Accueil > Histoire et patrimoine > Grands moments d'éloquence parlementaire > Discours sur la Déclaration des droits de l'homme et du Citoyen (1er août 1789)

 

Le comte de Castellane Antoine Pierre Barnave

Pierre-Victor Malouet


 


© Assemblée nationale


 

Discours sur la Déclaration des droits de l'homme et du Citoyen

Séance du 1er août 1789

 

Le 27 juillet 1789, l'Assemblée nationale constituante décidait d'élaborer une Déclaration des droits de l'homme et du Citoyen dans le souci de calmer la révolte. Pour la majorité des députés la Déclaration est un préliminaire indispensable à la rédaction d'une Constitution. Plusieurs projets de déclaration avaient été transmis au comité de constitution : le 9 juillet, celui de Mounier, le 10 ceux de La Fayette, Lally-Tollendal, le 21 celui de Sieyès et le 27, celui de Clermont-Tonnerre.

Mais en raison de l'agitation populaire la question de l'opportunité d'une reconnaissance immédiate des droits des citoyens reste posée. Ce grand débat s'ouvre lors de la séance  du 1er août. Le comte de Castellane s'y déclare favorable à la définition des fondements des droits et des libertés et à ce que celle-ci soit placée à la tête de la Constitution. Barnave pense qu'il faut contenir le mouvement populaire mais aussi qu'il s'agit de s'opposer à la Contre-Révolution. Contre ceux qui sont hostiles  à la reconnaissance des droits de l'homme, car le peuple pourrait en abuser dès qu'il les connaîtra, il demande l'adoption d'une Déclaration des droits de l'homme qui doit devenir un « catéchisme national ». Malouet, comme Mounier, qui la considère comme dangereuse bien qu'il s'y rallie, et Lally-Tollendal, trouve inopportune l'adoption d'une Déclaration avant même que soit discutée une Constitution. Dans son rapport du 9 juillet 1789, Mounier avait montré sa réticence à donner une Déclaration des droits avant que ne soit achevée la rédaction d'une Constitution. Malouet déclare le 1er août préférer aux discussions métaphysiques le rétablissement de l'ordre public et d'un État en mesure de porter remède aux difficultés financières.

La discussion fut interrompue par la nuit du 4 août au cours de laquelle fut adoptée l’abolition des droits féodaux censée ramener le calme. Peu après un comité de cinq membres est chargé d'examiner les différents projets déposés et d'en faire une synthèse. Celle-ci, lue par Mirabeau, fut violemment contestée. Le 18 août l'Assemblée nationale décide que le comité prendrait pour base les projets déposés par La Fayette, Sieyès et le sixième bureau. Le 19 août elle adopte la plupart des dispositions du projet présenté par le sixième bureau. Après des débats très vifs sur les questions religieuses et sur le droit de propriété, la Déclaration des droits de l'homme et du Citoyen est adoptée le 26 août 1789. Charte de la démocratie, elle devait devenir selon l'expression de Michelet « le credo du nouvel âge ».

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M. le comte de Castellane : Messieurs, il me semble qu'il ne s'agit pas de délibérer aujourd'hui sur le choix à faire entre les différentes déclarations de droits qui ont été soumises à l'examen des bureaux ; il est une grande question préalable, qui suffira sans doute pour occuper aujourd'hui les moments de l'Assemblée : y aura-t-il une déclaration des droits placée à la tête de notre Constitution ? En me décidant pour l'affirmative, je vais tâcher de répondre aux différentes objections que j'ai pu recueillir.

Les uns disent que ces vérités premières étant gravées dans tous les cœurs, renonciation précise que nous en ferions ne serait d'aucune utilité. Cependant, Messieurs, si vous daignez jeter les yeux sur la surface du globe terrestre, vous frémirez avec moi, sans doute, en considérant le petit nombre des nations qui ont conservé, je ne dis pas la totalité de leurs droits, mais quelques idées, quelques restes de leur liberté ; et sans être obligé de citer l'Asie entière, ni les malheureux Africains qui trouvent dans les îles un esclavage plus dur encore que celui qu'ils éprouvaient dans leur patrie ; sans, dis-je, sortir de l'Europe, ne voyons-nous pas des peuples entiers qui se croient la propriété de quelques seigneurs ; ne les voyons-nous pas presque tous s'imaginer qu'ils doivent obéissance à des lois faites par des despotes, qui ne s'y soumettent pas ? En Angleterre même, dans cette île fameuse qui semble avoir conservé le feu sacré de la liberté, n'existe-t-il pas des abus qui disparaîtraient si les droits des hommes étaient mieux connus ?

Mais c'est de la France que nous devons nous occuper ; et je le demande, Messieurs, est-il une nation qui ait plus constamment   méconnu  les   principes d'après lesquels doit être établie toute bonne Constitution ? Si l'on en excepte le règne de Charlemagne, nous avons été successivement soumis aux tyrannies les plus avilissantes. À peine sortis de la barbarie, les Français éprouvent le régime féodal, tous les malheurs combinés que produisent l'aristocratie, le despotisme et l'anarchie ; ils sentent enfin leurs malheurs ; ils prêtent aux rois leurs forces pour abattre les tyrans particuliers ; mais des hommes aveuglés par l'ignorance ne font que changer de fers ; au despotisme des seigneurs succède celui des ministres. Sans recouvrer entièrement la liberté de leur propriété foncière, ils perdent jusqu'à leur liberté personnelle ; le régime des lettres de cachet s'établit : n'en doutons pas, Messieurs, l'on ne peut attribuer cette détestable invention qu'à l'ignorance où les peuples étaient de leurs droits. Jamais, sans doute, ils ne l'auront approuvée, jamais les Français, devenus fous tous ensemble, n'ont dit à leur Roi : « Nous te donnons une puissance arbitraire sur nos personnes ; nous ne serons libres que jusqu'au moment où il te conviendra de nous rendre esclaves, et nos enfants aussi seront esclaves de tes enfants ; tu pourras à ton gré, nous enlever à nos familles, nous envoyer dans des prisons, où nous serons confiés à la garde d'un geôlier choisi par toi, qui, fort de son infamie, sera lui-même hors des atteintes de la loi. Si le désespoir, l'intérêt de ta maîtresse ou d'un favori convertit pour nous en tombeau ce séjour d'horreur, on n'entendra pas notre voix mourante ; ta volonté réelle ou supposée l'aura rendu juste ; tu seras seul notre accusateur, notre juge et notre bourreau. » Jamais ces exécrables paroles n'ont été prononcées ; toutes nos lois défendent d'obéir aux lettres de cachet ; aucune ne les approuve ; mais le peuple seul peut faire respecter les lois. Que pouvaient les parlements, ces soi-disant gardiens de notre Constitution ; que pouvaient-ils contre des coups d'autorité dont ils éprouvaient eux-mêmes les funestes effets ? Que pourraient même les représentants de la Nation contre les futurs abus qui s'introduiraient dans l'exercice du pouvoir exécutif, si le peuple entier ne voulait faire respecter les lois qu'ils auraient promulguées ?

J'ai répondu, ce qui me semble, à ceux qui pensent qu'une déclaration des droits des hommes est inutile : il en est encore qui vont plus loin, et qui la croient dangereuse en ce moment, où tous les ressorts du gouvernement étant rompus, la multitude se livre à des excès qui leur en fait craindre de plus grands. Mais, Messieurs, je suis certain que la majorité de ceux qui m'écoutent pensera, comme moi, que le vrai moyen d'arrêter la licence est de poser les fondements de la liberté : plus les hommes connaîtront leurs droits, plus ils aimeront les lois qui les protègent, plus ils chériront leur patrie, plus ils craindront le trouble ; et si des vagabonds compromettent encore la sûreté publique, tous les citoyens qui ont quelque chose à perdre se réuniront contre eux.

Je crois donc, Messieurs, que nous devons placer une déclaration des droits des hommes à la tête de notre Constitution. Quoique décidé dans mon opinion particulière entre celles qui nous ont été proposées, je pense que celle que nous adopterons doit être discutée avec soin, et que nous pourrons peut-être ne rejeter en totalité aucune de celles qui nous ont été proposées ; je crois que cette même déclaration doit être admise avant les lois, dont elle est la source, et dont elle réparera dans la suite les imperfections ou les omissions.

En revenant donc à la question simple, pour opiner sur la question de savoir s'il faut ou non orner le frontispice de notre Constitution d'une déclaration des droits des hommes, je me décide entièrement pour l'affirmative.

M. Barnave : La nécessité de la déclaration des droits a été démontrée avec évidence. Quelques-uns des préopinants ont pensé qu'elle pourrait être dangereuse ; d'autres ont craint de rétablir la liberté primitive des hommes sortant des forêts, de peur qu'ils n'en abusent ; mais il faut connaître leurs droits avant de les établir. Il faut donc une déclaration des droits. Cette déclaration a deux utilités pratiques : la première est de fixer l'esprit de la législation, afin qu'on ne la change pas à l'avenir ; la seconde est de guider l'esprit sur le complément de cette législation, qui ne peut pas prévoir tous les cas... On a dit qu'elle était inutile, parce qu'elle est écrite dans tous les cœurs ; dangereuse, parce que le peuple abusera de ses droits dès qu'il les connaîtra. Mais l'expérience et l'histoire répondent, et réfutent victorieusement ces deux observations.

Je crois qu'il est indispensable de mettre à la tête de la Constitution une déclaration des droits dont l'homme doit jouir. Il faut qu'elle soit simplement à portée de tous les esprits, et qu'elle devienne le catéchisme national.

M. Malouet : Messieurs, c'est avec l'inquiétude et le regret du temps qui s'écoule, des désordres qui s'accumulent, que je prends la parole. Le moment où nous sommes exige plus d'action et de réflexion que de discours. La Nation nous attend ; elle nous demande l'ordre, la paix et des lois protectrices : que ne pouvons-nous, Messieurs, sans autre discussion, les écrire sous la dictée de la raison universelle qui, après l'expérience de vingt siècles, devrait seule parler aujourd'hui car elle a tout enseigné, et ne laisse plus rien de nouveau à dire aux plus éloquents, aux plus profonds publicistes.

Mais lorsque, dans des circonstances pressantes, en présence de la nécessité qui s'avance, des hommes éclairés semblent essayer leurs forces, on doit céder à l'espoir ou au moins au désir d'arriver à un résultat précis, et d'accélérer votre travail.

La question qui vous occupe présente encore, et tel est l'inconvénient de toutes les discussions métaphysiques, elle présente, dis-je, une somme égale d'objections et de motifs pour et contre.

On veut une déclaration des droits de l'homme, parce qu'elle est utile, et le préopinant l'a démontré en en réduisant l'expression. Plus étendue, telle qu'on l'a proposée, on la rejette comme dangereuse.

On vous a montré l'avantage de publier, de consacrer toutes les vérités qui servent de fanal, de ralliement et d'asile aux hommes épars sur tout le globe. On oppose le danger de déclarer d'une manière absolue les principes généraux du droit naturel, sans les modifications du droit positif. Enfin, à côté des inconvénients et des malheurs qu'a produits l'ignorance, vous avez vu les périls et les désordres qui naissent des demi-connaissances et de la fausse application des principes.

Des avis si différents se réunissent sur l'objet essentiel ; car une différence de formule et d'expression, un résumé plus précis et une plus longue énumération des principes n'importent pas au bonheur, à la liberté des Français.

Certes, je ne balance pas à dire qu'il n'est aucun des droits du citoyen qui ne doive être constaté et garanti par la Constitution.

Les droits de l'homme et du citoyen doivent être sans cesse présents à tous les yeux. Ils sont tout à la fois la lumière et la fin du législateur ; car les lois ne sont que le résultat et l'expression des droits et des devoirs naturels, civils et politiques. Je suis donc loin de regarder comme inutile le travail présenté par le comité. On ne peut réunir en moins de paroles de plus profonds raisonnements, des idées plus lumineuses, de plus importantes vérités. Mais convertirons-nous en acte législatif cet exposé métaphysique, ou présenterons-nous les principes avec leur modification dans la Constitution que nous allons faire ?

Je sais que les Américains n'ont pas pris cette précaution ; ils ont pris l'homme dans le sein de la nature, et le présentent à l'univers dans sa souveraineté primitive. Mais la société américaine, nouvellement formée, est composée, en totalité, de propriétaires déjà accoutumés à l'égalité, étrangers au luxe ainsi qu'à l'indigence, connaissant à peine le joug des impôts, des préjugés qui nous dominent, n'ayant trouvé sur la terre qu'ils cultivent aucune trace de féodalité. De tels hommes étaient sans doute préparés à recevoir la liberté dans toute son énergie : car leurs goûts, leurs mœurs, leur position les appelaient à la démocratie.

Mais nous, Messieurs, nous avons pour concitoyens une multitude immense d'hommes sans propriétés, qui attendent, avant toute chose, leur subsistance d'un travail assuré, d'une police exacte, d'une protection continue, qui s'irritent quelquefois, non sans de justes motifs, du spectacle du luxe et de l'opulence.

On ne croira pas sans doute que j'en conclus que cette classe de citoyens n'a pas un droit égal à la liberté. Une telle pensée est loin de moi. La liberté doit être comme l'astre du jour, qui luit pour tout le monde. Mais je crois, Messieurs, qu'il est nécessaire, dans un grand empire, que les hommes placés par le sort dans une condition dépendante voient plutôt les justes limites que l'extension de la liberté naturelle.

Opprimée depuis longtemps et vraiment malheureuse, la partie la plus considérable de la Nation est hors d'état de s'unir aux combinaisons morales et politiques qui doivent nous élever à la meilleure Constitution. Hâtons-nous de lui restituer tous ses droits, et faisons l'en jouir plus sûrement que par une dissertation. Que de sages institutions rapprochent d'abord les classes heureuses et les classes malheureuses de la société. Attaquons dans sa source ce luxe immodéré, toujours avide et toujours indigent, qui porte une si cruelle atteinte à tous les droits naturels. Que l'esprit de famille qui les rappelle tous, l'amour de la patrie qui les consacre, soient substitués parmi nous à l'esprit de corps, à l'amour des prérogatives, à toutes les vanités inconciliables avec une liberté durable, avec l'élévation du vrai patriotisme. Opérons tous ces biens, Messieurs, ou commençons au moins à les opérer avant de prononcer d'une manière absolue aux hommes souffrants, aux hommes dépourvus de lumières et de moyens, qu'ils sont égaux en droits aux plus puissants, aux plus fortunés.

C'est ainsi qu'une déclaration des droits peut être utile, ou insignifiante, ou dangereuse, suivant la Constitution à laquelle nous serons soumis.

Une bonne  Constitution  est l'effet ou  la cause du meilleur ordre moral. Dans le premier cas, le pouvoir constituant ne sait qu'obéir aux mœurs publiques. Dans le second, il doit les réformer pour agir avec efficacité. Car il faut détruire et reconstruire ; il faut élever le courage des uns en leur marquant un terme qu'ils ne doivent pas dépasser ; il faut diriger l'orgueil des autres sur de plus hautes destinées que celles de la faveur et du pouvoir, assigner de justes mesures aux avantages de la naissance et de la fortune, marquer enfin la véritable place de la vertu et des dons du génie.

Tel est, Messieurs, vous le savez, le complément d'une bonne Constitution ; et comme les droits de l'homme en société doivent s'y trouver développés et garantis, leur déclaration doit en être l'exorde ; mais cette déclaration législative s'éloigne nécessairement de l'exposé métaphysique et des définitions abstraites qu'on voudrait adopter.

Remarquez en effet, Messieurs, qu'il n'est aucun des droits naturels qui ne se trouve modifié par le droit positif. Or, si vous présentez le principe et l'exception, voilà la loi. Si vous n'indiquez aucune restriction, pourquoi présenter aux hommes dans toute leur plénitude des droits dont ils ne doivent user qu'avec de justes limitations ?

Je suppose que, dans cette conception des droits, nous n'ayons aucun égard à ce qui est, que toutes les formes de gouvernement soient des instruments libres entre nos mains ; aussitôt que nous en aurons choisi une, voilà dans l'instant même l'homme naturel et ses droits modifiés. Pourquoi donc commencer par le transporter sur une haute montagne, et lui montrer son empire sans limites, lorsqu'il doit en descendre pour trouver des bornes à chaque pas ?

Lui direz-vous qu'il a la libre disposition de sa personne, avant qu'il soit à jamais dispensé de servir malgré lui dans l'armée de terre ou de mer ? Qu'il a la libre disposition de son bien, avant que les coutumes et les lois locales qui en disposent contre son gré ne soient abrogées ? Lui direz-vous que, dans l'indigence, il a droit au secours de tous, tandis qu'il invoque peut-être en vain la pitié des passants, tandis qu'à la honte de nos lois et de nos mœurs aucune précaution législative n'attache à la société les infortunés que la misère en sépare ? Il est donc indispensable de confronter la déclaration des droits, de la rendre concordante avec l'état obligé dans lequel se trouvera l'homme pour lequel elle est faite. C'est ainsi que la Constitution française présentera l'alliance auguste de tous les principes, de tous les droits naturels, civils et politiques ; c'est ainsi que vous éviterez de comprendre parmi les droits des articles qui appartiennent à tel ou tel titre de législation.

Telle est la considération qui m'avait fait adopter de préférence, dans le projet que j'ai présenté, un premier titre des droits et principes constitutifs. Car, encore une fois, tout homme pour lequel on stipule une exposition de ses droits appartenant à une société, je ne vois pas comment il serait utile de lui parler comme s'il en était séparé.

J'ajoute, Messieurs, une dernière observation : les discussions métaphysiques sont interminables. Si nous nous y livrons une fois, l'époque de notre Constitution s'éloigne, et des périls certains nous environnent. Le gouvernement est sans force et sans moyens, l'autorité avilie, les tribunaux dans l'inaction ; le peuple seul est en mouvement. La perception des impôts est nulle, toutes les dépenses augmentent, toutes les recettes diminuent : toutes les obligations onéreuses paraissent injustes.

Dans de telles circonstances, une déclaration expresse des principes généraux et absolus de la liberté naturelle peut briser des liens nécessaires. La Constitution seule peut nous préserver d'un déchirement universel. Je propose donc, pour l'accélérer, qu'en recevant comme instruction le travail du comité, et renvoyant à un dernier examen la rédaction d'une déclaration des droits, on commence dès ce soir dans les bureaux, et demain dans l'Assemblée, la discussion des principes du gouvernement français, d'après le plan de M. Mounier ou de tout autre ; que la discussion soit fixée par titres et par articles, que le comité de rédaction soit chargé de recueillir le résultat des discussions et des changements proposés à chaque séance, et qu'un jour de la semaine soit assigné pour la délibération des articles discutés.