Présentation du projet de loi de programme
relatif à la restauration des grands monuments historiques

14 décembre 1961

Mesdames, messieurs, si je monte à cette tribune pour présenter à l'Assemblée un texte qui eût pu prendre la forme d'un règlement, c'est que le Gouvernement a souhaité que l'action par laquelle sera sauvé ce patrimoine français illustre soit assumée par le peuple de France à travers ses élus.

Le domaine technique ou financier sur lequel doit se fonder votre opinion a été fort bien exposé par vos rapporteurs. Je n'y reviendrai donc pas. Mais, puisque nos monuments sauvés, s'ils ne doivent pas sombrer à jamais dans la guerre, devront voir passer des générations, puisque la loi qui vous est soumise aujourd'hui est une loi historique, je voudrais tenter d'en préciser l'esprit.

L'un de vos rapporteurs a fait allusion, timidement et pourtant de la façon la plus noble et la plus courageuse, à une objection que chacun de vous porte en lui-même. Je vais la résumer brutalement : « Pourquoi sauver Reims, pourquoi sauver Versailles, plutôt que d'acheter de nouveaux blocs opératoires ? »

Mesdames, messieurs, nous savons tous que si nous devions choisir, choisir irrémédiablement, entre la vie d'un enfant inconnu et la survie d'un chef d'oeuvre illustre : la Joconde, la Victoire de Samothrace ou les fresques de Pietro della Francesca, nous choisirions tous la vie de l'enfant inconnu. Mais cette question tragique est un piège de l'esprit. Jamais l'humanité n'a été contrainte de choisir et elle ressent invinciblement qu'elle doit sauver l'enfant et les chefs-d'oeuvre.

Tolstoï demandait : « Que vaut Shakespeare en face d'une paire de bottes, pour celui qui doit marcher pieds nus ? » L'Union soviétique, comme les démocraties occidentales, a pensé qu'il fallait fabriquer des bottes pour ceux qui n'en avaient - et leur faire lire Tolstoï et Shakespeare.

Tous les États savent aujourd'hui qu'une puissance mystérieuse de l'esprit, qui se confond peut-être avec celle qui assure la survie des grandes oeuvres et exprime obscurément l'âme des peuples, affronte dans l'ombre les visages de la misère et du malheur. Il est vain d'opposer l'une aux autres : ce n'est pas à ces visages que nous devons opposer notre action, c'est à l'action des autres nations.

II n'est pas concevable que la France néglige Reims et Versailles, quand les États-Unis et le Brésil protègent leur architecture d'avant-hier, quand le Mexique restaure ses pyramides aztèques, et la Russie ses églises ; quand l'Égypte, par la voix d'un Français, fit appel au monde pour sauver ses temples menacés par le barrage du Nil.

Les monuments que vous allez, je l'espère, sauver, ne les définissons pas par ce dont ils sont nés. Ils ont subi une immense métamorphose. Vincennes n'est plus pour nous, comme pour le XIXe siècle, une forteresse féodale ; ni Versailles, un lieu de plaisir des rois.

Châteaux, cathédrales, musées, sont les jalons successifs et fraternels de l'immense rêve éveillé que poursuit la France depuis près de mille ans.

Chefs-d'oeuvre, sans doute : lieux de beauté que nous devons transmettre comme ils nous ont été transmis : mais quelque chose de plus, qui est précisément l'âme de ce grand rêve. Nous savons bien que nous n'avons pas reçu la charge de Vincennes comme celle d'un quelconque donjon ; la charge de Versailles, comme celle d'un château magnifique parmi d'autres.

Notre histoire, comme toutes, recouvre le long cortège de sang et d'avidité que suscite l'inépuisable passion des hommes ; mais si elle est une histoire, et non ce cortège sanglant, ce n'est pas seulement par l'énergie des rois rassembleurs de terres, c'est aussi par ce qui fit la France aux yeux du monde ; car la France n'a jamais été plus grande que lorsqu'elle combattait pour tous et, du donjon de Vincennes au musée des Invalides, l'appel désespéré des croisés de Mansourah renaît dans les chants des soldats de l'an II...

Ces monuments sont les témoins de notre histoire, devenue exemplaire. Tous les peuples ont besoin d'une histoire exemplaire, et lorsqu'ils n'en ont pas, ils l'inventent. Si le chêne de saint Louis enchante les enfants et demeure dans la mémoire des hommes, si nous entendons encore celui qu'on appelait « le gentilhomme le plus mal habillé de sa cour », dire : « Je soutiendrai la querelle du pauvre », c'est qu'il est beau, pour un roi mort, de symboliser la justice. Et si l'appel qui précède cette mort : « O, Dieu, ayez pitié de ce peuple qui m'a suivi sur ce rivage ! » trouve en nous une si profonde résonance, c'est qu'il est beau, pour un héros, de symboliser la pitié. Vincennes nous serait moins nécessaire, s'il n'était que le donjon de Philippe le Bel.

Nous avons choisi Reims entre toutes les cathédrales, vous le savez, parce qu'elle est la plus menacée, sans oublier Strasbourg, ni Laon, ni Chartres, acropole de la chrétienté.

Reims est une cathédrale glorieuse, mais elle ne nous émeut pas par sa gloire. C'est la cathédrale des sacres. Lequel d'entre vous, mesdames, messieurs, se souvient d'un seul de ces sacres, à l'exception de celui dont nous nous souvenons tous ? La profusion d'étendards qu'abrita si longtemps ce grand vaisseau de chevalerie n'est plus que ténèbres sous la lueur invincible de l'oriflamme qui sacra Charles VII au nom du peuple de France « Elle était à la peine, il est bien juste qu'elle soit à l'honneur... »

Jusqu'à la Révolution, nous ne retrouverons plus cette fraternité.

Chambord dédie ses trois cent soixante-cinq cheminées de pierre ornées de salamandres à une Diane chasseresse qui règne distraitement sur les nymphes de la Loire et les bûcherons de Ronsard.

Fontainebleau - où notre loi va permettre d'achever enfin le dégagement du plus grand cycle de peinture maniériste de l'Europe - malgré son italianisme, est le premier vrai palais de l'Occident, le premier successeur royal des maisons patriciennes de Florence, l'ancêtre de Versailles. « Maison des siècles », comme l'a rappelé M. Mainguy, citant Napoléon. Mais, devant l'escalier que gravirent tant de reines et trois impératrices, nous ne voyons que la marche précipitée de l'Empereur vers les adieux de la garde.

Versailles ! Louis XIV en fut vraiment le maître d'oeuvre passionné. II est mort importuné par le bruit des marteaux qui avait empli son règne, et depuis l'Espagne jusqu'à Saint-Pétersbourg, ce palais toujours inachevé a imposé son style à l'Europe des grandes monarchies. Mais lorsque, après la Libération, nous voyions les roseaux de la mort affleurer aux berges du grand canal, nous savions bien que cette mort n'eût pas été seulement celle de l'oeuvre d'un roi.

Comme Chartres, comme Reims, Versailles est la France. Par le génie de ses artistes, par la plus vaste procession de gloire et de malheur de l'Europe, et aussi parce que dans la cour de marbre la mystérieuse métamorphose dont je parlais tout à l'heure fait la Révolution aussi présente que la Royauté. J'ai vu la reine de Thaïlande faire le geste de la bénédiction bouddhique vers les trous des piques qui crevèrent le portrait de Marie-Antoinette et M. Khrouchtchev rêver sur la dalle du balcon où Louis XIV mourant salua le peuple de Versailles et où Louis XVI, devant la clameur du peuple de Paris, pressentit la fin de la monarchie française et peut-être celle des monarchies occidentales.

Quant aux Invalides, il n'est sans doute pas de monument qui illustre mieux ce que nous voulons défendre ici : Chef-d'oeuvre incontesté dont nous retrouverons tout l'accent lorsque le nettoyage aura rendu leur couleur à ses pierres, « le lieu le plus respectable du monde » selon Montesquieu, l'édifice que les rois de France faisaient visiter d'abord aux souverains étrangers. Monument de la fidélité du roi à ses soldats blessés - à ce titre plus noble que Versailles. Mais aussi bien sûr le tombeau de Napoléon. Le destin fait veiller le plus grand capitaine des temps modernes par ses soldats d'Austerlitz, mais aussi par la garde funèbre des amputés de la France royale et par celle des armées de la République.

Liés à Napoléon malgré tant d'humbles blessés, comme Fontainebleau l'est malgré tant de rois, les Invalides le sont cependant moins par son tombeau, que par le Roi de Rome de Victor Hugo :

« Au souffle de l'enfant, dôme des Invalides,

« Les drapeaux, prisonniers sous tes voûtes splendides,

« Frémirent, comme au vent, frémissent les épis... »

C'étaient les drapeaux de l'Empire.

Mesdames, messieurs, ceux d'entre vous qui, après la Libération, ont conduit leurs enfants grandis dans les salles pleines d'ombre du rez-de-chaussée des Invalides, y ont vu aussi les drapeaux de la liberté, les fanions déchirés qui portent les noms d'Arcole et de Rivoli... La France possède maintes maisons des siècles.

Je parlerai à peine du Louvre, ce que j'aurais à en dire, vous le connaissez tous. Précisons seulement que le nettoyage rendra sa pureté à la Colonnade, révélera peut-être, sous la noirceur de la Cour Carrée qui n'est nullement une patine, la polychromie des marbres.

Ce qui est en cause ici, c'est le musée. Par la mise en état du Pavillon de Flore et de cette Cour Carrée où toute la peinture française sera enfin exposée, le Louvre, depuis la sculpture sumérienne jusqu'à la peinture de Cézanne, deviendra enfin le premier musée du monde et le plus éclatant symbole de ce que nous tentons aujourd'hui. Cette maison des millénaires éclaire nos siècles. En elle apparaît clairement l'action mystérieuse de l'art qui n'est que suggérée par nos monuments.

L'histoire de l'humanité nous apporte, elle aussi, son long cortège de haines et de sang, mais les chefs-d'oeuvre se lèvent de la mort comme les victoires ailées se levaient des champs de bataille antiques. La plus grande épouvante qu'ait connue le monde, l'horreur assyrienne, emplit notre mémoire de la majesté de la lionne blessée. Et si un art naissait demain des fours crématoires, il n'exprimerait pas les bourreaux, il exprimerait les martyrs.

En un temps où le grand songe informe que poursuit l'humanité prend parfois des formes sinistres, il est sage que nous en maintenions les formes les plus hautes. Le songe aussi nourrit le courage, et nos monuments sont le plus grand songe de la France.

C'est pour cela que nous voulons les sauver ; non pour la curiosité ou l'admiration, non négligeable d'ailleurs, des touristes, mais pour l'émotion des enfants que l'on y tient par la main. Michelet a montré jadis ces petits visages éblouis devant les images de leur pays où la gloire n'avait pas d'autre forme que celle du travail et du génie. C'est elles qui nourrissent notre communion la plus profonde. C'est par elles que les combats, les haines et les ferveurs qui composent notre histoire s'unissent, transfigurés, au fond fraternel de la mort.

Puissions-nous faire que tous les enfants de France comprennent un jour que ces pierres encore vivantes leur appartiennent à la condition de les aimer.

Puissions-nous ensevelir un jour, à côté de la statue de Mansart ou de celle de Louis XIV, l'un des maçons inconnus qui construisirent Versailles et graver sur sa tombe, grâce à la loi que nous vous demandons de voter aujourd'hui : « A Versailles, bâti pour le roi, conquis par le peuple, sauvé par la nation ».

J.O. Débats Assemblée nationale,
n° 105, 15 décembre 1961, p. 5637-5638.