Présentation du projet de loi modifiant la loi du 31 décembre 1913
sur les monuments historiques

8 décembre 1966

Monsieur le président, mesdames, messieurs, je ne répondrai pas en détail à ce qui vient d'être dit sur l'ensemble des problèmes qui sont les nôtres.

On peut certes envisager de nombreux textes de loi. S'agit-il de rétablir le droit d'aînesse ? Sûrement pas. S'agit-il de savoir comment on peut maintenir un certain nombre de propriétés qui ne peuvent être qu'indivises parce qu'elles sont nées indivises ?

Les solutions sont nombreuses mais aucune n'est bonne. Il faudrait rechercher la meilleure mais cela ne recoupe pas directement, à mon avis, le texte de la loi qui vous est proposé.

M. le président Pleven a fait des déclarations que nous retrouverons dans ses amendements et sur lesquelles je suis en partie d'accord, selon les amendements. Mais il sait bien que le problème principal, c'est d'abord de pouvoir agir.

On peut toujours dire qu'il existe une terre de la félicité. Cela n'a d'intérêt que si on peut prendre un bateau pour y aller.

Pour l'instant, de même qu'un gouvernement est d'abord fait pour gouverner, une loi est d'abord faite pour aider quelqu'un à faire quelque chose.

Je retiens donc sans hésiter tout ce qu'en langage communiste on appellerait les « amendements constructifs » mais je ne crois pas que les autres doivent être retenus maintenant.

M. Mer a dit que le budget est trop faible. Je lui réponds : Bien entendu, à qui le dites-vous ! Mais c'est une raison de plus pour faire des lois qui compensent son insuffisance.

Quant à la défense du faubourg Saint-Germain, l'action la plus efficace est précisément celle qui est assurée par le texte que nous vous proposons.

Supposons que le Petit Trianon, qui est un des chefs-d'oeuvre de l'architecture européenne, ait été construit avenue des Champs-Élysées et que le propriétaire ait l'idée de le démolir et de construire un gratte-ciel à la place, pour gagner beaucoup d'argent. Eh bien ! les textes dont nous disposons actuellement ne permettraient absolument pas d'empêcher ce propriétaire de jeter bas le Petit Trianon, pierre par pierre.

Comment pourrons-nous alors empêcher la spéculation - tout le problème étant celui de la plus-value des terrains - de s'exercer contre le patrimoine national ?

Ayant apporté ces précisions dans l'ordre concret, je les donnerai maintenant dans l'ordre que M. le rapporteur appelait « métaphysique » et que j'appellerai simplement « politique ».

Nous sommes arrivés à une époque où nous devons nous demander si la propriété individuelle, telle qu'elle a été conçue au milieu du XIXe siècle, demeure conciliable avec le développement d'un grand pays. Jamais les États-Unis ne l'ont accepté; sans parler évidemment de l'Union soviétique.

Par conséquent, ou bien nous prendrons les mesures qui nous permettront d'être un pays moderne, ou bien nous ne les prendrons pas et, dans ce cas, des chefs-d'oeuvre seront détruits et à leur place s'élèveront de misérables gratte-ciel qui n'auront même pas l'honneur de rivaliser avec ceux des États-Unis.

Il faut donc que cette Assemblée affirme que Ia propriété privée n'est pas intangible. Elle n'est pas intangible dans le domaine de la santé publique : elle ne doit pas l'être chaque fois qu'il s'agit de patrimoine national.

Telles sont les données essentielles qui commanderont les thèses de droit que j'expose, maintenant.

Cependant, l'un de mes prédécesseurs à la tribune a parlé des vols de monuments historiques et, avant de parler du droit, je lui répondrai. Ce problème ne nous concerne pas principalement ; sans aucun doute, il est du ressort du ministre de l'intérieur ou du ministère des affaires étrangères.

Ne nous faisons pas d'illusion : il n'existe qu'une méthode pour limiter les dégâts - sinon nous ne ferons rien - c'est d'arriver, par l'intermédiaire de l'Association internationale des musées, à empêcher la vente, où que ce soit et d'abord aux États-Unis, des pièces reconnues comme ayant été volées. Tant que nous n'aurons pas agi dans ce sens, nous n'aurons rien fait, car aucun pays au monde, fût-ce les États-Unis, ne peut protéger ses musées. Si de vrais gangsters décident de s'y intéresser, tous les pays sont perdus d'avance.

On l'a constaté lorsque la Galerie des portraits de Londres, mieux protégée que la Galerie nationale, c'est-à-dire le musée probablement le mieux protégé du monde, a vu disparaître par la fenêtre sa dernière acquisition, le portrait de Wellington, par Goya, rachetée, selon les meilleures traditions, après un certain temps. En effet, pour qui travaillent les gangsters ? Pour les compagnies d'assurances.

Nos efforts ne peuvent pas dépasser nos possibilités : ou bien nous agirons contre les acheteurs, et nous obtiendrons des résultats, ou bien nous croirons être protégés des voleurs, et ce sera de la plaisanterie. Ils sont tellement plus nombreux que nos pauvres gardiens !

J'en viens maintenant aux importantes questions de droit qui ont été posées tout à l'heure.

L'article 1er du projet modifie l'article 5 de la loi de 1913. Cet article 5, je le rappelle, fixe la procédure du classement d'office des immeubles appartenant à des personnes privées. Il détermine notamment les modalités de règlement de l'indemnité à laquelle peut, dans ce cas, prétendre le propriétaire.

Ce sont ces modalités de règlement qui sont modifiées afin de préciser les cas dans lesquels est due l'indemnité et d'établir les critères de son évaluation.

L'article 5, dans sa rédaction actuelle, dispose que le classement pourra donner lieu au paiement d'une indemnité représentative du préjudice éventuellement causé par la servitude du classement d'office.

Cette formulation n'a présenté pendant longtemps que des inconvénients mineurs : en l'absence de classement d'office, la valeur propre du terrain à bâtir ne tendait pas à dépasser de beaucoup la valeur propre de l'édifice. C'est l'exemple du Petit Trianon que je viens de citer.

Il n'en est plus ainsi depuis longtemps dans les villes où certains terrains se négocient à des prix tels que le propriétaire refuse un classement qui lui ferait perdre l'espoir de cette fructueuse négociation.

Détruire un hôtel ancien pour disposer du sol et y édifier la construction la plus importante possible, c'est accroître sensiblement la valeur marchande du bien par le gain né du jeu des plus-values foncières !

II est constant qu'un spéculateur s'oppose à tout classement dont l'effet voulu par la loi serait d'empêcher la démolition.

Va-t-on recourir au classement d'office ? C'est ce qu'on nous dit sans cesse. Le spéculateur menace alors d'une demande d'indemnité qu'il évaluera à la différence entre la valeur du sol nu et celle de la propriété conservée. Les termes actuels de l'article 5 lui permettent de soutenir sa prétention devant les tribunaux, avec les plus grandes chances de succès pour peu qu'il établisse son intention de construire.

Et pourquoi diable ne construirait-il pas ?

Devant l'importance des sommes en cause, l'administration paralysée ne va pas au-delà d'une tentative de classement amiable.

A ce propos, je tiens à rappeler à l'Assemblée que tout le monde, en France, croit que le classement s'opère par volonté d'État et qu'il constitue, en somme, une sauvegarde et une garantie prise par la France. Mais le classement d'office implique des compensations financières telles que si nous décidions demain de classer tous les monuments qui le méritent en France, ce ne serait plus la peine de parler du budget du ministère des affaires culturelles !

C'est par conséquent, mesdames, messieurs, sur ce point que notre travail commun s'établit. Comment faire pour obtenir un classement légitime sans léser les petits propriétaires mais sans pour autant expulser ces « malheureux milliardaires » depuis trois cents ans, qui ont absolument besoin de l'argent de l'État pour faire vivre leur pauvre famille ?

La rédaction de l'article 5 exclura toute indemnité qui ne serait pas fondée sur une « modification à l'état ou à l'utilisation des lieux » résultant de la mesure de classement d'office. Ces termes visent, bien entendu, l'état matériel ou l'utilisation de fait des lieux au moment où le classement est prononcé.

Il est d'ailleurs rare qu'une mesure de classement entraîne ce genre de modification. On ne peut cependant en écarter l'hypothèse et, dans ce cas, l'indemnisation du propriétaire est justifiée.

En revanche, le texte permet de repousser toute indemnité qui compenserait globalement la perte de valeur vénale de la propriété, résultant de l'impossibilité de spéculer sur la destruction d'un immeuble classé.

Tel est le point fondamental du projet. La réforme est essentielle.

Depuis vingt ans, l'administration a surtout pratiqué dans les villes une politique d'inscription à l'inventaire supplémentaire pour les raisons financières que je viens de signaler et aussi dans le souci de ne pas faire peser de trop lourdes servitudes sur le propriétaire qui utilise normalement l'édifice. Il ne convient pas que cette politique débouche aujourd'hui sur l'impuissance de l'État à défendre notre patrimoine.

Vous connaissez l'effort entrepris pour la protection des abords de nos monuments. En 1963, a été créée une « section des abords » au sein de la commission supérieure des monuments historiques, pour traiter toutes les questions relatives au périmètre de protection institué autour des monuments classés ou inscrits. La section, qui comprend des personnalités ouvertes à la fois aux problèmes d'archéologie et d'architecture classique et aux recherches de la création architecturale, a entrepris d'orienter et, à bien des égards, de libérer d'une certaine timidité les études des architectes travaillant dans les quartiers qui possèdent de nombreux monuments anciens.

Partout, cet effort est accueilli avec faveur, tout comme celui que nous poursuivons parallèlement, et dans le même esprit, pour la sauvegarde des quartiers anciens et la mise en valeur des villes d'art. Cet effort tournerait court, pour le plus grand dommage de ces quartiers, s'il suffisait à un promoteur qui acquiert un immeuble inscrit à l'inventaire de mettre, sans risque, l'administration au défi de proclamer le classement d'office, pour avoir la pleine liberté de détruire cet immeuble.

Nous sommes convaincus que la seule menace d'une arme efficace découragera à l'avance les projets trop hasardeux ; tel est l'objet premier du texte qui vous est soumis.

Certaines lois sont faites pour être répressives : d'autres sont des avertissements.

Le projet de loi apporte une innovation importante en matière d'exécution de travaux sur un immeuble classé en introduisant un article 9-1 nouveau dans la loi de 1913. II est nécessaire d'en mettre en lumière la véritable signification.

Le propriétaire d'un monument historique classé n'est pas déchargé de l'obligation d'entretien qui lui incombe, comme à tout propriétaire, en vertu du droit commun. Il appartient seulement à l'administration de veiller à ce que les travaux entrepris, soit à son initiative, soit à l'initiative du propriétaire, s'exécutent conformément aux exigences archéologiques et architecturales de conservation et de présentation du monument

II n'est pas question de revenir sur le caractère essentiel du rapport entre l'État et le propriétaire d'un monument historique. Ce rapport doit être fondé sur la confiance et sur l'entente. Nous connaissons le rôle souvent joué par les propriétaires, qu'il s'agisse de personnes privées ou de collectivités publiques, pour maintenir l'intégrité matérielle et spirituelle du patrimoine en leur possession.

Nos efforts visent à permettre aux propriétaires d'engager avec les agents de l'État un dialogue fondé sur des responsabilités réelles. C'est à quoi tend en partie la rigueur accrue des contrôles exercés sur la consommation des crédits budgétaires consacrés à l'entretien courant des monuments historiques.

Aussi les propriétaires seront-ils mieux à même d'apprécier l'efficacité des interventions du service grâce à l'accélération des travaux et à la meilleure organisation des chantiers.

Le montant prévisible des reports sur le chapitre 35-31 à la fin de l'exercice en cours sera pourtant réduit au quart de ce qu'il était l'an dernier.

Dans ce sens aussi doit aller l'extension de la pratique des subventions de préférence à celle des fonds de concours lorsque l'exécution des travaux en régie, au nom de l'État, n'est pas indispensable.

De même espérons-nous voir s'achever dans les premiers mois de l'année prochaine les conversations engagées avec le Crédit hôtelier pour faciliter l'accès de cet organisme aux propriétaires privés d'édifices classés ou inscrits à l'inventaire supplémentaire. Ces propriétaires y trouveront une aide qui accroîtra leur autonomie financière et affermira leur responsabilité de maîtres d'oeuvre.

Quant aux collectivités locales, elles auront l'occasion de manifester leur volonté d'initiative dans l'application de la seconde loi de programme en cours de mise au point avec le ministère de l'économie et des finances.

Il n'est donc pas envisagé, je le répète, de revenir sur cette recherche traditionnelle de l'accord du propriétaire pour l'exécution des travaux intéressant son édifice, notamment sur la répartition des charges financières.

Mais une question se pose, à laquelle j'ai déjà fait allusion. Quelle attitude prendre à l'égard du propriétaire qui refuse délibérément de participer aux travaux nécessaires à la conservation de son édifice, soit qu'il spécule sur l'obligation morale qu'a l'État de le sauvegarder, soit même qu'il espère - car. hélas ! ce n'est pas une hypothèse gratuite - que l'État, faute de moyens financiers, se résoudra à laisser disparaître le monument, ouvrant ainsi la voie à une opération immobilière fructueuse ?

Je vous rappelle, mesdames, messieurs, que le désert de Retz où se trouvent, avec la pagode de Chanteloup, les vestiges les plus importants d'Europe de monuments chinois du XVIIIe siècle, est la propriété d'un marchand forestier qui les laisse tomber non pas en ruines, mais en poussière, alors que le Gouvernement est totalement désarmé et que le désert de Retz est le seul lieu en Europe où existent de telles oeuvres.

Aujourd'hui, la réponse est simple : l'État ne peut qu'exécuter les travaux lui-même, à ses frais exclusifs.

Il utilise quelquefois cette faculté dans les limites de la modicité des dotations budgétaires, et aussi du caractère discutable d'une initiative qui enrichit un propriétaire sans contrepartie.

L'article 9-1 nouveau se propose de remédier à cette anomalie. Après mise en demeure restée infructueuse du .propriétaire pour qu'il exécute lui-même, avec l'aide de l'État, les travaux indispensables à la conservation de l'immeuble classé, l'administration pourra exécuter ces travaux d'office, en récupérant ensuite une partie des sommes exposées, ou même elle pourra engager la procédure d'expropriation de l'édifice.

Bien que cette procédure vise les propriétaires ayant délibérément et obstinément refusé tout accord amiable dans le cadre des procédures traditionnelles fondées sur l'article 9 de la loi de 1913, elle reste assortie de garanties contre toute décision arbitraire. Elle ne joue d'abord qu'autant que la conservation même de l'édifice est en cause, et le juge dispose d'un large pouvoir de décision à l'égard du bien-fondé et de la teneur de l'injonction de l'administration. Ensuite, l'État ne peut récupérer plus de la moitié des dépenses faites et peut offrir au propriétaire des délais de remboursement limités au maximum à dix ans.

Après ces longues explications, je serai très bref sur les dernières dispositions de la loi. Seul l'article 9-2 nouveau appelle un commentaire,

La faculté de revendre les immeubles expropriés est une condition nécessaire pour que les cas d'expropriation ouverts par la loi de 1913 soient effectivement utilisés si besoin est. Sinon la crainte d'alourdir durablement ses charges interdira le plus souvent à une collectivité publique, fût-elle l'État de faire entrer définitivement dans son patrimoine un immeuble grevé de lourds frais d'entretien ou de réparation en raison de la carence du propriétaire évincé.

Cependant toutes les précautions devront être prises pour que ces ventes ne soient pas détournées de leur objet. Il est donc prévu qu'elles seront accompagnées d'un cahier des charges approuvé par décret en Conseil d'État assurant l'achèvement de la restauration ainsi que l'entretien et l'utilisation ultérieurs de l'édifice dans des conditions conformes à son caractère.

Enfin la formule du choix de l'acquéreur de gré à gré a été retenue, de façon à écarter les surprises dans une matière où l'importance des rapports de confiance et de compréhension est essentielle.

Mesdames, messieurs, permettez-moi, pour terminer, de symboliser en quelques mots tout ce que je viens de dire : au cours des cinq dernières années, sur 518 classements prononcés, 8 seulement l'ont été d'office. Encore ne s'agissait-il pas de propriétés privées en zone urbaine. Vous ne pouvez dédaigner un tel symbole.

C'est pourquoi nous vous demandons les moyens de ne pas rencontrer davantage de difficultés.

J.O. Débats Assemblée nationale,
n° 111,9 décembre 1966, p. 5373-5378