Audition par la commission spéciale
chargée d'examiner des propositions de loi
relatives aux libertés et aux droits fondamentaux

12 mai 1976

M. le Président Edgar Faure. - La séance est ouverte.

Mes chers collègues, nous poursuivons aujourd'hui l'audition des différentes personnalités qui ont bien voulu répondre à notre invitation.

C'est pour moi un grand plaisir et un grand honneur que d'accueillir M. André Malraux à qui je donne immédiatement la parole.

M. André Malraux - Monsieur le président, mes prédécesseurs ont beaucoup fait la philosophie de la liberté. Pour ma part, je préfère en venir immédiatement à la réalité idéologique de base en matière de liberté, qui est la contrainte.

Qu'est-ce, en effet, que la liberté de ne rien faire si personne n'est là pour vous en empêcher ? Au cours de l'histoire, les sources de contraintes se sont succédé : pour le XVllle siècle, c'étaient les privilèges et la religion ; pour la Convention, c'étaient les rois ; pour Marx et Lénine, c'était le capital.

En fait, toute grande idéologie politique est la dénonciation d'une contrainte fondamentale et l'organisation de la lutte contre elle. Déterminer les contraintes est donc le seul moyen de déterminer les libertés et leur ordre d'urgence dans des conditions déterminées : une nation, la France, démocratie occidentale, fait face, au cours du dernier quart du XXe siècle, à une crise de civilisation que chacun constate et que nul ne définit. Toutefois, dans cette crise, nous distinguons des caractères, dont le premier est le drame de la jeunesse que nous étudierons en dernier en raison de ses immenses conséquences.

Second caractère : nous sommes en face de la fin des empires agraires. De l'Égypte pharaonique jusqu'à Napoléon, il n'y avait pas de différence fondamentale dans la structure des États. Essentiellement agricoles, les pays étaient dotés d'un chef, d'une armée, de finances, et si Ramsès avait eu à parler avec Napoléon, Ils auraient parlé du même type de ministres et se seraient parfaitement compris. En revanche, si Napoléon avait eu à parler avec le Président des États-Unis, il aurait fallu tout recommencer. Donc, aux environs de 1870, au milieu du XIXe siècle, un fait capital est entré dans la civilisation : !a machine a remplacé les structures des empires agraires qui étaient la matière même de l'histoire.

Second point : nous assistons à la fin des empires historiques. On pourrait penser que le problème a commencé avec les grandes découvertes. En réalité, il n'en est rien, car la charnière se situe au XIXe siècle, au cours duquel l'Occident a disposé d'une supériorité militaire incontestable et incontestée.

Tout cela a donné ce que vous savez. Mais, en 1947, c'est Nehru, en 1948, c'est Mao. Les empires historiques ont cessé au milieu de notre siècle d'être la base même de l'histoire de la conquête du monde. D'autre part, au XIXe siècle a eu lieu la colonisation de ceux qui ne savaient pas lire par ceux qui savaient lire : un siècle d'instruction gratuite a pesé plus lourd que trois siècles d'imprimerie.

Troisième caractère : la paralysie des démocraties.

L'État, dans nos démocraties, était conçu comme l'agent de la volonté générale, mais il est devenu l'agent de la volonté de la majorité. Or, dans un État moderne, la majorité subit un changement orienté et constant qui ne doit rien au hasard, et qui grippe la machine. On constate, dans les grandes démocraties occidentales, que des moments historiques décisifs sont à la merci de moins de 1 % et l'on pense tout de suite à l'élection du président Kennedy.

Lorsque l'idée de démocratie est née de la volonté générale, elle reposait sur un concept solide : la majorité, c'est l'ordre non privilégié ; la minorité, ce sont les ordres privilégiés. A cette époque, on avait 72 % contre 28 % et la notion de majorité était une notion forte et raisonnable.

Mais, à partir du moment où on en arrive à un rapport de 49 % à 51 %, iI ne faut pas commettre l'erreur de croire, comme ce Premier Ministre britannique, que l'on peut gouverner avec 1 % de majorité. Avec 1 % de majorité, on peut faire une loi, mais pas un gouvernement historique. Les pays commencent à prendre conscience de l'irréalité du système, et ceux-là même qui avaient bonne conscience avec le rapport 80 % contre 20 % ont mauvaise conscience quand un destin historique est à la merci d'une marge infime.

Ainsi le général de Gaulle avait-il dit : « La France sera-t-elle gouvernée un jour par les gens dont le nom commence par la lettre A ? Cela signifiait que des citoyens dont le nom commence par cette lettre pouvaient faire basculer la majorité. Cette mauvaise conscience a paru, dans les temps modernes, un phénomène capital. Mais, si le système ne fonctionne plus, par quelle formule le remplacer ?

Toute solution autoritaire, qu'elle soit de droite ou de gauche, ne fait que reculer le problème. Si une majorité de 51 % peut modifier les institutions afin d'exercer réellement le pouvoir, elle est obligée de recourir aux voies policières, c'est-à-dire à une technique de contrainte, mais pas à une technique des libertés et le problème reste entier.

D'ailleurs, dans nos démocraties, les moyens policiers ont vraisemblablement perdu de leur efficacité. Lorsque les adversaires sont nombreux, il ne suffit pas de les tuer pour faire fonctionner l'État, et les théories sud-américaines sont tout de même fondées sur des événements relativement anciens. Aucun coup d'État ne s'est produit dans un pays quasi partagé. L'historien se posera certainement la question.

Dernier caractère : la crise de civilisation, et par conséquent de la jeunesse.

Toutes les grandes civilisations, ordonnées par des valeurs suprêmes, généralement religieuses, ne fonctionnaient que parce qu'elles avaient conçu un type exemplaire de l'homme. On savait ce qu'était un homme « bien », et cela en dehors de toute considération de classe. D'ailleurs, dans les deux pays qui, les premiers, ont eu une influence mondiale - l'Espagne et l'Angleterre - il y a eu un mot pour désigner ce type d'homme : « gentleman » et « caballero ».

Tout le monde employait le mot. La reconnaissance même mensongère de ce type humain assurait l'armature de la société et des individus. Ceux-ci s'accordaient à ces valeurs, non par des doctrines, mais par une formation assurée par la famille, la religion, les coutumes, par des éléments irrationnels. Or, au XIXe siècle, la valeur suprême, reconnue ou non, mais incontestable, c'est la science. Vers la fin du siècle, on s'aperçoit avec stupéfaction qu'il y a, entre la science et tout ce qui l'a précédé, une différence de nature. C'est le moment où Marcellin Berthelot met en exergue à l'Encyclopédie : La science est capable de tuer un boeuf, elle ne l'est pas de créer un oeuf. La plus puissante civilisation que l'homme ait connue, la nôtre, peut détruire la terre : elle ne peut pas former un adolescent. La science s'applique : elle ne se dilue pas, parce que son type exemplaire serait au mieux le savant. Tout Anglais se croit une monnaie de gentleman, mais un téléspectateur ne se croit pas une monnaie de savant.

Il existe, du moins dans toutes les grandes démocraties, une institution dont on suppose qu'elle a pris le relais de la formation des hommes modernes : l'éducation nationale. Même si elle ne prétend pas former des hommes, elle se prévaut de donner aux citoyens les meilleurs éléments de décision. Il ne s'agit pas de propagande. La démocratie en France a été fondée, en fait, sur la création de l'instruction publique obligatoire, sur la loi Ferry. L'école a été créée contre les plébiscites de Napoléon III, comme moyen de conscience de la République.

La révolution accomplie par la IIIe République est symbolisée non pas par un philosophe ou un grand universitaire, mais par un ministre : Jules Ferry. On dit généralement qu'il a appris aux enfants à lire, à écrire, à compter, à connaître leur histoire. Or l'école républicaine, ennemie des monarques dans une Europe comble de rois, a créé le peuple au sens où nous l'entendons aujourd'hui, bien différent du peuple citadin de Michelet, du peuple rural de Flaubert, celui qui atteindra l'âge d'homme en 1900.

Qui a fait plus pour la liberté que ceux qui ont conquis le droit de lire, aussi important que l'invention de l'Imprimerie puisqu'il a inventé des lecteurs et métamorphosé la presse ? Que signifiait la liberté de la presse pour les analphabètes ? Le citoyen à part entière ne date pas de 1789, mais de 1883, de la République qui lui a appris à lire, et elle le savait bien. Nous pressentons tous que la prochaine alphabétisation, plus tôt ou plus tard, ici ou ailleurs, sera le fait de l'enseignement audio-visuel.

Ce serait malheureusement peu de chose que la meilleure loi sur les libertés, si elle ne se rendait pas maîtresse du plus puissant instrument de liberté et d'asservissement qu'ait jamais conçu l'esprit humain.

Ce fut précisément l'un des derniers grands desseins du général de Gaulle. Celui-ci aurait voulu commencer, bien avant son départ, cette réforme qui est une révolution. S'il ne l'a pas fait, c'est parce que les techniciens lui assurèrent que la mise au point des formes de vidéocassette, de disques et de télévision par câble était suffisamment proche pour qu'il fût très dangereux de tenter une réforme qui impliquait des investissements énormes. Deux ans après, en effet, on aurait peut-être dû constater que l'argent avait été dépensé en vain et qu'il fallait reprendre la réforme à zéro. Il a donc différé cette réforme et les événements ont été ce que vous savez.

D'abord, écartons les malentendus : II ne s'agit pas du tout de remplacer les enseignants par des vedettes. A Princeton, Einstein me montrait un jour un livre consacré à ses théories par un journaliste, et dont il avait écrit la préface. « Voilà - me dit-il - ce que nous devrions tous faire. Mes exposés ne sont pas toujours faciles et on les a transformés de façon ridicule. Mais il y a des garçons - journalistes ou professeurs - qui ont réellement le talent de rendre accessible ce que j'ai dit. Je devrais toujours le signaler dans une préface, en quelque sorte donner ma garantie. Le public croit que les vulgarisations sont toujours infidèles. En fait, il faudrait organiser la vulgarisation ». La télévision n'existait pas alors. Or, elle répond souvent au désir d'Einstein.

L'audiovisuel n'est pas qu'un nouveau moyen d'enseignement mais - et je vais m'expliquer - un professeur d'intérêt.

J'ai dit autrefois à l'Assemblée nationale que si l'État ne choisissait pas de ne rien faire, il fallait choisir entre la culture pour tous et la culture pour chacun, les connaissances pour tous ou les connaissances pour chacun. Pour tous, cela n'a de sens que pour un État totalitaire : pour chacun, on peut imaginer que la meilleure classe de philosophie - je dis bien classe et non cours car le dialogue jouait un grand rôle, par exemple dans la classe du philosophe Alain - sera télévisée pour les élèves de philo ou que, dans toutes les écoles primaires, seront diffusés les cours de base des dix meilleurs Instituteurs. Faire exposer un programme de connaissances par les plus éminents chercheurs, mais aussi par les meilleurs pédagogues, par les meilleurs vulgarisateurs et par les meilleurs journalistes, ce n'est pas un élément secondaire de la révolution que nous attendons ou qui nous attend. II existe, pour toutes les connaissances, de grands interprètes comme il en existe pour le théâtre et le chant, grands interprètes qui ne sont pas nécessairement des créateurs. Notre civilisation agit comme une civilisation qui aurait supprimé les représentations théâtrales lorsqu'elle sut imprimer les pièces. Cet interprète se situe entre le programme et le corps enseignant.

Avant un cours sur Phèdre, on diffuserait sur l'écran la Phèdre de Marie Bell, enregistrée avec l'aide de l'État.

En outre, en chacun de nous sommeille un chercheur, parce qu'il y a un joueur. Or, l'histoire de chaque science ressemble à un roman policier où le détective serait l'esprit humain, et j'en donnerai un exemple simple.

L'enseignement de la géographie fait essentiellement appel à la mémoire. Ayons présent à l'esprit que, dans l'Antiquité, lorsque l'on désirait se rendre d'Athènes à Syracuse, on se servait de petits cailloux gravés qui constituaient « des secrets », de même qu'aujourd'hui un chemin secret pourrait figurer sur un plan. La navigation était l'utilisation d'une suite de « secrets ». Un jour, l'humanité a décidé - phénomène prodigieux - qu'elle établirait pour tout un chacun, avec désintéressement, une carte permettant à chaque navigateur de se rendre à Syracuse. Quiconque a connu l'aviation d'avant-guerre sait que pour les régions peu connues, les cartes étaient très approximatives, c'est-à-dire parfaites pour tomber. Comme les hommes de l'Antiquité, nous étions ainsi obligés de savoir nous guider à l'aide de cartes fausses.

Supposons maintenant qu'au lieu d'enseigner la liste des fleuves de l'Amérique du Sud, on enseigne aux enfants comment l'humanité a inventé la géographie. Cette approche serait sans doute beaucoup plus Intéressante. C'est à ce propos que je disais que l'esprit humain est le héros d'un roman policier. L'humanité a opéré ses conquêtes lentement et toujours par des moyens surprenants.

Le processus de la conquête par l'esprit humain des matières, même réputées les plus abstraites et les plus arides, n'est pas nécessairement un sujet d'étude aride. Je crois que l'audio-visuel permettrait de remettre les enfants en face de cet effort fondamental de l'humanité, base de ce que nous appelons aujourd'hui l'intelligence.

L'école future verra dans l'enfant un petit Robinson au lendemain du naufrage. Elle ne lui imposera pas des formules, elle le contraindra à la découverte.

Le rôle du corps enseignant est très important, et il n'est pas question de le supprimer. Aucun résultat positif n'a jamais été enregistré en remplaçant l'être humain par la machine en pareille matière.

Changer l'enseignement - j'en parlerai ultérieurement - pourrait être une des plus hautes tâches de l'Assemblée.

Nous pourrions toutefois nous demander pourquoi des pays plus riches que le nôtre nous ont attendus. La raison en est simple ; c'est que les pays les plus puissants n'ont pas un enseignement centralisé.

Nous disposons d'expériences très précises. Ainsi, au Canada comme au Japon, l'enseignement audio-visuel, qui est pratiqué depuis les classes de calcul jusqu'au doctorat, n'existe que par des fondations. C'est dire que si l'audio-visuel rayonne sur deux cents kilomètres, cinquante kilomètres plus loin, il n'existe plus. Le grand jeu de la France serait d'oser l'instituer à l'échelle d'une nation. Mais les réalisations existantes nous permettent d'ores et déjà un contrôle précis. Au Japon, pour l'enseignement du calcul, grâce aux moyens audio-visuels, des jeux consistent à faire porter les nombres par des plaques que les mains changent de position. Ainsi, les enfants peuvent comprendre immédiatement en quoi une soustraction est le contraire d'une addition, puisque le résultat est différent alors que le signe « égale » n'a pas changé. Mais l'institutrice est néanmoins présente. La seule différence tient au fait que l'enseignement est dispensé non pas par une quelconque personne mais par les procédés, sélectionnés, que les enfants ont trouvé les plus amusants. Puis, le cours de l'institutrice consiste à répondre aux enfants qui n'ont pas compris. N'y a-t-il pas là une leçon de démocratie ? En effet, l'enseignement actuel sacrifie presque toujours l'élève attardé à l'élève brillant. Au contraire, cette forme d'enseignement donne sa chance à l'élève attardé. Les instituteurs japonais estiment qu'ils disposent d'un nombre d'heures supérieur pour répondre aux questions et surtout pour venir en aide eux élèves les moins doués ou les plus défavorisés.

Les enfants de telles classes et leurs maîtres sont gais. Or, tenons-nous la gaieté pour un caractère dominant de nos classes ?...

Certains adversaires de la réforme estiment qu'elle n'est pas souhaitable et qu'elle est utopique. Mais de tels qualificatifs ne sont-ils pas utilisés pour toutes les réformes ? L'utopie, c'est l'espoir des autres.

Un budget important serait nécessaire, c'est vrai. Mais il ne relèverait pas de la chimère. Quand la France a rendu l'instruction obligatoire, n'a-t-il pas fallu un important budget ? En tout cas, le budget nécessaire serait sensiblement Inférieur à celui de la sécurité sociale. Une telle réforme n'aurait donc absolument rien de chimérique.

Quels en seraient les bénéfices pour la Nation ?

Un enseignement entièrement rénové pourrait être orienté de telle façon que la sécurité de l'emploi serait plus facilement assurée par la nature même de l'enseignement. Cet élément ne serait pas non plus a négliger. Évidemment, un plan de dix ans devrait être conçu et établi en fonction des techniques choisies. En effet, selon que l'on décidera d'employer les techniques de l'ex-ORTF, les disques ou les câbles, le plan d'ensemble sera différent. Les disques, par exemple, n'en sont pas au même point que les ondes hertziennes.

Que seraient Ies programmes ?

Les uns peuvent être fixés par l'éducation nationale. Ce serait le cas pour les matières contrôlables ou expérimentales, du calcul aux sciences expérimentales. Les autres posent l'un des problèmes politiques les plus concrets de notre temps, et ils vous concernent directement. Il ne s'agit pas d'une réforme ou d'une méthode ingénieuse, mais d'une révolution. Elle engage le destin du pays, et nous savons quelle arme elle deviendrait aux mains d'une faction.

L'entreprise est énorme. Son examen, à travers toutes les commissions imaginables, en liaison avec la Présidence de la République, doit aboutir, selon moi, à l'Assemblée et être soumis au pays par voie de référendum.

Vingt ans seulement séparent la naissance de notre télévision et la diffusion de la marche des hommes sur la lune. Dans tous les pays développés, et dans quelques autres, que la réforme soit ou non entreprise par la France, la méthode sera appliquée avant trente ans. Elle aura nécessairement lieu, comme l'alphabétisation, et comme elle, elle se manifestera partout.

La télévision devient un élément de notre vie. Verrons-nous des antennes sur toutes les maisons sauf sur les écoles ?

Je voudrais maintenant m'adresser à vous d'une façon plus directe. Vous vous rendez bien compte qu'une telle réforme n'est possible qu'avec l'assentiment du pays. Une véritable mobilisation de l'Assemblée me paraît souhaitable, car l'Intérêt général sera évident. Que l'on commence l'expérience par une école primaire, par un cours à la Sorbonne, et que l'on explique que la France va la mener sur l'ensemble du pays : tous les téléspectateurs se rueront sur leur lucarne I

Mais, lorsque nous ne serons plus dans le domaine des sciences pures, il y aura une orientation politique. Ne croyons pas qu'elle puisse venir d'un ministre de l'Éducation nationale ; le domaine est trop vaste. La machine à enseigner n'existera pas. Le pays doit avoir le sentiment que c'est l'Assemblée qui a décidé quelles seraient les options fondamentales et que ce sont ses représentants qui prennent son destin en main.

L'évolution aura lieu, quoi qu'il arrive, en France ou dans un autre pays. Certains pays ne sont jamais aussi grands que lorsqu'ils se battent pour eux-mêmes, telle l'Angleterre de Drake ou de la bataille de Londres. Certains pays ne sont jamais aussi grands que lorsqu'ils se battent pour tout le monde, c'est-à-dire pour les autres. Ainsi, sur les routes de l'Orient, il y a des tombes de chevaliers français. Ainsi, sur les routes de la Liberté, il y a des tombes des soldats de l'An II. La France n'est la France que lorsque, la première, elle entreprend une oeuvre, et qu'elle !e fait pour tout le monde.

C'est précisément ce que je suis venu vous demander aujourd'hui.

*
**

M. le Président - Je vous remercie très vivement de votre exposé, monsieur André Malraux. Nos collègues souhaiteront sans doute maintenant vous poser quelques questions ou présenter des observations.

La parole est à M. Charles Ehrmann.

M. Charles Ehrmann. - Je n'ai pas bien compris cette phrase : « On ne fait pas de gouvernement historique quand une majorité de 1 % commande » . En effet, en tant que professeur, je suis obligé d'enseigner aux élèves que la République a été instaurée grâce à une voix de majorité et que le Front populaire s'est constitué avec une majorité de 3 %.

M. le Président. - Le problème est en effet très important. La parole est à M. André Malraux.

M. André Malraux. - En effet, vous êtes obligé de l'enseigner. Mais vous êtes aussi obligé de réfléchir pour vous-même aux questions suivantes. Peut-on, dans des circonstances historiques, faire la République avec une voix ? Oui. Peut-on gouverner cinquante ans avec une majorité d'une voix et conserver le consensus sur lequel repose la démocratie ? Je vous laisse le soin de répondre !

M. le Président. - A diverses reprises, j'ai développé l'idée qu'il n'existait pas de problème qui divise un pays comme le nôtre en deux moitiés égales. En général, un consensus de soixante à soixante-dix pour cent s'établit. Dans un tel cas, la minorité, sensiblement plus faible, admet fort bien que la majorité l'emporte.

En fait, au moment de la fondation de la République, le consensus était certainement supérieur à celui de la moitié plus un des Français. Ce point est probablement conforme à l'analyse de M. Malraux.

M. André Malraux. - Une volonté d'action allait dans le sens de la République. Mais je ne voulais pas prendre parti sur ce point. J'entendais simplement appeler votre attention sur le mouvement très singulier qui fait que, depuis une quarantaine d'années, la marge devient de pIus en plus étroite et les majorités de plus en plus faibles.

La comparaison de l'élection de Kennedy avec celle de Lincoln est caractéristique. L'Amérique n'est d'ailleurs pas seule concernée, et les phénomènes allemand, anglais, français, Italien sont probants. Nous assistons à une sorte de maladie de la démocratie dont nous devons tenir compte. La distinction doit être faite entre volonté démocratique et technique démocratique.

Supposons qu'un député mette au point un texte qui sauvegarde la démocratie, tout en permettant de dégager des majorités plus larges. Il est bien évident que l'Assemblée se rallierait à une telle loi. N'oublions pas que nous vivons, sur le plan politique, selon des techniques fort anciennes que nous n'avons aucune raison de considérer comme sacrées.

M. le Président. - La parole est à M. Claudius-Petit.

M. Eugène Claudius-Petit. - M. André Malraux a déclaré, à plusieurs reprises, qu'on ne saurait gouverner longtemps avec une majorité de un pour cent. Mais il s'en est tenu à cette constatation négative sans présenter une proposition.

M. André Malraux. - En effet, car Je ne parlais pas de la France, mais des démocraties occidentales dans leur ensemble, et c'est cela qui est très important.

Quelque chose se passe, et il serait utile que nous prenions conscience du drame à temps. C'est à l'Assemblée qu'il revient de prendre une décision, mais iI y a dans cette évolution un aspect troublant qui doit bien avoir une explication.

Peut-être conviendrait-il que les chercheurs étudient ce qui se passe actuellement dans le tertiaire. Celui-ci est en train de devenir majoritaire dans toutes les grandes démocraties - iI compte donc un nombre de personnes supérieur à celui des ouvriers et des paysans - et peut-être faut-il voir là la raison de l'évolution constatée.

Eugène Claudius-Petit. - J'avais bien compris qu'il ne s'agissait pas seulement de notre pays. La maladie a, effectivement, gagné toutes les démocraties.

De plus en plus, des minorités entendent exprimer ce qui serait le consensus. C'est ce qui se passe chez nous, où les centrales syndicales prétendent présenter le point de vue de tous les travailleurs, alors qu'une minorité des travailleurs est syndiquée. Voici que la vie politique dépend moins des suffrages que des minorités agissantes dans chaque catégorie. Bien qu'elles soient minoritaires à l'intérieur de leur propre catégorie, elles parviennent à bloquer non seulement celle-ci, mais tout le pays.

Il y a là une maladie qu'en d'autres temps on aurait appelé une absence de civisme et nous risquons d'avoir à redécouvrir les vertus civiques lorsque, une fois de plus, nous aurons perdu la liberté.

M. André Malraux. - Vous posez là un problème immense, celui de la civilisation elle-même.

Il faut noter que les minorités sont d'autant plus agissantes que la marge entre majorité et minorité est plus étroite. Si l'on avait dit à Robespierre : « Je représente la majorité : je suis la République -, il aurait répondu : - Moi, je suis la guillotine ! » Pourtant, s'il avait dû gouverner avec un pour cent de majorité, je crois qu'il aurait eu une très mauvaise conscience.

Voua demandez ce qu'on peut faire. En fait, vous demandez la naissance d'un nouveau Marx qui inventerait une conscience de classe tertiaire. Actuellement, la conscience de classe est à sens unique. Chez nous, comme dans les grandes démocraties, il n'y a plus de droite. Maurras ne se disait pas de gauche, et Tardieu pouvait déclarer : « On ne saura jamais à quel point je suis un homme de droite. » Qui oserait tenir ce langage aujourd'hui ?

M. Charles Bignon. - Compte tenu de l'effacement de l'individu devant les groupes, le problème n'est-il pas maintenant d'établir, dans notre société encore démocratique, une démocratie des groupes ? Qui décidera du poids respectif de chaque groupe ? Il y a là me semble-t-il, une question importante, dans la mesure où l'individu ne prend son poids qu'à l'intérieur d'un ensemble.

Peut-être, au demeurant, pourrait-on chercher les raisons de l'affaiblissement du Parlement dans le fait que nous ne représentons ici que des individus.

M. André Malraux. - Ce serait une grande erreur de croire que les individus sont en train de disparaître. D'ailleurs, que serait une démocratie dans laquelle la notion d'individu n'existerait pas ? La France, au XIXe siècle, a apporté au monde l'individualisme, avec la légitimation colossale de Napoléon. Julien Sorel lisait le Mémorial de Sainte-Hélène. Si un Italien avait dit qu'il lisait Cavour, cela n'aurait pas fait le poids. II y a donc eu à la fois l'expression de l'individualisme par de très grands écrivains et sa justification par un personnage historique.

Il reste - J'en suis d'accord avec vous - que l'individualisme est aujourd'hui une valeur dépassée. Mais il en va tout autrement de l'individu, car un certain nombre de libertés, et je songe, par exemple, à l'habeas corpus, passent, en dernière analyse, par lui.

Si l'on dit : « Il n'y a plus d'individu », on va obligatoirement vers une politique collectiviste. Si l'on entend, au contraire, sauver ce qui peut l'être, on doit passer par l'individu. Le « Je ne veux pas être arrêté arbitrairement » n'a rien de chimérique. Dès lors qu'on pose ce droit, on pose l'individu.

M. Eugène Claudius-Petit. - S'agit-il de l'individu ou de la personne ?

M. André Malraux. - Dans le domaine qui nous occupe, cela revient au même. L'individu sans la personne relève de la chimère. Comment dire : « Je ne serai pas arrêté arbitrairement » si ce « Je » n'est pas une personne ?

M. Charles Bignon. - On peut se demander si la liberté des groupes ne risque pas d'entrer rapidement et brutalement en conflit avec la liberté de l'individu que vous entendez préserver. En reconnaissant de plus en plus de pouvoirs aux groupes, le législateur ne met-il pas en place une forme d'oppression de l'individu ?

M. André Malraux. - D'une manière abstraite, la réponse est insoluble. La réponse véritable, c'est l'action. Vous n'êtes pas placé devant une alternative : la réponse n'est pas dans l'être, mais dans le faire.

Il ne s'agit pas de concilier des contraires, mais des éléments techniques différents. On doit noter que, dans les périodes les plus individualistes, il y a eu cependant des groupes constitués. Il n'y a pas une grande démocratie occidentale qui n'ait eu affaire à la fois à l'individu en tant que personnage jouissant de ses droits personnels et à ce personnage en tant que membre d'un groupe. Il est bien entendu que vous êtes à la fois le mari de votre femme et le fils de votre père.

Le problème n'est donc pas insoluble et en guise de réponse, peut-être pourrait-on dire que le gouvernement, comme la médecine, est un art aléatoire.

M. Lucien Villa - Monsieur le Ministre, vous avez parlé a plusieurs reprises de crise de civilisation. Ne pensez-vous pas qu'il serait plus juste de parler de la crise d'une société qui ne peut plus assurer l'enseignement et l'avenir de la jeunesse, le droit au travail de millions de salariés, d'une société qui liquida les valeurs morales et qui jette par dessus bord les libertés et l'indépendance nationale ?

M. André Malraux. - Vous voulez sans doute dire que la crise est essentiellement capitaliste. Eh bien, je ne le crois pas. Je n'ai parlé ici que des démocraties, mais lorsque j'étais en Russie, je n'ai eu aucunement !e sentiment que les problèmes qui se posaient alors aux pays capitalistes ne pourraient pas se poser plus tard dans une société communiste. Et j'ai constaté la même chose en Chine.

Dans le communisme soviétique, il y a deux choses : le communisme et la machine. Or les problèmes posés par la machine sont les mêmes sous n'importe quel gouvernement. Rien ne peut faire que la machine ne soit pas la machine.

M. Eugène Claudius-Petit. - Au cours d'un séjour en URSS, j'ai été frappé de constater que les gestes des ouvriers et des ingénieurs étaient rigoureusement identiques dans des usines de même type, que celles-ci soient situées dans le département de la Loire ou à Leningrad.

Par exemple, j'ai visité une usine de compteurs à Tbilissi, où l'organisation, les opérations et les relations étaient en tout point semblables à ce qu'elles sont à l'usine des compteurs de Montrouge. On y travaillait d'ailleurs avec une licence émanant de cette société.

Cela m'a conduit à penser que la crise, qui existe en Russie soviétique comme chez nous, était avant tout la crise d'une société industrielle, d'une société d'industrialisation dans laquelle l'homme devient essentiellement producteur et consommateur. On retrouve la même illusion que la quantité des biens apporte nécessairement la satisfaction, la libération, voire un certain bonheur que l'on pourrait appeler le bonheur en quantité.

On ne doit pas laisser répéter que la crise actuelle n'est que la crise du monde capitaliste. Ce qui est vrai c'est que celui-ci en est seul conscient, mais ne peut-on pas parler également de crise au Cambodge et dans tous les pays où existent des déséquilibres monstrueux ?

Vous avez déclaré que le gouvernement des hommes est aléatoire. C'est certain, mais à quel moment et selon quel processus pourra-t-on obtenir le consensus nécessaire à la préservation de la liberté ?

Je crains que la société d'industrialisation dans laquelle nous vivons ne nous permette pas de découvrir une issue véritable, à moins que les hommes ne découvrent une nouvelle forme de sagesse, peut-être en agissant, mais également en « étant » plus.

M. André Malraux. - Je ne vois pas d'objection à ce que l'on appelle industrie ce que j'ai appelé machine. Il s'agit exactement de la même chose.

Par ailleurs, je ne souhaite pas envisager dans le cadre de ce débat ce que l'on pourrait appeler les revendications communistes, et je me contenterai de balayer devant ma porte. C'est la raison pour laquelle je n'ai évoqué que les démocraties occidentales.

Que le problème communiste se pose et qu'il n'y ait pas, d'un côté, un monde de l'avenir et, de l'autre, un monde du passé, j'en ai la conviction. Mais il s'agirait là d'un débat totalement différent de celui qui nous réunit cet après-midi.

J'ajoute que je suis persuadé que, sur le point qui me tient le plus à coeur - voir la France prendre la tête du changement de l'enseignement -, nous pourrions aboutir à un accord unanime de tous les groupes de l'Assemblée, tout au moins provisoirement.

M. le Président. - La parole est à M. Jacques Legendre.

M. Jacques Legendre. - Monsieur le Ministre, vous êtes parti de la notion de contrainte.

M. André Malraux. - C'est exact.

M. Jacques Legendre. - Vous avez indiqué qu'elle constituait l'idée de base, et j'ai été très frappé par cette remarque.

Nous pourrions peut-être définir les différents régimes en disant que les sociétés de dictature sont des régimes de contrainte maximale, alors que les sociétés démocratiques sont celles dans lesquelles la contrainte est la moins importante, sans disparaître pour autant.

Mais alors, ne trouvez-vous pas paradoxal que la lutte contre les contraintes soit actuellement d'autant plue vive que les régimes sont moins autoritaires, et que l'on assiste dans certains pays démocratiques, comme l'Italie, à un développement important du terrorisme ? Celui-ci finit par apparaître comme une forme d'action politique et il se répand à travers le monde.

Que pensez-vous de ce développement du terrorisme dans les sociétés les moins contraignantes ?

M. André Malraux. - Le terrorisme est un phénomène totalement différent de celui que nous analysons en ce moment. II a ses propres lois et ses propres moments de développement, et je ne vous apprendrai rien en vous rappelant que les démocraties populaires ont connu de très importants mouvements terroristes.

Par ailleurs, le terrorisme a été à l'origine de la révolution en Chine et il n'est pas du tout apparu à la fin.

Enfin, si l'on veut analyser le phénomène terroriste, il faut l'examiner comme tel. Tous les théoriciens du nihilisme étaient des terroristes, et ce n'est ni au nom de doctrines démocratiques, ni au nom des doctrines communistes qu'ils ont fondé le nihilisme. « Le catéchisme révolutionnaire » de Netchaiev est très clair à cet égard. En définitive, le terrorisme relève à la fois de la morale et de la biologie ; il n'est politique que par concomitance.

M. le Président. - Parler de société capitaliste par opposition à d'autres types de société est tout à fait contestable. En effet, toutes les sociétés industrielles sont capitalistes, dans la mesure où elles ont besoin d'un capital et où elles connaissent la loi de l'accumulation du capital. Mais alors que certaines n'admettent qu'un capitalisme collectif - capitalisme d'État ou de collectivité - d'autres acceptent le capitalisme tel qu'on le définit habituellement d'une façon restrictive : celui qui autorise la propriété privée des moyens de production.

La preuve parait faite que toute société industrielle - communiste ou libérale - entraîne des nuisances. En outre, iI se trouve que, dans les sociétés où l'appropriation privée des moyens de production n'existe pas, les libertés publiques ne sont pas reconnues. Dans ces conditions, et c'était toute la problématique posée par l'encyclique Mater et Magistra, y aurait-il incompatibilité de nature entre le régime collectiviste et les libertés, ou bien peut-on espérer les concilier un jour ? S'agit-il d'un rapport de nécessité ou d'un simple fait historique qui s'est répété jusqu'à ce jour ? Peut-on penser qu'un régime collectiviste pourra, dans l'avenir, tout en supprimant la propriété privée des moyens de production, respecter les libertés publiques telles que nous les concevons ?

M. André Malraux. - Je ne vois pas pourquoi la seconde hypothèse serait exclue.

Certes, il est évident qu'il existe un lien entre la faiblesse ou l'abandon des libertés individuelles en Russie et le pouvoir communiste. Mais il ne faut pas oublier que, à sa naissance, l'Union soviétique avait le monde entier contre elle et que, pour Lénine, c'était une nécessité que de se battre de tous les côtés. Et cela a duré longtemps puisque, quand j'ai connu Staline, il était obsédé par l'encerclement.

Par ailleurs, il ne faut pas non plus négliger l'influence déterminante de l'antifascisme, et tous ceux d'entre vous qui l'ont connu savent très bien qu'il s'est agi de l'un des faits politiques les plus importants de l'époque. Sans lui, la Grande-Bretagne, les États-Unis et l'URSS ne se seraient certainement pas alliés aussi facilement. Il faut donc prendre en considération les conditions spécifiquement russes. Mais, même s'il faut tenir compte de la réalité du gouvernement bolchevique, il ne s'agit pas d'un phénomène proprement communiste. Y a-t-il une indifférence russe aux libertés Individuelles ? Il semble que oui, car l'héritage de Byzance, où les libertés Individuelles n'avaient qu'une importance minime, pèse encore de tout son poids. Prenons un exemple. A la suite de la lecture par le tsarévitch du livre de Tourgueniev sur la condition des serfs, le servage avait été aboli. Pour l'anniversaire de cette abolition, des réceptions furent données par tous les ambassadeurs russes. Eh bien, à Paris, où il résidait alors, Tourgueniev sera placé au quarante-septième rang, ce qui correspondait à sa condition sociale. Et il ne s'en étonnera pas ! A la Convention, une telle situation n'aurait pas été possible.

M. le Président. - Un régime qui place un grand écrivain au quarante-septième rang n'est-il pas, malgré tout, plus libéral qu'un régime qui le met en prison pour l'empêcher de diffuser sa pensée ?

M. André Malraux. - Sans doute, mais ce n'est pas à cela que je voulais en venir.

Marx n'a accepté l'idée que la révolution pourrait naître en Russie qu'en dernière hypothèse. Si elle avait éclaté en Angleterre ou en Allemagne, comme iI le pensait, cette révolution n'aurait certainement pas pris les mêmes formes. On ne peut pas séparer la Russie du communisme russe.

Quant à savoir s'il faut assimiler un hyper-snobisme imbécile à la répression, c'est une autre affaire, et il ne semble pas qu'il y ait de commune mesure entre les deux.

M. le Président. - Pourtant, en Chine, un régime qui exclut également la propriété privée des moyens de production ignore aussi les libertés individuelles. Chaque fois que le régime collectiviste chinois a tenté de se libéraliser un tant soit peu - notamment au cours de la fameuse expérience appelée à tort des « cent fleurs » - iI se produit un tel ouragan qu'on est obligé de refermer les portes à double tour.

Ne peut-on pas en déduire qu'il existe une certaine antinomie entre le maintien des libertés publiques et la suppression de la propriété privée des moyens de production ?

M. André Malraux. - Dans les notes conservées par Lénine et qui furent publiées après sa mort, on constate qu'il avait été très surpris par la nécessité de la Tchéka. Était-ce que la suppression de la propriété privée des moyens de production était incompatible avec les libertés, ou bien que les pays qui avaient supprimé la propriété privée étaient obligés de fonder leur gouvernement sur une force d'une nature particulière ? En définitive, je pense que nous aboutirions au même résultat avec un État strictement militaire.

M. Eugène Claudius-Petit. - Dans les communes populaires chinoises, j'ai été frappé par le fait que ce sont les mêmes qui détiennent le pouvoir communal et le pouvoir économique. Cela ne laisse aucune échappatoire à l'individu dont la vie est entièrement commandée. On retrouve un peu la même chose en Russie où, pour des fautes politiques, on peut être privé de son travail.

M. André Malraux. - Le problème n'est pas politique. Si le détenteur du pouvoir va réagir comme nous le savons, c'est parce que le pouvoir chinois - et dans une certaine mesure le pouvoir russe -, mais tenons-nous en à la Chine pour le moment - considère tout contestataire comme un sacrilège. En France, votre adversaire politique n'est pas forcément un misérable - la Révolution française employait un mot comme « sacripan » mais qui était encore plus fort.

En Chine, on ne fait pas la distinction entre l'aspect moral et l'aspect intellectuel. Dès lors, si vous considérez que votre adversaire est un suppôt du démon, vous avez tendance à l'envoyer au bagne.

M. le Président. - Pour ma part, ]e tiens à faire part de mon entière approbation pour toute la partie de votre exposé relative à l'enseignement, à la formation et aux possibilités d'utilisation des moyens audio-visuels.

J'en étais venu aux mêmes conclusions lorsque, à la demande du général de Gaulle, et jusqu'à son départ, j'ai administré l'Education nationale, et quand, à une plus grande échelle, j'ai étudié ces problèmes pour le compte de l'UNESCO.

Quand on parle de liberté, on a toujours tendance à s'en tenir au point de vue juridique - d'ailleurs très important - et l'on néglige de considérer l'accession à la connaissance comme une liberté essentielle.

J'ai été frappé par le fait que de grands philosophes du XVIIIe siècle comme Voltaire et Rousseau, qui bataillaient pour la liberté, qui luttaient contre la censure, ne jugeaient pas nécessaire de répandre l'instruction. Voltaire écrivait que, pour un laboureur, iI n'était pas nécessaire de savoir écrire, qu'il ne voulait pas de clercs tonsurés. Quant à Rousseau, il estimait, dans « Julie ou la Nouvelle Héloïse » qu'il était inutile d'apporter l'instruction dans les Villages et qu'il convenait que chacun ait des connaissances en rapport avec ses occupations, idée qui est d'ailleurs encore familière à un certain nombre d'esprits. Pourtant, cette formulation nous semble aujourd'hui choquante. Comme l'a écrit plaisamment Emmanuel Le Roy Ladurie, si les Français ont obtenu le droit de s'instruire, « c'est pas la Faute à Voltaire, c'est pas la faute à Rousseau ».

Je constate que le grand philosophe que vous êtes ne commet pas la même erreur, et je tenais à souligner l'importance considérable de vos propos, dont la Commission aura d'ailleurs l'occasion de discuter. Au demeurant, il semble que ce soit l'un des points susceptibles de réunir l'accord, sinon de l'unanimité, au moins de la très grande majorité de notre Commission.

M. André Malraux. - Nietzsche disait avec colère : « La liberté suprême, c'est un niveau ».

M. Eugène Claudius-Petit. - Je vois bien tout l'intérêt qu'il y aurait à répandre cette forme révolutionnaire d'enseignement. J'y vois pourtant un aspect contestable. En effet, cet enseignement ne s'adresse qu'à une certaine forme d'esprit, une certaine forme de culture, de connaissance, et, une fois de plus, on laisse de côté une forme d'activité qui, tout comme la culture universitaire, assure à l'homme son autonomie et son indépendance : le métier. Un philosophe grec a dit : « Le plus intelligent de tous les animaux, c'est l'homme, parce qu'il a deux mains ». On oublie - comme c'est fâcheux ! - que la connaissance d'un métier développe l'intelligence sous toutes ses formes. Dans notre société, on fabrique des robots manuels et non des êtres indépendants qui sauraient réinsérer leurs gestes dans l'ensemble de la production qui leur donne un sens.

Celui qui a reçu une formation universitaire n'utilise qu'un faible pourcentage de ses connaissances dans les fonctions qu'il assume, mais, grâce précisément à ses connaissances, il est adaptable, presque interchangeable, et il peut passer d'une fonction à une autre. Ce n'est pas actuellement le cas d'un professionnel qui n'a appris à tenir qu'un seul poste de travail.

En développant uniquement l'intelligence abstraite, on passe à côté de tout ce que peut apporter le métier, d'autant plus que tous ceux qui ont un diplôme en poche considèrent l'artisanat comme un témoignage du passé, « Les compagnons du devoir », comme une institution d'un autre âge. Il y a là une erreur complète due à la « diplômite » qui fait des ravages dans notre société. C'est à cause d'elle que l'on tend à évacuer toutes les formes de connaissance liées à l'exercice de ce travail manuel que, selon une expression affreuse, on entend « revaloriser », alors qu'il faudrait dire « reconsidérer », alors qu'il suffirait de lui redonner sa vraie place. Je crois qu'il y a là un problème auquel notre Commission devra réfléchir.

M. le Président. - II me reste à remercier notre éminent invité de ses déclarations qui ont donné lieu à un débat fort intéressant.

Cinquième législature.- Rapport Assemblée nationale, n° 3455, (III, p. 161-171)