Abolition de la peine de mort

Le débat de 1791 à l'Assemblée nationale constituante

Séance du mardi 31 mai 1791, au matin

Première annexe

Opinion de M. J. Jallet, curé, député de la ci-devant province du Poitou, sur la peine de mort.
(Discussion sur le Code pénal)

[Biographie et mandat]

Je pense que la peine de mort est absurde et inutile. Je suis convaincu que les législateurs n'ont pas le droit de l'établir ; si c'est une erreur, elle n'est pas dangereuse, et il ne sera permis de tenir encore à mon idée par le sentiment, qui est pour moi la meilleure des démonstrations.

Si j'ai raison, j'eusse été coupable de me taire. Avec peu de talent pour me faire écouter, j'ai trop peu de voix pour me faire entendre dans la tribune de l'Assemblée nationale. Je dois donc faire imprimer mon opinion ; l'importance du sujet me répond de l'indulgence des lecteurs.

Il n'y a, chez toutes les nations, que des lois incohérentes, sans rapport ni entre elles, ni avec les grands intérêts du genre humain ; c'est qu'il n'y a, chez aucun peuple, un système général et réfléchi de législation ; on a fait des lois pour le besoin du moment.

Un principe très important et très négligé, c'est que toute loi qui peut altérer le moral de l’homme est mauvaise ; je n'ai fait que l'indiquer dans mon écrit, et encore dans une note, mais cela suffit ; l'Assemblée nationale possède dans son sein plusieurs membres capables d'en sentir la vérité, d'en donner les développements et d'en faire l'application. (Avis de l'auteur.)

Messieurs, Proportionner les peines aux délits, éviter également une sévérité excessive et une indulgence dangereuse ; établir des châtiments qui préviennent le crime par l'exemple, qui rendent le coupable à la société, en le rendant à la vertu : voilà le grand problème que se propose une nation qui s'occupe d'une législation pénale.

Les législateurs de tous les peuples connus, un petit nombre excepté, ont admis la peine capitale. Cet accord, presque général, ne vous en imposera pas, sans doute, Messieurs. Faits pour donner l'exemple et non pour le recevoir, vous adoptez, non les lois des autres peuples, mais celles qui, d'après une sévère discussion, vous paraissent justes et utiles ; et après avoir donné à la France un gouvernement qui n'a point de modèle dans l'histoire, vous couronnerez votre ouvrage en donnant à l'univers le modèle d'une jurisprudence pénale, établie sur les bases du droit naturel, chef-d'œuvre de législation désiré depuis si longtemps par les amis de l'humanité.

Tous les législateurs sont partis de ce principe vrai ; les crimes doivent être punis ; mais ils ont écarté cet autre principe, non moins certain, et plus salutaire : les coupables doivent être corrigés. C'est l'oubli de ce second principe qui les a fait tomber d'erreurs en erreurs, en appliquant les conséquences du premier.

Ils ont dit : les plus grands crimes méritent la plus grande des peines, celle de mort ; mais ils n'ont pas réfléchi que la loi qui établit la peine capitale est aussi absurde que barbare, et nul d'entre eux n'a examiné si elle n'était pas injuste.

Un assassinat vient de priver la société d'un de ses membres, et la loi, en mettant à mort l'assassin, la prive d'un autre. Ainsi, la société, par l'effet de cette institution vicieuse, double réellement la perte de l'espèce humaine.

Mais si 10, 20, 100 individus sont complices, auteurs, instigateurs d'un crime pour lequel la loi prononce la peine capitale, faudra-t-il élever autant de gibets ? Faudra-t-il donner au peuple le hideux spectacle du carnage ? Alors on deviendra atroce en voulant être juste. Abandonnera-t-on quelques têtes à la sévérité de la loi, en faisant grâce au plus grand nombre ? Je demande où est la justice ? Modérera-t-on la rigueur de la loi en faveur de tous ? Dans ce cas, la loi est méconnue : disons mieux, elle n'est plus [1].

Or, une loi, qui va directement contre l'intérêt de la société, puisque son effet est de s'affaiblir ; une loi qu'il faut souvent faire fléchir suivant les circonstances, qu'est-ce autre chose, Messieurs, qu'une loi évidemment absurde ?

Pour établir la peine de mort, il faut, Messieurs, que vous décidiez, comme une vérité certaine, l'une de ces deux choses : qu'il vaut mieux égorger un coupable que de le corriger ; et quel ennemi de l'humanité oserait avancer une maxime aussi barbare ? Ou bien : que le cœur d'un coupable, une fois égaré, est corrompu pour toujours [2] ; qu'il n'y a plus pour lui d'espérance de retour à la vertu ; et alors je vous demande comment vous pouvez juger ainsi des années qui ne sont pas encore, et y prévoir des crimes, et de quel droit vous osez condamner d'avance une longue vie sur l'erreur d'un moment ?

Supposons, Messieurs, que chez une nation éclairée les punitions légales eussent été, jusqu'à ce jour, ce qu'elles doivent être, purement correctionnelles ; quel serait le réformateur qui oserait proposer à une telle nation d'admettre la peine capitale ? On trouverait, sans doute, fort étrange que l'on conseillât à la société de détruire ses membres, plutôt que de s'occuper des moyens de les réformer, et l’on rejetterait avec indignation une nouveauté aussi atroce. Vous êtes éclairés, Messieurs ; vous êtes sensibles, vous êtes justes et vous effacerez de votre juris­prudence des lois qui la déshonorent.

Le législateur, en prononçant la peine capitale, manque donc son objet principal, la correction du coupable. Il en manque encore un autre essentiel, celui de l'exemple. Toute peine doit être non seulement correctionnelle, autrement elle est absurde ; mais encore elle doit être exemplaire, c'est-à-dire prévenir le crime par l'exemple ; sans quoi elle est inutile.

Il y a longtemps qu'on a observé qu'il y avait plus de crimes chez les peuples dont les lois sont les plus sévères. La disproportion énorme, qui se trouve entre un délit quelconque et la peine de mort, fait que les crimes se multiplient à mesure que la peine capitale s'étend à un plus grand nombre de délits. Les scélérats qu'une correction salutaire eût pu ramener à l'amour de l’ordre, sachant le sort qui les attend, mettent du courage à braver l'échafaud. La certitude de périr pour un premier forfait leur fait compter pour rien même les plus grands qu'ils commettront désormais ; ils savent qu'on ne peut les faire mourir qu'une fois.

Depuis un grand nombre de siècles, on punit de mort, en France, le croiriez-vous, Messieurs, plus de cent espèces de crimes ; que l’on daigne en citer un seul que l'exemple de la peine capitale ait fait disparaître. La peine capitale n'est donc pas exemplaire, comme on le prétend ; elle l’est même si peu, que le vol se commet souvent au lieu même, à l'instant même où se fait l'exécution d'un voleur.

Quel exemple, Messieurs, que celui qui ne prévient pas même le crime dans le moment qu'on le donne ! Quel exemple que celui d'une exécution qui n'est, dans le fait, qu'un spectacle de quelques minutes, après lesquelles le cadavre disparaît et l'exemple avec lui ! Quel a donc été, jusqu'ici, l’effet de tant d'échafauds dressés, de tant de sang répandu par les lois, sinon de multiplier, à pure perte, les outrages faits à l'humanité [3] ?

Les législateurs, ayant méconnu le vrai prin­cipe qui devait les diriger dans l'établissement des peines, ils n'ont plus connu de bornes. Au lieu de graduer les peines sur l'intérêt de la so­ciété, ils les ont mesurées sur l'indignation qu'ils sentaient pour les crimes ; ils ont osé donner à l'action des lois, pour réprimer les coupables, le caractère et le nom de vindicte publique, de vengeance des lois. Comme si la loi, qui est la vo­lonté du corps social, devait être le produit des passions humaines [4]. Aussi, une fois hors du chemin tracé par la raison, chaque pas qu'ils ont fait a été une nouvelle chute ; et l'on ne peut voir sans frémir qu'ils en sont venus jusqu'à se faire un art et un mérite des raffinements de barbarie qu'ils ont inventés.

Considérons, en effet, Messieurs, les lois pénales de presque tous les peuples, sans excepter les nôtres ; nous verrons des législateurs calculer froidement la mesure des supplices qu'ils pourront ordonner pour chaque crime ; nous les verrons accumuler les tourments ; employer les roues, le fer, le feu, les eaux bouillantes, pour conduire un être sensible, par des gradations barbares, au désespoir et à la mort.

Rappelez-vous, Messieurs, s'il vous est possible de supporter un tel souvenir ; rappelez-vous ce malheureux jeune homme coupable, sans doute, puisqu'il attaquait le culte établi, mais que la raison, la réflexion, aidées par une correction salutaire, eussent pu replacer au rang des citoyens [5]. Il souffrit la question ordinaire et extraordinaire ; il eut les mains coupées, la langue arrachée ; il fut enfin, vivant encore, jeté au feu. Que font de plus les cannibales ?

Quand on pense que ce sont des hommes qui ont médité ces atrocités, qui les ont rédigées en lois, qu'ils en ont laissé l'application à des hommes sujets à l’erreur et aux passions, et surtout quand on réfléchit que de telles barbaries ont pu être mille fois dirigées contre des innocents..., alors l'expression manque au sentiment, et c'est la sensibilité du lecteur que j'interroge en ce moment.

Vous écarterez ces horreurs, je le sais, Messieurs ; vous l'avez promis. Les peines que vous prononcerez seront modérées ; vous remplirez l'engagement sacré qu'à la face de l'univers vous avez contracté avec l'humanité [6] ; vous ne permettrez pas qu'au milieu de vous on calcule la force et les ressorts d'une machine destinée à ôter la vie à un homme dans le moins ne temps possible ; vous ne permettrez pas qu'on s'applaudisse d'une telle découverte, comme d'un bien fait envers le genre humain. On ne reprochera pas à l'un des peuples les plus doux et les plus éclairés de l'Europe, qui vient de rétablir l'homme dans sa dignité primitive, de n'avoir été juste qu'à demi, et d'avoir moins fait pour la vie de l'homme que pour sa liberté.

Vous avez senti, Messieurs, la nécessité de réformer vos lois criminelles, qui ressemblaient plus au code d'une nation barbare, qu'à la jurisprudence d'un peuple policé. Vous avez établi des conseils pour les accusés, quelque publicité dans la procédure, et surtout les jurés. Ces établissements sont sages ; mais qu'espérez-vous de ces précautions ? qu'il ne périra plus d'innocents ? Ne vous en flattez pas, Messieurs ; mais seulement que peut-être il en périra moins.

Un homme est soupçonné d'un assassinat. L'instrument meurtrier trouvé auprès du cadavre, présenté à la plaie et s'y rapportant parfaitement est marqué des lettres de son nom et reconnu par lui. Ses voisins l'ont vu sortir de chez lui peu d'instants avant le meurtre ; ils l'ont vu rentrer avec ses habits ensanglantés, avec la précipitation et l'effroi d'un coupable. Ces même habits ont été trouvés soigneusement cachés dans sa maison [7]. Le jury, car la scène est en Angleterre le jury s'assemble. De 12 membres dont il est composé, ils jugent l’accusé coupable. Le douzième refuse d'accéder à leur opinion, et, à défaut d'unanimité [8], le prévenu est déclaré innocent. Il l'était en effet, Messieurs, et ce douzième juré était lui-même l'auteur involontaire de l'homicide. Il réussit, par de louables efforts, à se faire nommer juré. Qu'un autre eût occupé sa place, l'innocent eût péri, la sentence eût été régulière, et la vérité ense­velie pour jamais. Ce jury n'était donc autre chose, Messieurs, qu'un tribunal d'aveugles agitant, dans de profondes ténèbres, le glaive de la loi, et qui^sans une circonstance unique, eussent égorgé l'innocence avec la plus parfaite sécurité.

Ces jurés, ces témoins, ces juges ne seront-ils donc pas toujours des hommes ? seront-ils donc toujours exempts de l'erreur involontaire, triste apanage de l'humanité ? auront-ils plus de sagacité, disons vrai, auront-ils plus de bonheur, car c'en est un, pour écarter les nuages qui, quelquefois, dérobent aux faibles yeux, des hommes la vérité, que n'en ont eu tant de magistrats éclairés, attentifs, que la droiture de leurs intentions, la pureté de leur cœur n'ont pu consoler, quand une triste découverte leur a fait apercevoir qu'ils étaient tombés dans une erreur funeste ? Une lumière tardive est venue les éclairer ; le sang innocent avait déjà coulé par leurs mains ; ce souvenir cruel a répandu l'amertume sur le reste de leurs jours.

Ô vous ! représentants d'une grande nation ! chargés de la mission sublime de lui donner des lois, ne doutez pas qu'en signant la loi qui établit la peine capitale, vous ne signiez, pour les siècles qui suivront, l'arrêt de mort d'une infinité d'innocents. Sachez qu'il ne vous est pas permis de donner à vos juges le droit de condamner à mort, si vous ne leur donnez, en même temps, une vue perçante à laquelle rien n'échappe, une infaillibilité que rien ne puisse égarer ; car si vos lois, malgré vos précautions, font périr un seul innocent, c'est un véritable assassinat. Alors ce n'est pas le juge qui est l'assassin ; c'est le législateur.

Non, Messieurs, si la peine capitale pouvait être admise, ce ne serait qu'à l'éternel auteur de toute justice qu'il appartiendrait de l'établir ; ce ne serait qu'à lui, comme au seul être infaillible, qu'il conviendrait de la prononcer.

Aussi, Messieurs, ne pensez pas que Dieu, qui connaît les passions, la faiblesse, et surtout l'ignorance de l'homme, ait voulu lui laisser le pouvoir de disposer de la vie de ses semblables et exposer ainsi les innocents aux déplorables suites d'une erreur irréparable.

Transportez-vous au berceau du genre humain ; voyez un frère assassiné par son frère ; considérez le coupable déchiré par les remords, et craignant pour lui-même le sort qu'il a fait subir ; mas écoutez : On ne tuera point Caïn, dit l'Eternel. Qui osera donc prononcer la peine de mort pendant que Dieu même défend qu'on en punisse un fratricide ?

Ecoutez la loi donnée à l'universalité du genre humain, par le souverain législateur du monde : Vous ne tuerez point. Ce commande­ment est prohibitif, pour me servir du langage des moralistes, c'est-à-dire qu'il oblige toujours tous et chacun [9]. De quel droit les sociétés se croiraient-elles dispensées de l'observer ? Trouvera-t-on le pour et le contre dans le même précepte ? Prétendra-t-on que l'homicide est permis aux sociétés, par la même loi qui le défend aux individus ?

La peine de mort était établie, à la vérité, dans l'ancienne loi, dont Dieu lui-même était l'auteur. Mais je ne vois là qu'un exemple sur­naturel, extraordinaire ; une exception que le divin auteur de la loi générale a voulu et a pu seul y mettre. Je vois qu'en certain cas, le législateur a fait dépendre l'exécution de la peine capitale d'une épreuve miraculeuse ; et nous n'avons pas de telles ressources pour éviter de funestes méprises.

Je ne vois point que Dieu ait prescrit aux autres nations d'adopter les règlements civils qu'il avait donnés aux juifs, ni que la législation hé­braïque ait été formée pour être, exclusivement à toute autre, la législation universelle. Chaque nation doit donc prendre pour règle de ses lois pénales, non une jurisprudence particulière et théocratique, mais la loi éternelle donnée au genre humain.

Jésus-Christ a aussi parlé dans l'Evangile de la peine de mort ; mais qu'on lise le contexte des passages, on demeurera convaincu que Jésus-Christ n'y donne pas des lois, mais qu'il y cite des faits. Il ne restera aucun doute sur son in­tention, si l'on, considère sa réponse quand on lui amena la femme adultère, qui devait être lapidée, suivant la loi. L'exemple de la loi judaïque ne prouve donc rien contre la loi positive et générale : Vous ne tuerez point.

Tout le monde convient que la loi qui défend l'homicide oblige tous les individus, mais on prétend aussi qu'elle n'oblige pas la société. Il s'agit donc d'examiner si la société a, en qualité de souverain, le droit de disposer, en certains cas, de la vie de quelques-uns de ses membres.

Le souverain ne peut avoir d'autres droits que ceux qu'il tient de la nature même du pacte social ; l'effet du pacte social est de réunir les volontés privées pour en former la volonté géné­rale ; les forces particulières, pour en composer la force publique ; et les droits individuels pour en faire le droit commun, afin que les propriétés de chacun soient défendues par tous, sous la protection de la loi.

Les propriétés de l'homme sont de deux sortes : ses propriétés naturelles et ses propriétés acquises. Il doit celles-ci à l'exercice de ses facultés intellectuelles et corporelles ; celles-ci, il les tient de la nature : ce sont la vie et la liberté.

Entre ces deux espèces de propriétés, il se trouve une différence essentielle et décisive dans la question qui nous occupe ; c'est que l'homme a le droit d'aliéner ses propriétés acquises, mais que ses propriétés naturelles sont inaliénables.

Rappelez ici, Messieurs, vos propres maximes. Vous avez déclaré que le principe de la souve­raineté réside dans la nation, mais vous n’avez pas indiqué ce principe ; c'est la liberté individuelle primitive de I’homme. Les nations ne sont indépendantes et libres que parce qu'elles sont composés d'hommes que la nature a fait libres et indépendants ; nul contrat, nulle pres­cription ne peut priver les nations de leur sou­veraineté, parce que cette souveraineté, ayant pour principe la liberté naturelle de l'homme, elle est inaliénable comme la liberté.

C'est donc un principe du droit naturel que l’homme n'a pas le droit d'aliéner sa liberté. Il serait bien étrange qu'il eût le droit d'aliéner sa vie il peut sans doute disposer de ses propriétés acquises, elles sont à lui ; sa vie, sa liberté sont à la nature. Il peut aliéner les propriétés qu'il s'est faites, parce qu'elles ne sont pas à lui, mais il ne peut aliéner ses propriétés naturelles, parce qu'elles sont à lui.

L'homme, en se rangeant sous le pacte social, met ses propriétés naturelles sous la protection de la société ; c'est pour les conserver, et non pour les perdre qu'il met sa liberté et sa vie sous la sauvegarde commune. Je vois bien là un dépôt, comment peut-on y voir une aliénation ?

Gomment quelques législateurs se sont-ils cru fondés à établir des condamnations contre le cadavre des suicidés, si ce n'est qu'ils ont pensé que l'homme n'avait pas le droit de disposer de sa vie ?

Mais ce droit qu'ils ne trouvaient pas dans l'homme, ils croyaient le voir dans la société, et ils ne s'apercevaient pas que ce droit ne pouvait appartenir à la société, s'il n'eût pas appartenu d'abord à chaque individu.

Si le souverain a le droit de disposer, en certains cas, de ses membres, ce ne peut être qu'en vertu d'une loi consentie par tous. Or, nul n'ayant droit de disposer de sa vie, nul ne peut consentir, qu'on dise comment le souverain a pu l'établir [10].

Elle s'est pourtant établie, cette loi cruelle ! et il n'est pas difficile d'en découvrir l'origine. Elle n'est certainement pas dans la nature ; nous ne la trouvons pas dans les principes du pacte social ; elle n'a donc pu naître que de la dépravation de ces mêmes principes et de la corruption des gouvernements.

N'en doutez pas, Messieurs, cet usage barbare est né sous la verge du despotisme ; jamais l'homme, vivant sous de sages lois qu'il aurait consenties, n'eût imaginé qu'il avait droit de disposer de la vie de ses semblables. Mais quand les chefs des nations qui, dans l'origine, ne purent être que des pères de famille, eurent oublié que c'étaient leurs enfants qu'ils étaient chargés de régir par la confiance, pour ne plus voir dans les peuples que des esclaves qu'ils de­vaient asservir par la terreur ; quand les chaînes de la servitude eurent avili les âmes, abattu les courages, l'homme qui, jusqu'alors, avait obéi sans effort sous un gouvernement paternel et juste, ne peut être retenu dans l'oppression que par les supplices : arraché violemment de son état naturel, il fallut bien le contenir par des moyens pris hors de la nature.

Quelles peines pouvaient, en effet, infliger les rois pour se faire craindre, quand ils eurent dédaigné de se faire aimer ? Quels moyens leur restait-il ? La privation des biens ? Mais les propriétés ne sont rien sous les gouvernements ar­bitraires. L'estime publique ? elle est nulle sous les lois des despotes. L'honneur ? en est-il sans liberté ? Il ne restait donc que la peine de mort L'usurpateur de la liberté de ses égaux ne tarda pas à se croire en droit de disposer de leur vie ; les législateurs adoptèrent, sans examen, ce système barbare ; la jurisprudence devint un répertoire de lois de sang.

L'infamie qui résulte de l'exécution publique [11], vint ajouter à l'humanité de nouveaux outrages, et enfanta de nouveaux crimes. Pour dérober à l'échafaud un parent, un ami, les poignards et les poisons pénétrèrent dans les cachots ; on devint homicide pour n'être pas désho­noré. Ainsi l'oubli des principes a fait l'opprobre el le malheur de la société.

Bien plus, après avoir cru pouvoir mettre à mort, au nom des lois, pour des délits, on crut devoir égorger, au nom de Dieu, pour des opi­nions. Oui, Messieurs, c'est à cet horrible préjugé qui a placé la peine de mort au rang des punitions légales, que sont dus tant de meurtres, tant d'atrocités par lesquels des fanatiques ont cru venger la divinité. C'est ce préjugé funeste qui a souillé nos annales par des horreurs que nos larmes n'effaceront jamais de notre histoire.

Il suit évidemment, Messieurs, des principes que je viens d'indiquer :

1° Que l'homme n'étant pas toujours exempt d'erreurs involontaires, qui, dans mille circonstances, peuvent devenir inévitables, la loi qui prononcerait la peine capitale ne serait, en certains cas, qu'un ordre du souverain d'assassiner un innocent:

Le législateur ne doit donc pas établir la peine capitale ;

2° Que la loi étant l'expression de la volonté générale, comme par le résultat des volontés particulières, nul individu n'ayant le droit de disposer de sa vie, et ne pouvant donner à la société un droit que lui-même il n'a pas, la loi qui établirait la peine de mort serait évidemment nulle, comme n'ayant été ni pu être consentie par personne :

Le législateur ne peut donc établir la peine de mort, sans blesser tous les principes du droit naturel et du pacte social ;

3° Que les punitions légales ne devant être que des peines purement correctionnelles, le législateur doit écarter de ses lois pénales tout ce qui pourrait leur faire perdre ce caractère si essentiel, si utile, si précieux pour la société :

Nulle loi ne doit donc prononcer de peine perpétuelle.

Articles proposés.

L'Assemblée nationale, voulant établir sur les principes immuables du droit naturel le Code pénal qu'elle se propose de donner à la nation ; considérant que le principal objet des punitions légales est de corriger les coupables, et de les rendre à la société en les rendant à la vertu, déclare :

1° Que la peine de mort ne doit être prononcée pour quelque délit que ce soit ;

2° Qu'aucune peine ne sera perpétuelle ;

3° Que, dans aucun cas, il ne sera imprimé sur les coupables aucune marque de flétrissure ineffaçable.

[…]



[1] La nécessité de dispenser d'une loi démontre son imperfection et le peu d'étendue des vues du législa­teur. Que vos lois soient claires, simples et déduites immédiatement des principes du droit naturel, elles l'appliqueront facilement à tous les cas, et il ne sera plus nécessaire d'en dispenser.

On agitera sans doute la question de savoir si le pouvoir exécutif aura, ou non, le droit de faire grâce ? C'est demander, en d'autres termes, si le pouvoir exécutif peut s'opposer à l'exécution de la loi. Je conviens qu'avec notre jurisprudence criminelle, les lettres de grâce étaient quelquefois nécessaires et justes ; mais c'est parce que les lois étaient trop sévères. Il faut donc faire de meilleures lois pénales ; il faut leur donner le seul caractère essentiel qu'elles doivent avoir, celui de punition correctionnelle. Alors il sera bien évident que le pouvoir exécutif ne peut avoir le droit d'exempter un coupable d'une peine qui a pour objet principal, en le punissant, de le rendre boa citoyen.

[2] L'homme est bon par sa nature. Un philosophe, l'un des principaux ornements de notre siècle, l'a dé­montré. Si l'homme s'égare, il sort de son état nature l ; l'unique fonction de la loi, c'est de l'y ramener.

Si un homme nous paraît dépravé, gardons-nous d'en accuser la nature ; examinons si des causes étran­gères ne l'ont pas corrompu, surtout portons nos regards sur les lois de son pays. On a dit : sans les mœurs, point de bonnes lois ; il est plus vrai de dire : sans les bonnes lois, point de mœurs... C'est bien à nous à nous plaindre de la corruption des mœurs, pendant que la plupart de nos institutions semblent laites avec le dessein de les dépraver ! Il faut plutôt s'étonner de ce qu'au milieu de tant de désordres, il se soit con­servé quelques vertus.

Ceux qui se sont crus capables de donner des lois aux nations n'auraient jamais dû perdre de vue ce principe lumineux et fécond : toute loi qui peut altérer le moral de l'homme est mauvaise. Qu'on examine, sous ce rapport, toutes les lois civiles, morales, politiques ; ce que l'on a appelé le droit des gens, le droit de la guerre, le droit de conquête, etc., ce que l'on peut en conserver se réduira à bien peu de chose.

Quel a été l'effet de vos lois fiscales, domaniales, prohibitives, féodales, si ce n'est de peupler les galères et de multiplier les gibets ? La dîme a fait des fripons et la gabelle a fait des contrebandiers et des assassins.

Un régime oppressif, des ordres distincts, le droit d'aînesse, le monachisme, le célibat forcé, une éduca­tion ridicule et vicieuse, et tant d'autres institutions funestes, ont dû nécessairement corrompre l'homme ; plusieurs de ces abus ne subsisteront plus à la vérité, mais nous n'avons rendu à l'homme qu'une partie de ses droits. Voulons-nous le rappeler à sa bonté primitive ? il faut le rétablir dans sa dignité originelle. Pour cela, convenons de bonne foi qu'il faut retourner sur nos pas, remonter aux principes du droit naturel que nous avons aussi promptement négligés, que nous les avions solennellement reconnus ; alors seulement, nous pourrons donner de bonnes lois ; l'homme se rapprochera de la nature ; il redeviendra ce qu'il était, juste et bon, et nous aurons moins de crimes à punir.

[3] Vous ne savez pas, me dira-t-on, si la vue du supplice d'un meurtrier n'a pas empêché un homme de le devenir ? J'en conviens. Mais vous ne savez pas non plus si ce spectacle a produit ce bon effet ; et dans une telle incertitude, la raison et l'humanité vous crient également de ne pas vous exposer à égorger un homme inutilement.

[4] Comment n'a-t-on pas vu qu'en donnant aux lois Un caractère de vengeance, c'était presque provoquer les vengeances particulières ? La loi dit qu'il faut nécessairement tuer un assassin ou un faussaire. Quand je suis bien assuré, mais sans pouvoir fournir la preuve légale, qu'un homme a tué mon père, ou qu'il a fait un acte faux qui opère ma ruine, je puis me croire en droit de tuer le faussaire ou l'assassin, et je ne vois pas qu'on puisse me prouver que je suis plus injuste que la loi. Il n'en est pas de même si la loi, au lieu de venger, se borne à la correction ; cette punition ne m'appartient plus, elle appartient à la société.

[5] L'infortuné La Barre.

[6] L'Assemblée nationale est dans l'heureuse nécessité d'abolir la peine capitale ; elle a décrété qu'elle n'établirait que des peines modérées. Personne, je pense, n'osera soutenir que la peine de mort soit une peine modérée ; par la même raison, le comité de jurisprudence criminelle se gardera de mettre à la place de la peine de mort des peines pires que la mort, et qui durent autant que la vie. Ma plume se refuse à décrire le supplice révoltant de ceux qui, par les nouvelles lois de Joseph II, sont condamnés à la chaîne, pour tirer les bateaux sur le Danube. D'ailleurs, toute peine perpétuelle est opposée au premier principe de toute législation pénale, de corriger les coupables.

[7] Je ne sais si cet homme eût échappé à nos tribunaux ordinaires ; mais, à coup sûr, il eût été roué en 24 heures par le moindre lieutenant de prévôt du royaume.

[8] Nous sommes moins difficiles ; il n'est pas nécessaire que tous les juges soient du même avis pour pendre un homme, dont la vie, l'honneur et celui de sa famille sont estimés, en France, environ 100 livres tournois ; deux témoins, qui ne suffiraient pas pour prouver que j'ai payé cette somme, sont très suffisants pour m'envoyer à l'échafaud.

[9] L'Assemblée nationale a consacré cet axiome de morale ; elle a déclaré que la France renonçait à toute idée de conquête sur les autres nations ; elle a senti qu'il était détendu aux nations, comme aux particuliers, d'être injustes ; elle sentira qu'il n'est pas plus permis aux sociétés d'être homicides qu'aux individus

[10] Si l'on pouvait prouver que l'homme peut consen­tir à une loi qui tendrait à la priver de sa vie, il serait aisé de montrer qu'il peut de même consentir à un contrat qui le priverait de sa liberté. Or, si un contrat quelconque peut aliéner la liberté de l’homme, la longue possession peut suppléer un tel contrat, et la prescription consacrerait l'esclavage ; alors, Messieurs, vous eussiez été injustes en reprenant des droits per­dus depuis longtemps, et auxquels la nation semblait avoir renoncé par un silence de plusieurs siècles. Abandonnez donc la souveraineté que vous avez reprise, ou convenez que nulle convention, nulle prescription ne peut priver les sociétés, ni, par conséquent, les hommes, de leurs propriétés naturelles, la vie et la liberté.

[11] L'horreur que cause l'exécution s'étend naturellement jusqu'à l'exécuteur ; on ne voit en lui qu'un homme dénaturé qui s'acharne sur un malheureux, lié et sans force ; vos lois d'égalité n'éteindront jamais ce sentiment ; il ne tient pas à l'opinion : c'est la voix de la nature indignée.

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