Accueil > Histoire et patrimoine > André Malraux > Discours du 23 novembre 1975 : Cinquième anniversaire de la mort du général de Gaulle

Discours prononcé à l'Institut Charles-de-Gaulle le 23 novembre 1975
pour le cinquième anniversaire de la mort du général de Gaulle

En ces jours de cinquième anniversaire, j'assume donc « le triste et fier honneur » de saluer ce que le combat de la France, et le nôtre, doit à la haute figure que nous commémorons aujourd'hui.

Dès la première heure, ce ne fut ni le chef d'une Légion étrangère ni celui d'un gouvernement en exil qui répondit au maréchal Pétain. Celui-ci tenait un langage sans recours. Le Général dit que la France avait surmonté d'autres épreuves, et c'était la première fois que la France parlait, autrement que par métaphore : qu'on l'entendait. La France n'a pas perdu la guerre ? Ce n'était pas la logique, qu'on écoutait alors, c'était : « Écoutez-moi, car si vous m'entendez, c'est que je suis vivante. »

L'idéologie a joué un tel rôle dans notre révolution que pour nous, le doctrinaire est l'auteur d'une doctrine, non son incarnation. Saint-Just ne se souciait pas d'appliquer les institutions ; sa véritable doctrine était le salut public. Le rival du Manifeste de Marx n'est pas une théorie gaulliste, c'est l'appel du 18 Juin.

Le général de Gaulle posait des principes de salut public. Ceux qui ne l'avaient pas entendu le tenaient pour un défenseur du patriotisme traditionnel. Ceux qui l'avaient entendu restaient surpris. On a rarement prêté à la France cet accent dorien. Son patriotisme ignorait le chauvinisme, dans un pays qui les avait beaucoup confondus. Pourquoi tant de Français ont-ils tenu pour une continuité l'une de nos plus profondes métamorphoses, celle du patriotisme ? Depuis cent cinquante ans, on avait appelé ainsi, pas seulement en France, le sentiment de supériorité nationale. Internationalisme, pacifisme se développèrent contre les nationalismes plus que contre les particularismes, accrochés aux régions. La patrie désespérée, informe, bredouillait un appel masochiste à un folklore et à des grandeurs disparus. Le patriotisme dont le Général parla comme d'une évidence se fondait simplement sur la liberté : la place des Allemands était à Berlin, non à Paris. Il était antifasciste, ce que n'étaient pas nos ligues. Les Français libres continuaient le combat (Bir Hakeim lui apporta un symbole inespéré) et il avait proclamé, dès le premier jour, que la partie n'était pas jouée. La France se croyait vivante alors qu'elle était morte, criait le désastre : c'est à cette terrible conscience, qui unissait les Français pour la première fois depuis si longtemps, qu'il a parlé, répondu. Sa France n'était pas une image d'Épinal, et c'est en perdant leur propre France que tous avaient découvert qu'elle ne l'était pas non plus. Il a parlé avec la force de celui qui dit ce que tout le monde sait, quand tout le monde le tait, il a dit à la patrie la formule la plus simple de l'amour : tu m'es nécessaire.

La France libre a rassemblé ceux qu'il avait ralliés à cette France amère. Il les appelait à épouser la France, au nom des enfants qu'ils auraient ensemble ; et avec eux, les Français stupéfaits d'entendre affirmer qu'elle n'était pas stérile. Ils voulaient tout, à la fois de Gaulle et un Pétain sans Sigmaringen, d'autant plus avidement qu'ils n'avaient rien. Ce passé fraternel, qui lui aussi appartenait au mythe, mêlait Jeanne d'Arc à la Convention, démocratie autoritaire et nationale. Est-ce du volontaire de 1792, du cavalier de Rivoli, que Leclerc tenait son pseudonyme ? Avez-vous oublié qu'à la fin de la guerre, la 2e DB exprimait le gaullisme mieux qu'aucun texte doctrinal ? On a tort d'oublier les discours du général Giraud, qui affirmait qu'un peuple dont les dactylos mettent du rouge à ongles ne peut aller qu'à la défaite. Rien ne montre mieux ce que de Gaulle ne fut pas - ni comment l'unité qu'il imposa à la Résistance comme à Londres rendit possible une Libération infernale. Plus tard, ceux qui traitèrent de haut son obsession de rassembler oublièrent qu'elle avait désinfecté leur patriotisme. Il osait appeler péripéties Dakar, les victoires de Rommel, le drapeau hitlérien sur l'Acropole, les défaites russes. Son souci de l'histoire et son dédain de la politique, sa confiance qui ressemblait parfois à une consolation devant un cercueil, son NON qui dès le premier jour avait pris la résonance des grands « non » historiques, et toujours, sa voix sans visage, tout concourut, dès que la chance commença de tourner, à faire de cette voix celle de la France. La confiance n'est pas un sentiment rationnel. Le refus d'Antigone et de Prométhée non plus. Il n'exprime pas une opinion, il assume à la fois le malheur et l'espoir. « Des lois plus contraignantes et plus hautes que les lois humaines... », dit Sophocle. Le Général faisait appel à une évidence future, « plus contraignante et plus haute » que le présent. Le plus sûr moyen de ne pas le comprendre eût été de le tenir pour un autre Leclerc, car on attendait un héroïque chef de blindés, et c'est à cette figure que se substitua le mythe après s'être substitué à celle du général réactionnaire. Non sans peine, parce qu'il dut créer sa propre tradition. Il n'a commandé en personne aucune des forces de la France libre. Ce qu'il disait n'était pas juste parce que l'événement le confirmait : il devenait de Gaulle parce qu'il tenait ce langage.

« L'histoire ne pourra oublier qu'à Londres, j'ai accueilli tout le monde ». Rassembler fut, pour le général de Gaulle, l'un des mots les plus lourds après celui de patrie. On a toujours, et bien avant Marx, professé que ce mot ne couvre qu'illusion ou imposture. Comment en eût-on convaincu l'homme qui pendant cinq ans, contre vents et marées, n'avait tenté que cela ! - et pas toujours en vain... Les buts les plus dignes d'être visés sont ceux que l'on n'atteint jamais. La volonté d'unité, comme celle de justice ; mais pas davantage. Pour les ennemis du Général, la volonté de rassembler était foncièrement utopique; ce qu'avait été le socialisme pour ses propres ennemis, jusqu'à l'entrée en scène de Lénine. Pour chacun, l'utopie c'est la forme de l'espoir de ses adversaires.

Il y avait eu les cris des soldats allemands qui cassaient les crosses des fusils des prisonniers dans les cours des fermes. Tout le pays poussé vers le sud par la fumée d'apocalypse des réservoirs en feu. La France avachie, veuve d'elle-même, et la voix de Londres qui disait : « J'invite à me rejoindre, avec ou sans leurs armes... » Leurs armes !

Il y eut la nudité de Carlton Gardens, le dialogue avec le président Cassin devant les tables de cuisine appelées bureaux : « Mon général, nous ne sommes évidemment pas une légion, sommes-nous l'armée française ? - Nous sommes la France. » En bas, les marins de l'île de Sein et les premiers volontaires canaques. Mais quand les Allemands arrivèrent à Sein, ils n'y trouvèrent pas un homme.

Il y eut la flotte française de Mers el-Kébir coulée par les Anglais. « Quant aux Français libres, ils ont pris, une fois pour toutes, leur dure résolution : ils ont pris une fois pour toutes la résolution de combattre».

À une crête de l'ample houle des sables de Libye comme une épave miroitant sur la mer, Bir Hakeim, il y eut ces Français que les Allemands, enfin, ne battirent pas.

Il y eut le premier Français libre parachuté fusillé en représailles. Pas de vichyste qui n'enjoignît alors au Général de condamner les attentats individuels contre les Allemands : à plat ventre, on exigeait de ce « traître » des vertus gandhistes. Jamais le Général ne condamna un acte de Résistance. Dans ce procès-là, il n'était pas juge, mais partie.

Il y eut les désaccords avec Churchill. « Si je retirais ma main, le général de Gaulle n'aurait plus une pierre où reposer sa tête ! » Avant l'invasion de la Russie et le bombardement de Pearl Harbor, quand l'Angleterre assumait seule le destin du monde, ne pas céder au gouvernement anglais !...

« J'étais trop faible pour plier ».

Hier, les troupes allemandes sont entrées en Union soviétique, annonça la radio, et, de semaine en semaine, il y eut ce cortège napoléonien de victoires allemandes - jusqu'au mur.

Il y eut, à la stupéfaction de tous, les désaccords avec la toute-puissance de Roosevelt. Darlan, mais Darquier de Pellepoix. Giraud, qui se suffit à lui-même. Les dialogues Pétain-Leahy ou Herriot-Laval, Les Unions Sacrées de tous les abandons.

Les Alliés dédaignaient d'autant moins les FFL et la Résistance, que les réseaux de renseignements couvraient la Bretagne et la Normandie, que les réfractaires au Service du travail obligatoire peuplaient les maquis, et que le débarquement aurait lieu en France. Le général de Gaulle s'efforçait depuis 1944 d'unir les Résistants et les Français libres ; de tirer de ce courage épars une action concertée de la France. En face des Alliés, quel groupement de résistants, pour étendu qu'il fût, aurait représenté la continuité de la nation? Au nom du Général, Jean Moulin fonda le Conseil national et les Mouvements unis de la Résistance, mourut de ses tortures sans avoir parlé, et l'on dut au « peuple de la nuit » les ponts sautés, les voies plastiquées, le sabotage qui imposèrent à la convergence des renforts allemands sur la Normandie, les retards que le général Eisenhower qualifia d'irréparables.

Bien en prit à la France. L'exercice de l'autorité dans les territoires libérés serait-il confié à des Français, ou à l'armée de libération ? Les Américains avaient envisagé, sans trop de confiance, d'appliquer un texte oublié de la IIIe République : il confiait aux conseils généraux la formation du nouveau gouvernement. Ce qui eût apporté des mois d'anarchie - réprimée comment, Vichy disparu, sinon par la police militaire américaine ? Aux ordres de qui, sinon de l'Amgot, ce qui assimilait la France aux territoires ennemis, Italie et Allemagne ?

Imaginer de noirs desseins, de véritables conflits avec nos alliés est absurde ; si les Américains avaient décidé d'installer l'Amgot, d'abandonner Strasbourg, qui les en eût empêchés ? Mais pour reconnaître l'autorité d'une France belligérante et non collaboratrice des Allemands, encore fallait-il qu'elle existât. Dès le premier jour du débarquement, surgirent les commissaires de la République parachutés de Londres ou formés par la Résistance. Dans chaque ville reconquise, l'armée alliée trouva, en place depuis quelques jours ou quelques heures, le préfet du Gouvernement provisoire de la République.

Laissons au général de Gaulle tout ce dont il a si bien parlé lui-même, multitudes et solitudes, pour le retrouver en 1958 en face du problème qui pesa dans sa vie à l'égal de la France, et qu'il envisageait de traiter dans ses Mémoires d'espoir. Il nous concerne tous directement : c'est l'État.

Les parlementaires tenaient son ministère pour un ministère de transition (vers quoi ?), la droite algéroise disait : « Nasser après Néguib ! » au temps même où il allait appliquer la décision la plus grave qu'il eût prise depuis le 18 juin 1940 : s'opposer à la création de tout parti unique.

Par principe ? Parce que la vocation de la France, qu'il tentait de retrouver à travers la Communauté, mais que la guerre d'Algérie mettait à rude épreuve, exigeait cette décision ? Entre les coquecigrues d'alors, celle du « pouvoir » allait se montrer la plus surprenante. Gouverner était devenu, de la part des gouvernants, gravement coupable. Tout pouvoir fut flétri par les experts en impuissance, qui la préféraient pour l'avoir pratiquée avec soin. Les Français ne conçoivent guère le pouvoir, ce qui leur est familier, c'est l'abus de pouvoir, idée claire et brillamment liée à l'histoire, depuis Alexandre Dumas jusqu'à Victor Hugo, ô temps bénis où l'on ne tolérait pas le pouvoir gaulliste, où le Général « et moi-même, Messieurs, sans nulle vanité », étions hebdomadairement flétris par maints Ruy Blas avec l'accent de Duclos ! L'infâme juridiction d'exception devait à peu près acquitter Salan. Le général de Gaulle, jusqu'à son départ compris, a été un chef d'État extrêmement légaliste. Le cérémonial selon lequel le consul revêtait, en quittant Rome avec l'armée, la toge de la Ville, puis reprenait la toge consulaire après la victoire, a fait partie de ses images familières : sa toge rouge, c'était l'article 16.

Il connaissait l'opération hégélienne, puis communiste. La souveraineté du peuple n'est pas celle de l'ensemble des particuliers. La volonté générale, souveraine de fait, accomplit le destin historique, avec ou sans l'assentiment des individus qui l'ignorent ou ne s'en soucient pas, (opération éminemment favorable à l'assimilation du parti communiste au prolétariat). Le destin de la France ne dépendait-il pas de tous ceux qui devraient le subir ? Sa réponse formelle était que le pouvoir doit s'exercer à travers l'État, et non le confisquer.

Il l'a dit maintes fois. Mais les hommes n'entendent que ce qu'ils connaissent par coeur... Cette décision, que ses mémoires n'expliquent pas encore, était délibérée, car il me dit plus tard : « Leur perpétuelle histoire de fascisme est imbécile. Nous n'avons rien à voir avec ces gens-là. La pente dangereuse ne nous ferait pas rouler au fascisme, mais à la monarchie ». Jusqu'à son départ, ses ennemis définirent son gouvernement comme un gouvernement de répression : il fusillerait tout un chacun. Quand ? Demain. Comme on rase gratis.

« Pourquoi diable, disait-il, les démocraties protestantes - scandinaves aussi bien qu'anglo-saxonnes - se reconnaissent-elles dans les « gauches » méditerranéennes, qui leur ressemblent si peu ? Pourquoi tant de gens croient-ils que je prépare un État totalitaire ? La République, les libertés individuelles, qui les a établies? Je voudrais comprendre le mécanisme... »

Mais la télévision avait poussé le gaullisme dans les maisons en y introduisant l'histoire, de la même façon qu'en 1940 la radio avait fait, de la voix du Général, celle de la France. Quoi de commun entre ce qu'on regardait, et ce que, l'année précédente, on n'eût pas regardé ? Par cette fin d'empire colonial devenue fête des Fédérations, par La Marseillaise de Berlioz ressuscitée, par l'Algérie houleuse et l'Afrique amie, la France s'engouffrait dans le petit écran. Les conférences de presse parlaient du monde, alors que l'écho eût répondu naguère : de quoi vous mêlez-vous ? De nouveau on parlait au nom de la France sans faire hausser les épaules. On n'avait pas changé de programme, on avait changé de destin.

La victoire des parachutistes d'Alger n'eût pas signifié qu'on remanierait le ministère ! Celle des émeutiers de 1968 non plus. Son assassinat par le FLN ou plus tard l'OAS n'eût étonné personne. Le mythe se dégrade en fiction, comme l'héroïsme. Ses ennemis le confondent toujours avec sa parodie ; mais qu'ils la contestent ou l'injurient au passage, ils savent qu'il faut toujours tuer Jaurès. Le général de Gaulle avait donc commencé par affronter Alger.

En face de l'Angleterre depuis dix ans partie des Indes, la France, qui avait jadis affranchi les esclaves, devait cesser de s'accrocher à un empire colonial, le jeter dans la balance : chaque ancienne colonie choisirait entre son entrée dans la Communauté française, et son autonomie. L'anxiété née du dialogue sanglant de l'indépendance et de la partition indiennes, reparaissait dans l'attente devant cette loterie épique, ce dialogue d'un homme redevenu la France libératrice, avec chacune des anciennes colonies françaises.

C'est pourquoi il a disposé dans la guerre et les négociations avec le FLN d'une marge radicalement différente des hésitations de la IVe République. Au début, il crut un accord possible (et le FLN ne rompit jamais tout contact avec lui). « Malheureusement, rendre Ferhat Abbas intelligent ne dépend pas de moi...». Lorsqu'il dit au Conseil des ministres, sur le ton du doute : « II s'agit de savoir si l'intérêt supérieur de la France coïncide avec les intérêts des colons d'Algérie... », je crus sa décision prise. Bien qu'il souffrît de ce qu'il appelait le cancer de l'armée, pour commémorer la reprise de Strasbourg par Leclerc, il avait convoqué des milliers d'officiers qui écoutaient son discours dans un silence hostile. Une fois de plus, il faisait front. Et termina lentement, pesamment, comme s'il parlait à la guerre civile : « Dès lors que l'État et la nation ont choisi leur chemin, le devoir militaire est fixé une fois pour toutes. Hors de ses règles, il ne peut y avoir, il n'y a, que des soldats perdus... ». Jusqu'à l'insurrection des généraux.

Alors coïncident son mythe, l'idée qu'il a de l'État, celle qu'il a de lui-même. Il incarne la résistance du pays du peuple, du paysan à qui le facteur ou le maire vient d'annoncer la mort de son fils en Algérie, contre « des hommes aux moyens expéditifs et limités » qui tirent de l'armée leur prestige et leur force usurpés. Une France des colonels ! Devant les écrans de télévision, les gens attendent, mais savent qu'ils vont entendre une fois de plus le NON du 18 Juin : « Si je porte aujourd'hui cet uniforme, c'est pour signifier que je ne suis pas seulement le président de la République française, mais aussi le général de Gaulle », et « Vous vous opposerez à ces hommes de toutes vos forces, par tous les moyens ! ». Le gaullisme fut ce qui sépara, devant la même menace, la France et son gouvernement avant 1958. « Mon cher et vieux pays, nous voici une fois de plus ensemble dans l'épreuve...» Cette fois, avec fermeté. Il n'a plus affronté la grande houle - une autre - qu'en mai 68. De la même façon. À ceci près qu'il n'éprouvera pas pour la jeunesse étudiante les sentiments qu'il avait éprouvés pour les généraux d'Alger. Il avait prévu la révolte militaire, sous cette forme ou sous une autre ; il avait prévu la crise de la jeunesse : États-Unis, Hollande, Italie, Allemagne, Inde, Japon même Pologne... Mais nul n'avait prévu la conjonction prochaine de cette crise avec un vaste mouvement syndical. La situation en prenait un accent du XIXe siècle, fête et barricades, tout différent de celui qu'avait pris la grève des mineurs par exemple. Mais l'émeute estudiantine, comme dans d'autres pays, montrait déjà que sa nature profonde n'était pas celle de l'insurrection : elle se voulait irrationnelle et se voulait son propre objet. C'est pourquoi le parti communiste ne s'est pas engagé avec elle ; il l'accompagnait. L'énorme manifestation rassemblait toutes les forces politiques et syndicales contrôlées par l'appareil révolutionnaire communiste. Il se jugeait plus fort qu'en 1945, qu'en 1947, et le Général ne l'ignorait pas. Les communistes laissaient les bavards parler de faire la révolution ; eux, savaient qu'on ne la fait pas ; on la cueille.

Situation typique : la confusion insurrectionnelle qui précède la prise du pouvoir, et, contre l'État, une seule discipline en place. Le stade Charléty avait montré ce que les communistes trouveraient, le général de Gaulle tombé : moins que Kerensky. Toutes les forces antigaullistes capables de lutte et non d'illusion lyrique, convergeraient sous eux. Mais un seul mort, c'était bien peu. Beaucoup de policiers, peu de moyens de répression : ils n'étaient pas engagés. On savait ce qu'avaient pesé, contre les chars soviétiques, les cocktails Molotov de Budapest ; rien. Le gouvernement n'emploierait évidemment pas de chars contre les étudiants ou les manifestants, mais ne les emploierait-il pas contre des milices armées ? Si bien que le parti communiste ne pouvait pas plus disposer de ses cocktails Molotov que le gouvernement, de ses chars. L'un et l'autre dépendaient de l'opinion. Sans elle, pas d'insurrection, mais plus d'État. Et les dés étaient jetés : le parti communiste, qui depuis longtemps parlait de « participation à un pouvoir d'union démocratique », déclarait la veille de l'intervention du Général : « Le peuple de France exige que, dans le régime nouveau, la classe ouvrière et son parti aient toute leur place». Le Général qui avait à peine parlé de l'Algérie dans le discours du putsch, ne parla guère des étudiants. Une fois encore, il parlait aux Français au nom du salut public.

« Je ne me retirerai pas. J'ai un mandat du peuple, je le remplirai. Je dissous aujourd'hui l'Assemblée nationale ».

C'était ériger la France en gouvernement. À partir de cette minute, le général de Gaulle devenait garant de la consultation populaire, des nouvelles élections. La Ve République mettait à l'épreuve ses institutions fondamentales. Finie la comédie, même insurrectionnelle : la France elle-même allait fixer son destin.

« Partout et tout de suite, il faut que s'organise l'action civique. La France est menacée de dictature. On veut la contraindre à se résigner à un pouvoir qui s'imposerait dans le désespoir national, lequel pouvoir serait alors évidemment et essentiellement celui du vainqueur, c'est-à-dire celui du communisme totalitaire. Naturellement, on le colorerait, pour commencer, d'une apparence trompeuse en utilisant l'ambition et la haine de politiciens au rancart. Après quoi, ces personnages ne pèseraient pas plus que leur poids, qui ne serait pas lourd ».

Les communistes de la Libération avaient tenté d'annexer les mouvements de la Résistance, au nom d'un communisme patriote et libéral, semblable à celui du printemps de Prague. Qui diable croit aujourd'hui que le Staline de 1945 eût toléré un printemps de Paris ? Il ne s'agissait pas de ces rosés, mais du vrai stalinisme, et le Général avait vu Staline de près.

Il ne croyait pas davantage aux roses de mai.

Pendant qu'il parlait, une foule aussi dense que celle de la Libération couvrait peu à peu les Champs-Élysées. La hausse des salaires était acquise, la réforme de l'Université aussi ; mais la guerre civile, qui eût rejeté la France de vingt ans en arrière, avait perdu. On ne prendrait pas le pays par surprise ; il faisait front, et la voix sans visage de la radio retrouvée lançait un million d'hommes sur les Champs-Élysées. La multitude dont l'ambassade des États-Unis, depuis la Concorde, captait les clameurs pour les transmettre à la Maison Blanche, atteignait l'Arc de Triomphe. Le soir même, le parti communiste ne réclamait plus qu'« une démocratie véritable ». A partir du 4, le travail allait reprendre partout. Imagine-t-on un gouvernement Auriol, en face de Mai 68 ?

Mais bien avant Mai 68, un fait historique au moins aussi grave que la crise de la jeunesse lui semblait menaçant : il appelait cancer de la démocratie la division des nations occidentales en blocs presque égaux, pour lesquels l'idée autrefois si puissante de majorité tournait à la loterie ; perdait toute légitimité. Il pensait que les démocraties avaient perdu l'exaltation dont naissent les vrais rassemblements; qu'elles vivaient maintenant de majorités infirmes, et de cinq points d'écart, 55 % contre 45 %, toutes faisaient un triomphe. Au référendum sur l'Algérie, où l'Europe et l'Amérique proclamèrent que la France le suivait, son 90 % inespéré n'avait pas même atteint les deux tiers des inscrits. D'où son permanent appel à l'histoire, qui lui répondait une fois sur deux par des mirlitons. Elle avait été l'oeuvre de majorités passionnées; il avait encore connu les Champs-Élysées de la Libération, et même la France autour de lui contre l'OAS. Il jouait désormais dans des marges étroites comme le destin. « Pourquoi, demandait-il de sa voix de goguenardise noire, ne pas faire juges du sort de la France les citoyens dont le nom commence par la lettre A ? » II avait espéré rassembler autour de lui, pour des tâches encore de salut public, les masses de 1944. Mais de quoi étaient-elles nées, sinon de l'acharnement de ces pauvres groupes, la France libre, la Résistance ? Au débarquement, il commandait moins de volontaires que Vichy ne commandait de gendarmes !

Le destin de la France qu'avaient assumé les groupes combattants, appartenait maintenant à la frange de votants qui détenaient, sans le savoir, la légitimité nationale. Il n'y changerait rien. C'était ceux-là qu'il devait convaincre - comme si la France eût joué son avenir aux dés. Toutefois, les moyens électoraux employés par ses adversaires pour déterminer et conquérir à tout prix, sinon cette frange, du moins des votants aussi nombreux : célibataires, vieillards, collectivités particulières, avaient échoué. Il ne tentait rien de semblable. Il prouvait que c'était seulement s'il touchait la France au coeur, qu'elle lui apporterait ces inconnus. Il ne maintiendrait la France que s'il les atteignait, il ne les atteindrait que s'il visait la France. Sans doute s'était-il cru plus assuré de l'avenir, à la tête des marins de l'île de Sein, que de 51 % des votants... Mais il avait jadis rétabli la nation à partir de moyens si misérables, qu'il comptait la maintenir en naviguant au plus près : « II faut faire les choses avec ce qu'on a ! Si vous croyez qu'Henri IV s'est amusé tous les jours ! » Écoutant la bande du discours de Phnom Penh, au retour du Cambodge, il semblait perplexe d'entendre la voix survivante de la France, comme une ménagère qui trouverait, au retour du marché, son panier plein d'étoiles. Et de constater une fois de plus que les Français, qui confondent l'État avec l'admiration, accepteraient tant bien que mal de prendre pour loi la responsabilité suprême devant la France - confiée par le peuple - exercée à travers l'État. La France le hantait, elle ne l'interrogeait pas. L'interrogateur obsédant, c'était l'État. Il en parlait comme Bonaparte consul, et comme les scientifiques parlent de la science : d'un domaine de rigueur tout nourri d'aventure. Il reprochait à saint Augustin l'absence d'esprit politique, pour l'avoir comparé à une assemblée de brigands. C'est pourquoi la nouvelle Constitution lui avait semblé presque aussi urgente que l'Algérie. Pas de Fleurus sans Convention. Pas de nation sans État, comme l'avaient compris les théoriciens des Internationales, qui avaient exigé sa disparition. Le Général avait transcrit la note de Lénine : « Pas une seule révolution n'a fini sans avoir renforcé le pouvoir de l'État. » II n'ignorait pas combien Lénine avait flétri l'État, comme Engels, comme Marx, car il avait lu ce qui concerne l'État. Il regardait souvent les communistes, comme un marxiste regarde les idéalistes. Une histoire se jouait de ceux-ci, une autre de ceux-là. Le Général ne croyait pas, n'avait jamais cru que l'État fût nécessairement l'appareil du pouvoir d'une classe. Il pouvait être l'agent de l'unité nationale toujours menacée et la Convention l'a vu ainsi. Les plus grands serviteurs de la France, disait-il, l'ont servie en transformant l'État : on n'imagine pas Bonaparte, connétable de Louis XVI. Monarchies et républiques avaient donné forme à la nation qui, sans État, serait corps sans âme et concept sans histoire. De même que Richelieu, il définissait sa tâche par la création et le maintien de l'État qui servirait le mieux la France.

Le travail, l'ingéniosité, l'industrie, le commerce de la France de 1620, qui ne comptait pas, étaient-ils si différents de ceux de la France de 1650, la plus puissante monarchie de la chrétienté ?

« Quand les Français s'entendent, oh ! alors ! » II éprouvait avec force le sentiment d'une grande mutation historique, à laquelle ne s'accordaient pas encore les États prétendus modernes, perdus de politique et de chimères. Son État était presque le contraire de l'administration ; celle-ci dirigeant ce qui continue, et l'État, ce qui change. C'était l'instrument du devenir de la nation, le plus puissant moyen de coordonner ses forces.

« On n'a pas fait grand-chose depuis Napoléon... Sauf ne rien comprendre à un État dont on attend tout, y compris le droit au bonheur ! » II s'était attaché à l'efficacité de cet appareil suprême et claudicant, comme autrefois à l'emploi des divisions blindées. Il y voyait plus qu'un appareil, un organisme obscurément vivant et prisonnier, à délivrer de l'inertie, du conformisme, des féodalités patronales ou syndicales, des chimères - c'est-à-dire de ce qui pouvait rivaliser avec l'État.

II en a rêvé une histoire semblable à celles de la guerre, qui sont d'abord histoires des armées. Il a écrit celle de l'armée française et constaté que certaines mutations de la guerre ne sont pas militaires, par exemple la conscription décrétée par la France de « la Patrie en danger », d'où sont venues les mobilisations générales.

Alexandre le Grand invente à la fois (et, semble-t-il, de la même façon) ses formations militaires et ses formations civiles, la cavalerie des hétères et le corps administratif des régions conquises.

« Notre État est en retard d'un demi-siècle sur nos techniques et même sur nos conceptions politiques », disait le général de Gaulle en 1960. Il l'avait rétabli en 1945 et 1958. Faire un État n'allait pas plus de soi, que créer l'armée des Légions ou le Sénat romain. Il s'était intéressé à la formation des départements comme à celle de l'armée soldée de Charles VII. Il connaissait chacun des préfets, et l'« invention » des premières libertés communales comme celle du premier impôt permanent - ou de la Sécurité sociale. Un de ses ministres, harassé, m'a dit : « II voudrait ouvrir une ENA tous les matins ! » Mais lui : « Le pouvoir de l'État a été un bouchon entre des partis acharnés à conquérir une majorité, pour qu'elle arbitre des problèmes qu'elle ignorait ».

« Quand la France redeviendra la France, on repartira de ce que j'ai fait, non de ce que l'on fait depuis mon départ ». De ses idées ou d'un autre 18 Juin ? Il a toujours dit que son idéologie courait mal en terrain plat. La France survivra si la volonté nationale la maintient jusqu'au surgissement de l'imprévisible : quand Richelieu fut appelé, elle était une puissance de second ordre. Le Général pensait : péripétie, de tout ce qui menaçait visiblement la France ; mais du monde aveugle, qui la balkanise ? Richelieu ne craignait pas la fin de la Chrétienté. Mais le Général : « J'ai tenté de dresser la France contre la fin d'un monde. » La Nation avec une majuscule, celle à laquelle la France convertit autrefois l'Europe, est née de « la Patrie en danger », de la métamorphose fulgurante imposée par la Convention. En 1940, la France a été directement concernée. L'est-elle toujours dans ce monde informe où les derniers empires s'affrontent à tâtons ? « Elle étonnera encore le monde ». Aux Invalides, à l'exposition de la Résistance, devant le poteau haché de nos fusillés entouré de journaux clandestins, le Général déclarait à l'organisateur : « Il n'y avait plus personne, sauf eux, pour continuer la guerre commencée en 1914 : comme ceux de Bir Hakeim, ceux de la Résistance ont d'abord été des témoins ». Lui aussi. Seul à Colombey entre le souvenir et la mort, comme les grands maîtres des chevaliers de Palestine devant leur cercueil, il était encore le grand maître de l'Ordre de la France. Parce qu'il l'avait assumée ? Parce qu'il avait, pendant tant d'années, dressé à bout de bras son cadavre, en croyant, en faisant croire au monde, qu'elle était vivante ? Il a survécu aux adversaires : Hitler, Mussolini, comme aux Alliés : Roosevelt, Churchill, Staline. Avec le sentiment des généraux napoléoniens quand ils disaient, vers 1825 : « Au temps de la Grande Armée... » Toutes ces ombres amies ou maléfiques jouent sur la lande avec leurs cartes noires, fou compris. L'Europe en flammes, le suicide de Hitler dans son bunker, les trains arrêtés qui sifflent longuement dans les solitudes sibériennes, pour la mort de Staline...

Il pensait que la France élue l'était aussi par l'imprévisible. Que ça n'allait pas très bien, lorsque Isabeau de Bavière signait le traité de Troyes. Que la passion qui le liait à l'espoir était plus forte encore que l'autre. Il pensait certainement aussi, avec une sombre fierté, ce qu'il n'a pas écrit : « Si le dernier acte de ce qui fut l'Europe a commencé, du moins n'aurons-nous pas laissé la France mourir dans le ruisseau. »

Espoir, 1975, n° 13.