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N° 2454

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

ONZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 5 juin 2000.

RAPPORT D'INFORMATION

DÉPOSÉ

en application de l'article 145 du Règlement

PAR LA COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES (1)

sur la réforme des institutions de l'Union européenne

ET PRÉSENTÉ

PAR M. JEAN-LOUIS BIANCO,

Député

--

(1) La composition de cette commission figure au verso de la présente page.

Union européenne

La Commission des Affaires étrangères est composée de : M. François Loncle., président ; MM. Gérard Charasse, Georges Hage, Jean-Bernard Raimond, vice-présidents ; MM. Roland Blum, Pierre Brana, Mme Monique Collange, , secrétaires ; Mmes Michèle Alliot-Marie, Nicole Ameline, M. René André, Mmes Marie-Hélène Aubert, Martine Aurillac, MM. Edouard Balladur, Raymond Barre, Dominique Baudis, Henri Bertholet, Jean-Louis Bianco, André Billardon, Maxime Bono, André Borel, Bernard Bosson, Pierre Brana, Jean-Christophe Cambadélis, Hervé de Charette, Yves Dauge,  Patrick Delnatte, Jean-Marie Demange, Xavier Deniau, Paul Dhaille, Mme Laurence Dumont, MM. Jean-Paul Dupré, Charles Ehrmann, Jean-Michel Ferrand, Raymond Forni, Georges Frêche, Jean-Yves Gateaud, Jean Gaubert, Valéry Giscard d'Estaing, Jacques Godfrain, Pierre Goldberg, François Guillaume, Robert Hue, Mme Bernadette Isaac-Sibille, MM. Didier Julia, Alain Juppé, André Labarrère, Jean-Claude Lefort, Guy Lengagne, François Léotard, Pierre Lequiller, Alain Le Vern, Bernard Madrelle, René Mangin, Jean-Paul Mariot, Gilbert Maurer, Jean-Claude Mignon, Charles Millon, Mme Louise Moreau, M. Jacques Myard, Mme Françoise de Panafieu, MM. Etienne Pinte, Marc Reymann, François Rochebloine, Gilbert Roseau, Mme Yvette Roudy, MM. René Rouquet, Georges Sarre, Henri Sicre, Mme Christiane Taubira-Delannon, MM. Michel Terrot, Mme Odette Trupin, MM. Joseph Tyrode, Michel Vauzelle, Philippe de Villiers.

SOMMAIRE

___

PRINCIPALES OBSERVATIONS DU RAPPORTEUR 5

INTRODUCTION 9

I - LES RÉFORMES INDISPENSABLES EN VUE DE L'ÉLARGISSEMENT 13

A -LA COMMISSION EUROPÉENNE 13

1) Le statu quo : un commissaire par Etat membre 13

2) La vraie réforme : une Commission restreinte 17

3) Restaurer l'autorité de la Commission 18

B - LA PRISE DE DÉCISION AU SEIN DU CONSEIL 19

1) Les nouvelles pondérations possibles 20

2) Les avantages de la double majorité simple 21

C - L'EXTENSION DU VOTE À LA MAJORITÉ QUALIFIÉE 22

1) Les différentes extensions possibles 23

2) Diviser les dispositions du traité en trois catégories 25

D - LA RÉFORME URGENTE DU CONSEIL DE L'UNION 26

1) La réduction du nombre des formations du Conseil enfin décidée 26

2) La réforme des méthodes de travail 27

3) La dissociation des deux fonctions du Conseil 28

4) Le dédoublement du Conseil « Affaires générales » en deux formations 29

E. PRÉSIDENCE DU CONSEIL ET PRÉSIDENCE DE L'UNION EUROPÉENNE 31

II - DES AVANCÉES SOUHAITABLES POUR FAIRE GRANDIR LE PROJET POLITIQUE EUROPÉEN 33

A - LES COOPÉRATIONS RENFORCÉES, UNE FLEXIBILITÉ INDISPENSABLE 33

1) Les dispositions du traité d'Amsterdam sont dissuasives 33

2) Les propositions de la Commission : des avancées trop modérées qui n'assouplissent pas un cadre général trop strict. 35

3) L'avenir des coopérations renforcées 37

B - UNE "AVANT-GARDE" POUR L'UNION EUROPÉENNE ? 38

1) Comment donner de nouvelles impulsions politiques
dans l'Union élargie ? 39

2) Comment former le « centre de gravité » de l'Union élargie ? 39

C - RÔLE DU PARLEMENT EUROPÉEN ET HIÉRARCHIE DES NORMES 41

1) Limiter le nombre des membres du Parlement 41

2) L'élection d'un quota de députés sur des listes européennes :
une idée séduisante à compléter 42

3) Mieux définir le rôle législatif du Parlement 43

D - LE RESPECT DES PRINCIPES FONDATEURS DE L'UNION 46

III- RÉFLEXIONS POUR DONNER A L'UNION EUROPÉENNE DE NOUVEAUX FONDEMENTS 47

A - LES FRONTIÈRES ULTIMES DE L'UNION 47

B - LA CHARTE DES DROITS FONDAMENTAUX 44

C - UN NOUVEAU TRAITÉ FONDATEUR 51

D - DES "ACCÉLÉRATIONS" À DONNER DANS CERTAINS DOMAINES 53

1) L'Europe de la défense 53

2) L'Europe de la justice 54

3) Créer enfin un statut de société européenne 57

CONCLUSION 59

TRAVAUX DE LA COMMISSION 63

EXAMEN EN COMMISSION 81

ANNEXE :
EXTRAPOLATION DU SYSTÈME ACTUEL DE COMPOSITION DU PARLEMENT EUROPÉEN
ET DE LA COMMISSION, AINSI QUE DE LA PONDÉRATION DES VOIX AU CONSEIL
89

PRINCIPALES OBSERVATIONS DU RAPPORTEUR

La France va exercer, à compter du 1er juillet 2000, la présidence de l'Union européenne. A ce titre, elle devra amener à leur conclusion les travaux de la Conférence intergouvernementale.

Pour ce faire, il lui faudra obtenir l'accord des quinze Etats membres sur un nouveau traité qui réformera les institutions pour, d'une part, leur permettre de fonctionner efficacement et, d'autre part, les adapter à l'élargissement.

Face à cet objectif simple, de nombreux obstacles se dressent.

Les positions des Etats membres sont divergentes sur les chapitres incontournables de la réforme. Quels sont ceux-ci ? Une vraie réforme de la Commission européenne, l'instauration d'une nouvelle règle de majorité pour les décisions du Conseil, l'extension du vote à la majorité qualifiée à de nouveaux domaines, la "rénovation" du Conseil et des coopérations renforcées facilitées pour permettre à quelques Etats d'aller plus vite ou plus loin.

La composition de la Commission doit être limitée à vingt membres, et la meilleure solution serait même de la restreindre à quinze membres. L'autorité de son Président doit être renforcée, notamment en lui permettant d'influencer la nomination des commissaires, voire de les nommer lui-même, ou encore de s'opposer à une candidature. Il lui reviendrait alors d'équilibrer géographiquement les nominations, et de s'assurer que tous les Etats membres auront un commissaire au cours d'une période donnée. Le caractère collégial de la Commission, qui est l'une des sources de sa légitimité, doit absolument être restauré.

La prise de décision au sein du Conseil doit être modifiée afin que l'élargissement ne se traduise pas par une pondération encore plus déséquilibrée en faveur des petits pays. La solution simple et lisible pour les citoyens est le système de la double majorité simple, une décision étant adoptée si elle réunit la majorité des Etats et la majorité de la population totale de l'Union. Ce système reflète bien la double nature de l'Union, à la fois Union des peuples et des Etats. Par ailleurs, certaines décisions pourraient être soumises à une majorité "super qualifiée", ce qui leur conférerait une légitimité accrue.

L'extension du vote à la majorité qualifiée à de nouveaux domaines doit être réalisée, pour des raisons évidentes d'efficacité, mais elle doit s'accompagner d'une distinction loi/règlement, qui devient indispensable à ce stade de la construction européenne.

Au titre des réformes indispensables encore, figure la réforme des méthodes de travail du Conseil de l'Union (pour laquelle des mesures de bon sens ont été proposées dont on s'étonne qu'elles ne soient pas encore appliquées), la dissociation des deux fonctions, législative et de coordination, du Conseil, et enfin, le dédoublement du Conseil "Affaires générales" en deux formations.

Enfin, la présidence semestrielle tournante de l'Union apparaît insatisfaisante et en même temps irremplaçable à certains égards. Il faut d'ailleurs noter qu'elle ne reviendra plus que tous les 13 ans et demi dans une Union à 27. Il faut engager une réflexion, même longue et complexe, sur l'hypothèse d'une Présidence de l'Union européenne, installée dans la durée et plus visible pour les citoyens et les Etats tiers.

Une nouvelle solution pourrait être mise en _uvre consistant à confier la présidence des 16 formations du Conseil à un pays différent pour une durée de cinq ans, par exemple. Un tel système permettrait de compenser, pour certains pays, l'absence de commissaire européen, et offrirait une chance d'agir "dans la durée" dans un domaine donné : environnement, transports, justice et affaires intérieures ou autre.

Les coopérations renforcées doivent être ouvertes : une coopération devrait pouvoir être engagée par un tiers des Etats membres ou un nombre d'Etats représentant un tiers de la population.

Arriver à un accord sur ces questions est difficile et en même temps indispensable. Mais s'en contenter ne suffira ni à éviter l'enlisement ni à donner un nouveau souffle à la construction européenne.

Même amélioré, le mécanisme des coopérations renforcées ne sera pas suffisant pour relancer le projet politique européen. C'est pourquoi il faudrait prévoir dans les traités une base juridique permettant la formation d'une "avant-garde" pour l'Union. Une simple modification de l'article 306 du traité instituant la Communauté européenne suffirait dans un premier temps. La France et l'Allemagne devraient aussi mener ensemble une réflexion pour déterminer dans quels domaines l'on pourrait aller plus vite ou plus loin.

Ensuite, un nouveau texte fondateur, constitution ou autre, s'impose. En s'inspirant de la méthode du traité de Rome, l'on devrait mettre en place un groupe de sages qui pourrait être présidé par deux personnalités politiques, par exemple Jacques Delors et Richard von Weizsächer.

L'Union doit aussi se prononcer quant à une définition de ses frontières ultimes pour l'avenir prévisible, afin d'éviter sa dilution.

Enfin, une réflexion doit s'ouvrir sur l'instauration d'une hiérarchie des normes et la redéfinition du rôle législatif du Parlement européen.

Il convient d'ouvrir rapidement des réflexions sur ces différentes questions, afin de permettre aux ambitions européennes de s'exprimer pour promouvoir un nouveau projet politique européen. Seule cette ambition permettra une véritable renaissance de l'Union européenne.

Mesdames, Messieurs,

Les représentants des quinze Etats membres de l'Union européenne ont officiellement ouvert, le 14 février dernier, la Conférence intergouvernementale (CIG) chargée de préparer une nouvelle réforme des institutions européennes, puisque la clôture de la conférence précédente à Amsterdam avait laissé inachevé le « chantier » de l'adaptation de l'Union à ses nouvelles missions, d'une part, et à son futur élargissement, d'autre part.

Les Quinze se sont engagés, lors du Conseil européen de Berlin des 24 et 25 mars 1999, à pouvoir admettre les premiers pays candidats à partir de 2002. Aussi la réforme institutionnelle préalable à l'élargissement doit-elle entrer en vigueur à cette date. Cette réforme devrait donc, en toute logique, être terminée sous la présidence française, soit en décembre 2000, car il faut un délai de près de deux ans pour accomplir les procédures de ratification. C'est le calendrier que se sont imposé les Chefs d'Etat et de Gouvernement des quinze Etats membres lors du Conseil européen d'Helsinki des 10 et 11 décembre derniers.

Les conclusions adoptées par les Quinze à Helsinki envisagent la réforme des institutions en des termes assez ouverts. Elles prévoient d'abord que la conférence examinera les trois grandes questions laissées en suspens lors de la conclusion du traité d'Amsterdam, et qui ont été précisées dans le mandat de négociation établi par le Conseil européen de Cologne de juin 1999. Il s'agit de la taille et la composition de la Commission européenne, la pondération des voix au sein du Conseil et l'extension éventuelle à de nouveaux domaines du vote à la majorité qualifiée du Conseil. Il est en outre prévu que le Conseil européen de juin 2000 pourra éventuellement décider, après examen du rapport de la présidence portugaise sur les travaux en cours, d'inscrire d'autres sujets à l'ordre du jour de la conférence intergouvernementale.

Certains Etats membres, comme certains pays candidats, avaient suggéré de reporter à 2004 la réforme fondamentale des institutions. Il est évident, au contraire, que « l'approfondissement » doit précéder « l'élargissement », si l'on veut une Union européenne en état de marche avant de passer à une nouvelle étape de son histoire qui va la transformer profondément.

Quel jugement porter, après trois mois, sur l'avancement des travaux de la conférence ? Si la plupart des questions ont été abordées, l'on ne voit pour l'instant apparaître de consensus ni même de rapprochement sur aucune d'elles. Cette lenteur ne donne-t-elle pas raison aux partisans d'un ordre du jour restreint pour la conférence ? Les trois « reliquats d'Amsterdam » concernent en fait la question du partage du pouvoir dans les institutions et du mode de fonctionnement des institutions européennes : la négociation ne peut qu'être difficile et ce n'est évidemment pas un hasard si ces questions n'ont pas pu être réglées jusqu'ici.

Quel doit être le champ de la négociation ?

Le "groupe des sages" désigné par le Président de la Commission européenne Romano Prodi considère, dans son rapport rendu le 18 octobre 19991, que l'ordre du jour de la CIG doit être élargi aux implications et conséquences des trois thèmes définis à Cologne, tout en respectant le délai fixé. Le rapport estime qu'au delà des réformes urgentes, une révision en profondeur s'impose, sous la forme d'un projet de traité amorçant un processus de constitutionnalisation des traités européens.

La Commission européenne, dans son avis présenté le 26 janvier dernier, souligne pour sa part que l'actuelle conférence est la dernière possibilité de remédier aux faiblesse du fonctionnement actuel de l'Union et de préparer les institutions à l'élargissement. C'est pourquoi elle propose dès à présent une adaptation de toutes les institutions à l'élargissement. Elle propose aussi d'inclure un certains nombre de nouveaux éléments dans les traités avec l'espoir qu'une volonté politique suffisante permettra à la conférence d'aboutir, comme prévu, à la fin de cette année.

D'autres voix, comme celle de la Délégation pour l'Union européenne du Sénat jugent inutile et même dangereux de s'engager, au nom de l'élargissement, dans un bouleversement des institutions. Le rapport déposé par la Délégation de l'Assemblée nationale pour l'Union européenne fait également le choix d'un ordre du jour restreint pour la conférence : il s'agit en priorité de remédier aux dysfonctionnements actuels des institutions et de faciliter l'accès aux coopérations renforcées.

Votre Rapporteur ne retracera pas le contexte dans lequel a été décidée la réforme des institutions européennes, et il n'évoquera que rapidement les défauts de fonctionnement de ces institutions : ces éléments ont en effet été décrits de façon très complète par M. Gérard Fuchs dans le rapport qu'il a présenté au nom de la Délégation pour l'Union européenne de l'Assemblée nationale2.

C'est pourquoi seront directement énoncées les propositions sur les réformes urgentes et indispensables. Ces réformes doivent aussi s'intégrer dans une perspective plus vaste et plus ambitieuse, si l'on veut redonner du souffle et du sens à la construction européenne.

I - LES RÉFORMES INDISPENSABLES
EN VUE DE L'ÉLARGISSEMENT

A - La Commission européenne

Les dysfonctionnements qui ont progressivement atteint le fonctionnement de la Commission sont connus : le principe de collégialité, qui fonde en partie la légitimité de cette institution, a décliné, et la cohérence entre l'action des différentes directions générales a diminué. Un expert rencontré par Votre Rapporteur explique que, pour de nombreux dossiers importants au cours de ces dernières années, la recherche du « point d'équilibre communautaire », qui légitime les propositions de la Commission, n'a pas eu lieu, et qu'au contraire, l'on pu constater l'existence de 19 féodalités et d'un Président impuissant à coordonner entre elles les différentes compétences.

L'efficacité de la Commission a été mise en cause à l'occasion de la crise de la « vache folle » et des fraudes découvertes dans certains programmes. Le Comité d'experts indépendants nommé en 1999 avait conclu à une perte de contrôle de l'autorité politique sur l'administration communautaire. Aussi la nécessité de réformer l'exécutif européen fait-elle l'objet d'un consensus.

Dans l'hypothèse d'une Union comportant vingt sept Etats, la Commission compterait 33 commissaires (dont 2 pour la Pologne) contre 20 actuellement (soit 2 pour les grands pays et 1 pour les autres).

Les différentes propositions de réforme se résument à l'alternative suivante, clairement développée par l'avis de la Commission elle-même : s'en tenir à un commissaire par chaque Etat membre ou fixer dès à présent la composition du collège, quel que soit le nombre des Etats membres. Cette seconde solution est actuellement soutenue par les cinq grands Etats membres : l'Allemagne, l'Espagne, l'Italie, la France et le Royaume-Uni.

1) La facilité : un commissaire par Etat membre

Cette option représente le choix le plus facile : elle contente les petits Etats membres qui craignent de perdre leur commissaire et n'exige qu'un sacrifice limité de la part des cinq grands pays qui disposent actuellement de deux commissaires. Le groupe des Sages appuie ainsi ce principe d'une augmentation des commissaires au fur et à mesure des élargissements, au motif que "la plupart des Etats membres refusent d'envisager une Commission dans laquelle leur pays ne soit pas représenté".

Il est alors vraisemblable que les défauts de fonctionnement de la Commission iront en s'accentuant. Les traits originaux qui caractérisent cette institution depuis l'origine de la construction européenne s'effaceront.

Tout d'abord, le principe de collégialité dont la Commission tire sa légitimité et qui, pour certains, est déjà fictif avec une Commission de vingt membres, ne pourra plus prévaloir. En vertu de ce principe, chaque membre participe de manière égale à la préparation des propositions et à la prise de décision ; en conséquence, les décisions engagent collectivement tout le collège.

A l'appui d'une telle solution, l'on fait valoir que la désignation d'un commissaire participe à l'ancrage national de la Commission ou que cette personnalité facilite le dialogue avec les citoyens de l'Union, ce qui est particulièrement vrai pour les petits Etats membres et aussi pour ceux qui ont adhéré plus récemment à l'Union. Mais la Commission ne devrait pas être une assemblée de représentants nationaux, où chaque pays espère que son commissaire défendra ses intérêts. C'est une institution originale qui doit rester efficace et opérationnelle. Certes, l'argument de l'ancrage national est très important. C'est aussi un argument en faveur de la présidence semestrielle du Conseil, critiquée mais pour l'instant irremplaçable pour renforcer le sentiment d'appartenance à l'Europe et pour sa valeur pédagogique. Toutefois, l'on pourrait trouver d'autres moyens de réaliser cet ancrage national - par exemple l'instauration de présidences différentes pour chaque formation du Conseil - sans mettre en danger l'efficacité de la Commission.

Un nombre élevé de commissaires va provoquer, comme la multiplication des formations du Conseil, une activité bureaucratique ne répondant pas à des priorités politiquement définies ni même à des besoins réels. Cette évolution remettrait en cause la volonté exprimée par la Commission depuis plusieurs années de réduire le nombre de ses propositions législatives, dont témoigne encore le récent rapport « Mieux légiférer ». Malheureusement, cette volonté n'a pas été traduite en actes comme le fait apparaître le tableau ci-après.

EVOLUTION QUANTITATIVE DE LA

LÉGISLATION DE L'UNION

Actes et projets d'actes de la Communauté et de l'Union (1)

transmis au Parlement

Année

Pilier communautaire

Deuxième pilier (PESC)

Troisième pilier

(Justice -

affaires intérieures)

1995

1060

2

985

1997

1136

78

1019

1999 (2)

1105

142

849

(1) Ensemble des propositions et actes transmis par le Gouvernement au Parlement au titre de la loi "Josselin" modifiée le 10 juin 1994

(2) On notera que 1999 est une année de transition avec la démission de la Commission "Santer" et la nomination de la Commission "Prodi"

Actes adoptés publiés au Journal Officiel des Communautés européennes (1)

Année

Directives

Règlements

Décisions

1995

62

373

326

1997

84

416

514

1999

97

673

778

source Commission, CELEX

(1) Ne sont pas pris en compte les recommandations, les avis, les "livres blancs" et les "livres verts"

En outre, diviser les domaines de compétence de la Commission entre 33 commissaires conduit à une parcellisation excessive de la compétence. Que représenterait, même pour un petit Etat, un commissaire issu d'un collège de 33 personnes ? Plus les commissaires seront nombreux, moins l'on s'intéressera à leur nomination, ce qui n'encouragera pas les candidatures de qualité.

Les défenseurs de la solution « un commissaire par Etat » soutiennent qu'une restructuration importante de la Commission devrait la préserver de ces dérives. Son Président se verrait confier une autorité renforcée, et des pouvoirs allant au delà de ce qu'a prévu le traité d'Amsterdam.

Le Président disposerait du pouvoir d'attribuer ou non des portefeuilles et des services aux commissaires. Pour remédier à la fragmentation excessive des activités de l'Union (quatre personnes sont déjà actuellement en charge des relations extérieures3), le Président pourrait décider que certains commissaires n'ont pas de portefeuille mais des missions ponctuelles.

Une organisation comportant des vice-présidents en nombre plus élevé qu'actuellement, afin de coordonner l'action de leurs collègues, est aussi envisagée. Ainsi, l'Allemagne défend l'idée de la création de 7 ou 8 vice-présidents, de commissaires et de commissaires « mineurs » sans droit de vote. Mais cette idée est combattue par la Belgique, par exemple.

Ces aménagements, proposés par la Commission, sont pour certains épineux : ne sera t-il pas difficile au Président de choisir à qui attribuer ou ne pas attribuer un portefeuille ? Les Etats accepteront-ils de n'avoir qu'un commissaire chargé de missions ponctuelles ? N'y aura t-il pas une tendance à créer des missions supplémentaires ou de nouveaux services, tendance déjà connue les années passées et contre laquelle tente de lutter le Président Prodi dans son actuelle réorganisation ? Il est à craindre que la formation de la Commission ne donne lieu à des tensions diplomatiques supplémentaires difficiles à gérer.

Votre Rapporteur ne croit pas à l'efficacité d'un tel système, qui ne remédierait pas réellement aux dysfonctionnements actuels, aggravés après l'élargissement par le nombre accru de commissaires.

2) La vraie réforme : une Commission restreinte

Une deuxième solution a été décrite par la Commission : c'est celle de la stabilisation du collège des commissaires à 20 membres, quels que soient les élargissements à venir. Ce nombre permet, selon la Commission, une adéquation entre les portefeuilles et les missions confiées à cet organe, chaque commissaire étant responsable d'un domaine homogène qui n'aurait pas été artificiellement divisé. Cette limitation n'est possible, après le dépassement des vingt Etats membres, qu'au prix d'une rotation respectant une stricte égalité des membres, à partir d'un ordre préétabli.

La position du Gouvernement français telle qu'elle est exprimée par M. Pierre Moscovici, ministre délégué chargé des Affaires européennes, marque une volonté de conciliation : partant du principe qu'il faut renforcer la collégialité et l'efficacité de l'exécutif communautaire, il propose à la fois de donner plus de pouvoirs à son Président et de restreindre le nombre des commissaires ou, à tout le moins, de limiter ce nombre à 20, ajoutant que la France accepte le principe de la rotation et donc de ne pas nommer de commissaire à son tour.

L'opposition de nombreux Etat membres, et surtout des petits pays, à cette solution est connue. Votre Rapporteur estime que cette opposition pourrait peut-être être levée en confiant la présidence de chacune des formations du Conseil à un pays différent. Dans un tel cas de figure, l'on disposerait de 15 ou 20 fonctions de commissaires ainsi que de 16 présidences pour les différentes formations du Conseil, en retenant le nombre fixé par le dernier Conseil « Affaires générales ». Ces fonctions toutes porteuses de responsabilités importantes seraient réparties selon une rotation à trouver, sur la base de mandats de cinq ans. Le mandat pourrait éventuellement être plus court pour la présidence du conseil : deux ans et demi, par exemple. Ce système remédierait, en outre, à l'inefficacité provoquée par la rotation trop rapide de la présidence du Conseil.

Mais cette proposition ne constitue qu'un compromis insatisfaisant. La véritable solution, qui aurait permis d'espérer un fonctionnement efficace de la Commission, était celle proposée par la France en mars 1997, consistant à limiter à 10 le nombre de commissaires (nombre qui serait porté à 12 au delà de 20 Etats membres).

3) Restaurer l'autorité de la Commission

La crise traversée par la Commission ces dernières années et les critiques très sévères portées par le comité d'experts indépendants dans son rapport publié en mars 1999 ont brouillé l'image de cette institution qui a pourtant été à l'origine de grands progrès de la construction européenne. Il ne semble pas que la nouvelle Commission soit sortie renforcée dans sa légitimité, contrairement aux attentes, de la démission de la Commission présidée par M. Santer. Elle subit depuis sa nomination l'hostilité du Parlement européen, qui conteste son action pour des motifs parfois discutables. L'autorité de la Commission doit donc être restaurée, car à défaut, l'on pourra se demander quelle est sa valeur ajoutée par rapport au Conseil.

Les pouvoirs du Président pourraient être renforcés. Depuis le traité d'Amsterdam (article 219), le Président définit les orientations politiques de la Commission. Mais il est difficile d'être plus précis dans ce domaine : l'autorité dont pourra faire preuve un Président pour faire aboutir des projets importants, comme pour écarter les propositions jugées par lui non prioritaires émanant des commissaires proviendra davantage du tempérament de cette personnalité que d'une disposition juridique.

Il serait en tout cas souhaitable que le Président puisse avoir une influence sur la nomination des commissaires et s'opposer éventuellement à une candidature. Il conviendrait encore de formaliser dans le traité l'engagement des commissaires de présenter leur démission si le président leur en fait la demande, selon la solution informelle adoptée par le Président Romano Prodi, ce qui renforcerait la responsabilité politique collégiale de l'institution.

La responsabilité de la Commission doit rester collégiale. Il n'est pas souhaitable de donner au Parlement européen, comme il le suggère parfois, le droit de censurer individuellement un commissaire.

Y a t-il lieu de modifier le système de responsabilité de la Commission devant le Parlement européen comme le propose la Délégation pour l'Union européenne du Sénat4 ? On rappellera que la censure de la Commission doit être adoptée à la majorité des deux tiers des suffrages exprimés, et recueillir les voix de la majorité des membres du Parlement. Ce système semble bien équilibré, d'autant plus que l'éthique de la Commission la conduirait probablement à démissionner d'elle-même en cas de perte de crédibilité aux yeux des citoyens européens, comme cela a été le cas pour la Commission Santer.

En conclusion de ce développement consacré à la Commission européenne, le Rapporteur soulignera que la position qu'il défend d'une Commission restreinte, qui conduit les grands Etats membres à « sacrifier » un commissaire, voire même les deux en cas de rotation, ne peut être acceptée qu'en contrepartie d'une pondération plus juste des voix au sein du Conseil et d'une extension de la majorité qualifiée à de nouveaux domaines.

B - La prise de décision au sein du Conseil

La deuxième des trois questions essentielles de la Conférence intergouvernementale est celle de la pondération des voix dans les décisions du Conseil de l'Union.

La pondération aujourd'hui en vigueur avait été conçue dans une Europe limitée à un petit noyau d'Etats, où elle devait assurer une sur-représentation des petits et moyens Etats, en pénalisant quelque peu les grands Etats. Mais ce phénomène jusqu'alors accepté serait excessivement aggravé dans le cas d'un élargissement aux douze pays candidats qui sont, à l'exception de la Pologne, des petits pays.

En vertu de l'actuelle pondération, la France, qui représente aujourd'hui 15,7 % de la population de l'Union, détient 11,5 % des voix au Conseil. Dans une extrapolation à 27 Etats membres, le poids de notre pays en termes de population sera encore de 12,2 %, mais ses droits de vote ne représenteront que 7,5 %.

Actuellement une décision peut être prise par un groupe d'Etats représentant 58 % de la population de l'Union. A l'inverse, un blocage peut être opposé par un groupe d'Etats représentant 13,8 % de la population. A 27 membres, ces pourcentages tomberaient à 53 % et 11,5 %. La légitimité démocratique des décisions sera donc affaiblie. On se référera sur ce point au rapport de Gérard Fuchs, qui présente de façon précise les conséquences de l'élargissement sur le mode de décision.

A cela on peut ajouter une autre considération : la sur-représentation poussée plus loin aura un impact sur la légitimité de la décision budgétaire. En effet, les nouveaux pays membres, à la faible capacité contributive, détiendront 45 voix pour 106 millions d'habitants, alors que les quatre plus grands Etats membres actuels, qui comptent 255 millions d'habitants et assurent 75 % des recettes au budget communautaire, n'auront que 40 voix.5

Il convient d'éviter que ce déséquilibre ne s'accentue à l'avenir, car la légitimité démocratique des décisions de l'Union dépend d'une pondération équilibrée et acceptée par tous.

Mais sur cet aspect de la négociation comme sur le précédent, le fossé est large entre grands et petits pays. Lorsque les premiers évoquent la légitimité démocratique des décisions prises par le Conseil, les seconds objectent que c'est au sein du Parlement européen que l'importance démographique réelle est déjà prise en compte. Le principe « un citoyen-une voix » y est respecté - à tous le moins un peu mieux que dans les autres organes.

La révision de la pondération n'aurait sans doute pas la faveur des pays candidats (certains de leurs représentants se sont d'ailleurs exprimés à ce sujet), car elle aurait pour conséquence, à leurs yeux, de restaurer une sorte de « directoire des grandes puissances » rappelant le souvenir d'une histoire douloureuse.

1) Les nouvelles pondérations possibles

L'avis de la Commission comporte deux propositions : une proposition de repondération et une proposition de double majorité. La première répond à deux idées directrices. D'une part, ne pas rendre la décision plus difficile, d'autre part, retrouver l'équilibre d'origine d'une majorité qualifiée, soit environ 70 % des voix pour prendre une décision à la majorité qualifiée. La repondération devrait conduire à ce que cette majorité qualifiée représente au minimum deux tiers de la population de l'Union. Mais la Commission ajoute en fait une autre condition : celle de rassembler la moitié des Etats membres au moins.

Le Gouvernement français a pris position en faveur d'une repondération dont l'objectif serait de réintroduire l'équilibre originel entre les grands et les petits Etats membres.

Sa position est assez proche de la proposition de la Délégation pour l'Union européenne du Sénat, laquelle se veut un moyen terme entre le système actuel et l'application d'un pur critère démographique. Ces systèmes se basent sur une augmentation générale des droits de vote, qui sera différenciée pour prendre en compte le poids démographique des Etats.

La meilleure solution serait alors de distinguer un groupe de quatre grands Etats (Allemagne, Royaume-Uni, France et Italie) qui détiendraient 30 ou 25 voix . Puis, seraient distinguées 7 catégories d'Etats qui suivant leur démographie, détiendraient 24 (ou 20) voix, puis 14, 12, 10, 8, 6 et 3 voix pour les plus petits Etats.

Avec un seuil inchangé, la majorité qualifiée s'établirait, selon la pondération choisie, entre 200 et 244 voix. Cinq ou six grands pays emporteraient, en tout état de cause, la majorité qualifiée.

Malgré ses qualités de légitimité démographique, il est à craindre que cette solution se heurte à l'opposition des petits Etats membres.

2) Les avantages de la double majorité simple

Un système différent présenterait des qualités de simplicité et de lisibilité pour les citoyens : c'est celui de la double majorité simple. Une décision serait adoptée dès lors qu'elle réunirait la majorité des Etats membres et la majorité de la population totale de l'Union.

M. Gérard Fuchs, rapporteur d'information de la Délégation pour l'Union européenne, a présenté les avantages de ce système. D'abord, ce dernier reflète bien la double nature de l'Union, à la fois Union des peuples et des Etats. Ensuite, il ne sera pas besoin d'ouvrir des négociations à chaque élargissement pour modifier la pondération, le système pouvant facilement s'adapter.

Ce système a la faveur de la Commission européenne. Celle-ci indique cependant qu'une difficulté résiderait dans le calcul de la majorité qualifiée nécessaire dans certains cas de figure : l'article 205, §2, 2ème alinéa du traité prévoit l'exigence d'une majorité qualifiée des deux tiers des Etats membres lorsque la décision n'est pas prise sur proposition de la Commission.

La double majorité simple a également été retenue par le groupe socialiste au Parlement européen. On notera que le clivage sur cette question s'y est établi au sein même des groupes politiques, petits pays contre grands pays.

Le Gouvernement est opposé à cette solution, qui ne revalorise pas le poids des grands pays et a pour effet d'officialiser un « découplage » entre la France et l'Allemagne, cette dernière acquérant un poids prépondérant dans la détermination de la majorité de la population de l'Union. Les détracteurs de cette solution considèrent qu'elle compliquera les votes du Conseil, car le résultat du vote pourrait être contestable si les statistiques communautaires (basées sur les recensements nationaux) ne sont pas parfaitement actualisées ou insuffisamment fiables.

L'hypothèse de la double majorité, soutenue au départ par autant d'Etats membres que la repondération, semble à présent en perte de vitesse, et ne serait défendue que par une minorité, les grands Etats mais d'autres également ayant choisi la voie de la repondération.

C - L'extension du vote à la majorité qualifiée

Le Traité d'Amsterdam a étendu le processus majoritaire à de nouveaux domaines : les lignes directrices pour la politique de l'emploi, l'adoption du programme-cadre dans le domaine de la recherche, la lutte anti-fraude, ou la coopération douanière.

Chacun est à présent conscient que la perspective d'un quasi doublement, à terme, du nombre des Etats membres impose d'aller plus loin. Il semble que le recours à la majorité qualifiée ne soit plus vécu comme un « drame institutionnel ». La pratique montre en effet que peu de questions sont réellement mises aux voix, et que la perspective du vote crée les conditions d'un accord entre les Etats membres.

En outre, un modus vivendi s'est établi, selon lequel on considère qu'un ou plusieurs Etats portent plus que d'autres l'intérêt communautaire dans certains dossiers, ainsi par exemple la France pour la politique des visas vis-à-vis du Maghreb ou de l'Afrique, la Finlande pour une question de coopération avec la Russie, l'Allemagne pour une question de libre circulation avec les pays d'Europe centrale et orientale. Le ou les pays concernés au premier chef par une décision ne seraient pas mis en minorité par les autres.

Quelle devrait être l'extension du vote à la majorité qualifiée ?

1) Les différentes extensions possibles

Le rapport du « groupe des sages » prône une extension du vote à la majorité qualifiée très large, intervenant bien sûr dans le domaine communautaire, où cette évolution doit s'accompagner systématiquement de la codécision avec le Parlement européen, mais aussi dans les domaines des deuxième et troisième pilier de la construction européenne.

La contribution de la Commission européenne est plus réaliste et traduit une volonté de délimiter la notion d'acte législatif, qui est une nouvelle tentative d'introduire une hiérarchie des normes. Etant donné que la Commission lie automatiquement, dans un souci de contrôle démocratique, majorité qualifiée et codécision, il devient alors indispensable de délimiter ce qui sera un acte législatif et ce qui sera considéré comme de la « stricte gestion » ne relevant pas de l'examen du Parlement européen.

Le système proposé par la Commission repose sur un principe simple : la décision à la majorité qualifiée doit devenir la règle, et les domaines relevant de l'unanimité des exceptions limitées à quelques questions fondamentales ou ressenties comme politiquement très sensibles.

La catégorie des mesures qui continueront d'être adoptées à l'unanimité comprendra par exemple les décisions à caractère institutionnel (régime linguistique, exercice par la Commission de ses compétences d'exécution), les décisions dans les domaines de la fiscalité et de la sécurité sociale « non liées au bon fonctionnement du marché intérieur » ou encore les décisions qui n'entrent en vigueur qu'après leur approbation par les Parlements des Etats membres, comme le système des ressources propres.

La Commission propose ensuite que de nombreux « actes législatifs » soient à l'avenir adoptés à la majorité qualifiée en codécision avec le Parlement. Selon elle, il s'agirait « de normes de portée générale, fondées directement sur les décisions du traité et qui déterminent pour toute action de la Communauté les principes fondamentaux ou les orientations générales, ainsi que les éléments essentiels à mettre en _uvre ».

Les mesures pouvant être prises à la majorité qualifiée interviendraient dans de nombreux domaines comme la circulation et le séjour (article 18), la coordination des régimes de sécurité sociale (article 42), l'accès aux professions réglementées (article 47), certains aspects de la politique sociale, l'environnement (article 175, §2), la fiscalité liée au marché intérieur, la définition des objectifs des fonds structurels (article 161), la culture (article 151), notamment. Si ces propositions semblent pouvoir être reprises par un certain nombre d'Etat membres (avec sans doute quelques aménagements), d'autres n'ont aucune chance d'aboutir : l'extension du champ des politiques communes à tous les services, aux investissements et aux droits de propriété intellectuelle et l'application de la majorité qualifiée à ces domaines, par exemple. Ainsi notre pays est opposé à la reconnaissance d'une compétence communautaire dans ces derniers domaines, reconnus par la Cour de justice des Communautés comme étant des domaines de compétence partagée.

L'extension du champ de la codécision proposée par la Commission (à la politique agricole commune, la pêche, la politique commerciale commune) serait équilibrée par l'introduction de la notion d'acte législatif, qui aurait pour effet de faire sortir la très grande majorité des mesures du domaine législatif pour les faire entrer dans celui de la gestion. Cette proposition a aussi peu de chances de prévaloir, ce qui est très regrettable.

Le Gouvernement français est quant à lui favorable à une extension du vote à la majorité qualifiée pour tout le pilier communautaire. L'unanimité resterait limitée à quelques exceptions : les grandes questions institutionnelles et celles soumises à l'examen des Parlements nationaux, ainsi que les mesures dérogatoires au marché intérieur. La politique de sécurité et de défense resterait aussi soumise à l'unanimité. Elisabeth Guigou, Garde des Sceaux, avait été favorable, comme l'est la Commission européenne, à l'anticipation du vote à la majorité qualifiée pour le titre IV du traité qui régit les politiques de visa, d'asile, d'immigration et de libre circulation des personnes, mais sa position n'a pas été suivie par le Gouvernement, qui est d'ailleurs isolé sur cette question.

Notre pays adopte une position ouverte sur l'extension de la majorité qualifiée aux mesures fiscales ayant une « incidence directe sur le fonctionnement du marché intérieur »6, à l'environnement et à la politique sociale. En revanche, sa position est plus nuancée en ce qui concerne l'extension de la codécision avec le Parlement européen : elle doit être envisagée sujet par sujet. La position du Gouvernement allemand serait assez proche de celle du Gouvernement français, mais des incertitudes demeurent du fait des très fortes réserves des Laender lorsqu'il s'agit de leurs domaines de compétence.

La négociation semble actuellement bloquée dans ce domaine. La présidence a dressé une liste comportant une vingtaine de mesures qui pourraient passer à la majorité qualifiée, acceptée en bonne part par la France, mais chaque délégation maintient sa propre liste de dérogations. Les Etats membres favorables à l'extension semblent un peu plus nombreux que ceux qui sont encore réservés. L'Espagne et le Royaume-Uni expriment de fortes réserves sur l'ensemble du document.

2) Diviser les dispositions du traité en trois catégories

Votre Rapporteur est, pour sa part, favorable à la proposition novatrice et équilibrée présentée par Gérard Fuchs. Il renverra au rapport d'information présenté par celui-ci pour le détail de cette proposition, ne la rappelant ici que dans ses grandes lignes.

La proposition divise les dispositions du traité en trois catégories.

La première comporte les décisions susceptibles de rester à l'unanimité, et l'on retrouve en partie celles énumérées par la Commission, décisions impliquant la ratification par les Etats membres, procédures fondamentales de la Communauté.

La deuxième catégorie comprend des décisions qui pourraient relever d'une décision à une majorité « super qualifiée » d'Etats : on y trouve non seulement des décisions concernant la libre circulation des personnes, des décisions relatives à l'Union économique et monétaire, mais encore des décisions à caractère plus institutionnel : représentation extérieure de la Communauté, régime linguistique des institutions, compétences d'exécution de la Commission (il s'agit de la très obscure comitologie), par exemple. Cette proposition a deux avantages : d'une part éviter les risques de blocage, d'autre part conférer une plus grande légitimité aux décisions.

Enfin, la troisième catégorie, soumise en totalité ou en partie à la majorité qualifiée, comprend des règles de nomination et des dispositions concernant le fonctionnement du marché intérieur : libre circulation et séjour, professions, transports, politique sociale. On retrouve ici les mesures proposées par la Commission. Le rapporteur de la Délégation justifie le passage à la majorité qualifiée par un souci d'efficacité : c'est le cas pour la fiscalité, le droit du travail, l'industrie, la culture, les fonds structurels et l'environnement. Dans ce dernier domaine, les mesures susceptibles d'affecter le choix des Etats entre les différentes sources d'énergie resterait un domaine de souveraineté, donc relevant de l'unanimité.

En conclusion de ce développement, Votre Rapporteur soulignera que son adhésion à l'extension de la majorité qualifiée reste liée à l'amélioration du système de pondération des voix au sein du Conseil précédemment évoqué.

D - La réforme urgente du Conseil de l'Union

Le Conseil de l'Union connaît de grandes difficultés de fonctionnement depuis la dernière vague d'élargissements. Ses défauts ont été décrits dans les travaux de différents experts (en particulier le rapport « Trumpf-Piris »7), mais l'on rappellera que l'un d'eux provient du système de la présidence tournante semestrielle, qui par sa brièveté nuit à la continuité et à l'efficacité des travaux de cet organe.

Les conclusions de la présidence adoptées à l'issue du Conseil européen d'Helsinki comportent une longue annexe décrivant les modifications qui devront être apportées aux méthodes de travail, précisant qu'elles doivent commencer dès à présent, et être mises en oeuvre progressivement d'ici l'élargissement. Cette annexe intitulée « Un Conseil efficace pour une Union élargie » émane d'ailleurs du Conseil lui-même, et fixe des lignes directrices pour la réforme.

Cette réforme des méthodes du travail du Conseil, sans entraîner de modification des traités, est considérée comme indispensable par tous ceux qui connaissent de l'intérieur le fonctionnement de l'institution. Chacun reconnaît aussi qu'un fonctionnement inchangé dans une Union élargie paralyserait l'action du Conseil. Il faut donc la mettre en _uvre sans tarder.

Comment préserver la capacité d'agir du Conseil ? Outre les modifications que l'on vient d'évoquer, son bon fonctionnement nécessitera des réformes plus complètes, que votre Rapporteur présente ici.

1) La réduction du nombre des formations du Conseil enfin décidée

Un premier pas a cependant eu lieu. Le Conseil « Affaires générales » réuni le 10 avril dernier a adopté une mesure jugée depuis longtemps nécessaire, à savoir la réduction du nombre des formations du Conseil de l'Union, qui seront limitées à seize au début de 2001, au lieu d'une vingtaine actuellement. Le tableau ci-dessous présente la liste de ces formations.

Affaires générales

Justice, affaires intérieures
et protection civile

Agriculture

Marché intérieur,
consommateurs et tourisme

Affaires économiques et financières

Recherche

Environnement

Budget

Transport et télécommunications

Culture

Emploi et politique sociale

Développement

Pêche

Education et jeunesse

Industrie et énergie

Santé

On notera que la France s'était opposée à la fusion du Conseil chargé des télécommunications avec celui chargé du transport, afin que la logique libérale qui prédomine dans le premier ne s'impose pas dans les domaines traités par le second.

Il est par ailleurs prévu que la présidence organise la convocation de certaines formations de façon que leurs sessions s'enchaînent, de même, l'ordre du jour du Conseil devrait regrouper les points connexes pour faciliter la participation des ministres concernés.

2) La réforme des méthodes de travail

Les différents éléments constitutifs de cette réforme indispensable ont été présentés par le rapport du groupe de travail du Secrétariat général du Conseil (rapport « Trumpf-Piris »), ainsi que par le document précité approuvé par le Conseil d'Helsinki. Ces documents suggèrent notamment les aménagements suivants :

- éviter les tours de table systématiques pendant lesquels tous les ministres prennent la parole ;

- engager les travaux sur un document de base préparé par la présidence ou par un rapporteur ; échanger des arguments ou des positions à l'avance en les remettant aux autres représentants par écrit ;

- limiter les participants dans les réunions : 2 au Conseil européen, 1 dans les instances préparatoires du Conseil, la présidence pourrait fixer le nombre de représentants au Conseil de l'Union.

Toutes ces propositions sont pertinentes. Par ailleurs, il est nécessaire pour le Conseil européen de revenir à son rôle initial : donner les impulsions nécessaires au développement de l'Union, se limiter aux décisions politiques, exercer le leadership politique. Enfin, les conclusions de la Présidence adoptées en fin de Conseil européen devraient se limiter aux décisions prises sur des questions effectivement débattues par les Chefs d'Etat et de Gouvernement, et l'on devrait éviter d'adopter de volumineux documents comportant cinquante ou même soixante dix points parmi lesquels beaucoup de déclarations d'intention.

3) La dissociation des deux fonctions du Conseil

La fonction principale du Conseil des ministres est une fonction législative. Mais il arrive assez souvent qu'il joue le rôle de législateur presque à son insu, lorsqu'il adopte formellement des projets qui ont été négociés par d'autres formations spécialisées du Conseil. Dans ce dernier cas, il s'agit de l'adoption sans débat, inscrite dans les « points A, B, C, ... » d'un ordre du jour souvent pléthorique. C'est ainsi qu'un Conseil « Pêche » peut adopter définitivement une directive sociale sur laquelle les ministres du travail se sont mis d'accord quelques semaines auparavant. Comme l'analyse fort bien l'élu européen Alain Lamassoure, la multiplication des formations du Conseil, la rotation rapide des présidences, le nombre et la variété des organes administratifs qui les entourent8 sont rédhibitoires pour une fonction législative efficace, transparente et démocratique.

L'autre fonction du Conseil est la coordination de la politique des Etats membres : elle a également perdu beaucoup de son efficacité, peut-être du fait d'une coordination interministérielle défaillante au plan national dans beaucoup d'Etats membres9. Une expertise devrait être faite quant à la manière dont les Etats membres réalisent la coordination interministérielle sur les questions européennes, qui permettrait d'étudier les meilleures pratiques.

Lors de sa présidence du premier semestre 1995, la France avait d'ailleurs tenté de faire adopter une méthode de travail distinguant, au sein de l'ordre du jour du Conseil, les fonctions législatives de celles relatives à la coordination, que ce soit entre les dossiers des différentes formations thématiques du Conseil ou qu'il s'agisse de coordonner les positions des Gouvernements entre eux. Officialiser cette distinction permettrait, outre un fonctionnement plus rationnel, d'appliquer à la fonction législative les garanties du débat parlementaire : la publicité des travaux, des débats et des votes par exemple. Le manque de transparence des travaux du Conseil est en effet depuis longtemps beaucoup critiqué.

4) Le dédoublement du Conseil « Affaires générales » en deux formations

Un autre aspect de la confusion des missions du Conseil apparaît de façon particulièrement aiguë dans le cas du Conseil "Affaires générales", qui réunit les ministres des Affaires étrangères.

Ce Conseil discute et adopte les décisions relevant de la politique extérieure et de sécurité commune (PESC), et dans ce domaine son rôle est appelé à se développer. Mais son autre mission, mal remplie depuis quelques années, consiste à coordonner les travaux de l'ensemble des formations du Conseil pour garantir leur cohérence. Or, de nombreux experts déplorent que, en pratique, ce Conseil ne soit plus à même de jouer ce rôle et ne réalise donc plus la coordination globale des politiques, en traitant les grands dossiers multidisciplinaires et ceux qui ont des aspects relevant des différents piliers de l'Union européenne. Comment l'ensemble de ces tâches pourrait-il être accompli lors de réunions d'une journée chaque mois ?

En outre, les ministres des Affaires étrangères ne sont plus guère présents au Conseil « Affaires générales », ayant tendance à y déléguer les ministres des Affaires européennes, qui n'ont pas le même rang ni la même autorité. La venue des ministres semble en fait souvent liée à la médiatisation à laquelle elle pourra ou non donner lieu. Cette médiatisation est d'ailleurs importante, et remplit son rôle auprès du citoyen européen, dont la vie devrait être rythmée par le débat européen autant qu'elle l'est par le débat national10. Du coup, la qualité de la coordination et de l'arbitrage n'a cessé de se dégrader ces dernières années.

Cela conduit à renvoyer au Conseil européen des décisions qui auraient dû être tranchées au niveau du Conseil des ministres. Dans ces conditions, des sujets techniques ou secondaires encombrent l'ordre du jour du Conseil européen, qui en vient à comporter cinquante points, alors que les Chefs d'Etat et de Gouvernement sont supposés déterminer les grandes orientations de la construction européenne et donner des impulsions aux nouvelles politiques et actions.

Face à ce dysfonctionnement, une solution est préconisée de différents côtés, à laquelle votre Rapporteur se rallie volontiers : c'est le dédoublement de ce Conseil en deux formations, chacune se consacrant à l'une des deux missions. Ainsi, les ministres des Affaires étrangères se réuniraient-ils au sein d'un Conseil « PESC » pour traiter les dossiers de politique étrangère et de sécurité. La fonction de coordination serait accomplie par le Conseil « Affaires générales » qui, en outre, serait compétent pour la préparation des Conseils européens.

Cette réforme devrait alors être complétée par une autre : la participation au Conseil « Affaires générales » serait confiée à un ministre des Affaires européennes mais dont le rang au Gouvernement doit lui donner une autorité suffisante sur ses collègues pour assurer la coordination européenne et rendre les arbitrages nécessaires au plan national. On peut par ailleurs se demander s'il ne conviendrait pas de nommer comme représentants permanents à Bruxelles non plus des fonctionnaires mais des ministres, peut-être les ministres des Affaires européennes eux-mêmes, pour accélérer les arbitrages politiques.

La réforme du Conseil doit donc intervenir en deux temps. D'abord, il convient de mettre en _uvre les aménagements prescrits par le document du Conseil : il faut les faire aboutir rapidement, d'autant plus que les critiques dans ce domaine sont déjà anciennes ; différer davantage ces remaniements ne ferait que démontrer l'incapacité des institutions à se réformer ou se réorganiser en dehors de grands chantiers institutionnels.

Ensuite, il serait souhaitable que le Secrétariat général du Conseil engage une réflexion sur la façon dont les tâches à caractère législatif doivent être distinguées des tâches de coordination. Le Gouvernement pourrait s'efforcer de la faire aboutir à l'occasion de la présidence française.

E. Présidence du Conseil et présidence de l'Union européenne

Nombreux sont ceux qui considèrent que la présidence tournante semestrielle est trop courte pour qu'un Etat membre puisse espérer faire adopter de nouvelles priorités et lancer leur mise en _uvre concrète. Il est vrai que le caractère strict et frustrant de la rotation semestrielle est adouci par l'usage selon lequel une présidence associe la précédente et la future présidences aux importants dossiers en cours, afin d'assurer une continuité et une cohérence de l'action du Conseil.

Mais l'élargissement aura pour conséquence de rendre l'accès à la présidence du Conseil encore plus rare : dans une Union à quinze, chaque Etat membre assure la présidence tous les sept ans et demi, or, dans une Union à 27, chaque Etat membre n'assurera la présidence que tous les 13 ans et demi.

Faut-il la supprimer pour autant ? On sait que le mécanisme de la présidence remplit une mission importante, contribuant à créer une identité européenne chez les citoyens du pays qui exerce la présidence et assurant un rôle pédagogique pour ses responsables politiques, en particulier pour un pays ayant récemment intégré l'Union. On ne voit guère, actuellement, comment remplacer cette fonction de la présidence tournante. Comme votre Rapporteur l'a déjà indiqué, il serait favorable à un allongement de la durée de la présidence tournante, mais il a bien conscience qu'un tel changement ne peut intervenir que dans le cadre d'un rééquilibrage global de toutes les fonctions.

Face à ces considérations revient à la mémoire l'interrogation ironique de Henry Kissinger : « Quand j'entends Europe, je me demande toujours qui appeler au téléphone. » Alors que l'Union européenne devient un ensemble de plus en plus étendu mais auquel les citoyens risquent de s'identifier de moins en moins, un ensemble aux compétences accrues mais dont les règles du jeu sont de plus en plus complexes, le manque se fait sentir davantage encore d'une fonction présidentielle installée dans une plus longue durée, chargée de représenter l'Union sur la scène internationale. La question de l'image et de la personnalisation de l'Union auprès des Etats tiers, mais aussi et surtout des citoyens européens, se pose avec acuité.

Les experts des institutions européennes commencent à imaginer quelle pourrait être cette nouvelle fonction suprême. Ainsi, le rapport du groupe de réflexion présidé par le professeur Jean-Louis Quermonne11 envisage un président permanent déchargé de toute fonction nationale. Cette personnalité présiderait le Conseil européen et le Conseil de politique étrangère et de défense et partagerait avec le Président de la Commission le leadership de l'Union.

Doit-on le faire désigner en son sein, ou en dehors, par le Conseil européen ? Doit-on l'élire au suffrage universel ? Il s'agit certes d'une perspective de plus long terme, mais qui doit être, selon votre Rapporteur, incluse dans les réflexions sur l'équilibre institutionnel de l'Union élargie.

II - DES AVANCÉES SOUHAITABLES POUR FAIRE
GRANDIR LE PROJET POLITIQUE EUROPÉEN

A - Les coopérations renforcées : une flexibilité indispensable

Dans la perspective d'une Union élargie jusqu'à vingt-sept membres, ou même davantage, il est indispensable que quelques Etats membres puissent avancer plus vite ou aller plus loin : c'est ce qu'on appelle les coopérations renforcées.

Un premier débat informel a pris place entre les représentants des Quinze, en marge de la CIG, et un accord se dégage sur la nécessité de modifier le mécanisme mis en place par le Traité d'Amsterdam. Certains Etats membres sont favorables à la révision afin de permettre un recours plus facile à ces coopérations : l'Allemagne, la France, l'Italie, la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas. Les discussions informelles font apparaître qu'au moins quatre pays - l'Espagne, la Suède, le Danemark, le Portugal - seraient défavorables à la révision du traité d'Amsterdam, et que deux autres, la Finlande et le Royaume-Uni, sont encore réticents voire hostiles. Le Royaume-Uni en particulier craint que ne se crée une Europe à deux vitesses. Ce dossier apparaît donc difficile : il réveille chez nombre de pays, et pas seulement les petits, la crainte d'être distanciés dans la construction européenne ; crainte qui paradoxalement n'est pas évoquée lorsque la coopération restreinte se déroule hors traité, comme pour la monnaie ou la défense.

1) Les dispositions du traité d'Amsterdam sont dissuasives

Le recours à la coopération renforcée est en effet limité par des conditions qui le rendent très aléatoire : une majorité des Etats doit y être impliquée (le lancement de la coopération « Schengen » n'aurait donc pas été possible dans le cadre du traité), le Conseil doit l'autoriser à la majorité qualifiée, et, enfin, il doit être impossible d'atteindre les objectifs envisagés par les procédures habituelles. La coopération renforcée peut être décidée dans le domaine de la coopération policière et de la coopération judiciaire pénale (troisième pilier), où les dispositions d'Amsterdam se voulaient incitatives. Elle peut aussi être décidée dans le domaine communautaire (premier pilier), où elle est encadrée encore plus strictement, car l'on a craint de porter atteinte à la cohérence de l'ensemble normatif que constitue l'acquis communautaire.

Est-ce à dire que les dispositions d'Amsterdam sont inapplicables ? Sont-elles trop complexes ? La mise en évidence du caractère à la fois trop contraignant de la procédure de déclenchement et trop limité du champ d'application de la coopération renforcée a déjà été faite : on se référera à cet égard au rapport du Groupe de réflexion sur la réforme des institutions européennes12.

La rigidité du système montre en réalité une méfiance à l'encontre des coopérations renforcées. La possibilité de les mettre en _uvre, inscrite à l'initiative de l'Allemagne et de la France, suscite l'inquiétude des petits Etats membres de l'Union, qui craignent d'être tenus à l'écart de nouvelles formes d'action, faute de moyens ou de la volonté politique nécessaire. Ne participant pas à la coopération, l'information risque de leur échapper. La rédaction du traité d'Amsterdam reflète cette inquiétude, en imposant par exemple l'obligation pour le Conseil et la Commission d'informer régulièrement le Parlement européen de l'avancée de la coopération.

Le « rapport des Sages » accorde une grande importance à la perspective d'une flexibilité accrue dans les institutions. Il reconnaît qu'il est peut-être trop tôt pour se prononcer : le Traité d'Amsterdam n'a pas encore été appliqué sous l'aspect des coopérations renforcées. Le rapport prend cependant position en faveur d'un remaniement : prévoir un accès simple à ces coopérations, prendre la décision d'y recourir à la majorité qualifiée ou à une majorité « superqualifiée », supprimer le droit de veto, inclure la PESC dans le champ d'application de telles coopérations.

Mais d'autres inquiétudes ont été exprimées. Ainsi, le rapport, déjà mentionné, du Groupe de réflexion, souligne que si les coopérations renforcées devaient proliférer et créer des cercles multiples, la cohésion de la Communauté et de l'Union pourraient être mises en cause. L'Union serait exposée à une confusion institutionnelle qui nuirait à la construction de son identité politique.

La « vie quotidienne » de l'Union fait au contraire apparaître les lacunes, les « manques » de son action : manque de politique étrangère, manque de coopération judiciaire à tous les niveaux, manque de coopération policière dans certains domaines, lacunes de la circulation des jugements et décisions judiciaires... Des initiatives restreintes seraient au contraire les bienvenues pour surmonter les blocages de la négociation à Quinze. Du reste, les coopérations renforcées engagées dans le passé « hors traités » ont tendance à gagner presque tous les Etats membres : l'exemple de l'Union économique et monétaire et celui de Schengen témoignent de la force d'attraction de ces « laboratoires » initiés par quelques Etats. Dans ce dernier cas, la coopération restreinte, reposant sur des volontés politiques plus affirmées, a dépassé en efficacité les coopérations intergouvernementales qui se déroulaient parallèlement dans le cadre du traité.

2) Les propositions de la Commission : des avancées trop timides

La Commission considère que le besoin de recourir aux coopérations restreintes va s'accroître dans une Union élargie ; en même temps, elle craint que les coopérations futures ne prennent place à l'extérieur de l'Union, comme celle de Schengen à l'origine, échappant ainsi à toutes les procédures qui sont celles de l'Union et écartant sa propre possibilité d'intervention. C'est sans doute pour cette dernière raison qu'elle propose d'inscrire formellement la possibilité de coopérations renforcées là où elles n'existaient pas encore, c'est à dire en matière de politique étrangère et de sécurité commune.

a) Quel seuil de participation pour les coopérations renforcées ?

La première proposition de la Commission concerne le nombre minimal d'Etats pour que puisse être entreprise une coopération restreinte. Alors que le traité actuel fixe ce chiffre à huit, la Commission propose de définir un seuil d'un tiers des Etats membres. Est en outre maintenue la nécessité d'obtenir l'accord d'une majorité qualifiée des Etats pour instaurer la coopération.

Si la condition de réunir un tiers des Etats membres peut être considérée comme acceptable à ce jour - les partenaires « fondateurs » de la coopération Schengen en 1985 étaient justement au nombre de cinq - , elle ne paraît pas adaptée dans la perspective d'une Union à vingt-sept membres. Pourquoi, en effet, exiger la participation de neuf Etats à l'origine d'une expérience, qui, peut-être, ne représentera une priorité que pour trois Etats membres, par exemple, ou suscitera au premier abord le scepticisme des autres ?

Si l'on veut réellement faciliter les coopérations restreintes et éviter qu'elles ne s'engagent à l'extérieur des procédures des traités, l'on pourrait envisager un critère alternatif tel que un tiers des Etats ou un nombre d'Etats représentant un tiers de la population. Selon ce dernier critère, deux ou trois pays les plus peuplés pourraient entreprendre une coopération renforcée.

Le caractère géographiquement limité de celle-ci ne la priverait pas d'utilité ou d'efficacité. Un exemple peut être suggéré : la France et l'Allemagne, ou encore l'Italie, pourraient décider d'adopter des mesures d'harmonisation ou de coordination plus approfondies dans le domaine de la reconnaissance et de l'exécution des décisions de justice ayant trait au divorce des couples bi-nationaux. Ces pays choisiraient d'aller au-delà des dispositions prévues par la convention du 28 mai 1999, considérant que le champ d'application de celle-ci est trop limité ou que les multiples critères qu'elle admet pour la détermination du tribunal compétent en rend l'application trop complexe. (Cette supposition reste d'ailleurs valable avec l'entrée en vigueur en 2001 du règlement communautaire transposant la convention). L'on sait en effet que l'une des caractéristiques des conventions adoptées jusqu'à présent dans le cadre du troisième pilier est d'instaurer des systèmes reposant sur de nombreux critères correspondant aux différentes pratiques en cours dans les Etats membres : l'adoption à l'unanimité est à ce prix. Les règlements ou directives qui seront adoptés à l'avenir dans le domaine de la coopération judiciaire civile sur la base du nouvel article 65 du traité C.E. risquent d'ailleurs de présenter le même défaut, étant donné que l'unanimité reste la règle dans un certain nombre de domaines dont celui-ci pendant les cinq premières années de l'entrée en vigueur du traité d'Amsterdam.

Dans un tel cas de figure, une coopération impliquant notre pays et deux ou trois pays voisins permettrait de régler la plupart des cas de litige. La coopération restreinte répond alors à des problèmes très concrets touchant les citoyens européens : elle revêt déjà une certaine valeur tout en échappant à la difficulté qui consiste à tenter de lier des pays aux systèmes juridiques et judiciaires très différents qui, s'ils sont en outre éloignés géographiquement, n'ont pas instauré de tradition de coopération entre leurs magistrats.

b) Un Etat membre peut-il s'opposer à un projet de coopération ?

La deuxième modification proposée par la Commission consiste à supprimer la possibilité de veto que peut opposer un Etat membre face à un projet de coopération renforcée. On rappellera que l'article 40, paragraphe 2, du traité sur l'Union européenne permet à un Etat de s'opposer au vote à la majorité qualifiée sur un projet de coopération renforcée : l'autorisation d'engager la coopération doit alors être donnée par une décision unanime des Quinze, prise en Conseil européen. Ce frein doit, en effet, être supprimé. Ce n'est cependant pas le plus important, dans la mesure où l'on voit mal, en pratique, un Etat membre - même aussi réservé que l'a été, il y a quelques années, le Royaume-Uni à l'encontre de la monnaie unique ou de l'Europe sociale par exemple - empêcher d'autres partenaires de tenter l'expérience d'une nouvelle politique ou de nouvelles mesures.

c) Des coopérations renforcées pour la politique étrangère et de sécurité commune ?

La troisième proposition consiste à inscrire dans le traité la possibilité de coopérations renforcées dans le deuxième pilier de la construction européenne. L'exception faite à cet égard par le Traité d'Amsterdam peut apparaître regrettable : la PESC et la défense seront, à l'évidence, des domaines privilégiés pour une action restreinte. Mais l'extension proposée n'aura de sens que si les conditions de mise en _uvre de la coopération renforcée sont assouplies. On peut douter qu'une telle évolution soit acceptée par les petits pays.

A défaut, les coopérations restreintes continueront de prendre place à l'extérieur du cadre institutionnel de l'Union, sous la forme actuelle des « groupes de contact » ou d'autres formes. Ce moyen d'action restera sans doute le seul envisageable pour certains Etats membres, le Royaume-Uni par exemple. Le Gouvernement français est également hostile à cette extension du domaine des coopérations renforcées.

3) L'avenir des coopérations renforcées

La Délégation pour l'Union européenne du Sénat fait observer que la formule des coopérations renforcées ne présentera plus d'intérêt pour les matières communautaires, dès lors que la décision à la majorité qualifiée y sera étendue à de nouveaux domaines. A cet égard, il faut rappeler que le passage à la majorité qualifiée pour l'adoption des mesures du titre IV prévu pour 2004 n'est pas automatique, puisque la décision doit en être prise à l'unanimité des Etats membres. Par ailleurs, l'éventualité d'une large extension des domaines soumis à l'adoption à la majorité qualifiée dès la présente conférence n'est pas non plus acquise : la position du Danemark, par exemple, qui a obtenu en 1992 une exception dans le domaine de la coopération judiciaire et de la citoyenneté européenne (parmi d'autres exceptions) ne semble pas évoluer.

Aussi pourquoi exclure a priori l'éventualité de cette démarche plus ambitieuse mais aussi plus contraignante, dans les domaines autres que le marché intérieur tels que ceux qui ont été évoqués ci-dessus ? D'autres possibilités sont évoquées : l'éducation et la formation, la recherche, ou encore le tourisme.

Une réflexion devrait être engagée dès à présent sur la possibilité d'une coopération renforcée ayant pour objectif le rapprochement des fiscalités ; si le Royaume-Uni et l'Irlande continuent à s'opposer à l'harmonisation, celle-ci pourrait déboucher dans les seuls pays de la zone euro.

Votre Rapporteur ne pense évidemment pas que placer tous ses espoirs dans le développement des coopérations renforcées soit suffisant. Des projets importants, emblématiques de l'Europe, ont été menés à bien en dehors des traités : les coopérations Airbus, Ariane, Eurêka ou encore Schengen. La coopération économique et monétaire a pu être réalisée car elle a été inscrite dans le traité sous la forme d'un calendrier contraignant.

Un domaine de coopération privilégié pourrait être l'armement européen, qui permettrait l'articulation des compétences nationales et européennes : l'analyse des besoins, les technologies, les montages industriels relèveraient des Etats-majors et des gouvernements des Etats membres, alors que les aspects relatifs aux commandes publiques et à la politique des aides d'Etat relèveraient des institutions communautaires. La recherche dans le domaine militaire pourrait aussi faire l'objet de programmes-cadres européens restreints.

B - Une "avant-garde" pour l'Union européenne

La problématique des coopérations renforcées est souvent liée à celle de la formation d'un « centre de gravité » politique de l'Union, qui apparaît d'autant plus nécessaire que celle-ci s'élargira et s'étendra géographiquement. Les deux notions peuvent sembler différentes : elles reflètent en fait la même préoccupation : comment continuer de faire vivre et grandir le projet politique européen ? Certains observateurs considèrent que faciliter les coopérations renforcées suffira à cette fin, d'autres plus pessimistes comme l'ancien président de la Commission européenne Jacques Delors, estiment qu'il faut instaurer informellement ou dans un traité particulier une entité dotée d'une nouvelle dynamique.

1) Comment donner de nouvelles impulsions politiques dans l'Union élargie ?

Les « réflexions sur la politique européenne » présentées en 1994 par le groupe CDU/CSU du Bundestag allemand insistaient sur la nécessité pour l'Union de s'approfondir et d'assurer sa consolidation interne, faute de quoi elle ne serait pas en mesure de faire face aux tâches immenses résultant de l'extension à l'Est et risquerait de devenir un groupement lâche d'Etats. Parmi les mesures « interdépendantes » préconisées figure le renforcement du noyau dur de l'Union ; celui-ci est alors conçu comme devant s'élaborer autour d'un centre formé par la coopération franco-allemande. Dans une position plus récente13, Karl Lamers et Wolfgang Schäuble, estiment plus que jamais que la formation d'un noyau dur est un moyen de concilier les objectifs contradictoires que sont approfondissement et élargissement et qu'une telle évolution est indispensable dans l'intérêt même des pays candidats.

M. Jacques Delors constate que si l'intégration du continent européen peut être un très grand succès historique du point de vue géopolitique, cet ensemble s'éloignera forcément de l'Europe politique telle qu'elle a été voulue par les pères de l'Europe. Les objectifs du traité de Maastricht ne seront vraisemblablement pas à sa portée. Aussi poursuivre l'approfondissement suppose t-il de former une « avant-garde ouverte », qui serait une « fédération d'Etats-Nations ».

Le projet dessiné par Jacques Delors est le plus précis : faisant l'objet d'un traité particulier et de nouvelles institutions, la nouvelle fédération doit aboutir à une unité économique et monétaire approfondie par une meilleure coordination des politiques économiques, à une défense unifiée, à des actions communes dans le domaine de la politique étrangère et, enfin, à la création d'un espace de sécurité pour les citoyens, incluant outre l'ordre public, la sécurité alimentaire et l'environnement. Cette démarche devrait renforcer l'Union en augmentant sa force de proposition à l'échelon mondial.

2) Comment former le « centre de gravité » de l'Union élargie ?

Un des éléments de ce débat est de concevoir selon quelle logique se formerait ce « noyau dur ». M. Lamers discernait en 1994 l'émergence d'un noyau dur composé de la coopération franco-allemande, à laquelle s'ajoutaient la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas. Ces pays apparaissaient alors comme les plus motivés pour se concentrer sur les domaines du traité de Maastricht. L'engagement dans la future - à l'époque - Union économique et monétaire jouait aussi son rôle, c'est pourquoi le Danemark et l'Irlande devaient être inclus, mais aussi l'Italie, membre fondateur, et l'Espagne et la Grande-Bretagne en fonction de leur volonté de s'engager plus avant vers des politiques communes dans les domaines monétaire, fiscal et budgétaire, social enfin.

Comment se dessinerait aujourd'hui le « centre de gravité » de l'Union européenne ? L'engagement dans l'UEM peut-il être un critère, alors que la zone Euro inclut déjà onze Etats-membres, en attendant l'entrée possible de la Grèce ? Valéry Giscard d'Estaing et Helmut Schmidt estiment que l'ambition initiale d'intégration pourrait être réalisée par les pays de la zone Euro, dont les conditions économiques et sociales sont presque identiques. Ces pays pourraient aller plus loin dans l'intégration en suivant une approche fédérative : une initiative des pays fondateurs serait le moyen de lancer ce nouveau processus dessinant une « eurozone politique ». Là encore des institutions supplémentaires seraient nécessaires, au sujet desquelles l'on soulignera que les deux présidents prévoient un Conseil mais sans doute pas de Commission.14

Votre Rapporteur est convaincu qu'il y a là un enjeu décisif pour l'avenir de l'Europe. Mais il s'interroge sur la définition de ce centre de gravité : peut-il coïncider avec l'Europe des pays fondateurs ou des premiers élargissements, soit dix pays, alors que l'on a constaté l'implication forte et efficace de certains adhérents plus récents. Ainsi la Présidence finlandaise a permis la réussite du Conseil extraordinaire de Tampere consacré à l'espace judiciaire européen ainsi qu'à la future politique commune en matière d'asile et de migration. Et comment arrêter les contours d'un « club » dont personne ne voudrait être exclu ?

La France pourrait à cet égard proposer au Gouvernement allemand, sans que les autres partenaires en soient exclus, une réflexion sur les domaines précis où des actions en commun seraient nécessaires pour une relance de l'Europe, voyant ensuite quels sont les pays prêts à s'y associer.

Le traité instituant la Communauté européenne pourrait, au moyen d'une modification très légère, permettre la constitution d'un noyau dur. L'article 306 (ancien article 233) ouvre au bénéfice des pays du Bénélux la faculté de constituer des unions régionales, « dans la mesure où les objectifs de ces unions régionales ne sont pas atteints en application du présent traité ». La simple ouverture de cette faculté à tous les Etats membres permettrait de donner une base juridique à la constitution d'un « noyau dur », qui regroupera quelques pays animés par la volonté politique de parvenir à certains objectifs définis en commun.

C - Rôle du Parlement européen et hiérarchie des normes

1) Limiter le nombre des membres du Parlement

Les rédacteurs du traité d'Amsterdam ont eu la prudence de limiter, pour des raisons d'efficacité, la composition du Parlement européen à 700 membres. Ce plafond, inscrit à l'article 189 du traité instituant la Communauté européenne, ne semble contesté par personne.

Ce point étant acquis, reste la question inévitable, mais politiquement difficile, de la nouvelle répartition des sièges entre les Etats membres. On rappellera que le Parlement compte aujourd'hui 626 membres, ce qui ne laisse qu'une marge de man_uvre assez faible en vue de l'élargissement.

La Commission européenne a considéré qu'il revient au Parlement lui-même de proposer de nouvelles modalités, de même qu'il a présenté des propositions en 1992 en prévision de l'élargissement de la Communauté à certains pays de l'AELE. Cet aspect de la réforme des institutions est néanmoins discuté au sein du groupe préparatoire de la CIG.

Deux solutions sont proposées par la Présidence portugaise, proches des hypothèses ouvertes par la Commission européenne dans son avis du 26 janvier 2000. Ces solutions écartent l'application d'une stricte proportionnalité en fonction de la population de chaque Etat.

La première solution émane du Parlement européen. A partir de 2009, le nombre de représentants à élire dans chaque Etat membre serait calculé sur la base de la population d'une Union à laquelle auraient adhéré tous les Etats membres qui ont entamé des négociations d'adhésion, en appliquant une clé de répartition proportionnelle à la population de chaque Etat, corrigée par l'attribution d'un minimum de 4 représentants par pays. Cette méthode prend mieux en compte la démographie des Etats, et l'Allemagne et le Royaume-Uni s'y sont déclarés favorables. L'Allemagne y détiendrait 92 sièges, et les trois autres grands pays (et donc la France), 68 sièges au lieu de 87 actuellement.

L'autre solution prévoit, à partir du système actuel, une réduction générale et proportionnelle du nombre d'élus pour chaque Etat tout en gardant le nombre minimum de sièges en vigueur, soit 6 pour le Luxembourg. Ce pays s'oppose en effet vigoureusement à la réduction de ce nombre minimum, en dessous duquel ses principales tendances politiques nationales ne seraient plus représentées au Parlement européen. Cette solution moins favorables aux grands pays conviendrait semble t-il davantage à une majorité de pays. L'Allemagne y aurait 71 élus, la Grande-Bretagne et la France 62.

L'exemple des conséquences que comportent l'une et l'autre méthode peut s'illustrer par l'évolution du nombre d'élus de notre pays : dans le premier cas, ce nombre est réduit de 19 membres, dans le second cas, il est réduit de 25 membres.

Dans l'équilibre jusqu'à présent recherché pour les institutions, on a vu que le Parlement est supposé refléter le poids démographique des Etats membres, alors que la pondération au sein du Conseil favorise les petits pays. Si l'on reste fidèle à cette logique, il faudrait opter pour la première solution et conserver au Parlement sa vocation de représentation démocratique la plus fidèle possible. Sinon, l'on peut craindre que les grands pays ne perdent sur tous les tableaux : déséquilibre accru au sein du Conseil et représentation proportionnellement amoindrie au Parlement. Aussi cette question semble t-elle à votre Rapporteur liée aux trois questions principales évoquées dans le premier chapitre du présent rapport.

La modification du système de répartition pourrait intervenir à l'expiration du mandat du Parlement en procédant soit à un ajustement unique en 2004, soit à deux ajustements successifs en 2004 puis 2009.

2) L'élection d'un quota de députés sur des listes européennes : une idée séduisante à compléter

La Commission a proposé qu'un quota de députés européens - qui pourrait être de 40 ou 50 députés, ou de 10 % - soit élu sur des listes européennes, présentées dans toute l'Union à l'ensemble des électeurs européens. M. Michel Barnier, Commissaire en charge de la réforme des institutions, y voit une incitation au développement de partis politiques européens, mentionnés par l'article 191 du traité et censés être des facteurs d'intégration européenne et contribuer à la formation d'une conscience européenne. En outre, les différentes familles politiques représentées au Parlement européen devraient ainsi coopérer davantage.

Il est vrai qu'il ne s'est pas jusqu'à présent formé d'opinion publique européenne, et que les votes au Parlement ont tendance à émaner des nationalités plus que des groupes politiques.

L'idée est donc a priori séduisante. Votre Rapporteur craint cependant que ces députés, élus au scrutin proportionnel sur des listes présentées par les partis, n'aient pas de légitimité suffisante, celle des représentants actuels étant déjà critiquée. Mais il faudrait en tout cas la jumeler avec un scrutin uninominal dans le cadre de circonscriptions à définir pour établir un lien plus direct entre le citoyen européen et son député.

3) Mieux définir le rôle législatif du Parlement

Le rôle de législateur du Parlement européen a considérablement progressé au cours des dix dernières années. Le Traité de Maastricht, en introduisant la complexe mais finalement efficace procédure de codécision, a fait du Parlement un co-législateur avec le Conseil, et le Traité d'Amsterdam a encore fortifié sa position en étendant largement ratione materiae le champ d'application de cette procédure. Cependant, cette évolution ne s'effectue pas domaine par domaine dans le traité, mais point par point à l'intérieur de chaque domaine. Deux procédures législatives peuvent ainsi cohabiter dans un domaine donné, ce qui n'améliore pas la lisibilité des textes. L'actuelle réforme risque d'ailleurs d'aggraver ce phénomène.

Depuis le traité d'Amsterdam, plus de la moitié des articles des traités constituant une base juridique d'action pour la Communauté prévoient l'intervention du Parlement, et environ 40 % d'entre eux instaurent la codécision. Aussi le Parlement européen se prononce t-il sur environ 500 textes par an. Ce nombre peut être comparé à celui des lois annuellement votées par la Chambre des Communes britannique -environ 80- ou aux 92 lois adoptées définitivement par l'Assemblée nationale en 1999.

L'extension de la procédure de codécision aura en tout cas pour effet d'accroître à la fois le nombre de textes soumis au Parlement et la charge de travail induite par cette procédure, par rapport à celle que demandait la procédure de coopération, que la Commission voudrait voir supprimer.

Cette perspective fait craindre une charge trop lourde tant pour le Parlement que pour le Conseil, incompatible avec l'efficacité requise pour les procédures de décision. Le rapport dit « Trumpf-Piris »15 décrit la charge considérable qui pèse sur les Conseils « législateurs », le Coreper et leurs présidents. Il indique que plus de 130 actes ont été adoptés selon la procédure de codécision de 1994 à 1998, exigeant une soixantaine de réunions du comité de conciliation entre le Parlement européen et le Conseil. Or, ces réunions regroupent une centaine de participants travaillant en onze langues : environ 200 participants seraient convoqués dans le cadre d'Union élargie à 25 Etats membres. La durée moyenne pour l'adoption d'un acte était de deux ans avec conciliation et d'un an et demi sans conciliation, mais cette durée a été quelque peu réduite avec les délais fixés par le Traité d'Amsterdam.

Face à cette perspective, l'hypothèse d'une distinction entre actes législatifs et règlements commence enfin à être discutée au sein du groupe préparatoire de la CIG. Le représentant de la présidence a émis l'idée selon laquelle le rôle du Parlement devait s'exprimer dans la définition des objectifs et principes généraux de la législation communautaire, plutôt que dans des modalités techniques. Aussi la conférence est-elle invitée à envisager la modification de l'article 249 du traité, qui définit les différents instruments juridiques à la disposition du législateur communautaire, soit les règlements, directives, décisions, recommandations et avis.

Une première tentative d'introduire une distinction entre loi et règlement avait eu lieu, sur une proposition de la Commission, lors de la Conférence intergouvernementale de 1991. Les Etats membres en avaient repoussé l'idée, voulant rester maîtres des modalités d'application de la législation communautaire (et pour cela ne pas réduire le pouvoir exécutif du Conseil, qu'il partage avec la Commission). On s'est donc contenté d'annexer au Traité de Maastricht une déclaration n°16, engageant les Etats membres à revoir, à l'occasion de la CIG de 1996, « la classification des actes communautaires en vue d'établir une hiérarchie appropriée entre les différentes catégories de normes ». Cette déclaration est restée sans suite à Amsterdam.

Comment définir l'acte législatif au sens communautaire ? Pour le représentant portugais, il s'agirait d'actes adoptés en codécision par le Conseil et le Parlement, pour lesquels le Conseil décide à la majorité qualifiée, et qui devraient se limiter à établir des principes généraux, les objectifs à atteindre et les éléments essentiels des mesures à prendre pour leur mise en _uvre.

Certains représentants des Etat membres ont objecté que la ligne de partage entre les actes législatifs et les autres semble difficile à fixer. Cependant, l'expérience des élus européens leur permet d'appréhender assez clairement où leur rôle législatif s'exerce pleinement et avec même plus d'efficacité, diront certains, que celui d'un élu national ; il en est ainsi de l'amendement d'une proposition de directive définissant les principes et les objectifs quantifiés d'une politique de traitement des déchets, ou bien de la fameuse directive « chocolat », ou encore la discussion d'une résolution sur les droits de l'homme.

Par contre, l'examen de certaines propositions de directive telles celles relatives aux normes d'émissions de gaz polluants ne sont qu'un exercice frustrant pour les élus : priés d'adopter des tableaux de chiffres, ils se sentent peu éclairés par leur Gouvernement national et circonvenus ou même piégés par les lobbies. On ajoutera à ce qui précède la critique du député européen Alain Krivine selon lequel « on ne reçoit les documents (textes et amendements) - souvent plus de 100 pages - que la veille au soir, parfois même à l'ouverture de la séance, et pas toujours traduits à temps », cette réflexion concernant plus particulièrement les votes sur les propositions16.

En outre, l'organisation des réunions de conciliation oblige, comme on l'a vu, à solliciter très souvent députés et ministres pour des sujets très techniques.

Il y a donc là matière à une réforme fondamentale visant à accélérer l'instauration d'une distinction entre loi et règlement, pour laquelle des études devraient être demandées tant par les institutions européennes que par les Etats membres. Une difficulté vient du fait que cette distinction familière à la France est très minoritaire dans les systèmes juridiques des Etats membres. Un premier pas a été fait récemment avec la présentation, par le Secrétariat général du Conseil, d'un document de réflexion tendant à une limitation de la codécision, dans un domaine donné, aux grandes orientations, aux grands principes et aux grandes masses financières. Ce document évidemment pertinent devrait être discuté par les représentants des Quinze, mais l'on ne sait encore quel peut être son avenir : il pourrait au moins servir de base à un engagement « d'auto-limitation » du Parlement européen, si celui-ci venait à l'accepter.

D - Le respect des principes fondateurs de l'Union

L'entrée d'un parti d'extrême droite dans le Gouvernement autrichien a fait prendre conscience aux Européens que certains comportements inacceptables pouvaient apparaître dans la vie politique des Etat membres : déclarations, programmes ou mesures à caractère xénophobe.

« Berceau de la démocratie, l'Europe doit en demeurer la gardienne » écrivait, en guise de testament spirituel et moral, Robert Schumann dans « Pour l'Europe ». C'est ce précepte que veulent appliquer certains Etats membres, qui recherchent comment compléter l'article 7 du traité sur l'Union européenne, disposition qui prévoit que le Conseil peut, s'il constate à l'unanimité l'existence d'une violation grave et persistante par un Etat membre des principes fondateurs de l'Union, décider, à la majorité qualifiée, de suspendre certains droits, dont les droits de vote, qui découlent du traité.

L'article 7 pourrait être modifié en instaurant un mécanisme de surveillance en cas de menace aux principes démocratiques. Les Etats membres pourraient, à la majorité qualifiée, constater la menace d'une violation de ces principes, et adresser une recommandation à l'Etat membre concerné. Si une « violation grave et persistante », selon les termes du traité, perdurait, le Conseil européen pourrait, selon la procédure existante, en constater l'existence à l'unanimité (ou à la majorité qualifiée ?) et adopter les sanctions prévues. Cependant, il faudrait aussi que les faits reprochés à cet Etat membre soient mieux définis. Devrait être expressément mentionnée l'expression d'idées xénophobes, antisémites ou négationnistes dans des déclarations publiques, dans des programmes politiques, ou bien sûr la traduction de ces idées dans des actes de gouvernement au plan national ou régional.

III- RÉFLEXIONS POUR DONNER A L'UNION
EUROPÉENNE DE NOUVEAUX FONDEMENTS

A - Les frontières ultimes de l'Union

La reconnaissance par les Quinze, lors du Conseil européen d'Helsinki, de la vocation de la Turquie à intégrer l'Union européenne constitue un profond bouleversement de l'identité de celle-ci.

La décision du Conseil européen semble avoir pour conséquence l'abandon du critère géographique pour la candidature à l'Union européenne, critère qui se cumulait avec les critères démocratiques dits « de Copenhague » et qui était le moins contestable parmi ceux évoqués lorsqu'il s'agit de définir les contours de l'Union. Cette décision outrepasse les dispositions de l'article 49 du traité sur l'Union européenne, lequel réserve la candidature à « tout Etat européen » qui respecte les fondements démocratiques de l'Union. Or celle-ci a besoin de définir des critères pour présider à son évolution future, au-delà des élargissements déjà programmés à Berlin puis à Helsinki.

A défaut de critères ou d'une déclaration politique forte, comment réagiront les institutions européennes - ainsi la Commission pour laquelle les candidatures sont toujours le signe de la réussite du projet européen - et les dirigeants des Etats membres face à d'éventuelles sollicitations venant d'Ukraine (pays incontestablement européen), de Russie (dont la majorité de la population se trouve en Europe), de l'Arménie, de la Géorgie (qui mettent en avant leur européanité) ou encore du Maroc qui est un partenaire très important de l'Union européenne ? Il est à craindre que l'on n'ose opposer de refus à de nouvelles candidatures, donnant ainsi satisfaction à ceux qui sont favorables à la dilution de la construction européenne devenue une simple zone de libre-échange.

Or d'autres relations sont possibles avec ces pays sous la forme de traités d'Union douanière, de stratégie commune comme celle promue avec l'Ukraine, ou d'autres relations privilégiées à imaginer. Au reste, l'on peut être membre de la famille européenne sans appartenir à l'Union, comme l'a souligné M. Chris Patten, commissaire européen chargé des relations extérieures.

On rappellera que Jacques Attali, dans son rapport sur les conséquences de l'élargissement17, considère celui-ci comme inévitable car tous y ont intérêt, et estime de ce fait le nombre de membres potentiels de l'Union à 40 ou 41 avec la Russie. Il formule un avertissement : l'hypothèse la plus vraisemblable quant à l'avenir de l'Union est celle d'un élargissement par vagues successives dont on ne pourra pas justifier l'arrêt. Le danger sera alors de se trouver dans une « Union floue », dont les instances seront ingérables tant intellectuellement que matériellement, les institutions plus guère amendables et les décisions soumises à la dictature des minorités.

La perspective de l'élargissement qui se rapproche suscite déjà certaines préoccupations : les Gouvernements des Etats membres situés à l'est prennent en compte l'inquiétude de leur électorat quant aux conséquences de la libre circulation des travailleurs des pays d'Europe centrale, les pays bénéficiaires de la Politique agricole commune ont conscience que l'on ne pourra plus la maintenir en leur faveur, et tous s'attendent à ce que la prise en charge des régions en retard de développement de l'Union élargie par les fonds structurels communautaires fasse « exploser » le cadre financier établi pour la période 2000-2006 par le Sommet de Berlin en mars 1999.

Le Conseil européen devrait dès cette année, et la France pourrait, profitant de sa Présidence, en convaincre ses partenaires, préciser sa doctrine de l'élargissement et des frontières extérieures de l'Union.

Une déclaration pourrait être proposée, rappelant que l'Union n'a pas d'ambition hégémonique, et que son élargissement n'est pas un objectif politique. La candidature et le processus d'intégration relèvent du libre choix des peuples européens, et le refus de certains pays - ainsi la Suisse ou la Norvège - ne constitue pas un échec. On notera qu'à l'heure actuelle, les sondages sont plutôt défavorables à l'adhésion dans plusieurs pays candidats. En Turquie, la proportion de voix favorables à l'adhésion est de 30 %, alors que 47 % des personnes interrogées y sont opposées18.

Les limites géographiques de l'Union peuvent être fixées pour l'avenir prévisible : il existe d'une part treize candidatures, et, d'autre part, un groupe de pays issus de l'ex-Yougoslavie qui ont, lorsque les conditions le permettront, vocation à faire acte de candidature. La déclaration pourrait préciser que la liste des candidatures est ainsi close pour une longue période.

Les Quinze feraient ainsi la démonstration que le c_ur du projet européen, c'est l'Europe elle-même, entité politique maîtrisant sa destinée, et non une organisation régionale de transition, destinée à promouvoir par l'exemple le libre-échange mondial, même si celui-ci s'accompagne d'engagements dans le domaine des libertés et des droits de l'Homme.

B - La Charte des droits fondamentaux

En entreprenant la rédaction d'une Charte des droits fondamentaux de l'Union, les Quinze ont montré leur volonté d'innover en faveur de la citoyenneté européenne.

Les travaux sur la Charte trouvent leur origine dans les conclusions des Conseils européens de Cologne et de Tampere. Les conclusions du premier conseil appellent à réunir dans une charte, de façon visible pour les citoyens, les droits fondamentaux dont le respect est un principe fondateur de l'Union européenne et la condition de sa légitimité. Le Conseil européen précise que « la charte devra comporter les droits de liberté et d'égalité, et intégrer les garanties de procédure prévues par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales de 1950 et établis par les traditions constitutionnelles communes des Etats membres ». Elle devra contenir « les droits fondamentaux réservés aux citoyens de l'Union ». Enfin, « certains droits économiques et sociaux devront être pris en considération » lors de l'élaboration de la charte : ceux énoncés dans la Charte sociale européenne de 1961 et dans la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux de 1989.

La méthode retenue pour l'élaboration de la charte est originale : une Convention associe les représentants des Chefs d'Etat et de Gouvernement, un représentant de la Commission, les représentants du Parlement européen et des Parlements nationaux, et admet des observateurs de la Cour de justice et du Conseil de l'Europe.

Si le projet de charte a d'abord suscité un certain scepticisme, ainsi que la crainte d'un double emploi avec les textes fondateurs du Conseil de l'Europe, il apparaît aujourd'hui comme un enjeu politique fort : l'évolution de la vie politique autrichienne a montré l'importance d'inscrire une référence explicite aux droits de l'Homme dans le corpus juridique de l'Union. Cette démarche présente aussi l'avantage d'une modernisation des formulations pour les rendre plus adaptées à notre temps, tout en soumettant, il faut l'espérer, le respect de ces droits au contrôle de la Cour de justice des Communautés européennes, au profit de laquelle s'effectuerait alors le transfert d'une partie du contentieux de la Cour européenne des droits de l'Homme de Strasbourg.

En effet, bien que le traité d'Amsterdam ait étoffé les dispositions relatives aux fondements démocratiques de l'Union, le cas autrichien a permis de prendre conscience que ni l'existence d'institutions communes solides ni les dispositions existantes des traités (essentiellement les articles 6 et 7 du Traité sur l'Union européenne) ne garantissent à eux seuls que sont respectés l'esprit et la lettre des principes fondateurs de l'Union.

Les travaux de rédaction de la Charte ont progressé de façon régulière, abordant successivement les différentes catégories de droits : droits civils et politiques, droits du citoyen de l'Union et droits économiques et sociaux. Ces derniers constituent la principale valeur ajoutée du nouveau document, même s'ils s'apparentent davantage à des objectifs qu'à des droits fondamentaux.

L'insertion d'un véritable « volet » relatif aux droits de l'Homme et du citoyen apportera une consécration au développement progressif d'un contenu original et autonome donné à ces notions par le Parlement européen. Mais certains sujets font l'objet de débats, ainsi lorsque le Parlement défend par exemple la prise en compte des menaces potentielles aux droits fondamentaux que peuvent représenter les technologies de l'information ou les biotechnologies, ainsi que la question de l'égalité entre les hommes et les femmes. Pourraient cependant être inclus de nouveaux droits dans le domaine de la bioéthique ou de la protection des données personnelles.

Les travaux de la Convention devraient aboutir à l'adoption d'un premier avant-projet de Charte annoncé pour le mois de juin ; la possibilité de soumettre un projet définitif au Conseil européen informel de Biarritz des 13 et 14 octobre prochain est également annoncée. Si ce calendrier était maintenu, la proclamation de la Charte par les trois institutions pourrait intervenir à la fin de l'année au Conseil européen de Nice.

Il est évidemment indispensable que soit conféré à la Charte un caractère contraignant, afin d'éviter qu'elle ne connaisse le sort de la Charte des droits sociaux fondamentaux adoptée par les Douze en 1989 et pratiquement tombée dans l'oubli, sans aucune conséquence concrète.

Mais conférer un caractère contraignant à la Charte pose évidemment le problème très difficile de son contrôle juridictionnel. Comme l'a souligné M. François Loncle dans son rapport consacré à la Charte, l'hypothèse d'une garantie juridictionnelle des droits énoncés débouche sur une réflexion portant sur la révision des procédures de recours juridictionnels devant la Cour de justice des Communautés européennes19. Le Parlement européen, lors de sa séance plénière du 16 mars 2000, est allé plus loin en demandant dès à présent à la Conférence d'adapter les mécanismes de recours pour permettre l'accès à la Cour de justice pour toute personne protégée par la Charte.

Dans ce contexte, Votre Rapporteur considère que l'intégration de la Charte dans les traités pourrait être réalisée par l'actuelle conférence intergouvernementale, et qu'elle revêtira un caractère politique et symbolique très important.

C - Un nouveau traité fondateur

Parmi les différents projets de réforme et analyses qui ont été cités, plusieurs évoquent la refonte des textes fondateurs européens.

La Commission, s'appuyant sur le rapport « Dehaene », étudie la possibilité d'une réorganisation des traités en deux parties : d'une part, les dispositions à caractère fondamental et, d'autre part, les textes d'application qui pourraient être modifiés selon une procédure moins lourde que celle en vigueur pour la révision des traités. Une telle évolution est en effet actuellement indispensable dans la perspective de l'élargissement. Cette proposition va également dans le sens d'une stabilisation du système institutionnel européen, qui ne doit pas être, comme l'a souligné la Commission, un « chantier permanent ». La construction européenne ne devrait plus être le lieu d'une compétition permanente entre institutions, comme l'a regretté M. Lipponen, Premier ministre finlandais, à l'issue de la Présidence finlandaise.

Votre Rapporteur estime que la refonte des textes fondateurs doit avoir un caractère beaucoup plus franc. A un moment d'appréhension, voire de méfiance d'une partie des citoyens européens face à la poursuite de la construction européenne, cette dernière doit faire preuve de plus de clarté et de simplicité. L'élaboration d'une Constitution européenne y contribuerait, en réaffirmant les domaines de compétence de l'Union et ceux des Etats membres. Une telle clarification permettrait de rassurer les citoyens en mettant en évidence les domaines qui resteront nationaux.

L'Allemagne est particulièrement sensible à cette question, comme le montre la déclaration de M.M. Karl Lamers et Wolfgang Schäuble en décembre dernier20, ou les propositions récentes de M. Joschka Fischer. MM. Lamers et Schaüble considèrent nécessaire d'introduire dans les traités une claire délimitation entre les niveaux de compétence européen, national et infranational, afin de concrétiser le principe de subsidiarité. Cette démarche appelle à laisser autant de responsabilités que possible aux échelons inférieurs et à « vérifier sans a priori la possibilité de leur rendre des compétences, seul moyen de surmonter la méfiance des Etats face à la tendance à la concentration des pouvoirs vers le haut et, en même temps, de mettre un verrou à leur tentation paradoxale de renvoyer à Bruxelles tous les problèmes qu'ils ne sont pas capables de régler au plan national, même quand c'est là qu'ils seraient le plus facile à résoudre ».

Lors du débat organisé au Bundestag à l'occasion de l'ouverture de la CIG se sont exprimées les craintes de voir l'Union accaparer les compétences nationales restantes (le tourisme a notamment été cité) au lieu de se concentrer sur ses missions fondamentales et considérées comme telles par les citoyens. On soulignera qu'était exprimée en même temps l'aspiration à voir l'intégration européenne se poursuivre dans certains domaines tels l'économie, la fiscalité, l'emploi, la politique de sécurité et de défense.

L'autre avantage d'une Constitution serait en effet de mettre en _uvre le principe de subsidiarité pourtant longuement défini par le septième protocole annexé au traité d'Amsterdam. Le contrôle du respect des domaines de compétence prévus par la Constitution européenne pourrait être effectué par la Cour de justice dans les conditions de saisine habituelles. La Cour n'a d'ailleurs pas manqué dans le passé de conclure à l'absence de base juridique dans le traité pour certaines actions entreprises par la Commission européenne, et a également rendu quelques décisions relatives à l'application du principe de subsidiarité.

Votre Rapporteur ne méconnaît pas la difficulté de l'entreprise qu'il propose ici, et considère que la méthode choisie sera extrêmement importante : sa faveur irait à la constitution d'un groupe de sages, dans l'esprit des deux comités « Spaak » de 1956 à l'origine du traité de Rome. Bien que composés de façon intergouvernementale, ces comités comptaient des experts et, surtout, étaient présidés par une personnalité politique conduisant la négociation en gardant en vue l'objectif final, et possédant l'autorité nécessaire pour surmonter les désaccords et les obstacles techniques.

La « démarche constitutionnelle » ne peut s'inscrire dans l'actuelle négociation, car même si elle est évoquée au sein du groupe préparatoire de la CIG, elle est pour l'instant repoussée par certains Etats membres. La perspective de la rédaction d'une constitution européenne doit cependant prendre place dans un moyen terme : là encore, associer les représentants d'une Union élargie rendra la tâche de plus en plus difficile. Aussi serait-il très souhaitable que cette question soit abordée prochainement : Votre Rapporteur suggère à cet égard une consultation avec l'Allemagne : pourquoi ce thème ne ferait-il pas l'objet d'une initiative bilatérale, voire plus large si un autre pays (peut-être l'Italie) partageait la même préoccupation ? Par ailleurs, les Parlements nationaux, le Parlement européen, de même que les sociétés civiles devront être associés à ce grand débat qui aura pour objectif de faire sortir l'Union européenne de sa situation « d'objet institutionnel non identifié » comme la qualifiait Jacques Delors.

D - Des "accélérations" à donner dans certains domaines

1) L'Europe de la défense

L'Europe de la défense, initiée d'abord par la France et l'Allemagne, a fait un progrès décisif depuis le sommet franco-britannique de Saint-Malo. Le Conseil européen d'Helsinki a décidé de donner à l'Union européenne, d'ici 2003, la capacité de mettre en place une force d'intervention rapide de 50.000 à 60.000 hommes. Cette force devrait être capable de mener de façon autonome toute la gamme des actions de maintien de la paix et de gestion militaire des crises.

Néanmoins, la cohésion des Européens demeure fragile. Elle est mise à rude épreuve par les Etats-Unis, qui tentent de restaurer la primauté de l'OTAN. C'est pourquoi la France devrait proposer, dès le début de la présidence française, une initiative commune à l'Allemagne et au Royaume-Uni.

M. Paul Quilès, Président de la Commission de la défense nationale et des forces armées, a énoncé quatre propositions qui pourraient relancer l'Europe de la défense :

- d'abord, formuler en commun et de manière explicite nos propres intérêts de sécurité dans un "Livre blanc" européen ;

- harmoniser nos programmation militaires ;

- constituer une capacité européenne commune dans le transport aérien stratégique, ainsi que dans le domaine du renseignement et des communications ;

- assurer l'autonomie de décision de l'Union européenne par rapport à l'OTAN.

2) L'Europe de la justice

a) Une unité européenne de coopération judiciaire

L'idée d'un espace judiciaire européen a progressé depuis l'« Appel de Genève » lancé en 1996 par des magistrats européens. Un certain nombre de textes ont été adoptés par les Quinze dans le cadre de la coopération dans les domaines de la Justice et des Affaires intérieures organisée par le Traité de Maastricht. Mais il semble que, bien souvent, ces textes longuement et difficilement négociés ne donnent pas satisfaction. Tout d'abord, il arrive qu'ils n'entrent en vigueur que bien après leur adoption. Ainsi, les deux conventions d'extradition adoptées en 1995 et 1996 par les Etats membres n'ont pas encore été ratifiées par la France. De plus, elles seraient probablement impuissantes dans un dossier en cours entre la France et le Portugal. L'on constate que dans la pratique, et certains magistrats l'avaient souligné dès l'origine, ces conventions admettent trop d'exceptions ou de clauses dérogatoires pour constituer des instruments réellement efficaces d'entraide judiciaire. En fin de compte, l'on se heurte aux divergences des droits internes - droit pénal ou procédure pénale - de chacun des Etats membres, divergences qui semblent insurmontables.

Dans cette situation figée, certains en appellent à un Code pénal commun, ce qui ne semble pas nécessaire et se heurterait à la plus grande résistance. Par ailleurs, aucune disposition des traités n'autorise une telle construction juridique au plan européen, le traité sur l'Union européenne ne prévoyant que l'adoption de règles minimales concernant la criminalité organisée, le terrorisme et le trafic de drogue et encore ces règles relèvent-elles d'une adoption à l'unanimité.

Le Conseil européen extraordinaire réuni à Tampere en Finlande, les 15 et 16 octobre 1999, a adopté un programme d'action comportant un certain nombre d'avancées. Mais la mise en _uvre de ces projets est trop lente. Aussi doit-on saluer l'initiative du Commissaire Antonio Vitorino, qui a élaboré un « tableau de bord » assorti d'un échéancier pour réaliser le programme, et surtout pour y impliquer le Conseil et donc les ministres, pour une matière qui relève encore largement des souverainetés nationales. Les présidences successives - la France, puis la Suède - auront une responsabilité dans la réalisation de ce tableau.

Quelle actions pourraient être entreprises rapidement pour donner un début de concrétisation à l'espace judiciaire européen ?

La France et l'Allemagne ont proposé la création d'un organe au plan européen d'une unité judiciaire pour assurer une complémentarité avec l'organe européen de police Europol, et de développer la coopération judiciaire sans laquelle les progrès de la coopération policière à haut niveau risquent d'aboutir à des impasses. Cette unité, appelée Eurojust, dont le domaine de compétence sera la lutte contre la criminalité organisée, devrait être créée fin 2001.

Il appartiendra à notre pays de jouer un rôle actif dans la définition de l'unité : l'organisation, la composition, la détermination du degré d'indépendance, le siège, le financement et, enfin, ses relations avec Europol et avec l'Office de lutte anti-fraude devront être établis.

Il est souhaitable que les compétences d'Eurojust soient calquées sur celles d'Europol et non limitées aux grands crimes transnationaux comme le propose le Royaume-Uni. Il ressort des premiers débats consacrés au projet que les pouvoirs de l'unité ne comprendraient pas l'initiative en matière d'instruction, mais la coordination et la facilitation des enquêtes, en accélérant la transmission et l'exécution des commissions rogatoires. Le Commissaire Vitorino souhaiterait quant à lui confier à Eurojust des pouvoirs d'initiative ou d'action dans des enquêtes dans certains domaines : crimes extra-territoriaux comme la cyber-criminalité par exemple.

b) Un procureur européen chargé de la lutte contre la fraude

La protection des intérêts financiers de l'Union appelle des mesures de lutte contre la fraude plus efficaces.

La Commission européenne a créé en son sein, par une décision du 28 avril 1999, l'Office européen de lutte anti-fraude (OLAF), instance indépendante dans ses activités opérationnelles chargée de procéder à des enquêtes administratives lorsqu'une fraude au budget communautaire est détectée. Il est encore tôt pour savoir si les compétences et les moyens accrus dont dispose cet organe par rapport à l'ancienne Unité de lutte anti-fraude lui permettent d'avoir une plus grande efficacité.

Cependant, le rapport adopté le 19 avril dernier par la Commission du contrôle budgétaire du Parlement européen21observe que, malgré les progrès considérables réalisés en matière de détection des irrégularités, il n'est pas possible, dans la grande majorité des cas, de recouvrer les montants indûment perçus ni de sanctionner les responsables. Ce constat négatif vaut aussi bien pour les procédures pénales à engager devant les tribunaux nationaux que pour les procédures disciplinaires internes.

La Commission a constaté pour l'exercice 1998 des fraudes et autres irrégularités d'un montant de 1 019 millions d'euros, ce qui représente 1,26 % du total des dépenses. Les « pertes effectives pourraient être nettement supérieures et, comme on le sait d'expérience, un nombre peu élevé de fraudes de grande envergure, imputables à la criminalité organisée, représente le gros du préjudice causé. »

C'est pourquoi l'avis de la Commission à la Conférence intergouvernementale expose la difficulté de poursuivre les auteurs d'infractions présumés au plan pénal, ce qui exige la coopération avec quinze ordres judiciaires appliquant des règles de fond et de procédure différentes. Les services compétents sont confrontés à la lourdeur et à l'inadaptation des procédures de la coopération judiciaire et policière.

Aussi la Commission, soutenue par la Commission du contrôle budgétaire du Parlement, souhaite t-elle profiter de la réforme des traités pour prévoir dans les traités une base juridique qui permettra d'instituer un procureur européen et d'élaborer un droit pénal européen de la fraude au budget communautaire, ainsi qu'une procédure pénale uniforme pour la poursuite de telles infractions.

Cette initiative apparaît très actuelle et très pertinente, et doit être soutenue par le Gouvernement. Chacun voit en effet l'intérêt de développer ce nouvel aspect du droit dérivé de l'Union que l'on dénomme déjà « corpus juris », comme premier pas d'une harmonisation du droit pénal et de la procédure pénale européens.

3) Créer enfin un statut de société européenne

L'absence de statut européen de société représente un grave échec pour la Communauté européenne, comme l'a été pendant longtemps l'échec des propositions de directive sur le comité d'entreprise européen. Ce dernier dossier a fini par aboutir grâce à l'extension du vote à la majorité qualifiée à ce domaine et il en sera probablement ainsi également pour l'adoption d'une directive sur le statut de la société européenne, véritable serpent de mer du droit communautaire, dont la négociation s'interrompt et reprend depuis trente ans.

Chacun reconnaît l'intérêt de créer une entité nouvelle de droit communautaire qui serait un outil permettant aux entreprises européennes d'adapter leur structure à la dimension de plus en plus transnationale de leurs activités. Le décalage entre la réalité économique du marché intérieur et la réalité juridique des sociétés de dimension européenne s'agrandit : il est toujours juridiquement impossible de fusionner des entreprises exerçant des activités dans plusieurs Etats membres, même si les obstacles fiscaux ont été levés par une directive de 1990. Le seul moyen d'y parvenir est de procéder à l'acquisition d'une société par une autre ou de créer une société à capitaux mixtes, ce qui ne répond pas toujours à l'objectif des partenaires.

En fusionnant, les entreprises pourront transformer les filiales établies dans les autres Etats membres en établissements, et ainsi diminuer les coûts et améliorer le processus de décision. La société permettrait aussi le transfert de siège social dans un autre Etat membre sans dissolution ni création d'une personne morale nouvelle. Les avantages financiers et fiscaux en seraient importants. L'absence de statut de société européenne alourdirait de 1 à 3 % les frais de gestion d'une entreprise qui doit avoir des implantations dans la plupart des pays de l'Union. C'est pourquoi de nombreuses entreprises européennes dont Usinor, Daimler Benz ou le consortium Airbus attendent avec impatience le nouveau statut.

L'absence de société européenne a par ailleurs pour effet de compliquer les relations entre les entreprises.

Mais le projet de société anonyme européenne, relancé pour la dernière fois à l'initiative de la Commission européenne en 1997, échoue à chaque fois du fait de blocages politiques sur la question de la représentation des salariés au sein de l'entreprise. Il s'agit de mettre au point un système acceptable par tous d'information, de consultation et de participation des salariés. Les divergences entre les droits nationaux rendent cet accord difficile, les pays de « cogestion », comme l'Allemagne, craignant que les groupes ne profitent de la directive pour échapper à cette obligation.

Même si les dernières négociations, qui se sont déroulées en1998, ont permis d'avancer quelque peu, aucun projet n'est néanmoins apparu suffisamment abouti pour être déposé sur la table du Conseil. Des initiatives émanent à présent du patronat, comme celle de la Chambre de commerce et d'industrie de Paris qui a proposé un projet de « société européenne fermée », c'est à dire non ouverte à l'épargne publique.

Votre Rapporteur souhaiterait que la France , au cours de sa présidence, relance la négociation sur ce dossier, car les questions en suspens ne semblent pas si difficiles qu'elles ne puissent être surmontées à présent.

CONCLUSION

Le Conseil européen se réunira à Feira, au Portugal, les 19 et 20 juin prochains. La Présidence devrait tout d'abord y présenter le tableau des positions des Etats membres. Elle devrait aussi dégager les tendances majoritaires dans quelques domaines (principe d'un commissaire par Etat membre, système de vote prévoyant une majorité d'Etats membres dans le calcul de la majorité qualifiée), peut-être même présenter des éléments de compromis. Si cela était le cas, la tâche de la présidence française en serait rendue plus difficile, car le principe d'un accord final sur la totalité du « paquet de réformes » doit s'imposer jusqu'au bout.

Mais l'essentiel se joue au-delà de la CIG. La France ne peut pas s'en tenir à des considérations aimables sur l'intérêt "à long terme" des propositions de Joschka Fischer. Comme le ministre allemand l'a déclaré au Bundestag, le discours du 12 mai22 a été prononcé pour lancer, notamment avec les Français, une vraie discussion. C'est en redonnant du sens et de la perspective à la construction européenne que les difficultés d'aujourd'hui pourront être surmontées.

Le ministre allemand pose enfin des questions qui sont intelligibles pour les citoyens : que voulons-nous faire en Europe ? Quels moyens nous donnons-nous pour y parvenir ? Proposant une démarche ambitieuse mais progressive, il jette un pont entre ce qui est faisable aujourd'hui et ce qui est souhaitable demain.

Dans ces conditions, que devrait faire la France ? Accepter l'idée d'une Fédération d'Etats-Nations, discuter les propositions allemandes et proposer une méthode.

Accepter l'idée d'une Fédération d'Etats-Nations

Du discours de Joschka Fischer, certains n'ont retenu à tort que le mot "fédération". Pourtant, M. Fischer ne croit pas à la supériorité intrinsèque du fédéralisme "à l'allemande" ... dont il faut tout de même rappeler qu'il a été imposé à la RFA par les Alliés. Il réfléchit simplement au moyen de combiner le respect des Nations et la nécessité de l'intégration, pour construire enfin une Europe-puissance et pas seulement une Europe-marché.

Sans ambiguïté, il affirme le caractère particulier de l'Union, l'existence en son sein de Nations anciennes, de langues, d'expériences historiques et de cultures diverses qui la distinguent par exemple d'un ensemble comme les Etats-Unis. Il n'y a rien dans cette analyse qui puisse choquer en France, bien au contraire. L'élargissement à l'est, dont Joschka Fischer rappelle l'importance historique, ne fera qu'accroître la diversité et le besoin identitaire des ressortissants de l'Union.

Mais, cinquante ans après Robert Schuman, Joschka Fischer réaffirme avec force la signification du choix européen : celui, volontaire, d'une forme nouvelle de coopération entre Etats - l'intégration - contre le jeu des puissances qui conduit à la guerre. Là encore, bien des Français - quoi qu'on écrive encore en Allemagne sur la nostalgie de la "grande Nation" - se reconnaîtront sans difficulté dans ce choix. Le désir de construire une Europe puissante, capable de s'exprimer sur la scène mondiale, de préserver son environnement (voir le naufrage de l'Erika) ou encore de défendre une conception exigeante des droits de l'Homme, peut sûrement conduire l'opinion française à accepter de mettre en commun plus de souveraineté qu'aujourd'hui.

Au sein de l'Union, la France - comme les autres Etats membres - a d'ores et déjà accepté de partager sa souveraineté : depuis 1957, la Cour de justice prend des décisions qui s'imposent aux autorités nationales. Une étape décisive a été franchie avec la mise en commun de la souveraineté monétaire, prérogative essentielle des Etats qui appelle une politique économique plus solidaire.

Le partage de compétences entre l'Union d'un côté et les Etats-Nations de l'autre doit donc être abordé de manière sereine, sans rejeter a priori les concepts de "fédération" ou de "constitution", ni leur prêter d'excessives vertus.

Discuter les propositions allemandes

Dans son discours et plus encore ensuite, au Bundestag, Joschka Fischer s'est montré très ouvert sur les propositions qu'il avance. Les Français ne doivent donc pas hésiter à discuter de leur contenu.

La seule véritable avant-garde possible, si nos dirigeants acceptent de franchir le pas, c'est la France et l'Allemagne. Engagées sur le même chemin, elles peuvent défricher le terrain, en commençant par harmoniser leurs positions dans le Conseil européen et en proposant aux autres pays une démarche pour aller plus vite et plus loin, sur des sujets précis et concrets.

L'avant-garde ne se décrète pas. Elle ne doit exclure personne a priori. Pourront y participer tous ceux qui accepteront de s'engager sur la base des propositions franco-allemandes.

En même temps, d'autres avancées sont possibles, dans d'autres domaines, avec d'autres partenaires. C'est le cas de la défense, où le Royaume-Uni a manifesté, avec Tony Blair, une volonté récente et remarquable d'aller de l'avant. Il y aura une avant-garde, c'est-à-dire un engagement politique global, mais aussi des coopérations renforcées, sur tous les sujets où quelques-uns veulent progresser ensemble.

Joschka Fischer a plaidé pour les Nations dans le souci évident de convaincre en France. Il revient donc aux Français de s'interroger sur la place très réduite qu'il reconnaît aux instances communautaires supranationales. S'il est bon de mesurer la force de nos imprégnations nationales, il serait en effet malsain de considérer que l'Europe unie pourrait se construire sans que les Européens se sentent à la fois ressortissants d'un Etat et citoyens d'un ensemble plus vaste. De même qu'apprendre des langues étrangères ne conduit jamais à oublier sa langue maternelle, nous ne nous sentons pas moins français en étant plus européens.

Ainsi, les critiques dont la Commission est l'objet depuis quelques années doivent-elles conduire à abandonner complètement l'idée d'une équipe mêlant les nationalités, possédant le droit d'initiative et la charge de l'exécution ? Le Parlement européen élu au suffrage universel direct doit-il disparaître sous sa forme actuelle, comme semble l'envisager Joschka Fischer ? Il faut poursuivre le débat qu'il a ouvert sur la manière de renforcer le Parlement européen et de mieux le lier aux Parlements nationaux. D'autres solutions sont envisageables : ne pourrait-on pas, par exemple, élire les députés européens sur la base de circonscriptions ? Pourquoi ne pas élire aussi un certain nombre d'entre eux sur des listes transnationales ?

Enfin, Joschka Fischer aborde la question de la répartition des compétences entre les différents niveaux, en appelant de ses v_ux une Europe "élaguée". Jusqu'à présent, on a essayé dans l'Union de procéder selon le principe très théorique dit de la "subsidiarité". La démarche n'a pas donné grand chose. Nous devons ouvrir une discussion avec les Allemands sur les champs de compétences de l'Union et des Etats. Mais, faute de liste préétablie, il faut avoir conscience que les choix éminemment politiques se feront au cas par cas. On peut par exemple considérer que l'essentiel de la santé, des retraites, de l'éducation ou de la justice devront continuer à relever des Etats. Mais la nécessité de préparer les jeunes citoyens européens à l'Union dans laquelle ils vont vivre ou le besoin d'une justice sans frontières démontrent qu'aucun domaine ne sera sans doute exempt de chevauchement de compétences.

Si un large débat démocratique précède la répartition des compétences, si des passerelles souples entre les différentes instances nationales et communautaires se mettent en place et si un contrôle du juge permet de trancher d'éventuels litiges, on devrait pouvoir y voir plus clair sur "qui fait quoi".

La méthode

La bonne méthode pour répondre à Joschka Fischer est d'organiser d'ici 2001 un débat sur l'avenir de l'Europe dans les Parlements nationaux des quinze Etats membres et des pays candidats qui le voudront. Les prochaines élections présidentielle et législatives en France ne sont pas une raison pour refuser le débat, au contraire. Dans ce cadre, une rencontre exceptionnelle de l'Assemblée nationale et du Bundestag devrait avoir lieu.

En même temps, un groupe de "sages" s'appuyant notamment sur les travaux des Parlements, serait chargé de rédiger des propositions pour l'avenir de l'Europe. Il pourrait être conjointement présidé par Richard von Weiszäcker et Jacques Delors et devrait remettre ses conclusions dans un délai d'un à deux ans.

TRAVAUX DE LA COMMISSION

1) Audition de M. Hubert Védrine, ministre des Affaires étrangères, le 16 mars 2000 (extrait)

Le Président Jack Lang a ensuite abordé le thème de l'Union européenne. Une évolution peut être constatée en Allemagne à propos de l'élargissement, dont la perspective provoque de plus en plus d'inquiétudes dans la population. Parallèlement, on observe dans certains journaux, à la CDU, au SPD ou chez M. Joschka Fischer, l'affirmation d'une volonté plus forte d'intégration. Ce rapprochement vers la position traditionnelle de la France ne pourrait-il pas être un atout dans le cadre de la Conférence intergouvernementale (CIG) ?

M. Valéry Giscard d'Estaing a d'abord exprimé le souhait que la politique française soit uniformisée entre les différentes branches de l'exécutif préalablement à la présidence française. En effet, le président de séance a un rôle déterminant dans le stade final d'une négociation, or c'est le Président de la République seul qui représente la France au Conseil européen.

Il a ensuite estimé que les propositions de la Commission européenne sur la réforme des institutions, ne sont pas satisfaisantes et font apparaître des risques de blocage. Sur la question clef de la composition de la Commission, cette dernière propose de maintenir à vingt le nombre de commissaires en supprimant le deuxième commissaire des grands pays et en libérant ainsi quatre postes pour les nouveaux membres. En fait, cela revient à s'éloigner d'une solution équilibrée qui consisterait à diminuer le nombre de commissaires au lieu de le consolider. L'on s'est engagé imprudemment au Conseil européen d'Helsinki en faveur de l'Europe élargie. Actuellement, la France pèse à peu près 15 à 16 % du système communautaire ; dans une Europe élargie, elle pèserait encore environ 13 %. Ces chiffres montrent que notre pays doit conserver plus de 10 % des droits de vote et qu'il n'y a aucune raison pour la France, et a fortiori pour l'Allemagne, de sacrifier leur second commissaire, sauf à réaliser une véritable réforme de la Commission en fixant à quinze, voire même douze ou treize le nombre des commissaires, ainsi que l'avaient proposé par le passé la France et d'autres Etats membres. La position française a consisté à lier le nombre de commissaires au nombre de fonctions réellement exercées par la Commission : cette position a t-elle évolué ? Ces propositions ne constituent pas une réforme, mais un trompe-l'_il, car l'égalité voudra que l'on accorde ensuite un commissaire à tous les nouveaux membres. Une négociation moderne devrait porter sur le principe de rotation pour l'attribution des postes de commissaires et sur l'équilibre géographique que l'on veut établir au sein de la commission : la France est-elle déterminée à susciter ce débat ?

En ce qui concerne la question de l'extension du vote à la majorité qualifiée, celle-ci était généralement demandée par les pro-européens, car elle permettait de passer outre aux réticences des petits pays et de lever les blocages. Mais dans une Europe élargie, le risque existe de voir se former des blocs hétéroclites de circonstance. Il est donc nécessaire de travailler sur une liste des domaines susceptibles de faire l'objet d'un vote à majorité qualifiée pour savoir si l'extension qui nous est proposée sera formelle ou non. Il convient de déterminer quelles sont les matières sensibles pour la France : ainsi, il est à craindre que notre pays soit toujours mis en minorité sur la PAC.

La pondération des voix au Conseil est telle qu'il faut actuellement 62 voix sur 82 pour adopter un texte à la majorité qualifiée ; certains envisagent de la remplacer par une majorité simple des populations, or comment faire admettre à un Etat opposé à une mesure une adoption à la simple majorité ? L'idée de prendre en compte une majorité fondée sur le critère démographique peut être retenue, mais il convient de préserver la notion de majorité qualifiée. Sur toutes ces questions, quel est le degré de détermination de la France à défendre ses positions ?

M. Jacques Myard s'est félicité des déclarations du Président Valéry Giscard d'Estaing, qu'il a rapprochées de celles défendues par les souverainistes. Il a estimé que l'élargissement de l'Union européenne se ferait ; dans le cas contraire, l'idée d'Europe serait niée. Or, l'extension du vote à majorité qualifiée, si elle était adoptée, pourrait se retourner contre les intérêts de la France, susceptible d'être mise en minorité sur tous les grands sujets, notamment la politique agricole commune.

Evoquant le rapport sur la politique européenne de sécurité commune (PESC) présenté par M. Alain Barrau à la Délégation pour l'Union européenne, il a estimé que les modalités de prise de décisions internationales définies par le Conseil étaient un méli-mélo abscons et inefficace. Il s'est demandé si les institutions et les procédures européennes étaient adaptées à la conduite d'une politique étrangère rapide et efficace.

Mme Monique Collange s'est interrogée sur la candidature de la Turquie à l'Union européenne, alors que ce pays n'a pas progressé sur la voie de la démocratie et des droits de l'Homme. Ainsi, lorsque la Fédération des maires des cités unies de France avait tenté de rencontrer des maires kurdes en Turquie, l'un des organisateurs français de la mission avait été refoulé à l'aéroport et trois maires kurdes arrêtés.

Mme Odette Trupin a souhaité que, dans le cadre de l'élargissement de l'Union européenne, l'influence culturelle française dans les pays d'Europe centrale et orientale soit renforcée. Observant un véritable désir d'apprendre le français en Roumanie comme en Pologne et en Slovénie, elle s'est demandé si l'Union européenne ne représentait pas un moyen de relance de la francophonie.

M. Hubert Védrine a fait observer que l'Union européenne vivait un moment décisif, et que des décisions déterminantes pour l'avenir devront être prises dans les mois qui viennent.

S'agissant de l'élargissement, il faut rappeler qu'à la suite de la chute du mur de Berlin, les propositions les plus maximalistes ont été avancées. En 1992, lors du Conseil de Lisbonne, soit avant même l'entrée de l'Autriche, de la Finlande et de la Suède, le Président Mitterrand et le Chancelier Kohl s'étaient opposés sur la question de l'élargissement. Le Chancelier Kohl avait estimé que l'Union européenne ne devait pas se claquemurer dans sa richesse mais qu'elle devait au contraire s'élargir, avant même de réformer ses institutions. La pression fut très forte, le Chancelier Kohl ayant promis à la Pologne qu'elle entrerait dans l'Union européenne avant l'an 2000 et il avait pris des engagements similaires envers la Hongrie et la Tchécoslovaquie. De 1993 à 1999, aucun dirigeant européen - à l'exception des Français - ne s'est risqué à dire qu'élargissement et réforme des institutions devaient être menés de front. Les Etats-Unis poussaient à l'élargissement. Tous les pays candidats, comme certains Etats membres, évoquaient l'idée de fixer une date d'entrée, au risque de ne pas pouvoir négocier sérieusement. Le simple fait d'affirmer qu'il fallait réformer les institutions provoquait des incidents de séance, la France étant accusée de se protéger égoïstement.

Par rapport à cet état d'esprit, il a été difficile de progresser ; cependant, nous avons obtenu que la candidature des pays soit traitée au cas par cas. Mais, si la prochaine Conférence intergouvernementale connaît des blocages, certains pourraient faire valoir qu'il ne faut pas faire attendre les pays candidats, au motif que l'idée européenne y est de moins en moins populaire, et que les gouvernements qui effectuent des réformes sérieuses voient leur popularité se dégrader. On observe toutefois que le Chancelier Schroeder est moins pressé que le Chancelier Kohl ; son électorat est inquiet de la libre circulation des travailleurs des pays de l'Est et il en est de même en Autriche.

Il n'existe pas sur la réforme des institutions de différence d'approche entre le Président de la République et le Gouvernement. L'existence d'une conférence intergouvernementale chargée de trouver une solution aux « trois reliquats d'Amsterdam » est une chose positive mais cela n'exclut pas un éventuel blocage des négociations. Il ne faudra pas conclure à n'importe quel prix, que ce soit sur la taille et la structure de la Commission ou la repondération des voix. Cette dernière question est d'ailleurs la plus importante. La France ne se considère pas liée par les propositions de la Commission. Un accord final ne se fera que s'il préserve notre influence et accroît l'efficacité des institutions.

En ce qui concerne la PESC, il faut garder à l'esprit que l'Union n'a pas décidé de supprimer toute politique étrangère nationale mais bien d'organiser une partie commune entre ces différentes politiques. Chaque pays conserve le droit et le devoir d'animer une politique étrangère nationale avec énergie et détermination. Pour la partie commune, il importe que des mécanismes soient institués afin de renforcer la coordination.

Il existe, il est vrai, une forte attente d'une action culturelle française en Europe de l'Est et ce sujet mérite à lui seul, toute une audition.

Pour la Turquie, personne n'a cru, en acceptant la candidature de ce pays à l'Union, que le problème kurde serait réglé en deux mois. C'est un processus qui demande du temps. D'ailleurs, l'acceptation de candidature ne signifie pas l'ouverture des négociations. Les maires arrêtés ont été depuis lors libérés.

2) Audition de M. Hubert Védrine, ministre des Affaires étrangères, le 16 mai 2000 (extrait)

Le Président François Loncle a demandé des précisions sur l'initiative de M. Joschka Fischer, ministre allemand des Affaires étrangères, et sur l'état des relations franco-allemandes.

M. Charles Ehrmann a demandé quels étaient les éléments novateurs du discours de M. Joschka Fischer.

M. Alain Juppé a souhaité savoir si les déclarations de M. Joschka Fischer avaient été préparées en concertation avec la diplomatie française.

M. René Mangin a fait part des interrogations d'une parlementaire européenne sur la manière dont l'opinion publique française perçoit les discussions sur le partenariat, la fédération, la confédération, les coopérations renforcées... Selon lui, on constate une grande incompréhension à ce sujet. Les débats peuvent brouiller les esprits car ils sont présentés de manière trop technocratique, sans que les avantages et les inconvénients de chaque solution ne soient mis en exergue aux yeux de l'opinion publique.

M. Valéry Giscard d'Estaing s'est interrogé sur la préparation de la Conférence intergouvernementale. Il a évoqué la perspective d'une éventuelle position commune franco-allemande. Le risque existe que celle-ci ne soit interprétée comme un point d'arrivée, ce qui réduirait alors notre marge de man_uvre dans la négociation. Sur la question du nombre des commissaires par exemple, la suppression du deuxième commissaire des cinq plus grands pays pour les remplacer par des commissaires issus des nouveaux Etats membres serait une erreur. On perdrait l'expérience des premiers et on sacrifierait un élément représentatif de notre pays sans obtenir d'accord global. Accepter au préalable la suppression de notre deuxième commissaire dans le cadre d'une proposition commune avec l'Allemagne réduirait les possibilités d'obtenir une réforme satisfaisante de la Commission, qui devrait comprendre un nombre de commissaires inférieur à celui des Etats.

S'agissant des débats sur la majorité qualifiée, les propositions qui sont faites d'une double majorité qualifiée sont intéressantes. Une telle solution passerait par l'institution d'une majorité dite démographique, mais celle-ci devrait rester une majorité qualifiée, et non une simple majorité simple de 51 % de la population de l'Union. En effet, il serait impossible d'obtenir la mise en _uvre d'une mesure par un vote de justesse, auquel s'opposeraient des Etats représentant presque la moitié de la population de l'Union. Les Parlements nationaux ou les populations s'y opposeraient.

Le Ministre a répondu aux différents intervenants.

La prise de conscience des conséquences du grand élargissement de l'Union européenne fut lente ; cette question a longtemps été occultée. Lorsque, en 1997, au Conseil "Affaires générales", la France défendait l'idée d'un élargissement maîtrisé, elle s'est heurtée à l'hostilité ou à l'incompréhension de ses partenaires, et notamment du Chancelier Kohl. L'approche du Chancelier Schroeder est différente. A partir de la déclaration du Conseil européen d'Helsinki, qui a ouvert la négociation avec six nouveaux candidats, et a affirmé la vocation de la Turquie à être membre de l'Union, le débat sur l'élargissement a commencé à se développer en Allemagne comme en France. A l'exception de ceux qui défendent une Europe réduite à un marché, personne ne croit que les institutions européennes fonctionneront correctement à trente Etats membres.

Des propositions aux formulations parfois embrouillées et mal définies surgissent. Il est donc nécessaire de clarifier ce débat. Certains mettent en avant des solutions pragmatiques. Elles visent à améliorer les institutions sans modifier les traités. L'utilisation de coopérations renforcées réunissant certains Etats membres pour mener à bien une politique commune sera à l'ordre du jour de la prochaine Conférence intergouvernementale.

D'autres formules se rapprochent davantage des idées fédéralistes : elles tendent à créer un "noyau dur" comme le propose M. Joschka Fischer. On part du principe qu'il sera impossible de faire fonctionner l'Union européenne élargie, qu'il convient donc d'élaborer un traité dans le traité. M. Jacques Delors s'inscrit dans cette optique quand il suggère la création d'une fédération d'Etats-nations regroupant par exemple les six fondateurs de l'Union européenne, pour autant que ceux-ci l'acceptent d'ailleurs.

Selon M. Hubert Védrine, M. Joschka Fischer élabore une architecture, idéale selon lui, qui s'inscrit dans un très long terme, mais qui entraîne la formation d'une Europe à deux vitesses, contrairement aux coopérations renforcées qui sont à géométrie variable, et qui ne figent pas les rôles, les Etats membres pouvant être "à l'intérieur" ou "à l'extérieur" suivant les domaines en question. Il est cependant utile que ce débat ait lieu, et le Ministre a salué ceux qui contribuent à l'alimenter : MM. Joschka Fischer, Jacques Delors ainsi que MM. Valéry Giscard d'Estaing et Helmut Schmidt pour leur récente proposition consistant à faire coïncider le noyau dur avec l'Europe de l'Euro. Le contexte actuel fait bien apparaître que le bon pilotage de l'euro exigera d'autres évolutions sur le plan politique. La sensibilité et le parcours politique de Joschka Fischer expliquent en partie son engagement en faveur d'une Europe fédérale englobant l'Allemagne dans un ensemble plus vaste.

Il a précisé qu'il s'entretenait régulièrement avec M. Joschka Fischer, mais que ces propositions ne constituaient pas un document commun et n'engageaient pas la France. Il ne s'y serait d'ailleurs pas associé ; ce document de réflexion risque de provoquer brusquement une division, car s'il y a une avant-garde, il y a aussi une arrière-garde, ce qui explique la réaction défavorable de certains gouvernements. La réflexion pose une question existentielle très lourde : qui pense qu'un jour les vieilles nations d'Europe se fondront dans une Europe unifiée ?

La priorité, du côté français, est d'abord de parvenir à conclure la CIG dans de bonnes conditions. Le Ministre a fait connaître à son collègue allemand que la France ne pourrait mettre sur la table des négociations un document de cette nature. Notre objectif est d'obtenir la meilleure solution sur la Commission, la prise de décision à la majorité qualifiée dans des domaines aussi nombreux que possible, la repondération des voix. M. Joschka Fischer a rejoint la position française sur les coopérations renforcées, qui doivent permettre des coopérations pratiques, et plus tard, éventuellement, à quelques pays, d'avancer vers une intégration politique. Pour M. Joschka Fischer, cette idée représente une première étape dans l'architecture qu'il a imaginée. Certains Etats y demeurent encore très hostiles, craignant justement qu'elle ne soit le point de passage vers un Etat fédéral en ne divisant l'Union.

Le Ministre des Affaires étrangères s'est déclaré favorable à la plus large ouverture possible du débat, mais n'a pas souhaité qu'il engendre des antagonismes forts dans lesquels les fédéralistes et les antifédéralistes s'organiseraient en deux camps.

M. Hubert Védrine a déclaré partager la vigilance de M. Valéry Giscard d'Estaing. Les réunions bilatérales franco-allemandes au plus haut niveau ne doivent pas déboucher sur une proposition commune mais permettre d'aller vers des positions communes. D'ailleurs, aucun document énonçant une proposition franco-allemande n'existe à l'heure actuelle. En outre, les initiatives franco-allemandes sont plus difficiles à gérer que par le passé car il faut veiller aux risques d'interprétations négatives de la part de nos autres partenaires. A ce stade de la négociation, la France maintient tous ses objectifs. Elle souhaite en effet obtenir un résultat d'ensemble, comprenant non seulement les trois « reliquats » d'Amsterdam mais aussi les coopérations renforcées. Les points soulevés par M. Giscard d'Estaing sont absolument justes ; ainsi, si les résultats obtenus à Nice ne sont pas satisfaisants, il faudra accepter que la négociation puisse ne pas aboutir sous la présidence française.

M. Hubert Védrine a ensuite évoqué les débats sur une éventuelle Constitution européenne. Il s'agit d'un débat intéressant, mais qui n'est pas de nature à régler les problèmes qui se posent actuellement. Une telle constitution sera finalement assez facile à rédiger à partir du moment où on saura quelles sont les finalités de la construction européenne : aller vers une fédération ou vers une construction sui generis. Dans l'immédiat un tel document pourrait être utile pour régler les problèmes de répartition de pouvoirs entre les différents niveaux de compétence, mais il faudrait alors la modifier sans cesse dans l'attente des évolutions de la construction européenne.

3) Audition de M. Jacques Delors, le mercredi 7 juin 2000

Le Président François Loncle a exprimé sa satisfaction d'accueillir M. Jacques Delors, Président du Conseil de l'emploi, des revenus et de la cohésion sociale, mais surtout en sa qualité d'ancien Président de la Commission européenne, dans un moment où l'Europe s'interroge sur son avenir. Cette interrogation est positive, puisque les Européens se demandent comment éviter de succomber à la routine, à l'immobilisme ou même au blocage. M. Jacques Delors a contribué à relancer le débat européen, avant même Joschka Fischer, dans le but de tracer une perspective aux Européens.

M. Jacques Delors a souhaité effectuer quelques remarques sur l'état de l'Union européenne. Il a d'abord observé qu'être exigeant vis-à-vis de la construction européenne, en fustiger les lenteurs, n'est pas faire acte de pessimisme ou en méconnaître les réussites. La Présidence française, qui, comme toutes les présidences de second semestre, ne durera en pratique que cinq mois, est en fait déjà engagée. On ne peut lui demander l'impossible : elle doit poursuivre les négociations d'élargissement, voire leur donner une impulsion, elle doit jeter les bases de la force militaire de projection, décidée sur une initiative anglo-française, elle doit assurer le suivi du Conseil européen de Lisbonne quant aux orientations économiques et sociales qui y ont été décidées, enfin, mener à bien la Conférence intergouvernementale. La France dans son rôle de présidence ne pourra donc animer le débat lancé avec Joschka Fischer, qui viendra en son temps.

L'état de l'Union européenne appelle les observations suivantes.

Trois facteurs d'optimisme doivent être relevés. Tout d'abord, l'initiative franco-anglaise pour une force de projection destinée à remplir les missions dites de Petersberg, qui devrait permettre de faire face à l'avenir à des crises comme celle de la Bosnie ou du Kosovo. Cette initiative est d'autant plus remarquable que l'on a échappé pour une fois à la question de la relation entre l'Union et l'alliance atlantique, qui a tellement envenimé les négociations précédentes et divisé les Etats membres. On a ensuite pris conscience que l'on devait, face à des crises comme celles des Balkans, ne pas voir agir de nombreux intervenants mais avoir un axe unique d'action pour amener ces pays et régions à instaurer la paix entre eux, comme nous l'avons fait entre nous il y a cinquante ans. Enfin, la résolution du Conseil européen de Lisbonne qui veut amener, par une méthode ouverte de concertation (et non par une directive car il n'y a pas de compétence communautaire), à une meilleure coordination des actions menées dans les domaines économique et social.

Mais trois facteurs d'inquiétude doivent aussi être notés. Le « triangle institutionnel » Commission-Conseil-Parlement européen ne fonctionne pas. On ne laisse plus la Commission user de ses prérogatives, le Conseil des ministres des Affaires générales ne joue ni son rôle de synthèse ni de préparation des décisions du Conseil européen. Ainsi l'ordre du jour du prochain Conseil européen comprendra treize sujets, soit un ordre du jour « démentiel » pour une journée de discussions, et l'on se retrouve alors avec des communiqués qui font frôler la crise car ils ont été préparés par les fonctionnaires et n'ont pas été discutés par les Chefs d'Etat et de Gouvernement. Le Parlement européen quant à lui a du mal à « trouver ses marques ». Autre facteur d'inquiétude : le déséquilibre au sein de l'Union économique et monétaire, qui explique en partie les difficultés de l'euro. M. Jacques Delors a souligné que quand le dollar connaît une évolution qui inquiète les acteurs sur les marchés financiers, le Président de la Réserve fédérale s'exprime, et le secrétaire d'Etat au Trésor américain lui fait écho. Dans le cas de l'euro, la Banque centrale orpheline parle de temps en temps, mais aucune voix politique ne s'exprime. Or, ce déséquilibre ne résulte pas du Traité de Maastricht, qui a précisé les bases de l'Union économique. Enfin, le positionnement de l'Union vis-à-vis de la Méditerranée et du Sud reste insuffisant par rapport à l'effort que nous faisons pour l'est de l'Europe. Ces efforts doivent être rééquilibrés.

M. Jacques Delors a ensuite expliqué le c_ur de sa thèse, à savoir que l'Union a deux projets bien difficiles à concilier. Le premier est l'élargissement, devoir historique incontesté, dont on a gravement sous estimé les conditions et les difficultés, d'où la schizophrénie entre ce que ressentent les négociateurs et ce que disent encore nos responsables politiques. Cette schizophrénie amène une frustration croissante dans les pays candidats, de plus en plus mécontents de nous alors que nous leur apportons 70 % de l'aide qu'ils reçoivent pour moderniser leur économie et leur appareil social. Mais il y a des difficultés à surmonter : celle du nombre (le passage de quinze à trente), l'état préoccupant des économies, l'état de l'administration pas toujours capable d'adapter les législations nationales aux 60 000 pages de droit communautaire, comme l'ont dit certains Premiers ministres eux-mêmes. On pourrait, en outre, au sujet des conceptions de l'Europe future liées à l'hétérogénéité des sociétés issues d'une histoire différente, accumuler les citations de Vaclav Havel, de Kundera ou d'autres. Il n'est pas facile à ces pays, qui doivent retrouver leur patriotisme sans l'idéologie totalitaire, de passer aussi à l'échelon supérieur de l'intégration européenne. Mais leur apport sera une grande richesse pour l'Europe

L'autre projet est d'approfondir la construction européenne. Dans ce domaine, que voulons-nous ? En matière économique et sociale, l'Union européenne est jusqu'à présent fondée sur le triptyque né de l'Acte unique : la compétition qui stimule, la coopération qui renforce, la solidarité qui unit. Sommes nous disposés à appliquer les mêmes principes à une Union de trente pays dans laquelle certains ont un niveau de développement égal à 30% de la moyenne communautaire ? Si ce n'est pas possible, il vaut mieux le dire tout de suite à ces pays, et savoir quelles sont les règles du jeu d'un grand ensemble, même si ses objectifs sont moins ambitieux que ceux du traité de Maastricht ; or personne n'ose le dire. Ensuite, il faut réussir l'Union économique et monétaire. Enfin, les Français - mais plus uniquement eux - sont à présents favorables à une Europe puissance, ce qui implique des convergences déjà difficiles à faire à Quinze, et encore davantage dans une Union élargie. C'est pourquoi M. Jacques Delors a proposé la solution de l'avant-garde ouverte, qui permet de ne pas décevoir les pays frères candidats et de ne pas diluer l'Union.

La France doit réussir la CIG. Elle a fort heureusement évolué depuis six mois en voulant ouvrir la conférence à d'autres sujets que les trois qui constituent le « reliquat d'Amsterdam », n'étant jusqu'à présent pas très favorable à l'idée d'avant garde. Elle a en outre accepté l'idée des coopérations renforcées.

Les coopérations renforcées prévues par le Traité ne marchent pas. Certes, de fait, l'Union économique monétaire et l'espace Schengen peuvent être considérés comme des coopérations renforcées qui n'avouent pas leur nom. Mais pour le reste, le bilan est décevant. Plusieurs raisons expliquent cet échec : l'existence d'un droit de veto pour leur création, le champ restreint des coopérations qui ne peuvent toucher ni la politique extérieure et de sécurité commune, ni ce qui ressort de la compétence exclusive des Etats, ni les questions de citoyenneté, ni l'acquis communautaire. En outre, peuvent participer sans droit de vote les pays qui ont choisi de rester à l'extérieur. Si l'on veut développer ces coopérations renforcées, il sera donc nécessaire d'assouplir leur régime et d'en étendre la portée.

En ce qui concerne la Charte des droits fondamentaux, son mode de préparation a été jugé très satisfaisant, notamment parce qu'il accordait une place privilégiée aux parlementaires nationaux. Certes, on ne sait pas très bien encore ce que va devenir cette Charte et si elle ne fait pas double emploi avec la Convention européenne des droits de l'Homme. Aura-t-elle une valeur contraignante ? Est-elle destinée à devenir un préambule aux traités ? Sera-t-elle simplement l'incarnation d'un vouloir vivre ensemble ? Ce qui est certain en revanche, c'est que cette charte ne peut modifier les compétences prévues par les traités.

La notion d'avant-garde est le seul moyen de continuer l'intégration politique de l'Europe sans être freiné par l'élargissement. Bien sûr, certains critiquent cette notion au motif qu'elle viendrait trop tard ou qu'il n'y aurait pas de candidat. Mais cette formule - fondée sur sa proposition de fédération d'Etats-nations, présente un double avantage : d'abord rappeler que rien ne se fera sans les nations, qui ne sont pas destinées à disparaître, quoi qu'en disent certains ; ensuite inciter à une clarification des compétences en forçant à préciser ce qui relève exclusivement des Etats. En effet, la Communauté a tendance à gagner en permanence des compétences en expliquant que c'est indispensable à la réalisation du marché unique. Le projet de Fédération des Etats nations est construit sur l'application du principe de subsidiarité, en réduisant au maximum les zones communes qui relèvent à la fois des Etats et de l'Union et qui sont une source de difficultés.

M. Jacques Delors a conclu son intervention en estimant que beaucoup restait encore à faire pour conclure avec succès la Conférence intergouvernementale.

M. Jacques Myard a estimé que M. Jacques Delors venait de prononcer, avec courage et intelligence, un véritable acte de contrition, si on compare les propos tenus à ses déclarations passées. Après avoir rappelé qu'il était un partisan de la construction européenne, M. Myard en a regretté les dérives juridiques qui se sont traduites dans les 60 000 pages de l'acquis communautaire. La rédaction de l'Acte unique est un exemple caricatural de cette volonté d'uniformisation et de ce juridisme à outrance repris ensuite par Maastricht et Amsterdam.

M. Jacques Delors a contesté cette interprétation : il n'a pas eu le sentiment de prononcer un quelconque acte de contrition. Sans l'Acte unique, il n'existerait pas de marché unique, ni de début de politique sociale européenne, ni de solidarité entre régions. Il ne faut pas oublier que 46% du territoire français a bénéficié de cette solidarité. L'Acte unique européen a permis un bond dans la construction européenne. La défense du principe de subsidiarité n'est pas nouvelle pour lui : il tenait déjà ce discours dès 1989 et s'est souvent opposé, en sa qualité de Président de la Commission, à de nombreuses propositions de directive qu'il estimait injustifiées.

La question principale qui se pose aujourd'hui est de définir ce qui relève de la compétence exclusive des Etats membres afin de l'inscrire dans un futur traité. Ce problème n'est pas simple. On le voit à des questions banales comme, par exemple, faut-il prévoir une réglementation européenne sur la propreté des eaux de baignade ?

Mme Odette Trupin a estimé qu'il était tout à fait justifié d'aider les pays d'Europe centrale et orientale au nom de la solidarité européenne. Mais il est anormal d'assister dans le même temps à l'utilisation massive de la langue anglaise dans ces pays, qui permet aux entreprises américaines de s'imposer sur ces marchés, en profitant des aides européennes. Ne faudrait-il pas une exigence linguistique envers les pays aidés par l'Union européenne ?

M. Jacques Delors a souligné que la France souffre tout d'abord du manque d'activisme de la diplomatie française pendant les 40 années de communisme dans les pays d'Europe centrale et orientale, qui explique que nous y sommes moins influents que l'Allemagne ou l'Angleterre par exemple. En outre, la concurrence la plus rude n'est pas tant celle de la langue anglaise que celle des Etats-Unis. L'attraction pour le modèle américain est considérable, elle pourrait expliquer par exemple l'échec du projet de confédération proposé par François Mitterrand.

Dans l'Union européenne, la langue doit rester le reflet de la personnalité de chacun et être utilisée pour les textes officiels et les réunions importantes, quels que soient les coûts d'interprétation qui seront vraisemblablement multipliés par quatre. Mais il faut limiter le nombre des langues de travail, parmi lesquelles doit figurer le français. Pour autant, il est indispensable que les jeunes Français ne parlent pas que le français.

M. Pierre Lequiller a demandé à Jacques Delors comment fonctionnerait l'avant-garde ouverte. Quel lien existerait-il avec les institutions actuelles ? Aboutirait-on à la construction d'une nouvelle Europe avec de nouvelles institutions ?

Le principe de subsidiarité ne peut être appliqué que s'il existe une instance d'arbitrage pour en assurer le respect : les instances existantes sont-elles suffisantes ?

M. Jacques Delors a précisé que le développement anarchique des coopérations renforcées lui ferait craindre le « self service ». Au contraire, dans le cadre de l'avant-garde, ce sont les mêmes pays qui s'engagent à aller plus loin ensemble dans différents domaines. Ainsi, les institutions pour cette avant-garde pourraient être les suivantes : la Commission actuelle qui jouerait le même rôle pour l'Union européenne et pour l'avant-garde, étant donné qu'elle n'est pas composée de membres ayant vocation à représenter leur Etat d'origine, le Conseil serait composé des membres de l'avant-garde, enfin un Parlement spécifique serait institué, composé pour partie de membres des parlements nationaux car l'on a sans doute abandonné trop tôt le lien avec les Parlements nationaux.

M. Jacques Delors s'est montré réticent envers l'idée d'une constitution européenne, qui est d'ailleurs un mot perçu de façon différente dans chaque Etat. La notion de traité international montre mieux que la construction européenne résulte de transferts de souveraineté librement consentis par les Etats. De la même façon, il n'est pas souhaitable que la Cour de justice se transforme en Cour constitutionnelle : c'est une instance parlementaire qui devrait, au niveau européen, avoir le rôle ultime de garant du respect du principe de subsidiarité.

M. Pierre Brana a rappelé que certaines personnalités européennes conduites par le professeur Mireille Delmas Marty proposaient la mise en place d'un parquet européen. Il a par ailleurs demandé à M. Delors quelles étaient selon lui les frontières ultimes de l'Europe.

M. Jacques Delors s'est déclaré opposé à l'idée de Mme Delmas Marty. En revanche, il est nécessaire d'activer Europol qui devrait travailler, dans le domaine de la lutte contre la criminalité internationale, en lien avec un réseau de magistrats à créer, qui serait l'embryon d'Eurojust.

Quant aux frontières de l'Union européenne, elles ne sont pas fixées une fois pour toutes. Il s'est déclaré partisan de l'entrée à terme de l'Ukraine et de la Turquie, ainsi que d'un partenariat très dense avec la Russie ; mais la constitution de cette grande Europe implique la modification des règles de l'OSCE.

M. Charles Ehrmann a fait observer qu'au Conseil de l'Europe on ne s'occupait pas suffisamment de l'Europe du Sud et que l'on n'y utilisait que l'anglais. Il a insisté pour que l'on évite de parler des malheurs de l'Union européenne aujourd'hui car cette Union représente 55 ans de paix. Selon lui la CIG est plus importante que l'élargissement, sans elle l'Union ne serait qu'une zone de libre-échange.

M. Jacques Delors a expliqué qu'il utilisait systématiquement le français dans les enceintes internationales. L'Union européenne ne peut être considérée comme une zone de libre-échange depuis l'Acte unique. Il convient de rester exigeant à l'égard de la construction européenne même si elle a permis d'établir la paix en Europe.

M. Paul Dhaille s'est étonné que l'on justifie l'élargissement par des arguments d'ordre affectif tel "qu'ouvrir les bras à certains pays" sans donner des arguments politiques. Quel est l'intérêt ou la logique de l'adhésion de Chypre ou de Malte à l'Union ? Constatant que les institutions européennes ne fonctionnaient plus parce que devenues trop complexes, il a demandé qui constituerait l'avant-garde et jugé que l'Europe avait besoin d'un nouveau texte fondateur. Par ailleurs, il a été frappé par la judiciarisation de la vie politique tant en France que dans l'Union européenne, estimant que les problèmes politiques ne devaient pas être renvoyés aux juges pour être tranchés. Il a déclaré mal cerner l'expression ambiguë de Fédération d'Etats-nations car l'Union européenne a besoin de majorité politique claire pour ne pas fonctionner sur la base d'un consensus mou.

M. Jacques Delors a souligné qu'on ne finissait pas d'exprimer des regrets sur les conditions de l'élargissement. La Commission avait, dès 1989, ouvert la voie à la création de l'Espace Economique Européen, ouvert aux pays de l'AELE (Suisse, Norvège, Finlande, Suède, Autriche ...). Il a rappelé qu'au Conseil européen de Lisbonne en 1992, la Commission, lorsqu'elle avait proposé que l'on mette la maison en ordre avant tout nouvel élargissement, n'avait pas été suivie par les chefs d'Etat et de Gouvernement qui avaient opté pour l'adhésion de ces pays avant même qu'on ait pu mettre de l'ordre dans les institutions européennes. Depuis, il y a une fuite en avant. Mais on ne peut pas mener une bataille à retardement. Selon lui on peut « ouvrir les bras » dans les grandes circonstances historiques.

On doit faire fonctionner le triangle institutionnel. Il convient de limiter le nombre de questions présentées au Conseil européen. Un traité, basé sur un texte « inventeur de simplicité », permettrait notamment de simplifier et de limiter et de clarifier le nombre de questions traitées par le Conseil européen, qui n'en sera que plus performant et plus lisible pour les citoyens.

En accord avec M. Dhaille, il a jugé inopportun que la Cour de justice européenne devienne subrepticement une cour constitutionnelle. Il a noté qu'il était impossible pour le moment de croiser les nationalités et les orientations politiques pour constituer des majorités politiques claires. Aussi doit-on se contenter de majorités consensuelles fondées sur la recherche de compromis ou de majorités d'idées.

M. Jean-Bernard Raimond s'est félicité de la possibilité d'ouvrir les bras à certains pays et s'est demandé que faire dans l'immédiat face au tableau sombre que constituent les difficultés de l'élargissement.

M. Jacques Delors a répondu qu'il peut avancer trois propositions, dont deux choquantes et une acceptable. La première est de constater avec les pays candidats qu'ils ne peuvent en dix ans absorber tout l'acquis communautaire. Il faut alors définir les objectifs de la grande Europe en matière économique, environnementale et sociale. Le deuxième souci des pays candidats, à côté de la modernisation de leur économie, est la sécurité. Une conférence européenne réunit, lors de chaque Conseil européen, les Chefs d'Etat et de Gouvernement des Quinze plus ceux des pays candidats : cette conférence pourrait devenir une institution permanente pour y discuter ensemble les questions de sécurité interne et externe. Ceci pourrait être mis en place tout de suite, et ne nécessite pas de bureaucratie. La troisième solution possible est de faire faire par la Commission dans les trois mois un examen de toutes les principales conditions posées des deux côtés en ce qui concerne les négociations d'élargissement, afin de voir si « un deal » est possible, en ce qui concerne chaque pays pris individuellement.

M. Michel Vauzelle a estimé qu'un congrès des Parlements nationaux aurait été très utile par le passé et pourrait l'être à l'avenir. Les parlementaires nationaux sont confrontés à l'incompréhension de nos concitoyens : les éléments les plus importants de la construction européenne, ainsi l'UEM sont bien acceptés par les citoyens. En revanche des questions très concrètes pour la vie de ces mêmes citoyens sont très mal vécues car les Français se heurtent à une totale incompréhension : ainsi l'exemple de la chasse, dans lequel ils ne comprennent pas que leur député soit impuissant pour intervenir face à des directives européennes dont les mécanismes d'adoption leur paraissent trop complexes pour eux. Il en est ainsi de la sécurité alimentaire ou des traditions alimentaires qui sont le quotidien des citoyens, et dont la remise en question peut les amener à un rejet de l'Europe voire même à des votes extrémistes.

Nous sentons que l'Europe est une réponse au phénomène de la mondialisation. Mais plus l'Europe s'élargit, plus nous avons à faire avec des partenaires qui n'ont pas la même vision de la mondialisation, ou sont fascinés par le modèle américain. Comment nous ferons nous comprendre et comment peut-on espérer qu'une assemblée européenne aura le souci de notre identité et de notre exception culturelle, linguistique, éthique , sociale, notre modèle familial ou social. Si plus d'Europe veut dire moins d'identité culturelle, pourquoi vouloir plus d'Europe ?

M. Jacques Delors a répondu qu'il partageait cette inquiétude et que la réflexion sur la subsidiarité était plus que jamais nécessaire et le cas de la chasse en est un exemple. Il existe par ailleurs un problème philosophique et social, à savoir que nos sociétés veulent le « zéro risque » en ce qui concerne notamment l'alimentation, et cela ne peut exister, les responsables doivent avoir le courage de le dire. L'influence de la France a été très grande en cinquante ans d'histoire de l'Europe, et le rayonnement de la France passe aussi par l'Europe. Il ne sent pas chez nos partenaires un abandon vers la banalisation culturelle, chacun reste attaché à ses traditions. Nous garderons nos diversités à condition de garder dans le domaine de compétence national l'éducation, la protection sociale, la culture et la santé, domaines dans lesquels on peut coopérer mais pas partager, car c'est eux qui font la cohésion nationale et sociale.

M. Yves Dauge a souhaité savoir s'il était possible de conduire une politique européenne plus forte à l'égard de l'Afrique. Il a souligné que c'est davantage sur ce continent qu'en Europe de l'Est, que se joue la rivalité culturelle entre l'Union et les Etats-Unis.

M. Jacques Delors a tout d'abord souligné que les guerres civiles qui déchirent actuellement l'Afrique ont souvent éclaté dans des territoires n'ayant pas appartenu à l'influence française. Avec l'Afrique, l'Union a essayé successivement deux types de politique : l'aide budgétaire générale, qui s'est révélée peu efficace ; puis l'aide par projet qui n'a pas empêché la dérive vers l'endettement. Aujourd'hui, alors même que l'Afrique évolue démocratiquement dans le bon sens, la priorité devrait consister à encourager les coopérations régionales entre pays africains. La même démarche vaut entre pays méditerranéens. Il faut trouver de nouveaux outils pour faire travailler ensemble ces pays, qui échangent de façon trop exclusive avec l'Union européenne.

M. Hervé de Charette a rendu hommage au discours de M. Jacques Delors sur l'élargissement, car il a estimé qu'il en parlait de façon vraie alors que l'habitude est au faux-semblant. L'Europe des Quinze ne se conduit pas correctement à l'égard de l'autre Europe. Elle a pourtant une grande responsabilité à l'égard de ces pays mais elle ne fait rien pour répondre à leurs besoins. L'Europe de demain devra être une Europe équilibrée où chacun se retrouve. La France a un grand rôle à jouer en ce sens.

M. de Charette s'est interrogé pour savoir si la France donnait réellement le ton en Europe, comme l'a dit M. Delors. Son sentiment est que c'est de moins en moins le cas, car la France ne sait pas quelle Europe promouvoir. Il a donc souhaité connaître quelles devraient être selon M. Delors les priorités de la future présidence française.

M. Jacques Delors a rappelé qu'il existait un retard de la France à l'égard des pays d'Europe de l'Est car notre diplomatie n'avait pas été très active, notamment en comparaison avec la diplomatie anglaise ou allemande, lors de la période soviétique. Aujourd'hui, la France devrait plaider pour tous sans faire croire qu'elle privilégie certains pays. Quant aux priorités de la Présidence française, elles devraient tenir selon M. Delors en deux points : réussir la conférence intergouvernementale ; réformer le conseil des Affaires générales pour qu'il puisse à nouveau piloter la construction européenne. Aujourd'hui en effet, le Conseil européen est devenu la seule instance où s'accumulent tous les dossiers, ce qui n'est pas sain. Pourquoi par exemple les Ministres des Affaires européennes ne se réuniraient-ils pas tous les quinze jours à Bruxelles pour préparer les dossiers, en liaison étroite avec la Commission européenne ? La France doit là encore inventer de la simplicité.

Evoquant la CIG et les trois reliquats du traité d'Amsterdam, M. François Loncle, a constaté que la question du nombre de commissaires était de celles qui posaient le plus de problèmes et a demandé quelle serait la formule de compromis permettant de rendre la Commission plus efficace. Remerciant M. Jacques Delors pour l'excellence de sa prestation, il a fait savoir que lors de la réunion des Présidents de Commissions des Affaires étrangères à Lisbonne les 5 et 6 juin dernier un hommage particulier lui avait été rendu.

M. Jacques Delors a expliqué que, à partir de son expérience, il ne considérerait pas une Commission de 22 à 25 membres comme gênante en soi pour son Président, si toute question importante était traitée au sein du collège et non par les chefs de cabinet des commissaires. Actuellement deux solutions sont envisageables, en dehors de celle de un commissaire par pays qui défie le bon sens. Celle, avancée par le Portugal, d'une Commission de 15 à 20 membres, où le Président choisit les commissaires en faisant en sorte que sur dix ans tous les pays membres aient été représentés. L'autre solution est celle des constituencies, où des pays regroupés par affinité régionale (pays Baltes par exemple) seraient représentés par un seul commissaire. Selon lui, la collégialité est primordiale, la commission devant aider les Etats membres à trouver des compromis dynamiques, car quand elle ne le fait plus, elle perd de son influence.

EXAMEN EN COMMISSION

La Commission a examiné le présent rapport d'information au cours de sa réunion du mercredi 31 mai 2000 , sur le rapport de M. Jean-Louis Bianco.

M. Jean-Louis Bianco a indiqué que le rapport qui lui avait été confié par la Commission devait examiner trois ensembles de questions. Le premier touche les réformes indispensables en vue de l'élargissement : il s'agit des réformes institutionnelles que l'on a appelées le « reliquat d'Amsterdam ». Le deuxième comporte des éléments ou réflexions dont l'objectif, au delà du simple bon fonctionnement des institutions, est de faire grandir le projet politique européen. Le troisième ensemble comprend des propositions visant à donner à l'Union européenne de nouveaux fondements, par des accélérations dans certains domaines ou en engageant une véritable refonte du système européen. Tout en comprenant que la Présidence française ait fait le choix raisonnable d'un ordre du jour restreint pour la Conférence intergouvernementale, le Rapporteur a estimé qu'il ne fallait pas s'arrêter là mais prendre en compte les questions inévitables que posent les difficultés de fonctionnement des institutions et la perspective de l'élargissement.

Le Rapporteur a rappelé que la Délégation de l'Assemblée nationale pour l'Union européenne avait adopté le 9 mars 2000 un rapport consacré à la réforme des institutions présenté par M. Gérard Fuchs, et a souligné qu'il se trouvait en accord avec la plupart des conclusions de ce rapport.

Abordant le chapitre des réformes les plus indispensables, M. Jean-Louis Bianco s'est dit très pessimiste sur la capacité à fonctionner d'une Commission européenne nombreuse, lourde, et bureaucratique. Les mesures de « restructuration » proposées, qui pourraient être qualifiées de « réformettes », ne remédieront pas aux dysfonctionnements actuels, aggravés après l'élargissement par le nombre accru de commissaires. La seule solution serait à son sens la réduction drastique du nombre de commissaires à 10 ou 12, comme l'avait proposé la France en 1997.

Rappelant que la pondération des voix entre les Etats membres au sein du Conseil traduit une sur-représentation des petits pays, laquelle s'accroîtra avec l'élargissement, le Rapporteur a indiqué la position du Gouvernement favorable à une repondération qui rétablirait l'équilibre originel du début de la construction européenne entre grands et petits Etats membres. Il a quant à lui soutenu l'idée de double majorité simple, une décision étant adoptée si elle réunit la majorité des Etats et la majorité de la population totale de l'Union. Ce système reflète bien la double nature de l'Union, à la fois Union des peuples et des Etats.

En ce qui concerne l'extension du vote à la majorité qualifiée à de nouveaux domaines, le Rapporteur a souligné que la contribution de la Commission européenne traduit la volonté de délimiter la notion d'acte législatif, et donc d'amorcer une distinction loi/règlement qui lui paraît indispensable à ce stade de la construction européenne. Parmi les propositions existantes, il a préféré celle de M. Gérard Fuchs, qui consiste à diviser les dispositions du traité en trois catégories : celles restant à l'unanimité, celles relevant d'une décision à la majorité « superqualifiée », et celles soumises à la majorité qualifiée.

Au titre des réformes indispensables encore, le Rapporteur a évoqué la réforme des méthodes de travail du Conseil de l'Union (pour laquelle des mesures de bon sens ont été proposées dont on s'étonne qu'elles ne soient pas encore appliquées), la dissociation des deux fonctions, législative et de coordination, du Conseil, et, enfin, le dédoublement du Conseil « Affaires générales » en deux formations.

Enfin, le Rapporteur a évoqué le caractère insatisfaisant de la présidence semestrielle tournante de l'Union, qui ne reviendrait plus que tous les 13 ans et demi dans une Union à 27. Sans se prononcer pour sa suppression, il a estimé qu'il faut engager une réflexion, même si elle sera longue et complexe, sur l'hypothèse d'une Présidence de l'Union européenne, installée dans la durée et plus visible pour les citoyens et les Etats tiers.

Il a ensuite abordé la deuxième partie du rapport, consacrée aux avancées souhaitables pour faire grandir le projet politique européen.

En ce qui concerne les coopérations renforcées au sein de l'Union, il a estimé que le projet de la Commission était trop timoré, et proposé un système plus ouvert. Il a notamment proposé qu'une coopération puisse être engagée par un tiers des Etats membres ou un nombre d'Etats représentant un tiers de la population. Considérant que, même amélioré, ce mécanisme ne sera pas suffisant, il a estimé que les réflexions sur « l'avant-garde » ou le « noyau dur » devaient aboutir, l'une des difficultés étant que personne ne voudra rester en dehors. La proposition fondant ce « noyau dur » sur les pays qui ont fait le choix de l'euro est intéressante. Le Rapporteur a suggéré que la France et l'Allemagne mènent ensemble une réflexion pour déterminer dans quels domaines l'on pourrait aller plus vite ou plus loin.

L'élection au Parlement européen d'un quota de députés sur des listes européennes, proposée par le Commissaire européen Michel Barnier, est séduisante, mais elle ne peut être acceptée que si au préalable, ou en même temps, on instaure un scrutin uninominal dans le cadre de circonscriptions territoriales pour établir un lien plus direct entre le citoyen européen et son député. Rappelant que le Parlement examine environ 500 textes par an, le Rapporteur a souhaité une redéfinition du rôle législatif de cet organe, au moyen d'une distinction entre loi et règlement.

L'instauration dans le traité d'un mécanisme de surveillance en cas de menace aux principes démocratiques est utile ; par ailleurs le Rapporteur a estimé que la Charte des droits fondamentaux actuellement en cours de rédaction devrait revêtir un caractère contraignant, soulignant qu'il s'agit d'un sujet plus mobilisateur pour les citoyens que le nombre de commissaires, par exemple.

Abordant la troisième partie de son exposé consacrée aux réflexions destinées à conférer à l'Union de nouveaux fondements, M. Jean-Louis Bianco a évoqué la nécessité pour les Quinze de fixer, pour l'avenir prévisible, les frontières ultimes de l'Union. Treize candidatures ont été enregistrées, et les pays de l'ex-Yougoslavie présenteront un jour la leur, signe positif de l'apaisement des tensions. Dans ce contexte, il faut parer au risque d'une dilution très grave de l'Union, décrit par Jacques Attali, et considérer que, comme l'a souligné le Commissaire Chris Patten, l'on peut être membre de la famille européenne sans appartenir à l'Union.

Le Rapporteur a ensuite estimé que l'étape actuelle de la construction européenne appelait la rédaction d'une constitution selon la méthode du traité de Rome. Il conviendrait donc de nommer un comité (tel le « Comité Spaak » de 1956), dont la présidence pourrait être confiée à Jacques Delors, par exemple. La constitution permettrait de clarifier les domaines de compétence de chaque niveau, européen et national, et de formuler le contenu de la notion de subsidiarité.

En conclusion, le Rapporteur a énuméré quelques domaines dans lesquels la Présidence française pourrait donner des impulsions ou faire aboutir les dossiers : l'unité de coopération judiciaire Eurojust, le procureur européen chargé de la lutte contre la fraude, et le statut de société européenne, véritable serpent de mer du droit communautaire.

M. François Loncle a remercié M. Jean-Louis Bianco pour la qualité de son rapport, en précisant qu'il s'agissait d'un travail très important pour la Commission des Affaires étrangères.

M. Alain Juppé a jugé tout à fait remarquable le travail effectué par le Rapporteur, tant par les questions qu'il pose que par les éléments de réponse qu'il apporte.

S'agissant des frontières ultimes de l'Union, ne serait-il pas possible d'envisager, entre l'adhésion stricto sensu et l'association telle qu'elle existe aujourd'hui, un nouveau statut de partenariat rapproché soit individuel, entre tel Etat et l'Union, soit collectif, entre un regroupement d'Etats et l'Union ? Cela pourrait constituer une réponse aux attentes de certains pays, sans diluer l'Union.

L'idée de formuler précisément le partage des compétences entre l'Union et les Etats-membres afin de rendre plus opérationnel le principe de subsidiarité est souvent considérée comme irréaliste. Une telle entreprise est-elle trop compliquée ou doit-on la tenter ?

Le système de double majorité pour les votes au Conseil ne peut être considéré comme une majorité qualifiée. N'y a t-il pas lieu de conserver une vraie majorité qualifiée dans certains cas, majorité qui exige un engagement plus fort que les simples 51 % de la population des Etats membres ?

M. Pierre Brana s'est déclaré en complet accord avec les orientations du rapport. Il a demandé quel était l'état de la réflexion de nos partenaires sur les frontières ultimes de l'Union.

Une proposition d'instituer un parquet européen a été faite par le professeur Mireille Delmas-Marty. Quel est l'avis du Rapporteur sur cette question ?

M. Charles Ehrmann a indiqué qu'il craint à chaque élargissement que l'Union ne se transforme en une simple zone commerciale. En ce qui concerne le nombre de commissaires, une solution pourrait être que les pays du Bénélux acceptent de partager un commissaire. Cependant, ces débats sont très techniques, et il s'est demandé comment les Français pourraient saisir les enjeux en discussion.

Les statistiques économiques montrent que le niveau de vie moyen des pays candidats n'atteint que le quart de celui des Quinze, ce qui entraînera différentes conséquences pour l'avenir de la construction européenne et être source de difficultés. C'est pourquoi la position de l'Allemagne a varié quant à la nécessité d'approfondir l'Union avant de l'élargir.

M. Pierre Lequiller a félicité M. Bianco pour la qualité de son rapport. Il s'est déclaré plutôt inquiet de ce revirement de l'Allemagne dans le débat entre approfondissement et élargissement. En effet, ce changement tient plus à des raisons de fond liées à la peur de l'immigration, qu'à des exigences de forme comme en France.

Il a souligné qu'il y avait une contradiction à vouloir orienter la constitution d'un noyau dur autour de l'Euro et se féliciter du développement d'une coopération renforcée dans le domaine de la défense, qui a eu lieu avant tout grâce aux avancées britanniques. Si l'on s'en tient à cette hypothèse, la Grande-Bretagne serait exclue du noyau dur, sauf à revoir sa participation à l'euro. On risque alors de créer de nouveaux verrous à l'accès aux coopérations renforcées. Il faudrait privilégier une stratégie de mise en place de cercles différents (autour du thème de la défense ou de la justice, par exemple), avec éventuellement entre ces cercles, un noyau dur, qui serait certainement franco-allemand.

Pour appliquer réellement le principe de subsidiarité, il est indispensable de faire une compilation des compétences existantes et de leur répartition, mais aussi de confier à une Cour le contrôle de leur respect. Cette Cour devrait aussi pouvoir être saisie directement par les citoyens, ce qui poserait la question de la coexistence entre la Cour de justice des Communautés européennes et la Cour européenne des droits de l'Homme.

M. Paul Dhaille a estimé que le rapport de M. Bianco était remarquable et qu'il honorait la Commission des Affaires étrangères. Il a distingué deux conceptions de la réforme des institutions : soit considérer que l'on est arrivé à un point de blocage et qu'il convient de « bricoler » des mécanismes pour que les institutions fonctionnent plus ou moins bien, pour éviter de tout remettre en chantier, soit repenser l'ensemble de la construction européenne, démarche suivie par M. Fischer qui estime que l'on doit envisager ce bouleversement. Il faut donc passer à une nouvelle étape, et l'adoption d'une constitution européenne ou d'un nouveau traité fondateur est indispensable.

Par ailleurs, il existe de multiples assemblées et institutions sur le continent européen - le Conseil de l'Europe, l'UEO, l'OSCE - : ne faut-il pas redéfinir le rôle respectif de toutes ces instances ?

M. René André a demandé au Rapporteur s'il envisageait l'éventualité de la création d'une seconde chambre parlementaire représentant les Etats.

M. Jean-Louis Bianco a ensuite répondu aux intervenants.

Il a indiqué qu'à sa connaissance, il n'y a pas de projet formulant des modalités pour un partenariat rapproché à instaurer avec certains pays européens ou autres, et a souligné que l'idée de confédération européenne avancée il y a quelques années par François Mitterrand, et qui s'était heurtée à un scepticisme total à l'époque, pourrait être creusée, en l'adaptant évidemment à la situation actuelle. Par ailleurs, des formes de dialogue politique au sein de « sommets politiques européens » seraient intéressants. On pourrait y aborder par exemple les grandes questions économiques, qui intéressent tous les Européens. On pourrait aussi avancer dans différents domaines culturel, universitaire ou autres.

La rédaction d'un document compréhensible donnant corps au principe de subsidiarité doit être tentée, et ne paraît pas infaisable. Mais, il faut confier cet exercice à des personnalités politiques qui ont la pratique parlementaire, gouvernementale, nationale ou européenne, et non seulement à des juristes. L'exercice est difficile, et le système allemand est un exemple éclairant à cet égard : la répartition des compétences entre les différents niveaux s'étant complexifiée avec le temps, il en est résulté une situation inextricable où l'on ne sait plus qui fait quoi. Ce problème sera l'un des grands débats à l'avenir en Allemagne.

Le Rapporteur est sensible à la question de la légitimité des décisions prises par le Conseil de l'Union. C'est pourquoi il soutient la proposition de Gérard Fuchs consistant à diviser en trois catégories les dispositions du traité, et de prévoir pour une liste de décisions (notamment pour des décisions qui présentent un caractère intergouvernemental) une adoption à la majorité « superqualifiée ».

Des réflexions allemandes existent sur l'étendue de l'élargissement, et des échanges ont eu lieu par le passé entre les experts français et allemands au sein du centre d'analyse et de prévision de notre Ministère des Affaires étrangères et de son équivalent allemand. Le Rapporteur, par les débats qu'il a pu avoir avec ses collègues allemands, a senti une attitude plus prudente face à cette question, peut-être car l'on mesure mieux à présent toutes les difficultés de l'élargissement déjà planifié.

L'idée d'un parquet européen pour lutter contre la fraude au budget communautaire est en train d'aboutir, et le consensus semble se faire sur cette avancée. L'idée novatrice d'un parquet à caractère plus « fédéral » rencontre l'intérêt de principe du Rapporteur, car à défaut, il craint que l'on n'avancera pas assez vite. Néanmoins, il faut en mesurer toutes les conséquences.

Le Rapporteur a estimé que diminuer le nombre de commissaires au Bénélux ne résoudrait pas les problèmes de la Commission, qui sont de plusieurs natures. Il a ajouté une autre proposition, provocatrice, qui se pose à son esprit : à terme, ne faut-il pas supprimer la Commission ?

La compréhension par les peuples des questions difficiles débattues aujourd'hui est importante. Il faut trouver comment y associer les Français avant de leur présenter un traité « tout ficelé » et incompréhensible comme celui de Maastricht. C'est pourquoi le Rapporteur souhaite que les réformes qu'ils a proposées, parmi lesquelles la constitution, soient l'objet de débats pendant deux, voire trois ou quatre ans, dans les Parlements nationaux, dans les formations politiques, au Parlement européen. Il faudra trouver des formes de publicité pour le comité « Delors » ou autre qui sera constitué, afin qu'il ne travaille en chambre mais fasse des auditions et des débats à travers l'Europe, pour prendre à témoin les opinions nationales et faire en sorte que les citoyens s'intéressent aux enjeux européens.

L'évolution de la position allemande quant à l'élargissement et à l'approfondissement ne peut être uniquement attribuée à la crainte de la libre circulation des travailleurs ou de l'immigration. Ce n'est pas la raison dominante, et elle figure parmi d'autres interrogations.

L'argument de M. Pierre Lequiller est tout à fait pertinent, et il faut en effet un noyau dur pour donner un signal fort, mais prévoir aussi la formation de « cercles concentriques » pour des domaines d'action particuliers. Comme l'a souligné M. Paul Dhaille, la construction européenne semble être dans une phase de « bricolage » et si l'on s'y tient on ne fera que retarder l'échéance de l'enlisement. Le Rapporteur a ajouté qu'autant il est favorable et souhaite que l'on fasse preuve d'ambition pour le développement de coopérations renforcées, pour que l'on aille plus loin dans les domaines de la justice, de la police, la défense, la monnaie par exemple, autant il est défenseur du « souverainisme » pour certains domaines en particulier l'éducation et la protection sociale. Il faudrait que ceux qui pensent que l'on ne peut régler les problèmes au niveau national ou local en apportent la preuve.

Le Rapporteur s'est enfin déclaré favorable à la création d'une deuxième chambre des représentants des nations.

En application de l'article 145 du Règlement, la Commission a décidé la publication du présent rapport d'information.

2454 - Rapport de M Jean-Louis Bianco sur la réforme des institutions de l'Union européenne (commission des affaires étrangères)

1 « Les implications institutionnelles de l'élargissement », rapport à la Commission européenne de MM Jean-Luc Dehaene, Richard von Weizsäcker et David Simon.

2 « La réforme des institutions de l'Union européenne : une nécessité pour l'efficacité et la démocratie », rapport n°2242 présenté le 9 mars 2000.

3 M. Christopher Patten est le commissaire chargé des relations extérieures, M. Poul Nielson est chargé du développement et de l'aide humanitaire, M. Pascal Lamy est en charge du commerce extérieur, auxquels on ajoutera M. Günter Verheugen, commissaire en charge de l'élargissement. N'est pas compté M. Javier Solana, Secrétaire général adjoint Haut Représentant pour la Politique extérieure et de sécurité commune.

4 Ainsi le rapport de la Délégation pour l'Union européenne du Sénat propose de transposer le système français de responsabilité du Gouvernement en précisant que la censure doit être votée par la majorité des membres du Parlement, seuls les votes favorables à la censure étant recensés.

5 On se référera également au rapport de la Délégation pour l'Union européenne du Sénat « Quelle réforme des institutions européennes pour l'an 2000 », n°148, 21 décembre 1999.

6 L'expression employée par le Gouvernement paraît plus claire que celle figurant dans la proposition de la Commission-« le bon fonctionnement du marché intérieur ».

7 Rapport du groupe de travail institué par le Secrétaire général du Conseil adressé au Conseil le 10 mars 1999. Le groupe de travail était animé par M. Trumpf, Secrétaire général du Conseil, et M. Piris, Vice-Président.

8 Le Comité des Représentants permanents (COREPER), le Comité politique, le Comité de coordination des hauts fonctionnaires, le Comité économique et financier et, enfin, les très nombreux comités spécialisés.

9 La coordination interministérielle est assez bonne au Royaume-Uni et en France (grâce au SGCI), mais elle fonctionne mal dans plusieurs Etats membres.

10 Pascal Lamy, Commissaire européen, distingue avec humour deux fonctions du Conseil : la fonction technique (qui doit être améliorée), et la fonction « totémique », que remplissent les ministres en s'exprimant devant les médias nationaux à la sortie du Conseil. Cette deuxième fonction manque au Parlement européen, où la distribution des temps de parole ne permet ni l'effet oratoire, ni un véritable débat. A défaut de jouer ce rôle, le Parlement n'est pas ressenti comme l'endroit où la démocratie se vit.

11 « L'Union européenne en quête d'institutions légitimes et efficaces », Documentation française, 1999.

12 «  L'Union en quête d'institutions légitimes et efficaces », rapport du groupe de réflexion présidé par M.Jean-Louis Quermonne, publié en octobre 1999.

13 Europe : une large réforme avant d'élargir, Le Monde, 9 décembre 1999.

14 « Pour une Europe de l'Euro », Le Figaro, 10 avril 2000

15 Rapport du groupe de travail institué par le Secrétaire général du Conseil adressé au Conseil le 10 mars 1999. Le groupe de travail était animé par M. Trumpf, Secrétaire général du Conseil, et M. Piris, Vice-Président.

16 « Choses vues au Parlement européen », Le Monde, 12 janvier 2000.

17 « Europe 2000 : pour une Union plurielle », rapport au Ministre des Affaires étrangères, 20 juillet 1999.

18 Sondage Eurobaromètre cité par Europolitique, 21 avril 2000.

19 « Vers une charte des droits fondamentaux de l'Union européenne », rapport d'information (n°2275) déposé par la Délégation de l'Assemblée nationale pour l'Union européenne et présenté par M. François Loncle, 23 mars 2000.

20 « Europe : une large réforme avant d'élargir », Karl Lamers, responsable du groupe parlementaire CDU-CSU pour la politique étrangère, Wolfgang Schäuble, Président de la CDU, Le Monde, 9 décembre 1999.

21 Rapport sur le rapport annuel 1998 de la Commission européenne sur la protection des intérêts financiers des Communautés et la lutte contre la fraude, Rapporteur Herbert Bösch, A5-0116/2000.

22 « De la Confédération à la Fédération - réflexion sur la finalité de l'intégration européenne », discours prononcé le 12 mai 2000 à l'Université Humboldt de Berlin.