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26/06/2006 - Discours prononcé à l'Assemblée nationale à l'occasion du colloque à la mémoire de Léopold Sédar Senghor

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Messieurs les Présidents,
Messieurs les Ministres,
Chers collègues,
Mesdames, Messieurs,

Nous commémorons cette année le centième anniversaire de la naissance de Léopold Sédar Senghor qui fut, à la fois, un poète d'exception, un parlementaire clairvoyant et le premier Président de la République du Sénégal. Je me réjouis de l'initiative de la section française de l'Assemblée parlementaire de la Francophonie d'organiser, à l'Assemblée nationale, le colloque qui nous réunit aujourd'hui pour rendre ainsi hommage à celui qui fut, il ne faut pas l'oublier, un député de la République française.

Ce colloque n'a pas pour but ressasser un passé, de nous retourner en arrière pour réveiller avec nostalgie les élans impétueux d'un jeune député qui n'est plus. Il ne s'agit pas d'avantage d'évoquer avec tristesse l'entreprise francophile de Senghor, pour conclure que son action remarquable restera pour toujours inégalée. Cela, je crois que Senghor ne l'aurait pas souhaité.

Au contraire, nous devons nous inspirer de sa vie, de ses combats, de ses idéaux pour construire, pour imaginer la Francophonie de demain, pour éclairer avec un regard lucide ses enjeux actuels, pour réaliser ce qu'il a jadis rêvé.

Parler de Senghor, ce n'est pas se retourner vers le passé, mais bien prévoir un nouvel avenir pour la Francophonie.

Cet avenir, Senghor l'avait imaginé haut en couleurs : élu par trois fois député du Sénégal, de 1946 à 1958, il gommait déjà les frontières étroites de la France en chantant les avantages d'une alliance de tous les peuples d'outre-mer, d'une harmonie culturelle et politique qui dessinerait autour du globe un bel arc-en-ciel de frères de toutes les couleurs. C'est bien une vision poétique et idéaliste que Senghor tenta de transposer en politique.

Ceux qui opposèrent la lutte pour la négritude et l'attachement francophone de Senghor ont abîmé la richesse d'une pensée plurielle et florissante, partisane du « métissage culturel ». Pour que la « greffe » miraculeuse des civilisations ait lieu, pour que l'Afrique soit en mesure d'adopter et d'apprécier la civilisation française, il fallait au préalable qu'elle puisse offrir, elle aussi, une culture à échanger. Ainsi, Senghor n'établit aucune contradiction mais bien une dépendance entre ses deux combats :

« C'est ainsi que, pendant les quinze années de mon mandat, renouvelé, j'ai continué de me battre, et pour la Négritude, et pour la Francophonie » a-t-il écrit en 1988.

Alors que l'institution de la Francophonie n'avait pas vu le jour, l'idée d'un grand rassemblement germait dans cet esprit fertile. Il n'est donc pas hasardeux d'affirmer que la lutte que Senghor mena en faveur d'une Union française flexible annonçait déjà le mariage entre les multitudes humaines autour de l'héritage culturel des Lumières et de la langue française.

Pour Senghor, l'Union française avait une mission, celle de construire une fraternité mondiale placée sous l'aile de la langue française. Il a clairement exprimé cette idée lors de la séance du 13 février 1958 en déclarant à la tribune de l'Assemblée nationale « La France ne peut se contenter d'être heureuse mais petite, limitée spirituellement à l'hexagone, car elle trahirait sa vocation vraie qui est de libérer tous les hommes aliénés de leurs vertus d'hommes »

L'opiniâtreté dont Senghor fit preuve pour arracher à la métropole les droits attendus par l'Outre-Mer fut souvent incomprise. L'indécision de Paris face au statut des peuples d'Outre-mer ne convenait pas à cet homme entier et sincère : car enfin, disait-il, « Il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée. Il faut que nous soyons dans la République ou hors de la République ».  

La pensée que Senghor construisit peu à peu durant ses années parlementaires fut un humanisme adapté aux réalités africaines, au droit coutumier, aux problèmes agricoles, aux défaillances pédagogiques. Cette réalité du terrain, méprisée par les partis de la métropole, fut largement utilisée par Senghor qui en fit la source même des programmes politiques du Bloc démocratique Sénégalais

Ce n'est pas parce que Senghor délaissait la France qu'il se dévoua entièrement aux difficultés du peuple sénégalais, mais bien parce qu'il croyait en une France où tout ne serait qu'harmonie, qu'il s'engagea à revendiquer plus de droits pour ceux qui en avaient fait leur député.

Déjà, en 1945 et 1946, il influença la rédaction du projet de constitution en prônant avec émotion une réforme totale du statut des indigènes, de ceux qui avaient successivement, lors des deux guerres mondiales, versé leur sang pour un pays réticent à reconnaître leurs droits. Malgré les réformes inscrites dans la Constitution de la IVe République, l'égalité telle que la souhaitait Senghor peinait à éclore, existant à peine dans une forme théorique.

Plus de justice pour les territoires revenait à concrétiser l'équité indispensable à la réalisation d'une « Union française » composée de citoyens égaux et solidaires. L'œuvre d'unification qu'il entreprit, en travaillant inlassablement pour revaloriser les statuts des employés sénégalais ou multiplier le personnel éducatif en Afrique, ne peut se comprendre qu'à la lumière de son adhésion à une tradition quasi mythique : celle de la France terre d'égalité, celle de la France mère des droits de l'homme.

L'autonomie croissante qu'il réclama pour les territoires revenait à construire la République Fédérale française dont il a, un temps, rêvé, une république riche par sa diversité, grande par sa tolérance, universelle par son langage, qui serait le point d'orgue d'un humanisme nouveau à vocation planétaire.

Ce n'est pas parce que Senghor était rongé par la fièvre indépendantiste qu'il refusa avec vigueur la loi-cadre de 1956. Bien au contraire.

L'universaliste convaincu dénonça l'émiettement de l'Afrique orchestré par la loi Defferre, qui transférait de nouvelles compétences à des territoires étroits et non aux larges fédérations africaines qu'il appelait de ses voeux. Cette « balkanisation » obligatoire, le fédéraliste invétéré la repoussa, et le francophile sentimental évoqua l'idée d'une grande « Eurafrique » où l'Europe en construction s'allierait avec une Afrique fière, forte, unie.

La détermination de Senghor à réviser la Constitution de 1946, son opposition farouche à la loi Defferre, son combat en faveur de l'Afrique noire, sa volonté d'aider ses frères africains à acquérir une dignité qui leur était refusée depuis trop longtemps marquent ses années parlementaires.

Ce brillant orateur, aux discours précis et empreints de culture, a été un député particulièrement actif. Il suffit pour s'en convaincre de consulter les tableaux d'archives qui retracent ses actes de parlementaire. Soyons-en sûrs, c'est dans cette maison qu'il a construit une bonne part de sa pensée politique qui a su évoluer au gré des réalités et des exigences du temps depuis une acceptation de la présence française jusqu'à l'évidente nécessité de l'indépendance.

La sérénité de l'indépendance sénégalaise mérite d'ailleurs que l'on s'y attarde. Elle suggère avec discrétion la réussite exemplaire qui couronna l'œuvre de Senghor parlementaire. L'action qu'il mena pendant près de quinze ans à l'Assemblée nationale prépara l'émancipation du Sénégal.

Grâce à son esprit de tolérance, à son réalisme et à sa grande sensibilité, Senghor a su relever ce défi de taille : mener le Sénégal à l'indépendance dans la paix et construire un État démocratique qui perdurera. Il a laissé une trace forte dans l'histoire du XXe siècle et a su incarner son pays comme peu d'autres chefs d'État.

Il est des évidences qui méritent d'être réaffirmées.

La relation fraternelle que la France entretient avec les membres de la Francophonie en est une. Elle peut être attribuée en grande partie à cet homme à l'itinéraire extraordinaire qui, né à Joal, fut successivement un brillant étudiant agrégé de grammaire, professeur de lycée à Tours et à Saint-Maur-des-Fossés, résistant, député, membre de l'Assemblée consultative du Conseil de l'Europe, plusieurs fois délégué de la France à la conférence de l'UNESCO et à l'assemblée générale de l'ONU, ministre de la République française, Président du Sénégal et membre de l'Académie française et qui sut, durant toute sa carrière, conjuguer un véritable attachement à la France, avec un patriotisme africain tout aussi fort.

Il est heureux que ce colloque, à travers l'évocation de la pensée et de l'action politique de Senghor, permette une fois de plus de rappeler la valeur de cette complicité qui existe entre les pays francophones, et avec tous ceux qui entendent soutenir la formidable entreprise que Senghor baptisa « humanisme intégral ».

En ces temps de mondialisation, où l'homme est trop souvent oublié, où la diversité culturelle est tous les jours menacée, son message reste d'une grande actualité.

Je suis certain que vos travaux le démontreront.