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Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République

Mercredi 21 novembre 2012

Séance de 9 heures 30

Compte rendu n° 16

Présidence de M. Jean-Jacques Urvoas, Président

– Auditions sur la question prioritaire de constitutionnalité :

– Audition de M. Marc Guillaume, secrétaire général du Conseil constitutionnel 3

– Audition de M. Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État, et de M. Bernard Stirn, président de la section du contentieux du Conseil d’État

– Audition de M. Vincent Lamanda, Premier président de la Cour de cassation

– Information relative à la Commission

La séance est ouverte à 9 heures 35.

Présidence de M. Jean-Jacques Urvoas, président.

La Commission des Lois procède à plusieurs auditions sur la question prioritaire de constitutionnalité :

Elle procède tout d’abord à l’audition de M. Marc Guillaume, secrétaire général du Conseil constitutionnel.

M. le président Jean-Jacques Urvoas. Le Parlement a longuement débattu de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC), avant de lui donner une naissance tardive. La Révolution française, ne l’oublions pas, fut aussi dirigée contre les juges, dans un esprit de sacralisation de la loi. Notre histoire, sur ce point, est à l’inverse de celle des États-Unis, où le contrôle de constitutionnalité par la Cour suprême fut reconnu dès 1803, alors qu’il a fallu attendre la loi organique du 10 décembre 2009 pour qu’il le soit en France. Trois ans plus tard, il nous a paru utile de faire un point d’étape.

L’article 61-1 de la Constitution, relatif à la QPC, fut institué par la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008. Il créait, en plus du contrôle de constitutionnalité a priori, un contrôle a posteriori dont l’entrée en vigueur est effective depuis le 1er mars 2010. Le projet de loi organique à l’origine de cette disposition avait fait l’objet d’un relatif consensus au sein de notre assemblée, puisque les deux principaux groupes politiques lui avaient accordé leurs suffrages.

Les trois premières années d’application montrent déjà que la QPC, qui représente un bouleversement de notre tradition juridique, est un authentique progrès pour l’État de droit, progrès qu’avait d’ailleurs salué Jean-Luc Warsmann, alors président de notre Commission, dans un rapport d’évaluation présenté dès le 5 octobre 2010. Bien qu’il soit encore trop tôt pour prendre la mesure de tous les changements intervenus, nous avons décidé d’organiser une réunion afin de réfléchir à l’évolution de ce droit nouveau donné aux justiciables. Nous disposons, pour ce faire, d’une réelle matière, puisqu’on estimait, après seulement un an de mise en œuvre – soit au 1er mars 2011 –, que près de 2 000 QPC avaient été posées devant les juges de première instance et d’appel. Au 1er janvier 2012, le Conseil constitutionnel avait enregistré 1 022 décisions en la matière – soit en moyenne dix QPC par semaine –, dont 224 décisions de renvoi – 96 émanant du Conseil d’État et 128 de la Cour de cassation – et 798 décisions de non-renvoi, soit respectivement 22 % et 78 %.

Un tel volume permet sans doute d’apaiser les craintes formulées lors de nos débats en 2009. Nous avions alors souhaité que les cours suprêmes soient associées à la procédure en jouant le rôle de filtres, car nous redoutions un engorgement lié à l’afflux de questions déjà tranchées, fantaisistes ou soulevées à des fins dilatoires, comme cela s’est observé à l’étranger. Le risque était aussi de déstabiliser notre organisation juridictionnelle par les éventuelles conséquences de la relation ascendante entre les cours suprêmes et le Conseil constitutionnel. Se posait aussi, comme le souligne Virginie Saint-James, maître de conférences à l’université de Limoges, dans un article de la Revue du droit public, une question d’équilibre interne entre, d’une part, les juridictions et, de l’autre, une volonté d’intégration et de juridictionnalisation accrue du Conseil constitutionnel.

Nous nous étions aussi beaucoup interrogés sur la latitude laissée aux juges du « second étage », c’est-à-dire au Conseil d’État et à la Cour de cassation, s’agissant du refus de transmettre une QPC. Devaient-ils avoir un rôle quasi mécanique d’appréciation de la recevabilité ou porter une première évaluation sur la constitutionnalité du texte ? Les arrêts de refus révèlent une certaine hésitation en ce domaine.

Enfin, les praticiens semblent de plus en plus nombreux à s’interroger sur l’opportunité d’audiences préliminaires, dont le rôle, purement technique, serait de purger les querelles de forme portant, par exemple, sur la recevabilité des pièces ou la prescription.

Monsieur le secrétaire général, soyez le bienvenu. Vous voudrez bien remercier le président Jean-Louis Debré de vous avoir permis de venir nous présenter vos analyses.

M. Marc Guillaume, secrétaire général du Conseil constitutionnel. Je vous remercie de votre invitation.

La QPC marque en effet un grand progrès pour notre système juridique. D’une part, cette réforme a ouvert de nouveaux droits aux Français et aux étrangers vivant en France, qui peuvent désormais faire vérifier la conformité des lois qui leur sont applicables aux droits et libertés constitutionnels ; d’autre part, elle a permis de donner une portée concrète à la place de notre Constitution au sommet de la hiérarchie des normes. Il était anormal que la France soit le seul pays d’Europe où la Constitution demeure en fin de compte étrangère aux citoyens : la replacer au centre du pacte social doit contribuer à un meilleur « vivre ensemble » autour des valeurs de la République.

Vous m’avez adressé un questionnaire articulé selon trois thèmes : le bilan quantitatif de la QPC ; celui des premières étapes de sa mise en œuvre devant les juges de première instance et d’appel et les cours suprêmes ; l’appréciation, enfin, de la dernière étape devant le Conseil constitutionnel.

Je commencerai donc par le bilan quantitatif. Les seules statistiques dont dispose le Conseil constitutionnel concernent les QPC dont le dossier lui sont renvoyés par les deux cours suprêmes – il ne dispose pas des statistiques sur les QPC posées devant les juges a quo et non transmises aux cours suprêmes. Entre le 1er mars 2010 et le 1er novembre 2012, le Conseil constitutionnel a enregistré 1 402 dossiers adressés par le Conseil d’État et la Cour de cassation, dont 1 115 dossiers de non-renvoi, soit 79,5 %, et 287 dossiers de renvoi, soit 20,5 %.

Ces chiffres, supérieurs à toutes les prévisions formulées en 2008 et 2009, attestent la réussite de la QPC, que les citoyens et leurs conseils se sont appropriée. Les QPC sont ainsi beaucoup plus nombreuses que les questions préjudicielles qui, de tous les États membres, affluèrent à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) lorsque se développa le contrôle de conventionalité dans les années soixante-dix et quatre-vingt. En 2011, première année pleine de la réforme, le nombre de QPC dont le Conseil constitutionnel a été saisi – 114 – s’est ainsi révélé très supérieur, non seulement au nombre des questions préjudicielles renvoyées par des juges français à la CJUE – 31 –, mais aussi à celui des requêtes visant la France devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), et déclarées recevables – 25.

Ce chiffre a néanmoins tendance à diminuer, puisqu’il est passé de 633 en 2011 à 368 depuis le début de l’année. La baisse concerne tant les non-renvois que les renvois : nous avons reçu 63 décisions en dix mois, soit, en rythme annuel, une diminution de 33 % par rapport à 2011.

Sur les 287 QPC renvoyées en deux ans et sept mois, 129 proviennent du Conseil d’État – soit 44 % – et 158 de la Cour de cassation – soit 55 %. Cette proportion doit être rapportée au nombre d’affaires jugées par chaque cour suprême. Sur la période 2012-2012 ces statistiques recouvrent des réalités qui semblent stables devant la juridiction administrative et en évolution devant la juridiction judiciaire. S’agissant de la première, les QPC ont été soumises à proportion à peu près égale au Conseil d’État et aux juges a quo – 53 % contre 47 %. Devant les juges a quo, les QPC ont été posées, pour près des deux tiers, devant les tribunaux administratifs, et pour environ un tiers devant les cours administratives d’appel. Ces proportions, sans être identiques, sont à peu près stables depuis trois ans.

La répartition géographique révèle une prédominance des QPC dans les ressorts des cours administratives d’appel de Paris et Marseille ; mais des QPC ont été posées dans chaque ressort de cour administrative d’appel. Les délais de traitement moyens sont constants et brefs : 32 jours en 2010, 43 en 2011 et 55 en 2012. Ils sont donc en très légère augmentation, mais leur moyenne – 40 jours sur la période de 2010 à 2012 – reste très satisfaisante ; dans les juridictions où l’on constate des écarts par rapport à cette moyenne, les délais demeurent inférieurs à trois mois : 83 jours dans le ressort de la cour administrative d’appel de Bordeaux en 2011 et 77 jours dans celui de la cour administrative d’appel de Marseille en 2012.

Pour ce qui concerne les juridictions judiciaires, 60 QPC ont été posées directement devant la Cour de cassation – soit 38 % – et 97 devant les juges a quo – 146 QPC avant jonction, soit 62 % après jonction, ou 71 % avant jonction. Pour le coup, les évolutions sont fortes. Pour les QPC posées devant les juges a quo, on note en premier lieu une quasi-disparition, cette année, de celles qui ont été renvoyées à la suite d’une transmission par le juge pénal : 32 et 31 QPC ont été respectivement déposées devant le tribunal correctionnel et les cours d’appel en 2010, contre seulement 2 et 6 en 2012.

L’inégalité géographique est également forte, puisque aucune QPC n’a été transmise au Conseil constitutionnel en provenance des ressorts des cours d’appel d’Amiens, de Bourges, de Limoges, de Metz, de Riom, de Fort-de-France, de Papeete et de Saint-Denis. Il existe une très forte surreprésentation des ressorts des cours d’appel de Paris – 40 % – et de Lyon – 10 %.

Enfin, si les délais étaient excellents en 2010 – 14 jours en moyenne –, ils ont fortement augmenté en 2011, pour atteindre 52 jours en moyenne, certains d’entre eux dépassant même les trois mois – 96 jours dans les ressorts des cours d’appel d’Angers et de Nîmes, et 156 jours dans celui de la cour d’appel de Toulouse. La situation s’est dégradée en 2012, avec un délai moyen de 86 jours. Le délai atteint même 104 jours dans le ressort de la cour d’appel de Colmar, 187 jours dans celui de Montpellier, 120 jours dans celui de Nîmes et plus d’un an devant la Cour nationale de l’incapacité.

Je veux ajouter quelques mots sur le bilan qualitatif, c’est-à-dire sur les nombreux progrès que la QPC a permis pour l’État de droit, au bénéfice de nos concitoyens. En moins de trois ans, cette procédure a permis de rendre conformes aux droits et libertés les dispositions législatives relatives au régime de la garde à vue, à celui de l’hospitalisation sans consentement, aux procédures d’adoption des décisions ayant une incidence sur l’environnement, au droit des gens du voyage, à la composition de certaines juridictions ou encore à la vente des biens saisis en douane. Je me limiterai aux progrès intéressant la procédure pénale. En deux ans et demi, la QPC a permis la mise en conformité constitutionnelle de plusieurs dispositions. Ont ainsi été censurés plusieurs articles du code de procédure pénale, relatifs au pourvoi en cassation de la partie civile, à l’enregistrement audiovisuel des interrogatoires, aux frais irrépétibles devant la Cour de cassation ainsi que devant les juridictions pénales ou à la désignation de l’avocat dans le cadre d’une garde à vue en matière de terrorisme.

Par des réserves d’interprétation, le Conseil constitutionnel a aussi assuré la conformité à la Constitution de plusieurs autres dispositions du code de procédure pénale. Pour faire respecter les droits de la défense, il a ainsi jugé que l’article 393 de ce code ne saurait permettre que soient recueillies et consignées, à l’occasion de la notification à la personne poursuivie de la décision prise sur la mise en œuvre de l’action publique, les déclarations du prévenu sur les faits visés par la poursuite. En vertu de ces mêmes droits, le Conseil constitutionnel a formulé des réserves sur l’audition libre et l’information de l’intéressé relative à l’infraction qu’on le soupçonne d’avoir commise ; sur la détention provisoire, il a également formulé une réserve pour interdire que le juge des libertés et de la détention puisse rejeter la demande de mise en liberté sans que le demandeur ou son avocat aient pu avoir communication de l’avis du juge d’instruction et des réquisitions du ministère public. Sur l’exécution du mandat d’amener et du mandat d’arrêt, le Conseil constitutionnel a formulé une réserve d’interprétation pour que la privation de liberté de quatre ou six jours prévue par l’article 130 du code de procédure pénale ne puisse être mise en œuvre à l’encontre d’une personne qui n’encourt pas de peine d’emprisonnement correctionnelle, ni de peine plus grave.

J’en viens à l’appréciation que l’on peut porter sur les premières étapes de la QPC devant les juges a quo et les deux cours suprêmes. Les fortes disparités géographiques dont j’ai fait état appellent d’abord une connaissance plus fine de la réalité. Si l’on constate que la procédure n’est guère utilisée, il appartient aux barreaux concernés d’assurer la sensibilisation et la formation des avocats ; si le problème est la non-transmission, il convient de s’assurer que la règle de droit et les critères de transmission n’ont pas été appliqués de façon trop rigoureuse. Il en va ainsi, par exemple, de l’arrêt d’une cour administrative d’appel, qui s’est contentée de se référer à un arrêt du Conseil d’État pour justifier sa décision de non-renvoi, se dispensant par là d’un véritable examen de la QPC posée.

Le délai d’examen est devenu excessif dans divers ressorts. Après la mobilisation autour de la QPC en 2010 et 2011, l’attention s’est peut-être relâchée en 2012. Là encore, des statistiques complémentaires sont nécessaires pour examiner les délais de rejet dans les ressorts. Lors de l’examen du projet de loi organique, le Parlement avait été tenté de fixer au juge a quo un délai de deux mois pour statuer. Finalement, l’article 23-2 de l’ordonnance de 1958 modifié dispose qu’il doit statuer « sans délai », ce qui, en tout état de cause, devrait interdire un délai de plus de cent jours.

Le troisième point concerne la quasi–disparition, en 2012, des QPC renvoyées au Conseil constitutionnel et posées au pénal devant les juges a quo. Là encore, une appréhension plus fine de la réalité est nécessaire. D’une part, le rejet pour défaut de caractère sérieux pose question, puisque le droit pénal et la procédure pénale sont l’un des champs où les inconstitutionnalités sont les plus nombreuses ; d’autre part, il est nécessaire de savoir si ces QPC ont été posées pendant l’instruction ou lors de l’audience. S’agit-il d’un rejet systématique des QPC posées à l’audience, ce qui ne serait pas conforme à la réforme constitutionnelle et organique ?

L’étude des décisions du juge a quo permettrait de répondre à ces questions. Le cas échéant, des ajustements simples de la procédure sont possibles. On sait, par exemple, que les QPC doivent être posées lors de la phase d’instruction et non devant la cour d’assises elle-même. Y aurait-il avantage à transposer cette règle aux affaires pénales donnant lieu à instruction et jugées par un tribunal correctionnel ? Un tel aménagement préserverait l’efficacité de la QPC tout en améliorant son insertion dans la conduite de certains procès pénaux.

Vous m’avez également interrogé sur l’action de filtre des deux cours suprêmes. Il faut d’abord se féliciter de ce double filtre qui permet d’éviter que les juridictions subordonnées n’utilisent le renvoi direct de QPC au Conseil constitutionnel pour contester les jurisprudences des cours suprêmes. L’ordre juridictionnel français conserve ainsi sa cohérence. Ce mécanisme permet également au Conseil constitutionnel de n’être saisi que des questions sérieuses : il est en ce sens préférable à celui qui existe en Allemagne, en Italie ou en Espagne, où des milliers de dossiers arrivent devant la Cour constitutionnelle, qui souvent les rejette.

Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner que les deux cours suprêmes soient devenues des juges constitutionnels négatifs : il est normal et naturel qu’elles appliquent la jurisprudence du Conseil constitutionnel dans la non-transmission des QPC. Cela explique que le Conseil constitutionnel reçoive moins de QPC relatives aux dispositions fiscales depuis quelques mois, alors qu’il a été amené en 2010 et 2011 à rendre plusieurs décisions de conformité en ce domaine.

Le non-renvoi de QPC ne pose question que s’il ne correspond pas à l’un des trois critères fixés par le Parlement : disposition déjà jugée conforme, disposition applicable au litige et caractère sérieux de la question. Il est exact que les deux derniers critères peuvent soulever quelques difficultés. À la différence du Conseil d’État, la Cour de cassation ne dissocie pas le critère de l’applicabilité au litige, pour l’examen d’une QPC, de la question de savoir si la disposition est au nombre de celles en considération desquelles « le litige doit être tranché ». Cette conception restrictive de l’applicabilité au litige s’avère particulièrement rigoureuse lorsque sont invoqués des griefs tirés de l’incompétence négative du législateur, les dispositions contestées « en tant qu’elles ne sont pas » étendues aux situations d’espèce pouvant être jugées, pour ce motif, comme n’étant pas applicables au litige.

L’arrêt du 11 juillet 2012 de la chambre criminelle de la Cour de cassation illustre cette difficulté. Le requérant posait une QPC relative à l’interprétation faite par la Cour des dispositions de l’article 132-23 du code pénal, la chambre criminelle ayant jugé que la décision relative à la période de sûreté prévue par cet article n’avait pas à être motivée. La Cour de cassation a refusé de transmettre la QPC au motif que, en l’espèce, les juges d’appel avaient motivé leur décision. On peut donc se demander si le critère invoqué ne dissimule pas une volonté de vérifier un intérêt personnel à soulever une QPC, voire d’identifier celle-ci à une exception d’inconstitutionnalité classique, ce qui, dans les deux cas, ne correspond pas aux intentions du législateur.

Quant au critère du caractère sérieux, certaines appréciations tendent à filtrer fortement les renvois, comme celle qui consiste à assimiler les conditions de recevabilité de la QPC à celles du pourvoi en cassation. L’arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation du 26 juin 2012 illustre ce point. Deux QPC étaient dirigées contre l’article L. 661-5 du code de commerce, qui interdit à toutes les parties, à l’exception du ministère public, les voies d’appel et de cassation contre les jugements statuant sur les recours formés contre certaines ordonnances du juge-commissaire. Les QPC étaient posées à l’occasion d’un recours en cassation formé contre un tel jugement. La Cour de cassation a déclaré irrecevables ces pourvois, et incidemment les QPC, alors même que celles-ci visaient à contester l’interdiction du pourvoi en cassation. Une telle interprétation ferme la porte à la QPC et ce, en application de la règle même qui fermait celle de la cassation et qui était l’objet de la QPC.

De tels exemples paraissent renvoyer au dialogue des juges ; j’y reviendrai en évoquant les effets dans le temps des décisions du Conseil constitutionnel.

Sur l’appréciation de la dernière étape de la QPC devant le Conseil constitutionnel, vous m’avez interrogé tant sur la procédure que sur le fond.

La procédure totalement juridictionnalisée a bien fonctionné, bien qu’il ait fallu la compléter sur la question des interventions. Le délai moyen de jugement par le Conseil constitutionnel est de deux mois ; le délai minimal fut de 19 jours pour la QPC posée par Mme Le Pen, le Conseil constitutionnel ayant voulu rendre sa décision avant que ne commence le recueil des parrainages pour l’élection présidentielle. Une seule QPC a été jugée en 92 jours en septembre 2012.

Les avocats, au Conseil comme à la Cour, interviennent dans la quasi-totalité des affaires et se sont remarquablement approprié la procédure. Ils respectent sans difficulté les brefs délais de production – en général trois semaines pour les premières observations – et le délai de quinze minutes à l’audience.

Le Conseil constitutionnel tient en général ses audiences de plaidoirie le mardi. Les membres qui estiment devoir se déporter n’y siègent pas, conformément à une règle appliquée avec constance. Sur 280 décisions rendues, des membres se sont ainsi déportés une trentaine de fois. Le Conseil constitutionnel a par ailleurs été saisi de trois demandes de récusation. La première a conduit deux membres à ne pas siéger, la demande ayant été écartée pour trois autres membres ; suite aux deux autres demandes, les deux membres concernés n’ont pas siégé.

À l’expérience, la principale lacune de la procédure devant le Conseil concerne les interventions qui ne figuraient pas dans le règlement adopté le 4 février 2010. Les interventions ont donc été admises jurisprudentiellement, avant que l’article 6 du règlement ne soit modifié pour inclure des dispositions spécifiques, qui exigent notamment des personnes désirant intervenir qu’elles justifient d’un intérêt spécial. Cette disposition reprend la jurisprudence du Conseil d’État sur l’intervention dans le recours pour excès de pouvoir. Les interventions sont désormais très fréquentes et admises de façon ouverte. Aux termes du règlement, la demande doit être adressée dans un délai de trois semaines suivant la transmission de la QPC au Conseil. Une quarantaine d’interventions ont ainsi été admises en 2011 et 2012, une même QPC pouvant d’ailleurs en susciter plusieurs.

Vous m’avez aussi interrogé sur le fond des décisions. Les QPC portent sur des domaines extrêmement variés : 42, soit 17 %, concernent le droit pénal et la procédure pénale, et 35, soit 15 %, le droit fiscal. Les autres QPC portent sur tous les champs du droit, qu’il s’agisse du droit social, du droit des collectivités territoriales, du droit commercial, de l’organisation judiciaire ou du droit civil.

Quant au sens des décisions, 60 % concluent à la conformité à la Constitution ou à un non-lieu, 26 % conduisent à des censures totales ou partielles et 14 % à des réserves. La moitié des 63 décisions de non-conformité totale ou partielle ont donné lieu à une modulation de leurs effets dans le temps. Cependant, un tel report n’est pas toujours possible. S’agissant des incriminations pénales jugées inconstitutionnelles sur le fondement du principe de légalité des délits et des peines, un juge ne peut condamner quelqu’un à aller en prison sur le fondement d’une incrimination dont le Conseil constitutionnel a censuré l’absence de définition légale. Le cas s’est présenté à deux reprises, avec la définition de l’inceste et celle du harcèlement sexuel. Le report dans le temps est, en revanche, possible dans d’autres matières, notamment de procédure. Le Conseil constitutionnel l’utilise alors pour rester dans son rôle et ne pas se substituer au législateur. C’est là l’un des principaux avantages du contrôle de constitutionnalité sur celui de conventionalité, lequel conduit toujours à écarter l’application de la loi.

L’article 62, alinéa 2, de la Constitution définit les conditions du report des effets dans le temps. Le Conseil a cherché à préciser l’application de ces dispositions, et dégagé deux orientations. D’une part, l’effet abrogatif de la déclaration d’inconstitutionnalité interdit que les juridictions appliquent la loi en cause, non seulement dans l’instance ayant donné lieu à la QPC, mais aussi dans toutes les instances en cours à la date de cette décision ; d’autre part, toute exception ou dérogation à cette orientation générale, de quelque nature qu’elle soit, ne peut résulter que des dispositions expresses de la décision du Conseil.

Cette question des effets dans le temps est complexe mais essentielle, car elle a des conséquences très concrètes et immédiates pour les justiciables. Il suffit, pour s’en convaincre, d’indiquer que le Conseil d’État et la Cour de cassation ont tiré des conséquences exactement opposées de la décision du Conseil constitutionnel sur la loi « anti-Perruche », soit parce que la décision du Conseil est mal rédigée, soit parce que l’une des cours suprêmes a refusé de l’appliquer – soit les deux. Là encore, un exemple est utile. Dans un arrêt du 4 mai 2012, le Conseil d’État a jugé que le juge administratif pouvait faire application d’une disposition déclarée inconstitutionnelle par le Conseil constitutionnel dès lors que, dans l’espèce qui lui est soumise, l’atteinte aux droits et libertés justifiant la censure constitutionnelle n’est pas en cause. Cependant le Conseil constitutionnel ne fait jamais de censure « en tant que », et, une fois une disposition censurée, on ne peut distinguer entre les motifs de censure. Par ailleurs, une disposition déclarée inconstitutionnelle mais dont l’abrogation est reportée dans le temps ne peut être écartée par le juge, ni avant ni après cette date pour des situations nées auparavant.

Le Conseil constitutionnel n’a sans doute pas assez précisé les effets dans le temps de ses premières décisions. Il s’efforce désormais de le faire, notamment depuis ses décisions du 25 mars 2011, et plus encore depuis quelques mois.

Au vu de ces différents éléments, une orientation paraît s’imposer. Il ne semble pas utile, pour l’heure, de modifier les textes régissant la QPC : ils posent des règles adéquates, la procédure est adaptée et les critères de transmission sont précis. Cependant, deux orientations doivent se combiner pour que la QPC continue de répondre à la volonté du Parlement et aux aspirations des justiciables. La première est une meilleure connaissance de la réalité contentieuse. Les statistiques que je vous ai données ne portent que sur les 287 QPC renvoyées au Conseil, en d’autres termes sur la partie émergée de l’iceberg. Qu’en est-il des quelques milliers de QPC posées devant les juges a quo ? Quels sont les délais d’examen, les taux de transmission et les motifs de transmission ou de non-transmission ? Un tel bilan est aujourd’hui nécessaire.

La seconde orientation a trait au dialogue des juges. Le Conseil constitutionnel et les deux cours suprêmes ont partie liée. Ils partagent un même idéal et un même souci de bon fonctionnement du système. Le dialogue des juges, indispensable, produit toujours des effets très bénéfiques : le Conseil d’État a ainsi appelé l’attention du Conseil constitutionnel sur la nécessité de préciser la rédaction de ses considérants relatifs aux effets dans le temps, et a complété sa propre jurisprudence dans une décision du 17 juillet 2012. Cette technique est la seule qui, à textes inchangés, est susceptible de répondre harmonieusement aux questions que j’ai soulevées.

Je ne peux que me réjouir avec vous de la réussite de la QPC, qui a permis à nos concitoyens de s’approprier la Constitution et leur a offert une voie de droit simple et efficace sans remettre en cause la sécurité de notre ordonnancement juridique. Ce progrès de l’État de droit résulte d’une bonne conception de la réforme par le Parlement et de sa non moins bonne application par les juges. Des ajustements sont peut-être utiles, mais des bouleversements, sûrement pas.

M. Guy Geoffroy. Quelques précisions me paraissent utiles, que vous pourriez au demeurant nous fournir ultérieurement par écrit, non seulement sur la situation actuelle mais aussi sur l’avenir de la QPC. La légère diminution du volume des QPC s’explique par la décroissance naturelle du stock des lois qui en font tour à tour l’objet. On peut néanmoins distinguer trois catégories : les lois antérieures à l’existence même du contrôle constitutionnel, celles qui lui sont postérieures et celles qui furent adoptées avant que des évolutions constitutionnelles ne modifient l’article 34 de la Constitution. Je pense en particulier aux lois relatives à l’environnement, qui peuvent désormais faire l’objet d’une QPC alors qu’elles ne relevaient pas du champ constitutionnel lors de leur adoption, et qui, en raison de leur caractère relativement consensuel, n’avaient pas occasionné de saisine du Conseil constitutionnel. Avez-vous des données sur ces différentes catégories, qu’il s’agisse du filtrage, du volume des stocks ou de la nature des décisions ?

Ma deuxième question porte sur les flux, c’est-à-dire sur les lois nouvelles. La plupart des lois soumises au contrôle a priori Conseil constitutionnel sont « clivantes », si vous me passez l’expression. Nul ne songerait à déférer au Conseil constitutionnel les propositions de loi consensuelles, qui, du reste, ne bénéficient pas du contrôle de constitutionnalité en amont qu’est l’avis préalable du Conseil d’État ; si bien qu’elles demeurent à la merci d’une QPC qui pourrait conduire à leur abrogation totale ou partielle, avec des conséquences catastrophiques. Nous ne pouvons pas exclure, par exemple, que le scénario de la loi relative au harcèlement sexuel ne se répète pas avec la loi du 9 juillet 2010, relative aux violences faites aux femmes. Que suggérez-vous au législateur pour équilibrer les différents modes de contrôle a priori et a posteriori ? Comment mieux garantir la sécurité constitutionnelle des textes que nous votons, surtout quand ils sont consensuels ?

Mme Marietta Karamanli. La QPC, dont vous avez montré les bénéfices pour nos concitoyens, peut-elle aussi devenir un moyen de créer des incidents de procédure ? La forte juridictionnalisation de la QPC ne devrait-elle pas conduire à modifier la composition du Conseil constitutionnel ? Bien que ses membres actuels aient d’éminentes qualités, ne serait-il pas utile d’assurer une meilleure représentation des spécialistes du droit ?

M. Pierre Morel-A-L’Huissier. L’instauration de la QPC est un élément fondamental de notre État de droit. N’appelle-t-elle pas une réforme du Conseil constitutionnel lui-même, puisqu’il est devenu une véritable juridiction ? Partant, ne faut-il pas s’interroger sur sa composition ? Enfin, la jurisprudence générée par les QPC ne doit-elle pas conduire à revoir certaines législations ? Le Conseil constitutionnel a, par exemple, estimé que les biens de section ne relevaient pas du droit de propriété mais du droit de jouissance : un tel jugement peut remettre en cause la nature juridique de ces biens et induire une réforme législative d’importance.

Mme Marie-Françoise Bechtel. Dans le cadre de la procédure de la QPC, beaucoup de juges se substituent en quelque sorte au Parlement, qu’il s’agisse des juges constitutionnels négatifs que sont le Conseil d’État et la Cour de cassation ou du juge constitutionnel positif qu’est le Conseil constitutionnel, lequel va de surcroît très loin dans le champ dont il est saisi comme dans les appréciations portées sur le travail du législateur.

Dans un État de droit, les mécanismes visant à garantir la constitutionnalité des lois sont évidemment nécessaires ; mais la tradition française veut aussi que le Parlement soit pleinement responsable de ce qu’il institue. De ce point de vue, la QPC a plutôt eu un effet déstabilisateur.

Y a-t-il, à votre connaissance, une concurrence entre la saisine du Conseil constitutionnel et celle de la CEDH ? Lors de la création de la QPC, de nombreux juristes estimaient que les avocats préféreraient saisir la seconde.

Enfin, on ne peut qu’être frappé par cette déstabilisation parlementaire alors même que le droit européen, qui s’impose au droit national, échappe très largement au contrôle constitutionnel. Certes, le Conseil constitutionnel a une jurisprudence en matière de directives européennes, mais elle est très restrictive, le Conseil estimant que la transposition des directives est une obligation constitutionnelle et qu’il ne peut exercer son contrôle que si elles portent atteinte à l’identité constitutionnelle de la France.

M. Philippe Houillon. L’économie générale de la QPC doit effectivement être maintenue. La question reste néanmoins posée de l’irrecevabilité de l’appel d’une ordonnance du juge-commissaire, irrecevabilité qui d’ailleurs n’empêche pas les « appels-nullité ». Cette impasse nous place au cœur du problème de la QPC. Avez-vous des suggestions à ce sujet ?

Mme Cécile Untermaier. La QPC est une grande avancée pour l’État de droit, d’autant que les filtres ont évité l’avalanche que nous redoutions, au point que l’on peut se demander s’ils ne sont pas trop efficaces. Une réflexion sur ce point me semble tout à fait opportune. Enfin, avec quels juges le Conseil constitutionnel dialogue-t-il ?

M. Marc Guillaume. Vous m’avez interrogé, monsieur Geoffroy, sur le stock et sur le flux des lois. Il est vrai que les grandes lois emblématiques, touchant par exemple à la garde à vue, à la privation de liberté ou à l’hospitalisation sans consentement, ont déjà été soumises au Conseil constitutionnel. L’expérience à l’étranger, déjà vieille de cinquante ans, montre cependant que les saisines des cours constitutionnelles vont croissant – elles s’élèvent par exemple à 6 000 pour la Cour constitutionnelle allemande. Loin de s’éteindre, la procédure visera de plus en plus les détails de la loi, même si je ne crois pas davantage à une explosion du nombre des procédures. Quoi qu’il en soit, nous nous efforcerons d’établir des statistiques en fonction de l’ancienneté des lois, comme vous l’avez suggéré.

Pour les lois nouvelles, le Conseil peut toujours être saisi par soixante députés ou sénateurs. Il se trouve que, depuis l’entrée en vigueur de la QPC, le nombre de saisines a priori a augmenté dans des proportions considérables : c’est sans doute que les parlementaires préfèrent saisir le juge constitutionnel avant qu’un particulier ne le fasse via la QPC.

Quant aux textes consensuels, la saisine du Conseil constitutionnel est toujours possible. Le président Séguin avait recouru à cette procédure pour la loi bioéthique, et les présidents des deux assemblées avaient fait de même en 2010 sur la loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public. Le rapprochement avec la loi sur le harcèlement me semble infondé puisque, dans ce dernier cas, des associations féministes étaient elles aussi favorables à la censure des dispositions concernées, dont la rédaction était si mauvaise, selon elles, qu’elles n’étaient presque jamais appliquées.

Pour ce qui est des incidents de procédure, madame Karamanli, nous aimerions, en effet, mieux savoir comment la procédure est appréhendée par les juges a quo. En tout état de cause, le problème semble ne se poser que dans le domaine pénal. Il serait peut-être utile, pour les seuls procès pénaux ayant fait l’objet d’une instruction, de transposer la règle applicable aux procès d’assises, dans la mesure où les instructions pénales sont très longues – ce qui laissait d’ailleurs supposer que les requérants disposaient du temps nécessaire pour soulever une QPC pendant cette étape de la procédure. Il est vrai que les statistiques que je vous ai données sont étonnantes, et autorisent à penser qu’elles résultent de quelque raison de procédure.

Je garde la question de la composition du Conseil constitutionnel pour la fin, ce qui me permettra de ne pas y répondre si le temps est écoulé. (Sourires.)

Si certains en doutaient encore, monsieur Morel-A-L’Huissier, le Conseil constitutionnel est une véritable juridiction. La modification du règlement intérieur du Conseil du 4 février 2010, qui a fait l’objet d’une concertation avec nos partenaires nationaux et européens, a défini la procédure applicable à la QPC, sans préjudice des dispositions de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme. Quant aux effets des décisions, ils montrent bien la supériorité intrinsèque du contrôle de constitutionnalité sur le contrôle de conventionnalité. Cette question renvoie aussi à celle de Mme Bechtel, qui s’inquiète d’une substitution des juges au Parlement. Depuis certains arrêts de la Cour de cassation et du Conseil d’État dans les années quatre-vingt, tous les juges peuvent contrôler que la loi respecte le droit international. L’instauration de la QPC s’inscrit dans cette évolution profonde qu’elle tend peut-être à réorienter. Par le fait, la Constitution est ce qui nous réunit tous : si chacun savait ce que recèlent exactement les notions de laïcité, de liberté religieuse ou de liberté d’aller et venir, les débats sur des sujets tels que le port du voile s’en trouveraient grandement facilités. Les conventions internationales ne touchent évidemment pas d’aussi près ce vouloir-vivre ensemble qui s’incarne dans la Constitution.

Le juge de constitutionnalité se substitue beaucoup moins au Parlement que le juge de conventionnalité : ses décisions rendent la main au Parlement, comme l’ont montré les exemples du régime de la garde à vue ou de l’hospitalisation sans consentement. Vos deux questions, monsieur Morel-A-L’Huissier, madame Bechtel, se rejoignent en ce qu’elles renvoient moins aux effets de la QPC qu’à la philosophie du contrôle exercé par les juges.

Bien que je ne dispose pas de statistiques en la matière, je suis convaincu que les QPC sont bien plus nombreuses que les questions préjudicielles de conventionnalité, en tout cas sur le contenu de la loi elle-même, puisque, dans la plupart des cas, la CEDH est saisie sur des questions d’application. Les constituants que vous êtes n’ont pas souhaité faire du Conseil constitutionnel un juge de la conformité de la loi avec les traités, afin notamment de préserver ses délais d’intervention : un mois pour les jugements a priori et trois mois pour les jugements a posteriori. Au surplus, ces jugements portent sur la conformité à la Constitution dans son ensemble, sans viser expressément aucun de ses principes en particulier. Un tel contrôle, d’ordre public, s’exerce aussi dans le cadre des QPC qui nous sont transmises. Le Conseil ne pourrait évidemment rendre des jugements de conformité aux quelque 20 000 conventions internationales avec la même diligence. Dans le cadre du contrôle de conventionnalité, le juge administratif et le juge judiciaire, eux, se prononcent seulement sur la base des griefs figurant dans le mémoire de l’avocat ; ce contrôle n’est pas d’ordre public. Le système que vous avez bâti, subtil, répond aux besoins de nos concitoyens : si le Conseil estime que telle ou telle loi n’est pas conforme à la Constitution, elle tombe et ne s’applique donc plus ; si elle est jugée conforme, la main est rendue au juge, qui vérifie les autres griefs. Bref, cet équilibre reflète notre organisation juridictionnelle : le Conseil constitutionnel n’est pas une cour suprême au-dessus du Conseil d’État et de la Cour de cassation.

M. le président Jean-Jacques Urvoas. Monsieur le secrétaire général, je vous remercie.

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La Commission procède à l’audition de M. Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État, et de M. Bernard Stirn, président de la section du contentieux du Conseil d’État.

M. Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État. Monsieur le président de la commission des Lois, mesdames et messieurs les députés, je tiens tout d’abord à vous remercier de m’avoir invité en compagnie du président Stirn. Je suis particulièrement heureux que la juridiction administrative, associée dès l’origine à la conception du mécanisme de contrôle de constitutionnalité a priori des lois, puisse aujourd’hui apporter son concours à l’évaluation de la grande réforme que constitue la question prioritaire de constitutionnalité.

Dans cet exposé liminaire, et en considération du questionnaire qui nous a été transmis, je dresserai dans un premier temps un état des lieux statistique de la question prioritaire de constitutionnalité, vue de la juridiction administrative – dont le champ de vision est un peu plus étroit que celui du secrétaire général du Conseil constitutionnel, que vous venez de recevoir. J’esquisserai, en deuxième lieu, un bilan de l’application de la QPC du point de vue procédural, pour en souligner le fonctionnement à mes yeux très satisfaisant. Enfin, je soulignerai l’apport essentiel de cette réforme à l’État de droit.

S’agissant du premier point, après deux ans et près de neuf mois d’application, on peut affirmer que les justiciables ont su se saisir de cette procédure, ce qui était une condition déterminante de son succès. Le nombre de questions posées, transmises au Conseil d’État ou à la Cour de cassation et renvoyées au Conseil constitutionnel est très supérieur à ce que nous attendions au cours des toutes premières semaines de l’année 2010.

Au 30 septembre 2012, 1 630 questions prioritaires de constitutionnalité avaient ainsi été posées devant les tribunaux administratifs – pour 1 196 d’entre elles – et les cours administratives d’appel – pour 434 questions. 198 avaient été transmises au Conseil d’État, ce qui représente un taux moyen de transmission de l’ordre de 14,1 %. Ce taux ne fléchit pas : au 30 septembre, il était de 19,1 % pour l’année 2012, soit davantage qu’en 2010 et en 2011. En outre, 14 QPC avaient été transmises par des juridictions administratives spécialisées.

Aucune inégalité dans l’application territoriale de la question prioritaire de constitutionnalité ne ressort de l’analyse statistique, aucune différence substantielle entre les tribunaux ou entre les cours ne pouvant être constatée. Le nombre de questions soumises est généralement conforme à l’activité du tribunal ou de la cour, compte tenu à la fois de son ressort territorial et des spécificités des contentieux traités. La variation des taux de transmission ne reflète pas des différences de pratique, mais plutôt l’existence de phénomènes sériels justifiant, de manière corrélative, l’application du mécanisme de sursis à statuer sans transmission de QPC. Ainsi, au 30 juin 2012, les tribunaux et les cours avaient-ils sursis à statuer sans transmission au Conseil d’État dans 323 affaires.

Le Conseil d’État a pour sa part été saisi directement de 655 questions prioritaires de constitutionnalité entre le 1er mars 2010 et le 31 octobre 2012. La part des saisines directes est supérieure à celle des transmissions en provenance des cours et des tribunaux : elle représente environ deux tiers des questions posées. Après un « appel d’air » consécutif à l’entrée en vigueur de la procédure, le nombre de questions reçues par le Conseil d’État a été très stable. En année glissante, 205 questions ont ainsi été posées d’octobre 2010 à septembre 2011 et 202 d’octobre 2011 à septembre 2012. Au 31 octobre 2012, sur ces 407 questions, 146 avaient été renvoyées au Conseil constitutionnel. Le taux de renvoi est lui-même extrêmement stable, de 24 % en moyenne, même s’il varie selon les périodes considérées. Une grande stabilité caractérise également le taux de censure des lois par le Conseil constitutionnel, qui est d’environ 25 %.

Au total, au 30 septembre 2012, 2 077 questions prioritaires de constitutionnalité avaient ainsi été posées à la juridiction administrative – tribunaux, cours, juridictions spécialisées et Conseil d’État. Ce nombre significatif témoigne du succès que cette procédure a rencontré auprès des justiciables.

La répartition des questions prioritaires de constitutionnalité par matière a évolué. Certes, le droit fiscal reste la matière dans laquelle le plus de questions prioritaires de constitutionnalité sont posées, mais sa part relative diminue fortement : de 36 % en 2010, elle est passée devant le Conseil d’État à 22,6 % en 2011 puis à 15 % en 2012. Une baisse similaire est constatée en droit des collectivités territoriales et en droit des pensions. D’autres contentieux émergent, à l’inverse, comme de nouveaux champs où se déploie la question prioritaire de constitutionnalité : celui de la fonction publique, qui a connu un développement rapide, celui qui a trait à l’organisation et au fonctionnement des juridictions, ou encore celui de l’environnement. Dans cette dernière matière, le taux de transmission des juridictions initialement saisies au Conseil d’État, de 43 %, et le taux de renvoi du Conseil d’État au Conseil constitutionnel, de 37 %, sont en outre particulièrement élevés. Le taux de renvoi est également important en matière d’urbanisme et d’aménagement – 38 % –, de juridictions – 33 % –, de collectivités territoriales – 29 % –, de fonctionnaires et agents publics – 27 %.

Il faut enfin mentionner une baisse récente du nombre de QPC posées devant le Conseil d’État. Elles n’étaient que 25 en septembre et octobre 2012. Si la brièveté de la période ne permet pas de dégager une tendance structurelle, la baisse est toutefois corroborée par la situation devant les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel : bien que le nombre de questions posées reste élevé, la tendance existe, particulièrement au cours de l’année 2012. Elle explique la diminution en valeur absolue du nombre de transmissions au Conseil d’État en 2012 puisque, je l’ai dit, le taux de transmission est resté stable.

Cette tendance à la baisse tient sans doute à plusieurs facteurs explicatifs, dont deux m’apparaissent plus particulièrement pertinents. En premier lieu, il semble que, pour les justiciables comme pour leurs représentants, à la nouveauté succède progressivement le retour à une certaine routine jurisprudentielle après l’appel d’air né de l’instauration de la procédure. Ensuite, il est possible que la « réserve » de questions sérieuses s’épuise. Cela vaut en particulier des questions procédurales, mais aussi des sujets de fond. À cet égard, il est rassurant de constater que notre système juridique ne repose pas sur un matelas de lois inconstitutionnelles et que le stock des lois évidemment fragiles de notre ordonnancement juridique se réduit progressivement.

Si les citoyens et les acteurs du monde judiciaire se sont ainsi saisis de la procédure de la question prioritaire de constitutionnalité, c’est parce qu’elle permet de mieux garantir leurs droits, mais aussi parce qu’elle fonctionne de manière satisfaisante. Cela résulte aussi bien de textes « remarquablement bien pensés et écrits », pour reprendre les termes de certains commentateurs, que d’une jurisprudence qui a su rapidement en préciser l’interprétation et les bornes. L’engagement résolu des juges dans cette nouvelle forme de dialogue a bien entendu contribué au succès de la QPC.

Tout d’abord, les délais brefs légitimement voulus par le législateur organique ont été pleinement respectés. Si la loi organique précise que le juge a quo statue « sans délai » – c’est-à-dire « le plus vite possible » – sur la transmission au Conseil d’État, les juridictions suprêmes disposent, pour leur part, d’un délai fixe de trois mois dont le non-respect entraîne la transmission de plein droit au Conseil constitutionnel. De fait, devant le Conseil d’État, ce délai est en moyenne légèrement supérieur à deux mois en ce qui concerne l’appréciation par les formations collégiales, et à un mois lorsqu’il est statué par ordonnance des présidents. Devant les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel, nous ne disposons pas de statistiques permettant d’évaluer le délai dans lequel sont examinées les questions, mais la pratique montre que le juge a quo est pleinement conscient de la nécessité de statuer rapidement sur la transmission.

En deuxième lieu, le filtre exercé par la juridiction administrative me semble très satisfaisant en ce que, conformément à la conception du dispositif, il n’est ni trop étroit ni trop large.

Le Conseil d’État a ainsi veillé à ce que le filtre serve d’entonnoir sans devenir un verrou. Il a tout d’abord jugé qu’une question prioritaire de constitutionnalité pouvait être soulevée à l’occasion de toute instance juridictionnelle, y compris dans le cadre de l’une des procédures de référé du titre V du code de justice administrative, en particulier des référés « liberté » et des référés « suspension ».

Une appréciation large de la condition d’applicabilité au litige est également retenue, selon laquelle la disposition ne doit pas être étrangère au litige, c’est-à-dire qu’elle doit posséder un lien suffisant avec celui-ci. Une disposition susceptible d’être interprétée comme régissant la situation à l’origine du litige, de même qu’une disposition non applicable au litige mais dont il est soutenu par le requérant qu’elle aurait dû l’être, ont ainsi été jugées applicables au litige au sens des dispositions de l’ordonnance du 7 novembre 1958 modifiées par la loi organique de décembre 2009. Enfin, le Conseil d’État a retenu une appréciation large de la notion de question nouvelle, estimant par exemple qu’elle s’appliquait à la conformité à un principe que le Conseil constitutionnel n’aurait pas encore consacré comme constitutionnel, par exemple un principe fondamental reconnu par les lois de la République. De même, a été qualifiée de nouvelle la question de la conformité de la compensation financière pour transfert de charges aux collectivités territoriales, alors même que les dispositions des articles 72 et 72-2 de la Constitution avaient déjà été interprétées à plusieurs reprises.

Mais le Conseil d’État a également veillé à ne transmettre que les questions répondant aux conditions posées par la loi organique. Il neutralise par exemple – selon l’expression des commentateurs de sa jurisprudence – les « évolutions marginales de l’environnement juridique » de la QPC posée en ne reconnaissant pas, dans ce cas, l’existence d’un changement de circonstances de droit ou de fait. En d’autres termes, si le filtre n’a pas vocation à être un verrou, il ne peut non plus, sans mettre en péril la stabilité du mécanisme, être une passoire.

L’appréciation du caractère sérieux d’une question illustre cet équilibre. Dès lors qu’un doute raisonnable existe, la question est transmise au Conseil constitutionnel. L’exercice auquel se livre le Conseil d’État est assurément un contrôle de l’évidence. Sont ainsi écartés non seulement les questions fantaisistes ou simplement dilatoires, mais également les cas où il n’existe pas d’atteinte excessive à une liberté compte tenu des objectifs poursuivis, où les distinctions entre des catégories de personnes ne sont évidemment pas injustifiées, ou encore ceux où il apparaît clairement que le législateur n’a pas méconnu l’étendue de sa compétence. À l’inverse, dès lors qu’un doute existe, le Conseil d’État renvoie la question, même lorsqu’il ne peut ignorer que la réponse devrait être négative. Les décisions constatant le caractère sérieux d’une question sont généralement peu motivées ; il faut y voir la volonté du juge de renvoi de ne pas empiéter sur la compétence dévolue en cette matière au juge constitutionnel. Lorsque nous renvoyons une question, nous ne voulons pas, fût-ce par l’écriture de nos décisions, paraître dicter au Conseil constitutionnel la réponse à lui apporter.

Ni verrou ni passoire, la juridiction administrative exerce ainsi son rôle de filtre dans le respect non seulement des textes, mais également de leur esprit. En particulier, elle ne souhaite pas, dès lors que subsiste un doute sur certaines conditions de renvoi, priver la juridiction constitutionnelle de la possibilité de se saisir de ces questions. Le taux de censure par le Conseil constitutionnel suite aux questions renvoyées – qui est, je l’ai dit, d’environ 25 % – confirme au demeurant que le tamis du filtre n’est pas trop étroit.

Les éclaircissements apportés par le Conseil constitutionnel dans ses décisions ont donné le la de la jurisprudence du Conseil d’État. Dans ce domaine plus que dans tout autre, il aurait été non seulement illogique, mais également déraisonnable, que les juges administratifs ou judiciaires jouent leur propre partition. Les craintes qui se sont exprimées en ce sens devaient être apaisées et, dans tous les champs de la question prioritaire de constitutionnalité, un dialogue constructif et respectueux a prévalu entre les juridictions. Cela a été le cas, par exemple, en ce qui concerne l’appréciation de la notion de disposition législative applicable au litige, de l’admission de l’invocabilité de l’incompétence négative dans le cadre d’une QPC et, bien évidemment, de la notion de droits et de libertés que la Constitution garantit, à propos de laquelle nous avons très strictement appliqué la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

Le Conseil d’État applique ainsi l’interprétation que donne le Conseil constitutionnel des critères de renvoi des questions. Mais il tire aussi pleinement les conséquences des censures du juge constitutionnel sur les instances en cours, en se conformant en particulier aux mesures éventuellement prises pour remettre en cause les effets des lois censurées. Le Conseil d’État a ainsi adopté et mis en œuvre, dans trois décisions du 13 mai 2011 rendues par sa formation la plus solennelle, l’assemblée du contentieux, la même grille de lecture que celle retenue par le Conseil constitutionnel. Celui-ci a aussi clarifié sa jurisprudence sur les conséquences des abrogations à effet différé. Il peut toutefois demeurer des incertitudes sur les effets d’une abrogation dans le litige qui y a conduit. Il est par conséquent souhaitable que le Conseil constitutionnel, qui est seul habilité à le faire par l’article 62 de la Constitution, prenne soin d’indiquer, s’il le juge pertinent, que l’abrogation d’une loi s’accompagne, le cas échéant, de tel ou tel effet pour le passé.

La procédure de la question prioritaire de constitutionnalité fonctionne ainsi de manière satisfaisante. Il est même tout à fait remarquable que les réponses jurisprudentielles aux interrogations qui restaient en suspens après le vote de la loi organique aient été apportées aussi rapidement, dès les premiers mois qui ont suivi l’entrée en vigueur du dispositif. Le mécanisme se stabilise donc progressivement, ce qui favorise la sécurité juridique des parties et contribue encore davantage à l’État de droit.

Car, avec la question prioritaire de constitutionnalité, la primauté des droits et des libertés garantis par la Constitution se trouve plus effectivement assurée. Cette procédure a ouvert le prétoire du Conseil constitutionnel au citoyen et elle a considérablement développé son rôle de protecteur des libertés et des droits fondamentaux.

En premier lieu, des législations qui soulevaient depuis longtemps des problèmes de constitutionnalité véritables et nettement identifiés ont dû évoluer. Je pense par exemple à celles relatives à la cristallisation des pensions ou à la garde à vue – que l’on ne pouvait l’une comme l’autre appréhender que par l’intermédiaire de la Convention européenne des droits de l’homme –, ou encore à l’hospitalisation d’office. Ces textes ont donné lieu à des censures du Conseil constitutionnel que beaucoup attendaient.

La question prioritaire de constitutionnalité a en outre pleinement joué son rôle en précisant les impératifs constitutionnels, en particulier en ce qui concerne des droits et libertés qui n’avaient jusqu’alors fait l’objet que de peu d’interprétations. De nombreuses décisions ont, par exemple, défini et affiné la portée du principe de participation énoncé à l’article 7 de la Charte de l’environnement, le Conseil constitutionnel censurant la méconnaissance par le législateur de l’étendue de sa compétence au motif que celui-ci n’avait pas prévu de procédure de participation préalable à l’adoption de différents actes qui relèvent pourtant de la catégorie des « décisions publiques ayant une incidence sur l’environnement » au sens de cet article. La jurisprudence du Conseil constitutionnel en matière de QPC touche de surcroît à des sujets extrêmement divers, allant de la tauromachie à l’impartialité de l’Autorité de la concurrence, ce qui montre que cette procédure n’est pas l’apanage des professions juridiques mais intéresse tous les secteurs de la société et tous les citoyens.

Ces décisions illustrent le processus de « reconstitutionnalisation » des droits et des libertés : les normes inscrites dans la Constitution redeviennent pleinement effectives par le biais d’un contrôle de constitutionnalité a posteriori, ce qui contribue à replacer la source constitutionnelle au plus haut dans la hiérarchie des normes et à mettre fin à ce qui, au fil des années, apparaissait de plus en plus comme une anomalie, issue de notre histoire constitutionnelle et qui n’était plus en phase avec l’évolution de la société et de nos systèmes juridiques.

L’autorité de la loi qui a été déclarée conforme à la Constitution s’en trouve également renforcée. En outre, les aspérités qui ont pu exister entre le droit européen et le droit constitutionnel sont pour la plupart gommées. Conformément à l’objectif recherché par le constituant, la Constitution est ainsi effectivement entre les mains des justiciables et elle est appliquée, au regard de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, par tous les juges. La maîtrise des mécanismes issus de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 a aussi permis d’éviter tout effet négatif de la QPC sur la durée des procédures juridictionnelles et sur la sécurité juridique.

Près de deux ans et neuf mois après l’entrée en vigueur de la question prioritaire de constitutionnalité, l’on constate que, fondamentalement, le système fonctionne bien. Après que de virulentes controverses se sont fait jour par moments, un point d’équilibre très satisfaisant me semble avoir été trouvé. Les questions qui se posaient ont pour la plupart été résolues. Surtout, les effets spectaculaires de cette procédure sur l’approfondissement de l’État de droit, étant donné l’importance des enjeux et des questions posées et résolues, plaident, pour le moment, pour que l’on ne la modifie pas. Des adaptations mineures pourraient être envisagées, pourvu qu’elles ne perturbent pas l’équilibre délicat auquel nous sommes parvenus.

M. le président Jean-Jacques Urvoas. Merci, monsieur le vice-président. Je note que votre vision de l’avenir diffère de celle que M. Guillaume a développée en réponse à une question de Guy Geoffroy : selon lui, le flux de questions prioritaires de constitutionnalité devrait se maintenir à un niveau assez soutenu, alors que vous pariez plutôt sur une décélération des sollicitations.

M. Alain Tourret. Si je comprends la différence entre le doute simple et le doute sérieux, je me demande ce qu’est le doute raisonnable ? Peut-il être assimilé à un doute simple ?

Le principe de parité peut-il être considéré comme un principe fondamentalement reconnu par les lois de la République ? Cela pourrait entraîner la nullité de toutes les décisions, normalement individuelles, qui ne lui seraient pas conformes, en particulier en vertu de la loi n° 2012-347 du 12 mars 2012 sur la fonction publique, qui va être appliquée en 2013, bien qu’il n’y ait pas de nullité sans texte et que le texte ne prévoie que des sanctions financières. Je profite de votre présence, monsieur le vice-président, pour soulever à nouveau cette question dont la réponse, m’aviez-vous dit, supposait une expertise juridique.

Enfin, la QPC est une procédure d’exception. Est-il envisageable que la saisine du Conseil constitutionnel devienne obligatoire pour toutes les nouvelles lois ? Le Conseil constitutionnel ne deviendrait-il pas ipso facto une autorité supérieure au Parlement, de plein droit, et une Cour suprême ?

M. le président Jean-Jacques Urvoas. Le deuxième point, mon cher collègue, ne présentant pas de lien immédiat avec la QPC, j’en déduis que vous profitez de l’effet d’aubaine que constitue la présence de M. Sauvé.

M. Jean-Marc Sauvé. En ce qui concerne l’avenir du mécanisme, je ne voudrais pas que mes propos suscitent un malentendu. À mes yeux, il n’y a pas la moindre probabilité que le flux des QPC se tarisse. Simplement, au vu de l’évolution constatée au cours des derniers mois, on pourrait s’attendre à une forme de stabilisation à un niveau moins élevé qu’en 2010 et 2011. Il s’agit d’une hypothèse, en aucun cas d’une prédiction. Car, ainsi que cela a été rappelé, le nombre de saisines demeure très élevé devant toutes les cours constitutionnelles des États d’Europe – l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne. Plusieurs grandes questions qui devaient être posées au cours des premiers mois d’application de la nouvelle procédure l’ayant été, ce qui est fait n’est plus à faire. En revanche, je suis persuadé que le stock de lois applicables n’a pas été entièrement passé au tamis du contrôle de constitutionnalité.

En matière fiscale, par exemple, le grand nombre de questions que nous avons reçues en 2010, et encore en 2011, a fourni au Conseil constitutionnel l’occasion d’arrêter plus précisément sa jurisprudence, ce qui a évité d’avoir à poser d’autres questions et explique le relatif assèchement constaté dans ce domaine. Je l’ai dit, un transfert s’est en revanche opéré du droit fiscal et du droit des collectivités territoriales vers le droit des agents publics, de l’urbanisme, de l’aménagement et de l’environnement. En somme, si l’on constate une certaine décélération, il n’y a pas de tarissement et il faut s’attendre à des effets de substitution. On constate également une tendance à passer de grandes questions à des questions plus précises et plus ponctuelles.

Monsieur Tourret, en ce qui concerne le doute qui justifie le renvoi, il faut que les juges interprètent fidèlement les textes. Pour qu’il y ait renvoi, il faut d’abord que la loi soit applicable au litige – règle que nous avons interprétée de manière non pas vétilleuse, mais souple et large. Il faut ensuite que la question soit nouvelle. Là encore, nous avons interprété cette notion de manière large, l’appliquant, par exemple, à des principes constitutionnels non encore reconnus. L’on aurait pu considérer que ces principes n’existaient pas, ce qui aurait conduit à écarter la question posée. Dès lors que le requérant invoquait un principe fondamental reconnu par les lois de la République, nous avons cependant voulu que le Conseil constitutionnel puisse être saisi, considérant que, dans le cas où il reconnaîtrait ce principe, la question serait nouvelle.

Plus précisément, enfin, il faut que « la question [soit] nouvelle ou présente un caractère sérieux ». Nous appliquons ce dernier critère de la même manière que le critère de renvoi préjudiciel aux cours européennes en application du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Nous ne l’interprétons pas, lui non plus, de manière très vétilleuse : nous procédons, je l’ai dit, à une forme de contrôle de l’évidence. Si la conformité à la Constitution est évidente, s’il n’y a évidemment aucun doute, nous ne renvoyons pas. Mais dès lors qu’il existe un doute, nous avons tendance à le considérer comme sérieux. En réponse à votre question, monsieur le député, il me semble donc – mais je parle sous le contrôle du président de la section du contentieux – que nous avons tendance à identifier le caractère raisonnable du doute à son caractère sérieux.

Faut-il déférer obligatoirement au Conseil constitutionnel toutes les lois qui viennent d’être votées ? Je ne le crois pas. Il faut que les autorités compétentes – le Premier ministre, les présidents des assemblées parlementaires, le président de la République – puissent saisir le Conseil sans y être tenues, de même que soixante députés ou soixante sénateurs. Pour ma part, je pensais que l’instauration de la QPC conduirait à un tarissement des saisines a priori. L’expérience a montré qu’il n’en était rien : c’est plutôt l’évolution contraire qui se dessine. Laissons-la donc suivre son cours. N’oublions pas que, lors du contrôle a priori, notamment lorsque le Conseil est saisi par le Premier ministre, les présidents des assemblées et le président de la République, il doit en principe se prononcer sur la totalité des articles de la loi. Dans le cas de lois particulièrement longues et complexes qu’il examine en urgence, un tel contrôle n’est pas possible. Il faut donc que le contrôle a priori subsiste, mais sur un fondement discrétionnaire, le contrôle a posteriori venant le compléter sur des points qu’il n’aurait pas permis de trancher.

En ce qui concerne l’application du principe constitutionnel de parité, si une QPC était posée à ce sujet à propos d’une législation existante, elle serait certainement renvoyée au Conseil constitutionnel. Si par ailleurs une demande d’avis était adressée au Conseil d’État, celui-ci s’efforcerait d’y répondre dans le cadre de ses compétences consultatives et prendrait ses responsabilités. Vous comprendrez bien que je ne saurais risquer une réponse qui serait d’autant plus malvenue de ma part qu’elle pourrait anticiper sur une délibération du Conseil d’État. Avec regret mais fermeté, monsieur le député, je m’abstiendrai donc à nouveau de répondre à cette question qui exige, je le répète, une réflexion approfondie.

M. Bernard Stirn, président de la section du contentieux du Conseil d’État. Pour la section du contentieux, l’examen des QPC – environ 200 en un an, à traiter dans un délai maximum de trois mois, qui se ramène en pratique à deux – a entraîné un travail important, auquel nous avons toutefois pu faire face sans difficulté majeure, pour trois raisons.

Premièrement, l’ensemble de nos procédures de droit commun a été utilisé et bien adapté à la QPC. Il n’a donc pas été nécessaire d’appliquer des procédures particulières. Nous avons recouru aux ordonnances s’agissant de questions tout à fait indigentes – dans un peu plus de 10 % des cas – et aux délibérations collégiales dans leur formation ordinaire, à trois ou à neuf, pour la plupart des affaires. Seules les trois affaires du 13 mai 2011 auxquelles le vice-président a fait allusion sont remontées devant l’assemblée du contentieux, qui s’est prononcée non sur les renvois – elle n’a jamais eu à le faire – mais sur les conséquences à tirer d’une décision du Conseil constitutionnel.

Deuxièmement, la QPC a d’emblée été perçue, à juste titre, comme une extension particulièrement intéressante des compétences du Conseil d’État sur le terrain constitutionnel, qui fournissait l’occasion à ses formations contentieuses de s’interroger sur la conformité des lois aux dispositions et aux principes de la Constitution. Il s’agit là d’un véritable enrichissement, conformément au vœu du constituant de replacer la Constitution parmi les normes de référence, y compris pour le juge. Un champ nouveau s’est ouvert devant nous, d’autant plus passionnant que nous sommes au sommet de la hiérarchie des normes et que de très belles questions nous ont donc été posées.

Troisièmement, la position du Conseil d’État par rapport à celle du Conseil constitutionnel a été, d’emblée, facilement déterminée. On retrouve ici la question du doute sérieux ou raisonnable. La Constitution confie au Conseil d’État un rôle de filtrage visant à éviter que le Conseil constitutionnel ne soit inutilement saisi de questions qui ne posent pas de problèmes sérieux de constitutionnalité. En revanche, chaque fois qu’une interrogation raisonnable est possible, la question doit être renvoyée au Conseil constitutionnel. C’est ce que le Conseil d’État a fait sans difficulté, dans un esprit assez proche de celui qui l’anime lorsqu’il s’agit de saisir la Cour de justice de l’Union européenne d’une difficulté d’interprétation ou d’une véritable interrogation sur la validité d’une norme de droit dérivé. Le juge national est le juge de droit commun du droit de l’Union ; lorsqu’une difficulté sérieuse se fait jour, il renvoie au juge de l’Union. De même, le juge ordinaire est devenu le juge de droit commun de l’application de la Constitution mais, en cas de difficulté sérieuse, la question est soumise au Conseil constitutionnel.

Dans un premier temps, il est vrai, certaines questions se sont posées à propos de la mise en œuvre de la procédure de QPC. Elles ont été progressivement éclaircies par la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Au cours des deux premières années, les grandes lois qui posaient des problèmes majeurs de constitutionnalité ont été détectées par les requérants et traitées. Aujourd’hui, ce sont plutôt des difficultés particulières qui sont soulevées.

M. le président Jean-Jacques Urvoas. Monsieur Sauvé, vous nous avez indiqué que vous n’aviez pas repéré d’inégalité territoriale dans le traitement des QPC. Est-ce à dire que vous vous êtes dotés d’une structure chargée d’observer en détail la situation dans les différents tribunaux afin d’en étudier l’harmonisation ?

M. Jean-Marc Sauvé. Monsieur le président, ce sont les questions posées par votre Commission qui nous ont conduits à enquêter sur cette question, sur laquelle nous ne nous étions pas penchés auparavant. Je profite de l’occasion pour rappeler que, dans la juridiction administrative, le polycentrisme n’existe pas. Il y a la loi, la Constitution, nos engagements internationaux, l’interprétation qui en est faite, notamment par le Conseil d’État ; il va absolument de soi qu’il n’y a pas de jurisprudence bourguignonne, marseillaise ou douaisienne en la matière.

Nous sommes un pays de droit civil, de droit écrit, et le Conseil d’État est éminemment lié à la tradition, à l’idiosyncrasie françaises. Mais il est aussi la plus britannique des institutions françaises en ce qu’il accorde une grande importance à la jurisprudence – celle du Conseil constitutionnel, celle des cours européennes, la sienne propre. Dans l’ordre administratif, toutes les juridictions sont extrêmement attachées à l’unité, à la cohérence, à la prévisibilité de la jurisprudence. C’est essentiel, car c’est ainsi que nous pouvons garantir au justiciable la sécurité juridique et l’égalité devant la loi. Cela ne signifie pas que les jurisprudences doivent rester perpétuellement stables ; elles doivent évoluer, mais de manière prévisible et en bon ordre. C’est également ainsi que nous procédons en matière de QPC.

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La Commission procède à l’audition de M. Vincent Lamanda, Premier président de la Cour de cassation.

M. Vincent Lamanda, Premier président de la Cour de cassation. C’est un honneur pour le Premier président de la Cour de cassation d’être invité à prendre la parole devant les représentants de la nation, et particulièrement devant la commission des Lois de l’Assemblée nationale. Ainsi que j’ai déjà eu l’occasion de le dire, votre Commission et la Cour de cassation entretiennent depuis plusieurs années un dialogue utile et fructueux et nous vous savons gré de l’intérêt que vous portez à la mise en œuvre effective de la loi par les juridictions.

Vous avez souhaité, avant de dégager un premier bilan de la question prioritaire de constitutionnalité lors du troisième anniversaire de son entrée en vigueur, procéder à l’audition des responsables des deux juridictions les plus élevées de l’ordre judiciaire et administratif. Au nom de la Cour de cassation, je vous en remercie.

Je dresserai d’abord un constat globalement positif de la réforme au regard de ses objectifs, pour proposer ensuite quelques améliorations éventuelles.

Voilà plus de deux ans et demi, l’institution judiciaire s’est vu confier par le constituant la mission de filtrer les questions de constitutionnalité. Nous avons accueilli cette réforme avec un grand sens de la responsabilité, en mesurant l’importance de la tâche confiée à l’institution judiciaire. Nous l’avons aussi reçue avec une certaine appréhension, la formation des magistrats judiciaires n’étant pas jusqu’alors principalement tournée vers le droit constitutionnel et l’accroissement des missions qui en résultait ne s’étant pas accompagné de moyens supplémentaires. Mais la perspective était aussi exaltante et la tâche, d’une certaine façon, naturelle, car l’autorité judiciaire est investie, par l’article 66 de la Constitution, du rôle de gardien de la liberté individuelle. Comme le rappelait en mars 1790 Thouret, qui fut président de l’Assemblée, « le pouvoir judiciaire est celui […] dont l’exercice habituel aura le plus d’influence sur le bonheur des particuliers […] et sur la stabilité de la Constitution ».

Avant cette rencontre, j’ai souhaité recueillir l’avis de la conférence des premiers présidents des cours d’appel. Il m’a été rapporté que la question prioritaire de constitutionnalité paraît, dans l’ensemble, avoir été bien acceptée par les juridictions du fond. Indiscutablement, la mise en œuvre de cette institution nouvelle a permis l’instauration d’un dialogue entre les juges. On a pu assister ainsi à un rapprochement de leurs modes de raisonnement. Le droit privé s’est approprié la question prioritaire de constitutionnalité, il s’est décentré vers le droit constitutionnel, tandis que celui-ci s’est lui-même insinué dans des domaines qui semblaient lui échapper jusqu’alors.

Nous nous sommes attachés à répondre aussi précisément que possible, compte tenu des données dont nous disposons, au questionnaire que vous avez bien voulu nous faire parvenir. Il n’a pas été possible cependant de vous communiquer des chiffres concernant les décisions de non-transmission par les juridictions du fond de questions prioritaires de constitutionnalité puisque, par hypothèse, celles-ci n’ont pas été adressées à la Cour de cassation, qui n’a pas d’autorité hiérarchique sur les cours et tribunaux. Seule Mme la garde des Sceaux pourrait vous fournir des informations à cet égard.

De la même façon, nous ne pouvons dire avec précision, comme nous y invite l’une de vos questions, si l’on a pu assister à une spécialisation des avocats en la matière. Dès lors que la question prioritaire ne constitue qu’un moyen à l’appui d’une prétention, il me semble plutôt que les avocats spécialisés dans tel ou tel contentieux se sont efforcés de développer un réflexe constitutionnel. Devant la Cour de cassation, les avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation, dont la grande expérience, notamment en droit public, est inhérente à leurs fonctions, se sont particulièrement bien préparés dès l’entrée en vigueur de la réforme.

Dès 2009, soit avant même l’entrée en vigueur de la réforme, j’ai voulu que notre Cour se dote des outils indispensables à la mise en œuvre des nouvelles dispositions. Ainsi un bureau du droit constitutionnel a-t-il été créé au sein du service de documentation, des études et du rapport. Deux magistrats y ont été affectés. Ce bureau est à la disposition aussi bien des membres de la Cour que des juridictions du fond et assiste remarquablement les juges. Un espace spécialement dédié à la question prioritaire de constitutionnalité a parallèlement été créé ; en ligne sur le site Internet de la Cour, il présente un ensemble de fiches d’information, des propositions de trames et une veille jurisprudentielle. Une liste exhaustive des questions soumises à la Cour permet en outre de vérifier si une question a déjà été transmise et quel sort lui a été réservé. Les juridictions du fond ont été sensibles à l’aide que notre Cour leur a ainsi apportée.

La Cour de cassation peut être saisie d’une question prioritaire dans les hypothèses suivantes : lorsqu’une juridiction du fond lui transmet une question prioritaire de constitutionnalité ; lorsqu’une partie forme un pourvoi contre l’arrêt d’une cour d’appel – ou contre un jugement rendu en premier et dernier ressort – qui, après avoir refusé de renvoyer la question à la Cour de cassation, statue sur le fond ; lorsqu’une partie soulève, pour la première fois devant elle à l’occasion d’un pourvoi, en demande ou en défense, une telle question ; enfin, lorsqu’un moyen d’inconstitutionnalité est soulevé dans un écrit accompagnant la déclaration d’appel d’un arrêt rendu par la cour d’assises en premier ressort. L’écrit est alors immédiatement transmis par la cour d’assises. La première et la quatrième hypothèse correspondent aux questions dites « transmises ou principales », alors que les deuxième et troisième concernent les questions dites « incidentes » à un pourvoi en cassation.

Du 1er mars 2010 au 31 octobre 2012, notre Cour a rendu 1 208 décisions en la matière, dont 545 ont statué sur des questions transmises par les juridictions du fond et 663 sur des questions soulevées de manière incidente à un pourvoi en cassation. Si, au cours de la première année d’application de la loi, les questions ont émané le plus souvent d’avocats aux Conseils, qui s’étaient sans doute mieux préparés à cette échéance, les courbes se sont rejointes, de sorte qu’aujourd’hui les questions qui proviennent des juridictions du fond et celles qui sont posées directement devant la Cour de cassation se trouvent en nombre sensiblement égal.

Après de fortes saisines dans les premiers temps, la Cour traite environ une quarantaine de questions chaque mois. Au total, sur 1 217 questions posées – une décision pouvant statuer sur plusieurs questions –, 230 ont été renvoyées au Conseil constitutionnel, soit près de 20 % ; 76 d’entre elles relèvent de la matière pénale ; 785 questions n’ont en revanche pas été renvoyées et 144 irrecevabilités ont été prononcées.

En matière civile, commerciale et sociale, les questions les plus nombreuses ont été posées dans le domaine des relations du travail et de la protection sociale, notamment en droit de la sécurité sociale. Viennent ensuite les relations avec les personnes publiques, l’administration fiscale et douanière ou encore les autorités de contrôle et de régulation, le droit des personnes et de la famille, le droit de la nationalité, des étrangers ou encore le droit successoral et les hospitalisations sans consentement. On note aussi un nombre non négligeable de questions en droit des affaires, touchant singulièrement au droit des procédures collectives, en droit des biens, notamment l’expropriation, l’urbanisme ou le droit de propriété, ou encore celui de la propriété intellectuelle ou des contrats, comme les baux commerciaux ou ruraux.

En matière pénale, les QPC ont parfois été soulevées de manière récurrente ou sérielle, par exemple sur la garde à vue, la motivation des arrêts des cours d’assises ou encore le harcèlement. La procédure pénale concentre le plus grand nombre de QPC répertoriées et transmises. À titre d’exemple, quatorze questions prioritaires de constitutionnalité portant sur la garde à vue ont été transmises au Conseil constitutionnel. Mais une tendance à présenter davantage de questions portant sur les incriminations, notamment sur le choix de pénaliser tel ou tel comportement ou critiquant le manque de précision d’une incrimination, paraît devoir être relevée, spécialement depuis la décision qu’a rendue le Conseil constitutionnel à propos de la définition du harcèlement sexuel.

Il est très difficile de conclure sur les matières dans lesquelles les questions seraient le plus souvent couronnées de succès. Un dépouillement manuel de décisions répertoriées de septembre 2010 au 31 octobre 2012 fournit quelques indications fragmentaires. Le délai moyen de traitement des questions prioritaires est, pour les questions transmises et incidentes en matière civile, de 74 jours – 22 jours au minimum, 91 jours au maximum. Un délai comparable est constaté en matière pénale. Le délai légal de trois mois, qui – à une exception près, résultant d’une erreur d’enregistrement – a toujours été respecté, paraît, à l’expérience, raisonnable. Il permet de procéder à un examen sérieux et contradictoire de la recevabilité et de la pertinence de la question posée.

Une analyse plus détaillée révèle que 27 % des QPC transmises par les juridictions du fond l’ont été par celles de la cour d’appel de Paris, loin devant les juridictions situées dans le ressort de la cour d’appel de Versailles – 8 % – ou d’Aix-en-Provence – 6 % – ou d’autres cours moins importantes, ce qui concorde assez avec l’activité de ces ressorts. Le poids relatif des QPC en matière pénale varie beaucoup d’un ressort à l’autre, passant de 63 % à Paris à 33 % à Douai. Les cours d’appel et les tribunaux de grande instance arrivent en tête, loin devant les juridictions spécialisées.

L’effet sur d’autres affaires des décisions du Conseil constitutionnel examinant des QPC n’est pas négligeable, mais il n’existe pas de données chiffrées sur le nombre de procédures ayant ainsi subi les conséquences d’une décision du Conseil.

La Cour de cassation tient le plus grand compte des effets d’une abrogation décidée par le Conseil constitutionnel et des modalités de cette abrogation, sous réserve toutefois que ne soit pas ultérieurement mise en cause l’inconventionnalité de la disposition litigieuse, comme cela a été le cas en matière de garde à vue. Il est cependant apparu à l’expérience que les effets d’une abrogation n’étaient pas appréciés uniformément par chacun des ordres de juridiction. Ainsi, en matière de responsabilité médicale, le Conseil constitutionnel a déclaré une disposition transitoire de la loi « anti-Perruche » contraire à la Constitution, mais le Conseil d’État et la Cour de cassation ont interprété dans un sens opposé la décision du Conseil constitutionnel du 11 juin 2010 s’agissant de ses conséquences sur les instances en cours. La mise en œuvre de la décision du Conseil constitutionnel du 2 juillet 2010 ayant censuré la composition des tribunaux maritimes commerciaux, dont la Cour de cassation a pris acte par une décision du 13 octobre 2010, n’a pas été non plus sans soulever de réelles interrogations.

Plus délicate encore est la situation où le Conseil constitutionnel déclare conforme à la Constitution des dispositions législatives sous réserve ou avec réserve d’interprétation. L’analyse de la jurisprudence montre que les chambres de la Cour de cassation prennent en compte ces réserves, soit pour rejeter un pourvoi, soit pour casser une décision. Toutefois, il est apparu difficile d’appliquer certaines réserves d’interprétation, par exemple celle concernant la faute inexcusable en matière de sécurité sociale (décision du 18 juin 2010) ou celle portant sur les nullités de procédure, en matière pénale, issue de la décision du 18 novembre 2011 relative à l’audition libre. La réserve formulée à cette occasion par le Conseil constitutionnel, appliquée aux auditions postérieures à la publication de sa décision, a une portée bien plus grande sur d’autres dispositions du code de procédure pénale.

Certaines réserves se révèlent neutres pour le juge ; d’autres, en revanche, peuvent avoir un effet sur la jurisprudence et la liberté d’appréciation laissée aux juridictions, en conduisant à remettre en cause une jurisprudence établie ou à figer pour l’avenir des solutions prises dans un contexte donné. Si, dans la plupart des cas observés, les réserves d’interprétation ne s’opposent pas frontalement à une jurisprudence établie par la Cour de cassation, elles peuvent conduire le juge à l’infléchir, comme dans le cas de la décision déjà citée du 18 juin 2010 sur la faute inexcusable, le juge civil devant apprécier désormais, poste par poste, les préjudices subis par la victime. Mais il est arrivé que le Conseil constitutionnel adopte une interprétation radicalement contraire à celle de la Cour, comme dans la décision du 11 février 2010 relative à la remise automatique des pénalités en cas d’ouverture d’une procédure collective ou, de façon plus topique encore, dans la décision du 16 septembre 2011 relative à la responsabilité du producteur d’un site en ligne.

Dans cette affaire, le Conseil semble avoir davantage combattu l’interprétation de la Cour de cassation que la disposition légale puisque, fait peu commun, il a cité dans le corps de sa décision, pour les neutraliser par une réserve d’interprétation, les arrêts de la Cour ayant retenu la responsabilité de plein droit de créateurs de sites en tant que producteurs à raison de propos diffamatoires déposés par des internautes non identifiés sur un forum. Dans de telles situations, l’office du juge constitutionnel ne devrait-il pas être d’abroger purement et simplement la disposition contestée, plutôt que de mettre le juge de cassation dans la situation délicate de se plier à l’interprétation ainsi donnée par un juge non judiciaire ? Si j’admets volontiers que la jurisprudence fait corps avec la disposition que le juge interprète, ce qui met le Conseil en position de censurer, le cas échéant, la loi telle qu’elle est interprétée majoritairement par les juges, le fait que le Conseil constitutionnel formule a posteriori une réserve qui, au mieux, sera neutre, mais qui peut aussi figer, voire remettre en cause, la jurisprudence peut sembler contraire à l’esprit et aux règles de fonctionnement de nos institutions. Il appartient au législateur de faire la loi, au juge de l’interpréter, au besoin sous le contrôle du Parlement qui peut naturellement remettre en cause la jurisprudence.

La force de la jurisprudence est son adaptabilité aux contentieux nouveaux. Ainsi évolue-t-elle dans un dialogue constant entre le juge de cassation et le juge du fond. Dans plus de 40 % des cas, l’assemblée plénière de la Cour de cassation désavoue sa chambre spécialisée en donnant raison à la cour de renvoi qui a résisté. Si la loi n’est pas conforme, elle doit être abrogée. Si elle n’est pas contraire à la Constitution, elle doit être conservée dans son intégrité. Je peux comprendre bien sûr l’intérêt pratique qui s’attache à la technique de la réserve d’interprétation, en ce qu’elle dispense le Parlement de prendre à nouveau position. Mais il est question ici des droits et libertés sur lesquels il appartient au premier chef au Parlement de se prononcer. La réserve d’interprétation peut ainsi paraître source de confusion et de rupture dans l’équilibre des pouvoirs.

Les décisions de non-lieu à renvoi sont en majorité motivées par le défaut de nouveauté et de caractère sérieux de la question posée – critère examiné en dernier –, ce qui montre que les juridictions du fond procèdent à un contrôle minimum, laissant à la Cour de cassation le soin d’opérer le dernier filtre. À l’inverse, le filtre le moins utilisé reste le défaut d’applicabilité au litige des dispositions critiquées. Le critère de nouveauté n’a été utilisé que trois fois, à l’occasion de QPC principales à propos du mariage homosexuel, de l’absence de motivation des arrêts des cours d’assises ou de la Charte de l’environnement.

Parmi les QPC examinées en matière civile et concernant la contestation des refus de transmission opposés par les juridictions du fond, douze seulement ont été enregistrées et deux finalement renvoyées au Conseil constitutionnel. Concernant la matière pénale, une seule question prioritaire de constitutionnalité a été renvoyée au Conseil après contestation d’un refus de transmission.

La pratique a démontré qu’en marge du moyen d’inconstitutionnalité d’une disposition figuraient parfois des moyens d’inconventionnalité invoquant souvent la méconnaissance de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Plus précisément, les parties invoquent soit un grief d’inconventionnalité au soutien de leur QPC, ce qui est évidemment voué à l’échec – mais les exemples sont rares –, soit un moyen d’inconventionnalité au soutien de leur pourvoi et ce, parallèlement à leur QPC. Dans cette dernière hypothèse et en matière civile, plus de la moitié des pourvois répertoriés avec des QPC incidentes comprennent des moyens d’inconventionnalité tirés de la violation de la Convention européenne de sauvegarde, mais aussi du droit de l’Union européenne ou d’autres conventions internationales comme les conventions de l’Organisation internationale du travail ou la Convention internationale des droits de l’enfant.

À ce jour, aucune contrariété significative n’a été relevée, mais on ne peut exclure que la Cour de cassation écarte, de son propre mouvement ou sur le fondement d’une jurisprudence européenne, une loi sur un motif d’inconventionnalité, alors que la disposition litigieuse aurait été préalablement déclarée conforme aux droits et libertés garantis par la Constitution. Si la situation ne s’est pas présentée à ce jour dans des conditions évidentes, c’est précisément parce que la Cour de cassation est déterminée à rendre compatible les deux contrôles. Son objectif unique est et sera de renforcer l’État de droit et de mieux protéger les droits fondamentaux du justiciable. C’est par un dialogue permanent et loyal entre toutes les juridictions concernées, nationales et internationales, qu’un point d’équilibre sera atteint dans la reconnaissance et la mise en œuvre effective de ces droits.

En définitive, et sous les réserves que je viens de formuler, le bilan apparaît positif puisque la mise en œuvre de la question prioritaire de constitutionnalité enrichit et sécurise notre système juridique. Il montre que les objectifs du constituant, qui étaient, comme l’a rappelé en septembre 2009 le rapporteur de votre Commission des lois, d’« assurer la constitutionnalité de l’ordre juridique » et de « permettre au citoyen de faire valoir ses droits constitutionnels », ont été satisfaits.

Des précisions ou des aménagements pourraient toutefois être apportés à la loi ou aux textes réglementaires, afin de donner à la réforme toute sa mesure.

C’est essentiellement la procédure applicable à la QPC qui pourrait donner lieu à de légers aménagements. Mais il importe d’abord de répondre à une question que certains se posent : faut-il instituer un recours contre les décisions de non-transmission ? La Cour de cassation n’est pas une juridiction constitutionnelle, même si le législateur lui a confié une mission de filtrage, et par suite une sorte de pré-contrôle de la constitutionnalité de la loi. Comment concilier une telle mission avec l’existence d’un recours ? Le demandeur à la question prioritaire ne manquerait pas de l’exercer. Le recours ainsi engagé aurait inévitablement pour effet de dénaturer la fonction de filtre, de la rendre illusoire, mais aussi d’instituer la Cour de cassation en une juridiction constitutionnelle, ce qui est contraire à la philosophie du texte. Ouvrir une faculté d’évocation au profit du Conseil constitutionnel produirait des effets identiques et pourrait aussi poser problème au regard des exigences de l’article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme. En pratique, la solution obligerait le Conseil à examiner l’ensemble des QPC, rendant insignifiant le rôle de filtre confié aux juridictions judiciaires et administratives, qu’il vaudrait alors mieux supprimer totalement. Pour le reste, je ne peux que renvoyer sur ce point aux arguments excellemment exposés devant votre Commission en septembre 2010, par le professeur Denys Simon en particulier.

J’en viens aux ajustements techniques suggérés par les chambres de la Cour. Si une QPC met en cause, par les mêmes motifs, une disposition législative dont le Conseil constitutionnel a déjà été saisi, le code de procédure civile prévoit que la Cour de cassation « diffère » sa décision jusqu’à l’intervention de la décision du Conseil constitutionnel. Cette notion de « différé » étant inconnue de notre droit processuel, il vaudrait mieux la remplacer par celle de « sursis à statuer ». Pour ce qui est des QPC incidentes à un pourvoi, le délai de dépôt de la question a été fixé par la jurisprudence à l’expiration du délai de dépôt du mémoire ampliatif. Ne faudrait-il pas apporter sur ce point une précision dans les textes ?

D’autre part, lorsque la Cour de cassation est saisie d’une question portant sur d’autres motifs que ceux examinés dans une question déjà transmise, il pourrait être envisagé d’apporter des aménagements évitant une nouvelle transmission, dès lors que le Conseil constitutionnel peut soulever d’office tout grief d’inconstitutionnalité.

Enfin, lorsqu’une nouvelle QPC porte sur un texte et sur des motifs à propos desquels la Cour a déjà considéré la question comme non sérieuse, celle-ci pourrait être déclarée irrecevable, sauf circonstances nouvelles.

En matière pénale, le regroupement des QPC in limine litis, de façon à éviter les procédés dilatoires qui ont été utilisés dans des affaires très médiatisées, pourrait être proposé. Toujours en matière pénale, un contrôle de constitutionnalité de plein droit de la loi nouvelle faisant suite à une déclaration d’inconstitutionnalité pourrait être institué pour éviter le renouvellement de situations comme celles apparues après la réforme de la garde à vue.

Par ailleurs, en droit allemand comme en droit espagnol, l’exception d’inconstitutionnalité ne peut être soulevée que par le juge, tandis que, en droit luxembourgeois, cette faculté est partagée par le juge et les parties. En revanche, la loi française interdit au juge de la soulever d’office. Cette règle est appliquée strictement par la Cour de cassation, qui s’applique à reproduire fidèlement le texte de la question, tel que rédigé par celui qui la pose. Mais faut-il qu’il en soit ainsi ? Le principe de prééminence du droit, si essentiel aux yeux de la Cour de Strasbourg, ne commanderait-il pas, à tout le moins, d’autoriser le juge français à participer, d’un commun accord avec la partie qui a pris l’initiative de la question, à la rédaction de celle-ci ? Les présidents des chambres de la Cour de cassation s’interrogent ainsi sur leur office. Ils font état de véritables considérations de politique jurisprudentielle consistant, en présence d’une relative indétermination du caractère sérieux d’une question, à transmettre au Conseil constitutionnel un corps de texte ayant une cohérence, dans la perspective de le voir censuré ou consolidé. Un office accru du juge, au moins du juge de cassation, faciliterait cette recherche de cohérence.

En outre, il serait bon de simplifier et d’unifier les conditions de renvoi d’une QPC. À ce jour, en effet, la Cour de cassation peut renvoyer une QPC si la question est sérieuse ou si elle est nouvelle. Cette distinction, quelque peu académique, est rarement invoquée par les auteurs des questions et très peu retenue par la Cour. La condition de nouveauté, souvent confondue avec l’exigence du caractère sérieux de la question posée, pourrait être considérée comme l’un des éléments permettant d’apprécier ce dernier. En outre, il pourrait être opportun d’harmoniser les critères d’examen de la QPC par les juges du fond et la Cour de cassation, la distinction entre l’appréciation du caractère sérieux de la question ou de l’existence d’une question non dépourvue de caractère sérieux étant apparue, à l’usage, bien théorique.

En revanche, la Cour de cassation est favorable au maintien du double filtrage, l’expérience montrant que, en pratique, les cours et tribunaux se bornent le plus souvent à vérifier que la demande n’a pas de caractère fantaisiste ou dilatoire et que le grief est appuyé par une argumentation cohérente, tandis que la Cour de cassation se livre à un examen nécessairement plus approfondi des conditions posées par la loi.

Enfin, les principes de priorité et de célérité propres à la QPC s’articulent mal avec les règles de la procédure civile. La question prioritaire de constitutionnalité a été qualifiée de « moyen » aux termes de l’article 23-1 de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel. S’agit-il dès lors d’un moyen parmi d’autres et comme les autres dans une instance, ou faut-il au contraire renforcer son régime autonome ? En réalité, on est en présence d’un moyen de défense au fond qui, en dépit de son caractère prioritaire, ne devrait justifier un examen par le juge que s’il estime la demande régulière et recevable. On imagine mal en effet un juge incompétent ou dépourvu du pouvoir de statuer se prononcer sur le sérieux d’une question prioritaire de constitutionnalité, sauf bien sûr si elle concerne une exception de procédure ou une fin de non-recevoir.

J’espère ne pas conclure sur des points trop techniques, mais je ne doute pas que vous le pardonnerez à un juge, soucieux de l’intérêt d’une bonne justice au service des citoyens.

M. Guy Geoffroy. Merci, monsieur le Premier président, pour cet exposé très intéressant. Vos réserves, si j’ose dire, sur les réserves d’interprétation concernent-elles la seule QPC ou s’étendent-elles aux autres types de saisine, par les parlementaires, par exemple ?

M. Vincent Lamanda. Elles ne portent que sur les réserves d’interprétation relatives aux QPC, qui affectent notamment la jurisprudence. Nous avons toujours pris en considération les réserves d’interprétation du Conseil constitutionnel, quelles qu’elles soient, et nous continuons de le faire, mais nous nous demandons si, ici, l’esprit de la QPC est bien respecté. Les réserves d’interprétation a priori ne posent aucun problème : à ce stade, le Conseil constitutionnel nous indique, conformément à son rôle, comment interpréter la loi alors qu’aucune jurisprudence n’a encore dû le faire.

Des prises de position qui n’affectent pas la jurisprudence sont également en cause. Ainsi, nous étions tout à fait d’accord pour considérer que la composition des tribunaux maritimes commerciaux posait un problème, puisque nous avions transmis la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil constitutionnel. Cela ne veut pas dire que le Conseil devait fixer lui-même la composition de ces juridictions, alors que la Convention européenne garantit à tout justiciable le droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, par un tribunal impartial légalement composé.

M. Alain Tourret. Je vous remercie à mon tour, monsieur le Premier président, pour cet exposé très intéressant, en particulier par les propositions d’amélioration qu’il formule et que nous devrons reprendre une à une.

En revanche, votre réflexion sur les filtres me met très mal à l’aise. À mes yeux, en effet, les filtres – et à plus forte raison les « filtres dans le filtre » – peuvent conduire à neutraliser le droit dévolu aux individus de saisir une juridiction et d’obtenir une réponse à leur saisine. Le fait que le filtre soit une décision quasi administrative, que l’on ne peut attaquer, porte véritablement atteinte aux droits et libertés des individus.

En outre, qu’en est-il de la motivation de ces décisions par la Cour de cassation ? On constate en effet une tendance de toutes nos juridictions à motiver de moins en moins leurs décisions, qui s’explique notamment par l’avalanche des saisines et la difficulté à répondre en temps voulu. Or les justiciables veulent connaître les raisons pour lesquelles on écarte leurs questions, et il s’agit là d’un droit absolu.

M. Vincent Lamanda. Il ne me paraît ni choquant ni arbitraire que le juge, dont l’article 66 de la Constitution fait, je le répète, le gardien de la liberté individuelle, joue le rôle de filtre. Beaucoup de questions ont été transmises qui concernaient des dispositions législatives jusqu’alors appliquées par les juridictions. Celles-ci se sont véritablement emparées de cette réforme en transmettant, lorsqu’il y avait un doute raisonnable – et le Conseil constitutionnel dût-il ne pas donner suite –, des questions relatives à des difficultés qu’il n’était auparavant pas possible de contester.

S’agissant de la motivation, nous y sommes très attentifs et les QPC sont traitées avec autant de soin, voire plus encore, que les pourvois en cassation. Le rapporteur accomplit un très gros travail, avec l’assistance systématique du service de documentation, des études et du rapport, alors que, dans le cas des pourvois, ce service n’intervient que dans les affaires les plus importantes. En outre, en ce qui concerne les QPC, la motivation est plus développée que celle des décisions rejetant un pourvoi, dont on nous reproche parfois le caractère laconique. Parce que je suis sensible à la position que vous faites valoir, monsieur le député, je veille également à ce que nous transmettions systématiquement aux parties, outre les décisions motivées, tous les rapports, qui ne se contentent pas de rappeler les faits et l’état de la procédure mais analysent la question posée au regard de la jurisprudence constitutionnelle et judiciaire et de la doctrine universitaire.

M. le président Jean-Jacques Urvoas. Merci beaucoup, monsieur le Premier président. J’ai bien noté votre point de vue sur l’éventualité d’un recours contre les décisions de non-transmission, problème soulevé il y a deux ans mais à propos duquel nous avons désormais trouvé, me semble-t-il, un point d’équilibre. Suivant votre conseil, nous allons en revanche approfondir les statistiques de non-renvoi par les juges a quo en nous tournant vers la garde des Sceaux.

Compte tenu de l’emploi du temps chargé de nos collègues, je propose que nous reportions les auditions qui devaient intervenir maintenant, celles de M. Jean-Claude Marin, procureur général près la Cour de cassation, et des universitaires de l’Association française de droit constitutionnel.

À la lumière de ce qui a été dit ce matin, il me semble que plusieurs questions méritent d’être approfondies.

Tout d’abord, si la pratique de la QPC devant les juridictions administratives semble assez uniforme sur le territoire, il existe – le Premier président de la Cour de cassation vient de les évoquer – des disparités entre les juridictions judiciaires, que nous n’avions pas anticipées lors des débats sur l’instauration de la QPC. Nous ne pouvons pas nous borner à constater ce phénomène : s’il est avéré, nous devons en comprendre les raisons et en tirer des conclusions.

En outre, les remarques du secrétaire général du Conseil constitutionnel et du Premier président de la Cour de cassation sur la pratique de la QPC en matière pénale suscitent des interrogations. Après un « effet d’aubaine » dans les premiers temps, le nombre de QPC en matière pénale semble s’être stabilisé. Pour sa part, le Premier président constate une certaine continuité, même si les QPC portent davantage aujourd’hui sur les incriminations. Nous allons solliciter des éléments complémentaires auprès du ministère de la Justice.

Enfin, il serait utile de mieux connaître la répartition des QPC selon les matières juridiques : droit pénal, droit fiscal, droit de la fonction publique, etc. Il semble que les auteurs de QPC délaissent le champ des grandes questions de droit pour des enjeux plus spécifiques.

À ces fins, je me propose d’adresser un questionnaire à plusieurs juridictions – nous n’avons pas les moyens de les étudier toutes – que nous choisirons en lien avec les juridictions suprêmes des deux ordres et le ministère de la Justice. À partir de cet échantillon, si vous en êtes d’accord, je présenterai en février 2013 un rapport qui alimentera un premier bilan de la QPC à la veille de son troisième anniversaire. (Assentiment).

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Information relative à la Commission

La Commission a désigné M. Jean-Yves Le Bouillonnec, rapporteur sur la proposition de loi relative aux juridictions de proximité (n° 436).

La séance est levée à 12 heures 15.

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Membres présents ou excusés

Présents. - Mme Nathalie Appéré, Mme Marie-Françoise Bechtel, M. Erwann Binet, M. Jacques Bompard, M. Gilles Bourdouleix, M. Dominique Bussereau, Mme Marie-Anne Chapdelaine, M. Éric Ciotti, M. Jean-Michel Clément, M. Gilbert Collard, M. Sergio Coronado, Mme Pascale Crozon, M. Marc-Philippe Daubresse, M. Jean-Pierre Decool, M. Sébastien Denaja, Mme Françoise Descamps-Crosnier, M. Marc Dolez, M. Philippe Doucet, Mme Laurence Dumont, M. Olivier Dussopt, M. Matthias Fekl, M. Georges Fenech, M. Hugues Fourage, M. Yann Galut, M. Guy Geoffroy, M. Bernard Gérard, M. Philippe Gosselin, M. Philippe Goujon, Mme Françoise Guégot, M. Philippe Houillon, M. Sébastien Huyghe, Mme Marietta Karamanli, Mme Nathalie Kosciusko-Morizet, M. Guillaume Larrivé, M. Pierre-Yves Le Borgn', Mme Anne-Yvonne Le Dain, Mme Axelle Lemaire, M. Bernard Lesterlin, M. Paul Molac, M. Pierre Morel-A-L'Huissier, Mme Corinne Narassiguin, Mme Nathalie Nieson, M. Sébastien Pietrasanta, M. Jean-Frédéric Poisson, M. Pascal Popelin, M. Didier Quentin, M. Dominique Raimbourg, M. François Sauvadet, M. Alain Tourret, Mme Cécile Untermaier, M. Jean-Jacques Urvoas, M. Daniel Vaillant, M. Jacques Valax, M. François Vannson, M. Patrice Verchère, M. François-Xavier Villain, Mme Marie-Jo Zimmermann

Excusés. - M. Marcel Bonnot, M. René Dosière, M. Daniel Gibbes, M. Jean-Yves Le Bouillonnec, M. Alfred Marie-Jeanne, M. Bernard Roman, M. Roger-Gérard Schwartzenberg

Assistait également à la réunion. - M. Michel Zumkeller