Présentation du budget des affaires culturelles

17 novembre 1959

Monsieur le président, mesdames, messieurs, comme beaucoup de mes collègues je vous remercie de l'intérêt que vous avez porté à ce budget, et ausside l'accueil amical que vous voulez bien me faire.

En fait, je suis d'accord avec toutes les réserves et les critiques qui ont été formulées par les rapporteurs. Il est simplement nécessaire de bien comprendre ceci : nous sommes obligés de concevoir présentement, aux affaires culturelles, une série d'opérations successives.

Il n'y avait pas jusqu'ici, d'affaires culturelles, avant tout parce qu'il n'y avait pas de budget particulier aux affaires culturelles. Le fait qu'inévitablement les crédits réservés aux opérations culturelles vinssent à la fin de l'énorme et parfois dramatique budget de ce que l'on appelait jadis l'instruction publique, impliquait que, chaque fois qu'il était nécessaire d'obtenir un crédit supplémentaire, celui-ci était refusé, non pour de mauvaises raisons, mais parce qu'il était plus nécessaire ailleurs.

L'autonomie du budget permet l'autonomie de l'action. Cette action se développe par des phases successives, avec des hommes qu'il s'agit de mettre en place. Si nous avons eu à résoudre, d'abord, la question du théâtre, ce n'est pas que nous la trouvions plus importante qu'une autre, mais elle était la plus urgente et, par là, elle nous était imposée.

Dans ces conditions, nous ne pouvions pas à la fois résoudre le problème du théâtre et celui des monuments historiques.

Si je tiens à souligner devant l'Assemblée la nécessité de cette succession, je tiens à marquer aussi que toutes les réserves qui ont été faites sont à mes yeux des réserves légitimes. J'entends que notre action s'exerce dans le sens qui a été souhaité tout d'abord, d'une façon si amicale et si coopérative, par la commission et ensuite par les rapporteurs.

On a beaucoup parlé de budget d'austérité et, bien entendu, j'en parlerai à mon tour. Il est exact que la situation des monuments historiques en France est dramatique, pour ne prendre que ce point qui a été fortement souligné. Il faudrait pour y remédier un budget considérable. Néanmoins, il conviendrait de remarquer que, même dans ce domaine qui est à l'heure actuelle non pas subordonné, mais seulement différé, des efforts assez importants ont été faits.

Je ne saurais trop souligner, vous le savez tous, que ce budget, comme tant d'autres, est un budget de transition. En fait, malgré la politique de stabilisation budgétaire, le Gouvernement a prévu au budget d'équipement diverses opérations nouvelles, à concurrence de 38 030 000 NF, qui permettront de continuer les travaux au même rythme, soit 18 530 000 NF pour les bâtiments civils et palais nationaux, 14 300 000 NF pour la construction d'immeubles nécessaires au fonctionnement des administrations et services publics de l'État, 4 millions de NF pour les subventions de construction et d'équipement aux salles de spectacles, conservatoires, etc., 1 500 000 NF pour l'équipement des archives de six départements. Vous avez pu noter une manifestation symbolique de la volonté du Gouvernement de ne pas négliger les monuments historiques par le relèvement des crédits accordés à ce titre, soit 1 million de NF.

Il faut ajouter que si le montant des crédits n'a pas varié comme le souhaitaient les rapporteurs de ce budget, le Gouvernement a décidé d'affecter un crédit supplémentaire de 1 840 000 NF pour les opérations du château de Versailles au titre du collectif de 1959.

Mais, tout ce que je viens d'exposer est à quelques égards épisodique. Nous n'obtiendrons les résultats que nous souhaitons que lorsqu'un plan culturel aura été inscrit au plan national de modernisation et d'équipement.

Mesdames, messieurs, on ne peut comparer le développement des affaires culturelles de la France a celui de quelques autres pays parce que, pendant quinze ans, il a toujours été impossible de continuer une action culturelle d'une année sur l'autre.

Jamais la seule force dont auraient pu disposer les hauts fonctionnaires chargés de ces tâches n'a pu s'exercer de façon continue. C'est dans le plan d'équipement national, et dans ce plan seulement, que l'on peut concevoir un développement véritable et durable des affaires culturelles.

Comment peut-on parler d'une façon sérieuse de maisons de la culture en France, comment peut-on parler de décentralisation, si on n'a qu'un an pour le faire ! Ce qui a été fait avec les centres culturels était inespéré ; je rends hommage à ceux qui l'ont accompli, car c'était a travers d'incroyables obstacles.

Ce que le Gouvernement tente et qui à mes yeux est capital, c'est que désormais les affaires culturelles de la France, comme toutes les affaires essentielles de la nation, puissent disposer d'une continuité dans l'action.

1960 sera l'année de l'élaboration par une commission très large d'un plan de cinq ans qui trouvera sa place dans le 4e plan d'équipement national sous la rubrique culturelle.

Je ne donnerai qu'un exemple de son efficacité : M. Palewski nous a parlé des Antiquités de France et du musée de Saint-Germain ; la transformation de ce musée, qui est, malgré les efforts de ses conservateurs successifs, l'un des plus tristes du monde trouvera normalement sa place, - comme on a transformé le musée du Trocadéro en musée de l'homme - à l'intérieur du plan, parmi les équipements relatifs aux Antiquités de France, et nous avons l'intention de l'inscrire, comme d'autres, dans le plan.

Quant à l'éclairage de ce musée de Saint-Germain, je fais remarquer qu'il est dès maintenant en cours d'installation et que des crédits ont été prévus au budget à cet effet.

Les points décisifs que je viens d'évoquer étant établis, je répondrai oralement à quelques questions qui m'ont été posées, me réservant, si vous le voulez bien, de répondre par écrit aux questions mineures et aussi, bien entendu, de répondre mardi aux questions fort importantes qui concernent le cinéma.

Prenons d'abord la question des réserves du Louvre. Vous savez qu'on parle depuis quatre-vingts ans de sortir les tableaux des réserves du Louvre. On les sortira en 1960. Comprenez bien, pourtant, que c'est extraordinairement difficile. Pour ne pas abuser de votre temps, je n'en donnerai qu'un exemple. L'un des tableaux qui se trouvent dans les réserves a, dit-on, une trentaine de mètres de côté ; il est roulé ; personne ne sait comment il a pu être introduit à l'endroit où il se trouve ; on ne le sortira que par la fenêtre et, pour le connaître, il va falloir le faire photographier dans la cour du Louvre par hélicoptère. Voila !

Pour la retraite des écrivains, je répondrai longuement et par écrit. La question est extrêmement sérieuse et le rapporteur qui l'a soulevée a eu bien raison de le faire. Il aurait pu ajouter quelque chose d'aussi grave : la situation des veuves des écrivains. Mais il ne faut pas oublier que si la caisse des lettres est un instrument excellent, elle ne dispose encore que de moyens limités et qu'il est extraordinairement difficile, non pas de savoir qui est écrivain, car la gloire y suffit parfois, mais de savoir qui n'en est pas un. Enfin, la Comédie-Française. Eh bien ! mesdames, messieurs, nous n'allons pu ici entrer dans mille détails sur les comités. On nous a dit pendant neuf mois qu'il y aurait la grève dans tous les théâtres nationaux ; il n'y a pas eu une seule grève. On nous a dit que tel ou tel artiste s'en irait. Je fais remarquer que, pendant dix ans, cette illustre maison a été une maison d'écureuils, qu'on y entrait par la porte et qu'on en sortait par la fenêtre. Jusqu'à présent, il n'y a pas eu un seul départ à la Comédie-Française, Je pense, dès lors, qu'il convient de ne rien exagérer, vous en serez d'accord avec moi.

Que souhaite le Gouvernement ? Il souhaite ce qu'il vient de faire à l'Opéra. II y avait un Opéra et on nous disait ce que vient de déclarer la Callas : Je n'irai pas chanter dans ces décors poussiéreux.

Mais les deux directeurs des deux plus grands théâtres lyriques du monde suivent la première de Carmen ; l'Opéra, en une fois, a repris sa place dans les grands théâtres lyriques, et à ce titre la mise en scène à laquelle nous avons assisté est historique, parce qu'elle change les conditions de la mise en scène lyrique et qu'avant un an elle sera imitée dans le monde entier.

On nous a dit que cela coûtait 240 millions ; cela en a coûté 85 et si le cinéma comme on en a parlé, reproduit cette mise en scène, il serait possible d'amortir fort rapidement ce que cette mise en scène a coûté.

De plus, Carmen est le plus grand succès lyrique de l'opéra français, et nous allons bientôt probablement fêter sa 3.000e représentation. Mais si cette oeuvre française est diffusée dans le monde entier par un moyen technique comme le cinéma, Carmen aura en quelques mois des spectateurs incomparablement plus nombreux qu'elle n'en a eu depuis la mort de Bizet.

Pour en revenir à la Comédie Française, qui est peut-être dans le tragique et dans Ie comique la première troupe du monde, je souhaite qu'elle comprenne qu'il est de son intérêt de devenir pour le monde ce qu'elle est pour nous et je souhaite lui en donner les moyens, rien d'autre.

Quant aux plaisanteries qui viennent nous faire croire ou tenter de nous faire croire que nous voulons faire avaler la tragédie aux Français, je rappelle à l'Assemblée, ce que j'ai dit dans une conférence de presse : le président des amis de Labiche est le Premier ministre Michel Debré et j'ai eu également quelques relations avec Labiche ; vous aussi.

Il n'est pas vrai qu'on n'a pas le droit de rire dans la maison de Molière. Vive le rire en France ! Mais pas le rire toujours, et pas le rire qui supprimerait en France une part essentielle du patrimoine français.

J'en arrive à la question des théâtres privés.

Nous sommes en train d'étudier - avec l'intention très ferme d'aboutir avant trois mois - l'aménagement de la taxe locale, sous certaines conditions de remplacement, l'étalement sur trois ans des impositions des directeurs de théâtre dont l'assiette est inégalement répartie dans le temps, l'aménagement des conditions et des modalités de détaxation.

Nombre d'entre vous ont parlé de la décentralisation. Comme ils ont raison ! C'est absolument capital. Mais, à l'intérieur de nos moyens, ce qui a été fait représente déjà un effort considérable. De 100 millions de francs en 1959, nous passons à 239 millions en 1960. La dotation a été augmentée sur chacun des cinq centres : de 20 millions par an en 1959, nous sommes à 30 millions. Nous créons un centre supplémentaire pour le Nord ou le Centre-Ouest. Les crédits des équipes provinciales sont augmentés. Les crédits des festivals sont passés de 61 à 91 millions.

Les crédits pour la décentralisation lyrique, si importante elle aussi, passent de 212 à 252 millions. C'est insuffisant pour seconder les efforts des municipalités, je le sais bien, mais les nouvelles méthodes de la Réunion des théâtres lyriques vont permettre enfin aux vedettes d'aller en province sans que cela s'appelle des tournées. Dès maintenant, Mme Marie Bell est prête à faire le tour des grandes universités françaises. La Comédie-Française le fera également. J'ai cité d'abord une artiste privée, puisqu'il s'agit là d'une proposition qui nous est faite et qui ne dépend plus du Gouvernement. L'Opéra serait, lui aussi, prêt à le faire, mais les obstacles sont immenses, à cause des frais. L'Opéra-comique peut le faire aisément. Avant deux ans, dans chaque grande ville de province, l'une des troupes principales de Paris sera venue jouer. Ajoutons ce qui peut être réalisé et diffusé dans ce domaine grâce à la télévision. Enfin, la subvention aux Jeunesses musicales a été doublée. Nous étudions la réforme de l'enseignement de l'architecture ; la réforme du régime des fondations, pour favoriser le mécénat, comme cela se fait en Amérique ; la réforme du statut des conservateurs et l'élaboration du statut des centres dramatiques.

Nous arrivons aux maisons de la culture, ce qui me conduit à évoquer, ainsi que les rapporteurs me l'ont demandé, les grandes orientations de la culture dans le monde que nous connaissons. Mesdames, messieurs, les orientations sont au bout du compte très claires. En premier lieu, nous sommes en face d'une transformation de la civilisation mondiale, qui n'échappe à aucun de vous. Ce siècle verra l'héritage entier du monde passer dans les mains de quelques nations.

A l'heure actuelle, nous connaissons tous, bien entendu, les deux protagonistes majeurs. S'il s'agit de l'Union soviétique, le problème a un caractère politique particulier. Il va de soi que tout État communiste sera à l'intérieur d'une culture de type marxiste. S'il ne s'agit pas de l'Union soviétique, mais des États-Unis, alors un problème tout à fait différent se pose, d'abord parce que les États-Unis ne prétendent pas, comme l'Union soviétique, fonder une culture sur une philosophie, ensuite parce que les États-Unis n'ont pas la prétention d'avoir un leadership culturel. Ils ne se tiennent pas du tout pour adversaires de l'Europe dans ce domaine - ne mêlons pas trop culture et politique - Ils se tiennent surtout pour une partie de l'Europe.

Or, quels que soient leurs efforts, qui sont à maints égards admirables, il est clair qu'une partie considérable du monde ne croit pas que la culture sur laquelle se fondera sa propre civilisation soit une culture qui appartienne en propre à l'Amérique du Nord. Qu'il y ait là quelque aspect de la lutte d'un lointain héritage protestant et d'un lointain héritage catholique, c'est fort possible. Quoi qu'il en soit, j'ai parcouru l'Amérique latine qui appelait la France. Il existe en ce moment, dans le partage du monde, ou, plus exactement, dans le partage de son héritage, un monde qui sait ce qu'il veut et qui veut le marxisme, un monde qui ne sait pas très bien ce qu'il veut et qui espère, qui espère de tous côtés ; la moitié de ce monde espère dans la France.

Ce n'est pas nous qui sommes allés en Amérique latine dire que noua appelions un leadership français. C'est l'Amérique latine qui m'a dit : Que fait la France ? Le jour où Paris est tombé, nous avons mis nos édifices en deuil. Le jour où Paris s'est relevé, nous avons chanté dans les rues. Nous croyons que la France existe encore, et, puisque vous êtes là, nous qui avons entendu son silence d'une façon si poignante, dites-nous donc ce qu'elle a à nous exprimer ! »

« Notre premier dessein, c'est que, tous ensemble, nous apportions la réponse de la France. Y parviendrons-nous ? » Je ne vois pas pourquoi nous n'y parviendrions pas car, après tout, si le plus indifférent d'entre vous aux problèmes de culture se disait : « J'ai la certitude que dans le domaine de l'esprit, la France abdique à jamais sa grandeur passée », celui-là saurait parfaitement qu'alors la France serait morte. Nous entendons lui redonner les moyens de sa vie dans la mesure où elle le veut elle-même.

Mais il est évident que la France ne peut jouer son rôle dans le monde que si elle le joue en France même, et de là découle l'importance des maisons de la culture. Trois hypothèses dominent en France les problèmes de culture ; il n'y en a pas quatre.

La première, c'est la culture totalitaire, et nous l'écartons.

La seconde, c'est la culture bourgeoise, c'est-à-dire, pratiquement, celle qui n'est accessible qu'à ceux qui sont assez riches pour la posséder.

De même que la princesse de Tête d'or, après avoir répondu aux rêves des hommes qui l'entourent, découvre derrière son masque d'or un visage humain, prenons garde que nous entendons retrouver le visage humain de la culture et non pas derrière le masque d'or quelques sacs d'argent.

Si nous n'acceptons ni la première ni la deuxième hypothèse, si noble ou si usé que soit le mot démocratie, alors il n'y a qu'une culture démocratique qui compte et cela veut dire quelque chose de très simple.

Cela veut dire qu'il faut que, par ces maisons de la culture qui, dans chaque département français, diffuseront ce que nous essayons de faire à Paris, n'importe quel enfant de seize ans, si pauvre soit-il puisse avoir un véritable contact avec son patrimoine national et avec la gloire de l'esprit de l'humanité.

Il n'est pas vrai que ce soit infaisable; c'est presque assez facile et bien d'autres choses sont plus difficiles.

L'enseignement peut faire qu'on admire Corneille ou Victor Hugo. Mais c'est le fait qu'on les joue qui conduit à les aimer. La culture est ce qui n'est pas présent dans la vie, ce qui devrait appartenir à la mort. C'est ce qui fait que ce garçon de seize ans, lorsqu'il regarde peut-être pour la première fois une femme qu'il aime, peut réentendre dans sa mémoire, avec une émotion qu'il ne connaissait pas, les vers de Victor Hugo :

Lorsque nous dormirons tous deux dans l'attitude

Que donne aux morts pensifs la forme du tombeau...

Il y a un héritage de la noblesse du monde et il y a notamment un héritage de la nôtre. Que de tels vers puissent être un jour dans toutes les mémoires françaises, c'est une façon pour nous d'être dignes de cet héritage, c'est exactement ce que nous voulons tenter.

Mesdames, messieurs, c'est ce que je tente en votre noM. Je sais que ce que je souhaite est ce que vous souhaitez tous. Je vous remercie de le souhaiter. Je vous remercie de me faire confiance pour l'accomplir, au nom des occupations qui ont rempli ma vie.

J.O. Débats Assemblée nationale,
n° 79, 18 novembre 1959. p. 2498-2500.