Compte rendu de la mission effectuée par M. Alain Barrau,
Président de la délégation de l'Assemblée nationale pour l'Union européenne
en Estonie, le 2 novembre 2000

Cette mission effectuée en Estonie était une réponse à l’invitation qui m’avait été adressée par M. Tunne Kelam, Président de la Commission des Affaires européennes du Parlement estonien, d’intervenir lors de la 7ème conférence internationale sur " l’Estonie et l’Union européenne ". Cette conférence, qui est organisée tous les ans à Tallinn par le Parlement estonien, rassemble des membres du gouvernement estonien, des représentants du Parlement européen et des parlements nationaux et des représentants de la Commission européenne pour débattre de l’élargissement. La tenue de cette réunion constitue une réussite incontestable qui permet à l’Estonie de se situer au cœur des échanges politiques sur l’avenir de l’Union. Mon intervention – dont on trouvera le texte en annexe – portait sur " l’élargissement : une priorité majeure pour la Présidence française ".

Des contacts que j’ai pu avoir avec le Président du parlement estonien (Riigikogu), M. Toomas Savi, mon homologue estonien Tunne Kelam, M. Harri Tiido, Vice-Chancelier du ministère des Affaires étrangères ainsi que les nombreux participants à cette conférence – sans oublier l’ambassadeur de France à Tallinn, M. Jean–Jacques Subrenat, dont les analyses m’ont été très profitables et précieuses – je retiens les enseignements suivants :

1. Un effort dans le domaine de la reprise de l’acquis communautaire.

l   L’Estonie est le seul des pays baltes à faire partie du premier groupe de pays candidats avec lesquels, sur décision du Conseil européen de Luxembourg (décembre 1997). Des négociations d’adhésion ont été ouvertes dès le 31 mars 1998. Ces discussions ont depuis progressé à un rythme appréciable : tous les chapitres de l’acquis communautaire – sauf " Institutions " et " Divers " – ont été ouverts à la négociation ; quatorze de ces chapitres ont pu d’ores et déjà être clos, ce qui place l’Estonie derrière Chypre mais devant la Hongrie et la République Tchèque.

l   Ces données sont évidemment trop générales pour avoir une juste idée de la situation de ce pays dans sa marche vers l’adhésion. La Commission a mis en évidence les efforts qui restent à réaliser par l’Estonie pour reprendre, et surtout, pour appliquer effectivement l’acquis communautaire. Comme l’indique le dernier rapport en date du 8 novembre, si " des progrès considérables ont été accomplis en ce qui concerne le renforcement de la stabilité macro-économique, la restructuration du secteur des entreprises et du secteur financier ainsi que la mise en œuvre des réformes structurelles dans les secteurs spéciaux et de l’énergie ", l’Estonie doit remédier à certaines insuffisances : une capacité administrative encore déficiente dans des domaines comme la certification, le contrôle des aides d’États, le recouvrement de l’impôt, ou l’agriculture ; des retards de transposition pour ce qui est de l’environnement et la politique régionale – même si, et ce point est capital –, la Commission juge que " l’Estonie a poursuivi, à un rythme satisfaisant, l’alignement de sa législation dans la plupart des domaines couverts par l’acquis ".

Ces insuffisances ne sont pas propres à l'Estonie : elles sont communes à l’ensemble des pays candidats pour lesquels la reprise des règles communautaires constitue un défi considérable.

Dans sa situation de pays balte anciennement sous domination soviétique, l’Estonie doit toutefois faire face à deux difficultés supplémentaires.

La première est liée à l’existence d’accords commerciaux avec la Lituanie et la Lettonie : même si, à la différence peut-être de ses voisins, elle ne met pas l’accent sur la nécessité d’une intégration groupée des trois pays baltes – de crainte peut-être d’être retardée par la Lituanie qui n'a pas suffisamment avancé dans la reprise de l’acquis communautaire– l’Estonie connaît quelques lenteurs dans l’introduction de droits de douane et la mise en place d’une administration douanière.

De même, la présence sur le sol estonien d’une importante minorité russophone (plus de 28 % de la population) pose un problème d’intégration dans la vie politique, économique et sociale du pays qui est régulièrement relevé par la Commission. Une mission de l'OSCE est d'ailleurs présente à Tallinn depuis 1993 afin de promouvoir l'intégration et une meilleure compréhension entre les communautés présentes en Estonie.

2. L’Estonie n'en fait pas moins figure de " bon élève " des négociations d’élargissement

Ces difficultés ne traduisent nullement un manque de volonté politique des autorités estoniennes qui font, au contraire, de la préparation à l’adhésion à l’Union une priorité majeure de leur action. C'est ainsi que le Premier ministre estonien s’implique personnellement dans le travail de reprise de l’acquis, n’hésitant pas à présider lui-même les réunions hebdomadaires du Bureau d'Intégration européenne chargé d'organiser la coordination interministérielle. Selon les indications fournies par le Premier ministre lui-même lors de la conférence internationale, 64 lois de transposition ont été adoptées cette année. Ce travail d'intégration du droit européen doit être conduit avec une claire vision du devenir de l'Union, tant il est vrai, comme l'a relevé le Président du Parlement, que certaines mesures - comme l'abolition de la peine de mort - peuvent aller contre les sentiments profonds de l'opinion publique estonienne.

Sur un plan plus politique, même si aucune date n’est officiellement revendiquée pour l’entrée effective dans l’Union, l’Estonie se donne pour objectif d’être prête à adhérer à l’Union le 1er janvier 2003, date à laquelle l’Union elle–même doit être prête à accueillir les premiers pays candidats. Même si une certaine impatience se fait jour face à ce qui est perçu comme une lenteur du processus d’adhésion, cette attitude modérée tranche avec des prises de position plus critiques d’autres pays candidats. Fort des progrès réalisés dans la reprise de l’acquis communautaire, l’Estonie souhaite toutefois que le principe de différenciation soit pleinement appliqué : elle compte ainsi consolider ses chances de faire partie de la première vague d’élargissement.

3. L’Estonie manifeste un grand intérêt pour l’émergence de la politique étrangère, de sécurité et de défense (PESD)

Lorsque l’Estonie est sortie de l’orbite de l’ex-Union soviétique, elle s’est d’abord appuyée sur ses voisins nordiques que sont devenus ses principaux partenaires commerciaux et politiques. Elle s’est ainsi impliquée dans la coopération régionale (Conseil des États riverains de la mer Baltique) et dans la coopération balte. Mais son horizon s’est aussi élargie à l’adhésion à l’Union – qui est devenue sa véritable priorité – et à son intégration dans les structures de sécurité euro-atlantiques. – qui lui semble constituer une garantie contre une Russie à l’avenir économique et politique incertain. C’est cette crainte de faire partie d’une " zone grise " de sécurité qui explique la volonté de l’Estonie de faire partie de l’Alliance atlantique mais aussi son intérêt pour la PESD dont le coup d’envoi a été donné au Conseil européen d’Helsinki. Après avoir longtemps considéré la défense de l’Europe comme liée exclusivement à l’OTAN, ce pays développe une vision plus large de sa sécurité reposant sur un axe européen fort.

Les entretiens que j’ai pu avoir avec les autorités estoniennes ont été l’occasion de préciser dans quelles hypothèses l’Europe pourrait être amenée à avoir un rôle direct dans la gestion des crises. En cas de tension ou de crise ouverte dans l’espace européen, trois possibilités s’offrent en effet aux pays occidentaux : soit l’OTAN intervient, soit l’intervention est cogérée avec l’Union, soit, enfin, les États-Unis refusent de s’impliquer dans la recherche d’une solution sur le terrain et, dans ce cas, l’Europe doit pouvoir s’appuyer sur une capacité militaire d’intervention. C’est tout le sens des discussions en cours entre Européens pour mettre en œuvre l’engagement pris de constituer d’ici 2003 une force de 60 000 hommes.


ANNEXE

Discours de M. Alain Barrau,
Président de la Délégation de l'Assemblée nationale pour l'Union européenne
pour la 7e Conférence internationale organisée par le Parlement estonien
L'élargissement : une priorité majeure pour la Présidence française "

Mesdames, Messieurs,

Si j’ai volontiers répondu à l’invitation que vous avez bien voulu me faire d’intervenir devant vous, pour cette conférence internationale que vous organisez tous les ans à Tallinn et qui constitue d'ors et déjà un temps fort du débat européen, c’est parce que l’élargissement constitue une priorité majeure de mon pays et une question politique de première importance pour l'Union européenne. Lors de la XXIIIe Conférence des organes spécialisés dans les affaires communautaires – la COSAC – qui s’est tenue à Versailles les 16 et 17 octobre dernier et à laquelle le Président Tunne Kellam a participé, l’élargissement constituait un des thèmes principaux de l’ordre du jour des discussions. Le ministre des affaires étrangères français, M. Hubert Védrine – qui exerce pendant ce second semestre 2000 la présidence du Conseil de l’Union – est venu présenter aux délégués présents à Versailles l’état des négociations d’adhésion et l’approche de la présidence française. J'avais tenu à ce qu'il en soit ainsi car le processus d'adhésion figure au premier rang de nos priorités politiques.

Disons-le franchement : la France a pu avoir dans le passé l’image d’un pays réticent, voire hostile à la perspective d’un élargissement rapide de l’Union. Parce que nous étions favorables à une réforme des institutions qui soit préalable à tout élargissement, nous avons pu être perçus comme favorables à un report dans le temps, à un horizon éloigné, de l’entrée dans l’Union de nouveaux candidats. Cette appréciation, qui était répandue il y a quelques années dans les pays candidats, était certes assez injuste car jamais les autorités françaises n'ont envisagé la construction européenne comme devant rester confinée à la partie occidentale du continent européen. Je vous rappelle que le traité de Rome à la rédaction duquel la France a pris une part essentielle posait déjà le principe selon lequel tout État européen a vocation à rejoindre les communautés européennes. Mais ce déficit d’image de la France était une réalité et je suis heureux que depuis quelques années il ait disparu.

Je crois en effet que les malentendus sont aujourd’hui levés et que la position de la France est mieux comprise des pays candidats mais aussi de nos partenaires de l'Union. La nécessité de réformer les institutions afin d’en accroître l’efficacité, la transparence et la légitimité n’est plus perçue comme un alibi pour maintenir l’Union dans sa configuration actuelle : elle constitue un objectif partagé par l’ensemble des quinze États membres comme le montrent les discussions en cours dans le cadre de la CIG. Et si j’en juge par la qualité des contributions élaborées par les candidats sur les différents aspects de la réforme institutionnelle, je constate que cet objectif est partagé également par les candidats à l’adhésion : vous avez en effet compris qu’il était de votre intérêt d’adhérer à une Union en état de marche, dotée d’institutions efficaces et acceptées des citoyens, plutôt qu’à un ensemble faible, dépourvu d’identité et de moyens d’action.

Je le redis : l’élargissement correspond à la vocation historique de la construction européenne qui est de rassembler dans un cercle de puissance organisé et efficace, les États du continent européen partageant les mêmes valeurs et le même modèle économique et social. J’ajoute un élément : si l’élargissement constitue une sorte d’impératif moral – un devoir envers des pays qui ont subi pendant tant d’années la domination d’un système qui leur était étranger– il est aussi un processus " gagnant-gagnant ", mutuellement bénéfique à la fois pour les candidats et pour les États membres actuels.

Mais cet élargissement ne sera réussi que s’il est conduit de façon rigoureuse et sérieuse. Le défi est en effet considérable pour l’Union : alors que les précédents élargissements ne concernaient que des groupes de deux, trois pays, de niveau de développement convergent, le processus actuel inclut pas moins de treize pays dont les niveaux de vie connaissent des différences avec celui des États membres : l’adhésion à l’Union est d’ailleurs un moyen de combler ces différences.

Tout cela impose que nous soyons parfaitement d’accord à la fois sur le sens et sur la méthode de l’élargissement.

S’agissant du sens, nous ne voulons pas que l’entrée de nouveaux États membres soit synonyme d'affaiblissement de la construction communautaire : l’Union européenne dans laquelle vous allez entrer n'est pas un simple espace de libre circulation des marchandises, elle est une véritable union économique, monétaire et politique dotée d'instruments d'action. L'élargissement ne doit pas déboucher sur une sorte de dilution de l'Union qui dériverait vers une simple zone de libre échange : ce serait dénaturer le sens profond de la construction européenne. Il doit au contraire aller de pair avec un approfondissement de la dynamique européenne grâce au soutien que vous apporterez à la montée en puissance des politiques nouvelles que nous souhaitons mettre en place dans les domaines économiques et sociaux.

J’en viens au choix de la méthode.

Les nouveaux États membres doivent être en mesure de reprendre et d’appliquer effectivement l’acquis communautaire, c'est-à-dire l’ensemble des règles et principes qui régissent le fonctionnement des politiques communes. La reprise de cet acquis constitue pour nous un objectif essentiel : elle est non seulement la condition d'un bon fonctionnement du marché unique élargi mais aussi la garantie de la pérennité des politiques communes. L'existence de ces politiques communes – la politique de la concurrence, des transports, de l’énergie, la politique agricole commune qui se sont mises en place, pièce après pièce, depuis 1958 – est pour nous très importante : elles signifient que le marché intérieur n'est pas une simple zone de liberté des échanges mais un véritable espace économique, encadré par des règles communes et où le principe de solidarité fait équilibre au principe de liberté. C’est pourquoi nous insistons sur la nécessité de bien négocier avant de décider d’élargir. Il importe en effet que les problèmes soient résolus en amont plutôt qu’être laissés de côté et dégénérer en véritables difficultés plus tard. Comme le disait le ministre Hubert Védrine à la COSAC, " il faut aller au fond des choses car sinon les questions non traitées seront autant de bombes à retardement qui se retourneraient tragiquement contre les pays concernés de l’Union ".

En disant cela, je ne méconnais pas vos impatiences. Je sais que certains pays candidats souhaitent que soit fixée une date pour leur adhésion effective à l’Union
– ou pour la clôture des négociations – considérant que ce serait un facteur de mobilisation interne des énergies. Nous comprenons très bien l’ampleur des efforts exigés des candidats pour reprendre l’ensemble des règles communautaires. Nous savons que si les opinions publiques continuent à soutenir l’idée européenne, des inquiétudes commencent à se faire jour dans certaines parties de la population.

Mais il serait pour autant arbitraire et contre-productif de fixer la date à laquelle devraient prendre fin les discussions. Et d’ailleurs, à qui s’appliquerait cette date ? A tous les pays candidats ou à une grande partie d’entre eux ? Ne risquerait-on pas ainsi de recréer des distinctions arbitraires entre pays alors que notre souci depuis Helsinki est de placer tous les pays candidats sur un pied d’égalité ? Quand l'Europe s’est précédemment élargie, de six à neuf, puis à douze et à quinze, aucune date n’a été fixée pour l’entrée effective des postulants : les négociations se sont poursuivies jusqu’à ce que soient trouvées des solutions.

Ceci ne signifie pas que l'Union se refuse à toute date cible pour mobiliser les États membres comme les pays candidats mais la seule date qu'elle est en mesure de fixer est celle qu'elle s'applique à elle-même. Il s’agit de l’engagement pris à Helsinki par les Quinze de tout faire pour adapter ses institutions de façon à ce que l’Union soit prête le 1er janvier 2003 à accueillir de nouveaux candidats. Je voudrais vous dire ici toute la force politique de cet engagement qui inspire la démarche française sur la réforme institutionnelle. Notre souci est de parvenir à Nice à un bon accord sur les quatre sujets de la Conférence intergouvernementale : la taille de la Commission parce qu’il nous semble nécessaire de maîtriser le nombre de Commissaires ou, à tout le moins, de poser les règles d’une meilleure organisation interne de la Commission afin que cette dernière soit en mesure d’exercer son rôle d’impulsion et d’exécution dans les conditions de collégialité nécessaires ; l’extension du vote à la majorité qualifiée car le maintien de la règle de l’unanimité serait dans une Union élargie à 27 ou à 28 synonyme d’impuissance à décider ; une repondération des voix au Conseil pour mieux prendre en compte l’importance démographique des États ; et les coopérations renforcées parce qu’un groupe d’États désireux d’aller de l’avant dans tel ou tel domaine de l’action de l’Union ne doit pas être freiné par quelques autres. Cela suppose que les coopérations renforcées restent ouvertes à tout État membre qui souhaiterait y participer et qu’elles n’aboutissent pas à remettre en cause l’acquis communautaire. Je le redis : notre volonté est de tout faire pour aboutir à un accord qui améliore dés à présent le fonctionnement des institutions.

La présidence française entend par ailleurs donner une impulsion politique à la conduite des négociations d'adhésion. La Commission a accompli un travail remarquable mais il importe qu’un regard politique soit porté par les représentants des Gouvernements. Notre intention est de donner tout son sens au principe de différenciation selon lequel les négociations doivent progresser selon la capacité des États à reprendre et à appliquer effectivement l’acquis communautaire. Nous allons – et nous avons déjà – évalué les difficultés rencontrées par les candidats dans leur capacité à mettre en œuvre cet acquis. Vous savez qu’un certain nombre de périodes de transition ont été demandées. Ces demandes devront être examinées et débattues au plus haut niveau. Si de telles périodes de transition sont recevables dans certains domaines, pour tout ce qui touche au marché intérieur, il est difficile d'envisager que des États membres puissent s'exonérer de leurs engagements. Ce serait en effet prendre le risque de fragmenter le marché unique et de créer des distorsions de concurrence inacceptables.

Ce débat doit être engagé et c’est en fonction de cette première évaluation que la présidence française entend établir une " feuille de route " de l’élargissement, c'est-à-dire un inventaire pays par pays des progrès effectués, des difficultés qui restent à résoudre et un échéancier comportant pour chaque candidat une sorte de scénario d’adhésion. Vous aurez ainsi une vision plus claire des efforts à accomplir avant que votre pays devienne membre à part entière de l’Union.

Des solutions ambitieuses aux sujets en discussion à la CIG sont un premier pas vers une Europe efficace et légitime qui soit apte à relever le défi de l'élargissement. En faisant du Conseil européen de Nice un exercice réussi de réforme et d'éclaircissement, la Présidence française pourra activement contribuer à la pleine adhésion des pays candidats prêts eux-mêmes à rejoindre l'Union à partir du 1e janvier 2003.