Accueil > Histoire et patrimoine > André Malraux > Discours du 19 mars 1966 : Inauguration de la Maison de la culture d'Amiens

Discours prononcé à l'occasion de l'inauguration
de la Maison de la culture d'Amiens le 19 mars 1966

Excellence, Messieurs les maires, Mesdames, Messieurs,

Voici dix ans que l'Amérique, l'Union soviétique, la Chine et nous-mêmes essayons de savoir ce qui pourra être autre chose que la politique dans l'ordre de l'esprit.

Ici, pour la première fois, ce que nous avions tenté ensemble est exécuté et nous pouvons dire que ce qui se passera ce soir se passe dans le domaine de l'Histoire.

Il était entendu, il y a cent trente ans, que la plus grande actrice française ne pouvait pas jouer dans cette ville parce qu'il n'y avait personne pour l'écouter. Vous êtes tous ici, et combien d'Amiénois seront là après vous. Vous êtes plus nombreux comme abonnés de cette Maison qu'il n'y a d'abonnés à la Comédie-Française. À Bourges, qui a deux ans d'existence réelle, il y a sept mille abonnés et Bourges a soixante mille habitants. Rien de semblable n'a jamais existé au monde, sous aucun régime, jamais 10 % d'une nation ne s'est trouvé rassemblé dans l'ordre de l'esprit.

De quoi s'agit-il essentiellement ? D'abord d'un changement absolument total de civilisation. Nous savons tous que nous sommes en face d'une civilisation nouvelle. Encore s'agit-il un peu de savoir à quel degré. C'est Robert Oppenheimer qui, après Einstein, disait : « Si l'on rassemblait tous les chercheurs scientifiques qu'a connus l'humanité depuis qu'elle existe, ils seraient moins nombreux que ceux qui sont vivants. »

Si les grands Pharaons avaient dû parler à Napoléon, ils auraient parlé de la même chose. Bien sûr, l'armée française était plus étendue que l'armée de Ramsès. Mais c'étaient les mêmes ministres, les mêmes finances, la même guerre. Alors que si Napoléon devait parler sérieusement avec le président des États-Unis, ils ne sauraient plus de quoi ils parlent en commun.

La structure de l'État, la structure de la civilisation a changé d'une façon fondamentale au cours de notre vie, et nous sommes les premiers qui aient vu changer le monde au cours d'une génération. Car même la chute de l'Empire romain avait demandé quatre générations, et même saint Augustin voyait le destin de Rome dans une sorte de brume.

Non seulement la civilisation nouvelle a détruit les anciennes conditions du travail, mais elle a détruit la structure des anciennes civilisations qui étaient des civilisations de l'âme.

Elle a remplacé l'âme par l'esprit, et la religion non pas par la métaphysique, mais par la pensée scientifique, la signification de la vie par les lois du monde. Je ne juge pas, et ce serait parfaitement inutile.

Je reprends ici ce que j'ai dit à l'Université sanscrite de Bénarès. Vous représentez cinq mille ans de culture humaine, mais, en une seule génération, tout a changé. Les lois du monde sont devenues le problème fondamental même pour les esprits religieux.

Ne nous y trompons pas : la nouvelle civilisation,c'est bien entendu la machine et ce n'est pas, comme on nous le dit en permanence, le matérialisme. L'Amérique ne se croit pas du tout matérialiste, la Russie ne se croit pas matérialiste et elle a raison. La Chine ne se croit pas matérialiste, et elle est prête à mourir pour les valeurs qui sont les siennes. Le problème matérialiste est absolument subordonné.

L'essentiel est ailleurs, il est dans la présence de la machine qui a changé le rapport de l'homme et du monde.

D'une part, la machine a créé le temps vide qui n'existait pas et que nous commençons à appeler le loisir. Ici, Mesdames et Messieurs, je voudrais vous dire tout de suite : « Ne nous laissons pas égarer à l'infini par ce terme absurde. »

On a commencé par faire un ministère des Sports et Loisirs, et les loisirs peuvent être, en effet, semblables aux sports. Le problème qui se pose n'est en rien l'utilisation d'un temps vide - j'y reviens parce qu'il n'existait pas autrefois -, les grandes civilisations agraires et plus ou moins religieuses n'avaient pas de temps vide : elles avaient des fêtes religieuses.

Le temps vide, c'est le monde moderne. Mais ce qu'on a appelé le loisir, c'est-à-dire un temps qui doit être rempli par ce qui amuse, est exactement ce qu'il faut pour ne rien comprendre aux problèmes qui se posent à nous. Bien entendu, il convient que les gens s'amusent, et bien entendu que l'on joue ici même ce qui peut amuser tout le monde, nous en serons tous ravis.

Mais le problème que notre civilisation nous pose n'est pas du tout celui de l'amusement, c'est que jusqu'alors, la signification de la vie était donnée par les grandes religions, et plus tard, par l'espoir que la science remplacerait les grandes religions, alors qu'aujourd'hui il n'y a plus de signification de l'homme et il n'y a plus de signification du monde, et si le mot culture a un sens, il est ce qui répond au visage qu'a dans la glace un être humain quand il y regarde ce qui sera son visage de mort. La culture, c'est ce qui répond à l'homme quand il se demande ce qu'il fait sur la terre. Et pour le reste, mieux vaut n'en parler qu'à d'autres moments : il y a aussi les entractes.

La machine, d'autre part, multiplie le rêve. Ici, j'insisterai beaucoup parce que, au nom du matérialisme, on nous a beaucoup dit que la machine était, en somme, le contraire du monde ancien, disons pour simplifier, de l'imaginaire.

Or, jamais le monde n'a connu des usines de rêve comme les nôtres, jamais le monde n'a connu une pareille puissance d'imaginaire, jamais le monde n'a vu ce déluge d'imbécillité, d'une part et, d'autre part, ces choses parfois très hautes qui ont créé cette unité mystérieuse dans laquelle une actrice suédoise jouait Anna Karénine, l'oeuvre d'un génie russe, conduite par un metteur en scène américain, pour faire pleurer des enfants aux Indes et en Chine.

La puissance de rêve de notre civilisation est absolument sans précédent et voici où se pose le problème que j'ai posé tout à l'heure.

Ces usines si puissantes apportent les moyens du rêve les pires qui existent, parce que les usines de rêve ne sont pas là pour grandir les hommes, elles sont là très simplement pour gagner de l'argent. Or, le rêve le plus efficace pour les billets de théâtre et de cinéma, c'est naturellement celui qui fait appel aux éléments les plus profonds, les plus organiques et, L'imaginaire séculaire, c'est probablement l'antidestin, c'est-à-dire la plus grande création des hommes et le destin de notre civilisation, c'est la lutte des deux imaginaires : d'une part, celui des machines à rêver, avec leur incalculable puissance et le fait qu'elles ont émancipé le rêve et, d'autre part, ce qui peut exister en face, et qui n'est pas autre chose que ce que j'ai appelé, naguère, l'héritage de la noblesse du monde.

Dans ce domaine, il semble que les dieux soient morts mais, lorsque je parlais du sexe et du sang, certainement les diables ne le sont pas et le vrai problème c'est de savoir si une civilisation qui a su ressusciter les démons saura aussi en son temps ressusciter les dieux.

La lutte des formes ressuscitées contre les instincts primordiaux, c'est-à-dire ce que nous avons à faire ensemble, c'est d'abord ce qui est présent, c'est-à-dire, pour des raisons bonnes ou mauvaises peu importe, ce qui dans l'héritage des siècles compte pour vous. C'est ensuite ce que l'on peut aimer et c'est là que je ferai une réserve sur ce qui a été dit tout à l'heure, à propos de l'Université. Gaëtan Picon avait précisé cette question. L'Université est ici pour enseigner. Nous sommes ici pour enseigner à aimer. Il n'est pas vrai que qui que ce soit au monde ait jamais compris la musique parce qu'on lui a expliqué La Neuvième Symphonie. Que qui que ce soit au monde ait jamais aimé la poésie parce qu'on lui a expliqué Victor Hugo. Aimer la poésie, c'est qu'un garçon, fût-il quasi illettré, mais qui aime une femme, entende un jour : « lorsque nous dormirons tous deux dans l'altitude que donne aux morts pensifs la forme du tombeau » et qu'alors il sache ce que c'est qu'un poète. Chaque fois qu'on remplacera cette révélation par une explication, on fera quelque chose de parfaitement utile, mais on créera un malentendu essentiel. Ici, les nôtres doivent enseigner aux enfants de cette ville ce qu'est la grandeur humaine et ce qu'ils peuvent aimer. Aussi l'Université leur expliquera ce qu'est l'Histoire. Mais il faut d'abord qu'existe l'amour, car après tout, dans toutes les formes d'amour il ne naît pas des explications.

Bien entendu, je ne pense pas que nous ne sommes ici que pour le passé. Nous sommes ici d'abord pour le passé. Nous sommes ici, d'abord pour que la réalité incroyable que fut ce privilège si longtemps acquis pour si peu de gens, cesse. Mais il n'est pas du tout nécessaire de limiter au passé notre action.

Simplement, il est indispensable de bien savoir que ce que nous voulons faire dans le présent est d'une autre nature. Où les deux choses se rejoindront-elles ? J'y reviendrai tout à l'heure : en vous. Une Maison de la culture se définit par l'audience qui la constitue. Hors de cela on crée des paternalismes parfaitement inutiles. Donc, disons pour les contemporains, que s'agit-il de faire ? Le maximum de liberté. Ce pays qui s'appelle la France n'a jamais été tellement grand que quand il s'occupait de lui-même. Un pays comme l'Angleterre n'a jamais été plus grand que lorsqu'il était sous la bataille de Londres. Mais la France n'a jamais été plus grande que lorsqu'elle était la France pour les autres. J'ai dit ailleurs : il n'y a pas une route d'Orient sur laquelle on ne trouve des tombes de chevaliers français, il n'y a pas une route d'Europe sur laquelle on ne trouve des tombes des soldats de l'an II. Mais cette France-là n'était pas pour elle-même. Elle était pour tous les hommes. Et ce que nous devons tenter actuellement, c'est d'être ce que nous pouvons être, non pas pour nous-mêmes, mais pour tous les hommes.

Si cet étrange appel au mot si confus de culture résonne tellement d'un bout à l'autre du monde, c'est qu'en définitive ce n'est pas l'appel aux morts mais aux ressuscités, et que vous pouvez prendre les contemporains quand vous les mettez en face des grands morts : ils seront toujours ensemble et se reconnaîtront, parce que nous ne travaillons pas pour le passé, mais nous travaillons pour l'avenir.

Je voudrais ajouter un mot à propos de la jeunesse.

Dieu sait si je pense que les Maisons de la Culture doivent aider la jeunesse. Mais, en même temps, je voudrais qu'il fût bien entendu que les Maisons de jeunes sont là pour la jeunesse, et que les Maisons de la culture sont là pour tout le monde.

Il y a quelque chose qui devient assez pénible en France. C'est qu'il semble qu'à partir de trente ou trente-cinq ans, le domaine de l'esprit n'appartienne absolument plus à personne. Or, le domaine religieux, jadis, c'était à partir du moment où la mort devenait présente qu'il s'établissait. Ces maîtresses éclatantes de Louis XIV, nous les voyons toutes finir au couvent mais pas par mensonge. Alors, le domaine de l'esprit, disons simplement une fois pour toutes que, pour nous, tant mieux si la jeunesse est là, et nous faisons appel à la jeunesse pour qu'elle soit là car elle peut servir l'esprit, mieux que tous les autres. Mais, en définitive, il s'agit tout de même de savoir si c'est la jeunesse qui sert l'esprit ou si c'est l'esprit qui sert la jeunesse.

Tout cela, nous l'avons beaucoup vu. Nous sommes en train de tenter de le faire. Vous savez comme moi, par un exemple illustre, que jadis la France avait établi ce qu'il fallait faire avec les corps cuirassés, et puis les corps cuirassés ont été faits et ils n'ont pas été faits en France, alors que les Maisons de la culture - puisqu'en ce moment c'est nous qui commençons pour le monde - mieux vaudrait continuer.

Nous ne prétendons pas, comme l'Union soviétique, donner leur chance à tous, et nous le regrettons, mais nous prétendons formellement donner sa chance à chacun. N'oublions pas que, pour faire ce qui se passe ici dans la France entière, il faut trente milliards d'anciens francs et que le budget de l'Éducation nationale est de mille sept cents milliards. Par conséquent, changer la France et en faire ce que nous voulons faire est absolument possible.

Pour obtenir quoi ? Pour obtenir que le grand domaine mystérieux de la métamorphose soit donné à tous ; je veux dire : lorsque nous prenons les pays les plus atroces, l'horreur assyrienne, et que nous sommes en face de leur art, nous nous apercevons que lorsque les hommes sont morts, il ne reste rien de ce qui a été hideux en eux et qu'il ne reste que ce qu'ils ont eu de grand quand la transmission est faite par l'art.

Je parlais de l'horreur assyrienne. Dans la mémoire des hommes, elle est la plus émouvante figure de fauve, elle est la Lionne blessée. Et si, demain, il ne devait rester que des témoignages d'art sur les fours crématoires, il ne resterait rien des bourreaux, mais il resterait les martyrs.

Là est la grandeur suprême de l'art. Tout ce que nous défendons, ce n'est pas d'avoir des tableaux ou des chansons agréables ou pas agréables, c'est la métamorphose la plus profonde de l'être humain qui finit toujours par faire des martyrs avec des bourreaux.

Maintenant, Mesdames et Messieurs, c'est à cela que je fais appel ; il n'y a pas, il n'y aura pas de Maisons de la culture sur la base de l'État ni d'ailleurs de la municipalité ; la Maison de la culture, c'est vous. Il s'agit de savoir si vous voulez le faire ou si vous ne le voulez pas. Et, si vous le voulez, je vous dis que vous tentez une des plus belles choses qu'on ait tentées en France, parce que alors, avant dix ans, ce mot hideux de province aura cessé d'exister en France.