Compte rendu de la mission effectuée en Lettonie du 16 au 18 mai 2000
par M. Jacques Myard, député
chargé par la délégation pour l'Union européenne de suivre le processus d’adhésion de la Lettonie

Effectuée du 16 au 18 mai 2000 à Riga et dans ses environs, cette mission a permis à celui qui a été chargé par la Délégation pour l’Union européenne de suivre le processus d’adhésion  avec la Lettonie d’avoir une large gamme de contacts avec les responsables politiques et les fonctionnaires lettons en charge des négociations d’élargissement, la communauté d’affaires française et les représentants de la Commission européenne et des institutions financières internationales (voir en annexe le programme des entretiens). Qu’il me soit permis de remercier ici Mme Louise Avon, ambassadeur de France en Lettonie et ses collaborateurs pour leur concours à l’organisation d’une mission dont on trouvera ci-après les principales conclusions politiques.

1) L’intégration européenne : un enjeu prioritaire pour la Lettonie

Après avoir été pendant près de cinquante ans sous la domination soviétique, la Lettonie est en passe d’adhérer à l’Union européenne. Des interrogations demeurent sur le moment de cette adhésion et sur l’ampleur des périodes de transition qui devront être prévues, mais il est acquis qu’à un terme plus ou moins proche ce pays participera de plein pied à la construction communautaire. En rejoignant ainsi le " club " des États d’Europe occidentale, ce pays ne fera d’une certaine manière que renouer avec son passé.

Après sa colonisation au XIIe siècle par des chevaliers et princes germaniques, la Lettonie était en effet une plaque tournante du commerce entre le sud et le nord de l’Europe : Riga fut admise dans la Hanse, cette association de villes commerçantes dont le centre était à Lübeck et qui a joué un rôle moteur dans l’intégration économique des régions nordiques. Mais devenue le champ clos des affrontements entre puissances régionales (Suède, Pologne et Russie), la Lettonie tomba sous la domination des Romanov à partir de 1721. Cette domination ne fut pas sans bénéfice pour le pays : si la population connut parfois un sort douloureux, la civilisation urbaine put également s’épanouir, préparant le terrain à l’éveil du sentiment national au milieu du XIXe siècle. L’effondrement de l’empire russe survenu à la suite de la révolution bolchevique a permis à la Lettonie d’accéder en 1920 à l’indépendance. Bien que le système politique démocratique n’ait pas réussi à s’enraciner (mise en place d’un régime autoritaire et corporatiste à la suite d’un coup d’État en 1934), cette période de l’entre-deux-guerres occupe une place particulière dans l’imaginaire politique letton : elle est celle de l’indépendance politique et d’un grand dynamisme de la société. Cette période prit fin avec l’invasion du pays par l’Armée Rouge en juin 1940. Ruiné par la guerre, le pays subit les effets d’une soviétisation brutale et d’une politique d’immigration massive qui aboutit à faire baisser la part des autochtones dans la population totale. D’abord clandestin et timide, le sentiment national prit peu à peu de l’ampleur à partir des années 70, puis avec la Glasnost et la Perestroïka. En même temps que ses deux voisins baltes, la Lettonie obtint son indépendance en août 1991.

L’intégration européenne fait depuis figure, avec l’appartenance à l’Alliance atlantique, de priorité majeure pour la diplomatie lettone. L’adhésion à l’Union européenne apparaît en effet aux responsables lettons comme un moyen :
- d’accélérer la croissance économique grâce à l’accès au grand marché européen,
- de satisfaire une revendication de statut en appartenant à un club d’États puissants sur la scène internationale,
-et d’obtenir une garantie implicite de sécurité dans ses relations avec le voisin russe.

2) La nouvelle stratégie d’élargissement de l’Union : une évolution bien accueillie par la Lettonie

Après la signature en juin 1995 d’un accord d’association avec l’Union européenne, la Lettonie déposa officiellement sa candidature à l’adhésion en octobre 1995. Dans son premier avis en juillet 1997, la Commission européenne a estimé que ce pays ne satisfaisait pas aux critères définis par le Conseil européen de Copenhague et que l’ouverture de négociations d’adhésion devrait être reportée : les modalités contestables d’accès à la citoyenneté lettone, les difficultés prévisibles de l’économie à faire face à la pression concurrentielle, les retards dans les secteurs comme l’agriculture et l’environnement ont motivé cette appréciation de la Commission. Cet avis fut suivi par le Conseil européen de Luxembourg (décembre 1997) qui décida d’engager des négociations avec un premier groupe de six pays candidats ne comprenant pas la Lettonie.

L’inclusion de l’Estonie dans cette première vague fut très mal ressentie du côté de Riga. Les Lettons eurent le sentiment que cet avantage reconnu au voisin estonien était dû moins aux mérites particuliers de ce pays qu’aux pressions exercées par un État membre, la Finlande. Cette analyse n’est pas dénuée de tout fondement. Les Quinze souhaitaient inclure un des États baltes dans le premier groupe de pays admis aux négociations d’adhésion pour montrer qu’ils ne se désintéressaient pas de cette région. Et il est certain que l’Estonie, qui était celui des trois États baltes dont la candidature a été le mieux défendue à l’intérieur de l’Union, a bénéficié par rapport à ses deux voisins d’un avantage particulier.

Loin de se résigner, les autorités lettones ont au contraire redoublé d’efforts pour mériter une appréciation plus positive des instances européennes. Les premiers résultats n’ont pas tardé à se faire sentir : dans son premier rapport régulier sur la situation des pays candidats (novembre 1998), la Commission a salué les progrès accomplis par la Lettonie et estimé que des négociations pourraient être ouvertes avant la fin 1999 si ces efforts étaient confirmés. On notera que l’analyse était beaucoup plus réservée au sujet de la Lituanie et des autres pays de la " seconde vague ". Cette analyse positive a été ensuite élargie à l’ensemble des autres pays candidats puisque dans son second rapport régulier (octobre 1999), la Commission recommandait d’ouvrir les négociations d’adhésion avec tous les pays de la " seconde vague ". Cette démarche ayant été suivie par le Conseil européen d’Helsinki (10–11 décembre 1999), des négociations d’adhésion ont pu être ouvertes avec la Lettonie le 15 février 2000.

Cette nouvelle stratégie d’élargissement a été bien accueillie par la Lettonie.

Les autorités lettones ont estimé que le nouveau principe de différenciation - selon lequel les négociations progresseront selon la capacité des États à reprendre la législation communautaire - leur offrait la possibilité de rattraper leur retard sur les pays de la première vague. Leur objectif n’est-il pas que leur pays soit parmi les premiers à entrer dans l’Union et que les négociations d’adhésion puissent être closes au 1er janvier 2003 – ce qui placerait l’adhésion effective vers 2004-2005 ? Cette perspective semble raisonnable compte tenu de la capacité administrative et du potentiel économique de ce pays. Elle suppose toutefois que le principe de différenciation soit réellement mis en œuvre et que les candidats soient placés sur un pied d’égalité. Les responsables lettons comptent sur la présidence française pour assurer un suivi politique dynamique du processus de négociation : ils souhaitent que le rythme d’ouverture des nouveaux chapitres soit accéléré et que leur nombre atteigne une dizaine à la fin de notre présidence (contre huit actuellement). L’occasion leur serait ainsi réellement offerte de rattraper les candidats de Luxembourg.

Il est intéressant de noter, à ce sujet, qu’à l’inverse de beaucoup de pays candidats, la Lettonie considère non sans une certaine inquiétude le débat en cours sur la fixation par l'Union européenne d’une date de clôture des négociations d’adhésion. La crainte de ce pays est en effet qu’une date de clôture trop rapprochée ne lui laisse pas le temps d’achever ses propres négociations d’adhésion et l’exclue du premier groupe de pays candidats. Le ministre des affaires étrangères, Indulis Berzins, a ainsi déclaré que la Lettonie devait être à bord du premier " train " de l’élargissement car il était peu probable qu’il y en ait un autre avant longtemps.

On sait que telle ne semble pas être la voie dans laquelle la présidence française souhaite s’engager. Notre pays récuse toute idée de date-butoir et compte maintenir la date d’achèvement de la réforme institutionnelle comme seule échéance liant les États membres : l’unique engagement pris par les Quinze devrait donc demeurer celui pris à Helsinki, selon lequel l’Union doit être prête fin 2002 à accueillir de nouveaux candidats. Pour autant, la présidence française entend permettre au Conseil d’avoir une vue d’ensemble de l’état des négociations et des difficultés restant à résoudre : des " feuilles de route " ou " tableaux d’affichage " devraient ainsi être élaborés pour chaque pays candidat. Un tel travail est sans doute nécessaire mais le seul fait qu’il doive être entrepris suppose que les négociations d’adhésion se seraient jusqu’ici déroulées sans vision d’ensemble des difficultés rencontrées par les pays candidats. Cette demande française de " feuilles de route " doit être soutenue mais elle est un aveu de l’absence de contrôle politique sur les activités de la Commission européenne.

Si la Lettonie souhaite faire partie du premier train de l’élargissement, elle ne veut pas pour autant adhérer de manière isolée sans ses voisins de l’espace balte. Il s’agit là d’une préoccupation exprimée par beaucoup de mes interlocuteurs que je crois nécessaire de relayer. Rien ne serait pire en effet qu’une adhésion en ordre dispersé des trois pays baltes : elle mettrait à mal le processus d’intégration économique et de coopération régionale initié par ces pays – processus encouragé de surcroît par l’Union par le biais des accords d’association ; elle supposerait notamment la mise en place de mesures de contrôle aux frontières alors que la règle est jusqu’ici la libre-circulation des personnes entre pays baltes.

En intégrant la seule Estonie dans la première vague, le Conseil européen de Luxembourg avait déjà affaibli la dynamique balte. Si la nouvelle stratégie d’élargissement définie à Helsinki devait déboucher sur des adhésions échelonnées, il ne fait pas de doute que cette coopération régionale, pourtant indispensable à la stabilité de ces pays, serait mise à mal. Pour toutes ces raisons, il serait préférable que l’adhésion des pays baltes soit groupée et simultanée.

3) La reprise de l’acquis communautaire : une obligation démesurée et inadaptée

On sait que l’objet des négociations d’adhésion est de définir les conditions dans lesquelles chaque État candidat intègre dans son droit interne la législation communautaire.

Ce concept de reprise de l’acquis communautaire, sur lequel repose la stratégie européenne d’élargissement, se heurte à des critiques non dénuées de bon sens : l’État candidat se voit en effet dans l’obligation de reprendre dans son intégralité un corpus juridique foisonnant à l’élaboration duquel il n’a pas pu participer et qui totalise plus de 60 000 pages de textes. Cette entreprise démesurée peut amener le pays à légiférer dans des domaines qui ne lui sont d’aucune utilité. Il m’a ainsi été indiqué que la Lettonie devait réglementer des secteurs industriels qui n’existent pas sur son territoire ! Par ailleurs, il faut bien voir que la législation communautaire actuelle correspond à un certain modèle économique et social qui est le produit de décennies de développement dans le cadre d’un système libéral : plaquer de façon brutale ce cadre juridique sophistiqué à des économies qui ont échappé depuis dix ans à peine à l’emprise du système communiste risque de provoquer des dégâts considérables sur le plan social et financier.

On note d’ailleurs que le soutien populaire à l’adhésion est en baisse en Lettonie : le pourcentage de personnes favorables à l’adhésion est ainsi passé de 53 % à 43,5 % tandis que celui des opposants s’élève à 38 %. Cette évolution est certes le résultat de l’affaire autrichienne qui a suscité la crainte d’une ingérence de l’Union dans les affaires intérieures des États. Mais elle traduit aussi une claire perception des possibles bouleversements économiques et sociaux liés à l’élargissement.

La conviction de l’auteur de ces lignes est pourtant que l’élargissement est une chance pour l’Europe : l’occasion de progresser vers la mise en place d’un système paneuropéen de sécurité dont la nécessité s’impose pour prévenir les risques de conflit ; le moyen de rendre les institutions européennes plus souples et plus performantes en faisant du principe de subsidiarité le principe fondamental de fonctionnement de la construction européenne. A la faveur de l’entrée dans l’Union de nouveaux pays dont les besoins économiques et sociaux sont très différents de ceux des États membres actuels, l’Europe devrait prendre une dimension nouvelle plus respectueuse de l’identité des États.

Moyen de donner une nouvelle orientation positive à la construction communautaire, l’élargissement pourrait également être un vecteur de réduction des tensions dans la zone balte.  La Russie ne cesse en effet d’exercer de fortes pressions sur les pays baltes afin de les dissuader d’intégrer l’Union européenne. Dès lors que ces pays deviendront membres à part entière de l’Union, il est probable que ces tensions se feront moins vives.

4) La Lettonie face au défi de l’adhésion

a) Une situation économique satisfaisante

La Lettonie s’est engagée dans les négociations d’adhésion avec un dynamisme et un savoir-faire qui a forcé le respect des responsables de la Commission. Ces négociations, qui se déroulent à un rythme soutenu, ont déjà permis l’ouverture de huit chapitres. Cet État neuf, qui en est en quelque sorte à apprendre à " marcher ", est en mesure de construire à partir de rien, sur une " page blanche ", un système simple et efficace qui réponde aux exigences communautaires. Il s’agit là d’un atout considérable dont les responsables lettons savent jouer habilement. L’exemple m’a ainsi été cité de la mise en place d’un système de paiement globalisé de l’ensemble des prélèvements fiscaux et sociaux, parfaitement efficace mais inconcevable dans tout autre pays où se font sentir les pesanteurs administratives héritées du passé.

Son autre atout tient à une situation macro-économique satisfaisante qui tient à des efforts de gestion remarquables (contrôle des déficits, politique monétaire rigoureuse) mais aussi à des réformes de structure qui ont permis au secteur privé de représenter désormais 65 % du PIB et 69 % de l’emploi. Ces réforme doivent être toutefois poursuivies. Le mouvement de privatisations reste ainsi inachevé, les trois grandes entreprises d’État (Lasco, Lattelekom et Latvenergo) faisant encore l’objet de nombreuses tergiversations. De même, la restructuration interne des entreprises et, surtout, des banques ainsi que la modernisation de l’agriculture sont relativement lentes dans la pratique.

Il faut relever à ce sujet la faiblesse de la présence économique française : notre pays se classe au douzième rang des fournisseurs (avec 3 % de part de marché) tandis que les investissements français sont presque absents (0,1 % de l’investissement direct total de ce pays). La Société Générale, qui avait été la première banque française à s’installer dans les pays baltes, a ainsi récemment décidé de se retirer de la Lettonie : cette décision regrettable risque de constituer un contre-signal fâcheux pour les investisseurs.

La Lettonie n’en a pas moins deux problèmes graves à résoudre dans sa voie vers l’adhésion.

b) Une capacité administrative et judiciaire déficiente

Ce pays peut s’enorgueillir d’appréciations positives de la Commission sur son aptitude à transposer les règles communautaires. Mais elle peine en revanche à les mettre en œuvre : plusieurs lois adoptées récemment par la Saiema – le Parlement letton – restent ainsi lettre morte faute des ressources nécessaires pour mettre en place l’organisme chargé de les mettre en œuvre (cas de la législation sur la protection des données) ; plus de la moitié des décisions de justice ne sont pas appliquées. La qualité intrinsèque des fonctionnaires n’est pas en cause – et ceux que j’ai été amené à rencontrer m’ont semblé répondre aux critères de compétence requis. Mais le système administratif letton reste dans l’ensemble marqué par une culture héritée de la période soviétique : les responsables administratifs sont pour cette raison retenus de prendre les initiatives nécessaires à la bonne marche de leur service. Il faut également incriminer la faiblesse des salaires (1 000 F par mois en moyenne) qui décourage les meilleurs éléments de s’orienter vers la carrière administrative et qui oblige les fonctionnaires titulaires à chercher un travail d’appoint.

Prenant acte des insuffisances de son administration, le Gouvernement letton tend à transférer beaucoup de prérogatives publiques vers des agences de droit privé (près de 200). Mais cette orientation est porteuse de graves dérives : elle pourrait favoriser la corruption et les détournements de fonds publics.

c) La question des " non-citoyens "

Prés du quart de la population du pays – 530 000 personnes sur un total de 2,5 millions d’habitants – ne dispose pas en effet de la citoyenneté lettone. Si on compte quelques milliers de lettons descendants de réfugiés en Union soviétique entre les deux guerres qui n’ont pas pour cette raison la citoyenneté lettone, la plupart des non-citoyens sont russophones. Minoritaire dans les zones rurales, la communauté russophone est majoritaire dans six des sept principales villes du pays, dont Riga.

L’existence de cette minorité est bien entendu un héritage de la période soviétique. Plus de 750 000 personnes venant de toute l’URSS se sont implantés en Lettonie à partir de 1941 pour conduire la soviétisation du pays : fonctionnaires de kolkhozes et de sovkhozes, ouvriers des usines créées pour les besoins de l’économie soviétique, militaires des forces armées stationnées en Lettonie. Alors qu’en 1939, la Lettonie présentait une structure démographique homogène (80 % de Lettons), au moment du rétablissement de l’indépendance, en 1991, la population lettone n’était plus qu’à peine majoritaire (58 % contre 38 % de russophones). La Lettonie est sans conteste celui des trois pays baltes dont la structure démographique a été le plus modifiée du fait de l’annexion soviétique.

·  Cette situation pose un premier problème de nature linguistique. L’enseignement du russe n’est plus obligatoire dans les écoles lettones : beaucoup de lettons parlent le russe mais il est probable que leur proportion devrait diminuer au cours des prochaines années. Des écoles sont autorisées par la loi à enseigner exclusivement en russe afin de permettre aux les russophones de maintenir leur identité linguistique. Toutefois si le tiers des russophones environ ne parlent pas le letton, le nombre d’enfants russophones qui apprennent le letton ne cesse d’augmenter. Malgré les demandes faites en ce sens par la Russie et les organisations russophones, les autorités lettones ont toujours refusé de faire du russe la deuxième langue officielle du pays : la Lettonie n’est pas un pays bilingue.

·   Mais c’est la question de l’accès à la citoyenneté qui s’est surtout posée aux responsables lettons dès l’indépendance de leur pays. Une solution aurait consisté à donner un accès immédiat et automatique à la citoyenneté lettone à toute personne née sur le territoire letton : cette option, défendue par les organisations russophones et soutenue par la Russie, a été écartée par les autorités lettones qui se sont refusées à entériner une colonisation imposée au pays durant une période où il ne disposait pas de sa souveraineté ; le souci des responsables lettons était également de préserver l’identité culturelle et nationale du pays  et, en privant les russophones du droit de vote, d’empêcher la formation d’un parti lié à la Russie qui aurait constitué un ferment de déstabilisation. Comme la Russie s’est de son côté bien gardée de leur donner accès à sa citoyenneté, les russophones se sont trouvés dans la situation d’apatrides bénéficiant d’un droit de séjour permanent sur le territoire letton.

Les autorités lettones ont donc préféré instaurer des procédures de naturalisation permettant une ouverture mesurée de la citoyenneté lettone aux non-lettons de souche. Une première législation a été adoptée en 1993-1994 qui attribuait la citoyenneté aux seuls résidents permanents avant le 17 juin 1940, date de la première occupation soviétique, et à leurs descendants. Mais le nombre de personnes ne bénéficiant pas de la citoyenneté était très élevé (plus de 650 000). Des possibilités de naturalisation étaient prévues mais selon un régime complexe et discriminatoire qui a eu pour effet d’en limiter la portée : de 1995 à 1999 quelques milliers de candidats seulement ont pu obtenir de devenir citoyens lettons par naturalisation.

Sous la pression de l'Union européenne, mais aussi du Conseil de l’Europe et de l’OSCE – qui a ouvert dès 1993 une mission de longue durée à Riga – un nouveau cadre législatif est entré en vigueur : une nouvelle loi sur la citoyenneté, validée par référendum en octobre 1998, a instauré une nouvelle procédure plus simple et ouverte d’acquisition de la citoyenneté qui permet à toute personne ayant réussi un examen de langue et d’histoire de devenir citoyen letton. La possibilité est également offerte aux enfants de non-citoyens nés en Lettonie depuis 1991 d’obtenir la citoyenneté lettone sur simple demande des parents.

L’adoption de ce nouveau cadre législatif a permis de relancer le mouvement de naturalisation : l’examen exigé par la loi est financièrement peu coûteux pour les candidats (de l’ordre de 360 F) ; il s’est révélé de surcroît peu sélectif (avec un taux de réussite avoisinant 90 %). Entre 20 et 25 000 personnes deviennent ainsi citoyens lettons tous les ans (ce chiffre est toutefois en baisse et devrait être plus proche de 10 000 en 2000). A ce rythme, comme me l’a indiqué le représentant de la Commission, 250 à 300 000 personnes, soit la moitié de l’effectif actuel de non-citoyens, pourraient être assimilées d’ici une dizaine d’années.

Mais cet effectif de 300 000 personnes constitue, selon les observateurs, l’effectif maximum de population susceptible d’être assimilée. L’autre moitié de la population russophone ne paraît pas être intéressée par la possibilité de devenir citoyens lettons. La première raison est la force de l’attachement à l’identité culturelle russe : environ 200 000 non-citoyens sont des personnes âgées, retraités et anciens militaires qui nourrissent pour beaucoup des préventions à l’encontre de la Lettonie indépendante, voire une certaine nostalgie de l’époque soviétique. La deuxième raison est l’existence d’avantages liés au statut d’apatride : si le non-citoyen n’a pas accès à certaines professions (pompiers, notaires) et n’a pas le droit de vote (y compris aux élections locales()), ces contraintes pèsent peu pour une communauté russophone largement implantée dans la vie des affaires et peu intéressée à participer à la vie politique lettone ; en revanche, ne pas être citoyen letton permet d’échapper au service militaire local – ce qui n’est pas sans attraits pour les jeunes russophones – et de se rendre en Russie selon un régime de visa allégé – ce qui constitue une facilité indéniable pour une communauté qui se rend souvent en Russie pour raisons d’affaires ou familiales.

C’est ce qui explique que, malgré l’augmentation du rythme de naturalisations, il est probable que la population des non-citoyens ne sera jamais totalement résorbée.

En dépit de l’amélioration du cadre législatif, la question des non-citoyens devrait donc continuer à se poser. Sur le plan interne, elle est source d’incompréhensions entre, d’une part, une population de souche soucieuse de préserver son identité et, d’autre part, des russophones qui vivent sur place depuis de nombreuses années (quand ils n’y sont pas nés) et qui supportent mal pour cette raison d’être considérés comme des étrangers apatrides. Sur le plan régional, elle est un facteur de tensions entre la Lettonie – qui considère ce problème comme relevant de sa seule souveraineté – et la Russie qui accuse régulièrement Riga de ne pas respecter les droits de la communauté russophone. La Douma d’État russe conserve à son ordre du jour un projet de loi prévoyant le renforcement des sanctions économiques russes au cas où la situation des russophones ne s’améliorait pas. La menace n’est pas sans importance pour la Lettonie dont le quart du PNB est issu du transit avec son voisin russe. En réalité, la Russie n’est guère préoccupée par l’obtention d’une amélioration des droits des russophones : si tel était son objectif, il lui suffirait d’accorder aux non-citoyens russophones la citoyenneté russe – ce que les autorités russes se sont toujours refusées à envisager. Ce que souhaite Moscou, c’est utiliser la question des non-citoyens comme moyen de pression sur Riga pour faire obstacle à sa double candidature à l’OTAN et à l’Union européenne. La situation des non-citoyens est instrumentalisée par Moscou pour tenter de freiner l’intégration de la Lettonie dans le système de sécurité occidentale.

La situation des non-citoyens n’est plus un obstacle à l’adhésion de la Lettonie à l’Union européenne : la législation lettone sur l’acquisition de la citoyenneté ne suscite plus d’objections au regard des critères politiques définis par le Conseil européen de Copenhague. Mais la mise à l’écart du quart de la population de la vie citoyenne n’en constitue pas moins un problème politique grave qui est source de tensions à l’échelle régionale et un obstacle à l’acceptation politique du processus d’adhésion. Il faut donc souhaiter que les autorités lettones lui trouvent une solution appropriée.

5) La Lettonie, l’Union européenne et la Russie

La question des non–citoyens évoquée ci–dessus pose en réalité la question des relations de l’Union européenne et de la Russie.

Avec l’adhésion à un horizon proche des pays baltes, l’Union européenne va devenir frontalière de la Russie. Ce fait peu évoqué est pourtant lourd de conséquences majeures. L’Europe devra prendre une part active à la stabilisation d’une région complexe qui connaît encore un certain nombre de sources de tensions. Ce défi ne pourra de toute évidence être relevé qu’en étroite coopération avec Moscou. D’où la nécessité de nouer avec la Russie des relations fortes de partenariat et de mettre en place un vaste système européen de sécurité collective qui favorise le règlement pacifique des différends. C’est l'un des enjeux de l’élargissement de l’Union aux pays baltes


ANNEXE :
LISTE DES ENTRETIENS

Parlement letton – (Saiema)
M. Janis STRAUME, Président de la Saiema
M. Edvins INKĒNS, Président de la Commission des affaires européennes
M. Rihards PĪKS, Député, membre de la Commission des affaires étrangères et de la Commission des affaires
européennes

gouvernement letton
M. Indulis BERZINS, Ministre des affaires étrangères
M. Robert ZILE, Ministre chargé des relations avec les institutions financières internationales
M. Jānis KRUMINS, Ministre d’État chargé de l’administration publique et de la réforme municipale
M. Eduard STIPRAIS, Secrétaire général de la délégation lettone aux négociations d’adhésion avec l’Union européenne
M. Edvards KUŠNERS, Directeur du Bureau de l’intégration européenne

Union européenne et organisations internationales
M. Gunter WEISS, Chef de la Délégation de la Commission européenne
M. Adalbert KNÖBL, Représentant permanent du Fonds monétaire international en Estonie et en Lettonie
Mme Dina GRUBE, mission de la Banque mondiale

Ambassade de France en Lettonie
Mme Louise AVON, ambassadeur de France en Lettonie
M. Philippe MERLIN, Premier Conseiller
M. Pierre COMPAGNON, conseiller économique et commercial
M. Jean BAUDRY, conseiller culturel et de communication