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L'Abbé Grégoire
Musée des Beaux-Arts et d'archéologie de Besançon, inv. 896.1.64 La citoyenneté des JuifsAssemblée constituante, séance du 23 décembre 1789L'abbé Henri Grégoire : La dispersion des juifs, errants, malheureux, proscrits dans tout l'univers depuis dix-huit siècles, est un événement unique dans l'histoire. J'ai toujours cru qu'ils étaient hommes ; vérité triviale, mais qui n'est pas encore démontrée pour ceux qui les traitent en bêtes de somme, et qui n'en parlent que sur le ton du mépris ou de la haine. J'ai toujours pensé qu'on pourrait recréer ce peuple, l'amener à la vertu, et partant au bonheur. Messieurs, vous avez consacré les droits de l'homme et du citoyen, permettez qu'un curé catholique élève la voix en faveur de 50 000 juifs épars dans le royaume, qui, étant hommes, réclament les droits de citoyens. Depuis quinze ans j'étudie les fastes et les usages de ce peuple singulier, et j'ai quelque droit de dire qu'une foule de personnes prononcent contre lui avec une légèreté coupable. Des préventions défavorables infirmeraient d'avance tous mes raisonnements, si je ne parlais à des hommes qui, supérieurs aux préjugés, n'interrogeront que la justice. C'est avec confiance, Messieurs, que plaidant la cause des malheureux juifs devant cette auguste Assemblée, j'adresse à vos esprits le langage de la raison, à vos coeurs celui de l'humanité [...]. Depuis dix-sept siècles les juifs se débattent, se soutiennent à travers les persécutions et le carnage. Toutes les nations se sont vainement réunies pour anéantir un peuple qui existe chez toutes les nations. Les Assyriens, les Perses, les Mèdes, les Grecs et les Romains ont disparu, et les juifs, dont ils ont brisé le sceptre, survivent avec leurs lois aux débris de leur royaume et à la destruction de leurs vainqueurs. Tel serait un arbre qui n'aurait plus de tige, et dont les rameaux épars continueraient de végéter avec force. La durée de leurs maux s'est prolongée jusqu'à nos jours. Pour eux la vie est encore un fardeau ; pour eux le jour s'écoule sans autre consolation, a dit un d'entre eux, que d'avoir fait un pas de plus vers le tombeau. [...] En peu de mots, on peut résumer les objections formées contre les juifs. Ils sont, nous dit-on, corrompus et dégradés ; et de là on conclut, à la honte de la raison, qu'il ne faut pas chercher à les régénérer ; on objecte que la chose est impossible. Et quand on répond victorieusement que la possibilité est établie par le fait des juifs de Hambourg, Amsterdam, La Haye, Berlin, Bordeaux, etc., et qu'une expérience infaillible anéantit toute réclamation et lève tous les doutes, la haine et la prévention sont telles, qu'on répond en répétant des objections anéanties. Il semble que sur cet article la pauvre raison soit en possession de délirer. On voit trop souvent des hommes de fer, qui profanent le terme de bonté ; ils ont la générosité de chérir les humains à deux mille ans ou 2 000 lieues de distance ; leurs coeurs s'épanouissent en faveur des ilotes et des nègres, tandis que le malheureux qu'ils rencontrent obtient à peine d'eux un regard de compassion ; et voilà à notre porte les rejetons de ce peuple antique, des frères désolés, à la vue desquels on ne peut se défendre d'un déchirement de coeur ; sur qui, depuis la destruction de leur métropole, le bonheur n'a pas lui ; ils n'ont trouvé autour d'eux que des outrages et des tourments, dans leurs âmes que des douleurs, dans leurs yeux que des larmes ; s'ils ne sont point assez vertueux pour mériter des bienfaits, ils sont assez malheureux pour en recevoir : tant qu'ils seront esclaves de nos préjugés et victimes de notre haine, ne vantons pas notre sensibilité. Dans leur avilissement actuel, ils sont plus à plaindre que coupables ; et telle est leur déplorable intention, que pour n'en être pas profondément affecté, il faut avoir oublié qu'ils sont hommes, ou avoir soi-même cessé de l'être. Depuis dix-huit siècles, les nations foulent aux pieds les débris d'Israël ; la vengeance divine déploie sur eux ses rigueurs ; mais nous a-t-elle chargés d'être ses ministres ? La fureur de nos pères a choisi ses victimes dans ce troupeau désolé ; quel traitement réservez-vous aux agneaux timides échappés du carnage et réfugiés dans vos bras ? Est-ce assez de leur laisser la vie en les privant de ce qui peut la rendre supportable ? Votre haine fera-t-elle partie de l'héritage de vos enfants ? Ne jugez plus cette Nation que sur l'avenir ; mais si vous envisagez de nouveau les crimes passés des juifs, que ce soit pour déplorer l'ouvrage de nos aïeux. Acquittons leurs dettes et la nôtre, en rendant à la société un peuple malheureux et nuisible, que d'un seul mot vous pouvez rendre plus heureux et utile. Arbitres de leur sort, vous bornerez-vous, Messieurs, à une stérile compassion ? N'auront-ils conçu des espérances que pour voir doubler leurs chaînes et river leurs fers, et par qui ?... Par les représentants généreux d'un peuple dont ils ont cimenté la liberté, en abolissant l'esclavage féodal. Certes, Messieurs, le titre de citoyen français est trop précieux, pour ne pas le désirer ardemment ; des nations voisines ont recueilli avec bonté les débris de ce peuple ; nous avons reçu d'elles l'exemple ; il est digne de nous de le donner au reste des nations. Vous avez proclamé le Roi restaurateur de la liberté ; il serait humilié de régner sur des hommes qui n'en jouiraient pas : 50 000 Français se sont levés esclaves, il dépend de vous qu'ils se couchent libres. Un siècle nouveau va s'ouvrir, que les palmes de l'humanité en ornent le frontispice, et que la postérité, bénissant vos travaux, applaudisse d'avance à la réunion de tous les coeurs. Les juifs sont membres de cette famille universelle qui doit établir la fraternité entre les peuples ; et sur eux comme sur vous la révolution étend son voile majestueux. Enfants du même père, dérobez tout prétexte à la haine de vos frères, qui seront un jour réunis dans le même bercail ; ouvrez-leur des asiles où ils puissent tranquillement reposer leurs têtes et sécher leurs larmes ; et qu'enfin le juif, accordant au chrétien un retour de tendresse, embrasse en moi son concitoyen et son ami [...]. |