1848 ET L'ÉLOQUENCE PARLEMENTAIRE

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En 1848, avec l'avènement de la République et le suffrage universel, l'Assemblée nationale devient le lieu où les projets de réforme portés par l'élan révolutionnaire sont débattus par les représentants de la nation. (Voir aussi : la République et le suffrage universel - 1848 : « Désormais le bulletin de vote doit remplacer le fusil »)

Les plus grandes voix de l'époque, tout comme celles des élus les plus humbles, s'y font entendre.

Hippolyte Detours plaide pour l'inviolabilité du suffrage universel, Louis Blanc pour la création d'un ministère du progrès et du travail, Paul Rabuan pour l'abolition complète de la peine de mort, Alphonse de Lamartine pour le droit au travail, Victor Hugo pour la liberté de la presse et Agricol Perdiguier pour le maintien de la limitation des horaires de travail.

LE SUFFRAGE UNIVERSEL

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© Bibliothèque de l'Assemblée nationale

Hippolyte Detours

(1799-1885)

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Inscrit dans la Constitution de 1793, mais appliqué pour la première fois en 1848, le suffrage « universel » (dont on excepte encore les femmes) est une conquête menacée.

Hippolyte Detours demande qu'il soit consacré, dans le préambule de la Constitution de la IIe République, comme un droit imprescriptible qu'aucune assemblée ne pourrait suspendre ou altérer.

Le citoyen président. M. Detours propose de terminer le préambule par l'article additionnel suivant :

« Toutefois, et préalablement, l'Assemblée nationale, élue en vertu du droit universel de suffrage, source et base de tous les pouvoirs dans la République, doit déclarer et déclare solennellement que le droit qu'a tout citoyen français majeur de participer personnellement à l'élection des représentants du peuple est un droit préexistant, souverain, imprescriptible, qu'il n'appartient à aucune assemblée quelconque, même à celle de révision, de suspendre, d'altérer ou d'amoindrir. »

La parole est au citoyen Detours pour développer cet article additionnel. (La question préalable !).

Le citoyen Detours. Il faut m'entendre, citoyens représentants ; l'amendement que je vous présente est assez grave et assez sérieux pour mériter de votre part un moment d'attention. (Parlez !). J'ose dire que mon amendement est appuyé déjà par beaucoup de représentants qui le connaissent, et je crois que l'Assemblée ne fera que remplir son devoir en m'accordant quelques instants d'attention ; je ne serai pas long. (Parlez ! parlez !).

J'ai déjà présenté à l'Assemblée l'autre jour un amendement beaucoup plus étendu, beaucoup plus vaste, qui avait pour but de définir les droits antérieurs et supérieurs aux lois positives et à la Constitution ; cet amendement fut présenté par moi avec la conviction qu'il répondait aux désirs de toutes les opinions dans cette Assemblée ; cet amendement fut rejeté, et j'ai su depuis, j'ose le dire, j'ai su depuis que beaucoup de représentants avaient regretté de l'avoir rejeté. (Rires et approbation).

Maintenant, citoyens, je présente un amendement beaucoup plus restreint, mais qui part du même principe, qui est rédigé avec les mêmes intentions, et qui répond au même but. Seulement, au lieu de garantir des dangers de la révision, au lieu de préserver des atteintes des partis, atteintes que je ne redoute que trop, tous les droits qui me paraissent imprescriptibles et antérieurs, je me borne, citoyens, à vous demander de préserver de la révision, de préserver de toute atteinte, de toute modification, le droit électoral des citoyens. (Marques d'assentiment).

Eh bien, citoyens représentants, remarquez que votre projet de Constitution commence par les mots : « l'Assemblée nationale décrète. » Il est donc clair que, dans l'article que vous consacrez au suffrage universel, le droit n'est plus qu'un octroi, qu'une concession, ou, du moins, qu'une institution de l'Assemblée ! On a beau dire ; il n'y a dans le projet de Constitution aucune réserve, aucune explication, aucune disposition qui puisse atténuer le danger des expressions générales qui ont été employées. Il reste toujours que le suffrage universel, tel qu'il est mentionné dans votre projet de Constitution, n'est plus qu'une oeuvre décrétée par l'Assemblée, une institution de l'Assemblée, et, par conséquent, une institution absolument soumise (aux termes mêmes du projet) à la révision, aux modifications de l'opinion, ainsi que parle le rapport de notre honorable président, aux modifications successives des opinons. (C'est vrai ! c'est vrai !).

Je dis, citoyens représentants, que cela ne peut pas rester ainsi ; je dis que le suffrage universel, qui est votre origine, la source sacrée de tout pouvoir, ne peut être octroyé, institué ; qu'il n'est pas dans votre droit, dans vos pouvoirs de le décréter, de l'établir ; que ce serait là une entreprise illégitime, une véritable usurpation, un empiétement ridicule même ; car vous n'êtes rien sans ces droits que vous prétendez écrire et décréter, sans ces droits souverains que vous devez respecter, auxquels votre main ne peut toucher en aucun cas, en aucun jour, sous aucun prétexte, et sur lesquels la majorité du peuple tout entier ne peut pas plus entreprendre que nous. (Oh ! oh ! - Bien ! bien !).

Vous ne pouvez qu'une seule chose, et c'est cette chose que je vous engage à faire : déclarer solennellement avant toute délibération sur cette Constitution, oeuvre fragile et transitoire de vos mains ; déclarer solennellement, en présence de Dieu et du peuple, que le droit électoral et universel des citoyens est primordial, sacré, imprescriptible et souverain ! Faites cela, et ce sera là bien plus qu'une vaine Constitution d'un jour, un monument... non de votre art politique, mais de votre haute raison, de votre bon sens, de votre intelligence des vraies conditions du droit populaire, des périls qui le menacent, et des moyens qui vous sont ouverts pour le préserver et le garantir ! (Bien ! très bien !).

S'il en est autrement, si l'Assemblée résiste à ma demande, à ce voeu que je viens porter à cette tribune, je dis que le droit électoral court dans la Constitution le plus grand péril. Et, en effet, citoyens représentants, n'est-il pas vrai que la Constitution, quelque vénérable qu'elle soit, quelque parfaite qu'elle soit, n'est qu'un engagement pris par la nation envers elle-même, c'est-à-dire un contrat unilatéral qui n'engage cette nation en aucune façon, de telle sorte que, s'il lui plaît demain de la briser, elle ne commettra ni délit ni quasi délit, elle ne commettra aucune faute, et qu'il n'appartiendra à personne ici de la censurer, de la blâmer et de l'entraver ; elle sera dans son droit ; elle ne relève que d'elle-même (bruit) ; elle observera la Constitution autant qu'il lui plaira de l'observer ? (exclamations).

Ah ! si, dans cette Constitution, la majorité n'avait pas le droit de toucher aux droits qui sont garantis à la minorité, je reconnaîtrais que cet acte aurait de la valeur ; la Constitution porterait la garantie des droits ; elle serait un contrat bilatéral, elle engagerait la majorité à l'égard de la minorité ; mais il n'en est pas ainsi. La majorité est maîtresse de la minorité ; elle peut réviser, elle peut modifier, elle peut supprimer ; et puisque vous n'exceptez pas le droit électoral, puisque vous n'avez employé aucune réserve, puisque vous n'avez employé aucune espèce de précautions pour dégager le droit électoral, pour le préserver, il est de toute évidence que l'Assemblée prochaine de révision pourra modifier le suffrage universel. (C'est vrai ! - Bien ! bien !).

Me répondra-t-on quelque chose de raisonnable ? On me dira que le suffrage universel dérive essentiellement de la souveraineté du peuple ! A cela j'oppose une chose bien simple. Lorsqu'en 1830 on voulut faire reconnaître la souveraineté du peuple, on répondit que la souveraineté du peuple n'avait pas besoin d'être déclarée, parce qu'une assemblée ne devait pas paraître octroyer aux citoyens des droits qui leur appartiennent essentiellement. On passa outre, et la souveraineté du peuple s'est réalisée dans le monopole électoral !

Citoyens représentants, faites attention que les hommes qui ont proscrit, qui ont bafoué le suffrage universel, qui l'ont méconnu, calomnié, dénoncé comme un fléau, comme le déchaînement de l'anarchie, qui l'ont déclaré impossible pendant dix-huit ans, pensez que ces honorables citoyens sont parmi vous, qu'ils sont les princes de cette tribune, qu'ils se croient maîtres de l'avenir ! Faites attention, je vous conjure, à leurs tendances, à leurs discours d'aujourd'hui ! Ce sont les mêmes hommes ! oh ! bien les mêmes !

Ils n'ont pas changé ; ils n'ont rien abjuré de leur dédain pour le suffrage universel : Soyez sûrs de leur superbe ténacité : Eh ! ne les avez-vous pas entendus dans toutes les questions qui ont été portées à cette tribune ? Ces hommes sont debout, guerroyants et arrogants dans la même ligne, pour les mêmes projets ! Ils sont pétrifiés dans leurs vieux préjugés, dans les mêmes instincts, dans le même scepticisme et la même incrédulité à l'endroit du progrès et des grandes vérités qui assiègent le monde et qui font effort pour pénétrer dans les lois !

Ils devraient pourtant s'amender un peu à l'égard du suffrage universel, qui a été sage, qui leur a fait grâce ; mais s'il a été sage, le sera-t-il toujours ? On ne le croit pas : le suffrage universel n'est-il pas par hasard une de ces choses, dont on disait hier à cette tribune qu'on en laisserait passer beaucoup dans la Constitution, quoi qu'on en fût mécontent et effrayé ? (Bien !).

Citoyens représentants, nous entendrons bientôt contre le suffrage universel ce que nous avons entendu pendant dix-huit ans !... Qu'il ose envoyer ici trop de forces à la démocratie ; j'ose assurer qu'il sera modifié. On ne le supprimera pas tout de suite, et, en effet, cela serait malaisé, si près encore des grands jours de Février ! Mais on commencera par interdire le droit électoral aux citoyens illettrés ! Et déjà, on propose ici même cet attentat au droit souverain et préexistant ! Un amendement est déposé dans ce but. Après le premier succès, si on l'obtient, on essayera de plier le suffrage universel à deux, trois et quatre degrés, et, enfin, on retirera de l'arsenal l'arme du monopole, et.... (Aux voix ! aux voix !).

Vous n'irez pas encore aux voix, messieurs, vous qui êtes si pressés d'en finir avec ces trop justes prévisions : J'ai pris des précautions contre vous ; et je saurai vous forcer à examiner et à réfléchir ! (Rumeurs - A gauche et à droite. Parlez !).

Je dis, citoyens, que le suffrage universel court le plus grand péril....

Un membre. Non, citoyens ! (On rit).

Le citoyen Detours.Dans ce cas, quel est votre devoir !.... (Aux voix ! Aux voix !).

Le citoyen président. Attendez que l'orateur ait terminé ses développements.

Le citoyen Detours.Ce sont ceux qui disent « Aux voix » dont je redoute les intentions et les projets contre le suffrage universel ! (Exclamations diverses).

Le citoyen Bourbousson. Ce sont les votes que vous redoutez !

Le citoyen Detours. Ceux qui sont attachés au suffrage universel, ceux qui savent qu'il est la base de tous les pouvoirs, ceux-là ne sont pas indifférents à la cause que je porte à cette tribune en bon citoyen, ceux là ne dédaignent pas, n'offensent pas par des interruptions inconvenantes un loyal représentant qui s'alarme des dangers qui menacent le droit du peuple.

Un membre à droite. C'est vous qui offensez ! (Bruit).

Le citoyen Detours. Je demande donc que le préambule de la Constitution se termine par une déclaration solennelle, telle que je l'ai rédigée, portant que le suffrage universel est un droit sacré, imprescriptible, antérieur et supérieur à la Constitution, qu'aucune assemblée quelconque, même celles de révision, ne peut en aucun cas réviser, modifier ni supprimer.

Voilà ce que je demande.

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(Séance du vendredi 15 septembre 1848).

POUR UN MINISTÈRE DU PROGRÈS ET DU TRAVAIL

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© Bibliothèque de l'Assemblée nationale

Louis Blanc

(1811-1882)

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Membre du gouvernement provisoire, Louis Blanc, au lendemain des journées de février, a présidé la Commission pour les Travailleurs.

Très attaqué et ne disposant pas des moyens nécessaires pour mener une politique vigoureuse de lutte contre la misère, il a démissionné. Retrouvant sa liberté de parole il conjure ses collègues de l'Assemblée nationale de décider la création d'un ministère du travail et du progrès, seul apte à triompher de la misère et de la faim qui mènent la société à l'abîme.

Le citoyen Louis Blanc. Je me présente à vous l'esprit libre de toute préoccupation personnelle. (Agitation).

Placé en dehors du pouvoir, heureux de n'avoir plus à en porter le fardeau, dégagé de toutes les conditions de réserve et de contrainte qu'impose le maniement des affaires publiques, je puis dire toute ma pensée en homme libre et convaincu...

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On nous a reproché, citoyens, d'avoir posé la question du travail, parce que, disait-on, cette question était redoutable. Ce n'est pas nous qui l'avons posée, c'est la Révolution ; elle a été posée au milieu du combat ; elle a été posée sur les barricades, elle a été posée le jour même de la Révolution par le peuple armé, et le lendemain de la Révolution par le peuple affamé ; qu'on renvoie donc au peuple le reproche qu'on nous adresse. (Exclamations diverses. - Il n'y a pas de reproche !).

La question sociale a été posée par la Révolution ; elle a été posée par la force même des choses : en éviter la solution est, suivant moi, absolument impossible... (Bruit). absolument impossible, je le répète.

Vous venez, citoyens, de fonder un pouvoir, ce pouvoir a une situation très difficile à dominer.

Il lui faut de la force, il lui faut de la popularité ; vous pouvez lui donner la popularité et la force, et c'est ce que je viens vous demander pour lui en venant vous proposer de créer non pas dans deux mois, non pas dans trois mois, mais immédiatement, mais aujourd'hui, s'il est possible, un ministère du travail et du progrès. (Bruit et chuchotements).

Vous avez un ministère de la guerre ; il vous faut un ministère de la paix, et le ministère de la paix, c'est le ministère du progrès et du travail. (Interruption).

Un membre. Il ne fallait pas donner votre démission, alors !

Le citoyen Louis Blanc. Le lendemain de la Révolution de Février, citoyens, j'ai senti, quant à moi, que la crise n'était pas une crise accidentelle. J'ai cru que c'était une crise qui avait des racines anciennes, des racines profondes. Je suis arrivé au pouvoir avec cette conviction intime que cette crise ne pouvait que s'aggraver, et malheureusement les événements m'ont donné raison. (Rumeurs).

L'ordre a été maintenu dans les rues et sur la place publique ; le tambour de l'émeute a cessé de battre. Pendant deux mois vous n'avez pas entendu dans Paris un seul coup de fusil, et cependant la confiance s'est-elle rétablie, la crise s'est-elle amortie, les industries ont-elles cessé de descendre sur la pente de la ruine ? Non, et pourquoi ? Parce que le mal que la Révolution de Février n'avait fait que déclarer, la société le portait dans ses entrailles.

Voilà pourquoi le maintien de l'ordre n'a pu rien pour le maintien de la sécurité ; voilà pourquoi la tranquillité de la rue et de la place publique n'a pu rien pour rassurer les esprits et les coeurs.

Je sais ce que quelques-uns d'entre vous, peut-être, vont me répondre ; ils diront que c'est nous qui avons créé le désordre par les efforts mêmes que nous avons faits pour l'éteindre. Eh bien, quand je descends dans ma conscience, ma conscience me dit que j'ai fait, dans la situation orageuse où j'étais placé perpétuellement, obligé de parlementer avec l'orage, j'ai fait tout ce qu'on pouvait attendre d'un bon citoyen jaloux de maintenir le repos de la société, et je rends grâce à ce peuple héroïque qui m'a entouré de sa confiance, de m'avoir aidé à maintenir ce repos de la société, quoique des calomnies ignobles, des injures répétées et systématiques m'aient rendu responsable du désordre, au milieu même des efforts que je faisais pour le conjurer, et des efforts heureux. L'histoire, qui sera plus forte que la voix des partis, dira que pendant deux mois, au sortir d'une effroyable tempête, en présence d'une crise à laquelle rien n'est comparable, l'ordre a été maintenu, et que nous vous avons légué une population affamée, misérable, mais cependant pleine de confiance, de calme et de générosité. (Bruit divers).

Citoyens, une commission de Gouvernement pour les travailleurs a été instituée, mais cette commission ne suffit pas... Si j'ai abandonné le pouvoir, c'est-à-dire, si après m'être incliné devant votre souveraineté, j'ai déclaré que jusqu'à ce qu'une Constitution fût faite, je resterais complètement en dehors de ce pouvoir, cette décision ne m'a été dictée par aucun sentiment de découragement. Beaucoup d'amertume est entrée dans mon coeur, c'est vrai, mais je m'attendais à tout ce qui s'est fait ; je savais qu'on n'attaque pas impunément la force ; je savais que ce n'est pas impunément qu'on émet des idées nouvelles devant des hommes pénétrés de la nécessité des idées anciennes. Je savais que je me ferais beaucoup d'ennemis ; que je souffrirais pour le peuple ! (De vives interpellations sont adressées à l'orateur de toutes les parties de la salle).

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Vous qui aimez le peuple, n'attendez pas plusieurs jours pour lui venir en aide, montrez cet amour qui est dans votre coeur en vous pénétrant de ceci, que le peuple est malheureux (Interruption), que sa situation est pressante, que la faim n'admet pas de retard, que la faim repousse le provisoire, que, par conséquent la première chose que vous ayez à faire pour ce peuple qui vous a conduits ici, en faisant la révolution, c'est de vous occuper de son sort ; et comment vous en occuperez-vous ? Par l'étude, par la science, par la création de ce ministère du progrès (Bruit) que je vous demande (Interruption), et ce ministère du progrès, je vous demande de le former immédiatement, parce que ce n'est pas seulement l'intérêt du pauvre, c'est l'intérêt du riche. Oui, tous les intérêts sont solidaires.

On nous a reproché de dire : Voici la bourgeoisie et voilà le peuple. Ce que nous avons dit, nous, ce que nos doctrines disent bien plus haut que ne peuvent le dire nos paroles, c'est que tous les citoyens sont frères ; c'est qu'il faut instituer précisément les choses de manière que cette fraternité qui jusqu'ici n'a été qu'un mot, soit enfin une chose ; c'est que sortie de votre coeur, sortie du cri que vous poussiez tout à l'heure, elle passe dans les institutions et dans les lois.

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Si je tiens aux idées que j'ai prêchées et au triomphe desquelles j'ai irrévocablement consacré ma vie, c'est uniquement parce qu'il m'a paru que ces idées n'étaient que la répercussion d'un mouvement sourd qui existait dans la société tout entière.

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Je finis, citoyens. Je dis que la création de ce ministère du travail et du progrès est une chose absolument nécessaire et une chose pressante, parce que la situation est terrible. Je l'ai vue de près cette situation ; des entrepreneurs ne pouvant pas faire vivre leurs ouvriers, ne pouvant pas employer leur matériel et réclamant à grands cris l'intervention de l'État ; des femmes venant au nombre de plusieurs milliers, se partager dans la cour du Luxembourg le pain de l'aumône ; chaque jour des milliers d'hommes venant nous dire, non pas seulement : Nous avons faim, mais : Nous avons faim dans nos femmes, dans nos enfants. La situation est pressante : Du travail, au nom du ciel, du travail et du pain. Dans de pareilles questions n'admettez pas d'ajournement.

On vous disait hier qu'il n'y avait plus de partis en France : Eh bien, je le crois ; .... mais ce qui existe et ce qu'il faut empêcher d'exister, c'est un grand parti, citoyens, c'est un parti frémissant, c'est un parti généreux, mais dont il est grand temps de récompenser la générosité, surtout quand la récompense ici serait la justice, c'est ce grand et lamentable parti de la misère.

Voilà le parti avec lequel il vous est commandé de compter ; voilà le parti à la dissolution duquel il faut que vous travailliez sans relâche, et vous y travaillerez efficacement par l'application des idées de justice ; avec la science, vous empêcherez la violence, et c'est là le grand résultat auquel il faut aboutir. C'est parce que mon coeur s'émeut à l'idée d'un tel problème, dont la solution ne s'opérera que par l'étude ; c'est parce que mon coeur tout entier s'émeut de cela, que je viens à la tribune, et que je vous conjure de prendre garde à ceci : que le travail doit être organisé ; que les questions ne sont pas résolues pour être masquées ; que l'important, c'est de les aborder de front ; qu'on ne fait pas fuir le péril en se voilant la face.... laissez, si vous le voulez, tous les systèmes de côté ; mais, au nom du ciel, ne laissez pas de côté l'étude d'un mal qui dévorera la société, si l'on n'y porte pas remède.

Oui, je crains que la société actuelle, si on la laisse descendre la pente qu'elle descend, ne marche à un abîme ; et je ne crois pas que, pour cesser de marcher à un abîme, il suffise de choisir la nuit pour y marcher ; il faut que la lumière descende sur la situation. C'est à nous de la faire descendre..... On disait avant la Révolution de Février : "Prenez garde à la révolution du mépris !" Eh bien, c'est à nous à rendre impossible, et cela se peut, la révolution de la faim.

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(Séance du mercredi 10 mai 1848).

Voir aussi : Louis Blanc, la République au service du socialisme

L'ABOLITION DE LA PEINE DE MORT

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Bibliothèque de l'Assemblée nationale

Paul Rabuan

(1813-1884)

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Un des tout premiers actes du gouvernement provisoire fut d'abolir la peine de mort en matière politique. Lors du débat sur le projet de Constitution, Paul Rabuan demande à l'Assemblée nationale de décider l'abolition complète de la peine capitale, et donc de l'étendre à la matière criminelle. Son argumentation repose sur le caractère illégitime, illégal et inutile de cette peine qui ne sera supprimée qu'en 1981. (Voir aussi : un long combat vers l'abolition)

Le citoyen Paul Rabuan....... À presque toutes les époques, il s'est rencontré des hommes généreux qui ont demandé l'abolition de la peine de mort. Ainsi, comme on l'a rappelé tout à l'heure, au commencement de la grande Révolution, l'abolition de la peine de mort fut demandée.

Il est vrai que plus tard on en fit un étrange usage, pour ne pas dire un horrible abus ; mais la pensée généreuse était là, elle resta. C'était un jalon posé dans la voie que nous devons suivre.

En 1832, lors de la révision du Code pénal, il fut aussi question de l'abolition de la peine de mort, et, si je ne craignais d'abuser des moments de l'Assemblée, je lui mettrais sous les yeux un passage du rapport de M. Dumont, qui était rapporteur de la révision du Code pénal à cette époque.

Quoi qu'il en soit, messieurs, nous sommes dans des circonstances plus favorables, la question, ou du moins la solution de la question a fait un pas.

Un décret du Gouvernement provisoire a aboli la peine de mort en matière politique. Un article du projet de Constitution propose également l'abolition de la peine de mort en matière politique; mais la peine de mort, en matière purement criminelle, serait maintenue, et c'est contre cette rédaction du législateur de 1848, que je viens aujourd'hui m'élever.

Le sujet est immense : on a écrit là-dessus des volumes, mais je ne veux point ici faire de la science mal à propos ; avec un dictionnaire c'est essentiellement facile ; je me bornerai à vous présenter quelques idées générales qui m'ont frappé. Je développerai cette double proposition : la peine de mort est-elle légitime ? La peine de mort est-elle utile ?

Sur le premier point, tous les criminalistes sont d'accord que le but de toute peine est le maintien de l'ordre, la protection du droit, la défense de la société. Si cette prémisse est vraie, nous sommes inévitablement amenés à conclure que la société a épuisé son droit quand elle a réussi à se préserver, à se défendre. Or, si elle peut se préserver, si elle peut se prémunir contre les attaques dirigées contre elle, par tout autre moyen que la peine de mort, je dis que cette peine doit être écartée. Or par la déportation, par le bannissement, par d'autres moyens que vous connaissez tout aussi bien que moi il est certain que la société se préserve suffisamment contre les attaques dont elle est l'objet.

La société a le droit de se préserver, elle n'a pas celui de se venger ; voilà qui est positif. Or, dans l'application de la peine de mort, la société se venge. Je ne reconnais d'homicide légitime que dans un seul cas : ce cas est écrit dans nos lois, c'est celui de la légitime défense : mais, pour que l'homicide soit permis, il faut que le péril auquel on est exposé soit insistant, imminent, terrible, il faut surtout qu'il soit actuel. Ainsi, si l'on m'attaque, si ma vie est en danger, j'ai le droit de me défendre, jusqu'à ôter la vie à mon adversaire ; mais remarquez que lorsque l'on conduit le condamné au supplice, il est désarmé, il n'y a plus de péril pour la société ; elle excède donc son droit, elle se venge. Et remarquez jusqu'à quel point il y a excès de droit. Lorsque le meurtrier a frappé, il pouvait, jusqu'à un certain point, être excusé par la passion, et c'est précisément à cause de cela que le législateur de 1832 a introduit les circonstances atténuantes dans le système de la pénalité française. La société, au contraire, quand elle frappe, elle frappe de sang-froid ; oui, je le répète, il y a excès de droit, et je terminerai sur ce premier point par une dernière observation. Ce qui est mal, ce qui est faux isolément, est également mal et faux collectivement. Un homme n'a pas le droit de tuer quand il est isolé ; la société tout entière, c'est-à-dire une collection d'individus, ne l'a pas davantage.

C'est vrai, messieurs, pour toutes les fautes, pour tous les vices, pour tous les crimes. Le mensonge est un vice odieux pour les individus ; est-ce que la société a le droit de mentir ? La haine, l'envie sont également des crimes suivant les détails et les applications. Est-ce que la société peut se livrer à ces passions, parce qu'elle sera une collection d'individus ?

Pourquoi y aurait-il une exception pour le plus odieux de tous les crimes, le meurtre ? Comment ! la société n'aura pas le droit de mentir et elle aura le droit de tuer, bien qu'un seul individu ne l'ait pas ?

Je crois que la peine de mort est illégitime et illégale, au point de vue purement social. Mais si, comme l'honorable préopinant, nous voulons examiner la question au point de vue moral et religieux, nous serons encore bien plus frappés de l'immoralité, de l'illégitimité de la peine de mort. En effet, messieurs, nous admettons tous, ou presque tous, le dogme des peines et des récompenses ; nous savons et nous admettons tous que le repentir est la seule voie ouverte pour le salut. Eh bien, voilà un homme qui a commis un crime horrible, un parricide, par exemple, un crime contre la patrie ; il lui faudrait toute une vie de repentir, pour se réhabiliter : vous lui accordez un jour. La peine de mort est antichrétienne. (Très bien ! très bien !).

Je vous le demanderai : de quel droit limiterez-vous la vie de l'homme ? Ce droit n'appartient qu'à Dieu ; il a créé l'homme; vous ne pouvez lui donner la vie, vous n'avez pas le droit de la lui ôter.

Dans l'application de cette peine, il y a quelque chose qui effraye. Ainsi, voilà une créature qui vit, qui pense, vous allez la détruire.

Il a fallu trente ans à Dieu pour l'amener au degré de maturité où elle est arrivée aujourd'hui, et vous, dans une seconde, vous allez la détruire.

Mais enfin, si cet homme que vous frappez était innocent, et cela s'est vu, la justice humaine est faillible, quand vous l'aurez coupé en deux, quand vous en aurez fait deux tronçons, pourrez-vous le reconstruire ? (Rumeurs et rires).

Ne riez pas, messieurs, ceci est sérieux. La réhabilitation est écrite dans la loi ; elle rétablit la réputation, elle rend l'honneur à la famille, mais elle ne rend pas la vie à l'homme.

Qu'est-ce que la société nous donne ! elle nous donne la vie civile, elle ne nous donne pas la vie naturelle. Qu'à-t-elle donc le droit de nous enlever, de nous reprendre ? Ce qu'elle nous a donné, la vie civile, pas davantage.

J'ai dit que la peine est illégitime, illégale ; j'ajoute qu'elle est inutile.

Effectivement, on vous l'a dit tout à l'heure, et il est important d'insister sur ce point ; plus les lois sont sévères, plus habituellement les moeurs sont mauvaises.

Ainsi, par exemple, à Madrid, on pend les voleurs ; nulle part on ne vole plus qu'à Madrid.

Sous Louis XIV, sous Richelieu, le duel était puni de mort ; jamais on ne s'est tant battu en duel.

Vous voyez qu'aujourd'hui nos lois vont perpétuellement en s'adoucissant : aujourd'hui on ne punit plus de mort les faux-monnayeurs ; fait-on plus de fausse monnaie qu'autre fois ? On ne punit plus de la peine de mort les contrefacteurs des sceaux de l'État ou des billets de banque ; en apercevez-vous plus qu'autrefois en circulation ? Non.

Le spectacle du supplice est immoral. Les condamnés sont de deux sortes : ou patients et résignés, et alors on oublie leurs fautes, et l 'intérêt se tourne vers eux ; ou, plus souvent, effrontés et impudiques, et on les voit bravant l'échafaud, riant sous la hache, jouant avec le couperet : pensez-vous qu'un tel spectacle soit bien de nature à moraliser les masses ? Non, certes, et, quoi qu'en ait dit M. de Maistre, le bourreau n'est pas le dernier mot de la société.

Ce qu'il faut faire, il faut instruire les hommes, cela vaudra mieux que de les tuer. Quand vous aurez répandu l'éducation, lorsque vous aurez appris aux hommes de toutes conditions à apprécier les bienfaits de la liberté, les bienfaits de l'honneur, la peine de mort deviendra inutile.

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(Séance du vendredi 15 septembre 1848)

LE DROIT AU TRAVAIL

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Bibliothèque de l'Assemblée nationale. Photo Irène Andréani

Alphonse de Lamartine

(1790-1869)

[Fiche biographique] [Alphonse de Lamartine, 1790-1869 : discours parlementaires]

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Ayant joué un rôle éminent dans la Révolution de février 1848 - il fut membre du gouvernement provisoire - Lamartine, député à l'Assemblée nationale élue les 23 et 24 avril 1848, intervient dans la discussion du projet de Constitution dont l'ambition est d'assurer à la France de "marcher plus librement dans la voie du progrès et de la civilisation". Son préambule énonce les droits et devoirs nécessaires pour y parvenir. Parmi eux, le droit au travail. En toile de fond de la discussion, l'expérience des ateliers nationaux qui a inauguré l'action réformatrice du gouvernement provisoire et dont la suppression a provoqué les dramatiques journées révolutionnaires de juin.

Le 7 septembre 1848, Lamartine, qui a démissionné de la Commission exécutive à laquelle l'Assemblée avait enjoint de liquider les ateliers nationaux, tente de conserver vie à l'élan de solidarité démocratique de février, et de faire adopter par l'Assemblée une disposition qui ne le brise pas.

Le citoyen de Lamartine. Je prie l'Assemblée de ne rien préjuger, et de ne pas se tromper à mes intentions en me voyant monter à cette tribune, à l'occasion de l'amendement de l'honorable M. Mathieu (de la Drôme). Je ne viens pas soutenir cet amendement, et je ne voterai pas pour son adoption. (Mouvement).

Je ne viens pas, vous le comprenez d'avance, élargir la distance entre la Commission et moi.

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Messieurs, je me reprocherais néanmoins, je me reprocherais cruellement, quelle que soit la douleur que j'éprouve, vous le comprenez tous, de venir combattre des paroles auxquelles j'ai si souvent intérieurement applaudi ; je me reprocherais de ne pas faire les derniers efforts pour concilier les deux parties de cette Assemblée, qui, je le sais, sentent dans une intention commune, pensent dans une intelligence unanime, et ne sont, au fond, divisées que par la force ou par l'insuffisance des expressions dans une telle rédaction. Je voudrais les amener comme j'ai été amené moi-même dès le commencement de cette discussion et dès le temps du Gouvernement provisoire ; je voudrais les ramener tout à la fois au sens pratique et au sens philosophique de la rédaction que nous devons adopter, c'est-à-dire à la vérité tout entière, à la vérité de coeur et à la vérité de la pratique.

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La conformité de nos intentions populaires, au fond, me rassure sur le résultat ; nous voterons quelque chose d'aussi loin de la sécheresse de termes qu'on nous propose que des exagérations socialistes qui perdraient tout.

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Je demande à exposer en très peu de mots les faits tels qu'ils se sont passés. Il ne faut pas de calomnie sur l'intelligence, sur les intentions, sur les actes du Gouvernement qui, dans des circonstances aussi difficiles, a eu à manier tout seul des questions sous lesquelles vous semblez fléchir vous-mêmes, dans votre universalité et dans votre souveraineté nationale.

Non, il n'est pas vrai, comme on l'a semé dans le public, comme on l'a porté à cette tribune, que le Gouvernement provisoire, par je ne sais quel amour de popularité, qu'aurait excusé peut-être l'extrémité du moment, ou par un défaut d'intelligence, ou par des concessions qui accuseraient une véritable lâcheté parmi ses membres, ait favorisé ces utopies qu'on fait flotter sur cette discussion depuis qu'elle est ouverte ; il n'est pas vrai que le Gouvernement provisoire ait fanatisé le peuple avec ces promesses d'organisation impossible du travail, de travail fourni indéfiniment à toute nature de facultés de travailleurs.

Voici ce qui est vrai, messieurs : c'est que, le surlendemain de la Révolution de Février, au moment où le peuple venait de renverser un trône et d'élever la République, ce peuple encore ardent, justement fier de la victoire qu'il venait de remporter, dont il ne demandait pas alors à abuser, ce peuple vint devant le Gouvernement provisoire. Sans doute il y avait, dans la foule de ceux qui s'adressaient à nous, des hommes qui, par ignorance, par le fanatisme de sectes ou de doctrines, demandaient plus qu'il n'était possible d'accorder, plus qu'il n'est possible à l'humanité tout entière d'obtenir de ses efforts et de son intelligence : ils nous demandaient ceux-là l'organisation du travail.

Que leur répondîmes-nous, messieurs ? J'en atteste ici l'unanimité des membres de ce gouvernement ; nous lui répondîmes, d'une voix ferme et sensée, que ce qu'il nous demandait était impraticable, que jamais nous ne fanatiserions le peuple avec des prestiges d'idées qui ne contenaient aucune vérité, aucune réalité, qui ne contenaient que du vent et des tempêtes. Nous répondîmes, messieurs, qu'il y avait deux choses dans les demandes qui nous étaient adressées, une chose entièrement illusoire, imaginaire, chimérique, une ruine de tout le capital, un attentat à toute société et à la propriété ; c'était l'organisation du travail, telle que les orateurs qui nous sont opposés l'apportent constamment à cette tribune, et en combattent non pas la réalité, mais le fantôme.

Nous leur répondîmes, il est vrai, d'un autre côté, qu'il y avait dans l'humanité des droits sacrés, des droits imprescriptibles devant lesquels des législateurs humains, consciencieux, de toutes les dates, ne devaient pas reculer, que ces questions seraient examinées avec l'attention, avec la cordialité que méritaient ceux qui les apportaient au Gouvernement provisoire ; qu'au nombre de ces questions, messieurs, était le droit au travail. Mais quel droit au travail ? Je vais le dire ; c'est moi précisément qui ai eu l'honneur de le définir devant eux.

Il ne s'agissait pas de conférer, comme le disait tout à l'heure l'honorable M. Dufaure, à tout citoyen un titre impératif contre le gouvernement pour en obtenir la nature de salaire et de travail qui paraîtrait convenable à sa profession individuelle. Nous répondîmes que ce travail est impossible, qu'il absorberait en un an, en quinze mois, non seulement tout le revenu, mais le capital de la nation ; que jamais le gouvernement ne signerait une pareille folie ; que nous entendions par droit au travail ce que nous écrivîmes (car on parle souvent de cet acte du Gouvernement provisoire, eh bien, on me l'a rappelé, car j'en avais entièrement oublié les termes), ce que nous écrivîmes et ce que, sous une certaine forme, je me bornerai, en terminant, à vous prier d'écrire vous-mêmes, le voici : le droit pour tout individu vivant sur le territoire et sous l'empire des lois bienfaisantes de la République, de ne pas mourir de faim, non pas le droit à tout travail, mais le droit à l'existence, la garantie des moyens d'existence alimentaire par le travail fourni au travailleur, dans le cas de nécessité absolue, de chômage forcé, aux conditions déterminées par l'administration du pays, et dans la limite de ses forces ; et une série d'institutions de même nature, institutions dont vous avez jeté en trois mois, comme le rappelait tout à l'heure l'honorable M. Dufaure, les principales bases dans ces décrets plein de charité, plein de véritable popularité, que vous ne cessez d'étudier ou de promulguer tous les jours, de ces lois pour l'enseignement gratuit des enfants du peuple, pour fournir aux grandes industries, en cas de nécessité, des subventions et des secours, afin de ne pas laisser mourir de faim les ouvriers ; toutes les lois de secours pour les enfants trouvés, d'assistance pour les vieillards, pour les familles trop nombreuses.

C'est ainsi que devant ce peuple lui-même qui avait encore à la main les armes qui venaient de conquérir le principe républicain (Très bien !), oui, nous acceptâmes, nous signâmes et nous décrétâmes ainsi le droit au travail.

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(Séance du jeudi 7 septembre 1848).

LA LIBERTÉ DE LA PRESSE

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© Bibliothèque de l'Assemblée nationale. Photo Irène Andréani

Victor Hugo

(1802-1885)

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Victor Hugo prend part à la discussion d'un projet de décret sur l'état de siège ayant pour objet de transmettre au pouvoir judiciaire le droit de suspendre les journaux, qui était du ressort du pouvoir exécutif.

Sans entrer dans la discussion de ce projet de décret qui tente, inefficacement selon lui, de limiter les dérives autoritaires du pouvoir, il s'élève violemment contre la suspension des journaux.

Le citoyen Victor Hugo. Eh bien, messieurs, permettez-moi de le dire, il est bon de poser les principes ; car les principes posés dessinent les situations. Les véritables amis de l'ordre ont toujours été les plus sérieux amis de la liberté. (Très bien !). Combattre l'anarchie sous toutes ses formes (Très bien !). Les bons citoyens résistent également à ceux qui voudraient imposer leur volonté par les coups de fusils, et à ceux qui voudraient imposer leur volonté par les coups d'État. (Mouvement). Eh bien, ce mot coups d'État, je les prononce à dessein, c'est le véritable mot de la situation.

Suspendre les journaux, les suspendre par l'autorité directe, arbitraire, violente, du pouvoir exécutif, cela s'appelait coups d'État sous la monarchie, cela ne peut pas avoir changé de nom sous la République. (Sensation).

Ceux qui défendent, ceux qui soutiennent cette opinion, sont donc les amis de l'ordre en même temps que les amis de la liberté. La suspension des journaux crée un état de choses inqualifiable auquel il importe de mettre un terme, et quant à moi, je préfère à cette situation tout, même le décret qu'on vous propose. (Nouveau mouvement).

Je ne rentrerai pas dans la discussion de ce décret ; on vous en a savamment montré tous les vices. Je déplore profondément, je l'avoue, que le pouvoir exécutif ne se soit pas cru suffisamment armé par les lois sévères que nous lui avions données. Cette législation, il la croyait efficace lorsqu'il nous l'a demandée ; vous la croyiez efficace quand vous la lui avez accordée. Je regrette qu'il ait jugé à propos de la mettre pour ainsi dire au rebut avant de l'avoir mise à l'essai. (À gauche. Très bien !).

Je regrette que, dans cette circonstance, l'honorable général Cavaignac ne vienne pas à cette tribune, avec la loyauté que je m'empresse de lui reconnaître, se dessaisir du surcroît de pouvoir que le décret tendrait à lui attribuer. Je ne pense pas, quant à moi, que le droit de suspension des journaux, même retiré au pouvoir exécutif et donné aux tribunaux, je ne crois pas, dis-je, que ce soit une bonne chose.

Le droit de suspension des journaux ! Mais, messieurs réfléchissez-y, ce droit participe de la censure par l'intimidation, et de la confiscation par l'atteinte à la propriété. (C'est vrai !). La censure et la confiscation sont deux abus monstrueux que votre droit public a rejetés ! et je ne doute pas que le droit de suspension des journaux qui, je le répète, se compose de ces deux éléments abolis et détestables, confiscation et censure, ne soit jugé et prochainement condamné par la conscience publique. Nous l'admettons (ceux du moins qui l'admettent) temporairement, provisoirement. Provisoirement ! messieurs, je me défie du provisoire ! (Mouvement). Nous avons le droit de le dire depuis Février, beaucoup de mal durable est souvent fait par les choses provisoires. (Nouveau mouvement). Quant à moi, je verrais avec douleur ce droit fatal entrer dans nos lois ; je m'inclinerais devant la nécessité, mais j'espère que s'il y entrait aujourd'hui, ce serait pour en sortir demain ; j'espère que les circonstances mauvaises qui l'ont apporté l'emporteront. (Sensation).

Je ne puis m'empêcher de vous rappeler à cette occasion un grand souvenir. (Écoutez ! écoutez !). Lorsque le droit de suspension des journaux voulut s'introduire dans notre législation sous la restauration, M. de Chateaubriand le stigmatisa au passage par des paroles mémorables. E bien, les écrivains d'aujourd'hui ne manqueront pas, à l'exemple que leur a donné le grand écrivain d'alors. (Sensation). Si nous ne pouvons empêcher de reparaître ce droit odieux de suspension, nous le laisserons entrer, mais en le flétrissant. (A gauche. Très bien !).

Permettez-moi, messieurs, en terminant ce peu de paroles, de vous dire, de déposer dans vos consciences une pensée qui, je le déclare, devrait, selon moi, dominer cette discussion : c'est que le principe de la liberté de la presse n'est pas moins essentiel, n'est pas moins sacré que le principe du suffrage universel. Ce sont les deux côtés du même fait. (Oui ! Oui !). Ces deux principes s'appellent et se complètent réciproquement. La liberté de la presse à côté du suffrage universel, c'est la pensée de tous éclairant le gouvernement de tous. Attenter à l'une c'est attenter à l'autre. (Vive approbation à gauche).

Eh bien, toutes les fois que ce grand principe sera menacé, il ne manquera pas, sur tous ces bancs, d'orateurs de tous les partis pour se lever et pour protester comme je le fais aujourd'hui. La liberté de la presse, c'est la raison de tous cherchant à guider le pouvoir dans les voies de la justice et de la vérité. (Sensations diverses). Favorisez, messieurs, favorisez cette grande liberté, ne lui faites pas obstacle ; songez que le jour où, après trente années de développement intellectuel et d'initiative par la pensée, on verrait ce principe sacré, ce principe lumineux, la liberté de la presse, s'amoindrir au milieu de nous, ce serait en France, ce serait en Europe, ce serait dans la civilisation tout entière l'effet d'un flambeau qui s'éteint ! (Sensation). Messieurs, vous avez le plus beau de tous les titres pour être les amis de la liberté de la presse, c'est que vous êtes les élus du suffrage universel ! (Très bien ! très bien !).

Je voterai, tout en rendant justice aux excellentes intentions du comité de législation, je voterai pour tous les amendements, pour toutes les dispositions qui tendraient à modérer le décret.

(Séance du lundi 11 septembre 1848)

Voir aussi :

Victor Hugo, le politique

Discours à l'Assemblée nationale (1848-1871)

LA DURÉE DU TRAVAIL

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Bibliothèque de l'Assemblée nationale

Agricol Perdiguier

(1805-1875)

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Le 2 mars 1848, un décret du gouvernement provisoire limite la journée de travail à 10 heures à Paris et à 11 heures en province.

Au nom de la libre concurrence, cette mesure est mise en cause par l'Assemblée constituante élue le 23 avril.

Agricol Perdiguier refuse que cette conquête soit abandonnée.

Le citoyen Perdiguier. Citoyens représentants....... le décret du 2 mars était une conquête des ouvriers ; ils croyaient que le travail serait dorénavant pour eux moins meurtrier et le salaire assez élevé pour qu'il leur fût possible de vivre en travaillant. Cependant ce décret, qui leur donnait espoir, va être abrogé.

Si nous voulons en croire MM. Buffet, Charles Dupin, Léon Faucher, le décret en question attentait à la liberté des ouvriers, et ne pouvait que nuire à tous leurs intérêts. Qu'il me soit permis, à moi, simple artisan, d'être d'un sentiment contraire au leur.

Plus l'ouvrier travaille, moins il gagne ; moins il gagne, moins il consomme ; moins il consomme, plus il souffre, et plus il souffre, plus nous approchons des révolutions.

Il ne faut pas dire que la République est la cause du mal ; il est plus vrai de dire que la République est venue parce que le mal était intolérable pour le grand nombre.

Depuis très longtemps le salaire baissait, le gain des ouvriers et des maîtres était toujours moindre, et pendant qu'ils vendaient, maîtres et ouvriers, toujours moins cher leur peine et leur sueur, on leur vendait toujours plus cher à eux la viande, le bois et toutes les matières dont ils avaient besoin : on leur faisait payer toujours plus cher les loyers et l'intérêt du capital.

Le prix du travail, de la main d'oeuvre, n'étant plus en rapport avec le prix de tout ce qui est nécessaire à la vie du travailleur, il y a eu déplacement de la richesse publique ; les uns se sont ruinés en travaillant, les autres sont devenus les maîtres de tout en ne travaillant pas.

Les hommes se sont livrés à l'égoïsme, à la cupidité ; ils ont manqué de justice, et une révolution est devenue nécessaire.

Croyez-le, quand une révolution éclate, et surtout une révolution provoquée par la misère des masses, révolution toute sociale, elle éclate parce que nous avons péché, et c'est Dieu qui nous l'envoie. Au lieu donc de nous raidir et de fermer les yeux à la lumière, soyons justes, et alors cette révolution, au lieu de nous apporter la mort, nous apportera la vie.

Gardons-nous de suivre les errements du passé : Louis-Philippe est tombé, mais il est tombé avec son système, système usé ; et vouloir maintenant remettre à neuf ce système égoïste, c'est tenter l'impossible.

L'économie politique, qui a, pendant dix-sept ans, fait la cour à Louis Philippe, qui lui disait : « La richesse publique augmente ; le bien-être des populations augmente, tout va de mieux en mieux ; allez, marchez en avant et ne craignez rien, l'avenir est à nous » ; cette économie politique, aveugle, imprévoyante, n'a pas le droit, après avoir causé la chute d'un règne, de s'imposer avec orgueil à un règne nouveau. Le mal qu'elle a fait, elle est impropre à le réparer ; elle ne peut que l'aggraver encore.

On ne veut pas que dix heures de travail, qui met la journée à douze heures en y comprenant le temps de manger, soit assez longue pour le travailleur ; on ne veut pas que le salaire de l'ouvrier soit relevé, on pense que cela nuirait à notre commerce et nous mettrait dans l'impossibilité de soutenir la concurrence avec les étrangers. Ainsi, maintenons, excitons la concurrence !

Les fabricants anglais disent à leurs ouvriers : les Français livrent la marchandise à plus bas prix que nous, ils vendent et nous ne vendons pas ; il faut donc vous résoudre à voir baisser votre salaire, faute de quoi, plus de travail, et partant, plus de pain ; et l'ouvrier cède.

Les fabricants français disent à leurs ouvriers : Les ouvriers anglais viennent de consentir à une baisse de salaire ; il faut vous résoudre à travailler à meilleur marché qu'eux si vous voulez que nous puissions vendre. Consentez, ou sinon plus d'ouvrage ; et l'ouvrier consent.

Les mêmes arguments sont tour à tour employés en Angleterre et en France. On met en concurrence les ouvriers de ces deux nations sur tout, et on les ruine, et on les tue les uns par les autres.

Ce système, qui détruit l'intelligence, la moralité, la vie même chez le plus grand nombre des hommes, est trop antichrétien, trop antisocial, pour qu'il puisse longtemps se maintenir. Voyez l'état de l'Europe en ce moment : partout l'ouvrier se manifeste, partout l'ouvrier réclame ; l'ancien ordre social semble être mis en question, tout cela doit avoir sa cause quelque part.

Les ouvriers souffrent, les ouvriers pâtissent, les ouvriers meurent de faim, et vous croyez qu'il n'y a rien à faire ; que les gouvernements doivent rester indifférents devant de telles calamités ! Vous pensez que cela ne les regarde pas !

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Ceux qui veulent conserver, exciter la concurrence criminelle de nos jours, sont-ils vraiment sincères ? Ceux qui veulent mettre en concurrence les travailleurs avec les travailleurs, ceux qui veulent mettre les journées au rabais et les adjudications au rabais, sont-ils vraiment conséquents avec leurs principes ? S'il en est ainsi, introduisons la concurrence partout. Mettons à l'adjudication les places de procureurs, d'avocats généraux, de présidents de cour criminelles, celles de professeurs et de tous les employés de l'État ; choisissons, en toute chose, ceux qui voudront travailler au plus bas prix, et exigeons d'eux le bon marché et des travaux de quelque valeur. Faisons en sorte que le Gouvernement soit à bon marché, que les denrées soient à bon marché, et alors les ouvriers pourront travailler à bon marché et soutenir la concurrence sans être réduits à pâtir ou à mourir de faim.

Pensez-vous que, si l'ouvrier gagnait un peu plus, la France serait ruinée ? Ne le croyez pas.

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La France est riche, plus riche que jamais : le peuple souffre, il souffre plus que jamais, et son avenir est effrayant. Pourquoi cela, messieurs ? En serait-il ainsi si nous étions justes, si nous étions humains et fraternels ? Non, il n'en serait pas ainsi.

On a beau dire qu'il faut de l'ordre, qu'il faut du calme, que le commerce ne reprendra que quand la confiance sera revenue.

On oublie que notre société est malade, qu'elle souffre d'un mal réel, et que c'est au milieu de l'ordre, du calme et de la paix, qu'elle a contracté ce mal.

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Plus de salaires, plus de consommation de la part du plus grand nombre, et partant, plus d'échanges, plus de commerce.

Si l'ouvrier reçoit un salaire équitable, s'il touche un argent qu'il a gagné à la sueur de son front, cet argent, il ne le cache pas dans la terre, il le dépense ; il se nourrit alors un peu mieux, il se vêt, il se meuble, il se procure des livres, il envoie ses enfants à l'école, il leur donne les soins qu'ils méritent. L'argent gagné et dépensé par les ouvriers fait travailler les aubergistes, les tailleurs, les cordonniers, les chapeliers, les fabricants de meubles, les marchands de toiles et d'étoffes, les instituteurs, les imprimeurs, les libraires, les boutiquiers de toutes sortes. Ceux-ci se font encore travailler les uns les autres, font travailler d'autres travailleurs. Toutes les industries, toutes les sciences, tous les arts en profitent, et je n'excepte ni les théâtres ni les autres lieux de divertissement. Comme chacun mange et boit, le cultivateur vend ses denrées pour se procurer ensuite les produits des villes, qui consomment les siens. Chacun paye alors son loyer ou son fermage, l'État perçoit les impôts directs et indirects, riches et pauvres s'en trouvent bien, et la vie circule dans la société. Mais, si l'ouvrier ne touche pas le salaire auquel il a droit, s'il se ruine en travaillant, s'il ne peut consommer et vivre, sa souffrance fait naître d'autres souffrances, la haine naît dans la société, et les révolutions éclatent. C'est Dieu qui le veut ainsi pour punir les hommes de leur égoïsme, de leur iniquité, et les rappeler au devoir, qu'ils avaient oublié.

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Ce décret du 2 mars, que la masse des ouvriers recevaient comme un bienfait, comme chose sainte, n'est pas du goût de MM. les économistes.

M. Charles Dupin nous a dit dans la séance du 31 août, à propos de la réduction des heures du travail :

« Ce décret consacrait une heure de travail de moins, comme un cadeau, comme un présent, comme un bienfait pour les départements, et deux heures de moins à Paris pour joyeux avènement et pour récompense de la victoire ! C'était pour ainsi dire la couronne dorée qu'on posait sur le front, je ne dirai pas des vrais travailleurs, mais des mauvais ouvriers qui ne chérissent le travail qu'à l'état de minimum ».

M. Buffet nous disait le 30 août, à propos du marchandage :

« Je dis que l'ambition pour l'ouvrier d'arriver, par des moyens honnêtes, à devenir entrepreneur, est une ambition parfaitement légitime. Aussi quels sont ceux des ouvriers qui avaient particulièrement pris en haine les marchandeurs ? Ce sont ceux chez qui cette noble émulation n'existe pas, et qui avaient plus d'aversion pour celui d'entre eux qu'ils voyaient sur le point de s'élever et devenir entrepreneur à son tour que pour l'entrepreneur qui l'était depuis longtemps. C'est cette haine spéciale que les ouvriers les moins dignes, les moins laborieux, avaient contre les marchandeurs et leurs camarades, plus capables et plus intelligents, qui a fait demander la suppression du marchandage ».

Citoyens représentants, je suis ouvrier, moi, un ouvrier véritable, et si M. Charles Dupin et M. Buffet pouvaient en douter, je suis prêt à leur donner des preuves de ma capacité dans ma partie. Cependant je suis pour la diminution de la longueur de la journée ; je suis pour la suppression du marchandage. Eh quoi ! par le seul fait de cette opinion, de cette croyance, que je partage avec presque tous les ouvriers, je suis donc un mauvais ouvrier, un paresseux, suivant M. Charles Dupin ? Je suis donc un envieux, un ouvrier des moins dignes, des moins laborieux, des moins capables, suivant M. Buffet ?

Je proteste contre ces manières de discuter ; je proteste contre ces insultes, ces calomnies, et je proteste en mon nom et au nom de tous mes camarades si indignement traités.

Je m'arrête, et je n'ai plus que deux mots à dire.

Je vois que le décret du 2 mars ne méritait pas toutes les insultes qu'on lui a dite ; que M. Charles Dupin, que M. Wolowski, que le Gouvernement, s'y rattachent jusqu'à un certain point. Le principe qu'ils semblaient repousser, ils l'admettent : il ne s'agit dorénavant que du plus ou du moins.

Parmi les ennemis ardents du décret du 2 mars, un seul est resté inflexible : un seul est parfaitement logique : c'est M. Léon Faucher. Cependant je sais bon gré à ceux qui abandonnent une logique si dure, se laissent attendrir par le sort des travailleurs, et s'approchent de la justice le plus qu'ils le peuvent : je les en remercie.

Mais ils veulent régler la journée à douze heures de travail, et à quatorze en y comprenant deux heures pour deux repas. Une journée de quatorze heures est trop longue, surtout dans un temps où tant d'ouvriers sont sans ouvrage. Ainsi je vote pour le maintien du décret du 2 mars.

(Séance du samedi 9 septembre 1848)