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Vingtième anniversaire du 10 mai 1981
à l'Hôtel de Lassay

Discours de M. Raymond Forni,

Président de l'Assemblée nationale

Mesdames et Messieurs, chers Amis,

« Etre fidèle à une tradition, c'est être fidèle à la flamme et non à la cendre » écrivait Jean Jaurès. Je ne sais, nul ne sait, si le 10 mai 1981 sera demain sous cette forme, dans vingt ou dans trente ans, célébré ; mais ce dont je suis convaincu, en atteste l'évocation de 1936, c'est que lorsque l'histoire d'un homme rejoint le coeur d'un peuple, la flamme qu'il a allumée ne s'éteint jamais.

Souvenons-nous un instant, chacun à notre place, du frisson qui traversa notre pays le 10 mai 1981 à vingt heures. Cet espoir vite transformé en explosion de joie, en liesse populaire, traversa le pays tout entier et au-delà ; il y avait bien ici ou là quelques visages défaits, mais l'immense majorité des Français a accueilli l'élection de François Mitterrand à la Présidence de la République comme une libération, un espoir, la réalisation d'une part de rêve.

En effet, pour la première fois depuis vingt-trois ans, les vieux épouvantails, les arguments usés, n'avaient plus eu prise sur un peuple qui après une si longue attente se sentait enfin libre. Libre d'aller à la rencontre d'un homme, d'un projet, d'une gauche unie, libre de réaliser cette alchimie subtile qui conduit chacun, à partir de sa situation sociale ou économique, à déterminer son choix politique, à mettre un terme à ce qui était ressenti alors comme une frustration, celle d'être écarté du pouvoir depuis si longtemps, trop longtemps.

Et dans l'émotion, dans l'enthousiasme, grâce à une majorité confirmant le choix fait en la personne de François Mitterrand, grâce à une majorité parlementaire, très vite une succession de réformes essentielles, aujourd'hui patrimoine commun de tous les Français, furent mises en oeuvre dans un bouillonnement, un allant, une forme de bonheur permanent, qui nous faisait gommer, sans doute trop vite, les difficultés pour ne retenir que les aspirations que nous satisfaisions alors, transformant cette part de rêve en réalité quotidienne : retraite à 60 ans, cinquième semaine de congés payés, 39 heures, droits nouveaux des travailleurs, décentralisation, égalité hommes-femmes, mais qui forment le socle de ce qui, depuis vingt ans, fonde l'action de la gauche et s'inscrit dans la perspective tracée par François Mitterrand.

D'une certaine manière, nous avions l'ambition de changer la vie et modestement nous y avons contribué, mettant en harmonie les promesses électorales ambitieuses, les actes de notre vie politique et les effets bénéfiques que nous voulions pour le peuple tout entier.

Même si l'aggravation de la crise économique devait masquer et ternir cette oeuvre, cette grande oeuvre, ces forces de progrès ont réussi, et ce n'est pas le moindre de leur mérite, à montrer à partir de cette victoire du 10 mai 1981 qu'elles avaient la capacité de gouverner sur le long terme et qu'elles pouvaient le faire ensemble.

Ce qui habitait François Mitterrand, ce qui le hantait, c'était d'inscrire durablement la gauche au pouvoir, parce qu'il savait que seule la durée s'inscrit dans l'histoire et que l'éphémère passe et s'oublie : 1789, 1848, 1870 , 1936 même, sont là pour le démontrer.

A partir du 10 mai, la France est entrée dans l'alternance possible et pas forcément souhaitée. Ceux qui gouvernent alors prouveront leur capacité à exercer les responsabilités qui leur sont confiées.

La gauche perdait ainsi, et c'est heureux, son image traditionnelle de fraction purement tribunitienne de la vie politique française et c'est le fonctionnement même du système politique français qui a durablement changé à partir et grâce à cette victoire historique.

Même si la réalité économique et sociale est parfois cruelle, n'oublions pas cette part essentielle du rêve devenu réalité, celle des conquêtes spectaculaires dans le domaine des libertés publiques, la suppression des tribunaux d'exception et l'abrogation de la loi sécurité liberté, mais aussi  et on l'oublie trop souvent  la suppression définitive de la tutelle étatique sur l'audiovisuel. Toutes ces lois ont élargi le champ des libertés fondamentales en France. Surtout l'abolition de la peine de mort dont je suis toujours, dont nous sommes tous fiers, promise courageusement par François Mitterrand durant sa campagne contre une majorité de l'opinion, ramenait la France dans le groupe des nations civilisées et, au-delà, celui que nous respectons faisait la démonstration qu'il pouvait y avoir courage et noblesse dans l'acte et l'action politique.

Mesdames et Messieurs, mes chers amis,

Cette rencontre d'une société pleine d'aspirations, pleine de vie, pleine de rêves et d'un projet politique nouveau, ce fut aussi la rencontre d'un peuple et d'un homme exceptionnel.

Laissons le soin à l'histoire et à ses auteurs de porter leur appréciation, au-delà du temps présent et des passions de l'instant, sur le bilan de ses deux septennats. Pour ma part, rien ne viendra assombrir l'image de l'homme fidèle cultivant jalousement l'amitié de l'intelligence rayonnante, de l'esprit d'analyse et de synthèse rarement pris en défaut, qui reste ancrée en moi au travers de quelques rares, trop rares rencontres qu'il m'a été donné de vivre comme des instants privilégiés de grand bonheur.

Je voudrais ici m'en tenir à la rencontre entre ce peuple et cet homme, ou plus exactement à la fusion entre François Mitterrand et le peuple de France qui devait le conduire au 10 mai.

Il fallut une volonté exceptionnelle pour engager et poursuivre, depuis 1963, la reconstruction d'une gauche d'alternance à partir des débris et des restes, des contradictions et des pesanteurs, mais cette volonté exceptionnelle qui l'animait s'appuyait sur une intelligence politique qui le fut autant.

François Mitterrand disait qu'il faisait partie du paysage politique de la France, qu'il était né d'elle.

C'est sans doute de cette fusion intime avec la France que cette intelligence politique trouva ses sources. Tocqueville disait du peuple français qu'il était à la fois inaltérable dans ses principaux instincts et très mobile dans ses pensées journalières. La personne même de François Mitterrand incarnait ces deux caractéristiques et c'est ce qui lui donna cette capacité permanente d'appréciation des situations politiques et lui permit de conduire son projet jusqu'à la victoire.

Peu importe ses inspirations, Jaurès ou Blum ou une évocation de jeunesse plus traditionnelle, ce qui nous importe, c'est ce cheminement idéologique qui l'a conduit à cette osmose avec notre peuple. Cette quête, François Mitterrand eut la lucidité et le courage de l'interrompre lorsqu'il s'opposa à ce qu'il considérait comme un véritable coup de force constitutionnel, renonçant alors aux ors de la République, aux palais nationaux et pour un temps fort long, il se rendit par là même disponible pour devenir le maître artisan de ce chef-d'oeuvre au long cours, l'union de la gauche.

Contrairement à ce que l'on dit parfois, cette Union ne se constitua pas par un jeu d'appareil. C'est sans doute la contrainte de leur base militante ou électorale et par instillations successives, pendant vingt-trois ans, que naquit en France un tel désir d'union, que celle-ci devenait irrésistible pour tout appareil pourtant toujours méfiant à l'égard des fusions qui risqueraient de le dissoudre.

Sûr de lui-même, persuadé de la justesse de son analyse pendant 18 ans avec la liberté qui le caractérisait, il ne cessa pas au fond d'interroger par ses prises de position les élus, les militants et les sympathisants des diverses fractions de la gauche pour les amener eux-mêmes à conclure que la voie de l'union était la seule possible.

François Mitterrand savait rendre intelligents ses interlocuteurs et les persuader qu'ils l'étaient vraiment.

Mesdames et Messieurs, chers amis, le 10 mai 1981 restera une date importante de l'histoire de France.

Pour nous, pour beaucoup d'entre nous qui en sommes les acteurs et pour les autres qui en seront les héritiers, n'oublions pas la leçon qui nous a été donnée et veillons à ce que l'héritage ne se dégrade pas. La gauche a vocation à diriger pour conduire le progrès, mais elle ne peut le faire qu'unie. Elle l'est aujourd'hui autour de Lionel Jospin par la ligne tracée par François Mitterrand, dont le 10 mai fut la consécration ou le commencement. Fidèle à son enseignement, sachons ensemble continuer dans cette voie.