Danielle Auroi, M. Philippe Bies, Mmes Pascale Crozon, Marie-Christine Dalloz, Geneviève Gosselin-Fleury, Anne-Yvonne Le Dain, Martine Martinel, Catherine Quéré, MM. Frédéric Reiss, Rudy Salles et André Schneider en tant que membres suppléants.

SOMMAIRE

Pages

PRÉFACE DE M. RENÉ ROUQUET, PRÉSIDENT DE LA DÉLÉGATION FRANÇAISE À L’ASSEMBLÉE PARLEMENTAIRE DU CONSEIL DE L’EUROPE 5

OUVERTURE DU COLLOQUE 7

M. Claude BARTOLONE, Président de l’Assemblée nationale 7

M. René Rouquet, Président de la délégation française à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe 10

M. Pedro Agramunt, Président de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. 14

M. Harlem Désir, Secrétaire d’État chargé des Affaires européennes. 17

PREMIÈRE PARTIE UN CONSTAT PRÉOCCUPANT : LA DÉFENSE DES DROITS DE L’HOMME EN EUROPE EST-ELLE UNE IDÉE DÉPASSÉE ? 21

M. Thorbjørn Jagland, Secrétaire général du Conseil de l’Europe. 21

M. Robert Badinter, ancien garde des sceaux, ancien président du Conseil constitutionnel. 23

Echanges avec la salle 30

Mme Cécile Coudriou, Vice-présidente d’Amnesty International France. 33

M. Jean-Claude Mignon, député, ancien Président de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. 38

Mme Anne Brasseur, ancienne Présidente de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. 41

Echanges avec la salle 43

SECONDE PARTIE « COMMENT FAIRE EN SORTE QUE LE CONSEIL DE L’EUROPE AIT UN AVENIR ? » 47

M. Thorbjørn Jagland, Secrétaire général du Conseil de l’Europe. 47

M. Alexandre Orlov, Ambassadeur de la Fédération de Russie en France. 49

M. Jean-Paul Costa, ancien Président de la Cour européenne des droits de l’homme. 51

M. Gianni Buquicchio, Président de la Commission de Venise. 57

M. Michele Nicoletti, Président de la délégation italienne à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. 62

Mme Josette Durrieu, sénatrice, Première vice-présidente de la délégation française à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. 65

Echanges avec la salle 67

CONCLUSION 75

M. Thorbjørn Jagland, Secrétaire général du Conseil de l’Europe. 75

M. René Rouquet, Président de la délégation française à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe 77

POSTFACE DE MME JOSETTE DURRIEU, PREMIÈRE VICE-PRÉSIDENTE DE LA DÉLÉGATION FRANÇAISE À L’ASSEMBLÉE PARLEMENTAIRE DU CONSEIL DE L’EUROPe 79

ANNEXE : LISTE DES PARTICIPANTS 81

Le présent compte-rendu est établi sous la seule responsabilité de la délégation parlementaire française auprès de l’APCE.

Préface de M. René Rouquet,
Président de la délégation française à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe

Mesdames, Messieurs,

En décembre 2011, Jean-Claude Mignon avait organisé un colloque sur l'avenir du Conseil de l'Europe à la lumière de ses soixante années d'expérience. Presque cinq années plus tard, la question se pose avec encore plus d'acuité. Les défis auxquels doit faire face l'organisation sont de plus en plus aigus, crise budgétaire, terrorisme, conflits, etc… Dans ce contexte difficile, l'utilité d'une organisation créée pour défendre l'État de droit, la démocratie et les droits de l'homme est manifeste. Et pourtant, en dehors de la Cour européenne des droits de l'homme, le Conseil de l'Europe est peu connu des citoyens de ses 47 États membres.

C'est en ayant bien présent à l'esprit ce contexte que j'ai souhaité réunir à Paris à l'Assemblée nationale un certain nombre de personnalités pour réfléchir ensemble à la manière de permettre au Conseil de l'Europe de remplir le plus efficacement possible sa mission. Je me réjouis également que de nombreux Ambassadeurs représentant leur pays à Strasbourg et parlementaires aient participé à ce colloque.

J'ai retenu de nos échanges un certain nombre d'idées fortes de nature à constituer la trame d'une feuille de route pour l'avenir. En premier lieu, la convention européenne des droits de l’homme est le pilier de notre organisation ; la non-exécution volontaire des arrêts de la Cour est donc inacceptable car elle sape les fondements mêmes du système, en particulier quand c’est le fait d’un État fondateur. Pour autant il est vital que les États membres ne présentent que des candidats de grande valeur, sauf à miner la crédibilité de la Cour.

La croissance nominale zéro n’est pas tenable sur le long terme, sauf à mener l’organisation sur la voie du déclin.

Il faut permettre à l’organisation de continuer à attirer du personnel de qualité.

Et si l’on doit recentrer l’organisation, que cela se fasse en fonction de la réussite de l’organe concerné et non sur une base abstraite et a priori qui ne réunira jamais un consensus.

Il faut également, sur le modèle de la Commission de Venise, faire preuve de réactivité et de souplesse.

La tenue d’un sommet des Chefs d’États et de gouvernement est une nécessité pour refonder l’organisation et je soutiens fermement l'action de M. Nicoletti en ce sens.

Et enfin, même si l’on se doit d’être critique lorsque nos valeurs sont bafouées, il faut maintenir le dialogue avec tous les États, sans exclusive.

En vue de faire en sorte que ce colloque constitue la première étape d'une démarche visant à renforcer l'organisation, il m'est apparu indispensable d'en publier les travaux. Tel est l'objet du présent rapport.

Ouverture du colloque

M. CLAUDE BARTOLONE, PRÉSIDENT DE L’ASSEMBLÉE NATIONALE

Monsieur le Secrétaire général du Conseil de l’Europe – cher Thorbjørn Jagland –, monsieur le président de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe – cher Pedro Agramunt, à qui je souhaite un joyeux anniversaire (Applaudissements) –, monsieur le ministre – cher Robert Badinter –, monsieur le secrétaire d’État – cher Harlem Désir –, mesdames et messieurs les membres de l’Assemblée parlementaire, mesdames et messieurs les sénateurs, mesdames et messieurs les députés – mes chers collègues –, mesdames et messieurs les ambassadeurs, mesdames et messieurs, je vous souhaite à tous la bienvenue et c’est avec un grand plaisir que j’ouvre cette journée consacrée à la place du Conseil de l’Europe dans la défense des droits de l’homme.

Ce colloque constitue une occasion rare, trop rare, d’affirmer notre attachement à cette institution que nous accueillons sur le territoire français dans une ville aujourd’hui symbole de paix, que nous avons longtemps disputée par les armes à notre voisin allemand. Aujourd’hui symbole d’un continent uni, le Conseil de l’Europe a atteint l’objectif que nos prédécesseurs lui avaient assigné : maintenir une paix durable au sein de nos démocraties.

Je remercie particulièrement René Rouquet, président de la délégation française à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, qui est à l’initiative de cette rencontre – je peux vous dire qu’il a beaucoup insisté pour qu’elle ait lieu ici. Notre collègue a mis toute sa détermination et son engagement en faveur de notre plus ancienne institution européenne, et c’est ce qui nous permet de nous retrouver aujourd’hui ici, au sein de l’Assemblée nationale, afin de réaffirmer notre attachement à la défense des droits de l’homme, des libertés fondamentales, de la démocratie et de l’État de droit en Europe. Je remercie également l’ensemble de l’administration de l’Assemblée nationale, qui a permis la réussite de cette journée.

Le 5 mai 1949, en signant le statut du Conseil de l’Europe à Londres, les pères de l’Europe ont souhaité que la réunion des peuples européens autour des exigences démocratiques et de la suprématie du droit constitue un rempart durable contre la guerre qui avait anéanti notre continent. Alors que les cicatrices de la guerre se refermaient à peine, ils ont eu la conviction que l’Union apporterait stabilité et prospérité. Avec le temps, l’intuition s’est faite démonstration, et la démonstration évidence – au point que certains aujourd’hui semblent la perdre de vue.

Avec l’installation de la paix, le Conseil de l’Europe a consacré le triomphe du droit sur l’arbitraire. Par sa vocation paneuropéenne devenue réalité et les différentes conventions signées sous son autorité, les mécanismes mis en place pour assurer le respect des droits proclamés, le Conseil de l’Europe constitue le premier phare que nos prédécesseurs ont bâti pour éclairer notre continent.

Bien sûr, depuis, d’autres lumières en Europe ont été allumées pour orienter notre chemin. On entend que certaines auraient terni l’éclat du Conseil. Il est vrai que l’Union européenne, née de cette même vision de l’Europe, a connu une croissance inédite. Pourtant, notre continent a besoin du Conseil de l’Europe. En ces temps d’incertitude, alors qu’un conflit menace sa stabilité, que les populismes se nourrissent des hésitations sur notre avenir commun, nous savons maintenant que ce dont nous avons hérité n’est pas immortel. Tout comme nos pères, nous devons réaffirmer l’autorité de nos institutions communes, mettre en avant ce qu’elles nous apportent. Comme nos pères, qui ont dû convaincre de la nécessité de la construction européenne, nous devons aujourd’hui proclamer ce que nous lui devons. Les tourments récents nous rappellent l’importance de la diplomatie européenne, dont le Conseil constitue l’un des meilleurs lieux d’échanges.

Cet été, vous avez affirmé, monsieur le secrétaire général, qu’on ne pouvait renverser un gouvernement démocratiquement élu. Grâce à votre mobilisation en faveur de l’État de droit, la Turquie a pris l’engagement de respecter la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme dans la mise en œuvre des mesures prises en réponse à la tentative de coup d’État à laquelle elle a dû faire face.

L’Assemblée parlementaire s’est montrée d’une grande fermeté lors du déclenchement de la crise ukrainienne, ne transigeant pas avec les valeurs de notre continent. Malgré les oppositions, votre déplacement récent en Russie, monsieur le président Agramunt, démontre l’attachement de votre institution à la poursuite du dialogue avec cet État partie, dans le respect du droit. Comme vous l’avez déclaré, ni le Conseil ni la Russie ne sortiront grandis du blocage actuel.

C’est la force du Conseil de l’Europe que de permettre le dialogue au niveau du continent entre pays dont les traditions juridiques sont parfois éloignées, mais qui tous ont pris l’engagement de la voie du droit et du respect des principes démocratiques.

La force du Conseil de l’Europe, c’est également d’avoir mis en place un ensemble de mécanismes permettant de s’assurer que les engagements pris devant lui sont respectés. La Convention européenne des droits de l’homme et la Cour européenne constituent, sans nul doute, l’une des plus grandes réussites de mécanismes de garantie des droits fondamentaux. Montrée en exemple de par le monde, elle place le citoyen au centre de la protection des droits fondamentaux. Bien sûr, les condamnations qu’elle prononce ne sont pas toujours aisées à admettre. Pourtant, ces décisions participent du nécessaire « dialogue des juges », permettant l’harmonisation de nos traditions juridiques vers une protection accrue des droits fondamentaux que nous avons construits ensemble.

Comment ne pas voir comme un progrès les exigences que la Cour a posées en matière de droit à un procès équitable, en matière de prohibition des traitements inhumains ou dégradants, ou de droits fondamentaux des plus fragiles ? Si la Cour européenne des droits de l’homme est régulièrement mise à l’honneur, c’est l’ensemble du Conseil de l’Europe qui est tourné vers ces enjeux. Telle notre conscience, bonne ou mauvaise, le Conseil nous rappelle à nos engagements, à ce qui fait notre spécificité : la démocratie, l’universalité des droits de l’homme, l’humanisme.

Alors que notre continent est aujourd’hui traversé de doutes, de tensions, de peurs, de méfiance vis-à-vis de l’Autre, le Conseil constitue la lueur vers laquelle nous devons nous tourner, la boussole qui doit guider notre conduite. Il n’oublie jamais les faibles, les sans-voix, les minorités rejetées, les populations jetées sur les routes par la guerre et la misère.

Les discours de défiance à l’égard du Conseil ou de la Cour européenne des droits de l’homme que l’on entend, parfois jusque sur les bancs de l’Assemblée nationale, les agacements, les remises en cause ne peuvent être acceptés, c’est là ma conviction profonde. Oui, nous avons besoin d’Europe, de plus d’Europe, de mieux d’Europe. Membres ou non de l’Union européenne, nous avons tous besoin du Conseil de l’Europe dans l’accompagnement de l’exercice de la démocratie pour la construction de sociétés inclusives et non racistes, pour édicter des dispositifs légaux de sécurité et de justice à l’aune des enjeux de la lutte contre le terrorisme dans la protection des plus faibles. Nous avons besoin de cette institution qui sait nous rappeler ce que nous sommes.

Nos peuples sont aujourd’hui confrontés à des menaces qui entendent nous faire oublier nos valeurs, nos libertés, notre pluralisme démocratique. Face aux crispations sur l’identité, aux blessures du terrorisme, la tentation peut être grande de nous éloigner des droits de l’homme. En le faisant, nous ne serions plus nous-mêmes, nous, peuples européens, qui avons inventé la démocratie et la liberté. C’est justement quand la houle est forte, que le ciel s’assombrit, que la référence au flambeau que nous avons allumé dans l’Union reste nécessaire. Bien que le cap soit parfois difficile à maintenir, l’ignorer nous ferait sombrer : c’est ce que veulent nos ennemis, mais je suis sûr qu’ils échoueront.

Pour ces raisons, ce colloque se tenant dans les murs de notre Assemblée nationale, dans la salle qui porte le nom de Victor Hugo, est un colloque utile. Nous devons maintenir, renforcer les liens entre le Conseil et les parlements nationaux. C’est avec cette conviction que je me rendrai cette semaine à Strasbourg. Je souhaite que cet événement soit l’occasion d’un renforcement de la coopération entre l’Assemblée parlementaire et notre maison. En ces temps de doute, notre conviction est celle de nos pères : nous voulons l’union de notre continent, nous croyons en la suprématie du droit comme ciment de cette union, et nous devons aujourd’hui, plus qu’hier, le proclamer haut et fort.

Je vous remercie et vous souhaite à tous un bon colloque. (Applaudissements.)

M. RENÉ ROUQUET, PRÉSIDENT DE LA DÉLÉGATION FRANÇAISE À L’ASSEMBLÉE PARLEMENTAIRE DU CONSEIL DE L’EUROPE

Monsieur le président de l’Assemblée nationale, monsieur le Secrétaire général du Conseil de l’Europe, monsieur le président de l’Assemblée parlementaire, monsieur le président du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l’Europe – cher Jean-Claude Frécon –, monsieur le ministre, monsieur le secrétaire d’État, mesdames et messieurs, chers collègues, je veux commencer par remercier Claude Bartolone d’avoir permis à la délégation française auprès de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe – je sais, monsieur le président, que vous portez une attention particulière aux travaux du Conseil – d’organiser ici ce colloque que j’ai l’honneur d’ouvrir à ses côtés.

Jean Jaurès définissait la politique comme « un combat, le noble et l’éternel combat du droit contre le privilège, du juste contre l’injuste, de l’humanité contre l’oppression et le mal ». Cette définition pourrait s’appliquer au Conseil de l’Europe, tant il est vrai qu’il a été créé pour que l’on ne revive plus les horreurs de la première moitié du XXe siècle et que les sociétés européennes soient fondées sur le droit et la justice, et non sur la force.

Noble combat s’il en est, mais combat à recommencer perpétuellement. Nous savons depuis longtemps que les civilisations et les empires sont mortels ; il en va de même pour les organisations internationales.

Les raisons de s’inquiéter sont en effet nombreuses. Le nationalisme et la xénophobie ne cessent de progresser. Le terrorisme conduit certains à vouloir opposer État de droit et droits de l’homme à la sécurité, avec la tentation de sacrifier les premiers au profit de la seconde. Une inquiétante tendance au refus d’exécuter les arrêts de la Cour se développe d’ailleurs, et les conflits intra-européens s’aggravent, de l’Ukraine au Haut-Karabagh.

Le Conseil de l’Europe est budgétairement étranglé du fait de la politique de croissance nominale zéro et, globalement, les États sont de plus en plus réticents à accepter des critiques d’origine supranationale. Pour la première fois en 2016, on a vu un État attaquer la Commission de Venise. Pour résumer mon propos, l’adoption de la Convention européenne des droits de l’homme ou de celle créant le Comité européen pour la prévention de la torture (CPT) serait probablement impossible à l’heure actuelle.

Le bilan dressé lors de la première table ronde sera aussi l’occasion de rappeler l’impact très positif du Conseil de l’Europe. Pour me limiter à un seul exemple concernant la France, il est certain que la Cour, par sa jurisprudence, a permis d’améliorer les droits des personnes détenues et les conditions de garde à vue – un domaine dans lequel nous étions et sommes encore très loin d’être parfaits !

Mais ces avancées sont aujourd’hui menacées. Rappelons-nous qu’avant 1914, beaucoup pensaient que la première mondialisation rendait impossible la guerre. Comme Stefan Zweig l’a si bien dit, « Et puis, cette liberté individuelle, […], nous semblait-il encore vraiment, en 1900, qu’il fallait la défendre avec une telle opiniâtreté ? Tout cela n’était-il pas depuis longtemps devenu une évidence ? » La Seconde Guerre mondiale, puis les conflits en ex-Yougoslavie et en Syrie, ont achevé de nous montrer avec quelle vitesse la barbarie, la haine et la violence peuvent tout balayer.

Ces inquiétudes ne doivent pas nous conduire à la résignation, mais au contraire nous inciter à nous battre pour inverser cette tendance à la régression. C’est dans cette perspective que j’ai souhaité organiser ce colloque. Ce sera l’objet de la seconde table ronde que d’essayer de trouver des solutions garantissant l’avenir du Conseil de l’Europe. Dans cette perspective, je voudrais évoquer quelques premières pistes de réflexion.

Je vais peut-être choquer certains d’entre vous, mais pour commencer, je crois qu’il serait judicieux de faire plus de politique dans cette maison, en tout cas là où on doit en faire, c’est-à-dire à l’Assemblée parlementaire et au Comité des ministres. L’APCE, qui est un élément essentiel de l’organisation, succombe parfois à deux tentations : celles du consensus et celle de se transformer en ONG.

La recherche du consensus est vaine, puisqu’il existe entre nous d’importantes différences, et il vaut mieux un dialogue franc et respectueux de l’autre qu’un consensus de façade. Quant à la tentation de se transformer en ONG, elle s’explique par l’attachement légitime de nos membres aux valeurs morales. Mais il existe déjà des ONG qui accomplissent un excellent travail et il nous faut raisonner en politiques, en ayant le souci de trouver des solutions en arbitrant souvent entre divers inconvénients.

Pour autant, l’Assemblée parlementaire est l’une des grandes forces de l’organisation, même si ce n’est pas toujours reconnu. S’exprimant devant elle en 1982, le président Mitterrand soulignait que « les grandes conventions du Conseil de l’Europe, celles qui ont été considérées à juste titre par l’opinion, et en tout cas par l’opinion responsable, comme des étapes marquantes de la construction européenne, ont presque toujours été conçues par cette Assemblée. Je pense à la Charte sociale européenne, à la Convention culturelle, à bien d’autres initiatives dans des domaines aussi divers que l’insertion des réfugiés et des migrants, la jeunesse, la coopération entre collectivités locales. Je pense aussi et peut-être surtout à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. »

Je compléterai ce propos de François Mitterrand en ajoutant que cela continue. Je ne peux ainsi m’empêcher de rappeler ici que la Convention sur la lutte contre la contrefaçon de médicaments, dite « Médicrime », doit beaucoup à l’obstination de notre ancien collègue monégasque Bernard Marquet. Notre assemblée a accompli un travail important sur cette question. De manière générale, j’ai la conviction qu’il serait souhaitable de réfléchir à la manière d’avoir un dialogue moins formel entre l’APCE et le Comité des ministres.

Par plus de politique au Comité des ministres, je veux dire que, là aussi, il faut prendre garde à ne pas aller trop loin dans la recherche du consensus – peut-être faut-il également donner plus de poids à la présidence tournante de ce Comité. Nous sommes, mesdames et messieurs les ambassadeurs, intéressés par toutes les observations et suggestions que vous pourrez être amenés à formuler en réponse à mes propos.

J’en arrive à un problème presque métaphysique, celui du cœur de métier du Conseil de l’Europe. Depuis plusieurs décennies, des débats sans fin opposent les uns aux autres. Mon sentiment est qu’une définition abstraite est vouée à l’échec. Pour grossir le trait, les uns ne garderaient que la Cour, le Comité européen pour la prévention de la torture et notre commissaire aux droits de l’homme, alors que d’autres souligneraient l’intérêt des actions culturelles du Conseil de l’Europe. Les variations sont infinies.

Les temps sont difficiles et des priorités doivent être dégagées. Mais ne pourrions-nous aborder le problème autrement ? Ne pourrions-nous distinguer ce qui marche de ce qui ne marche pas ? À l’évidence, la Commission de Venise est par exemple un succès : avec soixante États aujourd’hui, dont les États-Unis d’Amérique, elle est l’une des coopérations exemplaires avec l’Union européenne, et ses travaux sont d’une incontestable qualité.

Autre exemple de réussite, la pharmacopée, qui dégage même des bénéfices. Je pourrais aussi évoquer Eurimages, la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (CEPEJ), le CPT et bien d’autres. Je note au passage tout l’intérêt de la formule des accords partiels élargis, qui permet de concilier coopération à géométrie variable, flexibilité et efficacité.

Se dessinent en creux un certain nombre de critères de réussite, le nombre et l’implication des États membres, lorsqu’il y a lieu les rapports avec l’Union européenne : l’adhésion de celle-ci à une convention et sa participation à son financement sont un indice de l’intérêt de celle-ci, de même que l’impact dans le domaine concerné – je pense notamment à la Commission de Venise, mais aussi à Eurimages ou à la CEPEJ, pour me limiter à quelques exemples. En fait, un faisceau d’indices permet empiriquement de mesurer l’échec ou la réussite.

Si l’on arrivait à convoquer un nouveau sommet des chefs d’État et de gouvernement du Conseil de l’Europe – je salue chaleureusement les efforts accomplis en ce sens par notre ami Michele Nicoletti –, je souhaiterais que ce point figure en bonne place à son ordre du jour. Je verrais bien, symboliquement, un tel sommet avoir lieu pour les soixante-dix ans du Conseil à Strasbourg, et ce d’autant plus que la France aurait alors la présidence du Comité des ministres.

Le budget est une question encore plus sensible. Celui du Conseil de l’Europe a connu des baisses avec la politique dite de croissance nominale zéro. De manière connexe, le recours croissant à des contrats à durée déterminée rend très difficile le recrutement de personnes hautement qualifiées dans certains organes. Je citerai ainsi, à titre d’exemple, l’Observatoire européen de l’audiovisuel. Comme le montrait l’année dernière un rapport de l’APCE de mon collègue Rudy Salles, seule la contribution supplémentaire de la Turquie, devenue un grand État payeur, a permis d’éviter de geler trois postes à l’APCE, ce qui aurait eu, compte tenu de la taille réduite de la structure, de fâcheuses conséquences.

Que faire ? Je vous soumets quelques pistes afin d’alimenter notre débat. Premièrement, le retour à des recrutements permanents pour les emplois qui l’exigent. Deuxièmement, le maintien en termes réels du budget du Conseil de l’Europe et la définition de claires priorités après un débat public et, si possible, l’arbitrage d’un sommet. Troisièmement, étant précisé que la majorité des États membres du Conseil de l’Europe sont aussi membres de l’Union Européenne, je voudrais souligner la modestie, en termes relatifs, du budget du Conseil de l’Europe et le bon rapport qualité-prix qu’il présente.

Le budget de la Cour de Justice pour 2016 est de 378 millions d’euros. On va doubler le nombre de juges du tribunal de l’Union Européenne et la Cour mène une politique immobilière que l’on pourrait au minimum qualifier d’ambitieuse. Par comparaison, le budget de la Cour de Strasbourg est de 71 millions d’euros, et celui de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne est passé sans difficulté de 15 millions d’euros en 2008 à un peu plus de 21 millions d’euros aujourd’hui. Je ne multiplierai pas les comparaisons, mais tout cela donne une impression de doubles standards ! J’aimerais, je l’avoue, une plus juste considération à l’égard du Conseil de l’Europe.

Pour autant, il va de soi que l’organisation doit être gérée au mieux, et je salue naturellement les efforts de rationalisation du secrétaire général, s’agissant notamment des relations avec l’Union européenne et des actions de coopération.

En conclusion, je souhaite que cette journée soit fructueuse, tant il est nécessaire d’avancer sur le sujet qui nous réunit. Une partie des problèmes de l’Europe est due à l’action de démagogues irresponsables, mais cette démagogie reçoit un écho favorable du fait de deux problèmes réels : d’une part, le creusement des inégalités sous l’effet de la mondialisation, la dégradation du sort des classes moyennes et, d’autre part, pour citer Habermas, la difficulté de raccorder les décisions prises au niveau supranational avec des circuits de légitimation restés au niveau national.

Mesdames et messieurs, mes chers amis, j’espère que les interventions des orateurs, mais également des participants présents dans la salle, seront nombreuses, et que nous prendrons le temps de nous écouter et de dialoguer afin d’aboutir à des propositions de nature à faire avancer notre cher Conseil de l’Europe. (Applaudissements.)

M. PEDRO AGRAMUNT, PRÉSIDENT DE L’ASSEMBLÉE PARLEMENTAIRE DU CONSEIL DE L’EUROPE.

Monsieur le président de l’Assemblée nationale, monsieur le secrétaire d’État, vos Excellences, mesdames et messieurs, chers collègues et amis, je suis très honoré de l’occasion qui m’a été donnée de m’adresser à vous aujourd’hui et je voudrais remercier tout particulièrement notre hôte, le président de l’Assemblée nationale – pour son accueil et pour les vœux qu’il m’a adressés – mais aussi notre cher collègue, René Rouquet, président de la délégation française auprès de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, qui a été à l’origine de ce colloque.

« La défense des droits de l’homme en Europe, une idée dépassée ? », tel est le thème de notre rencontre. Je crois qu’il nous suffit de jeter un regard rapide autour de nous pour avoir notre réponse. Au cours des derniers mois, nous avons assisté à une tentative de coup d’État contre un pays souverain, membre de notre organisation ; à des attaques terroristes qui frappent aveuglément, impitoyablement, et de plus en plus souvent ; à la guerre aux portes de l’Europe ; à l’arrivée de millions de réfugiés et de migrants provenant de la Syrie et d’autres pays de la région.

À tout cela s’ajoutent d’autres défis, non moins importants, notamment la montée de l’extrémisme – de gauche et de droite – et de la rhétorique populiste, ainsi que la persistance de conflits gelés non résolus. Par ailleurs, nous ne devons pas oublier les grands défis de société, comme la nécessité de garantir un avenir professionnel aux jeunes et de les aider à s’épanouir pleinement au sein de nos sociétés.

Tous ces éléments prouvent que les droits de l’homme restent plus que jamais un enjeu de premier plan dans l’Europe d’aujourd’hui. Et c’est dans ce contexte extrêmement tendu que nous nous posons les questions suivantes : le Conseil de l’Europe est-il en mesure de jouer pleinement son rôle en matière de défense et de protection des droits de l’homme, de la démocratie et de l’État de droit ? Quel est l’avenir de notre organisation, et celui des autres organisations internationales et régionales dans l’architecture européenne ?

Depuis sa création, l’objectif du Conseil de l’Europe est d’encourager une union plus étroite entre les États membres afin de sauvegarder les principes et les valeurs communes européennes. Soixante-sept ans après sa création, cette union est remise en question.

Nous le voyons, par exemple, dans les conflits, gelés ou non, entre nos États membres ; nous le voyons sur la question des réfugiés, où l’Europe n’a pas fait suffisamment preuve de solidarité, ce qui fait que certains pays – je pense à l’Espagne, à l’Italie, à la Grèce et à la Turquie – se sentent abandonnés à leur sort face à l’ampleur de ce phénomène. Mais nous le voyons aussi au sein de notre assemblée parlementaire, où aujourd’hui seulement quarante-six délégations parlementaires dialoguent et échangent des bonnes pratiques – quarante-six et non quarante-sept, étant donné que la délégation russe ne participe pas actuellement à nos travaux.

Mais le fait que nous ayons des problèmes ne signifie pas que nous avons échoué. Cela signifie qu’aujourd’hui, plus que jamais, nous avons besoin de l’Europe, de dynamisme et d’unité pour répondre à ces défis.

C’est dans cet esprit que j’étais à Ankara, il y a deux semaines, pour manifester notre solidarité avec la Turquie et le peuple turc au lendemain d’une tentative inacceptable de coup d’État. De même, depuis mon élection, je me suis rendu à trois reprises en Russie afin de construire des ponts entre le parlement russe et l’Assemblée parlementaire. L’unité entre quarante-six États ne sera jamais complète, et nous devons nous assurer que tous les États membres travaillent ensemble sur la défense de nos valeurs.

Vos Excellences, mesdames et messieurs, l’objectif de ma brève intervention aujourd’hui est aussi d’engager, avec vous, un débat sur les moyens politiques de donner une nouvelle impulsion à notre organisation. Permettez-moi de souligner trois aspects autour desquels je crois que notre stratégie pourrait s’articuler.

Premièrement, il s’agit de renforcer les ponts entre notre organisation, les organismes nationaux et les citoyens – spécialement les jeunes – afin de rendre notre travail plus efficace et ainsi de mieux répondre aux préoccupations et besoins de nos citoyens. Les extrémistes cherchent à détruire nos libertés, toute coexistence, les ponts entre les gens. Notre travail est d’empêcher cette destruction. C’est un travail quotidien, qui passe principalement par l’éducation, la sensibilisation et la compréhension.

Il est de notre devoir d’être aux côtés des 820 millions d’Européens, de leur montrer l’exemple, de les écouter, de comprendre leurs besoins, leurs attentes, et d’y répondre. Seule une Europe proche de ses citoyens peut avoir un impact réel et durable. Parmi les actions que j’ai menées en ce sens, ma nouvelle initiative « Terrorisme : #NiHaineNiPeur » vise à rassurer nos électeurs, à défendre avec une vigueur accrue nos libertés et nos valeurs fondamentales, et à créer un mouvement large contre la haine et la peur face à la menace terroriste.

Deuxièmement, il est nécessaire de renforcer davantage les synergies entre le Conseil de l’Europe et les autres organisations régionales et internationales. La question de la place du Conseil de l’Europe parmi les autres organisations n’est pas nouvelle, mais dans la construction d’une Europe stable et unie, toutes les institutions visant ce même objectif doivent se compléter et coopérer efficacement. Cette coopération doit se traduire par des actions concrètes, et non se résumer à des mots sur une page.

Pour vous donner quelques exemples d’activités efficaces déjà en place, je tiens à mentionner la coopération soutenue avec le Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme (BIDDH) de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), le Parlement européen et les assemblées parlementaires de l’OTAN et de l’OSCE dans le domaine de l’observation des élections, ainsi que la mise en œuvre par le Conseil de l’Europe de programmes financés en grande partie par l’Union européenne, tels que le Programme Sud et la Facilité horizontale pour les Balkans occidentaux et la Turquie. Mais nous pouvons faire encore plus – beaucoup plus.

Troisièmement, enfin, nous devons retrouver nos plus profondes valeurs, afin de mieux nous projeter dans l’avenir. Lorsque le Conseil de l’Europe a été créé en 1949, son siège a été établi à Strasbourg, ville-pont entre la France et l’Allemagne, symbole de la réconciliation entre ces deux pays après la Seconde Guerre mondiale, pour dire d’une voix forte et résolue : « Plus jamais ! » Plus jamais la guerre. Plus jamais avoir à connaître de telles atrocités. Plus jamais l’intolérance.

Aujourd’hui, confrontés à une série de crises inédites, il nous est plus que jamais indispensable de revenir à cet esprit et lui trouver un nouveau sens. Il n’existe pas de solutions faciles, mais cela ne signifie pas que nous devons renoncer ou nous laisser décourager, bien au contraire. D’autant plus que le Conseil de l’Europe possède les bons outils : de nombreuses conventions, des mécanismes de suivi indépendants, et un forum de dialogue politique entre les élus nationaux, locaux et régionaux.

Je suis sûr qu’il existe des milliers de moyens d’utiliser encore mieux ces outils et, de ce point de vue, le travail mené par notre secrétaire général sur la préparation des rapports est une excellente piste de travail. L’Assemblée parlementaire est prête à jouer pleinement son rôle, notamment dans le cadre du débat coordonné par notre collègue Michele Nicoletti sur l’organisation d’un sommet du Conseil de l’Europe pour défendre et promouvoir la sécurité démocratique en Europe. Pour ma part, je me réjouis d’avoir avec vous un échange de vues visant à déterminer de quelle manière nous pourrions améliorer notre travail. (Applaudissements.)

M. HARLEM DÉSIR, SECRÉTAIRE D’ÉTAT CHARGÉ DES AFFAIRES EUROPÉENNES.

Monsieur le président de l’Assemblée nationale – cher Claude Bartolone –, monsieur le secrétaire général du Conseil de l’Europe – cher Thorbjørn Jagland –, monsieur le président de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe – cher Pedro Agramunt –, monsieur le président de la délégation française auprès de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe – cher René Rouquet –, monsieur le ministre – cher Robert Badinter –, monsieur le président Jean-Paul Costa, mesdames et messieurs les parlementaires, mesdames et messieurs les ambassadeurs, mesdames et messieurs, c’est un grand honneur pour moi que de me trouver parmi vous aujourd’hui lors de l’ouverture de ce colloque consacré à la défense des droits de l’homme et à l’avenir du Conseil de l’Europe. Je félicite René Rouquet d’avoir organisé cette rencontre, et je remercie l’Assemblée nationale, en la personne de son président Claude Bartolone, de l’accueillir.

La France, pays fondateur et pays hôte du Conseil de l’Europe, porte un attachement sans faille à cette organisation et continuera de soutenir son action. L’affirmation des droits de l’homme s’est inscrite dans l’histoire de France, avec la Révolution française, et fait partie de son identité ; elle guide l’action internationale de notre pays. Cela dit, par définition, les droits de l’homme ne sauraient appartenir à un pays en particulier : tous doivent en être les dépositaires et c’est pourquoi, pour notre continent, nous avons créé le Conseil de l’Europe il y a soixante-sept ans.

Depuis, la promotion des droits de l’homme, de la démocratie, de l’État de droit et de ses principes universels est au cœur de l’action du Conseil de l’Europe, qui ne faiblit pas car rien ne doit jamais être considéré comme acquis. C’est l’honneur des parlementaires qui composent l’Assemblée parlementaire du Conseil que de porter cette conscience, la nécessité de se battre sans relâche pour promouvoir les droits de l’homme, y compris auprès de nos propres concitoyens, et en être les gardiens vigilants vis-à-vis des États.

Les menaces qui pèsent aujourd’hui sur les droits de l’homme dans le monde sont nombreuses, à commencer par celles liées aux guerres, aux crimes perpétrés en ce moment même en Syrie, à la fois par le régime et par les barbares de DAESH. Comme le Président de la République l’a répété à plusieurs reprises au cours des dernières semaines, ce qui se passe en Syrie est un crime inqualifiable et il nous incombe à nous, Européens, parce que nous sommes particulièrement attachés à la défense des droits de l’homme, une responsabilité particulière – pour notre sécurité, mais aussi pour défendre les victimes de ces crimes. C’est pourquoi la reprise des négociations en vue d’une solution politique est évidemment indispensable. Nous ne pouvions pas commencer cette journée de travail consacrée à la défense des droits de l’homme sans évoquer cette situation dramatique. Le président Bartolone l’a fait à l’instant.

Sur le continent européen aussi, même si nous vivons en paix, les droits de l’homme sont parfois remis en question. Tantôt de manière insidieuse, voire imperceptible, tantôt de manière plus ouverte et même assumée. Le Conseil de l’Europe, seule organisation paneuropéenne en mesure de surveiller de manière effective la mise en œuvre et le respect des droits de l’homme et de l’État de droit dans ses États membres, doit donc rester l’enceinte privilégiée de leur défense et de leur protection. Il le doit d’autant plus que l’Europe est confrontée à des défis sans précédent. Le premier, c’est la menace terroriste, les attentats qui nous ont frappés en France, en Belgique, au Danemark et en Turquie. Face à cette barbarie meurtrière, ce totalitarisme absolu qui ne représente aucune religion, aucune civilisation, nous devons nous dresser avec force. Les terroristes veulent nous intimider, nous diviser, nous jeter les uns contre les autres : nous devons évidemment faire le contraire de ce qu’ils attendent de nous, et les combattre avec détermination, nous rassembler, nous unir et refuser tout amalgame. Ils se réclament d’une religion, l’islam, qu’ils ne font que dévoyer, c’est pourquoi nous devons combattre toute stigmatisation à l’encontre des musulmans en Europe. Nous combattrons le fanatisme islamiste, mais nous protégerons évidemment l’islam en Europe.

Nos principes sont le meilleur rempart contre l’engrenage de la haine. La campagne contre le discours de haine, menée par le Conseil de l’Europe, s’inscrit très justement dans cette volonté. Notre réponse doit être celle des démocraties qui veulent se protéger, se défendre, mais qui veulent aussi protéger et défendre leurs libertés. En effet, c’est avec la force du droit que se battent les démocraties. Ainsi, confrontée à une menace terroriste d’une ampleur exceptionnelle, la France a veillé à mettre en œuvre l’état d’urgence dans le plein respect des libertés fondamentales et de ses engagements internationaux. Nous avons fait en sorte que les mesures prises contre le terrorisme ne compromettent pas l’exercice des libertés publiques, qu’elles soient strictement encadrées et fassent l’objet d’un contrôle parlementaire et juridictionnel étroit au niveau national, mais aussi en y associant les mécanismes internationaux de protection des droits de l’homme. Je m’étais d’ailleurs rendu à votre invitation, en janvier dernier, devant l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, et j’avais rencontré le secrétaire général du Conseil afin de présenter cette approche.

Je veux aussi saluer ici la mobilisation du Conseil de l’Europe pour renforcer les outils et l’action de l’organisation en matière de lutte contre la radicalisation et l’extrémisme violent. La France a activement participé à l’élaboration du protocole additionnel à la Convention du Conseil de l’Europe pour la prévention du terrorisme. Il s’agit du premier texte international prévoyant des dispositions pour prévenir et endiguer le flux de combattants terroristes étrangers vers les zones de conflit. La France a signé le protocole le 22 octobre 2015, et engagé le processus de ratification.

Le second défi est, bien sûr, celui lié à la crise migratoire sans précédent et à la crise des réfugiés de guerre provenant du conflit syrien. Nous devons apporter à ce défi une réponse fondée sur les principes d’humanité, de solidarité et de responsabilité, en conformité avec le droit international, avec nos engagements internationaux et avec nos propres règles internes, en particulier ceux et celles qui concernent le droit d’asile. Là encore, le Conseil de l’Europe peut jouer un rôle très important en faveur du traitement digne des droits et de l’intégration des migrants, notamment au travers du partage des bonnes pratiques.

Au-delà de ces défis collectifs, l’Europe doit rester attentive quant à l’état et à l’évolution de chacune de ses démocraties. La France partage les préoccupations du secrétaire général concernant certaines situations. L’enjeu est de trouver le juste équilibre entre le rappel des engagements et obligations de chacun, et le nécessaire maintien du dialogue sans lequel aucune avancée n’est possible.

À cet égard, l’initiative prise par le secrétaire général de réunir, la semaine dernière, un comité des ministres sur la situation en Turquie, était bienvenue. Nous avons ainsi condamné avec fermeté la tentative manquée de coup d’État en Turquie, comme cela a été dit, mais nous sommes aussi vigilants sur la situation intérieure de ce pays et la nécessité que les procédures engagées soient strictement proportionnées et respectueuses de l’État de droit. C’est ce à quoi a veillé le secrétaire général lors de son déplacement en Turquie, qui a amené ce pays à réaffirmer son engagement à respecter la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

La mobilisation pour la fortification des démocraties européennes est dans l’ADN même du Conseil de l’Europe. C’est tout le sens de l’assistance concrète qu’il apporte aux États dans le domaine de l’État de droit et du respect des libertés fondamentales. Seuls des États garantissant le respect des droits de l’homme pour tous les individus, quelle que soit leur appartenance, protégeant le pluralisme des opinions et des convictions, luttant contre toutes les formes de discrimination et assurant à chacun une citoyenneté pleine et entière, sont capables de garantir sur le long terme la confiance des populations. La France maintient, comme elle l’a toujours fait, une coopération et un dialogue ouvert sur le respect de ses engagements avec la Cour européenne des droits de l’homme et les autres mécanismes de suivi du Conseil de l’Europe.

Mesdames et messieurs, je sais que l’événement qui nous rassemble aujourd’hui a pour objectif principal de nous donner l’occasion de nous pencher sur l’avenir du Conseil de l’Europe, et notamment d’étudier quelles évolutions de ces mécanismes institutionnels seraient les plus à même d’asseoir sur le long terme l’autorité et l’influence du Conseil de l’Europe au service de la défense des droits de l’homme. Il est vrai que les choses ont changé depuis la naissance du Conseil de l’Europe en 1949, avec la création des communautés européennes et l’émergence de l’Union européenne, qui a étendu et approfondi ses compétences, mais aussi parce que notre continent s’est profondément transformé et que, fort heureusement, de nombreux États qui vivaient sous la dictature ont conquis leur liberté et rallié la démocratie. Aujourd’hui, il faut aider à cette transition qui n’est pas achevée pour tous.

Mais le Conseil de l’Europe n’en a pas fini avec la mission qui constitue sa raison d’être. C’est pourquoi je voulais vous assurer de tout le soutien de la France dans cette démarche pour un Conseil de l’Europe plus fort dans le concert européen et international, vous remercier d’avoir rendu cet événement possible et vous souhaiter une journée de travaux riches et fructueux. (Applaudissements.)

Première partie

Un constat préoccupant : la défense des droits de l’homme en Europe est-elle une idée dépassée ?

M. François d’Alançon, grand reporter au journal La Croix, modérateur.

Nul besoin de présenter les deux éminentes personnalités assises à mes côtés ; je céderai donc la parole sans plus attendre à M. Jagland, puis à M. Badinter, avant les interventions de la salle.

M. THORBJØRN JAGLAND, SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DU CONSEIL DE L’EUROPE.

(Interprétation de l’anglais.) Je remercie tout d’abord René Rouquet d’avoir pris l’initiative de ce colloque. Il est en effet essentiel d’en faire bien plus pour souligner l’importance de la Convention européenne des droits de l’homme et celle du Conseil de l’Europe dans tous les États membres et dans nos parlements nationaux.

C’est un honneur d’être assis à côté de M. Robert Badinter, qui a tant œuvré en faveur des droits de l’homme, en France et à travers l’Europe.

Le colloque qui nous réunit est révélateur de la nature du peuple français et de son Etat. René Cassin disait en recevant le prix Nobel de la paix, en 1968 : « Plus je suis Français, plus je me sens humain ». Ce mot magnifique montre bien ce qu’est la France : un pays où règne l’État de droit, fondé sur les droits de l’homme. René Cassin soulignait également combien il est important non seulement d’avoir des institutions qui garantissent l’État de droit, mais aussi de savoir les utiliser, ce qui suppose un processus d’apprentissage que nous avons peut-être perdu de vue. Au quotidien, en effet, nous ne pensons pas à ce que signifient les droits de l’homme et l’État de droit ; voyez l’Europe aujourd’hui.

J’aimerais expliquer par quelques exemples pourquoi, à mes yeux, la Convention européenne des droits de l’homme est aussi importante aujourd’hui qu’elle l’a été par le passé, et formuler quelques propositions.

D’abord, l’intégration. Celle-ci signifie que nous avons des droits en commun, mais aussi des obligations communes. La Convention énonce clairement que les nouveaux arrivants bénéficient des mêmes droits que les autres, et elle nous impose aussi à tous les mêmes obligations : nous nous devons de respecter les valeurs qu’elle consacre. C’est donc un instrument essentiel, car il nous ancre tous dans des valeurs communes.

La Cour, dans sa grande sagesse, a appliqué cette norme en préservant une marge d’appréciation. Prenons l’exemple de sa décision sur le port du voile en France : elle prend en considération la laïcité car celle-ci est l’une des valeurs historiques de la France, à la différence de ce qui a cours dans d’autres pays.

La Convention doit donc être utilisée de manière quotidienne pour unir les différents membres de nos sociétés.

Autre exemple : la crise en Ukraine. Tout a commencé parce que les institutions prévues à la Convention n’étaient pas en place : les tribunaux n’étaient pas indépendants, les médias non plus, l’Assemblée nationale elle-même ne fonctionnait pas vraiment ; voilà pourquoi la corruption régnait. La révolution est survenue et, dans ce contexte, la Fédération de Russie, au lieu de tenter de résoudre pacifiquement le conflit, conformément au Statut du Conseil de l’Europe, a annexé la Crimée, entraînant une vaste crise européenne. Cela a posé un grave problème de sécurité en Europe. Voilà pourquoi nous affirmons que les droits de l’homme et l’État de droit constituent une question sécuritaire.

Quant à la Turquie, le fameux soir du coup d’État, je me suis dit – avant minuit –que je devais me rendre immédiatement sur place afin de montrer notre solidarité et d’affirmer que le pouvoir politique doit découler des urnes, non des armes et des chars. C’est le principe fondamental de nos démocraties ! L’armée doit être loyale vis-à-vis des institutions, non de personnes qui sont à l’extérieur de l’État. De même, les juges doivent faire preuve de loyauté vis-à-vis de la loi, non de personnes aux agissements secrets, hors-la-loi, et qui participent à des tentatives de coup d’État.

Mais je suis aussi allé en Turquie pour souligner l’importance des suites qui allaient être données à l’événement. Il faut traduire en justice ceux qui ont orchestré le coup d’État, et ce en respectant la Convention européenne des droits de l’homme. La Cour a d’ailleurs une jurisprudence très précise à ce sujet. Je me réjouis que les autorités turques aient accueilli favorablement cette initiative. Nous voyons actuellement avec elles comment agir afin d’éviter de nouvelles erreurs et de ne pas mettre en cause des personnes qui ne seraient pas responsables. La présomption d’innocence est un principe élémentaire de l’État de droit et des droits de l’homme. Les preuves doivent être étayées. J’y insiste, car chacun doit savoir qu’il peut saisir la Cour de Strasbourg s’il s’estime lésé, s’il considère que le tribunal n’a pas présenté des preuves suffisantes, que le procès n’a pas été équitable. C’est la grande force de la Convention européenne des droits de l’homme, qui a été mise en œuvre dans de nombreux pays, en Turquie et ailleurs, et qui est essentielle aujourd’hui, en Turquie et à travers l’Europe.

Je pourrais citer d’autres exemples, mais je conclurai ainsi. À l’heure où l’on débat beaucoup de la suprématie des traités internationaux et de la Cour européenne des droits de l’homme, nous devons garder à l’esprit que la Déclaration universelle des droits de l’homme et la Convention européenne des droits de l’homme permettent de protéger les gens de pouvoirs arbitraires. C’est à cela que servent les droits de l’homme. Le pouvoir de l’État-nation a été limité par la Déclaration universelle des droits de l’homme et par la Convention, sa seule véritable application de par le monde. L’État-nation ne peut plus faire comme bon lui semble, et le pouvoir de la majorité au sein des États-nations a lui aussi été limité, du fait de l’obligation de respecter les valeurs et normes consacrées par la Convention. Cela devrait faire de celle-ci un puissant instrument dans le monde actuel.

Voici pourtant ce à quoi on assiste en réalité. Tout le monde parle de l’État de droit, du rule of law. Mais celui-ci, en Europe, aujourd’hui, signifierait l’existence de lois fondées sur les normes de la Convention. Or nombreux sont ceux qui appliquent un autre principe : la « primauté de mon droit », le rule of my law. On observe ainsi une tendance à adopter des lois nationalistes qui ne sont pas entièrement conformes à la Convention. Cela me paraît menacer ce que nous avons construit au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et nous devons discuter de la manière de réagir à cette menace.

N’oublions pas que le Conseil de l’Europe est une organisation paneuropéenne, qui s’étend aux 47 États membres, auxquels nous espérons que s’ajoutera bientôt la Biélorussie : c’est bien plus que l’Union européenne. À ce propos, puisqu’il a été question du budget, on a coutume de dire que, chaque année, le 2 janvier, l’Union européenne a déjà dépensé le budget annuel total du Conseil de l’Europe : cela en dit long ! (Applaudissements.)

M. François d’Alançon. Merci, monsieur le secrétaire général, pour cette intervention très concrète qui nous permet de mesurer les difficultés que rencontre l’application des décisions de la Cour européenne des droits de l’homme.

M. ROBERT BADINTER, ANCIEN GARDE DES SCEAUX, ANCIEN PRÉSIDENT DU CONSEIL CONSTITUTIONNEL.

L’unique avantage de l’âge – quand on ne perd pas la mémoire ! – est de vous offrir une longue perspective, certes rétrospective, mais qui vous permet de projeter l’avenir, à défaut d’y appartenir.

S’agissant du Conseil de l’Europe, je ne dissimule pas – j’en suis fier, au contraire – ma passion et ma fidélité. Il y a, heureusement, des amours qui durent. Je suis né à la vie judiciaire lorsque le Conseil de l’Europe a été créé. Je ne ferai pas pour autant aujourd’hui la rétrospective de ce qui fut, me contentant de dire que, de tous les moments de ma vie publique, deux sont à mes yeux particulièrement importants : chacun ici devinera le premier sans que j’aie besoin d’y insister ; quant au second, j’ai eu l’immense privilège de me rendre, mandaté par le président Mitterrand, à Strasbourg, le 3 octobre 1981, pour y ouvrir aux justiciables français l’accès à la Cour européenne des droits de l’homme. C’est une cause pour laquelle nous avions beaucoup lutté, en vain.

« La France, patrie des droits de l’homme » : j’ai toujours eu un demi-sourire en entendant cette formule, à laquelle on recourt volontiers dans les instances internationales. Disons-le clairement : la France n’est pas, hélas, la patrie des droits de l’homme ; il suffit de regarder son histoire depuis deux cent cinquante ans pour en être convaincu. La France est en revanche la patrie de la Déclaration des droits de l’homme. Et, dès lors qu’elle a été la première à énoncer ainsi, pour l’ensemble du continent européen et, au-delà, pour l’humanité toute entière, la Déclaration des droits de l’homme, indépendamment de la qualité incomparable du texte, la moindre des choses, pour la nation française, serait de demeurer constamment fidèle à ce qui constitue, moralement, philosophiquement, politiquement, le moment le plus beau de son histoire.

Si je rappelle cela, c’est parce que nous sommes à un moment de crise, en Europe, de la construction européenne. Je suis un Européen farouche ; je ne dis pas « intégriste », on comprendra pourquoi, mais « plus Européen que moi, tu meurs » ! La raison en est simple : j’ai vécu, adolescent, l’occupation nazie de la France ; étant alors très jeune, et étant juif, je sais parfaitement ce que signifie la valeur des droits de l’homme, pour lesquels je n’ai jamais cessé de militer. Aujourd’hui, face à l’« europessimisme », je m’insurge. Il faut tout de même revenir à la réalité : de toutes les régions du monde, l’Europe est celle où les droits de l’homme sont non seulement le mieux énoncés, mais le mieux protégés, le mieux garantis, le mieux défendus au profit des citoyens de toute la planète.

Il y a certes ailleurs des États, comme l’Australie, où les droits de l’homme sont fortement protégés. Mais ce qui caractérise notre système et qui fait sa valeur, c’est qu’aux garanties nationales, en effet assez heureusement répandues aujourd’hui – sinon universelles, tant s’en faut, et il y aurait beaucoup à dire à cet égard –, s’ajoute un système incomparable de garantie internationale, plus particulièrement juridictionnelle. Je salue à ce propos le président Costa.

Et, dans ce système de garantie, c’est vous, monsieur le secrétaire général, qui, incarnant l’institution, jouez le rôle essentiel. C’est le Conseil de l’Europe qui est, en Europe, le foyer des droits de l’homme. C’est lui aussi qui a fourni aux différents États européens, par le nombre de conventions élaborées en son sein – nous en sommes à 218, dont la plus importante est bien évidemment la Convention européenne des droits de l’homme –, par le nombre d’instances, de comités et de groupes qu’il abrite – je me garderai d’en faire l’inventaire, le plus important étant le Comité européen pour la prévention de la torture –, non seulement un champion, mais une lumière qui éclaire l’avenir des droits de l’homme. Ce n’est pas un reflet, un miroir : c’est un phare.

La grande avancée et la grande originalité de l’institution est la Cour européenne des droits de l’homme, fondée sur la Convention européenne des droits de l’homme et sur ses protocoles annexes. Lorsque l’on en parle à l’étranger avec les magistrats de l’ordre le plus élevé, c’est-à-dire les membres des cours constitutionnelles ou suprêmes, ceux-ci reconnaissent et admirent l’avancement – je ne dirai pas la suprématie – de l’Europe dans ce domaine. S’il n’est pas seulement quantitatif, il est vrai qu’aucune juridiction n’a sous son imperium autant de justiciables : ils se comptent en centaines de millions, ce qui représente à la fois une satisfaction et une charge à assumer ; à cet égard, je ne trouve pas que les différents États européens donnent au Conseil, en particulier à la Cour, les moyens que celle-ci appelle et mérite.

Certes, il y a une crise. Certes, nous venons d’être témoins du coup le plus dur jamais porté à la construction européenne – un coup qui est aussi inconséquent, car l’on n’a pas bien réfléchi à ce qui allait advenir. Je veux parler du Brexit. Il s’agit d’un désastre, dont les premières victimes seront les Britanniques eux-mêmes. Mais il est tout récent et je ne sais pas, non plus que beaucoup, comment nous pourrons résoudre le problème de la sortie d’un État de l’Union, laquelle n’a jamais été prévue. Toujours est-il que l’Union n’est pas la seule menacée, car le Conseil de l’Europe et la Cour européenne des droits de l’homme ne sont pas toujours vus avec la tendresse que j’ai évoquée tout à l’heure et qui appartient aux véritables Européens. La Cour n’est pas sans ennemis ; de fait, j’ai souvent eu l’impression, en parlant avec d’éminents juristes britanniques, d’une qualité souvent exceptionnelle, qui lui ont d’ailleurs donné des présidents et des juges du plus haut niveau, qu’elle n’était pas l’enfant chéri de nos amis d’outre-Manche.

J’ai même le souvenir d’avoir entendu aux Communes, où je me trouvais par pur hasard, Mme Thatcher, qui avait beaucoup de talent et un caractère – comment dire ? – altier, expliquer que le Royaume-Uni ne se soumettrait jamais aux diktats – le terme n’était peut-être pas heureux – d’une institution cosmopolite. Scandale épouvantable le lendemain ; excuses du ministre des affaires étrangères du Royaume-Uni : l’adjectif n’avait rien de péjoratif et faisait simplement référence au caractère international de la Cour…

Quoi qu’il en soit, j’ai souvent eu le sentiment que, pour nos amis britanniques, on pouvait dire « civilisation en deçà du Channel, barbarie judiciaire au-delà ! »

Nous verrons ce qu’il en adviendra. Mais je rappellerai en quelques mots tout ce que nous, Français, devons à la Cour européenne des droits de l’homme concernant les grandes questions qui se sont posées dans notre ordre judiciaire depuis trente à quarante ans, depuis que nous avons levé les réserves. Citons celle, pour moi évidemment majeure, de l’abolition de la peine de mort ; le régime de la garde à vue ; la lutte contre des conditions de détention que certains rapports ont jugées indignes, voire confinant à la torture, pour notre plus grande honte – une question qui n’est pas absolument réglée au moment où je parle, mais sur laquelle le Conseil de l’Europe, lui, a pris position. S’y ajoutent le problème permanent des délais de procédure ; celui, que l’on pourrait aujourd’hui considérer comme presque résolu, du statut du ministère public ; les droits des homosexuels, etc. Bref, l’apport à l’État de droit, en France, du Conseil de l’Europe, particulièrement de la Cour, est considérable.

Sur une question dont j’observe avec une grande inquiétude le développement défavorable, la condamnation à des peines dites perpétuelles, qui apparaît comme une inclination de plus en plus communément répandue face aux terroristes, il serait temps de se souvenir – cela s’applique aussi à l’époque actuelle et à des lois récentes – que la Cour européenne des droits de l’homme a pris une position de principe, la seule qui vaille du point de vue de l’effectivité, de la sécurité, de la réponse à l’angoisse justifiée de la population, mais aussi des exigences premières de l’humanité. La Cour a eu l’occasion de dire à plusieurs reprises, et encore récemment, que, si l’on pouvait accepter que des États inscrivent dans leur législation des peines dites perpétuelles – en France, le nouveau code pénal, issu de la commission de révision que j’ai présidée pendant des années et de la discussion parlementaire dont j’ai soutenu une partie, le prévoit –,la perpétuité n’a jamais voulu dire l’obligation de détenir un condamné jusqu’à sa mort. La perpétuité, c’est la disposition par laquelle on peut maintenir en détention celui qui fait l’objet de la sanction tant qu’il présente encore un danger pour la société des hommes libres si, comme il se doit, il regagne celle-ci, ce qu’il doit faire par étapes successives, bien entendu. Ce n’est pas : « Vous êtes aujourd’hui condamné ; regardez bien le mur devant vous : vous ne verrez plus jamais que lui, jusqu’à la fin de vos jours. » Et, puisque la salle où nous nous trouvons porte le nom de Victor Hugo, je citerai l’un de ses propos admirables, parmi beaucoup d’autres dans ce domaine : « Il est un droit qu’aucune loi ne peut entamer, qu’aucune sentence ne peut retrancher : le droit de devenir meilleur. »

Ainsi, le système vers lequel nous allons, pour répondre politiquement au terrorisme alors que la bonne réponse n’est pas celle-là, est contraire aux arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme. En tout état de cause, il faut qu’au moment du prononcé de l’arrêt, c’est-à-dire lors de la condamnation à perpétuité, l’on indique à quel moment au plus tard on réexaminera nécessairement le cas : à quel moment l’on reposera la question dite de l’aménagement de la peine, ce qui ne veut rien dire d’autre que la voie vers un retour progressif – ici, après plusieurs décennies – à la société des hommes libres, pourvu que l’on ne soit plus confronté à une dangerosité extrême. Il s’agit d’une exigence, et cette exigence doit demeurer. Or je n’en ai pas vu la trace dans les dernières dispositions votées par le Parlement immédiatement après les attentats de Nice.

Si j’évoque cela, c’est parce que nos sociétés, particulièrement en France, sont confrontées à la très grande atteinte aux droits de l’homme, à la très grave menace pour la vie et l’intégrité physique des citoyens que représente le terrorisme. Je ne prends pas cette menace à la légère. Je ne peux pas dire, bien que nous oubliions vite, que nous ne l’avons pas déjà connue. J’ai souvenir d’un certain nombre d’attentats lorsque j’étais ministre : le Proche-Orient tout entier venait régler ses comptes à Paris – les Arméniens, les Turcs, les différentes factions palestiniennes entre elles ou avec des membres de l’ambassade des États-Unis. Je n’ai jamais oublié l’horreur d’un attentat comme ceux de la rue Marbeuf, de la rue de Rennes, du train Capitole qui allait vers Toulouse. Je pourrais hélas poursuivre cette sinistre énumération. Ainsi va l’histoire : il y a des périodes où le terrorisme explose et où nous y sommes exposés.

À cet égard, je vous dirai ce que je n’ai jamais cessé de répéter. Bien entendu, l’État de droit ne doit pas être confondu avec l’état de faiblesse. S’il existe dans l’appareil policier, judiciaire ou législatif un manque, un défaut, il faut y remédier. J’aimerais toutefois citer à ce sujet un mot qui devrait continuer de nous servir de devise ou d’exemple. Il émane du grand juge Frankfurter, magistrat à la Cour suprême des États-Unis. C’était sous Roosevelt, pendant la guerre. Au FBI qui venait et revenait demander toujours plus de pouvoirs, et toujours moins de mesures de sauvegarde des libertés, il dit en substance – c’était à l’époque de John Edgar Hoover – ceci : « La Cour vous a écouté avec une grande attention. Je vous répondrai immédiatement, avant même que vous ne développiez vos arguments, que la sécurité constitue un impératif pour un grand État démocratique, mais qu’un grand État démocratique repose sur plusieurs principes qui doivent s’inscrire, avec des garanties, dans l’État de droit. Soyons clairs : si ce que vous demandez apparaît indispensable à la sécurité des États-Unis compte tenu de ces garanties, la Cour vous écoutera avec encore plus d’intérêt. Mais s’il s’agit simplement de permettre au FBI d’exercer des contrôles ou d’entreprendre des procédures, en particulier des écoutes, qui ne nous paraissent pas absolument nécessaires à la sécurité des États-Unis, nous ne sommes pas là pour vous donner des commodités ni pour assurer votre réputation au sein de la communauté américaine : nous sommes là pour défendre les principes sur lesquels repose notre démocratie. »

Les principes sur lesquels repose la démocratie, nul n’en est plus conscient que les magistrats de la Cour européenne des droits de l’homme, mais je voudrais que l’on en soit pénétré. Si l’État de droit n’est pas l’état de faiblesse, il n’est pas non plus un panneau d’affichage pour ceux qui aiment à prendre des postures devant l’opinion publique. Là se situe la ligne rouge.

En ce qui concerne le terrorisme, rien ne serait plus dommageable à notre démocratie et aux principes pour lesquels nous avons tant combattu, que de sacrifier ces principes fondamentaux à des exigences qui ne soient pas impératives. En particulier, à l’époque où nous sommes, nous devons prendre garde à ceci : d’aucune manière – j’y insiste – ne doit être mise en cause de manière globale une partie de la communauté nationale, celle qui pratique la religion musulmane. Ce serait le pire des renoncements à nos principes. Ce serait aussi la pire des injustices car, comme en fait état un think tank anglais qui suit ces questions de très près, 85 % des victimes du terrorisme dans le monde sont des musulmans. Et l’on ne peut pas confondre toute une communauté soudée, ou qui pourrait l’être, par une religion que ses docteurs en théologie déclarent être une religion de paix et de fraternité, avec des terroristes qui veulent leur imposer leur sinistre interprétation de l’islam, que réfutent les mêmes docteurs en théologie. C’est essentiel.

Voilà ce qu’il convient de garder en mémoire. Aux heures d’épreuve, il faut maintenir fermes les principes qui ont fait la force morale de nos démocraties. Comme il faut aussi que l’État de droit ne soit pas l’état de faiblesse, tout l’art des juristes et des cours suprêmes consiste à distinguer très exactement ce qui, à cet égard, ne peut être touché de ce qui peut être modifié et amélioré. Fort heureusement, le progrès est dans ce domaine à la mesure de la capacité d’invention des juristes, laquelle est illimitée – mais pas s’agissant des principes, jamais !

J’étais à New York pendant la guerre en Irak. Je me suis rendu à Washington pour participer à une réunion de la Brookings Institution où il était question des lois qui venaient d’être adoptées, et j’y ai dit ceci : « Ne vous faites pas d’illusions. Nous, Français, avons vécu ces épreuves, et nous avons cédé à ce que les théologiens catholiques appelleraient la tentation diabolique. Nous avons, au cours de ce que l’on osait alors appeler les “événements” d’Algérie mais qui, en réalité, étaient la guerre d’Algérie, jeté par-dessus bord nos principes. Les lois qui ont été adoptées à cette époque, dont je peux dire que je l’ai bien connue, étaient des lois d’exception ; elles ont amené à déférer à l’action de parachutistes qui, après tout, n’avaient pas été élevés dans la plus pure orthodoxie des juristes respectueux de toutes les nuances du droit – ce n’était pas leur fonction et nul ne pouvait les en blâmer, on ne les avait pas chargés de cela. La violence d’État, la torture, la législation et les juridictions d’exception : de tout cela la Quatrième République, et particulièrement, me semble-t-il, le gouvernement socialiste de l’époque, ont fait un usage détestable. Nous avons protesté, lutté, combattu – sans guère de succès, il faut bien le dire. Un mouvement mondial portait vers la décolonisation, le moment était venu, en Algérie comme ailleurs. Nous avons voulu arrêter le cours de l’histoire, nous avons utilisé des procédés que nous croyions efficaces ; mais nous n’avons pas arrêté le cours de l’histoire et nous en avons gardé la honte jusqu’à ce jour. Dans votre cas », ai-je ajouté à l’intention de nos amis américains, « la cause était juste au départ. Mais vous êtes en Irak, et vous avez recours au Patriot Act et surtout à la détention à Guantanamo ; vous ne triompherez pas en Irak, et vous garderez la honte de Guantanamo. Et, croyez-moi, cette honte dure longtemps. Pour une démocratie, c’est une forme de cancer que d’accepter de violer les principes de l’État de droit. Ne cédons pas. »

Si je rappelle ces précédents funestes, c’est parce que nous connaissons une épreuve qui n’est pas près de cesser. Le terrorisme est abominable. Mais son premier ennemi, c’est la démocratie et ce sont nos libertés. Si, à l’occasion du combat pour ces libertés, nous commençons par les sacrifier, alors nous sommes aveugles, car nous ne ferons ainsi que nourrir davantage le terrorisme.

Quelle est la vraie raison pour laquelle les Israéliens, qui n’ont jamais cessé d’être confrontés au terrorisme, n’ont pas voulu instituer la peine de mort pour les terroristes ? « Jamais ! », disait à ce sujet le général Dayan, qui n’était pourtant pas d’un tempérament extrêmement sensible – il avait d’autres qualités, dont l’érudition ; mais c’était la guerre, et il rendait à son État de grands services dans ce domaine. Pourquoi s’y refusait-il ainsi ? Des impératifs moraux entraient certes en jeu, mais ce n’est pas sous cet angle qu’il présentait les choses. « Si l’on condamne à mort un terroriste », disait-il en substance, « sans parler du procès, qui sera une véritable tribune, on se retrouvera au lendemain de l’exécution avec une légende, un héros – évidemment pervers à nos yeux, mais qu’est-ce qu’un héros sinon celui qui donne sa vie pour la cause qu’il sert ? Combien, parmi les jeunes gens qui soutiennent les mêmes convictions – que nous jugeons à juste titre abominables –, s’engageront et fonderont des commandos portant le nom de celui que l’on aura exécuté ? Rien ne serait plus dommageable et stérile : dommageable à nos principes, stérile du point de vue de l’efficacité – et dangereux. »

Je ne ferai pas du général Dayan ma référence habituelle au sujet des droits de l’homme. Mais il nous faut méditer cette leçon. Un grand film, intitulé Pourquoi nous combattons, était montré à tous les GI’s partant pour l’Europe. À chaque instant de la lutte justifiée contre le terrorisme, rappelons-nous, de même, pourquoi nous combattons. (Applaudissements.)

ECHANGES AVEC LA SALLE

M. Petar Pop-Arsov, représentant permanent de l’ex-République yougoslave de Macédoine auprès du Conseil de l’Europe.

(Interprétation de l’anglais.) Merci, monsieur Rouquet, pour l’organisation de cette excellente réunion.

Ma question s’adresse à M. Robert Badinter, personnalité très célèbre en Macédoine. En 1991, vous avez effectivement présidé, monsieur le ministre, la commission d’arbitrage de la Conférence européenne pour la paix en Yougoslavie, qui a recommandé que la Communauté européenne reconnaisse la Macédoine, étant entendu que celle-ci, comme la Slovénie, présentait les garanties nécessaires en termes de respect des droits de l’homme et du point de vue de la paix et de la sécurité internationales. De surcroît, en 2001, après le conflit qu’a connu notre pays, un principe a été adopté, selon lequel les décisions relatives aux minorités nationales requièrent une double majorité – la majorité des membres du Parlement et la majorité des représentants des minorités –, ce que nous appelons le « principe de Badinter », la « majorité Badinter ». Ce système a été institué pour éviter que les minorités nationales ne soient victimes de violations des droits de l’homme.

Protéger les droits de l’homme en Europe, créer une famille européenne unie, prévenir les risques de guerre en Europe : telle est l’idée qui a présidé à la création du Conseil de l’Europe, et un système complexe de conventions et de textes juridiques a été élaboré pour régler le fonctionnement de l’organisation. À votre avis, ce système constitue-t-il une base solide sur laquelle s’appuyer pour réaliser l’ambition des pères fondateurs du Conseil de l’Europe ? Ne peut-il être utilisé par les États membres pour défendre leurs intérêts et positions propres et éviter de respecter leurs obligations en matière de respect des droits de l’homme ? Le président de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a évoqué le fait que certains oublient les idéaux des pères fondateurs, et le Secrétaire général du Conseil de l’Europe, quant à lui, a dit qu’il ne fallait pas oublier la Déclaration universelle des droits de l’homme.

Mme Maryvonne Blondin, sénatrice, membre de la délégation française à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe.

Je voudrais vous remercier, monsieur le ministre, d’avoir parlé de la Cour européenne des droits de l’homme avec tant de passion, de conviction et de force. Cependant, siégeant à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe depuis 2008, j’ai l’impression que nous n’avons pas pris toute la mesure de l’importance de la désignation des juges représentant les différents pays au sein de cette Cour européenne des droits de l’homme. Certes, une petite commission a maintenant été mise en place, mais il faut être très vigilant dans le choix des juges.

Par ailleurs, quelles sont les missions de cette Agence européenne des droits fondamentaux ? Viendraient-elles en doublon par rapport à celles de la Cour européenne des droits de l’homme ? Relevons, à la suite du président René Rouquet, qu’elle dispose, effectivement, d’un budget important, tandis que la Cour européenne des droits de l’homme doit faire avec ce qu’elle a.

Mme la présidente Danielle Auroi, présidente de la commission des affaires européennes de l’Assemblée nationale.

Je remercie les uns et les autres de leurs interventions. Ma question s’adresse à M. Robert Badinter.

N’assistons-nous pas à une forme de dérive ? Nous entendons de plus en plus, dans toute l’Union européenne, une petite musique selon laquelle les réfugiés seraient de possibles terroristes. Comment combattre cette dérive au nom de laquelle certaines dispositions sont prises ici ou là, souvent dans les pays candidats à l’entrée dans l’Union européenne ? Je songe notamment à la Macédoine. Cette petite musique m’inquiète. Auriez-vous des conseils à nous donner à ce sujet ?

M. Robert Badinter.

Chère Maryvonne Blondin, en ce qui concerne la Cour européenne des droits de l’homme, je pense que le président Costa vous répondra tout à l’heure bien mieux que je ne saurais le faire. Par ailleurs, je me garderai bien de formuler un jugement sur des choix exercés en matière budgétaires, mais il faut reconnaître que, depuis l’origine, le Conseil de l’Europe est le parent pauvre de la construction européenne. On aime donc les discours, mais moins le prix de la mise en œuvre des principes énoncés… Je le regrette, et vous avez bien fait de rappeler cette réalité.

La question des migrants, dont je crois qu’elle a déjà été évoquée par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, est un problème considérable. Je n’ai pas été heureux de certaine modification de langage, de certain glissement dans la terminologie employée pour désigner ceux qui, souvent, traversent dans des conditions atroces les mers. Il y a les titulaires du droit d’asile, qui, en vertu de conventions spécifiques, ont des droits précis, et il y a tous les autres. Pour ma part, je comprends très bien pourquoi on fuit, pourquoi on veut aller ailleurs, sauver sa vie, échapper à l’extrême misère, à un avenir complètement bloqué – c’est notamment le cas des jeunes. Je le comprends très bien, mais, juridiquement, cette question ne peut, à mon sens, être réglée que par l’Union européenne tout entière, le continent européen tout entier – je suis sans illusion sur ce que pensent certains pays, mais vous ne pouvez régler cette question, sinon par un accord intereuropéen. Vous aurez des ruptures, vous aurez des effets d’appel, vous aurez des courants qui se porteront ici plutôt que là ; cela ne peut être réglé que sur le plan européen, et c’est, à mes yeux, une priorité.

Pour le reste, je trouve que nous n’en faisons pas assez, même – parole pour moi scélérate – sur le plan répressif, s’agissant des trafiquants. Des crimes tout simplement abominables sont commis, et, alors que nous entendons si souvent des appels à la répression, notre action n’a pas l’efficacité requise face à des criminels de cette envergure, dépouillés de toute humanité.

Pardonnez-moi, monsieur l’ambassadeur, mais je n’ai pas compris votre question posée en anglais…

M. François d’Alançon.

Si j’ai bien compris, la question était de savoir si la Convention européenne des droits de l’homme était le seul fondement juridique des décisions des juges de la Cour.

M. Robert Badinter.

Ce n’est pas le seul. Leurs décisions procèdent de nombreuses sources…

M. Petar Pop-Arsov.

(Interprétation de l’anglais.) Ma question était la suivante : pensez-vous que les textes et conventions forment une base solide pour réaliser l’idéal des pères fondateurs du Conseil de l’Europe, ou ne constituent-ils pas un système susceptible d’être utilisé par les États membres pour défendre leurs propres positions et intérêts politiques ?

M. Robert Badinter.

Je salue à travers vous, monsieur l’ambassadeur, un pays qui m’est cher, pour lequel je crois avoir en effet travaillé heureusement.

Le système est compliqué. Je laisse au président Costa la charge de définir en quoi les garanties nationales et supranationales font que le jeu de la Convention européenne des droits de l’homme et les jurisprudences nationales est complexe et, hélas, engendre des retards dans la résolution des problèmes. Cependant, tel qu’il est, c’est à ce jour le meilleur système de garantie internationale, et je ne pense pas qu’il faille accorder de crédit à l’hypothèse que vous envisagez.

Je vous ferai une confidence. Dans les juridictions internationales comme dans les cours constitutionnelles, la vitesse à laquelle ceux qui ont le sens de la justice – et l’on peut présumer que les membres de ces instances l’ont – deviennent ingrats à l’égard de leurs autorités de nomination est frappante. Ils se pénètrent de l’esprit de corps, qui, en l’occurrence, est simplement l’esprit de justice.

(Suspendue à onze heures trente, la séance reprend à onze heures quarante-cinq.)

M. François d’Alançon.

Dans le cadre de la seconde partie de cette table ronde, nous entendrons trois intervenants : Mme Cécile Coudriou, vice-présidente d’Amnesty International ; M. Jean-Claude Mignon, ancien président de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe ; Mme Anne Brasseur, ancienne ministre du Grand-Duché de Luxembourg et ancienne présidente de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe.

MME CÉCILE COUDRIOU, VICE-PRÉSIDENTE D’AMNESTY INTERNATIONAL FRANCE.

Je vous remercie tout d’abord d’avoir invité Amnesty International à participer à une si belle initiative.

Je commencerai par rappeler le rôle spécifique d’Amnesty International auprès du Conseil de l’Europe. Je poursuivrai par un rapide bilan, du point de vue des droits humains, illustrant les menaces qui pèsent sur cette institution et sa crédibilité ; le risque serait que l’idée selon laquelle les droits humains sont dépassés fasse son chemin. Loin de m’arrêter à un constat alarmant, je ferai aussi, au nom d’Amnesty International, des propositions pour renforcer le Conseil de l’Europe, plus indispensable que jamais.

Vous le savez, Amnesty International entretient un dialogue constant, parfois ferme, mais toujours respectueux et constructif, avec des acteurs étatiques et des institutions internationale, qu’elles soient régionales, comme l’Union européenne, ou multilatérales, comme l’Organisation des Nations unies. Amnesty International est aussi un interlocuteur privilégié du Conseil de l’Europe grâce à son statut consultatif. Notre organisation a joué un rôle clé dans la construction et la défense de la Cour européenne des droits de l’homme, et elle contribue, bien sûr, à l’élaboration des nombreuses conventions du Conseil de l’Europe. La recherche conduite par Amnesty International sur les violations des droits humains dans divers pays alimente régulièrement les recommandations que le Conseil de l’Europe fait aux États membres pour réformer législations nationales et pratiques administratives. Amnesty International s’emploie à protéger l’autorité et l’efficacité du Conseil de l’Europe. C’est dans ce sens qu’elle a également contribué aux travaux sur la réforme de la Cour européenne des droits de l’homme. La réputation d’Amnesty International se fonde sur son indépendance et son impartialité, auxquelles nous veillons particulièrement pour mener à bien nos actions ; c’est d’autant plus indispensable que c’est le plus souvent sous cet angle que les autorités mécontentes d’être épinglées par notre organisation tentent parfois de la discréditer.

Il est important de prendre la mesure des menaces qui pèsent sur la crédibilité du Conseil de l’Europe. Je commencerai par l’Azerbaïdjan. Pendant qu’il présidait le Comité des ministres en 2014 et au-delà, ce pays poursuivait sa politique de répression contre les dissidents, activistes, journalistes et défenseurs des droits ; pendant la période qui a précédé les Jeux européens de Bakou, cette répression est même devenue particulièrement féroce. Autre ombre au tableau, de taille, des organisations non gouvernementales (ONG) telles que la nôtre se sont vu interdire l’entrée du territoire azerbaïdjanais.

Quelques bonnes nouvelles, quand même. Depuis le début de cette année, douze prisonniers d’opinion ont été libérés. Dix l’ont été en mars à la suite d’une décision de la Cour européenne des droits de l’homme, selon laquelle la détention de Rassoul Djafarov, défenseur des droits humains que son action au moment du concours de l’Eurovision à Bakou a rendu célèbre, contrevenait à la Convention européenne des droits de l’homme. Cette décision a eu un impact, puisqu’elle fut immédiatement suivie de la libération d’autres prisonniers. Il en reste derrière les barreaux, mais l’impact direct qu’ont les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme lorsqu’elle joue pleinement son rôle mérite d’être souligné.

Quelques mots sur la répression en Turquie à la suite de la tentative de putsch. Il convient de bien distinguer ce qui est légitime – la protection de la population contre un putsch militaire violent et la traduction en justice de ses instigateurs – d’une réponse qui va bien au-delà et entraîne de graves violations des droits humains. Amnesty International a condamné sans ambiguïté ce putsch, tentative de renverser par la force un gouvernement démocratiquement élu, et les violences qui l’ont accompagné sont bien sûr inacceptables. Elle a appelé à des enquêtes en vue de poursuivre les coupables. Il est cependant intéressant de noter qu’elle a été accusée de ne pas l’avoir fait, d’être partiale, voire de défendre les putschistes, précisément au moment où elle a dénoncé aussi les excès de la répression et les risques qui pesaient sur l’État de droit et le respect des droits humains. Une équipe de chercheurs d’Amnesty International avait rencontré des avocats, des médecins et un membre du personnel pénitentiaire, et elle avait jugé crédible leurs informations, qui faisaient état de disparitions forcées, de difficultés à bénéficier d’une véritable défense, de procès inéquitables, et, pire, de mauvais traitements dans des lieux de détentions officiels ou non-officiels. Le putsch ayant été attribué à Fethullah Gülen, la riposte est manifestement allée bien au-delà de la faction de l’armée jugée responsable, s’apparentant davantage à une purge sans précédent de supposés soutiens gülenistes dans des domaines divers tels que les médias et les services publics, notamment la justice et l’éducation.

En ce qui concerne la Russie, Amnesty International reste très préoccupée par le renforcement de tout un arsenal législatif qui permet de restreindre considérablement les libertés individuelles, telle la liberté d’expression et de réunion. Au mois d’août dernier, par exemple, dans le sud du pays, des agriculteurs et des camionneurs ont été placés en détention dite « administrative » simplement pour avoir voulu organiser une manifestation pourtant pacifique contre la corruption. Par ailleurs, les défenseurs des droits des lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres (LGBT) continuent de faire l'objet de poursuites, voire de persécutions, sous le prétexte qu’il faudrait protéger les mineurs de ce qu’on appelle en Russie la « propagande » de l’homosexualité, et, depuis 2012, une loi oblige les ONG à s’enregistrer comme agents extérieurs dès lors qu’elles reçoivent des fonds de l’étranger. Aujourd’hui, ce sont plus de 140 organisations qui ont été touchées par cette mesure – pour l’anecdote, notre propre bureau de Moscou a été perquisitionné deux fois l’an dernier. Enfin, notre rapport You don’t exist a montré que le conflit en Ukraine a occasionné de nombreuses violations, de part et d’autre il faut le dire : arrestations arbitraires, détentions secrètes, torture et mauvais traitements. Ce conflit et l’annexion de la Crimée ont conduit l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe à décider une suspension du droit de vote de membres de la délégation de la Fédération de Russie. On se rend compte qu’il est difficile de dénoncer fermement des violations des droits sans rompre le dialogue quand on voit que la réaction de la Russie a été de cesser toute coopération avec l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe.

Autre sujet de préoccupation pour Amnesty, la crise des réfugiés concerne l’Europe entière. Or, à l’exception de l’Allemagne, l’Europe a fait trop peu pour répondre à l’ampleur d’une crise sans précédent : 20 millions de réfugiés dans le monde, dont 86 %, il faut le rappeler, sont accueillis dans les pays en développement. L’Europe n’arrive toujours pas à mettre en place une politique migratoire, une politique d’asile basée sur l’anticipation et la coordination, et la plupart des pays refusent toujours un système de répartition en vertu duquel ils prendraient leur juste part dans l’accueil des réfugiés. Le Conseil de l’Europe s’inquiète comme nous de la construction de cette Europe forteresse, qui érige des murs, ferme ses frontières, notamment sur la route des Balkans, et inflige de mauvais traitement à des personnes réfugiées cherchant à passer malgré les barbelés. Nous avons le sentiment, il faut bien l’avouer, d’être trop peu entendus. Pour bien trop d’États, l’idée selon laquelle toute personne en danger peut fuir son pays et demander refuge dans un autre semble aujourd’hui dépassée. À cet égard, le rôle du Conseil de l’Europe est majeur, tant du point de vue des principes, qu’il lui incombe de rappeler, que dans leur application, via la Cour européenne des droits de l’homme. Frontières, accès au territoire, accueil des migrants, protection des réfugiés devraient être pensés non comme une juxtaposition de sujets nationaux mais bien comme un sujet d’intérêt commun. Or après avoir laissé à la Grèce et à l’Italie le soin de gérer seules l’afflux des migrants, c’est à présent à la Turquie que l’Union européenne externalise, si j’ose dire, grâce à l’accord conclu au mois de mars dernier, la gestion des réfugiés, qui semblent devenus des marchandises. Nous attendons donc du Conseil de l’Europe qu’il continue de dénoncer haut et fort cet accord entre l’Union européenne et la Turquie et qu’il encourage une véritable solidarité non seulement envers les réfugiés mais aussi entre les États membres. Le Conseil doit faire entendre sa voix sans dissonance entre son secrétaire général et, par exemple, le commissaire aux droits de l’homme, comme ce fut un peu le cas au moment de l’accord entre l’Union européenne et la Turquie.

Disons maintenant quelques mots de la lutte contre le terrorisme et de ses dérives. Amnesty International l’a toujours répété : la protection du droit à la vie et à la sécurité est un but légitime, mais ne saurait être accomplie au mépris des droits humains. Notre critique des programmes de surveillance généralisée ou des périodes prolongées d’état d’urgence se fonde sur le droit international ; nous avons le droit, de notre côté, qui impose une proportionnalité des mesures, un contrôle parlementaire et judiciaire, un équilibre des pouvoirs. Las, ce discours de défense des principes, des valeurs et des droits humains, fondé en l’occurrence sur le droit international, est de plus en plus délégitimé au nom de la sécurité. Dans un débat qui oppose faussement liberté et sécurité, l’argument que l’on nous assène est que la sécurité est la première liberté. Et lorsque la société civile, dont nous, ONG, faisons partie, s’insurge, elle est parfois accusée, au mieux, d’être déconnectée de la réalité, ce qui n’est pourtant pas le cas, et, au pire, de faire le jeu des terroristes. Amnesty International est pourtant sur la même ligne que le Conseil de l’Europe, qui s’est lui aussi inquiété des risques de dérive de l’état d’urgence en France dès sa seconde prolongation.

Nous observons une évolution inquiétante, qui concerne plus particulièrement la Cour européenne des droits de l’homme. Cette institution est celle dont le système est le plus avancé en termes de protection des droits de l’homme, mais un risque de discrédit pèse bel et bien sur elle si les États membres eux-mêmes ne respectent pas les arrêts rendus et cherchent à contourner le système. C’est le cas en Russie, où une loi permet à la Cour constitutionnelle de décider si la Convention contrevient à la législation russe ; le cas échéant, elle n’est pas applicable. Autant dire que la qualité de partie à cette Convention est alors nulle et non avenue… L’Azerbaïdjan est en train de prendre le même chemin, et les menaces britanniques de retrait inquiètent aussi.

L’article 46 de la Convention européenne des droits de l’homme stipule que les arrêts définitifs de la Cour européenne des droits de l’homme sont contraignants et doivent être appliqués, mais le rapport du Comité des ministres pour l’année 2015 révèle une augmentation drastique et alarmante du nombre de décisions non appliquées, passé de 278 en 2011 à 685 ; leur proportion atteint aujourd’hui 55 %. Malgré l’entrée en vigueur du protocole n° 14, aucune procédure n’a été engagée contre les États membres qui n’ont pas respecté les décisions de la Cour.

Alors, les droits de l’homme sont-ils « une idée dépassée » ? Certainement pas, mais, au contraire, un combat à poursuivre et à intensifier. N’en oublions pas les origines : après les horreurs de la guerre, c’est la conscience aiguë de ce que l’homme peut faire à l’homme qui a conduit à proclamer cette Déclaration universelle des droits de l’homme à l’ONU et à inventer le Conseil de l’Europe pour porter ce message : « Plus jamais ça ! » Ce n’est pas l’œuvre de doux rêveurs, c’est au contraire celle de personnes qui ont pris la mesure de la nécessité absolue de préserver ces droits fondamentaux pour tous, mais tout cela n’a pas de sens si les États parties ne respectent les principes édictés que lorsque cela les arrange. Face au risque d’une perte d’autorité et d’efficacité de la Cour, il est de la responsabilité du Conseil de l’Europe d’adopter une posture plus ferme et de rappeler les États à l’obligation de coopérer et d’appliquer ses arrêts. Il y a toujours eu des tentatives de discréditer ce projet universaliste, au cœur de la Déclaration universelle des droits de l’homme mais aussi de la Convention européenne des droits de l’homme, de discréditer les valeurs prônées par ce Conseil de l’Europe, mais la virulence des attaques atteint aujourd’hui des sommets. N’oublions pas que ceux qui assènent que les droits de l’homme seraient une idée dépassée sont d’abord ceux-là mêmes qui les violent. Les organes de défense des droits humains des Nations unies, la Cour pénale internationale et les mécanismes régionaux comme le Conseil de l’Europe sont fragilisés si les gouvernements eux-mêmes cherchent à échapper à toute procédure de suivi ou à contourner les règles. Face à la menace de sortie formulée par plusieurs pays – le Royaume-Uni, avec le Brexit, mais aussi la Russie ou encore l’Azerbaïdjan –, Amnesty International souhaite renforcer les liens entre ses sections nationales et l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, avec le Conseil de l’Europe dans son ensemble. Il s’agit de combattre cette tentation.

Un autre facteur conduit la population elle-même à se détourner de cet idéal universaliste des droits humains : la peur. Celle-ci et son corollaire, le repli sur soi, sont de plus en plus palpables. Le climat anxiogène, déjà favorisé par la crise économique, est aggravé depuis quelques années par l’ampleur des migrations et, bien sûr, la menace terroriste constante. Chacun sait combien la peur est tout sauf propice à la réflexion et à la solidarité. À cela s’ajoute une remise en cause du caractère universel et indivisible des droits humains au profit d’une approche relativiste qui prône un retour aux valeurs dites traditionnelles.

Rassurez-vous : au-delà de ce bilan inquiétant, je conclurai par quelques recommandations. Le climat actuel rend certes notre travail plus difficile mais il faut redoubler d’efforts pour sensibiliser aux droits humains et les défendre haut et fort contre des tentatives de remise en cause. Pour cela, les ONG comme la nôtre et les organisations comme le Conseil de l’Europe sont plus que jamais indispensables. Elles peuvent œuvrer à la prise de conscience du public, encourager les débats nationaux. Cela doit sans doute passer aussi par davantage de communication, y compris sur les réseaux sociaux, pour que chacun prenne bien conscience de l’importance de son action et de son bilan. Les États membres doivent également faire face à leurs responsabilités en termes de financement – cela a déjà été rappelé – car les droits de l’homme sont non pas un luxe dont on peut se passer mais le fondement même de toute démocratie qui se respecte. Or, depuis plusieurs années, le budget du Conseil n’a pas augmenté. Enfin, un autre type de soutien est essentiel pour soutenir des efforts locaux de promotion de cette cause. Le Conseil de l’Europe doit renforcer son soutien à la société civile, notamment aux défenseurs des droits, qui prennent parfois bien des risques. Il faut accroître le nombre de rencontres avec eux et ainsi envoyer un signal fort pour contrecarrer les menaces dont ils font l’objet et réaffirmer les valeurs universelles de respect de la dignité humaine, d’égalité des droits, de liberté, de fraternité entre les peuples et de solidarité. Le lancement par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe d’une campagne « Non à la haine » est une excellente initiative, plus que bienvenue, et nous avons été ravis de participer à sa présentation au Sénat.

Continuons ensemble ce beau combat qu’est la défense des droits de l’homme. (Applaudissements.)

M. JEAN-CLAUDE MIGNON, DÉPUTÉ, ANCIEN PRÉSIDENT DE L’ASSEMBLÉE PARLEMENTAIRE DU CONSEIL DE L’EUROPE.

Je voudrais d’abord remercier notre collègue René Rouquet d’avoir organisé ce colloque consacré au Conseil de l’Europe, qui est en effet plus indispensable que jamais. Nous nous posons aujourd’hui deux questions. D’abord, la défense des droits de l’homme en Europe est-elle une idée dépassée ? Je répondrai que non. Ensuite, comment faire en sorte que le Conseil de l’Europe ait un avenir ? Je dirai que cela dépend de nous, parlementaires, ainsi que des États membres du Conseil de l’Europe qui sont désormais pas moins de 47. Il faudrait y ajouter les observateurs et les divers partenaires pour la démocratie.

Le constat s’impose qu’il ne faut plus fonctionner comme dans les années 1990. Nous avons la chance de posséder cette organisation, qui est la plus ancienne organisation paneuropéenne qui existe. Son avenir repose sur nous. Si cela ne fonctionne pas, nous devons nous remettre en cause.

Car l’on nous a légué un outil extraordinaire, une vraie boîte à outils pour faire respecter les droits de l’homme sur le continent européen. Encore faut-il que nous sachions ouvrir cette boîte et que les instruments que nous y trouvons soient en état de marche. Encore faut-il aussi que nous ne recréions pas ailleurs, au sein de l’Union européenne, ce qui existe déjà en matière de droits de l’homme.

Je voudrais particulièrement saluer M. Gianni Buquicchio, président de la Commission de Venise, ici présent. L’institution qu’il préside est fantastique, comme je peux le dire d’expérience, pour y avoir siégé. L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) a quant à elle la singularité d’être une assemblée qui n’est jamais la même d’une session à l’autre, car elle est composée de délégations de 47 parlements pour lesquels des élections sont organisées constamment ici ou là. Aussi faut-il reprendre et réexpliquer en permanence à ses membres ce que sont ses missions. Trois rapports importants ont récemment traité ce sujet du Conseil de l’Europe et du rôle de l’APCE.

Cher René Rouquet, je suis d’accord avec toi pour dire que nous devons nous recentrer sur nos missions d’origine. Mais une meilleure communication est également nécessaire entre les différents organes de l’APCE, qui apparaissent parfois comme autant de tours d’ivoire, qu’il s’agisse de la Commission de Venise, de la Cour européenne des droits de l’homme, du Comité de prévention de la torture, du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux, ou encore des organes chargés de lutter contre les contrefaçons, la corruption ou la traite des êtres humains.

Il faut par ailleurs éviter de nous concurrencer avec l’Union européenne. Lorsque j’étais président de l’APCE, je me suis efforcé de faire en sorte que les relations soient harmonieuses. Le constat n’en demeure pas moins que certains membres du Conseil de l’Europe sont membres de l’Union européenne, mais que d’autres ne le sont pas. Or, force est de noter que les parlements de ces derniers s’investissent davantage dans la vie de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Pour ceux qui sont membres de l’Union européenne, il apparaît parfois comme une organisation subalterne, objet d’interrogations existentielles au nom desquelles son budget reste bloqué au même niveau, ce qui n’est pas acceptable.

Oui, cher René, je suis totalement d’accord avec toi pour dire que nous devons faire de la politique et sortir du consensus mou, qui nous rappellerait presque le titre de certain film du début des années 1970, Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil. Quand il n’y a pas d’accord entre nous, nous devons le dire. Sous prétexte de respecter le consensus, nous ne pouvons pas voter toujours à l’unanimité résolutions et recommandations – les secondes devraient d’ailleurs être plus nombreuses.

Mais nous devons aussi faire de la diplomatie parlementaire, domaine où la commission des affaires politiques de l’APCE a le plus grand rôle à jouer. C’est notre rôle, même si cela heure parfois les diplomates. Lorsque j’étais président de l’APCE, j’ai mis autour d’une même table ses membres d’Arménie et d’Azerbaïdjan – dont l’un nous fait aujourd’hui l’honneur de sa présence – pour tenter de trouver une solution au conflit gelé entre leurs deux pays. Même si notre collègue ici présent est d’un autre avis, je reste à cet égard convaincu que seul le groupe de Minsk détient les clefs de cette solution.

Quant à la Turquie, elle désigne non moins de dix-huit titulaires et de dix-huit suppléants au sein de l’APCE. Elle était présente dès l’origine au sein de l’organisation. Mais ce n’est pas parce qu’elle apporte une importante contribution qu’elle aurait tous les droits. Nous ne pouvons tout accepter d’elle et je m’inscris en cela en faux contre certains des propos tenus ce matin par M. Thorbjørn Jagland, secrétaire général du Conseil de l’Europe. La purge va-t-elle continuer en Turquie ? Il me semblerait bon qu’à l’occasion de la prochaine session de l’APCE, nous débattions sur les pouvoirs de la délégation turque – plutôt d’ailleurs que de son éventuelle exclusion, car nous avons vu, dans le cas de la Russie, qu’une telle mesure ne pouvait conduire qu’à la rupture du dialogue.

Monsieur le président Costa, vous m’avez beaucoup appris sur le fonctionnement de la Cour européenne des droits de l’homme et sur le protocole n° 14 de la Convention. Nous avons œuvré pour que les États membres ratifient ce dernier, alors que la France elle-même ne l’avait pas encore fait. Les juges de la Cour sont élus par l’APCE et je sais que votre successeur veille à la conformité des candidatures avec le profil requis, ces juges étant tout de même élus pour neuf ans. Une sous-commission chargée d’examiner ces candidatures en rend compte devant l’ACPE, mais beaucoup de ses membres continuent de ne s’appuyer que sur le curriculum vitae des candidats. Des élections à deux tours ont lieu, à chaque session, pour désigner titulaires et suppléants. Disons-le sans ambages : nous assistons parfois à une grande loterie. Un déplacement à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), à Luxembourg, m’en a beaucoup appris sur le mode de désignation de ses membres, dont nous pourrions nous inspirer.

J’en viens au problème du monitoring, pratique de suivi des engagements introduite à l’initiative de la Finlande dans les années 1990. Il est bon qu’il ait été réformé et que, grâce à lui, chaque pays soit désormais amené à faire régulièrement son examen de conscience, en vertu de ce qu’on appellerait aux Nations unies l’examen périodique.

Oui, monsieur Badinter, les droits de l’homme sont en danger. Mais nous disposons d’un outil extraordinaire pour les faire respecter : le Conseil de l’Europe. À nous de jouer ! (Applaudissements.)

MME ANNE BRASSEUR, ANCIENNE PRÉSIDENTE DE L’ASSEMBLÉE PARLEMENTAIRE DU CONSEIL DE L’EUROPE.

Je voudrais d’abord féliciter notre collègue René Rouquet de nous avoir rassemblés ici et le remercier de m’avoir adressé cette invitation. Il me semble que nous devrions mener ce genre de réflexion plus souvent.

Comme hommes et femmes politiques, nous sommes victimes de la numérisation de l’information, qui nous oblige à réagir dans l’instant plutôt qu’à anticiper et à envisager les problèmes sur le moyen et sur le long terme. Ainsi, nous ne prenons plus assez le temps de la réflexion. Nous sommes victimes des sondages d’opinion. Pour y remonter, nous consultons des spécialistes : ils nous suggèrent d’émettre ces petites phrases qui vous nous propulser à la une… Ce faisant, le temps de la réflexion nous manque.

Serions-nous encore capables de créer aujourd’hui le Conseil de l’Europe et de faire adopter la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ? Disons-le franchement : non. Certes, il n’est pas possible de comparer la situation actuelle avec celle de 1949. Mais nous devons nous inquiéter d’une tentative de repli sur soi devant une mondialisation qui nourrit la peur. Car cette peur est utilisée par les populistes et par les nationalistes désireux d’entraver les libertés fondamentales. Or il n’y a pas de démocratie sans état de droit. La situation actuelle trouve ses causes dans la crise économique, le repli sur soi étant la conséquence de la montée du chômage, tandis que nous traitons la crise migratoire d’une manière dont nous ne saurions être fiers.

Nous n’avons pas su anticiper, mais avons voulu faire croire à nos opinions publiques que les problèmes viennent d’ailleurs, tout comme leur solution. Souvent dénoncé, « Bruxelles » n’est pourtant pas une machine anonyme, comme nous tendons parfois à le faire croire. Le discours politique porte donc une part de responsabilité dans la situation actuelle.

Les institutions européennes et nos systèmes démocratiques nationaux sont sous pression. J’y vois trois grandes causes : la pauvreté, la corruption et la haine. C’est pourquoi je suis particulièrement heureuse que M. Thorbjørn Jagland, secrétaire général du Conseil de l’Europe, m’ait proposé de conduire la campagne « Non à la haine » du Conseil de l’Europe. Nous nous sommes déjà réunis dans ce cadre à Paris, jeudi dernier, au Sénat. Certes, le gouvernement français n’a pas encore adhéré à cette campagne. Mais j’ai bien retenu que M. Harlem Désir nous a dit ce matin qu’il ferait son possible pour l’encourager à le faire.

Après la chute du Mur de Berlin et les élargissements successifs de l’Union européenne, beaucoup d’États membres du Conseil de l’Europe ont pu dire que l’Union européenne serait amenée à reprendre les fonctions de ce dernier. Mais le désenchantement ne s’est pas fait attendre, lorsque nous avons compris que tous les problèmes ne trouvaient pas leur solution dans l’adhésion à l’Union européenne. Cela a pu sembler donner gain de cause aux populistes, en laissant s’installer le sentiment, ou l’impression, que l’organisation n’était plus qu’une société sans communauté, ou une Gesellschaft ohne Gemeinschaft, pour le dire avec les mots du sociologue allemand Ferdinand Tönnies.

De cette organisation, la Cour européenne des droits de l’homme est le cœur. Je vous remercie au passage, monsieur le président Costa, d’être présent parmi nous. Malheureusement, beaucoup de ses arrêts ne sont plus respectés. L’état de droit est pourtant la condition sine qua non de la démocratie et du respect des droits de l’homme.

Nous assistons en ce moment, dans de trop nombreux pays, à une dictature de la majorité fondée sur le principe que le vainqueur aux élections devrait rafler tous les prix – the winner takes it all, comme le disent nos amis anglophones. Je salue donc l’initiative de notre collègue Michele Nicoletti, qui appelle à la réunion d’un sommet des chefs d’État et de gouvernement du Conseil de l’Europe. Car ce sont eux que nous devons convaincre.

J’en viens à la décision politique prise par l’Union européenne d’adhérer à la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. En décembre 2014, la Cour de justice de l’Union européenne a voulu y mettre un frein. Il s’agit pourtant d’une décision politique. À cet égard, je rappelle que M. Jean-Claude Juncker, alors premier ministre luxembourgeois, avait même déclaré un jour devant l’APCE que le processus d’adhésion devait aller assez vite. C’était en 2006…

Non moins de 218 conventions ont été adoptées par le Conseil de l’Europe. Il faudra à mon sens les revoir, car certaines n’ont jamais été ratifiées, tandis que d’autres, qui l’ont été, n’ont jamais ensuite été appliquées. Elles ont pour le moins besoin d’un lifting.

Le monitoring est quant à lui un mécanisme indispensable. Si, sur les routes, il n’y a pas de contrôle des limites de vitesse, nous savons qu’elles ne seront pas respectées. Je regrette donc que les décisions de la commission de monitoring soient de plus en plus critiquées par les États membres eux-mêmes. Je pense aussi qu’une commission du parlement national devrait suivre dans chaque État membre l’exécution des décisions de la Cour européenne des droits de l’homme dans le pays.

En ce qui concerne la visibilité de l’organisation, il me semble primordial que nous nous ressaisissions et que nous nous concentrions sur l’essentiel. Aujourd’hui, l’intervention de M. Robert Badinter aura été pour nous une source d’inspiration. Monsieur, vous êtes un exemple de défense des droits de l’homme, pour lesquels vous avez mené et continuez de mener aujourd’hui un combat courageux. Continuez à nous servir d’exemple ! À nous de reprendre la balle.

En conclusion, je dirai que nous n’avons pas de solution toute faite à proposer. Nous ne devons cependant pas abandonner, car ce serait donner leur chance aux fossoyeurs de la démocratie et nous rendre ainsi coupables. (Applaudissements.)

ECHANGES AVEC LA SALLE

Mme Ingjerd Schou, présidente de la délégation norvégienne à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe.

(Interprétation de l’anglais.) D’abord, il me semble plus que jamais nécessaire que le Conseil de l’Europe ne joue pas l’homme-orchestre. Au moment même où nous devons nous exprimer et le défendre au sein de nos États, il faut repréciser ses objectifs pour que la communication passe.

Je m’inquiète ensuite de la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne. Car il n'affecte pas seulement cette dernière. Je crains qu’il n’encourage aussi ce pays à ne plus suivre les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme, ce qui minerait l’autorité de cette dernière.

M. Samad Seyidov, président de la délégation azerbaïdjanaise à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe.

(Interprétation de l’anglais.) Nous devons parler des vraies réformes du Conseil de l’Europe. Que faut-il faire ? Nous avons entendu que la Cour européenne des droits de l’homme est importante, excellente. Les institutions du Conseil sont pourtant en crise, et c’est bien la raison d’être de notre réunion.

La pratique du monitoring n’a pas amélioré la mise en œuvre de la convention, mais plutôt conduit à l’humiliation des États parties. Nous observons aujourd’hui la désintégration du Conseil de l’Europe. Malgré les beaux discours sur les droits de l’homme, son budget ne cesse de baisser en termes réels. La recette contre le déclin serait d’admettre que certaines choses ne vont pas, là comme ailleurs dans d’autres organisations internationales. De grands États, tels le Royaume-Uni, État fondateur, ou la Russie, ne sont pas totalement acceptés au sein de l’organisation, tandis qu’un pays comme l’Azerbaïdjan ne peut toujours y faire valoir son point de vue. Cette situation appelle des mesures fortes et spéciales.

M. Ivan Soltanovsky, représentant permanent de la Fédération de Russie auprès du Conseil de l'Europe.

(Interprétation de l’anglais.) Si nous nous réunissons aujourd’hui, il y a des raisons importantes pour cela. À nos yeux, cette institution reste valable et nous envisageons avec confiance son avenir. Les points positifs relatifs à elle sont plus nombreux que les points négatifs. Nous sommes cependant en face de problèmes systémiques. Avant de convoquer un sommet des chefs d’État et de gouvernement, les membres du Conseil de l’Europe doivent retrouver davantage d’unité et définir un ordre du jour commun.

S’agissant de la lutte contre le terrorisme et du protocole qui y est consacré, le Conseil de l’Europe a su montrer son efficacité. Mais quant au respect des droits de l’homme dans le domaine du sport, il n’en est rien. Comment se fait-il que le Conseil de l’Europe ne se soit pas exprimé sur l’exclusion des Jeux olympiques de certains athlètes russes ?

L’APCE a pour fin d’initier le dialogue entre parlementaires. Y marginaliser la Russie ne sert donc à rien. Gardons-nous d’appliquer deux poids et deux mesures.

S’agissant de la Cour européenne des droits de l’homme, nous ne contestons pas ses décisions, mais leur qualité. Ses juges doivent prendre en compte les particularités nationales des États parties à la convention, ainsi que leurs constitutions nationales, par exemple lorsqu’ils se prononcent sur la situation des détenus dans les prisons. La décision rendue sur ce point a posé des difficultés à notre propre cour constitutionnelle, même si elle a su heureusement les surmonter.

Pour revenir à la question d’un éventuel sommet, je redis qu’une confiance mutuelle accrue est nécessaire pour l'organiser. Sa préparation devrait également être méticuleuse et éviter, là encore, de reposer sur l’application de deux poids et de deux mesures.

Aujourd’hui encore, une confusion générale continue de régner entre Conseil de l’Europe et Union européenne. La Russie est pourtant membre du premier, alors qu’elle ne l’est pas de la seconde. Je regrette que nous observions des conflits de compétences entre les deux organisations. L’adhésion de l’Union européenne à la Convention européenne des droits de l’homme devrait du moins permettre de favoriser la naissance d’un espace juridique unifié avec l’Union européenne.

M. François d’Alançon.

Mesdames, messieurs, je vous remercie. Il est temps maintenant de suspendre nos travaux, pour les reprendre après le déjeuner.

Suspendus à douze heures trente-cinq, les travaux reprennent à quinze heures.

Seconde partie

« Comment faire en sorte que le Conseil de l’Europe
ait un avenir ? »

M. René Rouquet, président. Pour entamer cette seconde table ronde, je propose à M. le Secrétaire général du Conseil de l’Europe de réagir aux interventions de la matinée.

M. THORBJØRN JAGLAND, SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DU CONSEIL DE L’EUROPE.

(Interprétation de l’anglais.) Le Conseil de l’Europe a-t-il un avenir ? Naturellement. Il est même plus indispensable que jamais, tout comme l’est la Convention européenne des droits de l’homme. C’est au sein même des États, et non entre eux, que se trouvent les menaces les plus graves qui pèsent sur la sécurité de l’Europe, comme celle de la corruption systémique, face à laquelle les organes et les mécanismes de contrôle nécessaires au respect de la règle de droit sont essentiels. Songez que la crise incroyable que connaît le voisinage européen a commencé lorsqu’un homme s’est immolé par le feu pour protester contre la corruption en Tunisie, où la révolution a ensuite connu quelque succès ; ailleurs, d’autres révolutions ont abouti à des résultats opposés, comme la guerre civile en Syrie. Aujourd’hui, l’Europe est en quelque sorte le réceptacle de ces crises nées de l’absence d’institutions démocratiques et d’État de droit. Autre problème auquel l’Europe fait face ; celui de l’intégration et des tendances xénophobes ou nationalistes qui l’accompagnent. Ces menaces viennent du cœur de nos sociétés et rendent la Convention plus nécessaire encore.

Comme le souligne souvent l’ancien président de la Cour européenne des droits de l’homme Jean-Paul Costa, la Convention ne se résume pas à un simple texte ; elle constitue tout un système qui se compose de nombreux organes interdépendants. La Cour, que tout citoyen peut saisir à titre individuel, en est la clef de voûte, mais elle dépend elle-même du Comité des ministres, qui est chargé de faire appliquer ses décisions ; de surcroît, l’action de l’un et de l’autre dépend des organes de suivi qui renseignent sur l’évolution de la situation dans les États membres. D’autres organes comme l’Assemblée parlementaire et la Commission de Venise complètent ce tableau. Pour que la Cour fonctionne correctement, toutes ces instances doivent être préservées. Cet édifice s’effondrera dès lors que l’un des États membres aura décidé de ne pas appliquer un arrêt de la Cour. Aucun n’en a encore manifesté l’intention, même si plusieurs tardent à donner suite aux jugements de la Cour. Si cela devait se produire, l’article 46 de la Convention serait bafoué, ce qui ouvrirait la voie à la désintégration du système dans son ensemble puisque tout autre État membre pourrait invoquer ce précédent pour le reproduire.

L’originalité de la Convention européenne des droits de l’homme par rapport à d’autres textes, par exemple les conventions onusiennes, tient à son caractère contraignant : les États parties sont tenus d’appliquer les décisions de la Cour. C’est un élément qu’il est essentiel d’avoir à l’esprit à l’heure où telle ou telle décision de la Cour et sa primauté dans l’ordre juridique suscitent d’innombrables débats. En matière d’interprétation de la Convention européenne des droits de l’homme, la Cour européenne de Strasbourg doit avoir le dernier mot et les États membres doivent y donner suite. Si nous parvenons à préserver ce système, la Convention est promise à un avenir radieux.

Certes, comme l’a noté M. Rouquet, cet immense édifice coûte de l’argent. À l’évidence, nous ne saurions le préserver dans un contexte de croissance budgétaire nulle.

D’autre part, le temps me semble venu d’organiser un nouveau sommet du Conseil de l’Europe. La présidence française du Comité des ministres coïncidera avec le soixante-dixième anniversaire du Conseil de l’Europe : l’occasion est toute trouvée d’envisager la tenue d’un sommet, quinze ans après le dernier sommet à Varsovie. Il serait anormal, en effet, qu’une organisation internationale comme celle-ci ne se réunisse pas de temps à autre en sommet, comme l’a fait l’OTAN à deux reprises en trois ans et comme le fait régulièrement l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) – sans parler de l’Union européenne, qui se réunit tous les mois. Il n’y a aucune raison que le Conseil de l’Europe, qui constitue le socle de l’Europe judiciaire actuelle, n’en fasse pas autant. Sans la Convention, en effet, les autres institutions européennes n’existeraient pas. Un sommet fournirait aux États membres l’occasion de réaffirmer leur adhésion aux normes et aux valeurs de la Convention, et ouvrirait la voie à l’élargissement – notamment géographique – du Conseil, dont la carte comporte encore un vide – la Biélorussie – à quoi s’ajoute le fait que l’Union européenne elle-même n’a pas encore donné suite à l’obligation qu’elle s’est donnée par le traité de Lisbonne d’adhérer à la Convention. En clair, un sommet permettrait de faire avancer la Convention et l’espace juridique européen sur bien des points.

Enfin, nous devons préserver le caractère paneuropéen du Conseil de l’Europe. L’Union européenne ne couvre pas – et ne couvrira sans doute jamais – l’ensemble du continent et, de ce fait, n’a pas, contrairement au Conseil, de compétence judiciaire sur toute l’Europe, bien qu’elle ait parfois tendance à le croire. L’OSCE, quant à elle, s’étend à toute l’Europe mais aussi au-delà, et certains de ses membres ne partagent pas les valeurs communes de l’Europe, qu’il s’agisse de certains États d’Asie centrale, par exemple, ou encore des États-Unis qui continuent d’appliquer la peine de mort. Autrement dit, le Conseil de l’Europe est la seule organisation réellement paneuropéenne dont l’ensemble des membres partagent des valeurs communes au titre de la Convention européenne des droits de l’homme. Il est indispensable de préserver ce caractère continental. (Applaudissements.)

M. René Rouquet, président. Je constate, monsieur le Secrétaire général, que vous êtes en accord avec de nombreux points soulevés ce matin. Je note la question essentielle que constitue l’évolution du budget du Conseil, qui est en quelque sorte le nerf de la guerre. J’espère d’autre part que vous pourrez dès aujourd’hui évoquer avec M. Ayrault la tenue d’un futur sommet du Conseil.

M. ALEXANDRE ORLOV, AMBASSADEUR DE LA FÉDÉRATION DE RUSSIE EN FRANCE.

Je suis particulièrement attaché au Conseil de l’Europe, auquel j’ai consacré cinq années de ma vie. Le sujet même de ce colloque – comment faire en sorte que le Conseil ait un avenir – montre que nous approchons de l’heure de vérité. Permettez-moi donc de vous donner en toute franchise mon sentiment sur l’état actuel de cette belle institution et de son avenir.

En premier lieu, il va de soi que pour avoir un avenir, une organisation doit être attrayante et intéressante pour tous ses États membres. Aujourd’hui, pourtant, ce n’est pas le cas du Conseil de l’Europe. Pour comprendre la situation actuelle, revenons en arrière. Le Conseil de l’Europe a été créé en 1949 par dix États européens pour « réaliser une union plus étroite entre ses membres afin de sauvegarder et de promouvoir les idéaux et les principes de leur patrimoine commun et de favoriser le progrès économique et social en Europe ». La Fédération de Russie a rejoint le Conseil de l’Europe il y a vingt ans, en 1996, avec les mêmes objectifs. Souvenez-vous du fameux discours prononcé par Mikhaïl Gorbatchev le 6 juillet 1989 devant l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, dans lequel il a évoqué la « maison européenne commune » et les principes universels. La Russie a rejoint le Conseil avec la ferme intention de réintégrer la famille européenne et de bâtir un État démocratique.

De ce point de vue, les vingt années qui se sont écoulées depuis ont souvent été marquées par la désillusion, voire la déception. Même si nous sommes tous en apparence attachés aux mêmes valeurs, force est de constater que leur interprétation diffère d’un côté à l’autre de l’Europe. Nous faisons face à une politique de deux poids et deux mesures, qui sape la confiance, nuit gravement au fonctionnement de l’Organisation et pourrait même lui être fatale.

Nous constatons d’autre part que les pays d’Europe occidentale n’ont aucune intention de construire une maison commune ; leur seul but est d’absorber un maximum de pays d’Europe de l’Est dans l’Union européenne. Avec l’élargissement progressif de l’Union, le Conseil de l’Europe a perdu de sa spécificité et de son autonomie, se transformant en sorte d’arrière-cour de l’Union. La domination des pays de l’Union au sein du Conseil a commencé d’étouffer cette institution, au point que l’on peut s’interroger sur la possibilité même de la coexistence entre ces deux organisations. Si cette perspective ne pose pas de problème pour certains pays d’Europe de l’Est qui considèrent le Conseil de l’Europe comme une espèce de classe préparatoire en vue d’adhérer à l’Union européenne, elle est inacceptable pour la Russie, qui n’a ni vocation ni intérêt à devenir membre de l’Union.

La Russie a rejoint le Conseil de l’Europe de son propre gré. Elle n’a aucune obligation d’en rester membre. La décision que nous prendrons le moment venu ne dépendra que de notre seule appréciation de l’utilité que présente le Conseil de l’Europe pour les objectifs que nous nous sommes fixés.

Heureusement, je ne suis pas pessimiste ; je pense que le Conseil de l’Europe a de fortes chances de retrouver sa place parmi d’autres organisations européennes. Tout d’abord, le Conseil de l’Europe demeure l’organisation paneuropéenne la plus représentative. Elle peut retrouver le rôle fédérateur de l’Europe – la grande Europe de l’Atlantique à l’Oural – qu’elle avait jadis, à condition qu’elle ne soit pas l’otage de la politique de l’Union européenne. D’autre part, le Conseil de l’Europe compte en son sein des organes uniques tels que le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux, la Conférence des organisations non gouvernementales, la Cour européenne des droits de l’homme et l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe qui, contrairement à d’autres assemblées parlementaires, joue le rôle de véritable parlement de la grande Europe.

Le troisième sommet des chefs d’État et de gouvernement du Conseil de l’Europe, qui s’est tenu à Varsovie en mai 2005, a adopté un plan d’action qui, au-delà de la promotion des valeurs fondamentales des droits de l’homme, de l’État de droit et de la démocratie, a fixé comme objectifs essentiels de l’Organisation le renforcement de la sécurité des citoyens européens et, surtout, la construction d’une Europe plus humaine et plus inclusive. Dans le contexte actuel, cette dernière tâche peut à elle seule donner du sens au Conseil de l’Europe : de toutes les institutions européennes, en effet, celle-ci est la seule qui, par sa composition et ses organes, sa proximité avec la société civile et les peuples d’Europe, est capable de l’accomplir.

Aujourd’hui, il manque au Conseil de l’Europe un objectif commun et partagé par tous les États membres, qui pourrait cimenter l’Organisation. Fixer cet objectif commun et redonner du sens à l’Organisation aux yeux de tous les États membres est la seule façon de faire en sorte que le Conseil de l’Europe ait un avenir. De ce point de vue, la proposition qu’a formulée le Secrétaire général de tenir dans un avenir proche un sommet qui permettrait de fixer ces objectifs communs me semble judicieuse. (Applaudissements.)

M. René Rouquet, président.

Je donne maintenant la parole à M. Jean-Paul Costa, ancien président de la Cour européenne des droits de l’homme, et qui continue d’en porter la parole.

M. JEAN-PAUL COSTA, ANCIEN PRÉSIDENT DE LA COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME.

J’évoquerai l’avenir du Conseil de l’Europe en prenant comme point de départ le domaine que je connais le mieux – les droits de l’homme, leur protection et la Cour européenne des droits de l’homme –, pour élargir ce champ, car il va de soi que la Cour n’est pas à elle seule le Conseil, qui se compose de nombreux autres organes importants et efficaces. Dans mes anciennes fonctions de juge puis de président de la Cour, je me suis toujours attaché à entretenir des relations institutionnelles avec les autres instances du Conseil, en particulier l’Assemblée parlementaire et le Comité des ministres.

Je ne saurais vous cacher le pessimisme que j’éprouve s’agissant de l’avenir du Conseil, lequel me semble confronté à trois problèmes principaux. Le premier tient à sa visibilité : le Conseil de l’Europe fait davantage qu’on ne le perçoit. Quelque 221 traités, protocoles et accords internationaux ont ainsi été conclus dans le cadre du Conseil de l’Europe. Sait-on – fait extraordinaire – que 158 d’entre eux, soit plus de 70 %, sont ouverts à la signature d’États non membres du Conseil, y compris d’États non européens ? Naturellement, tous ces traités ne sont pas en vigueur et certains méritent d’être dépoussiérés, et tous les traités ouverts à la signature d’États non membres n’ont pas encore été ratifiés. Certains, pourtant, sont très importants, qu’il s’agisse de la convention pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel, qui a eu une immense influence en Europe et ailleurs, de la Convention européenne d’extradition, de la Convention sur le transfèrement des personnes condamnées ou encore, plus récemment, de la Convention sur la cybercriminalité. À l’évidence, ces sujets sont loin d’être anodins. De ce point de vue, la Cour et surtout le Conseil – dont l’exposition médiatique est encore moindre – manquent de visibilité au point que l’un et l’autre sont parfois mieux connus au Japon, au Mexique, au Canada ou aux États-Unis qu’en Europe.

De même, le Conseil de l’Europe déploie sur le terrain – souvent avec l’aide politique et financière de l’Union européenne – une coopération importante qui demeure méconnue dans l’opinion publique, même bien informée. Sans doute la Commission de Venise, qui est très efficace, fait-elle exception pour deux raisons : d’une part parce qu’elle s’appuie sur un réseau de cours constitutionnelles qui ont elles-mêmes des relais auprès des juristes et des responsables politiques de leurs pays respectifs, et d’autre part parce qu’elle intervient dans des domaines très sensibles comme la rédaction de nouvelles constitutions, la justice transitionnelle, le droit de vote et l’organisation d’élections.

Quoi qu’il en soit, le Conseil de l’Europe souffre d’une médiatisation insuffisante, y compris dans son pays hôte, la France, qui a parfois tendance à oublier qu’elle abrite le siège de la plus ancienne organisation européenne. Qui connaît le Conseil de l’Europe dans les grands pays démocratiques ? Quelle est sa notoriété ? En parle-t-on souvent à la radio et à la télévision ? Si l’on évoque bien davantage l’Union européenne, ce n’est pas seulement par rapport au volume des budgets respectifs de ces organisations – même si de ce point de vue, je suis désolé que le Conseil de l’Europe soit le parent pauvre de la construction européenne – mais aussi pour des raisons d’organisation et de circulation de l’information. À cet égard, si un sommet se tenait en 2019, il faudrait prendre garde à ce qu’il ne soit pas un événement sans lendemain, médiatisé pendant quelques jours et servant de prétexte à l’absence ordinaire de visibilité.

Le deuxième problème auquel se heurte le Conseil de l’Europe tient à son effectivité. La représentante d’Amnesty International, Cécile Coudriou, a relevé le problème dramatique que constitue l’exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme. Permettez-moi sur ce point de citer deux rapports alarmants : le rapport de la commission juridique et des droits de l’homme de l’Assemblée parlementaire rédigé par Klaas de Vries et paru en septembre 2015, et le rapport très récent, publié en août 2016, de Nils Muižnieks, commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe. Quelques chiffres, tout d’abord : en 2011, 20 % des affaires pendantes devant la Cour européenne des droits de l’homme l’étaient au stade de l’exécution devant le Comité des ministres. À la fin de 2015, cette part était montée à 55 % soit plus de dix mille affaires. Autrement dit, le Comité des ministres est désormais plus embouteillé que la Cour elle-même. Il faut en moyenne quatre ans pour clore une affaire, et ces délais sont plus importants encore dans les pays où les contentieux et les problèmes en matière de droits de l’homme sont plus importants : jusqu’à dix ans en Russie, huit ans en Moldavie et sept en Ukraine. Six autres États membres du Conseil de l’Europe sont responsables de cet important engorgement au niveau du Comité des ministres : l’Italie, principalement en raison du principe de délai raisonnable de procédure, mais aussi la Turquie, la Grèce, la Pologne, la Hongrie et la Bulgarie. Ce n’est pas un hasard si plusieurs de ces neuf États ont des relations problématiques avec le Conseil de l’Europe.

Ces délais, déjà tout à fait spectaculaires en soi, s’ajoutent à la règle de l’épuisement des voies de recours internes – les justiciables ne peuvent saisir la Cour qu’après avoir donné une chance aux mécanismes internes et aux juridictions nationales de régler le problème qui se pose en matière de droits de l’homme – et aux délais devant la Cour, qui se sont un peu réduits, mais restent trop longs. Le tableau d’ensemble est effrayant.

J’apporte néanmoins une touche d’optimisme : les arrêts de principe permettent de trancher des problèmes juridiques importants ; ils ont une grande portée et induisent des changements dans les États, tarissant pour l’avenir la source de nouvelles requêtes. À cet égard, le rapport de l’Assemblée parlementaire de janvier 2016 sur la mise en œuvre des arrêts de la Cour, établi à la demande de M. Pierre-Yves Le Borgn’, montre que, au cours des dernières décennies, la jurisprudence de la Cour a eu une grande influence sur les systèmes juridiques européens dans le sens non pas d’une uniformisation – les États ayant une marge d’appréciation –, mais d’une meilleure harmonisation.

Le problème de l’exécution des arrêts est tout à fait symptomatique. Il est tout à fait exact qu’il y a une responsabilité partagée et une responsabilité des États en la matière. Quatre grandes conférences de haut niveau ont été consacrées récemment à l’avenir du système européen des droits de l’homme – ainsi que l’a souligné M. le Secrétaire général, il ne s’agit pas seulement de la Convention, mais de tout un système. Or ces quatre conférences – Interlaken en 2010, Izmir en 2011, Brighton en 2012 et Bruxelles en 2015 – ont toutes insisté notamment sur le caractère primordial, voire vital de l’exécution complète et rapide des arrêts de la Cour.

En outre, ainsi que cela a été rappelé ce matin, l’article 46 de la Convention stipule : « Les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties. » Cette règle très importante s’insère dans une règle encore plus globale, formulée à l’article 26 de la convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités : « Tout traité en vigueur lie les parties et doit être exécuté par elles de bonne foi. » M. Nils Muižnieks l’a citée dans son récent rapport. Il s’agit d’un principe fondamental du droit international public, général et impératif, souvent traduit par l’adage latin pacta sunt servanda. Malheureusement, à mon avis, certains des États qui ont signé et ratifié le Convention – peut-être sans y avoir réfléchi suffisamment – bafouent ce principe ou, en tout cas, en donne une interprétation que je ne peux avaliser pour ma part comme étant totalement de bonne foi.

Deuxième exemple, qui a été évoqué ce matin par la sénatrice Maryvonne Blondin : le problème du choix des juges siégeant à la Cour européenne des droits de l’homme. Comme vous le savez, il y a autant de juges que d’États membres, c’est-à-dire quarante-sept, et chaque fois qu’un poste de juge est vacant, l’État correspondant doit présenter une liste de trois candidats ou candidates aux suffrages de l’Assemblée parlementaire.

En 2010, à ma demande, le Comité des ministres a adopté une résolution établissant un panel de sept hautes personnalités – présidé initialement par mon prédécesseur, M. Luzius Wildhaber, et, actuellement, par M. John Murray, ancien président de la Cour suprême d’Irlande – chargé de donner un avis aux États sur les qualifications des candidats aux fonctions de juge. En effet, aux termes de l’article 21 de la Convention, « Les juges doivent jouir de la plus haute considération morale et réunir les conditions requises pour l’exercice de hautes fonctions judiciaires ou être des jurisconsultes possédant une compétence notoire. » Or, malheureusement, le panel a souvent eu l’occasion de dire que tel ou tel candidat – voire les trois – ne remplissait pas ces conditions et que, partant, la liste devrait être rejetée par l’Assemblée parlementaire. Mais, soit en raison d’un manque d’intérêt de la part de celle-ci, soit parce que ses membres siègent rarement très longtemps en raison notamment des alternances politiques – ainsi que l’a relevé M. Jean-Claude Mignon ce matin –, soit du fait de tractations, pour ne pas dire de magouilles, il arrive que l’Assemblée parlementaire passe outre l’avis du panel et élise, aux fonctions de juge, des candidats qui ne sont pas toujours qualifiés sur le plan juridique, voire moral.

Ce manque de qualité dans le mécanisme de sélection a des conséquences très fâcheuses.

D’abord, les rejets de liste causent des retards et, dans plusieurs cas, le juge non remplacé a été obligé de rester en fonctions à la Cour au-delà de la durée théorique de son mandat, ce qui est rendu possible par l’article 23 de la Convention, mais est loin d’être idéal – on n’imagine guère qu’un président de la République française reste en fonctions parce que personne ne peut se mettre d’accord sur un nom, que ce soit à gauche, à droite, ou au centre…

Ensuite, cela se traduit par un manque de crédibilité et une autorité décroissante de la Cour. On dit souvent que la Cour est une « cour suprême européenne ». Or elle a, en face d’elle, des cours suprêmes ou constitutionnelles nationales, de petits ou de grands pays, – que j’ai coutume d’appeler les « partenaires de la diplomatie judiciaire » – qui respectent d’autant mieux les arrêts de la Cour que ses juges leur paraissent eux-mêmes expérimentés et qualifiés. À cet égard, une juridiction suprême ne doit pas comporter de membres trop jeunes en son sein, car même les apparences ont une importance.

Troisième et dernier problème : un problème d’autorité du Conseil de l’Europe. Nous ne vivons pas dans un monde idéal : la sphère des relations internationales est caractérisée par la Realpolitik et les rapports de force. Nous constatons que, suivant que les États sont petits ou grands, qu’ils sont des petits, des moyens ou des grands payeurs, le Conseil de l’Europe a plus ou moins de facilité à imposer ses positions. Les cas les plus flagrants et sensibles d’inexécution des arrêts de la cour – je parle non pas de statistiques, mais d’affaires particulièrement délicates – concernent souvent des pays importants. Ainsi, la Turquie a mis plusieurs années à exécuter l’arrêt Loizidou, qui avait trait à Chypre. Le Royaume-Uni, État fondateur qui exécute en général les arrêts correctement, refuse depuis 2005 d’exécuter l’arrêt Hirst sur le droit de vote des détenus ; pourtant, la jurisprudence de la Cour sur ce point est plus nuancée qu’on ne le croit, et elle a été confirmée plusieurs fois. La Russie a refusé d’exécuter l’arrêt Ilaşcu contre Moldova et Russie, qui portait sur une affaire en Transnistrie ; en fin de compte, les condamnés ont été libérés seulement à cause de l’irréversibilité du temps : ils avaient purgé leur peine, mais aucun État n’a exécuté l’arrêt.

En outre, nous constatons que certains pays, généralement aussi des États importants, sont condamnés pour violation de l’obligation de ne pas entraver l’exercice efficace du droit de recours – article 34 de la Convention – ou pour absence de coopération visant à faciliter l’établissement des faits par la Cour – article 38 de la Convention. Je pense en particulier à la Turquie dans l’affaire Aktaş ou à la Russie dans l’affaire Chamaïev contre Géorgie et Russie.

Je mentionne, pour terminer, deux points qui me tracassent et qui concernent à la fois la Cour et le Conseil de l’Europe, mais plus encore ce dernier.

Il s’agit, premièrement, des difficultés actuelles avec plusieurs États membres, notamment la Hongrie, la Pologne et la Slovaquie, qui avaient pourtant accompli des progrès sur le chemin de l’État de droit. S’agissant de la riposte au coup d’État en Turquie, dont il a beaucoup été question, j’ai la conviction que la Turquie doit poursuive les criminels auteurs de ce putsch et leurs complices, mais il ne faut pas pour autant anéantir la liberté d’expression ou enfreindre les règles interdisant les traitements inhumains et dégradants.

Deuxièmement, alors que le traité de Lisbonne, entré en vigueur à la fin de l’année 2009, a décidé l’adhésion de l’Union européenne à la Convention européenne des droits de l’homme, un avis de la Cour de justice de l’Union européenne de décembre 2014 a mis un frein à ce processus pour une durée indéterminée. Cet épisode, qui traduit un rapport de force, me paraît tout à fait regrettable et choquant.

Quel avenir possible pour le Conseil de l’Europe ? Je crois que les réponses sont essentiellement politiques.

Pour ma part, je suis tout à fait opposé à la règle du consensus au Comité des ministres : il faudrait que le Comité prenne parfois des décisions à la majorité. Par exemple, le protocole n° 14, entré en vigueur au printemps 2010 après la conférence d’Interlaken, grâce à sa ratification par la Fédération de Russie, a créé, à l’article 46 paragraphe 4 de la Convention, un recours en manquement lorsqu’un État refuse d’exécuter un arrêt de la Cour, inspiré de celui qui existe devant la Cour de Luxembourg. Or ce mécanisme n’a jamais été mis en œuvre. Pourtant, il requiert non pas l’unanimité, mais simplement une majorité des deux tiers au sein du Comité des ministres. Il faut l’utiliser.

De même, l’article 52 de la Convention, qui prévoit des enquêtes du Secrétaire général en cas de risque de violation grave des droits de l’homme dans un État membre, semble être tombé en désuétude.

Enfin, le monitoring – surveillance – exercé par l’Assemblée parlementaire et les différents organes du Conseil de l’Europe pourrait être accru. La situation dans certains pays que j’ai cités, notamment la Pologne, la Hongrie et la Turquie, justifierait un monitoring plus attentif.

Bien sûr, tout cela est le reflet d’une crise plus générale, tant de la construction européenne, ainsi que l’a relevé M. Robert Badinter, que des droits de l’homme, de la communauté internationale et du droit international. Même la Suisse, pays traditionnellement fidèle à la Convention et au Conseil de l’Europe, envisage une votation sur la primauté du droit interne sur le droit international, ce qui me semble un précédent très fâcheux. Quant au Brexit, ses suites sont tout à fait incertaines : il se traduira par une contamination ou une réhabilitation ; en d’autres termes, soit le Royaume-Uni va se détacher davantage du Conseil de l’Europe et de la Cour, soit il va, au contraire, s’en rapprocher.

La situation est évidemment très préoccupante. Bien sûr, il y a des précédents : il va de soi que les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies ne sont pas toutes respectées ou appliquées. Le Conseil de l’Europe n’est donc pas dans une situation totalement spécifique, mais, ainsi que d’autres personnes l’ont dit avant moi, il ne faut, à mon avis, ni banalisation ni résignation. Je termine en exprimant une conviction : il est difficile d’être optimiste, mais nécessaire de l’être. Rappelons à cet égard une très belle phrase d’Antonio Gramsci : il faut avoir « le pessimisme de l’intelligence, mais l’optimisme de la volonté ». (Applaudissements.)

M. René Rouquet, président.

Merci, monsieur le président, pour cette magnifique démonstration, qui donne matière à réflexion sur les moyens de relancer le Conseil de l’Europe et d’envisager l’avenir d’une autre façon.

J’ai présenté ce matin la Commission de Venise comme un exemple de succès, y compris du point de vue de la coopération avec l’Union européenne. Soixante États ont adhéré à la Commission, dont les États-Unis. L’assemblée parlementaire suit très attentivement ses travaux. Je donne la parole à son président, M. Gianni Buquicchio.

M. GIANNI BUQUICCHIO, PRÉSIDENT DE LA COMMISSION DE VENISE.

La Commission compte désormais soixante et un États membres, depuis l’adhésion du Costa Rica cet été.

Plusieurs des points que j’avais envisagé d’aborder ont été largement évoqués au cours de la matinée : l’initiative du président Nicoletti en vue d’organiser un nouveau sommet des chefs d’État, le consensus « bloquant » auquel a fait référence M. Jean-Paul Costa ou encore l’étranglement financer du Conseil de l’Europe, avec la croissance nominale zéro de son budget.

L’Europe traverse des temps difficiles, marqués par une importante crise économique, financière, sociale et politique. Nous constatons notamment une désaffection à l’égard des partis politiques, qui va jusqu’au rejet du politique dans son ensemble, et une montée des tendances nationalistes et xénophobes. Ce n’est pas la première crise ni probablement la dernière que nous traversons depuis la Seconde Guerre mondiale. La défense non seulement des droits de l’homme, mais également de l’État de droit et de la démocratie est un processus incessant, une mission à durée indéterminée.

Aujourd’hui, les dérives extrémistes et les attaques terroristes dont plusieurs États européens ont été victimes ont exacerbé les problèmes sécuritaires, en posant la question épineuse de l’introduction éventuelle de limitations plus importantes à l’exercice des droits de l’homme, dans le cadre de la marge d’appréciation des États ou même dans le cadre de l’état d’urgence.

De plus, et c’est très important, il ne faut pas oublier que la démocratie, l’État de droit et les droits de l’homme ne sont jamais acquis de manière irréversible. Aucun État n’est à l’abri de reculs démocratiques, de montées démagogiques ou d’abus de majorité selon le triste adage « le gagnant remporte tout » – the winner takes all –, ainsi que l’a relevé Mme Anne Brasseur ce matin. Malheureusement, nous constatons aujourd’hui des tendances vers des « démocraties autoritaires » – illiberal democracies –, des incursions dans la liberté des médias, des attaques contre les journalistes ou contre le pouvoir judiciaire, etc.

Le risque d’une dégradation du niveau de protection des droits de l’homme est, par conséquent, réel et constamment présent. Le rôle de la communauté internationale et, plus encore, du Conseil de l’Europe – qui, de cette communauté, exprime ou devrait exprimer les valeurs communes, indépendamment des intérêts géopolitiques du moment – est primordial et irremplaçable. C’est un rôle de conseil, mais aussi de gardien, je dirais même de « chien de garde ». C’est aussi une responsabilité.

Aujourd’hui, nous discutons du point de savoir si la défense des droits de l’homme en Europe est une idée « dépassée ».

La volonté politique de certains États membres de soutenir notre organisation semble vaciller face au risque que leurs intérêts particuliers ne soient compromis. Et, sur des questions difficiles telles que la lutte contre le terrorisme, la lutte contre l’extrémisme ou encore l’intégration des migrants, l’opinion publique ne penche pas toujours du côté de la défense des valeurs et des idéaux européens.

Face aux échecs que connaissent les idéaux du Conseil de l’Europe et aux problèmes qu’ils rencontrent dans l’Europe d’aujourd’hui, il me semble essentiel que nous ajustions et adaptions notre stratégie et notre arsenal, notre « boîte à outils », selon l’expression de M. Jean-Claude Mignon.

La Commission de Venise existe depuis plus d’un quart de siècle. J’ai contribué à sa création, voire à sa conception. À plusieurs reprises dans l’histoire de la Commission, je me suis posé la question de l’avenir qu’elle pouvait avoir, quand elle semblait avoir atteint ses objectifs d’origine, notamment lorsque les « nouvelles démocraties » se furent enfin dotées de constitutions démocratiques, inspirées par les standards et les valeurs du Conseil de l’Europe.

Nous avons réussi à trouver des solutions, mais des nouveaux défis ont surgi et nous avons dû développer de nouvelles stratégies pour les affronter. Nul ne doute aujourd’hui que la Commission a gardé toute son utilité. Elle a donc réussi, jusqu’à présent, à s’adapter aux changements.

Pour cette raison, je souhaite vous faire part de certaines bonnes pratiques de la Commission de Venise, qui pourraient servir de pistes pour améliorer les méthodes de travail du Conseil de l’Europe en général.

Tout d’abord, quelques mots sur la Commission elle-même : comme vous le savez, elle est un organe consultatif indépendant, établi par un accord élargi auquel ont adhéré tous les États membres du Conseil de l’Europe ainsi que quatorze pays non européens. Ses atouts sont certainement la flexibilité, la réactivité, l’efficacité, la clairvoyance, mais aussi, désormais, sa réputation.

Quelles sont les bonnes pratiques de la Commission ?

Elle réagit très rapidement aux demandes d’avis et d’assistance urgentes et prioritaires. La semaine dernière, le président Agramunt lui a demandé, au nom de l’Assemblée parlementaire, de rendre un avis urgent sur les amendements constitutionnels qui seront soumis à référendum le 26 septembre prochain en Azerbaïdjan. Cet avis sera préparé au cours des jours qui viennent et sera disponible dès la semaine prochaine.

La Commission a parfois rendu des avis urgents en quelques jours seulement, lorsque la situation dans l’État concerné lui imposait d’intervenir dans de tels délais. Une procédure d’urgence a été créée. Les ressources financières – modestes – et humaines – plus modestes encore – du secrétariat de la Commission peuvent être très rapidement adaptées et redirigées. Les activités moins urgentes peuvent être reportées ; les moins importantes peuvent être annulées. Les démarches administratives et bureaucratiques sont réduites au minimum. C’est en cela que l’on peut parler d’efficacité.

Il me semble tout à fait primordial que le Conseil de l’Europe se consacre aux véritables priorités dans les États membres, au moment même où ces priorités sont identifiées. Il doit pouvoir apporter une valeur ajoutée démontrée : son action doit être prompte – il s’agit de susciter une dynamique ou momentum – et avoir un impact. Une séparation moins nette entre secteurs, une plus grande flexibilité dans le budget et dans les outils de programmation ainsi que dans les politiques de recrutement et de mobilité du personnel et, surtout, une simplification administrative et un allégement de la bureaucratie me paraissent indispensables.

La Commission a abordé les questions qui lui ont été soumises sans tabous. Depuis sa création, elle a développé une riche doctrine, résultat de l’identification des standards, de leur développement et de l’analyse comparée de l’expérience des pays membres. La Commission a maintenu sa cohérence au regard de cette doctrine.

Cependant, elle n’a pas hésité à poursuivre et à rouvrir ses réflexions lorsque les circonstances l’imposaient. Par exemple, tout en étant extrêmement attachée à l’indépendance du système judiciaire et à l’inamovibilité des juges, la Commission a reconnu, au fil des années, la nécessité d’une approche pragmatique et a accepté des procédures de filtrage – vetting – des juges lorsque le système judiciaire était atteint par un niveau grave et généralisé de corruption. Dans le même temps, la Commission a exigé que ces procédures soient assorties de fortes garanties procédurales. Une attitude d’ouverture aux préoccupations des États permet de renforcer les liens de confiance.

La Commission de Venise a établi une pratique d’intervention publique visant à défendre systématiquement les cours constitutionnelles et, plus récemment, les cours ordinaires. Elle le fait à travers des séminaires, des lettres ou des déclarations publiques de la Commission elle-même ou de son président, lorsque, dans un État membre, ces cours sont soumises à des attaques, à des pressions, à des réductions arbitraires de leur budget, au refus d’exécuter leurs arrêts ou à toute autre perturbation délibérée de leur fonctionnement. Or, malheureusement, nous en voyons de plus en plus.

La Commission estime en effet que les cours constitutionnelles et les cours ordinaires jouent un rôle à ce point essentiel dans une démocratie qu’il est impératif de réagir immédiatement et publiquement pour protéger leur fonctionnement. On peut quasiment parler d’un automatisme de son intervention, ce qui a l’avantage de protéger la Commission contre des pressions politiques qui pourraient chercher à justifier la situation ou à empêcher ces déclarations.

À mon avis, une intervention publique plus systématique du Conseil de l’Europe afin de défendre l’opposition, les médias ou la société civile des pays membres de l’organisation chaque fois qu’elles se trouvent confrontées à des menaces démontrerait la cohérence et la détermination de notre organisation et augmenterait sa crédibilité auprès des autorités et des populations, ainsi que sa visibilité, ce qui est très important aussi.

De manière récurrente, on pose la question de savoir si la Commission de Venise est un organe de monitoring – surveillance. Or elle n’en est pas un, dans la mesure où elle n’est pas mandatée pour surveiller de manière systématique la mise en œuvre d’un traité spécifique ou d’autres obligations. Ses avis juridiques fournissent néanmoins aux États et aux organes du Conseil de l’Europe, ainsi qu’à l’Union européenne, des éléments utiles afin d’évaluer le respect des droits de l’homme, la démocratie et l’État de droit dans ses États membres. En ce sens, elle contribue donc au monitoring des valeurs du Conseil de l’Europe.

Par ailleurs, force est de constater qu’il n’existe malheureusement pas d’organes de monitoring dans tous les domaines d’action du Conseil de l’Europe. C’est regrettable, et cela crée une asymétrie qui nuit à l’efficacité, à la crédibilité et à la visibilité de l’organisation. Ainsi, il manque un mécanisme de surveillance du respect de la liberté d’expression ou des médias. Les élections sont également négligées de ce point de vue. Je suis convaincu que la création de nouveaux mécanismes de contrôle dans tous les domaines prioritaires où ils manquent serait extrêmement bénéfique pour le rôle du Conseil de l’Europe dans l’avenir. De plus, la révision et la modernisation éventuelles des méthodes de travail des organes de monitoring existants permettraient à ceux-ci de réagir de manière plus flexible aux situations urgentes et prioritaires.

Je vous soumets quelques pistes de réflexion afin d’améliorer l’impact de l’action du Conseil de l’Europe dans la poursuite de ses objectifs fondamentaux. Selon moi, l’organisation devrait notamment :

– mener une action ferme et concrète pour se repositionner dans le paysage institutionnel européen en réaffirmant sa force et ses atouts pour traiter les nouveaux problèmes et en se rendant indispensable dans les processus de transformation des sociétés européennes face aux nouveaux défis ; il s’agirait d’un effort concerté et transversal au sein de l’organisation pour déterminer sa place et son rôle dans le cadre de ce processus, de manière à proposer et à réimposer dans la conscience publique un profil plus éminent du Conseil de l’Europe en tant que créateur de standards, d’une part, – il est à l’origine de quelque deux cents conventions et de plusieurs milliers de recommandations – et gardien des principes et valeurs de la démocratie, des droits de l’homme et de l’État de droit, d’autre part ;

– renforcer la transparence de son action et faire en sorte que les résultats soient non seulement plus concrets, mais aussi plus visibles par le public directement intéressé et les populations au sens le plus large ;

– repenser les méthodes de travail, la synergie et la concertation au sein de l’organisation de manière à montrer que, dans les domaines de sa compétence, l’organisation peut non seulement agir sur la base d’un programme de travail « ordinaire », préétabli, mais est aussi à même de réagir vite et de manière proactive ;

– inclure d’une manière plus constante, affirmée et visible le suivi – follow-up – parmi ses priorités, en faisant preuve d’une approche plus ferme et en essayant de sortir du cadre limité du dialogue, trop souvent confidentiel, avec les États ;

– renforcer la synergie entre les activités de monitoring et les activités d’assistance et de coopération ; veiller à assurer un lien systématique entre ces activités et à rendre ce lien visible pour les acteurs et les publics concernés ;

– repenser les procédures de manière à rendre les mécanismes de monitoring – souvent trop rigides, car ils suivent un schéma de cycles d’examen en dehors desquels le Conseil de l’Europe ne peut plus intervenir – plus souples, ce qui rendrait le Conseil à même de réagir avec rapidité à des évolutions préoccupantes dans les domaines concernés ;

– faire preuve d’une approche proactive, dynamique et moderne en matière de communication sur son action et son image ; ainsi que l’a relevé M. Jean-Paul Costa, on connaît la Cour européenne des droits de l’homme, la Commission de Venise, voire la Pharmacopée européenne, mais le Conseil de l’Europe est peu connu en tant que tel ; on le confond d’ailleurs souvent avec le Conseil européen ou d’autres institutions ;

– veiller à concentrer les ressources dans les domaines d’excellence et prioritaires.

Ce dernier point est très important : le Conseil de l’Europe fait trop de choses. Je sers l’Europe depuis exactement quarante-six ans et j’ai été témoin de toute son histoire : les secrétaires généraux successifs et les membres de l’Assemblée parlementaire ont toujours voulu concentrer les activités du Conseil de l’Europe autour de l’essentiel, mais, malheureusement, personne n’y est jamais parvenu, car chaque État a ses propres intérêts, qu’il s’agisse de la culture, de la démocratie ou de la pharmacopée – seul secteur du Conseil de l’Europe qui rapporte de l’argent.

Peut-être faudrait-il suivre l’exemple des coopérations renforcées ou celui de la Commission de Venise : pour lancer une activité importante et prioritaire, ce n’est pas la peine d’obtenir le consensus des États membres ; on peut le faire sur la base d’un accord partiel, c’est-à-dire sous la forme d’une coopération à géométrie variable. Ainsi, les États volontaires le feront et le feront bien, sans être freinés par tous les autres, qui pourront les rejoindre ensuite. Tel a été le cas pour la Commission de Venise : sa création a d’abord été refusée par le Comité des ministres à deux reprises, avant d’être avalisée, au bout de trois ans, par un accord partiel. Petit à petit, elle a prouvé qu’elle était utile et efficace, qu’elle servait les idéaux du Conseil de l’Europe. Dès lors, tous les États membres en sont devenus membres, et quatorze États non européens s’y sont associés. Il faut poursuivre davantage l’idée de coopérations à géométrie variable.

En conclusion, je tiens à féliciter M. René Rouquet d’avoir organisé le colloque d’aujourd’hui. La clairvoyance – qui est, je l’ai dit, l’une des qualités de la Commission de Venise – est une indéniable clé de succès et de survie. Le cardinal de Richelieu disait : « Rien n’est plus nécessaire au gouvernement d’un État que la prévoyance, puisque, par son moyen, on peut aisément prévenir beaucoup de maux, qui ne se peuvent guérir qu’avec de grandes difficultés quand ils sont arrivés. » Le Conseil de l’Europe doit s’en inspirer : c’est seulement en devançant les défis qui l’attendent qu’il a une chance de les surmonter avec succès. Encore faut-il qu’il se dote – ce serait la conséquence première de cette prévoyance – de l’agilité et de la flexibilité nécessaires pour réagir et agir sans délai. Telle serait ma dernière et principale recommandation. (Applaudissements.)

M. René Rouquet, président.

Vous nous avez invités à raison, monsieur le président, à nous projeter dans l’avenir en faisant preuve de la clairvoyance qui caractérisait nos prédécesseurs. Je vous en sais gré, et je vous remercie pour votre engagement tenace au service du Conseil de l’Europe.

M. MICHELE NICOLETTI, PRÉSIDENT DE LA DÉLÉGATION ITALIENNE À L’ASSEMBLÉE PARLEMENTAIRE DU CONSEIL DE L’EUROPE.

(Interprétation de l’anglais). En ma qualité de rapporteur de la Commission des questions politiques et de la démocratie de l’APCE sur l’appel à la réunion d’un sommet du Conseil de l’Europe pour défendre et promouvoir la sécurité démocratique en Europe, je remercie les orateurs qui ont appuyé cette idée. Pour avoir une issue fructueuse, le sommet doit faire l’objet du consensus le plus large. Le projet, qui figurait dans le second mandat de notre Secrétaire général, M. Thorbjørn Jagland, a été adopté par le bureau de l’Assemblée lors de sa réunion de Sofia, en novembre 2015. « Défendre et promouvoir la sécurité démocratique en Europe » : deux semaines après que de terribles attentats terroristes avaient frappé Paris, l’objectif visé ne pouvait être plus juste.

Mais le futur sommet a un but plus ambitieux encore. Il s’agit de repenser la nature et la fonction du Conseil de l’Europe, qui se trouve dans une situation nouvelle. À la phase de fondation a succédé, après la chute du Mur de Berlin, celle de l’élargissement. Le Conseil de l’Europe connaît à présent une troisième période : les pays de l’Est du continent, la Russie et la Turquie notamment, demandent que leur identité et leurs intérêts, y compris en matière de défense nationale, soient mieux respectés. Une évolution a donc eu lieu depuis l’époque précédente, pendant laquelle l’institution était plus influencée par les pays occidentaux et leurs traditions propres. Ces nouvelles demandes ne peuvent être ignorées.

Nous devons donc définir ensemble comment maintenir et renforcer l’Europe, notre « maison commune ». C’est la première de nos responsabilités : ayant reçu en héritage l’incroyable succès politique qu’est cette vaste organisation pan-européenne, nous devons aux nouvelles générations de préserver sans l’affaiblir ce que nos prédécesseurs ont construit. Notre seconde responsabilité est de déterminer comment concilier nos valeurs fondamentales – puisque le Conseil de l’Europe ne se conçoit pas sans défense des droits de l’homme, de la démocratie et de l’État de droit –, la diversité de nos membres et la nouvelle demande de prise en considération de leurs intérêts propres. Cela suppose d’établir une relation d’égal à égal dans le respect mutuel, singulièrement avec les plus petits pays. Une nouvelle phase doit donc commencer, dans laquelle les valeurs communes devront être réaffirmées de la manière la plus ferme, en évitant toute approche paternaliste.

Je m’y emploie en ma qualité de rapporteur de la Commission des affaires politiques et de la démocratie. Depuis la décision prise à Sofia, j’ai engagé des consultations visant à déterminer si l’idée de réunir un quatrième sommet du Conseil de l’Europe est jugée recevable et, si tel est le cas, sur quels sujets il devrait se concentrer, à quelle fin exacte et à quelle date. J’ai entendu avec plaisir que la délégation française serait prête à s’investir dans l’organisation de ce sommet en 2019 pour célébrer le 70e anniversaire de la première réunion du Conseil de l’Europe à Strasbourg, mais cet anniversaire important n’est pas le seul qui puisse être commémoré, et le sommet doit sans doute être réuni de manière plus urgente. Nous devrons donc discuter cette question.

J’ai adressé des courriers à toutes les délégations de l’Assemblée ainsi qu’à quatre organisations non gouvernementales importantes – Amnesty International, la Fédération internationale des droits de l’homme, la Commission internationale de juristes et Human Rights Watch. À ce jour, j’ai reçu vingt réponses des délégations nationales, et je ne tiens pas pour une coïncidence que la première, très constructive, me soit parvenue de M. René Rouquet, président de la délégation française. J’ai aussi participé à des réunions avec le secrétaire général du Conseil de l’Europe, et j’ai discuté l’idée du 4ème sommet avec les autorités de mon pays, à Rome, ainsi qu’avec le ministre allemand des affaires étrangères à Berlin. Je m’en suis aussi entretenu à Moscou, et aujourd’hui même avec M. Harlem Désir, secrétaire d’État chargé des affaires européennes en France. Je souhaite rencontrer les membres d’autres gouvernements.

Certains éléments sont essentiels au succès du futur sommet, qui ferait suite à ceux de 1993, 1997 et 2005. En premier lieu, il suppose des participants au plus haut niveau : si les chefs d’État et de gouvernement eux-mêmes ne sont pas réunis, le sommet perdra de son importance. Ensuite, des idées concrètes devront être discutées ; s’il en va autrement, au lieu de progresser, le Conseil de l’Europe risque de régresser, une menace que l’on ne peut écarter dans la situation actuelle. Enfin, il importera, pour éviter la création de nouveaux clivages, de mettre l’accent sur ce qui unit les 47 pays membres plutôt que sur ce qui les divise.

Lundi prochain sera le jour anniversaire du célèbre discours sur les « États-Unis d’Europe » prononcé le 19 septembre 1946 à Zurich par Winston Churchill. La situation, bien sûr, n’est plus la même, mais nous devons en revenir à l’esprit de ce discours, qui sous-tendait aussi l’appel aux Européens lancé à La Haye en mai 1948. Nous devons rappeler que l’objectif d’une Europe unie, c’est le respect de la dignité humaine, que la force de l’Europe ne tient pas aux armes mais à la liberté et que le plus grand danger qui la guette est la division. Nous devons prêter la plus grande attention à ces mots martelés au lendemain de la deuxième guerre mondiale.

Enfin, si nous en appelons au Comité des ministres pour qu’un sommet des chefs d’État et de gouvernement soit organisé, nous, membres de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, avons notre propre rôle à jouer, et il va bien au-delà de la rédaction d’un bon rapport. Nous devons repenser non seulement la nature et la fonction du Conseil de l’Europe mais aussi celles de l’Assemblée parlementaire elle-même. Les 47 délégations nationales doivent donc débattre de ce que sont notre identité collective, nos valeurs communes et nos principes fondamentaux, mais aussi de notre mode de fonctionnement, sans ignorer ni les conflits ni les violations avérées des règles. Ainsi marquera-t-on le point de départ d’une nouvelle coopération destinée à reconstruire le dialogue et le respect mutuel. J’espère que ce colloque, que je remercie la délégation française et son président d’avoir organisé, pourra être considéré comme la préfiguration du processus de nouvelle Constituante qui devrait être enclenché lors de notre prochaine session. (Applaudissements.)

M. René Rouquet, président.

Chacun aura compris que le rapport, déjà très complet, est en voie d’achèvement. La parole est maintenant à Mme Josette Durrieu, sans doute l’une des parlementaires qui, pour en être membre de longue date, connaissent le mieux le Conseil de l’Europe.

MME JOSETTE DURRIEU, SÉNATRICE, PREMIÈRE VICE-PRÉSIDENTE DE LA DÉLÉGATION FRANÇAISE À L’ASSEMBLÉE PARLEMENTAIRE DU CONSEIL DE L’EUROPE.

Je suis en effet membre de l’APCE depuis 1992, à ce titre l’une des parlementaires en exercice au Conseil de l’Europe parmi les plus anciennes, sans que je puisse dire si c’est un privilège ou un handicap… En faisant ce choix, j’en ai refusé d’autres. Ce matin, M. René Rouquet a eu des mots percutants, soulignant que l’Assemblée parlementaire comme le Comité des ministres doivent s’emparer à nouveau du politique. En vérité, c’est une aberration de devoir le dire. Vice-présidente de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat français, je n’aurais pas peur d’évoquer ces questions au sein de l’APCE – seulement, elle n’en débat pas. Certes, ce n’est pas sa mission première, mais tout, en ce moment, nous ramène à la question de la sécurité !

Conservant une part de la mémoire collective de l’organisation, je souligne comme vient de le faire M. Michele Nicoletti que la fondation du Conseil de l’Europe, en 1949, a été un acte politique majeur. Après la Seconde Guerre mondiale, le rêve, le grand dessein, l’idéal, c’était une Europe unie. Les objectifs visés – la réconciliation, la paix, le respect des droits de l’homme – étaient clairs et forts, et cela a marché. Puis, entre 1992 et 1994, est venue la phase de l’élargissement, à laquelle j’ai participé aux côtés de M. Miguel Ángel Martínez, alors président de l’APCE, et de Mme Catherine Lalumière, à l’époque secrétaire générale de l’institution. Quel débat que celui-là ! On s’est penché sur les atlas pour déterminer jusqu’où élargir le périmètre initial du Conseil de l’Europe. Devait-on considérer les pays des Balkans comme faisant partie de l’Europe ? Il a été décidé que oui. Mais qu’en était-il des pays du Caucase ? La réponse était plus difficile. Et que dire de la Russie, qui s’étend jusqu’à Vladivostok, au-delà de l’Oural ? On a tranché et dit « oui », à une très grande majorité, avec un enthousiasme extraordinaire assorti d’une tout aussi extraordinaire naïveté.

Nous n’avions pas véritablement évalué tous les risques que comportait l’élargissement à des pays lourds d’une histoire européenne mais aux systèmes politiques neufs à ce moment de leur histoire. Les priorités de ces pays qui, M. l’ambassadeur Orlov me pardonnera de le dire, entraient au Conseil de l’Europe libérés de l’enfermement soviétique, différaient de celles des membres anciens : ils voulaient affirmer les identités de leurs nouveaux États. Cela a nourri, un temps, le repli identitaire ; l’utilité de la démarche européenne s’est inscrite transversalement dans les débats et dans les esprits, et le Conseil de l’Europe a changé, pour le meilleur et pour le pire, car tous ceux qui nous rejoignaient arrivaient avec une légitimité absolue. Nous sommes alors entrés dans une phase plus confuse de l’histoire de l’institution, l’absence de réflexion politique permettant l’émergence de forces contraires. Je ressens que désormais, la politique se fait transversalement, dans l’Assemblée parlementaire, en dehors de nous ; je le vis mal car j’y vois un grand danger.

Nous devons maintenant nous interroger sur le devenir de l’institution, de ce creuset d’une Europe à 47, un avenir qui n’est pas assuré dans l’état d’esprit actuel. Je note d’ailleurs que si M. Jean-Paul Costa, dont je salue l’action, se déclare lui-même pessimiste, nous pouvons tous l’être un peu… M. Robert Badinter a souligné que le Conseil de l’Europe représente une garantie pour les droits de l’homme, une lumière qui brille dans les ténèbres ; mais les risques et les menaces qui pèsent sont grands.

La première menace est intérieure. Osons dire que, lorsque les frontières des pays européens définies par des traités sont menacées, cela fait imploser l’intégrité et la souveraineté des États, valeurs premières pour les pays qui ont adhéré au Conseil de l’Europe. Cela vaut pour les conflits gelés anciens comme pour les conflits nouveaux. La Crimée en est un, je le dis ici, mais au Conseil de l’Europe personne ne va jamais au bout de sa pensée car le consensus doit prévaloir. Il en résulte, comme je l’ai entendu dire, que l’institution est devenue le cimetière de toutes les affaires qui ne trouvent jamais de solution. Ces conflits dégénèrent car nous ne réglons rien, faute de moyens politiques pour le faire, et cela obstrue le débat de fond. Voilà pourquoi la politique doit reprendre ses droits.

La seconde menace est bien sûr celle qui pèse sur la sécurité du continent. Cela doit nous conduire à oser parler de défense commune, à la condition de partager le même sens de responsabilité face à une menace également commune. Française, je n’ai mesuré à quel point le terrorisme était devenu une réalité en Europe qu’après que la France eut été touchée. Nous devons débattre davantage, nous montrer plus responsables et plus solidaires. Si j’y insiste, c’est que je sens que les problèmes essentiels auxquels sont confrontés les États membres du Conseil de l’Europe ne sont pas débattus dans son enceinte. C’est délétère.

Être membre du Conseil de l’Europe signifie avoir un rôle politique et moral ; il faut être citoyen du Conseil de l’Europe. Si l’on pense réellement que l’Europe est un modèle, que les valeurs qu’elle affirme sont universelles, que le Conseil de l’Europe est le creuset d’une conscience européenne, ayons l’ambition de construire l’avenir d’une institution qui est à un tournant de son histoire. Faisons du Conseil de l’Europe une maison commune véritable en définissant des objectifs communs et en nous donnant les moyens de les mener à bien. Notre mission est, depuis l’origine, d’unir les peuples dans la paix et la justice. Je fais miens les mots de Gramsci : ayons l’optimisme de la volonté. Alors le Conseil de l’Europe aura une autre vie. Sinon… (Applaudissements.)

M. René Rouquet, président.

Je remercie Mme Durrieu, première citoyenne du Conseil de l’Europe, pour cette forte intervention.

ECHANGES AVEC LA SALLE

M. Roger Gale, président de la délégation britannique à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe.

(Interprétation de l’anglais.) Puisqu'il a été fait mention du Royaume-Uni à plusieurs reprises au cours de cette journée, au sujet du Brexit principalement, mais aussi de la Cour européenne des droits de l’homme, il me semble nécessaire de corriger certaines incompréhensions avant de faire quelques observations.

La question du Brexit a été associée à celle de la Cour européenne des droits de l’homme, mais la décision du Royaume Uni de quitter l’Union européenne n’a rien à voir avec la CEDH. Elle pourrait être liée à la Cour de justice de l’Union européenne, mais c’est un autre sujet.

L’impression a été donnée que le gouvernement du Royaume-Uni en avait assez de l’Europe. Ce n’est absolument pas vrai : le Gouvernement a fait campagne pour rester au sein de l’Union ; c’est le peuple britannique qui a pris cette décision par référendum. J’étais de l’avis opposé, j’ai voté pour le maintien au sein de l’Union, mais c’est sans importance. Le peuple britannique, souverain, a décidé de quitter l’Union car il en a assez de la bureaucratie, du gaspillage et de la corruption au sein de cette organisation, et aussi de notre impuissance à contrôler l’immigration. À titre personnel, je pense que nous allons en payer le prix en termes de sécurité, mais le fait est que le peuple britannique a pris sa décision, et nous avons le devoir, en tant que membres du parlement britannique, de la mettre en œuvre, ce que nous ferons dans les meilleures conditions possibles pour nous-mêmes et le reste de l’Europe.

L’Union européenne doit apprendre de cela. Beaucoup de personnes en France - les soutiens de Marine Le Pen et d’autres -, en Allemagne, en Espagne, en Italie, en Pologne, en Hongrie, en Autriche et même en Grèce pensent de même. Si M. Juncker pense que la vie peut suivre son cours normal, je crains qu’un réveil brutal ne l’attende. C’est d’une grande importance pour le futur du Conseil de l’Europe, et c’est pourquoi je le mentionne à ce stade.

En ce qui concerne la CEDH, je pense pouvoir dire – le Secrétaire général me corrigera si je me trompe – que le Royaume-Uni est techniquement en violation d’un de ses arrêts depuis 2005. Soyons parfaitement clairs : la CEDH n’a pas affirmé que les prisonniers devaient avoir le droit de vote ; elle a déclaré qu’il ne pouvait y avoir d’interdiction totale, ce qui est complètement différent. Le Secrétaire général et moi avons croisé le fer sur cette question en nombre d’occasions, et je crains que cela ne continue, car la question a été soumise à l’appréciation du parlement souverain du Royaume-Uni, et il a voté contre cet arrêt.

Certains disent que le gouvernement britannique devrait agir, mais il n’a aucun pouvoir pour le faire, car le Parlement est souverain. Cette décision a été prise avec l'accord des deux partis, ce n'était pas une décision du parti au Gouvernement car, au Royaume-Uni, nous pensons que la suspension du droit de vote fait partie des privations de libertés infligées aux prisonniers. Nous avons regardé comment les choses se passaient de l’autre côté de la Manche : en France, du fait du modèle inquisitoire et du Code Napoléon, des personnes peuvent être détenues en attente de jugement pendant des années. Je le sais car l’un des habitants de ma circonscription a été détenu à Lyon pendant deux ans sans être jugé ! La France n’est pas le seul pays au sein du Conseil de l’Europe à procéder de la sorte : Malte fait de même, ainsi que d’autres pays.

Je défends l’idée que garantir la liberté de mouvement est bien plus important que d’accorder le droit de vote à quelques prisonniers. Je crains que nous ne finissions par un compromis sordide, accordant par exemple le droit de vote aux prisonniers condamnés à moins de trois mois de prison. Et lors de chaque élection – il s’en tient à peu près une par an : élections générales, élections locales, élections au Parlement européen, si elles se tiennent encore... – peut-être que quelques dizaines de personnes pourront voter grâce à ce dispositif. Voilà l’enjeu de toute cette affaire.

Si l’on se projette dans l’avenir, je pensais que c’était l’objet de ce colloque, et je remercie M. Rouquet d’en avoir pris l’initiative, nous devons nous demander où va le Conseil de l’Europe.

L'aspect positif est que le Royaume-Uni veut continuer de faire partie de la famille européenne. Tout comme la France avec l’OTAN et l’Union de l’Europe occidentale (UEO), il y a une opportunité pour que la Grande-Bretagne joue son rôle au sein de l’Europe au sens plus large, celui des quarante-sept pays du Conseil de l’Europe, sans être membre de l’Union européenne.

J’ai rejoint le Conseil de l’Europe en 1985 – ce n’était pas une peine de perpétuité car j’ai eu une remise de peine pour bonne conduite ! – et il ne comptait que douze États membres à l’époque. Il y en a quatre fois plus maintenant, et les choses ont changé. M. Rouquet a parfaitement raison de dire que nous devons décider si nous sommes une assemblée parlementaire ou une organisation non gouvernementale.

Plus spécifiquement, allons-nous nous concentrer sur les questions futiles portées par des membres de l’Assemblée parlementaire soumettant résolution sur résolution sur des sujets sans importance, en fonction de la dernière ONG à les avoir contactés, tandis que la situation en Ukraine, en Crimée et dans le Donbass – je suis désolé d’avoir à vous le dire, monsieur l’ambassadeur – doit encore être résolue ? Le Conseil de l’Europe a voté des résolutions. Bien sûr, nous devons discuter, et nous sommes disposés à le faire. Mais ce sont les Russes qui ont décidé de quitter l’Assemblée parlementaire. Nous avons suspendu leur droit de vote pour de bonnes raisons : ce pays occupe le territoire d’un État membre. Ce problème sera résolu par la voie du dialogue.

S’agissant de la Turquie, le bureau de l’Assemblée parlementaire a décidé à juste titre que lors de la prochaine session, il n’y aura pas de résolution ou de rapport, mais un débat. Le bureau et le comité présidentiel ont estimé, contre l’avis de l’Assemblée, que la Turquie avait parfaitement le droit de défendre son parlement et sa démocratie contre une tentative de coup d’État. Bien entendu, nous sommes préoccupés par la situation des droits de l’homme en Turquie, comme dans d’autres pays, mais il est clair que nous devons être aux côtés d’un État qui défend sa démocratie.

Pour aller de l’avant, Je souhaite voir le Conseil de l’Europe se pencher sur les problèmes graves : la démocratie, les obligations autant que les droits des êtres humains, les droits de l'ensemble autant que ceux des minorités et des individus ; et qu’il garde un sens des proportions afin de vraiment améliorer la démocratie dans toute l’Europe. Si nous pouvons faire cela, alors oui, le Conseil de l’Europe a un futur. S’il suit l’autre voie, celle tracée par les ONG, alors je crains que ce ne soit la fin. Je vous remercie.

Mme Cécile Coudriou.

Je souhaite réagir aux propos tenus ce matin et cet après-midi par les intervenants de Russie et d'Azerbaïdjan, qui me semblent liés. Deux fois, j'ai entendu l'expression de double standard, que l'on pourrait traduire par : « deux poids et deux mesures », et le terme d'humiliation, qui m'a beaucoup frappé.

Par ailleurs, j'entends aussi le discours opposant les ONG et le Conseil de l'Europe. Il faut évidemment établir une distinction, mais n'oublions pas que nous travaillons en bonne intelligence, et que nous pouvons alimenter la réflexion. Cela ne signifie pas que l'on confonde son identité avec celle d'une ONG.

L'expression de double standard me fait réagir, car j'estime qu'il existe un risque de dérive si l'on confond le standard unique et universel des droits de l'homme, base commune, intemporelle et universelle, au fondement de la création du Conseil de l'Europe, et le fait de prendre en considération le contexte d'un pays qui a adhéré dans les années 1990 plutôt que dans les années soixante, avec des motivations et des contingences différentes.

Ces contingences doivent être prises en considération, mais le principe de base est détourné si l'on commence à parler de double standard ou d'humiliation. Cela signifie que l'on ne comprend plus le sens du Conseil de l'Europe, qui n'est pas de donner des leçons. J'espère que mon intervention ce matin, lorsque j'ai évoqué la situation de différents pays, n'a pas été comprise ainsi. Mon intention n'est en rien d'humilier ces pays, et encore moins leurs peuples, mais d'appeler à l'attention lorsque les membres mêmes du Conseil de l'Europe s'éloignent des valeurs communes qui doivent être réaffirmées encore et encore.

Il ne s'agit en rien d'humilier, mais de dénoncer les écarts entre ce qui est à l'origine de notre désir commun de faire l'Europe, de faire une citoyenneté supranationale, et le retour à un niveau purement national, en considérant que tout ce qui va à l'encontre de sa culture propre est forcément une attaque de son identité ou de sa souveraineté.

La critique systématique fondée sur l'argument du double standard me paraît donc assez périlleuse.

M. Hendrik Daems, président de la délégation belge à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe.

J'attache beaucoup d'importance à la diplomatie parlementaire, qui permet à un parlementaire national de dire n'importe quoi, à n'importe qui, à n'importe quel moment. C'est tout de même génial ! Les gouvernements doivent faire preuve de diplomatie, mais pas nous. Pour moi, c'est ce que nous devrions pouvoir faire au sein de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe. Mais lorsque tous les membres ne sont pas présents, nous ne pouvons pas partager d'idées, convaincre les collègues que ce qu'ils font n'est pas conforme à nos valeurs.

Lors du déjeuner, nous nous faisions une réflexion concernant la délégation russe. Ma position est particulière à ce sujet, je pense que si je ne peux pas parler à mes collègues russes, je ne pourrais pas les convaincre. Pour autant, ce qu'a dit notre collègue britannique est exact, ce qui s'est passé entre la Russie et l'Ukraine n'est pas anodin.

Il existe des conflits entre certains pays. Chaque fois que nous nous réunissons à Strasbourg, nous sommes témoins des conflits entre l'Azerbaïdjan et l'Arménie, entre la Russie et l'Ukraine, et probablement qu'à l'avenir, la Turquie sera également opposée à un autre État membre. Et rien n'est résolu.

Je souhaite soumettre l'idée que lorsqu'un tel conflit s'éternise, les parlementaires des États qui sont parties prenantes – conflict of interest – puissent s'exprimer sur le sujet, naturellement, mais sans prendre part aux votes. Ce ne serait pas illogique, car lorsqu'ils votent eux-mêmes, ils commencent à influencer d'autres collègues, et des petits groupes se forment autour de marchandages. Je soumets donc cette idée à notre collègue qui est en train de réfléchir au futur du Conseil de l'Europe. Il faudrait trouver d'autres moyens pour que la diplomatie parlementaire ne soit pas tuée.

Je suis parlementaire depuis trente ans. Je pense que c’est lorsque je ne peux pas m'adresser à un collègue parlementaire pour le convaincre que selon moi, il fait une erreur et ne soutient pas les valeurs partagées, que l’Assemblée parlementaire risque de mourir.

Pour en revenir au double standard, qui, franchement, existe un peu tout de même, si nous devions appliquer à la lettre la totalité des principes que nous exigeons de certains, les droits de vote devraient être retirés à d’autres délégations. Et si tout le monde avait la même réaction, nous serions très peu nombreux au sein de l’assemblée.

Je vous soumets cette réflexion sans défendre l’un ou l’autre, mais parce que je crois vraiment en la diplomatie parlementaire. Sinon, comment pourrions-nous aider l’opposition à un gouvernement qui dispose de la majorité au sein de son parlement national lorsque des valeurs universelles sont en jeu ?

M. Dmytro Kuleba, représentant permanent de l'Ukraine auprès du Conseil de l'Europe.

(Interprétation de l’anglais.) Je représente sans doute la version la plus pénible de la diplomatie intergouvernementale... Nous pouvons dire peu de chose, mais nous pouvons réfléchir beaucoup. Je suis sûr qu’il ne vous est pas difficile de deviner ce que pensent les Ukrainiens après avoir entendu certains messages aujourd’hui.

Je remercie les organisateurs de ce colloque, et je n’ai qu’une chose à dire : l’idée de dialogue est bonne, le Conseil de l’Europe a été créé à cette fin, et l’Europe est fondée sur le dialogue.

Mais une chose me laisse perplexe à propos de la situation de la délégation russe : un ensemble de résolutions a été adopté par l’Assemblée parlementaire, dressant une liste d’exigences à destination de la Fédération de Russie. Aucune n’a été mise en œuvre. La Russie occupe toujours la Crimée, menant une répression systématique à l’égard de la population et de tous ceux qui ne reconnaissent pas l’annexion. La Russie occupe toujours le Donbass, et la guerre se poursuit, ne l’oublions pas. Rien n’a changé. Quelle est la valeur du dialogue quand la pression exercée sur la Russie par la communauté internationale au moyen de sanctions, de résolutions et de messages politiques n’a pas produit d’effet ?

Les sanctions, à ce point, sont la seule façon de faire que la Russie contienne son agression, à défaut de la faire cesser complètement.

Je suis persuadé que le Conseil de l’Europe a un futur s’il applique ce qu’il demande aux États de faire, car les États se sont engagés à respecter ces règles du Conseil de l’Europe.

M. Ivan Soltanovsky, représentant permanent de la Fédération de Russie auprès du Conseil de l’Europe.

(Interprétation de l’anglais.) Je suis sûr que l’ambassadeur Orlov va répondre à plusieurs questions, mais je voudrais faire part de mon humble opinion. Je remercie les organisateurs de ce colloque ; il offre un large spectre d’opinions divergentes, et c’est important. Certaines sont provocatrices, d’autres moins.

Je partage une grande partie de vos idées, mais je ne pense pas que le consensus entrave les travaux du Conseil de l’Europe. Le consensus est l’objectif vers lequel nous devons tendre, avoir l'esprit de consensus est important. Lorsque des résolutions ne recueillent pas le consensus et sanctionnent la Russie, à l’instar de celles auxquelles mon collègue ukrainien a fait référence, cela n’augure rien de bon pour l’avenir.

Il faut trouver des compromis et les moyens d’organiser un dialogue. Si l’on essaie de punir la Russie par le biais de résolutions qui ne recueillent pas le consensus, cela ne mènera à rien.

M. Alexandre Orlov.

Je voudrais réagir à certaines déclarations. Je ne vais pas commenter ce qu’a dit mon collègue ukrainien : j’ai apprécié son anglais, c’est tout ce que je puis en dire.

Je vais réagir à d’autres choses, car nous sommes ici pour parler de l’avenir du Conseil de l’Europe, qui nous intéresse en premier lieu. Nous avons beaucoup dit qu’il fallait parler de politique au sein du Conseil de l’Europe. Nous avons aussi parlé de visibilité. Je crois que l’importance d’une organisation est jugée à la valeur ajoutée qu’elle peut apporter à la solution de tel ou tel problème. Nous savons très bien que les moyens d’agir du Conseil de l’Europe sont très limités. Le seul moyen vraiment efficace, c’est la Cour européenne des droits de l’homme. L’Assemblée parlementaire ne peut qu’adopter des résolutions, des recommandations, qui n’ont aucune force contraignante.

Nous sommes libres de parler au sein du Conseil de l’Europe de problèmes dont nous discutons aussi dans d’autres enceintes, à l’OSCE ou aux Nations unies, mais cela n’apportera rien de plus par rapport à ce qui est dit dans ces autres instances. Ce sont plutôt des débats stériles et une perte de temps, qui nous empêche de parler des vrais sujets pour lesquels le Conseil de l’Europe est un lieu unique.

Bien sûr, nous ne pouvons pas empêcher les parlementaires, qui sont avant tout des hommes et des femmes politiques, de parler de politique. Mais je crois que c’est tout de même une considération importante.

S’agissant du double standard, la chose me paraît évidente et il n’est pas nécessaire d’en discuter longtemps. Je vais donner un seul exemple : le fonctionnement du Conseil de l’Europe prévoit le système de monitoring par pays, qui est valable seulement pour les nouveaux pays membres. La Russie est placée sous ce système depuis vingt ans. Dans le même temps, des pays fondateurs sont souvent critiqués par d’autres organes du Conseil de l’Europe sur certains aspects du respect des droits de l’homme, y compris la France. Mais jamais ces critiques ne donneront lieu à un monitoring. Voilà un exemple tout à fait concret de cette politique de double standard.

J’ai aussi entendu la critique sur le repli identitaire et national. Pour moi, ce repli est salutaire. Heureusement que nous allons nous sauvegarder ! Quand j’entends que la France est une idée et pas une nation, cela me rappelle parfaitement le raisonnement soviétique. L’Union soviétique a aussi été une idée, et nous savons très bien comment tout s’est terminé. Heureusement que nous avons effectué ce repli identitaire et national qui va nous protéger de ce que va connaître l’Europe. J’espère que l’Europe ne connaîtra pas ces difficultés, mais lorsque l’on constate les problèmes qu’elle connaît sur le plan identitaire, on peut reconnaître que plusieurs approches de ce problème sont valables.

M. René Rouquet, président.

Je donne la parole, pour conclure cette réunion, à M. le Secrétaire général du Conseil de l’Europe.

Conclusion

M. THORBJØRN JAGLAND, SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DU CONSEIL DE L’EUROPE.

(Interprétation de l’anglais.) A l'heure de clore ce colloque, je pense que nous avons besoin de plus de réunions telles que celle-ci dans les parlements nationaux, afin d’appeler l’attention sur ce qu’est le Conseil de l’Europe et la Convention européenne des droits de l’homme. Beaucoup de temps s’est écoulé depuis que les parlements ont ratifié cette convention, un apprentissage est nécessaire.

Les parlements nationaux doivent aussi en faire plus pour expliquer ce que la Cour européenne des droits de l'homme veut dire lorsqu’elle rend un arrêt. Certains arrêts controversés sont présentés de manière biaisée, par exemple au Royaume-Uni.

La Fédération de Russie réussit à faire face à ce problème difficile, en dépit du fait que ce soit probablement plus difficile en Russie qu’au Royaume-Uni. La Constitution de Russie prévoit expressément que les prisonniers n’ont pas le droit de vote, mais la Cour constitutionnelle de Russie a trouvé une voie pour contourner cet obstacle, en faisant ce que M. Gale a dit que l’on pouvait faire au Royaume-Uni.

Par conséquent, si l’on explique ce que la Cour a vraiment voulu dire, il devrait être possible à la Chambre des Communes de trouver une solution. Il est vrai que cela affecte probablement très peu de personnes, et c’est pourquoi une solution devrait être possible.

À partir du moment où un État-nation invoque sa propre constitution ou son propre parlement, tout le système s’effondre. C’est un principe de la Convention de Vienne sur le droit des traités issu d’une jurisprudence de la Cour permanente de justice internationale de 1925. Si cela advient, alors le traité s’effondre.

Il est très important que tous soient égaux face à la loi, que tous soient placés sur un pied d’égalité, et que nous soyons capables de jouer le jeu ainsi. Les choses sont différentes au sein de l’Assemblée parlementaire, où tout est plus politisé, mais au niveau gouvernemental, nous devons appliquer les critères d’une manière strictement apolitique. Sinon nous serons accusés de faire de la politique. Et malheureusement, le danger existe depuis longtemps que nous ne soyons piégés dans la bataille géopolitique qui existe dans le monde et en Europe. C’est une difficulté pour nous, et je pense que nous avons été très neutres et très équitables dans notre traitement du conflit en Ukraine.

Nous devons faire ainsi au niveau intergouvernemental, qui est en charge de l’application des arrêts de la Cour. Si le Comité des ministres n’est pas équitable et apolitique dans la mise en œuvre des arrêts de la Cour, alors nous sommes perdus.

La Convention européenne des droits de l’homme prévoit que certains articles ne peuvent faire l’objet de dérogations. En Europe, selon la Cour européenne des droits de l’homme, il ne peut y avoir de peine de mort, de traitements inhumains ou dégradants, de torture, de travail forcé, ni de peine prononcée en dehors de la loi, ni de personnes détenues en prison si elles ne doivent pas y être.

Si nous permettons que de telles choses adviennent, alors la crédibilité du système conventionnel sera totalement minée. L’Europe doit être un continent ou aucune personne n’est en prison si les juridictions les plus hautes ont jugé qu’elle ne devait pas y être. La Cour a le dernier mot. En Europe, il ne peut y avoir d’Andreï Sakharov détenu.

Ce sont les principes fondamentaux qui ne peuvent faire l’objet de dérogations de par le texte même de la Convention, et on ne peut en dévier.

C’est pourquoi j’ai apprécié que M. Orlov déclare que le seul outil dont dispose le Conseil de l’Europe est la Cour. Si la Cour n’est pas respectée, nous ne serons plus qu’un ange, ou une convention de plus parmi celles qui existent aux Nations unies. L’Assemblée parlementaire est évidemment un forum politique important, mais le réel outil juridictionnel est la Cour européenne des droits de l’homme, soutenue par la volonté du Comité des ministres de mettre en œuvre ses jugements.

Il serait très important que de telles discussions se tiennent dans tous les parlements, afin que tous soient conscients de la façon dont le système fonctionne. C’est ainsi que nous aurons de bons ambassadeurs.

Un autre piège nous guette : nous connaissons de plus en plus une « diplomatie par Tweeter ». Tout le monde réagit fortement sur Tweeter avant même que les faits précis ne soient connus ! C’est difficile pour nous, car nous ne pouvons pas tweeter à propos des décisions juridictionnelles, nous devons laisser délibérer la Cour. Et avant de tweeter, nous devons au moins nous pencher sur les normes juridiques qui s’appliquent. C’est pourquoi nous ne pouvons nous exprimer comme beaucoup d’autres le font. C’est la raison pour laquelle le Conseil de l’Europe éprouve plus de problèmes de visibilité que d’autres. Mais si nous commençons à être une organisation qui « tweete », la solidité de tout le système sera en péril.

M. RENÉ ROUQUET, PRÉSIDENT DE LA DÉLÉGATION FRANÇAISE À L’ASSEMBLÉE PARLEMENTAIRE DU CONSEIL DE L’EUROPE

Je vous remercie tous d’avoir participé à ces travaux, soutenus par le Secrétaire général qui estime qu’il faut multiplier ce type de réunions. Nous en sommes tous convaincus car, au-delà de nos rencontres, la diplomatie parlementaire a sa place.

À mes débuts dans cette assemblée, lorsque je parlais du Conseil de l’Europe en France, j’expliquais que c’était de la diplomatie parlementaire. À l’époque, l’Union pour l’Europe Occidentale existait encore, et l’on y parlait de défense européenne. L’UEO a disparu et cette compétence n’a pas été reprise par le Conseil de l’Europe, mais les problèmes de défense nous concernent tous.

Le colloque s’achève à dix-sept heures cinq.

Postface de Mme Josette Durrieu,
Première vice-présidente de la délégation française à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe

Une fois encore, je remercie vivement René Rouquet d’avoir pris l’initiative d’organiser ce colloque, et l’Assemblée nationale de l’avoir hébergé.

Soixante-sept ans après sa fondation, le Conseil de l’Europe reste méconnu de nos concitoyens. On oublie souvent qu’on lui doit le drapeau européen ! Surtout, le Conseil de l’Europe, sous l’impulsion de Churchill, de Schuman, d’Adenauer, est l’expression à la fois d’un idéal, celui d’une communauté de valeurs européennes, la démocratie, les droits de l’Homme, l’État de droit, et d’une volonté politique, celle d’assurer la réconciliation et la paix durable après les horreurs de la Seconde Guerre mondiale.

Voilà pourquoi le Conseil de l’Europe est digne d’un profond respect. Je veux moi-même témoigner de mon attachement à cette institution paneuropéenne.

Car le Conseil de l’Europe, après l’élargissement réalisé notamment par le Président Miguel Martinez et la Secrétaire générale Catherine Lalumière dans l’enthousiasme qui caractérisait la période consécutive à la chute du Mur dans les années 1990, rassemble aujourd’hui la quasi-totalité des Etats et 820 millions d’Européens.

Ce faisant, le Conseil de l’Europe, qui a atteint son objectif initial, a-t-il encore un avenir ? N’a-t-il pas accompli sa mission historique, au risque d’une certaine obsolescence ? Je ne le crois pas !

On le sait, le Conseil de l’Europe est visé par diverses menaces. Il y a, bien sûr, la menace extérieure, le terrorisme, qui pèse sur la sécurité du continent européen, et qui prend aujourd’hui la forme d’attaques meurtrières dans un contexte de conflits politico-religieux. Mais le Conseil de l’Europe est aussi en proie à des menaces intérieures, peut-être les plus redoutables car elles compromettent sa cohésion et son avenir. Notons les conflits gelés Transnistrie, Haut-Karabagh, Chypre…, ou la récente remise en cause des frontières européennes par la force et par la Russie qui ne respecte ni la souveraineté ni l’intégrité d’un Etat, ni les traités internationaux. Menace aussi liée à la montée des extrémismes et des populismes de tous bords et au repli identitaire, même dans les démocraties les plus anciennes et les plus établies. Cette menace-là est lourde d’inquiétudes pour la diffusion et la consolidation des valeurs européennes et l’affirmation d’un modèle européen. Le Conseil de l’Europe est ce creuset où aurait dû se forger la conscience européenne et l’idée même de citoyenneté européenne.

Nous avons connu, et nous connaissons encore, des déceptions. La réalité est parfois éloignée de nos espérances.

Pour autant, je ne parlerai pas d’échec. Le Conseil de l’Europe maîtrise les mécanismes qui lui permettent d’affirmer encore et toujours l’effectivité des droits de l’homme avec notamment la Cour européenne de Strasbourg et la Commission de Venise.

Plus que jamais, dans le contexte difficile que nous connaissons, le Conseil de l’Europe doit poursuivre sa mission historique : unir les peuples dans la paix et la justice.

Annexe :
Liste des participants

M. Markus ADELSBACH, Conseiller - Cabinet du Secrétaire général du Conseil de l'Europe

M. Pedro AGRAMUNT, Président de l'APCE

M. François ALABRUNE, Directeur des Affaires juridiques du Ministère des affaires étrangères

Mme Francesca ARBOGAST, Secrétaire du groupe socialiste de l'APCE

M. Robert BADINTER, Ancien Ministre

M. Claude BARTOLONE, Président de l'Assemblée nationale

Mme Roxane BAUX, Assistante de Mme Gosselin-Fleury, députée

Mme Florence BECLIER, Conseillère - Cabinet du Président C. Bartolone

M. Bjørn BERGE, Directeur de Cabinet de M. Jagland

Mme Maryvonne BLONDIN, Sénatrice du Finistère

Mme Anne BRASSEUR, Ancienne présidente de l'APCE, Députée du Luxembourg

M. Gianni BUQUICCHIO, Président de la Commission de Venise

Mme Ulrike BUTSCHEK, Chargée d'affaires de l'Ambassade d'Autriche à Paris

Mme Anne CASTAGNOS-SEN, Responsable des relations extérieures d’Amnesty International France

M. Giovanni Battista CELIENTO, Président du Comité du Personnel du Conseil de l'Europe

Mme Despina CHATZIVASSILIOU, Chef du Secrétariat de la commission des questions politiques de l'APCE

M. Eric CHRISTENSEN, Secrétaire de la délégation norvégienne à l’APCE

Son Exc. Mme Theodora CONSTANTINIDOU, Ambassadrice de Chypre - Strasbourg

M. Jean-Paul COSTA, Ancien Président de la Cour européenne des droits de l'homme, Président de l'Institut international des droits de l'homme

Mme Cécile COUDRIOU, Vice-Présidente d'Amnesty International France

Mme Pascale CROZON, Députée du Rhône

M. Hendrik DAEMS, Président de la délégation belge à l’APCE

M. François D'ALANÇON, Grand Reporter au Journal La Croix - Modérateur

M. Harlem DÉSIR, Secrétaire d'État chargé des Affaires européennes

M. Xavier DUPRIEZ, Secrétaire de la délégation française à l’APCE (Sénat)

Mme Nicole DURANTON, Sénatrice de l’Eure

Mme Josette DURRIEU, Sénatrice des Hautes-Pyrénées

M. Didier EIFERMANN, Chef de la division des relations parlementaires à l'Assemblée nationale

Mme Mélina ELSHOUD

Mme Greta FAGGIANI, Membre du cabinet du Président de l'APCE

M. Jean-Claude FRÉCON, Sénateur de la Loire

M. Pierre-Alain FRIDEZ, Membre du Conseil national suisse et de la délégation suisse à l'APCE

Sir Roger GALE, Président de la délégation du Royaume-Uni à l'APCE

Son Exc. M. Javier GIL CATALINA, Ambassadeur d'Espagne - Strasbourg

Mme Geneviève GOSSELIN-FLEURY, Députée de la Manche

Mme Simona GRANATA-MENGHINI, Secrétaire Adjointe de la Commission de Venise - Conseil de l'Europe

Son Exc. M. Predrag GRGIĆ, Ambassadeur de Bosnie-Herzégovine - Strasbourg

M. Alexandre GUESSEL, Directeur des Affaires politiques du Conseil de l'Europe

Son Exc. M. Torbjörn HAAK, Ambassadeur de Suède - Strasbourg

Son Exc. Mme Astrid E. HELLE, Ambassadrice de Norvège - Strasbourg

Mme Marie-France HÉRIN, Directrice du service des Affaires européennes de l'Assemblée nationale

M. Michael HILGER, Secrétaire de la délégation allemande à l'APCE

Son Exc. M. Paruyr HOVHANNISYAN, Ambassadeur d'Arménie - Strasbourg

M. Andrej HUNKO, Membre du Bundestag, Vice-Président du Groupe pour la Gauche unitaire européenne à l'APCE

M. Thorbjørn JAGLAND, Secrétaire général du Conseil de l'Europe

Mme Marietta KARAMANLI, Députée de la Sarthe

Mme Leyla KAYACIK, Conseillère principale au Cabinet de M. Jagland

Son Exc. Mme Ágnes KERTÉSZ, Ambassadeur de Hongrie - Strasbourg

Mme Anna KOLOTOVA, Secrétaire générale du Groupe pour la Gauche unitaire européenne à l'APCE

M. Florian KORCZAK, Conseiller - Ambassade d'Autriche à Paris

M. Aleksei KOVALSKY, Conseiller - Ambassade de la Fédération de Russie à Paris

Son Exc. M. Dmytro KULEBA, Ambassadeur d'Ukraine - Strasbourg

M. Jean-Pierre LACROIX, Directeur des Nations Unies, des Organisations internationales, des Droits de l'Homme et de la Francophonie – Ministère des Affaires étrangères

Mme Sonja LANGENHAECK, Secrétaire de la délégation belge à l’APCE

Mme Anne-Yvonne LE DAIN, Députée de l'Hérault

Son Exc. M. Rudolf LENNKH, Ambassadeur d'Autriche - Strasbourg

Mme Frédérique MASSON, Suppléante du député M Guy Delcourt, député

Son Exc. M. Jean-Baptiste MATTEI, Ambassadeur de France - Strasbourg

Son Exc. Mme Satu MATTILA-BUDICH, Ambassadrice de Finlande - Strasbourg

Son Exc. M. Keith McBEAN, Ambassadeur d'Irlande - Strasbourg

Mme Florence MERLOZ, Sous-Directrice des droits de l'Homme - Direction des affaires juridiques - Ministère des Affaires étrangères

M. Jean-Claude MIGNON, Député de Seine-et-Marne, Ancien Président de l'APCE

Son Exc. M. Rémi MORTIER, Ambassadeur de la Principauté de Monaco - Strasbourg

M. Michele NICOLETTI, Président de la délégation italienne à l'APCE

Son Exc. M. Alexandre ORLOV, Ambassadeur de la Fédération de Russie à Paris

Mme Agathe PAINTAUD, Assistante de Sénateur

M. Xavier PINON, Secrétaire de la délégation française à l’APCE (Assemblée nationale)

Son Exc. M. Petar POP-ARSOV, Ambassadeur de l'ex-République yougoslave de Macédoine

Mme Oleksandra PRYSIAZHNIUK, Diplomate - Ambassade d'Ukraine à Paris

Mme Thalie RAPETTI, Assistante de Mme Durrieu, Sénatrice

M. Gabriel REVEL, Adjoint au Représentant permanent de la Principauté de Monaco - Strasbourg

M. René ROUQUET, Président de la délégation française à l'APCE

Son Exc. Mme Alexandrina Livia RUSU, Chargée d'Affaires a.i. de Roumanie - Strasbourg

Mme Ingjerd SCHOU, Présidente de la délégation norvégienne à l’APCE

M. Samad SEYIDOV, Président de la délégation d'Azerbaïdjan à l’APCE

M. Oleksandr SHUISKYI, Diplomate - Ambassade d'Ukraine

M. Adão SILVA, Vice-Président de la délégation portugaise à l’APCE

Son Exc. M. Ivan SOLTANOVSKY, Ambassadeur de la Fédération de Russie - Strasbourg

Son Exc. M. Drahoslav ŠTEFÁNEK, Ambassadeur de Slovaquie - Strasbourg

Son Exc. Mme Katya TODOROVA, Ambassadrice de Bulgarie - Strasbourg

Son Exc. Mme Eva TOMIČ, Ambassadrice de Slovénie - Strasbourg

M. Tom VAN DIJCK, Secrétaire du groupe politique des conservateurs européens à l'APCE

Son Exc. M. Christopher YVON, Ambassadeur du Royaume-Uni - Strasbourg


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