Accueil > Archives de la XIe législature > Discours de M. Raymond Forni, Président de l'Assemblée nationale

Réception du Groupe européen d'éthique des sciences
et des nouvelles technologies auprès de la Commission européenne
à l'Hôtel de Lassay le mardi 14 novembre 2000

Discours de Raymond FORNI,

Président de l'Assemblée nationale

Madame la Présidente,

Mesdames et Messieurs les députés,

Mesdames, Messieurs,

Je suis particulièrement heureux de recevoir aujourd'hui Madame Noëlle Lenoir, Présidente du Groupe européen d'éthique des sciences et des nouvelles technologies, ainsi que ses collègues, à l'occasion du séjour qu'ils effectuent à Paris dans le cadre de la Présidence française de l'Union.

Tout le monde connaît ici, Madame, votre investissement et vos très nombreux travaux sur l'éthique des sciences de la vie, c'est-à-dire sur ce qu'il est convenu d'appeler la bioéthique. Ils ont contribué de manière décisive à donner à la réflexion éthique une dimension juridique qui s'est incarnée dans les trois lois de bioéthique, adoptées par le Parlement français en 1994.

On connaît un peu moins le Groupe européen d'éthique des sciences et des nouvelles technologies que vous présidez. Mis en place auprès de la Commission européenne, il a déjà rendu de nombreux avis sur des sujets aussi divers que la thérapie génique, la brevetabilité des inventions portant sur des éléments d'origine humaine, ou sur les techniques de clonage. Lorsqu'en 1998 vos compétences ont été élargies au domaine des nouvelles technologies de l'information et de la communication, vous avez rendu quatre nouveaux avis sur les banques de tissus humains, la recherche sur les embryons, les aspects éthiques de l'utilisation des données personnelles de santé dans la société de l'information et, enfin, un avis très important sur le dopage dans le sport.

Aujourd'hui, à Paris, vous avez rendu public votre quinzième avis sur une question majeure, celle de l'utilisation des cellules souches humaines.

Le rôle de l'éthique aujourd'hui n'est plus à démontrer, même si le législateur doit demeurer l'instance qui décide et tranche des principes qui doivent être mis en oeuvre, à un moment, par une société.

Je crois que tout le monde a conscience, et l'actualité est là pour le démontrer, que nous vivons une période exceptionnelle de changements technologiques, culturels, sociaux, économiques et politiques, qui sollicitent notre réflexion à plusieurs niveaux.

I - Une société technologique en expansion

En premier lieu je serai tenté de dire que nous devons tirer les conséquences philosophiques du fait que nous vivons dans des sociétés industrielles et technologiques très développées. Cela veut dire une chose très simple à mes yeux, même si les conséquences en sont très complexes.

Nous vivons dans un monde fabriqué de part en part par l'homme : nous produisons du droit, de la philosophie, des oeuvres d'art ; nous fabriquons nos cultures et nos systèmes de signes ; nous fabriquons notre environnement et tous les objets qui nous entourent ; nous produisons de façon industrielle notre alimentation.

La puissance technologique a entièrement transformé la nature au point que nous vivons dans un monde de l'artifice, c'est à dire produit par des machines. En quelque sorte, nous avons entièrement réalisé le programme et l'idéal cartésien du "devenir maître et possesseur de la nature".

Aujourd'hui, chacun sent bien que nous sommes au bord de l'ultime expansion de la raison : la fabrication de la vie. Et là où nous n'imaginions pas de parler autrement qu'en termes de reproduction sexuée de l'espèce, nous approchons, par le clonage, de l'idée de fabrication de l'humain en série. Nous serions capables de faire de la vie un produit de l'art humain !

Je crois que, face à cette transformation capitale, nous pouvons avoir plusieurs attitudes :

- l'une serait de se lamenter sur la dignité sacrée mais perdue de l'humanité. Science sans conscience aurait causé la ruine de notre âme. Au fur et mesure que nous aurions cru augmenter notre puissance, nous aurions fabriqué notre servitude. Ce discours nostalgique et paradoxal s'efforcerait de dresser un barrage contre la science et la technique afin de restaurer notre dignité perdue. La protestation deviendrait l'ultime forme religieuse de la dignité humaine : "Enfin tout de même, diront les nostalgiques, l'homme n'est pas un instrument, il est sacré ! "

- l'autre, qui a ma préférence, consisterait à dire que la dignité de l'être humain ne consiste pas dans la renonciation à produire, à penser et à chercher ; qu'elle ne consiste pas non plus à mettre des barrières à la recherche et au savoir. Mais, au contraire, elle consiste à penser notre action pour l'orienter dans une direction souhaitable. Et pour cela, il faut s'efforcer de penser non pas moins, mais plus, et de manière beaucoup plus complexe que ce que nous faisons.

II - Le rôle de la réflexion éthique comme conséquence de cette expansion technologique

Cela me conduit à ma deuxième observation : penser de manière plus complexe, cela veut dire intégrer toutes sortes de facteurs dans les prises de décisions. A cet égard, je crois que les comités d'éthique pluridisciplinaires et indépendants, les groupes de réflexion et les missions d'information, sur des sujets précis, sont d'un apport irremplaçable.

Je ne dis pas cela seulement parce que vous êtes là, Madame, avec les membres de votre groupe, ni parce que j'ai invité pour cette occasion les membres de la mission d'information commune préparatoire au projet de loi de révision des lois de bioéthique.

Je le dis parce que sur de nombreux sujets, les décideurs que nous sommes, nous les représentants de la Nation, nous avons besoin de plus de pensée : une pensée plus diverse, intégrant plus de facteurs. En cela, la réflexion éthique est légitime parce qu'elle décloisonne les disciplines pour favoriser une approche plurielle, non seulement scientifique ou juridique, mais aussi philosophique, sociologique économique et sociale.

La nécessité de la pensée éthique est l'exacte contrepartie du fait que nous sommes dans l'environnement technologique dont je parlais. Dès lors que nous vivons dans un monde où le changement est devenu une véritable ontologie moderne, nous vivons dans un monde dominé par le principe d'incertitude. En matière de biotechnologie, cela est particulièrement évident : en 1994, lorsque nous avons fait les lois, la question du clonage ne se posait pas. Ne se posait pas non plus la question de l'éventuelle utilisation de cellules souches embryonnaires dans des thérapies cellulaires. Ne se posaient pas non plus les problèmes liés à la technique de l'insémination par micro-injection intracytoplasmique. Je pourrais allonger la liste.

Le progrès incessant des techniques introduit une instabilité permanente dans un système en constante mutation et il est presque impossible d'évaluer de façon précise les conséquences parfois incalculables qui en découlent. Par conséquent, le principe de précaution est le corollaire obligatoire, me semble-t-il, du principe d'incertitude.

A leur tour, incertitude et précaution ne doivent pas nous empêcher d'agir. Paraphrasant Blaise Pascal, je dirais volontiers : "nous sommes embarqués, il faut parier", ce qui est une autre façon de dire que nous devons continuer à prendre des décisions dans un monde incertain.

Certes, la norme de droit est révisable, et il est nécessaire qu'elle le soit.

Certes, les techniques changent et nous en percevons mal les effets. Bien entendu, nos concitoyens exigent légitimement les techniques les plus modernes pour donner un contenu concret à leurs désirs.

Entre ces exigences parfois contradictoires, comment trouver le juste chemin ? Répondre à cette question, c'est d'une certaine façon renouer avec la pensée antique de la prudence, de la phronésis comme disaient les Grecs, qui seule permet d'agir dans un monde incertain.

J'en viens, à présent, à ma troisième et dernière observation :

III - Les droits de l'homme, repères de la réflexion éthique

Dans un monde aussi évolutif et insaisissable que le nôtre, les droits de l'homme sont et demeurent notre seule vigie. Il est réconfortant de savoir que ces droits, ceux qui doivent nous guider dans l'élaboration des lois, font l'objet d'un relatif consensus national, européen et international. Ils s'incarnent, notamment, dans la Convention d'Oviedo et la Déclaration universelle de l'Unesco sur le génome humain. Ils étaient ceux du législateur français de 1994, confirmés par le Conseil constitutionnel.

Ce sont :

- la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d'asservissement et de dégradation ;

- la liberté individuelle, c'est-à-dire celle de la personne à disposer de son corps mais aussi celle du chercheur qui est un aspect de la liberté de pensée et d'entreprendre ;

- la santé qui doit conduire à tout faire pour soulager la douleur et guérir la souffrance des personnes nées et vivantes ;

- enfin, les conditions de développement de l'enfant et de la famille qui doivent être assurées par la nation.

Je suis parfaitement conscient que ces principes sont très généraux et qu'ils ne peuvent à eux seuls dire ce qu'il convient de faire ou de ne pas faire. Mais précisément la réflexion éthique est là pour donner un contenu concret à ces principes. A cet égard, je veux rendre hommage aux travaux de la mission d'information commune préparatoire au projet de loi de révision des lois de bioéthique, à son Président, Bernard Charles, ses deux vice-présidents, Jean Michel Dubernard et Roger Meï, et à son rapporteur, Alain Claeys.

J'ai pris connaissance des procès-verbaux des auditions auxquelles cette mission a procédé. Elle a effectué un travail remarquable, en entendant les principales personnalités qui travaillent tous les jours sur les questions complexes que nous, législateur, allons devoir aborder.

A la lecture des auditions de la mission, des rapports de l'office d'évaluation parlementaire et du Conseil d'État, de l'avis de la Commission Nationale Consultative des Droits de l'Homme et de celui de l'Académie de médecine, il est réconfortant de voir émerger un véritable consensus sur les principaux points sur lesquels la révision de notre législation devra porter :

- les questions qui tournent autour du clonage, de l'assistance médicale à la procréation et de la recherche sur les embryons ;

- les questions qui portent sur les prélèvements sur les personnes vivantes ou décédées ;

- celles qui touchent aux tests prédictifs ; enfin celles qui concernent la brevetabilité du vivant.

Si les problèmes auxquels nous serons confrontés à l'avenir sont difficiles, ils ne sont pas insolubles. Et si je pense que les travaux des experts sont absolument indispensables, je suis également persuadé que c'est aux femmes et aux hommes politiques qu'il appartient de prendre les décisions qu'ils seront les seuls à assumer politiquement.

En second lieu, je crois que si nous devons être guidés par les droits de l'homme, comme je l'ai dit tout à l'heure, il faut également faire preuve d'humilité.

Aucun principe ne s'applique simplement, car vous pourrez toujours trouver un autre principe aussi incontestable qui dit le contraire. Il faut alors élaborer un compromis. Je partage entièrement l'idée que la dignité de l'être humain est un principe intangible. Et il est nécessaire que ce principe vienne parfois faire obstacle à la volonté de tel ou tel individu parce qu'il y a des actes qui engagent l'espèce toute entière et pas seulement telle personne.

Mais je me méfie aussi d'une sorte d'ordre public éthique qui ne serait que le déguisement d'un ordre moral qui ne voudrait pas dire son nom. L'éthique ne peut pas faire l'économie de la liberté individuelle. Je le dis franchement.

Par exemple, la question de la limitation de l'assistance médicale à la procréation au couple ne va pas de soi... Soyons lucides. D'autres pays acceptent que leurs ressortissantes aient recours à l'AMP pour qu'une femme célibataire donne naissance à un enfant. Nous avons répété que les enfants devaient nécessairement avoir un père et une mère. Oui, bien sûr, c'est l'idéal ! Mais que fait-on de la liberté d'une femme qui veut un enfant ? Nous avons opposé à son désir, l'absence de droit à l'enfant et la nécessité d'avoir deux parents. Je dis que cela n'est pas de l'ordre des principes clairs et évidents par soi-même, que l'on peut se poser la question, sans que la réponse soit évidente.

Comme le dit Nadine FRESCO, "l'éthique ne doit pas devenir le jardin d'acclimatation des pratiques non encore acceptables". Elle doit au contraire surmonter les tensions entre des principes contradictoires.

Je citerai également Axel KAHN, avec la lucidité qui le caractérise, devant la mission d'évaluation, le 7 juin dernier : "faire de la politique et de l'éthique, c'est discuter de la meilleure solution pour concilier deux normes contradictoires".

Ce mot de la fin sera aussi le mien. Merci.