Abolition de la peine de mort

Le débat de 1791 à l'Assemblée nationale constituante

Séance du jeudi 2 juin 1791

Présidence de M. Bureaux de Pusy

[...]

L'ordre du jour est la suite de la discussion sur le projet de code pénal (Travaux forcés.).

M. Le Pelletier-Saint-Fargeau, rapporteur, soumet à la discussion la question suivante :

« Les condamnés à des peines afflictives seront-ils employés à des travaux publics, ou seront-ils enfermés dans des maisons particulières? »

Il rappelle succinctement les principes de morale et de justice qui ont déterminé les comités de Constitution et de législation criminelle à adopter la seconde opinion.

M. de La Rochefoucauld-Liancourt. Sans m'arrêter aux différentes considérations qui vous ont été soumises dans le rapport, par le comité lui-même, indépendamment encore du spectacle, dégradant, pour l'humanité, de voir des hommes chargés de chaînes, traités ignominieusement et arbitrairement dans leurs ateliers, il est une autre considération plus puissante je crois, qui vous déterminera à rejeter cette proposition ; cette considération vient de ce que ces gens-là seraient occupés à des travaux publics, et que les travaux publics sont l'apanage de la classe laborieuse et indigente qui a besoin de ce travail pour subsister.

Je demande donc que l'Assemblée nationale prononce actuellement et positivement que les condamnés ne seront pas employés aux travaux publics.

Plusieurs membres : Aux voix ! aux voix !

M. Malès. Je demande que M. le rapporteur veuille bien nous dire si le comité entend que les chaînes de Toulon, de Marseille soient conservées ou supprimées.

M. Le Pelletier-Saint-Fargeau, rapporteur. Il faut distinguer entre les condamnés et ceux qui le seront par la suite. Les condamnés qui sont à présent sur les galères subiront leur peine, jusqu'à ce que le temps soit expiré ; quant à ceux qui le seront par la suite, ils seront punis suivant le Code pénal nouveau, et ne seront pas conduits aux galères.

M. Malouet. La peine des galères, telle qu'elle avait été instituée anciennement, n'existe plus. Il n'y a plus de chiourme ; ainsi, quoique la dénomination soit conservée, il n'existe plus, dans nos ports, qu'une maison de force dans laquelle sont renfermés les condamnés. Les travaux des ports reçoivent des secours évidents de cette réunion de condamnés. 6 000 forçats sont distribués dans les ports d Brest, Toulon et Rochefort. Ces 6 000 forçats coûtent à l'Etat 1 600 000 livres. D'après les calculs faits, il y a à peu près un million de gagné, par le travail de ces hommes ; et cependant leurs vêtements, leur nourriture, et ce qu'ils peuvent ajouter par leur travail même à leur nourriture, les mettent absolument hors de l'état des hommes qui souffrent physiquement : ils sont très empressés à demander eux-mêmes a être compris dans les distributions de corvée.

Je sais que c'est une punition nouvelle que de les soustraire aux travaux des ports. Il s'agit donc de savoir si, en proscrivant les travaux publics pour les condamnés, vous voulez ôter aux arsenaux cette ressource. Il y a plus d'un inconvénient à craindre dans les ports une aussi grande quantité d'hommes, au moins suspects, et dont plusieurs sont des criminels, qui auraient mérité la mort.

Plusieurs grands accidents étaient résultés du séjour des forçats dans les ports; et cependant l'utilité qu'on en tire pour les travaux les plus fatigants est telle, que l'administration des ports est intervenue plus d'une fois, lorsqu'il a été question de changer la peine des galères. Je crois que c'est une considération très importante, que celle de savoir ta vous supprimerez ou si vous conserverez cette institution, en l'améliorant; tel est mon avis.

M. Delavigne. L'Assemblée nationale a décrété hier, qu'après l'expiration de la peine, si le con­damné se conduisait bien, il pouvait espérer une réintégration dans ses droits de cité et de citoyen. Je demande, Messieurs, que vous ayez la bonté de peser jusqu'à quel point la délibération que vous avez prise hier est incompatible avec le régime des galères. (Murmures.)

M. de Saint-Martin. On lit dans la Constitution de la Pennsylvanie l'article suivant :

« Pour détourner plus efficacement de com­mettre des crimes par l'aspect des châtiments et de longue durée et soumis à tous les yeux, et pour rendre moins nécessaire des supplices sanglants, il sera établi des maisons de force, où les coupables, convaincus de crimes non capitaux, seront punis par des travaux rudes. Ils seront employés à travailler à des ouvrages publics pour réparer le tort qu'ils auront fait à certains particuliers. Toutes personnes auront, à certaines heures convenables, la permission d'y entrer pour voir ces prisonniers au travail. »

Messieurs, le même châtiment des travaux pu­blics se trouve dans plusieurs codes pénaux de divers Etats de l'Europe; le roi de Suède, le mar­grave de Bade, le grand-duc de Toscane, l'em­pereur l'ont adopté; et sa sagesse, sa moralité a été vantée par presque tous les écrivains qui, dans les derniers temps, se sont occupés de la réforme de nos lois criminelles. Le seul Filangieri s'y est refusé. Ce nom, réuni à celui de vos comités de Constitution et de législation criminelle, forme sans doute une autorité imposante.

Lorsqu'on a tant soit peu médité les raisons respectives, on trouve que la peine des travaux publics a en effet de grands avantages; elle rem­plit, comme l'ont reconnu plusieurs législateurs de la Pennsylvanie, le principal objet de la puni­tion des crimes, qui est de les prévenir par la terreur; pour cela les coupables ne doivent pas être entassés dans les galères, il faut établir des maisons de force dans les différents départements : c'est l'oisiveté, c'est la fainéantise qui engendrent la pente au crime; quelle peine mieux proportionnée, mieux réprimante qu'un travail rude et journalier ? Les travaux publics présentent une grande facilité à bien graduer la peine suivant la nature du délit ; le châtiment peut être ou augmenté ou diminué soit par sa durée, soit par la nature et le genre des travaux.

Il est également possible d'empêcher que la réunion de plusieurs coupables consomme leur corruption. On pourra, comme l'a observé M. Pastoret, séparer le scélérat de l'homme qui n'aura commis qu'un délit ordinaire, et ce dernier, du coupable qui n'aurait commis qu'un délit encore plus léger. Réunis d'ailleurs au moment de leurs travaux, mais sous une inspection salutaire, ils seront isolés avec soin dès qu'ils auront cessé ce travail. Ces avantages sont-ils compensés par ceux qu'on a trouvés dans les maisons de force ? Je ne le crois pas. C'est pour cela que je conclus contre l'avis de vos comités ; et je crois que les condamnés à des peines afflictives doivent être dévoués à des travaux publics.

M. Ménard de La Groye. Si vous voulez continuer l'envoi des gens aux galères, il faut que vous renonciez à les réintégrer dans les droits de citoyen; en effet je soutiens qu'un homme pervers, qui peut se coaliser, devient nécessairement plus pervers encore; que ce n'est point aux galères, que ce n'est point dans les prisons, que ce n'est point dans les lieux où les scélérats sont seuls ou ensemble, que jamais ils ne peuvent se corriger : le moyen unique de les corriger, c'est de les renfermer seul à seul.

M. Malès. C'est un mot que celui de galères. Les galères ne sont pas à proprement parler une peine, mais seulement un lieu de détention. Rien n'empêche que les maisons de force ne soient principalement établies dans nos ports afin qu'on puisse au besoin appliquer les condamnés qui seront enfermés aux travaux de ces ports et des arsenaux, surtout dans les temps où les ouvriers viendraient à manquer ou seraient d'un salaire trop dispendieux. Au surplus, je ne m'oppose pas à la proposition de vos comités.

M. Le Pelletier-Saint-Fargeau, rapporteur. Je réponds d'abord à M. Malouet que le comité ne propose pas de dissoudre les ateliers qui sont employés dans les ports : dissolution qui pourrait dans ce moment opérer un grand danger pour la chose publique. Il s'agit de savoir si, quant à l'avenir, il est absolument utile à la chose publique de fixer dans les ports les travaux pour les galériens (Oui ! Oui !), s'il est de l'intérêt public d'envoyer à l'extrémité de la France, les condamnés de tous les départements de la France, c'est-à-dire d'éloigner l'exemple du lieu où le délit a éclaté.

M. de La Rochefoucauld-Liancourt. Il n'est pas ici question de savoir si l'on pourra ou non faire travailler les condamnés, mais de savoir si les condamnés seront voués aux travaux publics, ce qui est bien différent. Je pense qu'éloignant à présent la question de savoir dans combien de départements vous mettrez des maisons de peine, vous devez prononcer qu'ils ne seront pas con­damnés aux travaux publics.

M. Rabaud-Saint-Etienne. Au lieu des mots « travaux publics » qui ont été employés par le rapporteur, je propose que l'on se serve de l'expression : « travaux forcés » par opposition aux travaux libres, qui appartiennent exclusive­ment aux hommes libres. Et comme l'exécution des décrets entraîne toujours beaucoup de longueur, je propose de décréter actuellement le principe qu'ils seront condamnés à des travaux forcés, et de renvoyer à la prochaine législature pour les détails du décret.

M. Démeunier. La discussion est embarrassée par deux causes. La première, c'est que dans la séance d'aujourd'hui on n'a point posé la question sur laquelle on devait prononcer. La se­conde, c'est qu'on a oublié le point qui nous occupe. Il me semble donc, pour réduire la délibération à son véritable point, qu'en adoptant le changement proposé par M. Rabaud, il faut poser ainsi le question : « Conservera-t-on oui ou non les travaux forcés ; comme base du Code pénal ? » Pour ma part je demande que l'Assemblée décide qu'il y aura une peine d'un travail forcé.

M. Le Pelletier-Saint-Fargeau, rapporteur. La manière dont M. Démeunier vient de poser la question, change absolument toute l'o­pinion, tout le système de votre comité.

Un membre à gauche. Il n'y a pas de mal à cela.

M. Le Pelletier-Saint-Fargeau, rapporteur. Or, si vous voulez changer ce système, il faut au moins le discuter; et si vous adoptez pour système pénal les travaux forcés, en voici l'inconvénient : qu'un homme condamné ne veuille point travailler, on ne peut l'y forcer qu'à coups de bâtons... (A droite : Oui ! Oui !) Alors vous le soumettez à l'arbitraire du conducteur, ce n'est plus la loi qui prononce la peine, c'est le conducteur qui là rend ce qui lui convient.

Plusieurs membres. Aux voix ! aux voix !

M. Brillat-Savarin. Je suis étonné que sur une question aussi intéressante personne ne se soit donné la peine d'examiner ce que le comité vous propose de substituer aux travaux publics. Je trouve que son opinion aura non seulement les inconvénients des galères telles qu'elles existent, mais encore des inconvénients particu­liers. Premier inconvénient : la dépense de cons­truction des maisons de force dans 83 départe­ments ; second inconvénient, la corruption, car tout le monde sait que les hommes détenus, dans ce qu'on appelle maison de force, s'inoculent leurs vices.

Ensuite voici des inconvénients particuliers à l'opinion du comité : le premier c'est que vous accoutumerez à l'oisiveté les criminels qui seront dans les maisons de force; il y a des criminels qui aimeront mieux vivre de pain et d'eau que de travailler; c'est leur caractère commun. Ces travaux, dit-on, serviront d'exemple : eh bien ! Messieurs, de deux choses l'une : ou le peuple qui les ira voir les soulagera par ses largesses, alors la peine cesse avec l'exemple ; ou il ne les soulagera pas, alors le peuple est méchant, parce qu'il s'accoutume à voir souffrir ses semblables, et l'exemple est nul, tandis que les ports vous présentent des travaux qui demandent un très grand nombre de bras, tandis qu'il vous reste des landes immenses à défricher, tandis que vous avez des canaux à ouvrir et des marais à dessécher. Envoyez là vos condamnés, et ils seront utiles à la société; ils deviendront meilleurs car ils contracteront l'habitude du travail. Je de­mande donc qu'il soit dit que les travaux forcés publics seront conservés.

M. Démeunier. Je demande qu'on décrète le principe tel que je l'ai proposé. '

M. Duport. La question ne me parait pas très bien posée. Je crois que les motifs du préopinant ne sont pas justes, ou plutôt qu'il oublie les vé­ritables motifs de la question : il s'agit de savoir si la condamnation à des travaux forcés est utile ou non, si elle présente aux condamnés un moyen d'amélioration. Je ne le crois pas ; car au lieu de faire contracter l'amour du travail, vous inspirez l'horreur du travail. On vous l'a déjà dit et je vous le répète : vous ne pouvez faire travailler les condamnés qu'en les frisant assommer de coups, et qu'en laissant leur sort à l'arbi­traire. De là résulte un inconvénient très grave ; c'est que vous avilirez, que vous déshonorerez aux yeux de l'homme indigent mais vertueux, le travail, cette tâche vraiment noble et respectable de l'humanité, si vous en prostituez la nécessité à l'expiation du crime et de la scélératesse. Je voudrais donc qu'on adoptât un genre de punition capable de rendre l'homme meilleur au lieu de le faire plus dépravé. (Applaudissements à gauche.)

Je demande que l'Assemblée décrète qu'il n'y aura pas de travaux forcés, ou bien que prenant les articles du Code pénal tels qu'ils lui sont pré­sentés par le comité, elle examine si les peines proposées sont proportionnées aux délits; cet ajournement de la question jusqu'après l'examen des articles laisserait toujours à l'Assemblée la liberté d'appliquer les travaux forcés aux délits qui seraient jugés les plus graves.

M. de Folleville. Je demande qu'on mette aux voix la proposition de M. Démeunier, afin qu'au moins nous ne perdions pas le fruit de notre dé­libération. (Murmures.)

M. Le Pelletier-Saint-Fargeau, rapporteur. J'observe que si l'Assemblée décrète qu'il y aura des travaux forcés, il faut qu'elle nous accorde quelques jours pour réformer notre travail.

M. Démeunier. Plusieurs orateurs, en entrant dans des détails d'exécution, prolongent excessivement la délibération; il n'est actuellement question que de consacrer le principe. On peut charger le comité de déterminer les crimes aux­quels cette peine sera applicable, puisqu'elle ne sera pas la base fondamentale du Code pénal dans toutes ses parties, quand même elle serait adoptée.

Ma proposition est simple : Conservera-t-on la peine des travaux forcés ? Si l'Assemblée décrète qu'il y aura des travaux forcés, il est clair que cela ne préjuge rien; mais que l'Assemblée aura seulement voulu qu'il y ait des circonstances où l'on puisse prononcer cette peine.

(La discussion est fermée.)

L'Assemblée adopte le principe suivant :

« L'Assemblée nationale décrète qu'il y aura des travaux forcés, auxquels les condamnés à des peines afflictives seront employés, dans le cas et de la manière déterminés par la loi. »

M. le Président lève la séance à trois heures et demie.

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