Abolition de la peine de mort

Le débat de 1908 à la Chambre des députés

Séance du 4 novembre 1908

M. le rapporteur. Vous défendez les assassins, donnez-nous la liberté de défendre les honnêtes gens. (Très bien ! très bien ! au centre et à droite. Humeurs à gauche.)

M. Jaurès. La manière dont M. le rapporteur pose la question la juge à elle seule. La commission prend-elle à son compte cette assertion de son rapporteur que tous ceux qui, depuis Hugo et Michelet, combattent la peine de mort, se font les protecteurs des assassins ? Je demande si c'est ainsi que la commission pose le problème. (Applaudissements à l'extrême gauche.)

M. Louis Puech, président de la commission de réforme judiciaire. J'aurai l'honneur, en ce qui me concerne, d'expliquer le sens et la portée des décisions de la commission ; je demanderai la parole quand le moment sera venu. (Très bien ! très bien !)

(...)

M. Albert Willm (...) Pourquoi n'aurions-nous pas le droit de défendre ici, librement, comme député, une opinion représentée au banc du Gouvernement autour duquel se groupent dans des scrutins fidèles les plus farouches partisans de la peine de mort.

Voici en quels termes, dans le Grand Pan, M. Clemenceau parlait de l'échafaud :

« ... Le sang est une vieille pâture des ancêtres dont le goût nous monte aux lèvres dès qu'on le présente à notre vue. Vous faites revivre la barbarie et vous vous plaignez que ce soit la barbarie qui vous réponde. La barbarie populaire est l'explosion provoquée par vous de l'antique sauvagerie dormante. La barbarie du raffiné qui, de son siège de législateur ou d'exécutif, décide, entre deux bâillements » - M. Clemenceau n'était pas aimable pour nous à ce moment - « que le sang sera versé, est plus odieuse que l'autre parce qu'elle est raisonnée. Il se peut que nous soyons en république ; il se peut que les pouvoirs publics soient aux mains d'hommes que nous avons choisis, et qui nous gouvernent ou sont censés nous gouverner d'après certains principes immortels dont nous assommons l'univers. Mais le dernier roi supprimant l'échafaud dans cette Belgique qui, française, s'en repaîtrait, fait plus pour la civilisation que tous les bourgeois républicains ou non, qui ne voient pas le sang sur eux parce qu'ils payent quelqu'un pour le verser en leur nom. » (Applaudissements à l'extrême gauche.)

A propos de l'exécution de l'abbé Bruneau, voici dans le même ouvrage, ce qu'écrivait le président du conseil :

« ...Jurés, magistrats, président, bourreau veulent tuer. La foule veut tuer. Tuez donc, mais ne vous donnez pas l'apparence d'être la justice quand vous n'êtes que la vengeance et la férocité, le prolongement héréditaire d'un atavisme de sang ».

M. Charles Benoist. C'est de la littérature et de la mauvaise. (Exclamations à l'extrême gauche.)

M. Albert Willm. Je souhaite que vous en commettiez souvent d'aussi mauvaise.

Dans la Mêlée sociale, posant le principe sur son véritable terrain, examinant le droit de tuer, M. Clemenceau écrivait ceci : « Je ne connais pas de phénomène plus clairement régressif que la sincère croyance où sont quelques hommes, d'ailleurs éclairés et bienveillants, que la société humaine, pour se maintenir, a besoin de verser le sang de ceux qui transgressent ses lois. Si l'on n'a pas le droit, on a la force et depuis l'anthropoïde au long bras, l'homme continue, en la tem­pérant plus ou moins, l'oeuvre du meurtre imposée à sa race par un atavisme qu'il n'a pas encore réussi à dompter. »

Le tempérament apporté par le droit de grâce à la peine de mort, suggère à M. Clemenceau quelques réflexions utiles.

« II y a bien, dit-il, chez nous un tempérament (à la peine de mort), le droit de grâce, mais on a découvert que ce serait insulter le jury que d'en faire usage... » - on dirait que l'article a été écrit spécialement pour la discussion présente. - « ... notre président, sans doute, qui ne tuerait pas un poulet sans l'excuse de la faim, se fait ce raisonnement simpliste que sa charge l'oblige à faire primer, en lui, le sentiment humain par le devoir politique, ou plutôt par l'ensemble des préjugés ataviques qu'on dissi­mule sous ce noM. »

Voilà donc dans quels termes très clairs et très formels M. Clemenceau écrivain et polémiste, jugeait ceux qui défendaient la peine de mort.

Ils sont, dit-il, prisonniers d'un atavisme, dont ils ne se rendent même pas compte, et il ajoute qu'il est véritablement étrange de voir que sur une pareille question nous recevons en quelque sorte l'exemple de monarchies voisines. Il reconnaît et il proclame que la peine de mort n'a jamais été exemplaire, qu'elle n'a jamais pu dresser la moindre barrière contre le flot criminel qui vous effraye, et il ajoute que véritablement il ne peut pas comprendre que des hommes bienveillants et éclairés soient encore aujourd'hui partisans de la peine de mort qui, pour lui, est un vestige de barbarie.

Permettez-moi, messieurs, de vous faire remarquer que M. Clemenceau a quelque autorité pour tenir ce langage ; les pages qu'il a écrites à ce moment-là ont été approuvées, elles ont été acclamées, elles ont fait l'objet de commentaires élogieux de la part d'organes défendant les idées de ceux qui aujourd'hui se retournent contre le polémiste d'hier. Nous qu'on accuse constamment de mêler la politique à toutes les discussions, fidèles à une doctrine, fidèles à une idée, nous ne cherchons pas à savoir qui défend cette doctrine, ce principe, cette idée. Nous restons attachés à notre idéal d'humanité et de justice, sans nous préoccu­per de qui le défend avec nous quels qu'ils soient et d'où qu'ils viennent. (Applaudissements à l'extrême gauche.)

Quant à l'argument de l'irréparabilité, personne n'y répondra victorieu­sement.

M. le président de la commission. Toutes les peines sont irréparables. Quand vous avez emprisonné injustement un homme pendant dix ans, quand vous l'avez ruiné, comment réparez-vous le préjudice que vous lui avez causé ?

M. Marc Réville. Toutes les peines sont irréparables dans une cer­taine mesure, mais la peine de mort n'est pas réparable du tout.

M. Albert Willm. M. le président de la commission me permettra de ne pas répondre - mes collègues interviendront et je leur laisse ce soin -à cet argument, qui paraît peu probant.

Entre l'irréparabilité relative de toutes les peines et l'irréparabilité absolue de la peine de mort, il n'y a pas de comparaison possible.

M. Charles Benoist. C'est irréparable aussi pour l'assassiné !

M. Albert Willm. C'est irréparable pour l'assassiné, me dit M. Charles Benoist, II est incontestable que même lorsque le jury accorde les cir­constances atténuantes et lorsque l'échafaud ne se dresse pas, l'irréparabilité pour l'assassiné existe ; votre argument ne se pose donc pas de cette façon. Est-ce l'échafaud qui rendra la vie à l'assassiné ? Est-ce en ajoutant du sang au sang déjà versé qu'on créera de la vie ? Vous savez bien que non.

Votre argument est un argument éminemment sentimental. Vous qui nous reprochez de faire du sentiment, vous faites appel aux plus mauvai­ses passions en agissant ainsi, car vous faites appel à l'instinct de ven­geance et non pas à l'idée de justice. (Applaudissements à l'extrême gauche. - Réclamations à droite.)

M. Charles Benoist. Non ! Et j'ajoute que toute cette humanitairerie me laisse parfaitement froid.

M. Georges Berry. Si vous le prenez sur ce ton, monsieur Willm, nous ne pourrons plus discuter.

M. Albert Wïllm. Je réponds à une interruption qui s'est produite à un moment où je répondais moi-même à un de nos collègues. Je ne m'at­tendais pas à cette interruption, car la culture d'esprit de M. Charles Benoist lui permet de trouver des arguments plus convaincants.

M. Charles Benoist. C'est parce que je considère celui-là comme le plus irréfutable que je l'ai employé, et c'est précisément à cause de ce que vous voulez bien appeler ma culture d'esprit que je ne puis accepter comme philosophie pénale un pur raisonnement verbal.

M. Albert Willm. C'est entendu. Seulement permettez-moi de vous dire que cet argument-là, nous pourrons toujours l'opposer à ceux qui défen­dent une idée contraire.

Je mets en garde justement ceux qui apportent une certaine passion dans cette discussion. Si vous obtenez satisfaction de cette Chambre, si, con­trairement à ce que des votes antérieurs pouvaient indiquer, la Chambre, modifiant son opinion, se prononçait pour le maintien de la guillotine, et que demain on apprenne, - ce qui est dans les éventualités très possibles, - qu'un innocent a été une des premières victimes de votre décision, por­terez-vous d'un coeur léger cette responsabilité ? Vous verrez immédia­tement ce mouvement de l'opinion publique, mouvement sur lequel vous vous appuyez aujourd'hui, mouvement factice et superficiel, se retourner contre vous ; vous verrez le même enthousiasme, la même ténacité, la même passion se dessiner en sens contraire. Et c'est vous qu'on rendra responsables du sang de cet innocent. Quant à moi et à mes amis, nous n'en prendrons jamais la responsabilité. (Applaudissements à l'extrême gauche.)

M. Albert Willm. Je dis que votre erreur est de croire que la guillotine pourra être en réalité un remède. Le remède n'est pas là : pour le trouver, il faut examiner quelles sont les véritables causes de la criminalité. (Très bien ! très bien ! à l'extrême gauche.)

Ces causes, vous les connaissez aussi bien que moi, et nous y avons tous, peut-être, une part de responsabilité. Nous ne nous occupons pas assez, dans cette enceinte comme ailleurs, des déshérités de la fortune et de la vie. (Applaudissements sur les mêmes bancs.)

En réalité, ce sont les conditions économiques qui sont les seules causes profondes, certaines et réelles de la criminalité. Incontestablement - et vous ne pouvez pas le nier - les grandes agglomérations urbaines, les grands centres industriels jouent dans cette question un rôle considérable et il faut songer aussi, il faut reconnaître et il faut dire que le déve­loppement de l'instruction et de l'intelligence fait que l'on comprend davantage la déchéance à laquelle vous condamne une origine de misère dont on n'est pas responsable.

Or, que fait-on pour aider ceux qui souffrent ? On les laisse sans appui, sans aide, sans soutien, abandonnés à tous les hasards de la rue, à toutes les tentations de l'alcoolisme. Car vous savez quel rôle, soit de façon directe, soit de façon atavique, joue l'alcoolisme dans le développement de la criminalité.

M. Jaurès. Très bien !

M. André Willm. Vous n'ignorez pas, d'autre part, que le développement de la prostitution, que les maladies héréditaires, comme la syphilis - tous ceux qui ont écrit sur cette question sont d'accord à cet égard - créent des dégénérés, des hommes qui, matériellement et moralement, sont incapables de remonter certains courants, de réagir contre certains milieux. Ce qu'il faut, c'est améliorer le milieu social ; ce qu'il faut, c'est créer plus de joie ; ce qu'il faut, c'est créer plus de bonheur ; ce qu'il faut, c'est créer plus de bien-être. Quand vous aurez créé plus de joie, plus de bonheur, plus de bien-être, vous aurez fait oeuvre utile, tandis que vous ne faites rien contre la criminalité lorsque vous redressez l'échafaud. (Applaudissements à l'extrême gauche.)

A cet instant de ma discussion, j'ai le droit d'invoquer encore le témoi­gnage d'auteurs déjà cités. Il est piquant de me voir, dans ce débat, évo­quer à cette tribune des pages que j'emprunte pour la plupart à M. Cle­menceau. C'est encore M. Clemenceau, en effet qui va, lui aussi, vous indiquer le remède. Avant d'être au gouvernement, il défendait les idées que j'expose en ce moment ; je souhaiterais que sur les bancs du Gou­vernement il sache se souvenir, pour les appliquer, des quelques pages dues à sa plume et que je vais vous lire.

Que disait-il dans la Mêlée sociale sous ce titre : Épidémie !

« II faut arrêter les criminels ; il faut aussi atténuer l'oppression qui, sous tant de formes, étreint les misérables. Pour enrayer l'épidémie, il faut agir sur les cerveaux endoloris que guette l'esprit de révolte et de haine.

« La politique nouvelle serait précisément d'abandonner l'aveugle résistance à la grande réparation attendue des misérables, pour y substituer le devoir de justice et de solidarité qui seul fondera la paix sociale ».

Revenant d'une exécution place de la Roquette, encore sous le coup du remarquable reportage qu'il faisait à cette occasion, voici en quels ter­mes il s'exprimait :

« Voilà ce que je rapporte de la place de la Roquette. J'ai raconté ce que j'ai vu, sans rien dramatiser, le simple récit des faits me paraissant supé­rieur en émotion vraie à tout artifice d'an.

« Que les partisans de la peine de mort aillent, s'ils l'osent, renifler le sang de la Roquette. Nous causerons après, (Très bien ! très bien ! à l'extrême gauche.)

Évoquant la silhouette du condamné en face de la guillotine, au milieu de la mise en scène lugubre de l'exécution, voici comment il apprécie l'attitude de ceux qui appellent le bourreau au secours de la société : « Eh bien ! non, ce n'est pas une bataille. Je refuse de déshonorer la société en lui offrant, pour se défendre, les mêmes armes que l'assassin. Je la veux, tout en haut, écrasant le criminel de sa supériorité morale, au lieu de s'abaisser jusqu'à lui. Nous n'en sommes pas encore là, dans la République française. Un grand cri part de la foule irresponsable : Tue ! tue ! Et le gouvernement ne résiste à la foule que lorsqu'elle demande la réforme des abus. Pourtant, plus de pitié des misérables, fatalement aboutirait à moins de besogne pour le bourreau. » C'est donc, comme le rappelaient encore ce matin des articles publiés par M. Reinach et par des journaux comme la Lanterne et le Radical c'est dans la profondeur des faits économiques qu'il faut chercher les véritables causes de la criminalité. Tant que nous nous bornerons à occu­per ici nos séances à discuter du maintien de la peine de mort, nous n'au­rons rien fait pour la grande armée des misérables, de ceux qui souffrent, qui peinent et qui sont entraînés par des courants auxquels ils ne savent pas résister. (Applaudissements à l'extrême gauche.)

Ce qu'il faut, c'est perdre moins de temps dans des discussions pure­ment académiques, qui ne peuvent intéresser que le petit nombre de ceux qui y prennent une part réelle.

Il est indispensable, si vous voulez vraiment mettre un frein à la criminalité, que chaque citoyen, petit ou grand, soit sûr de trouver un gîte, une main fraternelle, un morceau de pain : il faut qu'il soit sûr de trouver de quoi vivre au soleil, librement, sans être opprimé, comme il l'est à l'heure actuelle, par tout un système capitaliste qui le broie sans qu'il puisse s'en libérer. (Exclamations au centre. - Applaudissements à l'extrême gauche.)

Vous pouvez, je le reconnais, messieurs, avoir une opinion contraire ; je vous déclare cependant que c'est la cause réelle de la criminalité ; et lors­que vous voulez comme remède, la guillotine, quand vous voulez, comme médecin traitant, le bourreau, vous faites fausse route et j'ajoute que vous manquez d'ailleurs à toutes les traditions généreuses de nos assemblées délibérantes, que vous manquez au souvenir de ceux qui, à un moment donné, illustrèrent par leur plume et par leur parole le parti républicain. (Très bien ! très bien ! à l'extrême gauche.) Je dis que vous faites faillite à tout un passé d'engagements pris devant le pays, car il fut une époque où le parti républicain tout entier se dressait contre la guillotine. En la rétablissant, vous voulez rétablir la loi de sang. Pourquoi ? Parce que vous vous sentez incapables - et c'est cela qu'on dira - de faire régner plus de justice, plus de liberté et plus d'humanité. (Vifs applaudissements à l'extrême gauche.)

(...)

M. Georges Berry. (...) Mais à part Dieu, il est un homme dont nous pouvons invoquer l'opinion. Eh bien ! cet homme, doux par excellence, ce protecteur des malheureux, qui fut l'initiateur de la Révolution française et dont M. Willm invoquait ce matin l'autorité en faveur de sa cause - j'ai nommé Jean-Jacques Rousseau - n'est pas du tout avec les abolitionnistes.

Laissez-moi donc vous mettre sous les yeux ce que disait Jean-Jacques Rousseau dans le Contrat social, à propos du châtiment suprême.

« Tout malfaiteur attaquant le droit social devient par ses forfaits rebelle et traître à la patrie : il cesse d'en être membre en violant ses lois, et même lui fait la guerre. Alors la conservation de l'État est incompatible avec la sienne ; il faut qu'un des deux périsse, et quand on fait mourir le coupable, c'est moins comme citoyen que comme ennemi. La procé­dure, le jugement sont les preuves de la déclaration qu'il a rompu le traité social, et par conséquent qu'il n'est plus membre de l'État. Or, comme il est reconnu tel, il doit en être retranché par la mort comme infracteur du pacte et comme ennemi public ; car un tel ennemi n'est pas une per­sonne morale ; c'est un homicide, et c'est alors que le droit de la guerre est de tuer le vaincu. »

M. Varenne. Après cela, il n'y a plus qu'à vous condamner à mort ! (Rires.)

M. Georges Berry. Je ne comprends pas bien votre interruption.

M. Varenne. Il s'agit des ennemis de l'État. Je juge que vous êtes un ennemi de l'État, et je vous condamne à mort, de par la loi des majorités.

M. Georges Berry. Ce sont là des interruptions indignes de vous, mon cher Varenne, et vous valez mieux que cela, croyez-moi ! (Très bien ! très bien !)

Un autre écrivain, qui a été aussi un écrivain révolutionnaire, Mably, et qui répondait au doux Robespierre lorsqu'il voulait la suppression de la peine de mort, écrivait :

« Vous dites que la loi n'a pas le droit de tuer ! Et n'est-ce pas la loi elle-même qui tue, lorsqu'elle laisse armé le bras de l'assassin ?

« Revenez d'une déplorable erreur : c'est celle des gens de bien qui ne voient le monde qu'à travers le prisme de leur vertu. Voyez les choses comme elles sont, non telles que vous voudriez qu'elles fussent. Abjurez cet enthousiasme irréfléchi qui vous porte à faire de la législation senti­mentale au péril de l'humanité.

« Ne sacrifiez pas l'humanité au nom de l'humanité même.

« Craignez les surprises : il y va du salut public. » J'ajoute que ce matin M. Willm affirmait que tous les élus du parti répu­blicain depuis la Révolution étaient abolitionnistes.

Il n'y a qu'un malheur ; c'est qu'en 1907 un congrès radical et radical-socialiste n'a pas du tout été de cet avis-là. Vous n'avez qu'à vous repor­ter au congrès qui s'est tenu à Lyon, je crois, auquel assistaient plusieurs de nos collègues, notamment M. Buisson, et où a été voté, à une grosse majorité, le maintien de la peine de mort.

Certes, je ne dis pas que la peine de mort arrêtera le bras de tous les assas­sins, je ne dis pas qu'elle empêchera tous les crimes en France ; mais de ce que la médecine - et j'aperçois un médecin qui sourit - ne guérit pas tous les malades, ne voit-on plus de malades se rendre chez les méde­cins ?

Si le maintien de la peine de mort, au lieu de tous les résultats que nous en attendons, ne nous en donnait que quelques-uns, ce serait déjà une satisfaction, et si sur cent assassinats nous réussissions à en empêcher un seul, je m'estimerais très heureux d'avoir obtenu cette satisfaction. (Très bien ! très bien ! à droite.}

En somme, le système pénal doit être jugé de haut et, pour l'appliquer justement, il faut se défendre avec grand soin de ce mirage qui tend à nous faire mettre nous-mêmes au lieu et place des criminels et leur prêter nos sentiments, sans nous rendre compte que seuls peuvent les éprouver les honnêtes gens et non les scélérats. Vous ne ferez pas de loi pénale en prenant pour base la philosophie sentimentale ; si vous vous y laissez entraîner, ce sont les criminels que vous épargnerez au détriment des honnêtes gens.

Gardons notre pitié pour ceux qui tombent sous le couteau des assassins (Très bien ! très bien ! au centre et à droite) et sachons défendre ces malheureux par une répression juste et sévère contre ceux qui les tuent. Nous avons été envoyés ici afin de veiller à la sécurité des citoyens et nous manquerions à notre mandat si, par un humanitarisme de mauvais aloi, nous compromettions leur existence en les abandonnant sans défense aux coups des malandrins et des coquins.

J'estime que voter la suppression de la peine de mort serait émettre un vote antisocial et, de plus, antihumain, parce qu'en essayant d'épargner la vie d'un criminel, nous suspendrions une menace de mort sur la tête d'êtres inoffensifs. C'est parce que je ne veux pas que les braves gens soient sacrifiés à la pitié qu'on éprouve en faveur des assassins que je demande à la Chambre de maintenir la peine de mort, et au pouvoir exé­cutif de l'appliquer lorsqu'elle aura été maintenue. (Vifs applaudissements à droite et sur divers bancs.)

M. Paul Deschanel. Messieurs, c'est pour moi un devoir de cons­cience, dans l'état présent de l'opinion publique, de dire en peu de mots les raisons pour lesquelles je resterai fidèle aux convictions de toute ma vie en votant l'abolition de la peine de mort. (Applaudissements à l'extrême gauche.)

J'ai toujours été partisan de l'abolition de la peine de mort par un argu­ment qui, à mon sens, renverse tous les arguments en sens contraire - l'argument de l'erreur. (Nouveaux applaudissements sur les mêmes bancs.)

Il suffit qu'au cours des siècles, un seul homme ait été injustement condamné à la peine capitale, pour que la peine capitale doive disparaître. (Vifs applaudissements à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche.) Nous avons tous ressenti les tortures de cette mère dont l'enfant a été souillée et tuée par un monstre. Il n'est pas de supplice plus atroce. Mais songez aussi, d'autre part, au martyre de ceux dont le père, dont le fils, dont l'époux a été injustement condamné. Relisez l'histoire des erreurs judiciaires. Parcourez la liste des décisions de justice annulées depuis dix ans sur pourvois en révision. Souvenez-vous du mot de Poirson : « Sur 257 personnes condamnées par les jurys, il y a toujours une per­sonne innocente ». Rappelez-vous les erreurs de la justice, même en cas d'aveu, la femme Doize, par exemple, déclarant un parricide qu'elle n'avait pas commis. (Très bien ! très bien ! à l'extrême gauche et sur divers bancs.)

Chaque jour, nous voyons revenir du bagne, au bout de dix ans, au bout de vingt ans, des hommes qui avaient été condamnés pour le crime d'un autre. Ah ! Laissez du moins aux condamnés innocents la possibilité d'entendre, avant de mourir, la sentence de réhabilitation et d'assister à leur victoire morale, hélas ! trop tardive, sur la société qui a eu tort ! A quelque point de vue que vous vous placiez, la peine de mort n'est pas indispensable, et elle peut être dangereuse.

Si c'est le châtiment que vous cherchez, il en est de plus durs, à la condition de modifier l'échelle des peines, d'édicter une peine nouvelle dont la puissance d'intimidation a déjà été expérimentée chez nos voisins et de ne pas énerver l'action des lois par une fausse philanthropie. Si c'est la défense de la société, il est d'autres moyens aussi sûrs. Il n'y a pas eu recrudescence de crimes dans les pays où la peine capitale a disparu.

Si c'est l'exemple, il n'en est pas de plus corrupteur : car la vue du sang appelle le sang. Combien de criminels avaient assisté à des exécutions capitales et y avaient pris, non l'horreur mais la soif du crime ! (Applaudissements à l'extrême gauche.) M. Bérenger dit que ce spectacle n'est ni intimidant ni exemplaire, et il rappelle qu'un aumônier de la Grande-Roquette qui avait accompagné pendant quarante ans les con­damnés à l'échafaud, pensait que plusieurs avaient été décidés à l'existence criminelle par la vue d'une exécution capitale (Applaudissements à l'extrême gauche.)

La disparition progressive des rigueurs pénales inutiles a toujours marché de pair avec la civilisation. Et toutes les objections qu'on élève aujourd'hui contre l'abolition de la peine de mort, de très sages, de très éminents esprits les ont élevées jadis contre l'abolition d'autres peines qu'ils considéraient, exactement par les mêmes motifs, comme indis­pensables à la défense de la société.

(A l'extrême gauche. C'est très vrai !)

M. Paul Deschanel. Toutes les raisons qu'on donne pour le maintien de la peine de mort, de grands jurisconsultes les donnaient, il y a deux siècles, pour le maintien de la question.

M. Esmein, dans son Histoire de la procédure criminelle en France, cite au premier rang des défenseurs de la question préparatoire infligée aux accusés pour leur arracher des aveux le criminaliste Muyart de Vouglans « l'esprit le plus net peut-être, dit-il, parmi les criminalistes du dix-huitième siècle ».

Or, en 1767 encore, Muyart de Vouglans défendait en ces termes les atro­cités du système de la torture :

« Pour un exemple qu'on pourrait citer depuis un siècle, d'un innocent qui ait cédé à la violence du tourment, on serait en état d'en opposer un millier d'autres qui servent à justifier que, sans le secours de cette voie, la plupart des crimes atroces, tels que l'assassinat, l'incendie, le vol de grand chemin, seraient restés impunis, et par cette impunité auraient engendré des inconvénients beaucoup plus dangereux que ceux de la torture même, en rendant une infinité de citoyens victimes des scélérats ».

Voici l'argument de la légitime défense de la société.

« L'utilité de la torture se trouve, d'ailleurs, suffisamment justifiée, et par l'avantage particulier qu'y trouve l'accusé lui-même en ce qu'on le rend par là juge de sa propre cause et le maître d'éviter la peine capitale attachée au crime dont il est prévenu... » - voici l'argument de l'intérêt bien entendu de l'accusé - « ... et par l'impossibilité où l'on a été jusqu'ici d'y suppléer par un autre moyen aussi efficace et sujet à moins d'inconvénients... »

Voici l'argument de l'exemple, de l'intimidation salutaire.

« ... et enfin par l'ancienneté et l'universalité de cet usage, qui remonte aux premiers âges du monde et qui a été adopté par toutes les nations ». Voilà l'argument du consentement universel. (Applaudissements à gauche.)

Déjà, pendant la préparation de l'ordonnance de 1670, qui fut le code d'instruction criminelle de l'ancien régime, Guillaume de Lamoignon s'était élevé contre les rigueurs de cette procédure terrible, déclarant qu'« il voyait de grandes raisons de l'ôter, mais qu'il n'avait que son sen­timent particulier ». Et il ajoutait cette parole qui paraît en avance d'un siècle : « Entre tous les maux qui peuvent arriver dans l'administration de la justice, aucun n'est comparable à celui de faire mourir un innocent. Mieux vaudrait absoudre mille coupables ». (Applaudissements à l'ex­trême gauche et sur divers bancs à gauche.)

Mais il ne suffît pas d'abolir la peine de mort ; il faut aller aux causes profondes du mal, il faut accompagner cette suppression d'un ensemble de réformes destinées à prévenir et à réduire la criminalité.

D'abord, nous devons substituer à la peine capitale celle de l'interne­ment, qui a permis à nos voisins de réduire considérablement la crimina­lité de sang.

Ensuite, nous devons perfectionner nos moyens de recherche, qui sont insuffisants. Le dernier compte général de l'administration de la justice criminelle, paru en mars 1907, signale « une situation fâcheuse » : « L'augmentation constante du nombre des malfaiteurs qui parviennent à se soustraire aux investigations de la justice constituerait si elle persistait, un péril menaçant pour la sécurité publique... Les procédés de l'ins­truction criminelle restent stationnaires ».

Et le rapport ajoute : « Le chiffre des affaires abandonnées par le fait que les auteurs des crimes et délits restent inconnus s'est élevé de 55.582 en 1880, à 96.686 en 1901 et 107.710 en 1905 ».

La répression ne doit pas être affaiblie outre mesure, énervée par l'abus des sursis et des libérations conditionnelles et par le relâchement du régime de la transportation.

M. le préfet de police, parlant devant le conseil municipal de la sécurité à Paris, disait : « Le remède serait dans une répression plus sérieuse et plus efficace. Le conseil municipal triplerait le nombre des agents, que la mesure serait inutile. Pour contenir les mauvais instincts du malandrin, il ne faut pas seulement qu'il sache qu'il sera arrêté, il faut qu'il ne doute pas qu'il sera puni ». (Très bien ! très bien !.)

C'est le mot de Montesquieu : « Ce n'est pas l'atrocité du supplice qui effraye le criminel, c'est la certitude de l'application d'une pénalité ». Le rapport sur l'administration de la justice criminelle signale l'accrois­sement notable des crimes qui ont pour cause l'alcoolisme. M. Grimanelli, dans les remarquables articles qu'il a donnés au Temps sur la crimi­nalité juvénile, dit qu'en 1904, dans un établissement d'éducation péni­tentiaire, sur 300 jeunes détenus, 40 p. 100 ont été reconnus provenir de parents alcooliques. (Applaudissements à gauche et à l'extrême gauche.) Le jour où vous voudrez étudier la limitation du nombre des débits de boissons (Vifs applaudissements), le jour où vous voudrez étudier le monopole de l'alcool (Applaudissements à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche), je solliciterai l'honneur d'examiner avec vous ces pro­blèmes.

M. Joseph Reinach a protesté, aux applaudissements de la Chambre, contre la publicité malsaine et corruptrice donnée par une certaine presse aux crimes et aux criminels. (Applaudissements.) Il a dénoncé cette collaboration scandaleuse de certains magistrats et de certains policiers avec les journalistes. (Nouveaux applaudissements.) M. le garde des sceaux a déclaré qu'il donnerait des instructions formelles.

M. le garde des sceaux. Elles ont été données...

M. Paul Deschanel. Je n'en doute pas.

M. le garde des sceaux. ... et elles sont exécutées.

M. Paul Deschanel. Mais dès le lendemain le scandale a recommencé.

M. le garde des sceaux. Non ! Voulez-vous me permettre un mot ?

M. Paul Deschanel. Très volontiers.

M. le garde des sceaux. J'ai répondu à M. Reinach que l'accès des cabinets d'instruction serait interdit à la presse, qu'on ne verrait plus désormais dans les journaux des interviews des juges d'instruction portant sur leurs opérations.

Eh bien ! Ces instructions ont été données par moi d'une façon très nette et très formelle, et les renseignements qui sont fournis à la presse le sont en dehors des magistrats instructeurs.

M. Paul Deschanel. Alors le génie du journalisme est bien fertile en ressources, puisque les comptes rendus détaillés sur la marche des instructions continuent ! Nous vous demandons de tenir la main à ce que vos instructions, monsieur le garde des sceaux, soient rigoureusement observées.

M. le garde des sceaux. Elles le sont !

M. Paul Deschanel. Enfin, nous devons nous préoccuper d'enrayer, comme l'ont fait d'autres peuples, la précocité criminelle des enfants et des jeunes gens. (Très bien !, très bien ! à gauche et à l'extrême gauche.) Les États-Unis ont guéri cette plaie au moyen des tribunaux d'enfants et de la liberté surveillée. En Angleterre, un grand nombre de villes ont adopté les tribunaux d'enfants. L'Allemagne a institué des conseils d'or­phelins et de tutelle.

En France, le Gouvernement a saisi le conseil supérieur des prisons d'un projet de réforme.

Je n'insiste pas. J'en ai dit assez pour faire voir que, dans ma pensée, l'abolition de la peine de mort ne se suffit pas à elle-même, qu'elle doit être accompagnée d'un grand nombre de mesures tendant à prévenir ou à guérir le mal social. (Très bien ! très bien ! à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche.) Mettons-nous à l'oeuvre.

On nous dit : « Ce n'est pas le moment de supprimer la peine capitale ». Pour certaines personnes, ce n'est jamais le moment ; jamais, à leurs yeux, une réforme n'est opportune. (Vifs applaudissements à l'extrême gauche et à gauche.)

Que de difficultés, que de luttes, pour obtenir des progrès qui aujourd'hui sont tellement entrés dans nos moeurs, qu'on ne peut plus comprendre qu'ils aient mis si longtemps à entrer dans nos lois ! La loi sur les circonstances atténuantes est de 1832. C'est hier, en 1895, que nous avons modifié le code d'instruction criminelle sur les procès en révision. C'est avant-hier, que nous avons supprimé le résumé du prési­dent d'assises, qui trop souvent, au lieu d'être un arbitrage impartial, faisait double emploi avec l'accusation et n'était qu'un second réquisitoire. (Très bien ! très bien ! à gauche et à l'extrême gauche.) C'est hier que nous avons donné à l'inculpé l'assistance d'un conseil. On invoque aujourd'hui, pour le maintien de la peine de mort, l'intérêt de la société. L'intérêt souverain de la société, c'est la justice. (Applaudissements à gauche.)

Faites que la France ne soit pas la dernière à abattre l'échafaud, ce monument hideux de l'orgueil humain, puisqu'il atteste la croyance naïve de l'homme en son infaillibilité ! (Vifs applaudissements à l'extrême gauche et sur plusieurs bancs à gauche et au centre.)

M. Fernand Labori. J'ajoute tout de suite que le jour où M. Deschanel aura réussi à assurer le vote et l'institution dans le pays des réformes auxquelles il a fait allusion, je serai avec lui pour voter l'abolition de la peine de mort. (Applaudissements sur divers bancs à gauche et au centre.) Quant à présent, je demande qu'on procède par ordre, qu'on bâtisse l'édi­fice avant de le couvrir et je demande à la Chambre la permission de lui faire connaître très rapidement pourquoi, abolitionniste en principe comme M. Paul Deschanel - car nous avons tous ici des coeurs d'hom­mes qui sont tous, je suppose, également sensibles - je pense qu'en fait l'heure d'abolir définitivement la peine de mort en France n'a pas sonné. Je ne suis pas un criminaliste de profession ; j'ai été mêlé à un certain nombre d'affaires criminelles, j'ai réfléchi depuis longtemps à la ques­tion qui nous est soumise et je trouve le problème si grave qu'il comporte selon moi, pour chacun de nous, l'obligation de prendre sa responsabilité, non seulement par son vote mais encore par ses déclarations, s'il estime qu'il a quelque chose d'utile et d'intéressant à dire. C'est pourquoi, après avoir pendant ces derniers jours consciencieusement délibéré avec moi-même, je veux dire à la Chambre, séparant ici, comme je crois que c'est notre devoir à tous, l'homme du mandataire de la nation, l'avocat du député, comment j'accepte très énergiquement la responsabilité de lui demander de voter, au moins quant à présent, le maintien absolu et formel de la peine de mort (Très bien ! très bien ! sur plusieurs bancs à gauche) et comment je lui demande, en outre, d'émettre un vote qui, sans soulever la question constitutionnelle, sans prétendre donner d'avertissement, ni d'indication à personne fera cependant comprendre que, tant que la loi est la loi, elle doit être exécutée... (Interruptions à l'extrême gauche. - Applaudissements sur divers bancs à gauche, au centre et à droite.)

M. François Fournier. C'est la loi, aussi, qui donne au pouvoir exécutif le droit de grâce.

M. Fernand Labori. Ce qu'il y a de pire dans une grande démocratie, où l'exécution de la loi est la garantie commune des droits de tous, c'est que les peines soient prononcées sans qu'elles soient exécutées, comme il arrive trop souvent, non pas seulement en ce qui concerne la peine de mort, mais en ce qui concerne les diverses peines dans toute l'échelle du code pénal. (Applaudissements sur divers bancs à gauche et au centre.) Ce qui importe en matière répressive, c'est que ceux qui s'exposent aux peines soient sûrs qu'elles leur seront appliquées et c'est un véritable péril social qui se manifeste lorsque ceux qui projettent de commettre des crimes ou des délits peuvent se dire qu'Us ont, par le moyen de la grâce injustement appliquée, des chances trop certaines d'échapper à la répression. (Exclamations à l'extrême gauche. - Applaudissements sur divers bancs à gauche, au centre et à droite.)

Au surplus, je veux être bref, et la Chambre peut être assurée que je ne me laisserai pas entraîner hors de la ligne, très directe, que je veux suivre. Je laisse d'abord complètement hors de ma discussion le côté philosophique de la question ; non pas qu'il ne soit intéressant, non pas qu'il n'ait été bien souvent examiné par les écrivains, par les penseurs, par les orateurs parlementaires. Mais les arguments à cet égard sont épuisés, et j'ajoute qu'après avoir longuement réfléchi, j'ai reconnu que la question au point de vue philosophique était à peu près insoluble...

A l'extrême gauche. Alors descendez de la tribune !

M. Fernand Labori. Pardon, je ne descendrai pas de la tribune ; je vous explique pourquoi je n'importunerai pas la Chambre en traitant le côté philosophique de la question, et j'arrive tout de suite à son côté purement logique et rationnel.

M. Varenne. Vous ne tenez pas compte de l'irréparabilité de la peine ? C'est un argument que vous connaissez bien. Et si on avait fusillé Drey­fus ? (Applaudissements à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche.)

M. Fernand Labori. J'ai entendu prononcer le nom de Dreyfus...

M. Varenne. Est-ce vous qui défendez l'infaillibilité de la justice ?

M. Fernand Labori. Je ne sais pas exactement dans quelle pensée... (Bruit à l'extrême gauche.) Je vous en prie, si vous avez des communications urgentes à faire à la Chambre, voici la tribune ; sinon, laissez-moi parler. J'ai entendu parler de Dreyfus...

M. Varenne. C'est moi qui ai prononcé ce nom.

M. Fernand Labori. Je ne sais pas exactement dans quelle pensée vous l'avez fait, monsieur Varenne, car je n'ai pas perçu toute votre phrase.

M. Varenne. Je vous ai dit - et puisque vous voulez bien discuter mon interruption je vais la répéter - je vous ai dit que vous défendiez, vous, l'infaillibilité de la justice et je vous ai demandé : Si la peine de mort avait été applicable à Dreyfus, si Dreyfus avait été fusillé, n'aurait-ce pas été un crime monstrueux ? (Applaudissements à l'extrême gauche.)

M. Fernand Labori. Je ne défends pas, ici, monsieur Varenne, l'infaillibilité de la justice. Nous parlerons tout à l'heure de l'argument tiré de l'erreur possible ; faites-moi crédit sur ce point. En ce qui concerne Dreyfus, je vous dirai d'abord que, s'il avait été fusillé, il nous serait resté le droit, peut-être, de défendre sa mémoire, ce qui, j'imagine, n'eût pas été pour les siens une satisfaction indifférente. (Exclamations ironiques à l'extrême gauche. - Mouvements divers.)

M. Betoulle. Cela l'aurait bien avancé.

M. Fernand Labori. N'y a-t-il pas, messieurs, des choses, et notamment l'honneur, qui sont supérieures à l'existence ? (Très bien ! très bien ! sur divers bancs.)

Puisque vous m'avez fait l'honneur de m'interrompre, monsieur Varenne, et que vous avez nommé M. Alfred Dreyfus, permettez-moi de vous répondre que, pour ma part, j'ai toujours considéré son affaire comme une affaire de justice et non de sensibilité. (Exclamations à l'ex­trême gauche.

M. Alexandre Zévaès. Raison de plus !

M. Fernand Labori. Au surplus nous ne discutons pas ici l'affaire Dreyfus.

Je disais que la question de la peine de mort me paraît insoluble au point de vue philosophique. Les positivistes peuvent bien, en effet, consentir à l'examiner à un point de vue exclusivement positif et rationnel. Quant aux mystiques, j'imagine qu'ils ne peuvent pas hésiter à briser une vie si c'est dans l'intérêt social et pour une cause juste. Que pèsent, en effet, quelques années d'existence, au prix de l'infini de la vie éternelle ?

M. Gayraud. Voilà un argument que je n'admets pas !

M. Fernand Labori. Monsieur l'abbé Gayraud, je développe ici mon opinion, et non pas la vôtre.

Laissons donc les idées générales et examinons comment la question se pose dans les faits.

Dans l'état de nos moeurs, la peine de mort est-elle utile ? Le candidat au crime en est-il effrayé ? La perspective de la peine de mort a-t-elle empêché quelques attentats monstrueux ? Enfin, la peine de mort fait-elle plus de bien que de mal ? Car je reconnais avec vous, monsieur Deschanel, qu'il n'y a rien de plus répugnant, non seulement que le spectacle de la guillotine, mais aussi que la pensée d'une société réduite pour se dé­fendre - parce qu'elle est encore dans un état relatif de barbarie - à verser le sang.

En un mot, la peine de mort qui, en soi, est un mal, ne produit-elle pas cependant dans la situation sociale actuelle plus de bien qu'elle ne fait de mal, et est-ce qu'à ce titre elle ne doit pas être maintenue ? (Bruit à l'extrême gauche.)

Voilà, selon moi, comment la question se pose dans une assemblée de législateurs, et je demande à la Chambre la permission de la poser ainsi. Et ici, répondant tout d'abord à l'objection qui m'était faite il y a un instant, je commence par écarter du débat l'horreur de la mort.

La mort ? Mais n'est-elle pas partout autour de nous ? N'y a-t-il donc que les assassins qui méritent de nous quelque pitié ? (Applaudissements au centre.) Est-ce que la guerre, et non pas seulement la guerre défensive, mais la guerre offensive, qui peut être, à un moment donné, un moyen de défense - ne peut pas chaque jour... (Interruptions à l'extrême gauche.) Messieurs, je suis tout prêt à répondre à vos interruptions. La seule chose qui soit gênante dans une assemblée et vous en conviendrez avec moi - c'est que tout le monde parle à la fois.

Je dis que la guerre est un mal que nous souhaiterions tous de voir disparaître ; je suis sûr que M. Paul Deschanel, sur la suppression de la guerre et des armées, pourrait faire un admirable discours comme celui prononcé sur l'abolition de la peine de mort ; et cependant il n'est personne qui, dans l'état présent, propose sérieusement de désarmer la France, pas même vous, messieurs (l'extrême gauche) qui pouvez, à certains moments, faire alliance avec l'antimilitarisme de M. Hervé mais qui le désavouez devant le pays parce que vous sentez bien que vous ne pouvez pas vous faire les apôtres de ses idées excessives. (Applaudissements au centre. - interruptions à l'extrême gauche.)

Au surplus, ce que je dis de la mort qui nous environne de toutes parts, je ne suis pas le seul à le dire. Écoutez ce que dit M. Tarde dans sa Philosophie pénale. M. Tarde, qui a étudié la question sous tous ses aspects et qui commence par examiner cet argument de l'horreur de la mort avec lequel il est vraiment trop facile de s'assurer lé succès dans une assemblée, s'exprime ainsi :

« La nature, sur une immense échelle, en ses hécatombes de faibles et de vaincus, par ses intempéries, par ses famines, par la griffe et les dents de ses carnassiers qui lui servent de bourreaux, applique la peine de mort. Quiconque ne peut s'adapter, qui ne s'adapte pas assez bien ou ne s'adapte pas assez vite aux conditions de son existence, est aussitôt sacri­fié par elle ». (Interruptions à l'extrême gauche.)

M. Maurice Viollette. C'est la justification de l'assassinat, cela !

M. Fernand Labori. Non, ce n'est pas la justification de l'assassinat. J'essaye, quoique très vite, d'examiner la question dans son ensemble. Il ne convient pas que vous espériez vous faire passer tous pour des coeurs sensibles et nous faire passer pour des bourreaux parce que nous ne voterons pas dans le même sens que vous.

Il faut écarter du débat dans une Assemblée qui fait la loi et ne s'abandonne pas à une sensiblerie qui n'y serait pas de mise, il faut écarter cet argument de l'horreur de la mort qui serait de nature à troubler nos coeurs et nos esprits et ne nous permettrait pas de discuter la question dans le calme et la sérénité qui sont nécessaires au débat. J'abandonne donc définitivement l'argument de sensibilité. D'ailleurs ne peut-on lui opposer immédiatement un argument d'un ordre analogue, mais beaucoup plus fort, je veux dire la sensibilité envers les victimes ? Vous avez, messieurs, la sensibilité à l'égard des assassins, permettez-nous d'avoir la sensibilité à l'égard des victimes. (Applaudissements au centre et à droite.) (...)

L'erreur ! Est-ce que l'erreur n'est pas partout dans la vie ? (Bruit)

M. Gustave Rouanet. Il n'y a que le bourreau qui ne se trompe jamais.

M. Fernand Labori. Le bourreau et les unifiés. (Bruit à l'extrême gauche.) Je vous assure que je suis prêt à accueillir toutes les interruptions. J'es­saye d'apporter à la tribune une discussion complète et de bonne foi, quoique rapide. La seule chose qui me soit impossible c'est de recueillir toutes les interruptions à la fois et surtout d'y répondre dans le temps même où on m'interrompt.

Je dis que l'erreur, surtout en matière judiciaire, est, hélas ! chose trop fréquente. Je le sais et vous le savez. Vous me répondez : « II n'y a que le bourreau qui ne se trompe jamais ». II peut se tromper en coupant la tête à un individu condamné injustement. Il se trompe comme les autres. (Rires à l'extrême gauche.)

Vous dites - et je crois que c'est bien la portée de l'interruption de l'honorable M. Rouanet - vous dites : la peine de mort est irréparable, c'est là votre pensée. Eh bien ! Je vous demande si, pour faire à la peine de mort dans l'échelle des pénalités cette place spéciale, vous avez bien longuement réfléchi à la question. Est-ce que toutes les condamnations injustes ne sont pas irréparables ? Est-ce que, lorsqu'un homme a passé plusieurs années au bagne, vous lui rendez tout ce que vous devez lui rendre, quand vous le rappelez parmi vous ? (Applaudissements au centre.)

Que disent les partisans de l'abolition, que disent tous ceux qui protestent contre les excès de la pénalité dans le passé ? Que l'évolution sociale nous a amenés à une heure où les pénalités rigoureuses, qui ont pu être nécessaires à un moment donné, ne le sont plus.

Je me demande, quant à moi, si l'état de nos moeurs, si l'éducation popu­laire, pour laquelle la République a tant fait, mais pour laquelle il lui reste tant à faire, si l'organisation de notre police intérieure, si nos insti­tutions pénales, si notre système pénitentiaire, si tout cela est dans un tel état de perfection que la suppression de la peine de mort soit à l'heure actuelle compatible avec la sécurité publique.

(...)

Écoutez donc, messieurs, ce qu'écrit M. Cruppi à la page 16 du rapport que vous avez entre les mains :

« Les lois et les sentences deviennent plus humaines, et cependant, grâce à l'ensemble des progrès qui constituent la civilisation moderne, la sécurité des citoyens devient de jour en jour plus assurée. Tarde a pu dire de notre temps, dans une de ses expressions heureuses : « Sa prudence s'accroît avec sa douceur ».

Et M. Cruppi rappelle les efforts qui ont été faits depuis tant d'années dans l'intérêt du développement moral et intellectuel de la France. Puis il ajoute :

« Tous ces efforts, pourtant, hâtons-nous de le dire, n'existent encore depuis un demi-siècle qu'à l'état d'ébauche et de tentative confuse.

« Nous ne savons pas réaliser une vaste réforme pénitentiaire et pénale ; nos bagnes sont des foyers putrides, nos prisons départementales sont des centres de corruption, nos lois hésitent, tâtonnent : la récidive augmente et tout l'effort législatif s'est concentré, il y a vingt ans, sur la relégation, mesure qui a échoué. Tantôt nous faisons confiance à notre imparfaite justice correctionnelle et nous attirons à elle les crimes ; tantôt nous exaltons le jury et nous attirons à lui des faits qui doivent rester des délits au sens des réalités sociales et morales ». Je vous prie, messieurs, de peser ces derniers mots : « Sur ce point comme sur tant d'autres, la France démocratique - c'est son honneur et son tourment - se cherche et s'essaye ; les formules de l'avenir ne sont pas encore dégagées »..

Je m'empare de l'expression ; elle est admirablement juste. La suppres­sion de la peine de mort, c'est, messieurs, une formule de l'avenir ; vous devez la préparer, la rendre possible en vous conformant au programme de réformes que M. Cruppi vous a tracé. Mais ne vous y trompez pas ; ces réformes-là, non plus que celles souhaitées par M. Deschanel, ne sont pas faites ; elles sont nécessaires ; si vous ne les mettez pas à la base vous préparerez, par une sensibilité imprudente, un retour de rigueur qui pourrait se confondre avec une réaction dont, quant à moi, je n'accepte pas la responsabilité. (Applaudissements au centre et sur divers bancs à gauche.)

M. Marcel Sembat. Nous sommes partisans de l'abolition de la peine de mort et nous n'avons pas changé d'avis à ce sujet. Je tiens même à vous faire une déclaration supplémentaire. J'ai souvent entendu sur ces bancs des adversaires ou des amis nous dire : Vous êtes partisan de l'abolition de la peine de mort en matière de droit commun, mais vous demandez son maintien en matière politique.

Eh bien, non ! je ne suis partisan de la guillotine dans aucun cas, ni en matière de droit commun, ni en matière politique, et nous ne réussirons à la faire abolir que lorsque nous aurons déclaré nettement que nous sommes hostiles à toute espèce de meurtres dans quelque cas que ce soit.

On a cité - il serait déshonorant qu'une discussion sur la peine de mort s'achève sans que ce mot soit rappelé - on a cité le mot d'Alphonse Karr. (Exclamations au centre.) Ah ! Messieurs, c'est de tradition. (Rires.) « Que Messieurs les assassins commencent ! ». Eh bien ! Il est très important de le rappeler ce mot, parce qu'il n'y en a pas qui constitue, de la part de la société, un aveu plus humble. Comment ! L'étalon de la morale sociale ce sera le niveau de la moralité individuelle le plus bas ! (Exclamations au centre.) Certainement, mes­sieurs. (Applaudissements à l'extrême gauche.)

La société cessera de tuer, quand on ne trouvera plus un seul individu capable d'assassiner, c'est-à-dire lorsque les pires des criminels eux-mêmes seront saisis devant le meurtre d'un tel effroi et d'une telle répu­gnance, que le dernier des malfaiteurs lui-même hésitera. Ce jour-là la société dira :

« Je désarme enfin ; je l'imite moi qui devais donner l'exemple, je n'ai plus de raison de tuer, puisque personne ici ne tue plus ! » (Mouvements divers)

Je crois, comme l'a indiqué M. Deschanel, que la peine de mort contribue à relever le niveau du crime. (Très bien ! très bien ! à l'extrême gauche.) Oui, je crois que le crime est à la fois un produit individuel et un produit social ; je crois que, dans le crime, il y a une portion physiologique et passionnelle que vous n'éviterez jamais ; mais cette part n'est pas si énorme qu'on l'a faite. Je crois qu'il y a des fous, des hommes passionnés qui tueront toujours, sous tous les régimes et dans tous les milieux sociaux ; mais j'estime qu'il y a aussi une part sociale importante dans la criminalité ; non seulement celle qu'on a signalée et qui comprend l'éducation, la misère, l'alcoolisme. Ah ! Certes, on a raison de l'indiquer ; mais je me demande aussi pourquoi on ne souligne pas un peu plus énergiquement la responsabilité de certaines publications. (Très bien ! très bien !)

Dans les journaux où l'on réclame la peine de mort et la guillotine on propage l'idée de meurtre sous forme de feuilletons, chaque semaine, dans un supplément, on met sous les yeux des enfants et des adolescents des images qui sont des images de meurtre et qui ne peuvent que déposer dans leur mémoire et dans leurs cerveaux des semences de crime. Vous sortez dans la rue et vous voyez comme réclames de romans feuilletons des potences, des pendus, des gens qui saignent ; vous regardez le supplément d'un journal et vous voyez un homme la gorge coupée, saignant, sur un tapis. Voilà les spectacles qui sont mis sous les yeux des jeunes ouvriers. (Vifs applaudissements.) Et vous vous dites ensuite : les crimes augmentent (...).

Ajoutez à cela la condition de misère dans laquelle vit le peuple des grandes villes. Nous possédons les avantages de la grande ville ; en mécon­naîtrions-nous par hasard les terribles dangers ? Pendant que nous béné­ficions des avantages de la grande ville, ceux qui, arrachés aux campagnes, viennent s'entasser dans nos faubourgs, y pullulent dans des logis sans air, où les conditions de moralité ne peuvent pas être respectées. Vous n'ignorez pas ces taudis dans lesquels à cinq, six, sept, toutes les familles logent ensemble. Lorsqu'un jeune homme passe à l'usine les jours de sa jeunesse, du matin au soir courbé, sur un travail pénible, il sait bien qu'il faut travailler, mais il sait aussi que le travail pourrait être moins dur et qu'en échange du travail on pourrait avoir un peu de bien-être. Il sait que l'effort nécessaire de travail pourrait être rendu moins rude par le milieu dans lequel s'opère le travail, par des ateliers moins malsains, moins antihygiéniques, plus agréables.

Croyez-vous que ce ne soit rien de passer sa vie dans un taudis et dans un enfer ? Croyez-vous que le moral ne s'en ressente pas et qe, par conséquent, la société n'ait pas, elle aussi, sa lourde part de solidarité ? (Applaudissements à l'extrême gauche.)

Il m'apparaît qu'il y a dans toute société comme un réservoir plus ou moins rempli de brutalité et que chaque crime est comme une espèce de jaillissement, de giclement de ce réservoir. Il me semble que ceux qui réclament la peine de mort et qui veulent relever la guillotine concourent, non pas à diminuer, mais à remplir ce réservoir de brutalité. (Applaudissements sur les mêmes bancs.)

Ils le sentent tellement bien qu'ils veulent le cacher, leur instrument de mort. Jadis on opérait sur la grande place, en plein midi, au grand soleil. Puis, M. Failliot veut nous faire opérer devant un milieu trié, ce qui permettra aux feuilletonistes de prétendre qu'on a subtilisé la vraie victime et qu'on l'a remplacée par une autre. (Très bien ! Très bien !) Puis vous finirez par opérer dans les caves et dans les catacombes, et votre exemple, vous irez le cacher dans la nuit, de peur qu'on le voie. Cela montre bien combien vous sentez l'illogisme de votre pensée. Vous savez bien qu'en réalité si la peine de mort est une chose exemplaire, il faut l'étaler au grand soleil (Applaudissements à l'extrême gauche), avoir le courage de montrer la guillotine.

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