Présentation du budget des affaires culturelles

14 octobre1965

Je remercie M. le président de la commission des finances, ainsi que MM. les rapporteurs, à la fois du soutien qu'ils m'apportent, des encouragements qu'ils me prodiguent et de l'optimisme dont ils ont fait preuve.

Je souhaite certainement ajouter à mes « titres de gloire » une grosse enveloppe pour les affaires culturelles, mais il n'y a guère que vingt-quatre ministres qui soient dans le même état d'esprit. En tout cas, si j'obtiens satisfaction, ce sera certainement en partie grâce à l'aide qui m'aura été apportée par cette Assemblée, très particulièrement cette année.

Établir un bilan d'ensemble est inutile. Il a été très bien fait par les rapporteurs pour avis et par le rapporteur de la commission des finances, chacun dans son domaine. Par conséquent, je ne retiendrai pas votre attention sur un ensemble de quatre-vingts ou quatre-vingt-cinq questions. Au surplus, chacun connaît ce qui a été fait d'important, puisque mon ministère a la chance de travailler en changeant la couleur des monuments et en ouvrant des maisons de la culture.

Quant à nos projets importants, je ne pourrai malheureusement que les exposer en commission avant la fin de l'année. En effet, les grands projets d'architecture concernent Paris et, par conséquent, la ville est d'abord intéressée.

Quant à la réforme sur le cinéma, elle doit être discutée en comité interministériel au cours de cette quinzaine. La première séance de travail a lieu précisément cet après-midi. Je répondrai néanmoins sur cette question, mais je ne pourrai pas faire état du caractère définitif d'une réforme qui n'est pas encore acceptée par le Gouvernement.

Il ne me reste donc que l'entreprise la plus importante historiquement, celle des maisons de la culture, dont je vous entretiendrai à la fin de cet exposé.

Sur l'ensemble des questions posées dans les rapports, je vous propose, en accord avec MM. les présidents des commissions, de nous donner rendez-vous en commission. Répondre à toutes les questions posées est tout à fait exclu car je n'aurais pas terminé à treize heures et ceux qui doivent intervenir ne le pourraient pas. Ce ne serait pas sérieux. Je me bornerai, en séance publique, à répondre sur les points capitaux qui revêtent de l'importance pour l'objet du débat, je veux dire le vote.

Considérons tout d'abord le problème des forêts. Monsieur le président de la commission, vous savez combien je suis d'accord avec vous : vous connaissez aussi les obstacles, très particuliers, que nous rencontrons dans la région parisienne. Néanmoins, vous avez posé un problème de principe sur lequel je suis absolument d'accord avec vous. Non, les forêts ne sont pas destinées à être détruites ou à être loties. Elles sont parties d'une certaine réalité nationale et elles doivent être protégées comme telles. Ce ne sera pas facile car ce n'est pas seulement le ministère des affaires culturelles qui en a la charge ; mais il est dans l'esprit du Gouvernement d'envisager la question, comme vous l'avez posée.

Je suis parfaitement d'accord sur la perspective générale du rapport de la commission des finances. Je préciserai quelques points.

Il est vrai qu'il y a 100 vacances sur 440 emplois et il est vrai - c'est ce qu'a dit allusivement le rapporteur -que

la difficulté de recrutement tient à la médiocrité des traitements. Mais il est vrai aussi que nous touchons là un problème qui n est pas le mien mais celui de la fonction publique. En fait, les crédits correspondants sont utilisés pour rémunérer des auxiliaires. La solution vaut ce qu'elle vaut.

Quant à la consommation des crédits, là aussi je suis d'accord avec vous. Pratiquement il ne s'agit pas autant qu'on l'a dit de l'inaptitude des services - en premier lieu ceux de l'architecture - à les utiliser.

En 1964, la consommation des crédits de paiement a été compromise, d'abord, par le blocage des autorisations de programme au 1er septembre 1963. Une somme globale de 26 millions de francs n'a pu être employée de ce chef au 31 décembre ; elle a été partiellement débloquée au cours de 1965 seulement. Nous devons déplorer, en second lieu, l'annulation d'un crédit de 7 millions de francs en autorisations de programme en septembre 1964.

La question des postes eux-mêmes ? La traiter nous mènerait trop loin. Nous l'étudierons en commission.

Sur le Ve plan, vous le savez, il n'y a pas de débat possible puisque le projet n'est pas encore déposé par le Gouvernement. Mais, quoi qu'il en soit, mon désir est naturellement de conjuguer ce qui peut être obtenu au titre du Ve plan et ce qui ne peut pas l'être. On dit que le Ve plan doit être impératif. Prenons-y garde ! Il y a, et pas seulement en France, une réalité à l'intérieur des démocraties - de celles qui ont des plans - c'est que le plan est censé être impératif pour tout le monde, sauf pour le ministère des finances ; ce qui fait qu'il est impératif négativement.

Nous devons, théoriquement, faire le musée du XXe siècle. Ce musée du XXe siècle n'est pas une plaisanterie. A l'heure actuelle six cents toiles de Rouault - qui est l'un des plus grands peintres du siècle - sont dans les réserves. Or le Ve plan n'envisage pas la construction du musée. Tout ce qui est envisagé, ce sont des études. Or il faudra construire le musée. Je dis clairement : « Vive le plan s'il est impératif pour faire quelque chose et vive autre chose si le plan n'y va pas », selon la phrase de .Montaigne : « Que le Gascon y aille si le Français n'y va pas ».

On a parlé de la rémunération des architectes. L'étude du mode de calcul des honoraires des architectes se poursuit sur deux plans : la mise au point de textes particuliers, qui est actuellement menée vers son terme, par exemple la rédaction de décrets fixant les tarifs des honoraires des architectes et des techniciens : et d'autre part, une analyse exhaustive des tâches composant la mission des architectes et la fixation des moyens indispensables pour les exécuter convenablement.

A propos des musées de province, l'insuffisance des moyens financiers dont ils disposent est réelle. Ne nous y méprenons pas, cependant. Une tâche extrêmement remarquable a été accomplie pour les musées de province. On ne saurait trop en féliciter l'inspecteur général qui en a la charge. La plupart d'entre vous ont pu voir le musée de Saint-Germain. Il est à mon avis - tout au moins en ce qui concerne les salles qui ont été refaites, au premier étage,- le seul qui puisse rivaliser aujourd'hui avec la plus grande réussite des musées d'Europe, c'est-à-dire le musée Correr à Venise.

Je rappelle, d'ailleurs, qu'à côté de l'aide technique qu'il dispense, l'État n'intervient que par la voie de subventions d'équipement, qui s'élèvent à 40 p. 100 dans le financement des opérations.

Examinons maintenant le problème du classement des musées. Le nombre des musées classés est actuellement de 30. Nous sommes favorables au classement d'une dizaine de musées supplémentaires dans les prochaines années. Il y aura en priorité Metz, Chambéry, Albi et le musée des beaux-arts de Caen.

Le problème est budgétaire puisque les musées classés doivent avoir à leur tête un conservateur pris dans le corps de la conservation des musées nationaux. Pour classer de nouveaux musées, il faudrait donc disposer de postes de conservateurs. Bien que l'on envisage la création de treize postes dans le budget de 1966, l'effectif du corps de la conservation est actuellement très insuffisant pour satisfaire aux besoins les plus urgents des musées nationaux. Cela rejoint les observations présentées par MM. les rapporteurs.

Quant au regroupement des collections, il se poursuit : très bien, pour le Petit Palais d'Avignon, qui va rassembler les primitifs italiens de la collection Campana. Vous savez que cette collection avait été dispersée après Napoléon III. Or il est extrêmement important de la regrouper, d'abord parce que le lien entre les tableaux revêt un grand intérêt. Comment le public pourrait-il juger de l'évolution de la pointure italienne entre 1450 à 1475, c'est-à-dire à un moment décisif, s'il y a un tableau à Caen et un autre à Marseille, par exemple.

On rassemble maintenant les tableaux. Au surplus, c'est un musée de province d'une très grande qualité. Le Petit Palais d'Avignon est très beau. A l'heure actuelle, 210 tableaux sur les 250 de la collection y sont déjà rassemblés. Par conséquent, on peut dire que l'ouverture du Petit Palais d'Avignon devrait être assez proche.

Nous avons à Nevers le musée qui rassemble les céramiques françaises et étrangères : à Douai, les écoles du Nord, à Bayeux, les peintres de la fin du dix neuvième siècle à caractère régional ; à Toulouse, l'enrichissement des collections d'art roman. Vous savez que le musée d'art roman de Toulouse est un des premiers musées d'art roman du monde.

En ce qui concerne la coopération entre les maisons de la culture et les autres établissements artistiques, je suis absolument d'accord avec M. Icart. C'est un peu ce que nous tentons de faire. La coopération s'est établie au Havre avec le musée, à Caen avec le théâtre, au Havre encore avec le cinéma d'art et d'essai, à Bourges avec l'école des beaux-arts.

Certains de nos investissements sont fondés sur cette idée. A Rennes, les maisons de la culture et de l'O. R.T.F. sont conjointes. C'est d'ailleurs cette conception des choses qui nous avait conduits, en 1963, à créer nos comités régionaux des affaires culturelles, qui vont être heureusement renforcés cette année.

Enfin, un effort particulier a été fait dans le domaine des bourses. Le budget de 1966 prévoit 183 bourses supplémentaires. Leur montant total, y compris celles qui sont destinées à l'architecture, atteint, pour Paris et la province, 400 000 francs. Les bourses - j'ai eu beaucoup de mal à l'obtenir, mais c'est un acte de justice élémentaire - sont enfin alignées sur celles de l'enseignement supérieur. Nous avons créé également des bourses de voyage. Une augmentation des crédits affectés aux bourses interviendra à plus long terme. Je passe.

Du rapport de M. Marcenet, je retiens simplement ceci : L'extension des ressources du fonds de soutien au théâtre privé ne pose pas de problème pour nous, mais elle en pose pour le ministère de l'intérieur et la ville de Paris, car la profession s'y prêtera volontiers si l'on compense par une baisse de l'impôt local sur les spectacles la hausse des cotisations versées au fonds.

En ce qui concerne les relations entre les musées et l'O.R.T. F., il n'existe pas entre eux d'accord formel pour une action de propagande systématique en faveur des musées. C'est exact. Mais il existe de bonnes relations, fondées sur l'intérêt mutuel des deux partenaires. La télévision y trouve des sujets d'émission, et les musées la possibilité d'élargir considérablement leurs contacts avec le public.

Cette collaboration a revêtu diverses formes, telles que le compte rendu télévisé des manifestations organisées par les musées et des programmes réguliers. Enfin - et c'est sans doute ce à quoi le rapporteur faisait allusion - la télévision et les musées ont arrêté le principe d'une série d'émissions sur les musées qui seront réalisées par l'O.R.T.F. avec le concours de la direction des musées.

Pour la musique, je pense, moi aussi, que la réforme et l'augmentation des crédits doivent aller de pair. En ce qui concerne les commandes, on doit réformer l'actuelle procédure de passation, conformément au rapport de la commission nationale de la musique, avant d'augmenter les crédits actuels. Cette réforme est à l'étude.

S'agissant des quatre associations parisiennes de concerts, les différentes formules proposées supposent, elles aussi, un accroissement des moyens.

Il s'agirait de choisir entre la nationalisation de la Société des concerts et l'augmentation de la subvention des autres sociétés, d'une part, l'achat de douze concerts à chacune, d'autre part.

Le premier crédit obtenu cette année pour la musique sera consacré à la province, afin de sauver les orchestres régionaux de l'O.R.T.F. et de créer, dans une des villes où seront mis en place les nouveaux conservatoires régionaux, un orchestre professionnel à temps plein, recruté par un concours national garant de sa qualité.

Je passe sur l'enseignement de la musique dans le cadre de l'enseignement général car mon exposé serait alors beaucoup trop long. Je rappelle simplement que, bien entendu, les grands pays de musique pratiquent une politique qui commence à l'école. Une telle politique est souhaitable, chez nous, mais, vous le savez, je n'en suis pas maître.

En revanche, un travail très poussé va probablement aboutir à ce que l'enseignement de la musique se trouve plus ou moins lié a celui de la danse.

Pour les monuments historiques, il est vrai que le crédit est passé de 18 millions à 13 millions. Mais attention ! L'abattement de cinq millions environ est plus que compensé par la possibilité d'engager, dès 1966, sept millions par anticipation sur les crédits de 1967, comme il est indiqué à l'état D de la loi de finances. Nous pourrons donc engager 20 millions en 1966, au lieu de 18 en 1965. C'est en 1967 que la réalité de l'économie qui nous est imposée apparaîtra, car nous ne pourrons alors engager que 13 millions et demi. A moins que nous n'obtenions d'ici là une augmentation, ce qui sera évidemment indispensable.

En ce qui concerne le cinéma, c'est à peine si je peux envisager les réponses, pour la raison que j'ai dite : le comité interministériel s'ouvre cet après-midi.

Néanmoins, je voudrais signaler que les deux rapports de la commission des finances et de la commission des affaires culturelles ont un point commun, qui est assez différent des interventions à la tribune auxquelles nous venons d'assister. C'est qu'à la tribune MM. les rapporteurs ont attaché une assez grande importance au cinéma de qualité, disons au cinéma comme art, alors que dans les rapports, il n'en est pour ainsi dire pas question. Or je tiens à dire que je suis beaucoup plus d'accord avec la tribune qu'avec les rapports ! Il est certain que le cinéma est une industrie ; il est certain que nous n'allons pas faire un cinéma de laboratoire ; il est certain que le cinéma français souffre d'une fiscalité excessive et qu'il doit être sauvé. Tout cela est la vérité même. Seulement, prenons bien garde qu'une réforme qui aurait pour conséquence, au bénéfice de films de grand public, de détruire la création dans le cinéma français serait une réforme extrêmement dangereuse. Nous savons tous que, bien qu'on dise assez souvent que le cinéma français est mauvais, il est un des deux cinémas qui existent de ce côté-ci du rideau de fer, en Europe. En somme, il y a le cinéma américain, le cinéma français et le cinéma italien. Qu'y a-t-il d'autre ?

Or le cinéma français qui compte, c'est un très petit nombre de films, qui sont presque tous des oeuvres de jeunes. Je dis presque tous, parce qu'un homme du talent d'Abel Gance est une gloire mondiale, et depuis longtemps. Mais tout de même, il s'agit avant tout d'une certaine génération et, cette génération, nous devons absolument lui donner ses moyens. D'autant que nous devons nous rendre compte que le cinéma qui rapporte le plus d'argent n'a pas été celui des grosses sociétés. C'est une sorte de cinéma d'amateur.

Par conséquent, tout ce qui pourra être fait pour aider à la fois la production, la distribution, et tout ce que nous voudrons, est bon. Et nous devons le faire en prenant extrêmement garde de ne pas créer une sorte de privilège de la recette.

En gros, la fiscalité du cinéma, vous la trouvez excessive. Moi aussi. Pour tout dire je crois que le ministre des finances est également de cet avis ! Cette fiscalité date de l'âge d'or du cinéma, c'est évident. Elle a reposé sur un fondement moral qui n'a plus de sens, la taxe sur les spectacles étant née de l'ancien droit des pauvres.

Le projet de loi sur la taxe sur la valeur ajoutée, déposé par le Gouvernement et voté par l'Assemblée, procurera au cinéma, à partir de 1967, un allégement global de 30 millions. Il est exact, comme le signale M. Ribadeau-Dumas, que le remplacement de la taxe sur les prestations de service par la taxe sur la valeur ajoutée aura pour effet de priver les distributeurs et les producteurs d'une partie du bénéfice de cet allégement Mais il conviendrait de distinguer le cas des films étrangers ou produits à l'étranger, qui ne tireront effectivement aucun avantage appréciable de la réforme, et celui des films français ou produits en France, dont les producteurs auront désormais la faculté de récupérer les taxes grevant le coût de production, ce qui devrait se traduire au total par un gain fiscal, non négligeable, de l'ordre de 8 millions.

Pour le fonds d'aide, les tendances générales de la réforme, si elle est acceptée, seraient : en premier lieu, de supprimer l'effet inflationniste, du point de vue de la production, du fonds d'aide ; en deuxième lieu, de favoriser, grâce à l'importance relativement accrue de l'aide sélective, la production de films de qualité répondant aux besoins actuels du public ; en troisième lieu, de concentrer et d'assainir la production ; en quatrième lieu, d'accélérer la diffusion et de concentrer la distribution ; en cinquième lieu, d'améliorer l'équipement et l'implantation de l'exploitation en rétablissant l'aide à l'exploitation.

Il est évident qu'il faudra infléchir ces mesures dans une certaine proportion. Il serait extrêmement souhaitable, par exemple, d'obtenir la détaxe des recettes des films sélectionnés.

Ces mesures pourraient sauver le cinéma de qualité, Il est à noter - les résultats le prouvent - que l'aide sélective a bénéficié aux meilleurs des films français.

Enfin, il faudra évidemment établir une nouvelle et meilleure coopération avec la télévision et créer un organisme de centralisation des recettes.

Je pense que nous pourrons reparler de tout cela en commission, et dans un temps extrêmement court puisque, je le répète, le Gouvernement doit s'en préoccuper tout prochainement.

Ayant ainsi répondu à quelques questions de détail, je voudrais en venir au problème réellement central, à la fois par rapport à ce que M. Marcenet a appelé nos trois tâches principales, et parce qu'il s'agit de la tâche la plus importante à mes yeux, infiniment plus importante que le changement de la couleur de Paris. Je veux parler des maisons de la culture.

On m'excusera de revenir pendant quelques minutes sur certains points que j'ai déjà exposés ici ; mais si je ne les reprenais pas à leur place, mon exposé serait inintelligible.

La France est à l'heure actuelle, exemplaire pour les maisons de la culture dans le monde. Je ne suis pas allé dans un seul pays sans que mon homologue m'ait demandé comment nous allions procéder et m'ait expliqué qu'il avait l'intention, lui aussi, d'appliquer ce système d'une façon ou d'une autre.

Quand je dis d'une façon ou d'une autre, je supprime l'autre parce que, lorsqu'il s'agit d'un pays comme la Chine, les problèmes sont différents ; mais, s'agissant du Mexique, des États-unis ou de l'Angleterre, alors ce sont vraiment nos problèmes.

Quand je suis passé à Singapour, quatre jours avant la scission, le ministre des affaires culturelles, qui est par ailleurs président du parti, m'a demandé si la France acceptait de faire la maison de la culture de Singapour.

Singapour est une ville de quatre millions d'habitants, et sa signification est ce que vous savez tous. Le moins qu'on puisse dire des expositions françaises à Singapour, c'est qu'en un siècle il n'a jamais dû y en avoir une seule ! C'est dire qu'il s'agirait de quelque chose d'assez considérable.

La réponse était qu'il appartient aux affaires étrangères de savoir ce qu'on fait à Singapour. Néanmoins, le symbole était assez significatif.

Ce dont il s'agit, c'est ceci.

Autrefois, quelqu'un a parlé des corps cuirassés, puis quelqu'un d'autre les a constitués. Ce quelqu'un d'autre s'appelait le général Guderian. Il serait peut-être souhaitable que nous puissions faire notre corps cuirassé, en attendant que les autres l'imitent sans que nous l'ayons fait !

Le fond de la question, mesdames, messieurs, le voici : on nous a parlé abondamment de l'américanisation du monde. Ce n'est pas du tout de l'américanisation du monde qu'il s'agit. Il suffît d'être allé à travers l'Asie pour le savoir. Il s'agit de la machine, tout simplement.

Il n'est pas vrai que le Japon soit en train d'imiter l'Amérique. Il n'est pas vrai que l'Inde imite l'Amérique. Tous les grands pays affrontent aujourd'hui le problème tragique que nous avons rencontré au XIXe siècle et chacun est obligé de concilier son âme avec la présence de la machine, qui maintenant a conquis le monde. Chacun fait son combat comme il le peut, se bat avec ses propres mains et cherche ses propres résultats.

Or il se trouve, entre autres choses, que la machine a été créatrice de loisirs. Mais, en même temps, elle a été la destructrice de toutes les grandes civilisations agraires.

J'avais exposé ici que si Ramsès avait pu causer avec Napoléon, ils auraient parlé des mêmes choses. C'étaient de grandes civilisations paysannes. Il y avait une paysannerie, quelques très grandes villes, des marchés, une armée, des finances, une justice. Les ministères, en gros, étaient les mêmes. Et après tout, Napoléon allait à la chasse, et même Napoléon III, comme Louis XIV, et Louis XIV allait à la chasse comme Ramsès II.

Il n'y a pas une différence extraordinaire entre la civilisation du moyen empire égyptien et la civilisation de l'Empire français, mais il y a une différence absolue entre la civilisation de Napoléon et la nôtre. Si nous prenions une des sténographies - elles existent, sous une autre forme - des conseils des ministres de Napoléon, nous verrions qu'il ressemblent extraordinairement aux conseils de Louis XIV, mais qu'ils n'ont aucun rapport avec notre conseil des ministres, parce que l'État n'est plus le même, qu'il n'a plus les mêmes choses à faire et que la civilisation a été foncièrement changée.

Or la machine n'a pas seulement détruit les conditions de travail. Elle a aussi détruit la structure des anciennes civilisations, qui étaient, pour prendre un terme commode, des civilisations de l'âme.

Jusqu'au moment où le christianisme a cessé de mettre en forme organiquement l'Europe, le problème humain s'est posé de la même façon. Mais, a partir de la machine, on a vu le remplacement de l'âme par l'esprit, de !a religion non par la métaphysique, mais par la pensée scientifique, parce qu'il y a eu la métaphysique d'abord, l'esprit scientifique ensuite. En somme, on a remplacé la signification de la vie par les lois du monde.

Ce que pensait un grand esprit au XIIe siècle en face du monde c'était : qu'est-ce que tout cela veut dire ? La clé était évidemment sa religion, comme cela l'était deux mille ans plus tôt.

Notre conception du monde, lorsque nous disons « qu'est-ce que ça veut dire ? », c'est : comment les choses fonctionnent-elles ? Autrement dit, quelles sont les lois ?

Il est extrêmement frappant de constater que la pensée scientifique présente, dans un certain domaine, une faille si grave que les deux plus grands physiciens que j'aie connus. Einstein et Oppenheimer, étaient tous les deux des obsédés de la métaphysique de l'Inde, le second étant aussi un sanskritiste. Ils savaient que ce qu'ils apportaient - et pour le premier ce n'était pas rien - était indispensable à l'humanité, mais que quelque chose d'autre était en cause, qui ne serait jamais comblé par la pensée scientifique. Or, ce qui a été vrai de très grands esprits est vrai, d'une façon beaucoup plus confuse, beaucoup plus incertaine et, parfois, beaucoup plus douloureuse, pour les masses entières, parce que ce qui s'appelait l'âme n'a pas disparu pour autant. Je précise en passant que, comme il n'existe pas d'autre mot, j'emploie celui « d'âme » au sens de la psychologie des profondeurs et sans y attacher une importance religieuse particulière ou un concept confessionnel.

Cela n'a pas disparu. Les rêves demeurent, l'interrogation de la vie aussi. Il n'est pas nécessaire d'être le plus grand physicien du monde pour se dire, en se regardant dans la glace, que son visage sera un jour un visage de mort et pour se demander ce qu'on fait sur la terre.

Il n'est pas non plus indispensable de savoir le mettre en forme pour le ressentir.

Le sens de la vie, on a cru, dans les civilisations modernes - car en gros c'en est une - l'escamoter par ce que j'appellerai les occupations permanentes. Il ne s'agit plus de travailler, il s'agit d'être occupé. D'où la théorie de l'occupation des loisirs et l'idée, absolument fausse, que les problèmes culturels sont des problèmes d'utilisation des loisirs.

Bien entendu, il n'y a pas de culture sans loisirs, mais bien entendu aussi on peut occuper ses loisirs à tout autre chose. Si le mot culture a pris un tel sens dans le monde entier, c'est bien parce qu'il correspond à autre chose qu'à une occupation.

Il y a un certain nombre d'occupations physiques et vous remarquerez que ce sont celles des civilisations anciennes : la chasse, la pêche, le sport. Là aussi, nous pourrions être dans l'Égypte antique. En moins, il y a la religion.

Or, que veut dire « occuper ses loisirs » à partir du moment où cette occupation n'est pas en partie religieuse, à partir du moment où elle n'est pas exactement « informée » , au sens étymologique, par la religion?

Occuper ses loisirs, cela veut dire vivre dans l'imaginaire et rien d'autre ; même autrefois. Mais l'imaginaire était ordonné par les grandes légendes épiques et religieuses des anciennes civilisations, comme il est encore relativement ordonné par les partis dans les États totalitaires, si longtemps qu'ils restent totalitaires. Mais cela n'est pas vrai hors des États totalitaires.

L'imaginaire est aujourd'hui un monde très différent, qui n'est ordonné par rien. En cinquante ans, la machine a prodigieusement multiplié et diversifié les formes du rêve par

rapport aux anciennes civilisations. Il ne s'agit bien que des moyens, car il y plus d'imaginaire dans la vie d'un hindou que dans celle d'un amateur de cinéma, et la réunion dans une salle devant la télévision succède après tout à la veillée.

Mais dans les cinquante dernières années, c'est-à-dire dans l'arrière-plan historique de notre temps, la multiplication est éclatante et lorsqu'on a dit que la machine détruisait le rêve, on a simplement oublié l'entrée en jeu des machines à rêver que sont le cinéma, la radio, la télévision, sans parler du développement du livre.

Or, les usines de rêve ont émancipé le rêve. Il est pourtant beaucoup moins libre qu'il ne paraît. Il semble que le rêve puisse faire tout ce qu'il voudra. En fait, de même qu'il y a eu un cycle de la table ronde, un cycle des mille et une nuits, nous avons aujourd'hui le cycle du sang, le cycle de la sexualité et quelques autres, mais, hors du domaine politique, pas beaucoup d'autres.

Mais l'imaginaire n'est plus ordonné au sens que j'entendais tout à l'heure. Dans ce domaine, les dieux sont morts, mais les diables sont vivants.

C'est ici que je reprends ce que j'avais dit à cette Assemblée. Dans ces conditions, un immense appel, sur le monde entier, est fait aux usines de rêves. Les gens qui les possèdent ne sont pas là pour des raisons de transcendance : ils sont là pour gagner de l'argent, et, pour gagner de l'argent, ils font appel aux instincts primordiaux. Ce qui arriverait s'il n'y avait aucune action culturelle, c'est très simplement qu'en cinquante ans cette civilisation qui se veut, qui se croit, une civilisation scientifique, et qui l'est, devienne dans le domaine de l'âme, l'une des civilisations les plus organiques que le monde ait jamais connue. C'est pour cela que le problème de la culture est important. J'avais dit : il y a le plan profond de l'homme, c'est-à-dire les instincts primordiaux ; du moment qu'on ne met pas la religion au premier plan pour lutter contre ces instincts, une seule lutte est possible : celle qui est fournie par les images qui ont échappé à la mort.

Personne d'entre nous ne sait véritablement pourquoi la victoire des Samothrace est présente ; personne ne sait pourquoi la cathédrale de Chartres est présente. En fait, l'idée d'immortalité est très récente, c'est une idée de la Renaissance reprise sur la Grèce : rien de ce que nous admirons n'a toujours été admiré. Nous n'avons pas affaire à des images immortelles, mais à des images ressuscitées. La Grèce a été oubliée mille ans, le monde gothique quatre cents ans. Le phénomène, c'est que nous sommes en train de ressusciter toute la grandeur du monde. Un autre fait est que seule cette grandeur ressuscitée est ce qui peut, pour l'homme, s'opposer aux instincts primordiaux. Il en est tellement ainsi que nous constatons avec une véritable stupéfaction, lorsque nous créons une maison de la culture, par exemple la maison de la culture de Bourges, la nature des résultats.

Que pensions-nous faire en ouvrant cette maison de la culture ? Je reprends un peu le propos d'un des rapporteurs : en gros, l'éducation nationale est aujourd'hui inséparable des affaires culturelles. Au fond, il en était ainsi jadis également. Lorsque Fontanes a créé l'université de Napoléon, n'avait-il pas la volonté d'envoyer tous ses étudiants à la Comédie-Française ou Théâtre de l'Empereur et au Théâtre de l'Impératrice ? Il était alors bien entendu qu'on étudiait Corneille parce qu'on allait voir jouer Talma. L'étudier sans le voir jouer, c'était comme lire des critiques d'art sans aller au Louvre.

Or, Fontanes, qui dirigeait 2.000 étudiants, disposait de deux théâtres. Aujourd'hui nous en avons trois : le même Théâtre de l'Empereur, la Comédie-Française, le même Théâtre de l'Impératrice, le Théâtre de France et un théâtre de plus, le Théâtre national populaire. Mais M. Fouchet a la charge de 107 000 étudiants, c'est-à-dire que la proportion est multipliée par trente.

Donc, nous pensions qu'il était indispensable que dans une ville de 100 000 habitants il y ait une présence dans le domaine de l'esprit. Nous pensions que si nous arrivions à avoir 600 à 700 abonnés à Bourges, nous devrions être bien contents.

Je vous rappelle que c'est à Bourges que Marie Dorval, alors la plus célèbre actrice de France et probablement d'Europe, n'a pas pu jouer Antony parce qu'il n'y avait pas assez de spectateurs dans la salle. Eh bien, nous en sommes aujourd'hui à huit mille abonnés à Bourges, c'est-à-dire plus que la totalité des abonnés de la Comédie-Française !

D'autre part, ceux d'entre vous qui sont allés à Bourges savent qu'il est absolument faux de dire que c'est un public que l'on peut classer socialement : on y trouve des ouvriers de chez Michelin tout comme des bourgeois. Le public de la Maison de la culture n'est absolument pas politisé, il n'est même pas social.

Naturellement l'équipement est excellent. Je veux dire par là qu'on n'a pas imposé le jus de fruit ! Les gens boivent ce qu'ils ont envie de boire, dans des cafés beaucoup plus beaux que ceux de la ville, et où cela coûte deux fois moins cher. II y a même la télévision sur tous les murs. Les gens peuvent y regarder ce qu'on joue dans la salle ; quand ils en ont envie, ils vont voir l'oeuvre présentée ; quand ils en sont fatigués ils reviennent manger et boire. Donnons aux gens à manger et à boire, si cela leur donne envie de voir des chefs d'oeuvre, ce sera parfait.

Le résultat ? Nous constatons que nous pouvons, par une action déterminée, changer complètement l'état d'esprit d'une ville de France. Vous savez tous que lorsque dans une ville qui n'a pas cent mille habitants - soixante-dix mille en gros - on a huit mille abonnés à une maison de la culture, on arrive à changer en cinq ans l'état d'esprit et le niveau intellectuel de la ville.

Le phénomène est très différent dans les grandes villes où nous n'avons pas avantage à faire des maisons de la culture centrales. Par exemple, une maison de la culture de Paris, ce serait toujours moins que l'ensemble de tous les cinémas, de tous nos grands théâtres, du Louvre, etc.

En revanche, ce qui est utile à Paris, c'est un théâtre comme le Théâtre de l'Est parisien, à Belleville. On avait dit que personne n'y viendrait : il vient de rassembler dix mille abonnés ce mois-ci. Le problème, dans les grandes villes, est donc différent. Mais pour des villes moyennes, de l'ordre de cent mille habitants, je crois que si nous pouvions avoir une vingtaine de centres, nous opérerions en dix ans un changement réel du niveau de l'esprit en France.

Pensez qu'aujourd'hui, avec l'augmentation des devis, une maison de la culture coûte environ un milliard et demi d'anciens francs. Vingt maisons, cela fait trente milliards. Or, le budget de l'éducation nationale s'élève à 1.700 milliards d'anciens francs.

Par conséquent, c'est l'enseignement des lettres qui, dans sa totalité, n'a pas de sens s'il n'aboutit pas aux maisons de la culture. Faire que cet enseignement signifie quelque chose, c'est engager 30 milliards d'anciens francs sur l.700. Mieux vaudrait donner cet exemple maintenant que de le laisser imiter plus tard.

Bien entendu, cette action est inséparable de celle de la télévision, mais il est facile de les conjuguer.

Je veux ajouter maintenant quelque chose qui va rencontrer toutes les démagogies mais je tiens à le dire tout de même.

Il est entendu que nous devons mettre au premier plan des maisons de la culture l'action sur la jeunesse. Je n'en disconviens pas ; il y a des maisons de jeunes d'ailleurs. Mais je pense qu'il est indispensable d'entreprendre une action extrêmement délibérée en faveur de la jeunesse parce que, pour des raisons également non encore déterminées c'est dans l'adolescence que se fixent un certain nombre de passions et qu'il est assez rare que ce qui n'a pas été acquis autour de l'âge de vingt ans soit acquis plus tard.

Néanmoins prenons garde. Cette théorie a été beaucoup soutenue parce qu'elle était liée à l'enseignement. Or dans l'enseignement, c'est absolument indiscutable : chacun sait que n'importe quel enfant apprend très facilement le chinois par exemple, mais que pour les adultes c'est sensiblement plus difficile. Il y a donc un âge privilégié. Mais l'ensemble des recherches psychologiques poursuivies depuis maintenant trente ans nous montrent que ce qu'on appelle l'âge de la culture, ce n'est nullement la jeunesse, c'est la seconde partie de la vie.

Qu'est-ce, en effet, que la vie de Louis XIV, par exemple ? C'est ce que vous savez tous jusqu'à peu près, l'âge de quarante ans. Ses grandes vertus lui sont venues non pas quand il était un vieillard, mais entre quarante et quarante-cinq ans. Et l'idée qu'il était le roi de France et qu'il allait à la messe avec une maîtresse pour en retrouver une autre ne le troublait pas le moins du monde.

Et si un homme comme Saint-Simon qui n'était pas spécialement un esprit religieux, faisait chaque année un mois de retraite à la Trappe, il y avait là une réalité spirituelle qui ne se définissait pas par la jeunesse. J'ajoute que si l'on avait dit à Corneille que les étudiants n'étaient pas d'accord sur le Cid, cela lui aurait paru assez indifférent.

Une de nos tâches indispensables est donc de bien comprendre que nous devons travailler, non pas pour une classe d'âge, comme disent les ethnologues, mais pour la France entière. Il ne s'agit pas du tout de vieillesse ou de jeunesse : il s'agit de savoir pourquoi, dans le domaine dont nous avons la charge, les Français seraient des morts à partir de trente ans.

J.O. Débats Assemblée nationale,
n° 78, 15 octobre 1965, p. 3646-3649.