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N° 2961

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

ONZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 28 mars 2001.

RAPPORT D'INFORMATION

DÉPOSÉ

en application de l'article 145 du Règlement

PAR LA COMMISSION DE LA DÉFENSE NATIONALE ET DES FORCES ARMÉES (1),
sur
les projets américains de défense antimissile

et présenté par

M. Paul QUILÈS

Député.

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(1) La composition de cette commission figure au verso de la présente page.

Défense.

La commission de la défense nationale et des forces armées est composée de :

M. Paul Quilès, président ; M. Didier Boulaud, M. Jean-Claude Sandrier, M. Michel Voisin, vice-présidents ; M. Robert Gaïa, M. Pierre Lellouche, Mme Martine Lignières-Cassou, secrétaires ; M. Jean-Marc Ayrault, M. Jacques Baumel, M. Jean-Louis Bernard, M. André Berthol, M. Jean-Yves Besselat, M. Bernard Birsinger, M. Jacques Blanc, M. Loïc Bouvard, M. Jean-Pierre Braine, M. Philippe Briand, M. Jean Briane, M. Marcel Cabiddu, M. Antoine Carré, M. Bernard Cazeneuve, M. Guy-Michel Chauveau, M. Alain Clary, M. François Cornut-Gentille, M. Charles Cova, M. Michel Dasseux, M. Jean-Louis Debré, M. François Deluga, M. Claude Desbons, M. Philippe Douste-Blazy, M. Jean-Pierre Dupont, M. François Fillon, M. Christian Franqueville, M. Yves Fromion, M. Yann Galut, M. René Galy-Dejean, M. Roland Garrigues, M. Henri de Gastines, M. Bernard Grasset, M. Jacques Heuclin, M. Claude Hoarau, M. François Hollande, M. Jean-Noël Kerdraon, M. François Lamy, M. Claude Lanfranca, M. Jean-Yves Le Drian, M. Georges Lemoine, M. François Liberti, M. Jean-Pierre Marché, M. Franck Marlin, M. Jean Marsaudon, M. Christian Martin, M. Guy Menut, M. Gilbert Meyer, M. Michel Meylan, M. Jean Michel, M. Charles Millon, M. Charles Miossec, M. Alain Moyne-Bressand, M. Arthur Paecht, M. Jean-Claude Perez, M. Robert Poujade, Mme Michèle Rivasi, M. Michel Sainte-Marie, M. Bernard Seux, M. Guy Teissier, M. André Vauchez, M. Émile Vernaudon, M. Jean-Claude Viollet, M. Aloyse Warhouver, M. Pierre-André Wiltzer.

INTRODUCTION 5

I. - LES PROJETS AMÉRICAINS DE DÉFENSE DU TERRITOIRE CONTRE LES MISSILES BALISTIQUES : ÉTAT DES LIEUX 11

A. UN THÈME PERMANENT DE L'HISTOIRE MILITAIRE ET STRATÉGIQUE DES ÉTATS-UNIS 11

1. De Nike - Zeus à Safeguard, 25 ans de projets virtuels 11

2. L'échec de l'initiative de défense stratégique 12

B. LA NATIONAL MISSILE DEFENSE (NMD) : LE RETOUR DE LA DÉFENSE ANTIMISSILE AU PREMIER PLAN 13

1. Les enjeux politiques de la NMD 13

2. Un contexte géostratégique porteur 14

C. DE LA NATIONAL MISSILE DEFENSE (NMD) À LA MISSILE DEFENSE (MD) : UN DÉBAT TRÈS FLOU 15

1. Des projets limités de l'administration Clinton... 15

2. Aux options multiples envisagées par l'administration Bush 16

II. - LA DÉFENSE ANTIMISSILE, OBSESSION DU DISCOURS STRATÉGIQUE AMÉRICAIN OU PROJET MILITAIRE CRÉDIBLE ? 18

A. LES FONDEMENTS IDÉOLOGIQUES DU PROJET : LA DÉFENSE ANTIMISSILE DANS LA MYTHOLOGIE AMÉRICAINE 18

B. LES FONDEMENTS STRATÉGIQUES : LA DIALECTIQUE ENTRE DISSUASION ET DÉFENSE 21

1. L'arme nucléaire en question : guerre sale contre guerre propre 21

2. La dissuasion en débat : vers une nouvelle formulation de la doctrine américaine ? 23

C. LA DIMENSION TECHNICO-INDUSTRIELLE DE LA NMD : GARANTIR L'AVANCE TECHNOLOGIQUE AMÉRICAINE 23

1. La faisabilité : une question secondaire 24

2. Maintenir la supériorité technologique des Etats-Unis : un objectif constant 26

III. - UN PROJET VIRTUEL AUX CONSÉQUENCES RÉELLES 27

A. DES CONSÉQUENCES GLOBALES SUR LES ÉQUILIBRES RÉGIONAUX ET LA COURSE AUX ARMEMENTS 27

B. NMD ET RELATION TRANSATLANTIQUE 30

1. Consultation, association, participation... : quel rôle pour les pays européens et l'Union européenne dans les projets américains ? 31

2. Un coin dans l'unité de l'Alliance atlantique ? 33

IV. - QUELQUES VÉRITÉS SUR LA DÉFENSE ANTIMISSILE : LES PISTES D'UNE ACTION VOLONTAIRE 34

A. REFUSER LE FAIT ACCOMPLI 35

1. Un débat ouvert sur un projet virtuel 35

2. Un débat nécessaire sur un projet national aux enjeux internationaux 36

B. CONTRE LA POLITIQUE DU PIRE, LE RESPECT DU DROIT 37

1. Le traité ABM : les enjeux bilatéraux de la NMD 37

2. Le bilan positif du multilatéralisme : les responsabilités de l'hyperpuissance 39

3. La démilitarisation de l'espace, un acquis à préserver 40

C. PROMOUVOIR UN LIEN TRANSATLANTIQUE PLUS ÉQUILIBRÉ 41

1. Des priorités stratégiques et budgétaires divergentes : le faux parallèle entre NMD et PESD 41

2. La recherche de la stabilité internationale comme socle d'un dialogue constructif entre l'Europe et les Etats-Unis 43

CONCLUSION 47

TRAVAUX DE LA COMMISSION 49

I. - COMMUNICATION DE M. PAUL QUILÈS, PRÉSIDENT, SUR LES PROJETS AMÉRICAINS DE DÉFENSE ANTIMISSILE 49

II. - EXAMEN DU RAPPORT 61

CONTRIBUTION PARLEMENTAIRE DE M. JEAN-CLAUDE SANDRIER, DÉPUTÉ DU CHER, AU NOM DU GROUPE COMMUNISTE 65

CONTRIBUTION PARLEMENTAIRE DE M. PIERRE LELLOUCHE, DÉPUTÉ DE PARIS (RPR) 67

Mesdames, Messieurs,

Le débat stratégique international et américain, ainsi que le dialogue euro-atlantique vont être dominés dans les années à venir par la question de la mise en place d'une défense nationale antimissile aux Etats-Unis, naguère appelée National Missile Defense (NMD), depuis peu intégrée dans un ensemble global baptisé défense antimissile (Missile Defense ou MD), qui inclut également la défense de théâtre. La nouvelle administration américaine place en effet ce projet au premier rang de sa politique de sécurité et prône un bouleversement doctrinal radical sur la défense et la dissuasion dans l'après-guerre froide. D'emblée, une affirmation est présentée comme une évidence : « la question n'est pas de savoir si la NMD va se faire, mais quand et comment », peut-on lire ici et là. Tel est aujourd'hui le mot d'ordre, martelé à l'envi, préalable à tout discours sur le sujet, aussi bien aux Etats-Unis qu'en Europe.

Cette affirmation est pourtant contestable.

Sur la méthode d'abord : peut-on se contenter de slogans sur un sujet qui pose, sur le fond, des questions essentielles sur l'équation stratégique de l'après-guerre froide ? De tels anathèmes, qui s'apparentent à un diktat intellectuel, n'ont d'autre fonction que de neutraliser tout débat de fond sur le sujet. Or, la vraie question posée aujourd'hui par la NMD ne concerne pas la simple analyse technique des modalités et du calendrier de la défense antimissile.

Sur le fond ensuite : l'ensemble du débat actuel, qu'il s'agisse des arguments favorables à la NMD ou des critiques à l'encontre du projet, a un air de déjà vu qui nous ramène au plus fort des discussions sur l'Initiative de défense stratégique (IDS) lancée par le Président Reagan. D'aucuns qualifient d'ailleurs le projet actuel de « fils de la guerre des étoiles ». Or, faut-il rappeler que l'IDS a échoué ? Plus encore, comment oublier que la défense antimissile est, depuis plus de quatre décennies, le serpent de mer des stratèges du Pentagone, sans qu'aucun système effectif global n'ait été mis en place ?

*

La question reste donc bel et bien ouverte de savoir si un système de défense antimissile du territoire national américain sera mis en place dans les années à venir : il n'existe pas de fatalité de la NMD aujourd'hui. Ainsi, au-delà des formules toutes faites, il est temps de substituer l'analyse objective au constat idéologique d'un pseudo fait accompli, en bref d'en revenir aux réalités. Ainsi pourra s'ouvrir un débat qui est non seulement pertinent mais aussi nécessaire. En effet, ce projet virtuel a des conséquences bien réelles sur la sécurité internationale, de même qu'il pose des questions de première importance quant aux priorités stratégiques des Etats-Unis et de l'Europe.

Trop souvent jusqu'alors, toute tentative de débat a été promptement interprétée comme le signe d'une répugnance à regarder en face le nouveau contexte stratégique : il y aurait d'un côté les Modernes, à savoir les Etats-Unis, qui regardent le monde de l'après-guerre froide tel qu'il est, là où les Anciens, généralement européens, ne verraient que le monde tel qu'il était ou tel qu'ils voudraient qu'il reste.

Dans la mesure où le discours américain sur la NMD ou la MD puise largement dans un corpus idéologique et rhétorique inchangé depuis quarante ans, dans la mesure encore où les partisans et acteurs de la politique stratégique américaine sont les mêmes que lors de l'IDS, il reste à prouver que la MD envisagée aujourd'hui soit un projet d'avenir. A l'inverse, le fait que la MD soit une antienne du discours stratégique américain ne signifie pas automatiquement que les Européens soient les Modernes en en dénonçant les risques. En fait, prendre position sur la défense antimissile est un faux débat si l'on n'a pas tenté au préalable de réfléchir à ce que représente la défense antimissile pour les Etats-Unis, au-delà des différents systèmes qui se succèdent.

*

De quoi est-il question dans les projets américains ?

A l'instar de ses ancêtres, la NMD ressortit bien davantage d'un projet idéologique qui puise ses racines au fondement même de la mentalité américaine que d'un outil militaire véritable. En témoigne très clairement la manière dont le projet est revenu au premier plan du débat politique américain dans les années récentes. Faire ce constat ne conduit en rien à minorer ni le poids ni les enjeux des débats actuels. Ne nous trompons pas de registre pour autant : la défense antimissile des populations civiles est avant tout une question politique, non militaire, un enjeu économique et industriel avant d'être un projet technique.

C'est dans cette perspective que peut et que doit s'inscrire l'élaboration d'une position spécifiquement européenne sur la NMD. Car s'il est vrai que les pays d'Europe doivent, d'un côté, éviter d'apparaître comme les tenants systématiques de doctrines stratégiques conçues au temps de la guerre froide, il est tout aussi vrai qu'ils doivent, de l'autre, faire valoir leurs analyses et leurs intérêts propres sur ce dossier.

Décrire, analyser et comprendre les fondements, les enjeux et les conséquences des projets américains en matière de défense antimissile, non dans une perspective de critique stérile sur un sujet débattu à l'infini, mais afin de définir une position politique qui soit active, et non plus seulement réactive : telle est l'ambition du présent rapport.

I. - LES PROJETS AMÉRICAINS DE DÉFENSE DU TERRITOIRE CONTRE LES MISSILES BALISTIQUES : ÉTAT DES LIEUX

La posture stratégique des Etats-Unis s'articule autour de trois axes qui sont, par ordre de priorité, la dissuasion nucléaire, les efforts de réduction des risques de prolifération par voie diplomatique et le recours à certains moyens de contre-prolifération incluant les défenses actives comme la TMD. L'ombre de la défense antimissile (DAM) du territoire national, qui relève de cette dernière composante, a constamment plané sur cette posture depuis trois décennies. Il n'est à cet égard pas exagéré de voir dans la DAM un vieux rêve stratégique des Etats-Unis.

Ce rêve est né d'un cauchemar. Même si les Etats-Unis travaillent dès 1945 sur la défense antimissile, il faut attendre le choc suscité par le lancement de Spoutnik, en 1957, par l'URSS pour que ce thème devienne central chez les stratèges et les politiques : les Etats-Unis, désormais vulnérables aux missiles intercontinentaux soviétiques, n'auront de cesse de parer à cet état de fait. Tous les Présidents américains depuis Kennedy ont ainsi associé leur nom à un système de défense antimissile.

A. UN THÈME PERMANENT DE L'HISTOIRE MILITAIRE ET STRATÉGIQUE DES ÉTATS-UNIS

1. De Nike - Zeus à Safeguard, 25 ans de projets virtuels

Jusqu'en 1957, les Etats-Unis, bien que n'étant plus les seuls détenteurs de l'arme nucléaire depuis 1949, sont totalement invulnérables à une attaque nucléaire balistique de l'URSS. A partir de cette date, tout change, et c'est notamment sur le slogan, faux, mais très porteur, du « missile gap » - à savoir un pseudo retard des Etats-Unis en matière balistique - que Kennedy est élu. Si les deux pays se lancent dans une course à la fois quantitative et qualitative qui vise à augmenter le nombre, la portée et la précision des missiles, ils travaillent également sur leur antidote, les défenses antimissiles. C'est de cette course sans fin entre le glaive et le bouclier que naissent les projets successifs de défense antimissile. Dès 1957, le programme Nike-Zeus est lancé, fondé sur des intercepteurs à longue portée équipés de têtes nucléaires. Un premier essai est effectué avec succès en 1962, alors que l'URSS a elle aussi réussi l'interception d'un missile de portée intermédiaire en 1961. Dès 1964 toutefois, il est abandonné en raison d'un coût excessif et de difficultés techniques liées à l'identification des leurres. Néanmoins, les Soviétiques ayant déployé un système antimissile autour de Moscou en 1966, le Secrétaire d'État à la Défense Robert McNamara lance le programme Sentinel, dont l'objet est de protéger les villes américaines contre une attaque nucléaire limitée, en l'occurrence chinoise, aux dires mêmes des responsables américains. 25 sites de lancement sont prévus, soit 16 équipés chacun de 100 missiles Spartan à tête nucléaire chargés des interceptions en dehors de l'atmosphère et 9 dotés de missiles Sprint, également à charge nucléaire, devant effectuer des interceptions endoatmosphériques.

La présidence Nixon est toutefois marquée par un rejet du projet de la part des citoyens américains qui, ville après ville, refusent d'avoir « des bombes dans leur cour ». D'où le remplacement de Sentinel par Safeguard, dont l'objectif est la seule protection des silos de missiles balistiques intercontinentaux basés dans le Dakota du Nord, à Grand Forks. Aux Etats-Unis comme en URSS, ce sont donc de facto des systèmes limités qui sont installés, situation que le droit vient sanctionner d'abord en 1972 puis en 1974, avec les versions successives du traité ABM (Anti-Ballistic Missile) dont l'objet est d'interdire à chacun des protagonistes de mettre l'ensemble de son territoire à l'abri des missiles de l'autre. Si le système russe autour de Moscou est toujours en place aujourd'hui, aux États-Unis, le système déployé en 1974 est démantelé en janvier 1976, sur ordre du Secrétaire d'État à la défense, Donald Rumsfeld, pour des raisons politiques liées à l'absence de soutien du Congrès, et techniques, le système fonctionnant mal. Ce système mort-né a coûté 22 milliards de dollars (valeur actuelle).

Suit une période de « sommeil paradoxal »1 pendant laquelle les euromissiles prennent le pas sur la défense antimissile. Des recherches se poursuivent néanmoins. C'est à cette époque, et forts de l'expérience de Safeguard, que les Etats-Unis commencent à travailler sur l'interception directe (hit-to-kill), de préférence à l'explosion nucléaire.

2. L'échec de l'initiative de défense stratégique

La querelle des euromissiles prend fin en 1983. Aux Etats-Unis, « l'Amérique est de retour » et, avec elle, la défense antimissile. Le 23 mars 1983, Ronald Reagan prononce le discours fondateur de l'Initiative de défense stratégique dont l'objet et la nature sont extrêmement ambitieux. Il ne s'agit rien moins que de rendre les armes nucléaires « impuissantes et obsolètes », en protégeant la population américaine contre une attaque soviétique de grande échelle aux moyens de satellites et de lasers spatiaux formant un véritable bouclier au-dessus du territoire américain. Le surnom de guerre des étoiles donné à ce projet témoigne de son caractère démesuré.

Cependant, un bref regard sur l'histoire de l'IDS laisse apparaître une série de reculs et de révisions constantes, à la baisse, des objectifs assignés au projet. En 1987, l'objectif officiel - soutenir une attaque nucléaire massive - est implicitement infléchi, car reconnu comme irréaliste, et priorité est donnée au renforcement de la dissuasion par la préservation de l'arsenal nucléaire après une première frappe soviétique. En 1991, l'annonce par le Président Bush d'une couche supplémentaire d'intercepteurs dans l'espace ne doit pas tromper ; la vraie évolution réside dans la révision à la baisse du nombre de cibles à intercepter, 200 au total, le projet lui-même étant baptisé Protection globale contre des frappes limitées (GPALS). L'IDS est morte ; 23 milliards de dollars lui ont été alloués.

B. LA NATIONAL MISSILE DEFENSE (NMD) : LE RETOUR DE LA DÉFENSE ANTIMISSILE AU PREMIER PLAN

En 1998, la défense antimissile revient au premier plan du débat politique américain à travers le projet de NMD, qui vise à intercepter cinq à vingt têtes nucléaires simples, lancés par accident ou sans autorisation par la Russie ou la Chine ou délibérément par une nation hostile, qualifiée de rogue state (état voyou) dans la terminologie officielle, susceptible d'acquérir une double capacité, balistique et nucléaire, dans les années à venir.

Ce retour en force est dû à un faisceau de raisons : budgétaires, les Etats-Unis enregistrant un excédent qui atteint 200 milliards de dollars, ou encore techniques, alors que des systèmes de théâtre sont testés avec succès. Mais le fait déclenchant de cette nouvelle offensive américaine en faveur de la défense antimissile est politique.

1. Les enjeux politiques de la NMD

A ses débuts, l'administration Clinton était hostile aux projets de défense antimissiles du territoire national, pour des raisons stratégiques notamment. Elle a certes conduit, à partir de 1995, des négociations avec la Russie sur le traité ABM, mais dans un objectif de clarification des dispositions du traité sur la démarcation entre tactique et stratégique. Elle répondait en cela à une exigence légale, à la suite du vote par le Congrès du National Missile Defense Act de 1991, dans la foulée de la guerre du Golfe, qui demande l'accélération des études sur des programmes de défense de théâtre susceptibles de traiter les menaces sur les forces de type Scud, dans le cadre d'opérations extérieures.

En 1994, la victoire des Républicains au Congrès, chauds partisans de la mise en place d'un système national, se traduit par une pression permanente sur l'administration Clinton, qui aboutit, en 1996, à la conclusion d'un compromis informel entre les deux pouvoirs, prévoyant le déploiement d'un système national en 2003. En 1998, cette date est reportée à 2005 suite à un rapport critique de l'ancien chef de l'USAF sur les risques d'un déploiement trop hâtif.

La relance du débat sur la NMD en 1998 est d'abord due à la conjoncture politique intérieure. Deux facteurs conduisent le Président Clinton à se plier aux pressions des Républicains du Congrès, petit à petit rejoints par une majorité de démocrates, et à signer le National Missile Defense Act du 22 juillet 1999 :

- l'affaiblissement de la Présidence suite à l'affaire Lewinski et le renforcement parallèle du Congrès dans l'initiative politique. L'administration démocrate se retrouve face à un Congrès, à majorité républicaine, très réactif et très inventif, qui finance de nombreux instituts de recherche. On remarquera, par exemple, la présence parmi ces instituts du National Institute for Public Policy, dont le Président est l'ambassadeur Henry Cooper, dernier directeur du Strategic Defense Initiative Organisation (SDIO) ;

- la publication, sous l'égide d'une commission parlementaire présidée par Donald Rumsfeld, d'un rapport sur l'évaluation de la menace qui remet totalement en cause les analyses des services de renseignement présentées en 1995. Jusqu'alors, les évaluations combinaient l'analyse technique des moyens avec celle, politico-stratégique, des intentions. La nouvelle approche s'en tient à l'examen des capacités : le mot d'ordre est désormais qu'il faut faire vite face à une menace en progression rapide émanant de la Corée du Nord, de l'Iran et de l'Irak.

2. Un contexte géostratégique porteur

L'impact du rapport Rumsfeld est décuplé par l'évolution du contexte stratégique en 1998, marqué par l'intervention d'essais successifs de missiles balistiques par plusieurs pays, sans parler des essais nucléaires retentissants effectués par l'Inde et le Pakistan. Le 6 avril 1998, le Pakistan teste le Ghauri ; le 11 avril, c'est au tour de l'Inde de tester le missile Agni II. En juillet intervient un essai iranien. Enfin, le 31 août 1998, la Corée du Nord teste le Taepo Dong I, qualifié par les experts américains de « tir de validation du rapport Rumsfeld », expression qui en dit long sur le consensus rapide et non remis en cause depuis qui s'est développé autour du rapport Rumsfeld. Aujourd'hui en effet, en dehors de deux petits groupes du Massachussets Institute of Technology (MIT) ou de la Fédération des scientifiques américains (FAS), il n'existe plus de véritable mouvement d'opposition à la NMD.

C. DE LA NATIONAL MISSILE DEFENSE (NMD) À LA MISSILE DEFENSE (MD) : UN DÉBAT TRÈS FLOU

Qu'est ce que la Missile Defense aujourd'hui, au début du printemps 2001, alors que le Président Clinton a laissé à son successeur la responsabilité de se prononcer sur le déploiement de la NMD et que la nouvelle administration n'a eu de cesse de dénoncer ce projet ? Nul ne le sait, ni en Europe, ni même aux Etats-Unis. C'est là une réalité qu'il faut rappeler, tant la densité d'articles, de prises de position pourrait laisser penser le contraire. L'heure est à l'examen de variantes d'autant plus nombreuses que le nouveau mot d'ordre à Washington est MD, et non plus NMD, c'est-à-dire l'abolition de la distinction entre défense de théâtre et défense du territoire national.

1. Des projets limités de l'administration Clinton...

L'administration Clinton n'a eu de cesse d'insister sur le caractère « limité » du projet de NMD. Il est vrai que l'architecture du projet développé par la Ballistic Missile Defense Organisation (BMDO) est relativement simplifiée par rapport à ses prédécesseurs immédiats, IDS et GPALS. Il repose sur cinq composantes :

- 100 intercepteurs basés au sol, dont le nombre final serait de 250 en 2011, chargés de détruire les missiles assaillants par interception directe ;

- un système de gestion de l'engagement, cerveau du dispositif qui intègre les données issues des radars et des satellites d'alerte et de surveillance et évalue en permanence la situation ;

- un radar à bande large et très haute résolution chargé de traquer le missile assaillant et de distinguer les leurres ;

- un réseau de radars d'alerte avancée optimisés (basés aux Etats-Unis, au Groenland et au Royaume-Uni) chargés de détecter et de suivre les missiles assaillants ;

- des satellites d'alerte à système infrarouge chargés de détecter les tirs de missile ennemis. A terme, six satellites en orbite géostationnaire ou elliptique, selon les zones à couvrir, doivent compléter 24 satellites en orbite basse opérationnels dès 2005.

Pour se conformer au calendrier de déploiement négocié avec le Congrès, le Président Clinton devait annoncer une décision positive de déploiement en 2000, après la réalisation de trois essais. Le 1er septembre 2000, le Président Clinton déclarait cependant qu'il ne pouvait tirer la conclusion des informations dont il disposait que les Etats-Unis pouvaient se fier à l'efficacité opérationnelle d'un système de NMD et qu'il ne pouvait par conséquent annoncer le déploiement du système. Il cita également l'opposition résolue de la Chine et de la Russie au projet, de même que la très forte réticence des alliés européens et confia par conséquent la décision à son successeur. En réalité, dans un contexte de campagne électoral, il lui était quasiment impossible de prendre une décision sur un projet politiquement très lourd, sur lequel les Républicains portaient les jugements les plus négatifs, et qui suscitait, à l'échelle internationale, de fortes réticences.

2. Aux options multiples envisagées par l'administration Bush

Pendant la campagne présidentielle américaine, le candidat George Bush a promis « de construire des défenses antimissiles efficaces fondées sur les meilleures options disponibles, le plus tôt possible ». De fait, il s'agit d'un thème phare des débuts de la Présidence Bush. Dans ces conditions, quelles sont les options techniques qui s'offrent aujourd'hui aux Etats-Unis, étant bien entendu qu'aucun système déployable immédiatement n'existe ? Trois hypothèses, complémentaires et non exclusives, peuvent être envisagées.

Le choix du déploiement d'un système basé à terre, similaire dans son principe au projet envisagé par l'administration Clinton, représente l'option la plus « réaliste ». Les nombreuses critiques du camp républicain à l'encontre des plans de la précédente administration laissent cependant penser que le choix se porterait d'emblée sur ce qui représentait la troisième phase du plan Clinton, caractérisée par l'existence de 250 intercepteurs, basés en Alaska et au Dakota du Nord, et trois radars à bande large supplémentaires, sur chaque façade maritime du territoire et, éventuellement, en Corée du Sud. Si la nouvelle administration décidait de maintenir cette option ainsi que le calendrier actuel, elle devrait lancer au cours du printemps 2001 la construction du radar dans les îles aléoutiennes, c'est-à-dire violer le traité ABM. Telle ne semble pas être la voie choisie. Il n'en reste pas moins que l'option terrestre ne sera probablement pas abandonnée mais qu'on s'oriente vers un système à composantes multiples.

Dans ce cadre, l'adjonction de systèmes d'interception précoce (Boost-Phase Interception) est probable. L'abandon de la terminologie NMD/TMD (Theater Missile Défense) au profit d'une appellation qui met en avant la coopération avec les alliés en est d'ailleurs un indice : de tels systèmes, qui interviennent sur les lieux de lancement des missiles, intercepteraient tous les missiles, qu'ils soient ou non à destination des Etats-Unis. La question de la faisabilité technique de l'interception précoce est débattue de longue date, sans parler des autres problèmes (pas de destruction systématique de la tête nucléaire, problème des bases terrestres, inefficacité des systèmes basés en mer contre des pays dotés d'une profondeur stratégique importante) qu'elle pose. Ses avantages politiques, dans la mesure où le principe de l'interception précoce a toujours séduit une partie importante du camp républicain, et diplomatiques en font toutefois une option séduisante.

La récente publication d'un rapport parlementaire sur l'espace militaire par Donald Rumsfeld, juste avant sa nomination au poste de Secrétaire à la Défense, incite à envisager une troisième option, qui viendrait s'ajouter aux deux configurations évoquées ci-dessus : l'option spatiale. Ce rapport ne traite pas en lui-même des défenses antimissiles spatiales. Mais, en affirmant de manière extrêmement forte que les Etats-Unis sont à la merci d'un « Pearl Harbour dans l'espace » et que les investissements spatiaux jouent un tel rôle stratégique pour la vie du pays qu'il convient de les protéger, il rejoint les préoccupations des « faucons » du Congrès, qui, même après l'IDS, restent attachés à l'existence d'un volet spatial de la défense antimissile. L'appel à la préservation de l'avantage technologique dans le domaine spatial lancé dans le rapport est un autre indice qui plaide en faveur d'une option spatiale dans la défense antimissile. Si ce choix était fait, on s'orienterait vers une défense antimissile à plusieurs niveaux, selon une approche multicouche seule à même de contenter l'aile dure du parti républicain.

Quel que soit le choix qui sera prochainement opéré par l'administration Bush, il convient de souligner qu'il s'inscrira dans une perspective de moyen terme, dans le cas de la première option, de long, voire de très long terme dans le cas des deux autres. En effet, comme l'avait souligné le général John Costello, commandant de l'Army Space and Missile Defence Command, en août 2000 « la seule option de la NMD qui peut être déployée à court terme - vers 2005, échéance que l'on doit très franchement considérer comme optimiste - est la version basée à terre. Aucune autre option, quelles que soient les sommes d'argent qui sont dépensées, n'est envisageable avant la fin de la décennie. »

II. - LA DÉFENSE ANTIMISSILE, OBSESSION DU DISCOURS STRATÉGIQUE AMÉRICAIN OU PROJET MILITAIRE CRÉDIBLE ?

Ce bref rappel historique témoigne de la prégnance de la défense antimissile dans l'histoire stratégique américaine des cinquante dernières années. Comment expliquer dès lors qu'aucun des systèmes envisagés n'ait abouti ? La remise en cause systématique des projets de l'administration précédente par les Présidents nouvellement élus incite même à s'interroger sur le fait de savoir si les Etats-Unis veulent vraiment voir fonctionner une défense antimissile sur leur territoire. Car si vraiment la menace était telle qu'elle justifie ce type d'armes, si vraiment, aujourd'hui, par exemple, les rogue states faisaient peser une épée de Damoclès sur le peuple américain, alors il serait irresponsable de ne pas poursuivre l'effort entrepris et de se tourner vers des solutions même dans des conditions de faisabilité technique lointaine, voire incertaine.

Comprendre la défense antimissile suppose en réalité de se détacher du discours officiel américain sur la menace, asséné depuis plusieurs mois aux alliés, pour en chercher le sens caché et en décrypter les non-dits au plus profond de la culture américaine. « Contrer la menace » signifie rechercher l'invulnérabilité tout en punissant les Etats qui se heurtent aux intérêts américains ; « rééquilibrer la défense et la dissuasion » veut dire marginaliser cette arme immorale qu'est l'arme nucléaire et « examiner toutes les options techniques », c'est faire en sorte de préserver la supériorité américaine en conquérant de nouveaux espaces technologiques.

A. LES FONDEMENTS IDÉOLOGIQUES DU PROJET : LA DÉFENSE ANTIMISSILE DANS LA MYTHOLOGIE AMÉRICAINE

C'est le 23 mai 2000 que le candidat Bush a prononcé son discours de campagne sur la défense antimissile. La date n'est pas anodine : elle fait écho à ce 23 mars 1983 qui vit le Président Reagan lancer l'Initiative de Défense stratégique. Ce Président est d'ailleurs nommément cité - seul dans ce cas avec le Président Kennedy - dans le premier discours sur l'Etat de l'Union prononcé par le Président Bush. Cette double référence, même si elle est faite sur un sujet autre que les questions stratégiques, n'en est pas moins révélatrice. C'est sous la Présidence Kennedy que les Etats-Unis se lancent dans la course à la défense antimissile, c'est sous Reagan que ces projets connaissent leur apogée. Et l'on relèvera le fait que les Présidents Bush et Kennedy partagent la caractéristique d'avoir été élus sur une analyse stratégique qui ne correspond pas à la réalité : les menaces supposées qui pèsent sur les Etats-Unis remplissent aujourd'hui la même fonction mobilisatrice que le missile gap des années cinquante. Dans un cas comme dans l'autre, l'idéologie prime sur la réalité.

Les programmes de défense antimissile qui se sont succédé aux Etats-Unis traduisent ainsi la volonté persistante de ce pays d'échapper à une vulnérabilité aux missiles intercontinentaux qu'il connaît depuis 1957. D'où le bouillonnement stratégique actuel aux Etats-Unis, la fusée nord-coréenne de 1998 étant en quelque sorte le Spoutnik de la fin du siècle.

Car cette réalité stratégique heurte profondément l'un des mythes fondateurs de la mentalité et de l'histoire américaines : le mythe de l'invulnérabilité. Il est impossible de comprendre les positions américaines sur la défense antimissile sans les replacer dans cette perspective. Si la défense antimissile fascine les Etats-Unis depuis cinquante ans, c'est avant tout parce qu'elle répond au fantasme de la sécurité absolue du peuple américain. Une telle notion est étrangère aux Européens, pour lesquels seule existe la sécurité relative : tant la géographie de l'Europe que son histoire ont habitué les populations du continent à être exposées aux risques extérieurs. C'est d'ailleurs pour cette raison que le lancement d'un missile libyen sur l'île de Lampedusa en 1986 n'a pas suscité de course frénétique à la défense antimissile ni de psychose collective en Europe.

C'est bien à ce mythe de l'invulnérabilité du territoire que fait appel le Secrétaire d'Etat Donald Rumsfeld lorsqu'il déclare, le 11 février 2001, que « tout président assumant ses responsabilités de commandant en chef devrait dire qu'une politique conçue pour laisser les Américains totalement vulnérables n'a pas de sens » ou encore, le 3 février, que « le peuple américain ne doit pas être laissé sans défense. Ce n'est pas tant une question technique qu'une question de responsabilité constitutionnelle du Président. En fait, à de nombreux égards, comme l'a dit Kissinger, c'est un problème moral ».

A l'évidence, la défense antimissile s'inscrit donc, non dans une analyse stratégique, mais dans une théologie politique. En témoignent d'ailleurs les incessantes modifications des systèmes proposés, aucun, hormis Safeguard, n'ayant été mené à son terme alors que la menace était présentée comme imminente. La succession des variantes techniques proposées est d'ailleurs à relier à un deuxième mythe constitutif de la mentalité américaine : celui de la frontier, c'est-à-dire à l'idée qu'il existe toujours de nouveaux espaces à conquérir. Il s'agit en l'occurrence d'une frontière technologique que symbolise le système du « hit-to-kill » ou encore le système de renseignement et de surveillance spatial associé à tout projet de défense antimissile.

On notera à cet égard que, même si les analyses mettent généralement en avant le caractère « réaliste » du projet de NMD par contraste avec l'IDS sous prétexte que le système repose, non sur des interceptions à partir de l'espace, mais sur des éléments basés au sol, la clé majeure du bon fonctionnement du système se situe pourtant bel et bien dans l'espace. Seules des capacités spatiales extrêmement sophistiquées sont à même de détecter les départs de missiles assaillants, d'en décrire la trajectoire, de distinguer les leurres, etc. Une connexion parfaite entre les éléments basés au sol et les composants spatiaux est donc essentielle. Nul besoin d'ajouter que, dans l'hypothèse où une approche multicouches était choisie, cette analyse n'en est que plus vraie. Mais, même dans le cas d'une configuration « a minima », il faut une nouvelle fois souligner la continuité parfaite des projets américains depuis l'IDS qui font de l'espace la nouvelle frontière à conquérir. A cet égard, la filiation réclamée avec Kennedy est tout à fait révélatrice.

La défense antimissile s'inscrit par conséquent dans la conviction profonde que n'existe pas de limite au progrès technique. Dans la mentalité américaine, cette certitude revêt une dimension morale : les Etats-Unis réussiront à conquérir ces nouveaux espaces technologiques car ils _uvrent pour le bien, contre le mal. La rhétorique manichéenne associée au projet Reagan était sans ambiguïté. De même, dans le cas de la NMD, le terme de rogue states est symptomatique de cette conviction que les Etats-Unis doivent punir ces voyous, ces « hors-la-loi » du système international de l'après-guerre froide. Le choix de l'appellation de rogue states de la part de l'administration démocrate visait d'ailleurs bien à envoyer un signe à l'électorat américain, en lui montrant que les Républicains n'avaient pas le monopole du discours sur les valeurs fondatrices de la nation américaine. Nous nous situons là encore dans une théologie politique, l'appellation de rogue states étant en réalité un véritable anathème lancé à tous les Etats qui s'opposent aux intérêts américains. En s'inscrivant dans une dichotomie bon-méchant, la NMD renoue par conséquent avec l'un des traits les plus prégnants de la mentalité américaine, alors que l'ennemi soviétique avait disparu et que tous les expert soulignaient la disparition d'une menace clairement identifiée. « L'empire du mal » n'est plus un Etat désigné, l'URSS, mais une catégorie d'Etats relativement fluctuante, aujourd'hui la Corée du Nord, l'Irak ou l'Iran et, demain, peut-être d'autres.

Certes, l'administration Clinton, à la fin du mandat présidentiel, a tenté de bannir ce terme auquel le département d'Etat avait substitué celui de « state of concern » (Etat préoccupant) en 2000. Cette volte-face s'inscrivait en réalité dans une tentative de gommer tous les aspects très « américains » du programme aux yeux des alliés, alors que se multipliaient les critiques. C'est d'ailleurs bien sur ce point que le Ministre des Affaires étrangères, M. Hubert Védrine, mit l'accent quand il souligna que le terme de rogue state était très difficilement traduisible en français : voyous, renégats hors-la-loi, autant de traductions qui soulignaient qu'il s'agissait d'un terme idéologique. Il semble toutefois que les nouveaux cercles dirigeants républicains ne s'embarrassent pas de ces considérations sémantiques et en restent à la terminologie d'origine. Ceci souligne bien la dimension idéologique des programmes de défense antimissile, l'étiquette de rogue state dispensant en réalité de toute analyse stratégique sérieuse.

B. LES FONDEMENTS STRATÉGIQUES : LA DIALECTIQUE ENTRE DISSUASION ET DÉFENSE

Depuis l'entrée dans l'âge nucléaire, la dissuasion représente l'élément principal de la posture stratégique des Etats-Unis. Cette solution est cependant vécue comme un pis-aller qui heurte la conscience morale américaine. Déjà, en 1983, le Président Reagan avait promis au peuple américain que la défense antimissile leur permettrait de sortir du nucléaire en rendant ces armes « impuissantes et obsolètes ». Si cette approche radicale a échoué, les Etats-Unis n'en restent pas moins attachés à une marginalisation de l'arme nucléaire qui, en plus de sa nature immorale, souffre aujourd'hui d'un handicap majeur dans une Amérique qui veut tourner la page de la guerre froide : représenter le symbole de l'affrontement Est-Ouest.

1. L'arme nucléaire en question : guerre sale contre guerre propre

En vertu d'une directive présidentielle secrète, et conformément à ses engagements de campagne, le Président Bush a ordonné le lancement d'une révision stratégique, et spécifiquement d'une révision nucléaire (Nuclear Review) visant à établir l'opportunité d'une réduction des têtes nucléaires américaines de 7 500 à 2 500. A Washington, cette revue nucléaire est expressément reliée à la défense antimissile : les responsables veulent croire qu'un « paquet » réduction des arsenaux nucléaires - défense antimissile est susceptible de séduire les Russes, dont la réduction des arsenaux nucléaires est inéluctable, dans le cadre d'une négociation sur le traité ABM. Ils insistent d'emblée sur le fait que, si les Russes refusaient une telle offre, ils poursuivraient néanmoins dans cette voie en vertu d'un rééquilibrage global entre leurs moyens défensifs et leurs armes offensives. Le projet de budget présenté par les Républicains pour 2001 souligne ainsi que « si le Président cherche à persuader la Russie de nous rejoindre dans une réduction supplémentaire des arsenaux nucléaires, il est également préparé à prendre l'initiative en donnant l'exemple ».

Cette revue stratégique ne se limite pas à une approche quantitative puisqu'elle doit également établir si une telle réduction doit s'inscrire dans un cadre bilatéral, dans la lignée de toutes les mesures de désarmement nucléaire mises en _uvre par les Etats-Unis depuis le lancement du processus START, ou si elle doit être effectuée de manière unilatérale. Aucune information sur les orientations de la révision nucléaire n'est aujourd'hui disponible. Si l'on en croit cependant quelques publications récentes, l'heure est, une fois encore, à des remises en cause radicales des choix passés. Dans un rapport de janvier 2001 rédigé sous l'égide du NIPP, dont deux auteurs, Stephen Hadley et Stephen Cambone, occupent aujourd'hui des postes de responsabilité, le premier au Conseil de sécurité nationale, le second auprès du Secrétaire d'État à la défense, l'accent est mis sur la nécessaire flexibilité de l'outil nucléaire américain. Aujourd'hui, les Etats-Unis peuvent se permettre de réduire leurs arsenaux, mais rien n'exclut à moyen terme que le contexte stratégique les conduisent à l'accroître. D'où, aux yeux des auteurs, la nécessité de ne pas s'enfermer dans des traités bilatéraux qui sont incompatibles avec la réversibilité du processus : « La capacité d'ajustement de la posture américaine entre les forces offensives et les forces défensives à un environnement stratégique évolutif est essentielle ».

En l'absence d'indications officielles, il est difficile de préjuger du résultat de cet examen stratégique, qui n'est pas dénué d'un certain effet d'affichage dans la mesure où les Etats-Unis se sont d'ores et déjà engagés à réduire leurs arsenaux à 3 500 têtes dans le traité START II, dont la mise ne _uvre est, il est vrai, incertaine. Il n'en reste pas moins que plusieurs facteurs plaident en faveur de choix radicaux aux yeux des Etats-Unis. Sans revenir sur le facteur moral déjà évoqué, traditionnel dans le débat américain, des éléments nouveaux sont venus renforcer cet a priori négatif. En premier lieu, la prééminence de l'arme nucléaire est contestée au titre d'une remise en cause globale des héritages de la guerre froide. En second lieu, elle heurte de plein fouet les principes de la révolution dans les affaires militaires (RMA) lancée aux Etats-Unis depuis 1993 : l'heure est à la guerre propre, c'est-à-dire aux armes de précision et non plus aux frappes massives. Dans cette perspective, les armes nucléaires subissent une dévaluation stratégique.

2. La dissuasion en débat : vers une nouvelle formulation de la doctrine américaine ?

Très logiquement, la remise en cause de l'arme nucléaire s'accompagne d'une contestation du rôle structurant de la doctrine nucléaire elle-même, au profit d'un rééquilibrage entre dissuasion et défense. Tel est en effet le sens des propos les plus récents des dirigeants américains, comme l'atteste l'audition devant le Sénat, le 27 février dernier de Paul Wolfowitz, Secrétaire d'Etat adjoint à la défense : « nous devons façonner et soutenir une nouvelle forme de dissuasion appropriée au nouvel environnement stratégique. Nous avons besoin de nouveaux concepts et de nouvelles formes de dissuasion pour y faire face. Nous avons besoin d'une dissuasion fondée sur moins de niveaux massifs de punition ou de représailles, et de davantage de moyens offensifs et défensifs ». D'où la conduite simultanée d'une double réflexion sur la configuration optimale d'un système de défense antimissile et sur la politique nucléaire américaine, qui fait s'interroger certains sur le fait de savoir si NMD ne signifie pas en réalité No More Deterrence (plus de dissuasion).

Le rôle prééminent de la dissuasion et le principe de la destruction mutuelle assurée (MAD) sont aujourd'hui considérés à Washington comme les vestiges d'une époque révolue. C'est donc également la parité stratégique avec la Russie qui est remise en cause, au profit de la constitution d'une relation stratégique dite coopérative et non antagonique entre les deux pays. Considérée comme périmée vis-à-vis de la Russie, la dissuasion est en outre jugée inefficace ou du moins incertaine quand il s'agit des Etats proliférants. Cette doctrine postule en effet la rationalité de l'adversaire qui, si elle existait dans le cas de l'URSS, ne prime pas nécessairement chez certains dirigeants aux instincts suicidaires. Selon ce raisonnement, s'en tenir à la dissuasion signifie laisser les villes américaines exposées aux missiles de dirigeants fous : il ne suffit plus que, dans une telle hypothèse, l'Etat qui s'attaquerait aux Etats-Unis soit rayé de la carte ; il faut encore qu'aucune vie américaine ne soit exposée. La défense antimissile revient en réalité à appliquer aux populations civiles le principe du zéro mort déjà en vigueur s'agissant des troupes envoyées à l'extérieur.

C. LA DIMENSION TECHNICO-INDUSTRIELLE DE LA NMD : GARANTIR L'AVANCE TECHNOLOGIQUE AMÉRICAINE

Les responsables américains ont toujours été très discrets sur un aspect pourtant essentiel de la défense antimissile : sa faisabilité. Tel est cependant l'obstacle constant auquel se sont heurtés les différents projets envisagés et la mention discrète dans le NMD Act de 1999 d'un déploiement « aussitôt que la technologie le permet » est là pour le rappeler.

En réalité, faire de la défense antimissile un véritable projet technologique et militaire est, pour les Etats-Unis, un objectif secondaire au regard de son enjeu véritable en termes techniques et industriels. Depuis trente ans en effet, la DAM se définit avant tout comme une formidable manne financière pour les industriels américains et comme un programme de recherche destiné à construire, ou préserver, la supériorité technologique américaine dans des domaines jugés clés pour garantir la puissance des Etats-Unis.

1. La faisabilité : une question secondaire

La question de la faisabilité des projets de défense antimissile n'a jamais été au centre des débats sur le sujet. Et pour cause : aucun système d'interception intégrée n'a jamais prouvé son efficacité. C'est pourtant la condition pour que l'on quitte le terrain de l'idéologie, de la morale et de la politique et pour que la défense antimissile devienne un vrai projet militaire.

L'échec des programmes ambitieux signifie-t-il à l'inverse que les projets « limités » sont promis au succès ? Les Etats-Unis se plaisent à souligner que la technologie a évolué et qu'aujourd'hui, elle est au rendez-vous, sinon dans l'immédiat, du moins dans les années à venir, s'appuyant pour ce faire sur les succès qui ont pu être enregistrés en matière de défense de théâtre. D'où le choix d'une approche dite « incrémentielle » qui consiste à mettre au point les différentes parties du système de manière progressive et à accroître petit à petit leur sophistication. En réalité, le recours à cette notion masque mal un aveu très simple : nombre de technologies ne sont pas au rendez-vous en matière de défense antimissile.

Si les projets limités ne fonctionneront pas plus que leurs prédécesseurs, c'est parce que les technologies liées au principe de base sur lequel la défense antimissile repose depuis vingt ans aux Etats-Unis, le hit-to-kill, n'existent pas. Personne ne sait à ce jour garantir avec un taux de réussite suffisant, l'interception d'un missile à l'aide d'un autre missile qui viendrait le frapper directement. Et l'examen des différents essais d'interception réalisés par les Etats-Unis depuis vingt ans montre que leur taux de réussite, loin d'augmenter, diminue, malgré le recours à des cibles généralement coopératives. L'organe d'évaluation indépendant du Congrès, le General Accounting Office (GAO), avait montré en 1997 que « des 20 tentatives d'interception réalisées depuis le début des années 1980, seulement 6, soit 30 %, ont réussi ». Si l'on examine en particulier les essais réalisés en haute altitude, ce que vise la NMD, le taux de réussite chute à 14 %, avec deux succès sur 14 essais. Plus encore, le dernier succès dans ce domaine date de janvier 1991, les neuf dernières tentatives s'étant toutes soldées par des échecs. On rappellera encore que l'essai réalisé le 7 juillet dernier s'est heurté à un problème technique de base en matière de balistique : l'absence de séparation entre le missile tueur et son système de propulsion. Il a été révélé enfin en janvier 2000 que le « succès » de l'essai d'interception du mois d'octobre 1999 avait été obtenu dans des conditions pour le moins aléatoires : le véhicule tueur n'a reconnu le missile attaquant qu'incidemment puisque le seul élément qu'il avait identifié et pris pour le missile assaillant était le ballon qui accompagnait ce dernier. Ce n'est qu'une fois qu'il a orienté sa trajectoire vers ce ballon que le missile assaillant est entré dans son champ de vision et qu'il l'a reconnu.

Par ailleurs, limités ou ambitieux, tous les projets se heurtent au redoutable problème technique de la discrimination entre les leurres et le missile. Pour écarter ce problème, faute de solution technique, les Etats-Unis sont tentés de se tourner vers un système d'interception précoce, dans la phase d'accélération du missile, et non plus à mi-course, ce qui résout la question dans la mesure où les leurres sont soit inexistants soit grossiers. Dans une telle configuration cependant, la difficulté technique réside dans l'existence de capacités de détection très précoces des départs de missiles, c'est-à-dire dans le système de surveillance et d'alerte avancée satellitaire. Or, selon un rapport du GAO de février 2001 sur le programme SBIRS Low (24 satellites en orbite basse), qui remplirait cette fonction dans la NMD, la technologie n'est pas au point, en tout cas insuffisamment pour permettre le déploiement du système. Le GAO rappelle d'ailleurs qu'aucun des quatre systèmes étudiés pour le remplacement du système actuel de surveillance stratégique et d'alerte avancée (DSP), vieux de trente ans, n'a réussi. Le GAO recommande en conséquence de « développer un calendrier qui mette en place un coût, un calendrier et une performance plus réaliste et susceptible d'être atteinte ».

Le calendrier actuel de la DAM échappe en effet aux règles habituelles suivies par le Pentagone en matière d'essais. En particulier, s'agissant de la NMD, le Pentagone déroge à son principe traditionnel, qui veut qu'« on achète quand cela vole » (fly before you buy). Une telle démarche ne va pas sans susciter des débats internes au Pentagone comme l'a montré la publication, en 1998, d'un rapport très critique du Général Larry Welsh, ancien Chef d'État-major de l'US Air Force, qui déclarait qu'avec de telles méthodes, le projet allait « droit à l'échec ».

2. Maintenir la supériorité technologique des Etats-Unis : un objectif constant

La « stratégie générale » (grand strategy) des Etats-Unis est dictée par un unique objectif : préserver la supériorité technologique américaine, autrement dit le gap technologique qui existe actuellement en leur faveur. De fait, les enjeux technologiques du programme NMD sont considérables en raison du nombre important de technologies concernées : guidage pilotage, traitement du signal, missiles satellites, radar, laser, traitement de l'information... Plus encore, quasiment aucune de ces technologies n'est spécifique à la défense antimissile, de théâtre ou du territoire national, et toutes sont susceptibles de retombées très précieuses dans les domaines militaire et civil. Ces considérations expliquent sans doute que près de 20 % de l'augmentation des crédits militaires prévus sur la période 1999-2003 se soient portés sur le programme de NMD. L'extrême attention aujourd'hui portée par les Etats-Unis à l'espace relève également de cette analyse : c'est, aux yeux des responsables américains, là que se joue la capacité des Etats-Unis à préserver leur avance et c'est pourquoi le récent rapport Rumsfeld sur le sujet juge inéluctable la transformation de l'espace en terrain de confrontation et d'agression dans le futur et appelle à un accroissement et à une sanctuarisation des moyens budgétaires du Pentagone dans ce domaine.

Nul besoin de souligner les conséquences industrielles de premier plan qui découlent de ce rôle majeur de la défense antimissile dans la préservation de la supériorité technologique américaine. Quatre entreprises de première importance sont en l'occurrence concernées : Lockheed Martin, Boeing, Raytheon et TRW. Elles bénéficient de 60 % des crédits alloués par le Pentagone pour ce programme, ce qui a représenté en 1998 et 1999 2,2 milliards de dollars. Il serait faux d'expliquer la résurgence de la défense antimissile aux Etats-Unis par le rôle conjoint du lobby industriel et du complexe militaro-industriel. Il est néanmoins vrai que les industriels n'ont pas ménagé leurs efforts pour favoriser la NMD et qu'un système d'influence impliquant les congressistes, les industriels et les militaires existe sur ce programme dont le coût a été évalué entre 50 et 60 milliards de dollars par le GAO. Ce « triangle des intérêts » s'était révélé particulièrement efficace lors de l'IDS : en multipliant leurs implantations géographiques et leurs sous-traitants, les industriels avaient fait en sorte d'impliquer 42 Etats sur 50 par des contrats d'étude. L'effet d'inertie des programmes représente un autre facteur favorable au secteur industriel et explique en partie la continuité de l'effort de recherche en ce domaine.

III. - UN PROJET VIRTUEL AUX CONSÉQUENCES RÉELLES

Les projets américains de défense antimissile sont virtuels : il n'existe aucun système à déployer. Et ce ne sont ni les discours politiques inlassablement répétés aujourd'hui qui changeront ce constat. En l'état actuel, l'administration républicaine au pouvoir risque fort de suivre l'exemple des Présidents Reagan et Bush en matière de défense antimissile : en parler beaucoup, dépenser énormément et ne rien déployer tout en restant dans le traité ABM.

Pour virtuels qu'ils soient, ces projets risquent fort d'avoir des conséquences bien réelles à court et moyen terme. Leur seul affichage politique est en effet potentiellement très déstabilisateur dans la mesure où ils relèvent d'un pari stratégique de la première puissance mondiale, en bref d'un saut dans l'inconnu.

A. DES CONSÉQUENCES GLOBALES SUR LES ÉQUILIBRES RÉGIONAUX ET LA COURSE AUX ARMEMENTS

Les Etats-Unis soutiennent que la NMD, ne visant que les rogue states, n'aura pas de conséquences globales. Rien n'est moins certain. Tandis qu'on ne peut exclure, contrairement à ce qu'affirment les républicains du Congrès, qu'elle pousse ces pays à une fuite en avant dans la prolifération, le seul discours sur la défense antimissile est porteur de risques plus larges sur les équilibres régionaux et la reprise de la course aux armements.

Les réactions de la Russie et de la Chine aux projets américains sont les deux inconnues principales. Certes, elles ont d'ores et déjà fait entendre leur opposition à ces projets d'une voix forte. Mais, au-delà de la rhétorique, quelles peuvent être les conséquences réelles des projets américains sur leur politique militaire et de sécurité ?

· En tant que partie au traité ABM, et par conséquent concernée au premier chef par les projets américains, la Russie a très tôt fait connaître son opposition au projet, sans refuser toutefois de se prêter au jeu des discussions régulières avec les Etats-Unis sur les modifications que ces derniers souhaitent apporter au traité ABM. L'attitude russe était largement prévisible : sans mettre nullement en cause la dissuasion russe, les projets américains sonneraient le glas de la parité stratégique entre les deux pays. Tel est d'ailleurs l'objectif officiel des Etats-Unis, qui contestent ce qu'ils considèrent être un concept suranné hérité de la guerre froide : comme le soulignait le récent rapport du Conseil national du renseignement américain, Tendances globales pour 2015, la Russie n'est plus une menace. Elle doit par conséquent, aux yeux des responsables américains, cesser d'être un partenaire spécial pour devenir un partenaire parmi d'autres. Ce qui est en jeu, en définitive, n'est ni plus ni moins que le statut de la Russie dans l'équation stratégique globale.

Par ses récentes propositions aux Européens sur la mise en place d'un système commun de défense de théâtre, la Russie entend apporter un démenti à ce constat et prouver qu'elle reste, comme les Etats-Unis, dotée d'un pouvoir d'initiative en matière stratégique. De même, en négatif, ses menaces de se retirer de l'ensemble des traités de désarmement en cas de retrait unilatéral du traité ABM par les Etats-Unis soulignent qu'elle reste encore un partenaire de premier plan. Certes, les Européens sont, beaucoup plus que les Etats-Unis, sensibles à ces arguments, pour des raisons géographiques évidentes. Les Américains parient quant à eux soit sur un déclin mécanique des vecteurs stratégiques russes du fait de la situation économique difficile du pays soit sur une réduction inéluctable de ses vecteurs dès lors qu'eux-mêmes désarmeraient unilatéralement. La Russie n'est cependant pas dénuée de moyens d'infléchir les Etats-Unis : un haut dignitaire russe n'a-t-il pas récemment évoqué la possibilité pour les Russes de déployer des missiles intermédiaires, revenant par conséquent sur ses engagements dans le traité sur les forces nucléaires intermédiaires (FNI). Man_uvre dilatoire ? Peut-être. Mais il s'agit là d'un pari trop risqué qui reviendrait soit à pousser l'Europe dans une course aux armements, soit à la contraindre à se ranger sous un système antimissile américain. Une telle alternative, outre qu'elle ramènerait le continent européen cinquante ans en arrière, serait en totale contradiction avec l'émergence actuelle d'un pôle européen sur la scène internationale, dont la Russie est un partenaire majeur. Ce scénario souligne toutefois que la Russie a les moyens de déclencher une course aux armements en Europe.

· La Chine est dans une situation très différente de la Russie en matière de défense antimissile puisque la mise en place de défenses antimissiles remettrait en cause sa dissuasion : un déploiement, aujourd'hui, de la NMD, même dans la configuration limitée prévue par Clinton, annihilerait les capacités nucléaires chinoises. Sans parler en outre du fait que la Chine verrait également très mal la réactivation ou le développement de défenses antimissiles russes qui pourrait s'ensuivre.

L'élément déterminant de l'attitude chinoise doit toutefois être cherché ailleurs : ce qui dicte aujourd'hui l'attitude de la Chine sur la défense antimissile (MD), c'est l'éventuelle association de Taiwan au système de défense antimissile américain. A cet égard, la continuité explicite entre les défenses territoriales et les défenses de théâtre récemment affichée par les Etats-Unis n'est pas fait pour la rassurer. En termes politiques tout d'abord, un tel système impliquerait une coopération très étroite avec les Etats-Unis et Taiwan et favoriserait l'accession de Taiwan à des moyens de renseignement qui renforcerait les tendances indépendantistes de l'île. En termes stratégiques, la mise en place d'une TMD à Taiwan serait, vu la configuration des lieux, une défense du territoire, et non une défense de théâtre. Dans le cas chinois, les deux projets de NMD et TMD se mêlent donc étroitement : les Etats-Unis veulent fournir une défense de théâtre à Taiwan afin qu'elle puisse se défendre contre une éventuelle agression de la Chine populaire : ils veulent également être en mesure de peser sur un affrontement à propos de Taiwan, ce qui implique pour eux de préserver leur territoire d'éventuelles représailles nucléaires. C'est pourquoi la Chine voit dans les systèmes de théâtre proposés à Taiwan « l'avant-garde de la NMD », ainsi qu'elle le soulignait le 6 mars 2001 en protestant contre le projet de vente d'un système de défense antiaérienne Aegis à Taiwan par les Etats-Unis.

L'importance de l'enjeu pour la Chine rend tout à fait crédibles ses menaces de développer son arsenal nucléaire en représailles. A ce discours, les Etats-Unis objectent que, de toute façon, la Chine est lancée dans un double mouvement d'accroissement et de modernisation de son arsenal nucléaire. En fait, deux hypothèses s'affrontent : d'un côté, la MD pourrait accroître le rythme de cette modernisation ; de l'autre, même si la Chine a repris la rhétorique très dure de l'URSS sur les questions stratégiques, il serait prématuré d'en conclure à une même volonté de se lancer dans une course militaire et technologique avec les Etats-Unis. La Chine du XXIème siècle n'est pas la Russie du XXème siècle : la Chine et les Etats-Unis sont engagés dans une relation commerciale aux enjeux énormes, que chacun tient à préserver. Il n'en reste pas moins toutefois que le martèlement américain sur la NMD est susceptible de favoriser les tendances radicales au sein de l'appareil chinois et de renforcer un discours très extrémiste. Et les voisins de la Chine pourraient en tirer argument dans le développement de leurs propres forces : un effet domino, notamment en Asie du Sud, est ainsi à craindre.

Plus largement, c'est l'ensemble de l'équilibre stratégique régional de l'Asie qui pourrait être bouleversé par l'introduction de la MD dans cette partie du monde. Le récent soutien apporté aux projets américains par le président sud-coréen Kim Dae-Jung n'est ainsi pas de nature à favoriser le rapprochement avec la Corée du Nord, plus encore dans un contexte de durcissement de la politique américaine à l'égard de ce pays. Quant au Japon, il est, pour sa part, associé aux recherches sur la défense de théâtre. Il reste néanmoins partagé entre un attrait pour la défense, possible substitut à la garantie nucléaire américaine, et le souci de préserver les équilibres régionaux. Enfin l'Inde ne manquerait pas de développer son potentiel nucléaire et balistique si la Chine accélérait en ce domaine. On pourrait par contrecoup craindre un effet analogue de la part du Pakistan. En Asie par conséquent, le risque n'est pas mince d'assister à une auto-validation de la NMD avant même qu'elle ne soit en place, dans la mesure où la dimension rhétorique du projet exacerbe les tensions déjà existantes.

· Au-delà de ces risques directs sur la course aux armements, les projets de défense antimissile font peser un risque indirect sur le désarmement et la non-prolifération. Si la DAM se traduisait par des réductions unilatérales de l'arsenal nucléaire américain, elle pourrait affaiblir le processus multilatéral de désarmement nucléaire. Par ailleurs, l'opposition conjointe et simultanée de la Chine et de la Russie sur la défense antimissile, même si elle repose sur des ressorts totalement différents, est de nature à faire naître un front commun préjudiciable à la lutte contre la prolifération des armes de destruction massive. A l'heure où des négociations extrêmement importantes et laborieuses sont en cours en matière biologique ou nucléaire il n'est pas exagéré de craindre un blocage généralisé des régimes de lutte contre la prolifération et de voir dans la MD un vecteur potentiel de déconstruction des régimes internationaux de désarmement.

B. NMD ET RELATION TRANSATLANTIQUE

« La reprise d'un débat politique intense aux Etats-Unis, à la fin des années 1990, sur le déploiement à court terme d'un système de défense antimissile national (NMD) trouva les alliés européens de l'Otan généralement non préparés et réticents à faire face aux développements stratégiques auxquels le débat américain répondait. »2 De fait, les premières réactions européennes furent souvent négatives, ainsi que le reconnaît ce même document. Quand l'administration Clinton commença, à la fin de l'année 1999, à lancer un processus de consultation en Europe, elle se trouva généralement confrontée à des gouvernements alliés « qui n'avaient pas réfléchi à la plupart des grandes questions stratégiques liées au problème de la défense antimissile depuis plusieurs années et étaient au mieux sceptiques, dans la plupart des cas, négatifs » quant aux projets américains. D'autant plus que la gestion du dossier par l'administration donna le sentiment aux Européens d'être mis devant le fait accompli.

Techniquement, l'accord des alliés européens sur la défense antimissile n'est pas nécessaire pour les Etats-Unis. Mais il est hautement désirable, sous peine de créer des divergences importantes au sein de l'Alliance atlantique : la nouvelle administration en est parfaitement consciente, qui s'est empressée de balayer la distinction entre défense du territoire et défense de théâtre, qui relèvent pourtant de deux logiques différentes, au profit d'une approche globale et complémentaire explicitement destinée à séduire ses alliés européens. Rappelons en effet que ces derniers ont d'ores et déjà intégré la défense de théâtre dans leur concept, aux fins de protection des troupes à l'extérieur, et que plusieurs projets, tels que Aster en France, sont en cours de développement.

1. Consultation, association, participation... : quel rôle pour les pays européens et l'Union européenne dans les projets américains ?

Il n'existe pas, à ce jour, de position commune européenne sur la défense antimissile : comme l'ont souligné le chancelier allemand et le Ministre des Affaires étrangères français, il n'existe pas non plus de projet sur lequel prendre une telle position. Pour reprendre les mots de M. Hubert Védrine, le 26 février dernier, « il y a à l'heure actuelle dans les politiques de défense des grands pays occidentaux une combinaison entre les systèmes offensifs, défensifs et de dissuasion nucléaire. Les Américains disent avoir une idée qui modifie cette combinaison. Mais quelle sera-t-elle ? ».

En dépit d'une multiplication des prises de position des différents dirigeants européens au cours des dernières semaines, souvent présentées par la presse comme témoignant d'un ralliement progressif des alliés européens, un examen attentif des déclarations révèle bien plutôt une attitude prudente de la part des pays européens. Plusieurs facteurs expliquent cette attitude : le souci de chacun des pays européens membres de l'Union de ne pas se démarquer de ses partenaires alors que se construit une capacité d'intervention militaire autonome ; la volonté de préserver un dialogue ouvert avec la Russie sur ce dossier ; des budgets militaires volontairement limités ; une attitude généralement plus favorable à la non-prolifération qu'à la contre-prolifération et, enfin, une opinion publique totalement insensible à la menace balistique.

Au-delà de ces déterminants communs, les positions des principaux pays européens qui se sont exprimés sur le sujet font apparaître des nuances, qui révèlent leurs intérêts propres en la matière.

La France est extrêmement sensible à l'impact de la défense antimissile sur le désarmement et la non-prolifération. C'est pour ce motif qu'elle s'est montrée très réservée sur les projets présentés par l'administration Clinton, mettant notamment en avant les faiblesses du discours américain sur la menace et la disproportion entre la « menace » et les moyens mis en _uvre pour la contrer. Elle estimait ainsi en mai 2000, par la voie de son Ministre des Affaires étrangères, qu'elle n'était « pas certaine que la menace posée par les rogue states était suffisamment claire pour valoir le déploiement potentiellement déstabilisant d'un bouclier américain antimissile controversé ». Elle se refuse aujourd'hui à se prononcer sur le sujet, faute d'un projet concret. Il est à noter qu'elle est néanmoins perçue aux Etats-Unis comme l'allié le plus réservé sur les projets américains.

Le Royaume-Uni se trouve, pour sa part, dans une situation particulière au regard de la défense antimissile, du fait de l'implantation sur son territoire d'un des radars d'alerte avancée susceptible d'intervenir dans l'architecture du système. Les Etats-Unis ont, par conséquent, besoin du soutien britannique pour mettre en _uvre leur projet. Est-il acquis aujourd'hui ? La position britannique a évolué depuis un an, passant d'une réticence prudente à une bienveillance dont témoigne la déclaration commune adoptée par les Etats-Unis et le Royaume-Uni suite à la rencontre entre le Premier ministre britannique et le Président américain, le 23 février dernier. Dans ce texte, le Royaume-Uni semble rejoindre l'analyse de la menace telle qu'elle est présentée par les Etats-Unis (« menace commune qui trouve son origine dans la prolifération croissante des armes de destruction massive et de missiles toujours plus sophistiqués ») et souligne la nécessité d'un processus de consultation qui se traduise par une revue stratégique. Le texte appelle enfin à un rééquilibrage entre défense et dissuasion ainsi qu'à une double action en faveur de la non-prolifération et la contre-prolifération. En réalité, les Britanniques sont tiraillés entre des tendances très favorables à la défense antimissile (que l'on rencontre dans les milieux militaires et du renseignement) et une réalité politique marquée par un engagement européen, notamment aux côtés de la France, en matière de défense. Le Royaume-Uni se détermine également en fonction de sa propre dissuasion nucléaire. L'arme nucléaire suscite en effet aujourd'hui au Royaume-Uni au mieux l'indifférence, au pire l'embarras. Ce pays voit, par conséquence, dans une réflexion conjointe avec les Etats-Unis sur l'arme nucléaire l'occasion d'aborder ce sujet « par le haut ».

Entre les positions française et britannique, l'Allemagne se caractérise par une attitude extrêmement prudente sur un sujet sur lequel elle répugne visiblement à se prononcer. L'Allemagne est en effet le pays le moins enclin à engager un débat stratégique sur les questions liées à la NMD, tant pour des raisons politiques que budgétaires ou stratégiques, liées à la Russie. Assiste-t-on actuellement à un infléchissement de la position allemande ? Ainsi, alors qu'en février 2001, le chancelier allemand avait insisté sur les risques de déstabilisation stratégique liés à la défense antimissile nationale lors de la conférence sur la sécurité de Munich, il a semblé atténuer ses critiques, le 28 février dernier, en déclarant que l'Allemagne ne pouvait pas se permettre d'ignorer les bénéfices économiques et technologiques qui pourraient être tirés d'un bouclier antimissile. Le porte-parole de la chancellerie a d'emblée précisé que la position allemande n'avait pas changé mais que Gerhard Schroeder avait soulevé un aspect particulier du dossier en rappelant qu'existaient des intérêts économiques dans ce dossier.

En réalité, dans les trois pays concernés, le constat dominant est celui d'une fatalité de la défense antimissile. Le Ministre allemand des Affaires étrangères estimait ainsi, le 14 mars dernier, que la question n'était pas celle de savoir si les Etats-Unis allaient mettre en _uvre leurs projets, mais comment. Dans une telle optique, les pays européens s'interrogent actuellement sur les moyens d'accompagner un projet qui leur est présenté comme inéluctable afin de faire en sorte de préserver un mode et des structures de décision multilatéraux sur les grands dossiers stratégiques.

2. Un coin dans l'unité de l'Alliance atlantique ?

Au niveau de l'Alliance, c'est sur la thèse du découplage entre l'Europe et les Etats-Unis que les alliés européens de l'OTAN se sont appuyés pour critiquer la NMD, cette expression faisant référence au fait que les Etats-Unis pourraient faire le choix de ne pas protéger leurs alliés européens, n'étant eux-mêmes pas menacés. Le recours à ce thème traditionnel de la relation stratégique atlantique est contestable. Sur la forme tout d'abord, il accrédite l'idée très répandue aux Etats-Unis que les pays européens vivent encore au rythme des concepts de la guerre froide. Sur le fond surtout, il témoigne d'une incompréhension profonde de la perspective dans laquelle les Etats-Unis placent aujourd'hui leurs projets de défense antimissile. Ainsi, autant l'IDS s'inscrivait dans une optique isolationniste traditionnelle, autant la MD que les Etats-Unis conçoivent aujourd'hui répond à des buts interventionnistes : elle est considérée, au Congrès notamment, comme la garantie de la capacité des Etats-Unis à intervenir où et quand ils le veulent, et non comme un bouclier visant à protéger une forteresse. Unilatéralisme ne signifie pas, aujourd'hui, isolationnisme, mais interventionnisme. Dans cette perspective, découplage ne signifie plus refus des Etats-Unis d'intervenir mais obligation pour les Européens qui seraient liés à la défense antimissile d'intervenir avec leur allié américain, même lorsqu'ils jugeraient l'intervention injustifiée. En ce sens, il serait plus judicieux d'évoquer un risque de « surcouplage », donc contraire par nature à la notion d'alliance.

En dépit d'une utilisation erronée de la notion de découplage, les réticences des alliés n'ont pas été sans effet sur la politique américaine qui s'est considérablement infléchie dans le sens d'une consultation accrue des alliés. Il existe deux tendances aux Etats-Unis sur l'attitude à tenir face aux alliés, même si chacune s'accorde à dire qu'il s'agit d'un programme national concernant la sécurité des Etats-Unis et que nulle puissance étrangère ne saurait interférer dans une décision souveraine des Etats-Unis. La première tendance considère le rôle des alliés de l'OTAN comme négligeable : cette ligne dure se rencontre au Congrès, dans les rangs républicains. Une deuxième tendance, plus modérée, est apparue au fur et à mesure que les réticences des alliés se manifestaient. Elle s'est traduite par le lancement, tardif, de consultations par l'administration Clinton. Aujourd'hui, l'administration en place, même républicaine, est convaincue de la nécessité d'un processus de consultation développée avec les alliés, ayant compris qu'au-delà des réticences alliées, la question de la défense antimissile « dont les ramifications touchent la plupart des questions stratégiques et de sécurité auxquelles les alliés doivent faire face, s'est rapidement révélée comme pouvant conduire à un grave désaccord transatlantique, avec des conséquences incalculables pour l'avenir de l'Alliance dans son ensemble »3. Cette prise de conscience de la nécessité d'associer étroitement l'Alliance à ce dossier est confortée par l'attitude de la Russie, dont les propositions aux Européens en matière de défense de théâtre sont interprétées aux Etats-Unis comme autant de tentatives de susciter des divisions dans l'Alliance. Notons à ce propos que la proposition russe a pu contribuer à pousser les Etats-Unis, désireux de ne pas laisser l'initiative à la Russie, à revenir sur leur attitude vis-à-vis de leurs alliés.

IV. - QUELQUES VÉRITÉS SUR LA DÉFENSE ANTIMISSILE : LES PISTES D'UNE ACTION VOLONTAIRE

Pour volontariste et déterminé qu'il soit, le discours officiel américain sur la défense antimissile ne doit pas faire oublier deux réalités fondamentales : ni la menace ni la technologie ne sont là aujourd'hui. Il convient donc, pour les pays européens, de répondre favorablement aux propositions de consultations des Etats-Unis en se gardant toutefois de toute dramatisation et de toute hâte excessive. La notion d'urgence ne saurait primer dès lors que sont en cause des questions stratégiques de long terme dont l'enjeu est la préservation de la sécurité internationale. D'autant qu'il n'existe pas de fatalité de la défense antimissile.

A. REFUSER LE FAIT ACCOMPLI

1. Un débat ouvert sur un projet virtuel

Le fatalisme européen doit être activement combattu. Plus encore dans le contexte actuel qui voit l'administration américaine renoncer à la terminologie qui mettait l'accent sur le caractère national du projet au profit d'une approche générale sur une défense antimissile ouverte aux alliés, les Européens doivent se faire entendre dans ce qui sera une vraie négociation. Si, pendant la Présidence Clinton, les clés du dossier étaient largement entre les mains d'un congrès autiste, la situation a changé aujourd'hui. Certes, contrairement à la précédente, l'actuelle administration est convaincue de la nécessité de doter les Etats-Unis d'une défense du territoire contre les missiles balistiques ; mais elle se heurte aujourd'hui à la réalité des négociations internationales dans lesquelles ni les slogans, ni l'idéologie ne fonctionnent.

Les Européens doivent par conséquent se prononcer clairement et fortement en insistant sur le caractère virtuel du projet américain. Ils bénéficient pour ce faire d'un atout considérable qui réside dans la faiblesse de l'analyse américaine sur la menace, alors qu'il s'agit du fondement même du projet. Répétons-le : la menace identifiée par le rapport Rumsfeld est tout aussi virtuelle que le projet lui-même. Il faut rappeler aux Etats-Unis que n'existe, à ce jour, aucune menace balistique directe sur le territoire américain. Les menaces balistiques mis en avant par les Etats-Unis émanent d'un nombre connu et limité de petits Etats dont les motivations régionales sont généralement connues. Par exemple, si la Corée du Nord a développé un programme balistique, qu'il ne faut pas surestimer, c'est pour disposer d'une monnaie d'échange alors que le pays se trouve dans une situation de dénuement extrême. Certes, le rythme de développement des capacités balistiques à travers le monde a pu être sous-estimé dans le passé. Mais ce constat capacitaire ne serait une menace que si un discours hostile était associé à ces capacités, ce qui n'est pas le cas.

Au regard de la dimension virtuelle des projets américains, il importe donc de ne pas céder à l'alarmisme actuel qui tend à faire accroître aux alliés qu'ils doivent se prononcer très rapidement. La teneur des projets américains en matière de défense antimissile devrait être présentée au début de l'été prochain. Pourtant, les Etats-Unis poussent leurs alliés européens à prendre position sur ce sujet, comme s'ils souhaitaient préempter le débat avant même que ses termes en soient connus. D'une certaine manière, les Etats-Unis semblent soucieux de neutraliser une fois pour toutes le débat avec leurs alliés en en verrouillant les termes, comme s'ils savaient que le temps qui passe ne pourra que faire apparaître la dimension virtuelle de leur projet et sa nature exclusivement rhétorique. Que se multiplient en outre les rapports sceptiques du type de celui du GAO sur la composante spatiale de la NMD, et c'est tout le débat politique interne qui sera relancé. Or, l'administration actuelle a tiré les leçons de la gestion de ce dossier par la Présidence Clinton : il est très difficile de conduire ce projet à la fois sur le plan interne et sur le plan externe sans sacrifier une des deux dimensions. Tous s'accordent ainsi à reconnaître la gestion calamiteuse du dossier sous Clinton vis-à-vis de l'étranger, qui a conduit à la constitution d'un front uni européen dans un premier temps et a donné le beau rôle, et l'initiative, à la Russie.

2. Un débat nécessaire sur un projet national aux enjeux internationaux

Les pays européens ne doivent pas se laisser enfermer dans une consultation limitée à la défense antimissile. Les Etats-Unis révisent globalement leur stratégie : il importe par conséquent que la consultation sur la défense antimissile soit doublée d'un débat sur les questions stratégiques. Débat car l'équilibre stratégique international n'est pas un jeu dont les règles sont fixées par un seul et qui dépend d'une décision souveraine des Etats-Unis, mais une construction à plusieurs. En débattre ne signifie pas non plus consulter les alliés tout en multipliant les déclarations déstabilisantes pour la stabilité internationale. Car lorsqu'un pays a les responsabilités qui sont celles des Etats-Unis en matière de désarmement, d'arms control et de lutte contre la prolifération - responsabilités historiques dans la mesure où ces notions sont d'inspiration américaine -, il doit les assumer, sans les renier brutalement au nom d'un pari stratégique. Surtout à l'heure où quelques événements marquants, mais isolés et circonscrits, viennent ébranler ces régimes.

Le fond du débat concerne en effet les rôles respectifs, non seulement de la défense et de la dissuasion, mais également de la non-prolifération et de la contre-prolifération. Isoler l'approche par la contre-prolifération, dont relève la défense antimissile, présente le risque de donner l'image d'un Occident uni autour de la recherche de solutions militaires, tandis que l'approche diplomatique serait laissée aux pays du Tiers Monde notamment. Inutile de souligner qu'une telle perception serait dévastatrice pour l'avenir de la lutte contre la prolifération, sans compter qu'elle irait à l'encontre de la réalité de l'engagement des pays européens en faveur de la non-prolifération. Souhaitable et nécessaire, la consultation que les Européens ont demandée à leurs alliés américains ne doit donc en aucun cas être perçue dans le reste du monde comme un blanc-seing donné à la politique américaine. Nul besoin de souligner en effet à quel point le rôle des pays européens en matière de désarmement et de non-prolifération serait sérieusement remis en cause s'ils donnaient l'impression d'un double discours, bienveillant ou ambigu sur les projets américains, exigeant sur la non-prolifération dans l'ensemble du monde. L'enjeu de la cohérence est ici de première importance.

B. CONTRE LA POLITIQUE DU PIRE, LE RESPECT DU DROIT

Le débat est nécessaire. Mais débattre ne signifie en rien faire table rase du passé au motif que les instruments qui régulent la stabilité et la sécurité internationales ont été forgés pendant une période aujourd'hui révolue.

Par conséquent, le débat doit être encadré par une idée majeure : rien, dans le contexte international actuel, ne justifie une politique du pire qui remette en cause les fondements du droit international. Les Européens, et la France notamment, qui a toujours joué un rôle actif dans la construction de cet édifice juridique, doivent d'emblée poser trois principes :

- le traité ABM demeure la pierre angulaire de la stabilité stratégique, non parce qu'il est sacré, mais parce qu'il sert les intérêts de tous ;

- loin d'avoir échoué, la non-prolifération offre un bilan très honorable, dont les aspects négatifs peuvent être corrigés ;

- il n'existe aucune raison stratégique de remettre en cause la démilitarisation de l'espace.

1. Le traité ABM : les enjeux bilatéraux de la NMD

La défense antimissile revêt une dimension bilatérale russo-américaine du fait des modifications du traité ABM qu'elle requiert. Jusqu'alors, la Russie s'en est tenue à une position conservatrice sur le traité ABM, à laquelle la poussaient les tensions politiques internes américaines sur le sujet, qui ont contraint les Etats-Unis à adopter en la matière une ligne de politique étrangère très peu lisible. La Russie a d'abord été invitée à clarifier la définition respective de missile stratégique et missile de théâtre, ce qu'elle a accepté et qui a abouti à un traité en 1997. Puis, au fur et à mesure de la montée en puissance du Congrès dans ce dossier, elle a été conviée à étudier les modalités d'adaptation du traité à la mise en place d'une défense antimissile, « limitée » lui dit-on, mais qui pourrait éventuellement évoluer dans l'avenir, ce qui supposerait d'ailleurs de nouvelles modifications du traité. En parallèle toutefois, une partie non négligeable du Congrès faisait savoir que non seulement elle ne ratifierait pas les accords de 1997 mais même qu'elle considérait le traité ABM comme non valide, la Russie n'étant pas, juridiquement, l'Etat successeur de l'URSS.

Aujourd'hui, dans l'attente d'une décision américaine sur la configuration future de la défense antimissile, il est difficile de préjuger des discussions bilatérales russo-américaines sur le traité ABM. Celles-ci auront-elles d'ailleurs lieu ? On peut en douter à la lecture des déclarations récentes des plus hauts responsables américains. Ainsi, le 5 mars 2001, le vice-président Dick Cheney déclarait que « le traité ABM ne saurait se mettre en travers d'un travail de recherche efficace et d'un déploiement de défenses limitées et (...) nous sommes disposés à aller de manière aussi agressive que possible vers le développement de défenses antibalistiques ». Lors des auditions de confirmation au Sénat, l'actuel Secrétaire d'État à la Défense qualifiait, pour sa part, le traité ABM d'« histoire ancienne ». Il avait par ailleurs, le 26 janvier dernier, repris la thèse des « faucons » du Congrès selon laquelle « l'Union soviétique, notre partenaire dans le traité, n'existe plus », affirmation généralement suivie d'un constat de décès de facto du traité lui-même.

Va-t-on vers une dénonciation unilatérale du traité ABM par les Etats-Unis ? Là encore, en l'absence données précises sur les projets américains, il est difficile de se prononcer. Peut-on toutefois imaginer que les Etats-Unis seraient prêts à endosser la responsabilité d'une crise majeure avec la Russie, qui a fait savoir haut et fort qu'elle en tirerait les conséquences en termes de désarmement, mais également avec le reste du monde, y compris avec leurs alliés européens qui, tous, ont répété leur attachement à ce traité ? En réalité, les Etats-Unis ont des solutions alternatives à une attitude aussi radicale. Il est pour le moins intéressant à cet égard de constater que tous les papiers actuellement publiés sur les configurations possibles de la défense antimissile intègrent le maintien du traité ABM. Certains experts proposent ainsi de construire le radar à bande large, non en Alaska, mais sur le seul site de défense antimissile autorisé par le traité ABM, au Dakota du Nord. Certes, les caractéristiques techniques de ce radar impliquent, de toute façon, une modification du traité. Mais cette solution supprime les contraintes météorologiques qui pesaient sur la construction d'un radar en Alaska et donne par conséquent du temps à l'administration pour négocier ces modifications. Ce schéma, qui ne permettrait pas de protéger l'Alaska ni Hawaï, serait complété par l'adjonction d'un système d'interception précoce.

Il n'en reste pas moins qu'aux yeux des Etats-Unis, la modification du traité ABM est de toute façon de l'intérêt de la Russie dans la mesure où celle-ci serait également menacée par la prolifération des missiles balistiques, notamment iraniens. C'est là oublier que la Russie, seule à disposer d'un système de défense antimissile autorisé par le traité ABM, a volontairement laissé se dégrader ses capacités, certains hauts responsables russes ayant même proposé son abandon complet dans les années récentes. C'est également négliger le rôle de symbole du traité ABM, témoin d'une époque où le maître mot dans les relations stratégiques entre les deux pays était celui de parité. Or, pour la Russie, accéder aux demandes américaines sur le traité ABM équivaut à accorder une supériorité technologique incommensurable aux Etats-Unis et il n'est pas certain qu'elle trouverait une compensation à ce « décrochage » stratégique dans une réduction négociée de ses forces nucléaires, conformes à ses capacités réelles.

Il faut par conséquent convaincre les Etats-Unis que, si le traité ABM doit être préservé, ce n'est pas parce qu'il est sacré, ni en vertu d'une vision stratégique passéiste, voire nostalgique, mais parce que sa préservation est de l'intérêt de tous. De la Russie, pour les raisons qui viennent d'être évoquées, mais également des Etats-Unis. Un accord formel sur les défenses est favorable aux intérêts américains dans la mesure où cela rassure la Russie et la rend plus réceptive à la poursuite du désarmement nucléaire. Faute d'un accord sur le traité ABM, START III pourrait en effet ne pas voir le jour. Pour les Etats-Unis, les inconvénients, tangibles, réels, d'une rupture du dialogue stratégique avec Moscou l'emportent largement sur les hypothétiques bénéfices de protection que le projet fournit, au stade actuel.

2. Le bilan positif du multilatéralisme : les responsabilités de l'hyperpuissance

Le discours dominant aux Etats-Unis, depuis quelques années, sur les régimes de non-prolifération et de désarment multilatéraux est qu'ils ont globalement échoué à prévenir la dissémination des armes de destruction massive. Sans dresser un bilan exhaustif de l'ensemble des régimes concernés, faut-il rappeler qu'en matière nucléaire, la balance entre désarmement et solutions militaires penche sans conteste en faveur du premier ? Comme le note un expert américain, « au cours des quinze dernières années, les traités internationaux ont détruit environ 3000 missiles de longue portée qui menaçaient directement les Etats-Unis. Pendant cette même période, les systèmes de défense antimissile actifs `en ont intercepté aucun »4. Les Etats-Unis n'ont donc aucune raison objective de s'enfermer dans un modèle de relations internationales qui donnerait à la puissance militaire un caractère décisif et de rejeter ce faisant le paradigme du multilatéralisme.

Car, autant qu'à limiter ou à réduire le niveau des armements, les traités multilatéraux servent à structurer la réalité internationale et à introduire des relations de confiance entre les parties. Le désarmement unilatéral comme substitut à des dispositifs multilatéraux s'est toujours soldé par des échecs car il introduit un élément de doute permanent dans l'équilibre des forces. Des réductions unilatérales peuvent en effet aisément se transformer en augmentations unilatérales, ce qui nourrit la suspicion au sein des autres pays et les contraint à parer à une telle éventualité par une course aux armements préventive.

A cet égard, les projets actuellement envisagés par l'administration Bush de réduire unilatéralement les crédits affectés aux programmes de réduction de la menace en Russie seraient, s'ils étaient mis en _uvre, un signal négatif sur l'engagement des Etats-Unis en faveur du désarmement et de la non-prolifération. Conjuguée au refus du Sénat américain de ratifier le traité d'interdiction sur les essais nucléaires, une telle mesure serait très préoccupante dans la mesure où elle tend à répandre l'idée fausse que l'édifice juridique actuel est inefficace, risquant par là-même de lui donner substance.

3. La démilitarisation de l'espace, un acquis à préserver

S'il n'existe pas de position officielle des Etats-Unis en faveur du développement de systèmes militaires dans l'espace, il n'en reste pas moins que le rapport publié en janvier 2001 sous l'égide du Congrès, et notamment de Donald Rumsfeld, peut être considéré comme la plate-forme de la nouvelle administration pour ce nouveau secteur stratégique, qui rencontre l'adhésion des Démocrates comme des Républicains.

Le constat d'une importance croissante de l'espace pour l'économie et la défense des Etats-Unis n'est pas nouveau. L'est en revanche l'idée que les investissements américains énormes consentis dans ce secteur doivent être protégés d'attaques éventuelles de la part des compétiteurs des Etats-Unis.

Ce discours ne manquera pas d'être fédérateur, du fait de sa double dimension économique et militaire, et représente sans nul doute une manière habile de mettre en avant le volet spatial du système de défense antimissile, thème cher aux Républicains. Il se trouve en outre à la rencontre de deux thèmes phares de la nouvelle administration : le thème, traditionnel, de la préservation de la supériorité technologique des Etats-Unis et l'idée, plus récente, que les Etats-Unis ne doivent pas, dans des domaines aussi importants, se lier par des engagements juridiques, voire doivent remettre en cause les outils existants. Le rapport Rumsfeld le reconnaît d'ailleurs très explicitement : il faut trouver un environnement juridique compatible avec les intérêts américains, c'est-à-dire ne pas se lier par des accords qui viendraient restreindre la liberté d'action du pays.

Il importe que les Européens marquent dès aujourd'hui leur volonté de ne pas voir mettre en cause le régime actuel sur la démilitarisation de l'espace.. Les Russes, dont le réseau satellitaire se dégrade, ainsi que les Chinois, sont très sensibles à toute évolution sur ce dossier. Il s'agit là encore de faire valoir que dans un domaine stratégique important pour tous, notamment en raisons d'intérêt commerciaux et militaires, toute modification doit faire l'objet d'une négociation internationale et multilatérale.

C. PROMOUVOIR UN LIEN TRANSATLANTIQUE PLUS ÉQUILIBRÉ

Le débat actuel sur la défense antimissile intervient dans un contexte totalement différent de celui de l'IDS. A l'époque, les Etats-Unis étaient dans une relation bilatérale avec chacun de leurs alliés ; aujourd'hui, ils ont en face d'eux une Europe plus intégrée, et notamment des pays européens activement engagés dans la mise en place d'une vraie politique commune de sécurité et de défense (PESD). L'heure est donc propice à une discussion équilibrée, entre des alliés qui, en dépit de priorités stratégiques divergentes, continuent de partager des intérêts éminents sur la préservation de la stabilité internationale.

1. Des priorités stratégiques et budgétaires divergentes : le faux parallèle entre NMD et PESD

Tandis que les Etats-Unis placent la défense antimissile au premier rang de leurs préoccupations, ses alliés membres de l'Union européenne sont engagés dans la constitution d'une capacité autonome de gestion militaire des crises visant à permettre à l'Union européenne de se doter, dès 2003, d'un réservoir de 60 000 soldats susceptibles de se déployer sur des théâtres extérieurs. Ces deux démarches relèvent de processus distincts et attestent de priorités budgétaires et stratégiques divergentes.

En premier lieu, contrairement à la défense antimissile, la constitution de capacités militaires européennes est un fait nouveau dans la construction européenne. Elle s'inscrit dans le processus historique de l'approfondissement de l'intégration européenne et non dans un schéma de quête obsessive qui a plus à faire au mythe qu'à l'histoire.

En deuxième lieu, le projet européen vise à répondre à un besoin concret de sécurité : l'Europe ne peut se construire avec, à ses frontières, en son sein peut-être demain, des conflits déstabilisateurs. Le risque n'est pas virtuel : l'histoire européenne est là pour rappeler qu'un conflit local peut dégénérer en un embrasement général. En bref, l'intégration européenne, y compris dans le domaine militaire, est une réponse politique à un objectif stratégique précis et il ne s'agit en rien pour les pays européens de mettre en place des capacités militaires destinées seulement à « accompagner », en Bosnie ou ailleurs, « les petits au jardin d'enfants » ou à mener des opérations de type humanitaire. Elle diffère en cela radicalement des projets américains de défense antimissile : la NMD naguère, la MD aujourd'hui illustrent la difficulté des Etats-Unis à définir des objectifs politiques et stratégiques précis. Loin d'être le résultat d'une stratégie finalisée, elle représente une tentative de réponse technique à des problèmes politiques et stratégiques et la conséquence de circonstances politiques internes, dans un climat de supériorité technologique et d'excédent budgétaire massif.

A cet égard, il faut récuser l'idée que les Européens mèneraient, en matière de défense et de sécurité, la politique de leurs moyens, en bref qu'ils récuseraient la défense antimissile parce qu'ils n'en ont pas les moyens financiers. Sans doute existe-t-il une forte différence entre le niveau des budgets d'équipement européens et américains. Mais, même si les pays d'Europe disposaient de ressources budgétaires de même niveau, leur choix ne se porterait certainement pas sur la défense antimissile : plus que la disparité des moyens, c'est la divergence d'appréciation entre Etats-Unis et Européens quant à l'allocation optimale des crédits de défense qui explique la prudence des pays européens sur ce projet. Elle est à relier à une analyse différente des priorités stratégiques et des risques que les moyens militaires en Europe doivent aujourd'hui traiter. Et de fait, depuis plusieurs années, l'actualité rappelle chaque jour aux Européens et aux Américains que le risque, et à terme la menace pour la stabilité de l'Europe, se situe dans les Balkans, et non en Corée du Nord. Les tensions actuelles dans la vallée de Presevo ou en Macédoine sont là pour rappeler cette évidence.

Au-delà de l'affichage de priorités différentes, faut-il craindre une division plus profonde, car psychologique, entre l'Europe et les Etats-Unis, avec, d'un côté, une Europe engagée dans les opérations de maintien ou d'imposition de la paix, et, de l'autre, une Amérique tournée vers la défense high tech ? En réalité, il serait fallacieux de décrire ces deux démarches comme parallèles. D'abord, parce que ce serait ouvrir la voie à une sorte de « donnant-donnant » stratégique dans lequel chacun s'engagerait à laisser faire l'autre sans intervenir. Or, une telle politique ne serait dans l'intérêt ni des Etats-Unis ni de l'Europe, tout deux engagés dans la sécurité collective sur le continent européen. Ensuite parce que les deux voies ne manqueront pas de se croiser, ne serait-ce qu'en raison du rôle particulier du Royaume-Uni dans ces deux dossiers. Européens et Américains sont donc, de toute façon, contraints au dialogue.

2. La recherche de la stabilité internationale comme socle d'un dialogue constructif entre l'Europe et les Etats-Unis

Existe-t-il un risque que ce dialogue entre les alliés reste un dialogue de sourds ? Une dynamique en faveur d'un rapprochement des vues américaines et européennes peut-elle s'enclencher ?

Il est aujourd'hui nécessaire de ne pas accréditer l'idée d'un fossé qui se creuse entre l'Europe et son allié américain, qui risque à terme de miner la cohésion de l'Alliance et donc sa capacité à gérer des crises et des conflits. L'OTAN reste le fondement de la sécurité collective en Europe. Le rappel de cette évidence ne signifie pas pour autant que les pays européens doivent laisser les projets américains remettre en cause la PESD et que, sous prétexte de préserver l'unité de l'alliance, la nécessaire constitution de capacités militaires européennes serait sacrifiée.

Pour entamer un vrai débat, il importe au préalable d'identifier clairement les sujets qui posent problème. La divergence de fond entre les Etats-Unis et l'Europe réside dans le fait qu'Européens et Américains n'ont pas la même conception de la sécurité. La géographie et l'histoire européenne ont façonné une accoutumance au risque : c'est pourquoi tout système qui garantit la stabilité, c'est-à-dire qui gère au mieux ce paramètre du risque extérieur, est considéré comme éminemment important pour les Européens. Dans cette optique, mettre fin à l'équilibre stratégique façonné par la guerre froide au profit d'un nouveau système qui ne fonctionnera pas avant dix ans au moins reviendrait à lâcher la proie pour l'ombre. Certes, cette stabilité stratégique est relative dans une Europe qui voit s'embraser à tour de rôle toutes les composantes de l'ex-Yougoslavie depuis dix ans. Nul besoin toutefois de souligner qu'un projet virtuel de défense antimissile ne changerait rien à cet état de fait, au contraire. En l'occurrence la solution passe par un accroissement toujours plus important de l'intégration européenne, seule perspective susceptible de transformer un pays belligérant il y a dix ans en candidat à l'adhésion à l'Union européenne et de donner aux membres de l'Union les moyens d'intervenir militairement. D'où la priorité accordée à la PESD ; d'où également le sentiment d'une inadéquation entre la défense antimissile et les problèmes de sécurité qui se posent réellement à l'Europe.

Ce qui se dessine en réalité aujourd'hui est un rééquilibrage salutaire de la relation atlantique. Il ne doit pas faire peur mais être considéré comme une occasion sans précédent de débattre en toute clarté de sujets essentiels pour la sécurité et la stabilité internationales. La stratégie de coalition et d'alliance a profité autant aux Américains qu'aux Européens depuis cinquante ans : l'intérêt national américain ne commande en rien un abandon de cette politique couronnée de succès. Le Président Bush ne déclarait-il d'ailleurs pas, à Norfolk, le 13 février dernier que « dans le domaine diplomatique, en matière technologique, de défense antimissile, dans la conduite et surtout dans la prévention des guerres, nous devons travailler comme un seul. La sécurité transatlantique et la stabilité sont un intérêt américain vital et notre unité est essentielle à la paix dans le monde. Rien ne doit jamais nous diviser » ?

Il importe donc que les Européens soulignent fortement leur volonté de préserver la stabilité internationale. Or, lorsque les Etats-Unis remettent en cause les traités de désarmement multilatéraux et se prononcent en faveur de réductions unilatérales, ils quittent la logique de stabilité pour entrer dans une logique de flexibilité. Le 6 mars 2001, lors d'une rencontre ministérielle entre l'Union européenne et le Secrétaire d'État américain Colin Powell, Javier Solana, Haut représentant pour la politique européenne de sécurité commune, rappelait que les Européens étaient « très attachés à quelques-uns des traités importants qui ont été signés au fil des années. Ce monde est pour eux un monde plus sûr ». Le fond du débat entre Européens et Américains est là : tandis que les premiers restent dans une logique de stabilité, les seconds veulent lui substituer une logique de flexibilité. Or, par nature, la flexibilité postule l'instabilité car elle fait de l'adaptation permanente une priorité.

L'attachement des Européens à la stabilité stratégique ne relève pas d'une vision passéiste du monde : ils sont attachés au principe de la stabilité, pas nécessairement à la forme qu'elle a prise pendant la guerre froide. Mais, en admettant même que la stabilité stratégique héritée de la guerre froide soit obsolète et qu'il faille redéfinir cette notion de manière plus globale comme signifiant qu'aucun Etat ne doit développer de système d'arme lui conférant une supériorité sur les autres, la défense antimissile des territoires nationaux est encore dotée, dans cette perspective, d'un fort pouvoir déstabilisateur. L'attachement des Européens à la stabilité internationale se fonde en réalité sur un principe fondamental des relations internationales : tout élément qui confère une supériorité absolue à un pays est déstabilisant car il conduit les autres pays à transformer cette supériorité absolue en supériorité relative. La mise en place d'une défense antimissile aux Etats-Unis signifierait par conséquent l'augmentation de la prolifération balistique, dans l'objectif de saturer les défenses américaines, la recherche de la maîtrise du mirvage, l'amélioration des aides à la pénétration, le développement des contre-mesures, l'accroissement des moyens alternatifs - biologiques et chimiques notamment dont les vecteurs sont variés.

Il faut souligner avec force que l'unilatéralisme n'est pas compatible avec la stabilité : promouvoir la flexibilité de la posture stratégique américaine, par des moyens unilatéraux, signifie en effet une absence de lisibilité et de prévisibilité totales de la politique américaine. En définitive, ce que pointent les Européens au travers des projets de défense antimissile, c'est un défaut ou une difficulté de lisibilité de la politique américaine qui heurte de front le principe de conjonction de vues que suppose l'alliance. Comment savoir quelle sera l'attitude des Etats-Unis dans telle crise ? Si l'Europe participe à la défense antimissile, devra-t-elle aligner son attitude sur celle des Etats-Unis ? Pourra-t-elle conserver une indépendance de vues dont elle cherche à tirer les conséquences militaires avec la constitution de capacités militaires autonomes ? Indéniablement c'est le déclin de la confiance des Européens dans la cohérence et la fiabilité de la politique étrangère américaine qui est en jeu. Or, tout comme les Etats-Unis veulent des alliés fidèles, les Européens souhaitent continuer d'avoir dans les Etats-Unis un allié fiable, et non un pays dont l'engagement serait déterminé, non plus par une politique globale, lisible, mais au cas par cas, en vertu de considérations fluctuantes.

CONCLUSION

Le projet de défense antimissile répond à un but affiché : réduire les menaces asymétriques posés par les rogue states ou par le lancement accidentel de missiles russes. C'est aujourd'hui en fonction de sa nature réelle qu'il faut débattre avec les Etats-Unis : la défense antimissile est, avant toute chose, un projet idéologique, largement déterminé par des considérations politiques, technologiques et industrielles. Il répond au souci des Etats-Unis, non de rompre avec la logique de la guerre froide, mais d'en préserver un apport qu'ils considèrent comme fondamental : le maintien de leur supériorité technologique et de leur prééminence stratégique.

En l'absence de projet militaire de défense antimissile et au vu de la nature largement virtuelle du système qui devrait être proposé par les Etats-Unis, les Européens ne doivent pas s'empresser d'adopter une position de principe sur ce qui est aujourd'hui la Missile Defense. En revanche, au regard des risques de déstabilisation globaux dont elle est porteuse, ils doivent engager un dialogue équilibré et constructif avec les Etats-Unis sur les conditions de la stabilité stratégique dans l'après-guerre froide. Le débat sur la défense antimissile n'est pas un risque pour la cohésion européenne ni pour le lien transatlantique. Il représente au contraire une opportunité pour les Européens de rappeler leur triple engagement en faveur du désarmement, de la non-prolifération et d'une meilleure prise en charge militaire de leur propre sécurité et, sur la forme, de l'approche multilatérale et négociée.

TRAVAUX DE LA COMMISSION

I. - COMMUNICATION DE M. PAUL QUILÈS, PRÉSIDENT, SUR LES PROJETS AMÉRICAINS DE DÉFENSE ANTIMISSILE

Lors de sa réunion du 27 mars 2001, la commission a entendu une communication de M. Paul Quilès, Président, sur les projets américains de défense antimissile.

Evoquant les raisons qui l'avaient conduit à proposer à la Commission de débattre sur les projets américains de défense contre les missiles balistiques, le Président Paul Quilès a évoqué la profusion de déclarations sur ce thème, venant aussi bien du nouveau Secrétaire d'Etat à la Défense, M. Donald Rumsfeld, que du Secrétaire général de l'OTAN ou même des partenaires européens de la France, anglais et allemands notamment. Soulignant l'impression de confusion qui pouvait se dégager de ces déclarations, il a estimé qu'elle était liée au fait que les nouveaux projets de l'administration Bush n'étaient pas encore connus, celle-ci s'étant, pour le moment, seulement démarquée de la Présidence Clinton en bannissant l'appellation de National Missile Defense (NMD) au profit de celle de Missile Defense (MD), censée refléter l'unité des projets américains en ce domaine, qu'il s'agisse de défense de théâtre ou de défense du territoire. Il a jugé que le fait le plus frappant aujourd'hui résidait avant tout dans la très forte volonté politique affichée par les Etats-Unis de mettre en place ces systèmes de défense et a cité, sur ce point, l'actuel vice-président américain M. Dick Cheney, qui déclarait, le 5 mars dernier : « nous sommes disposés à aller de manière aussi agressive que possible vers le développement de défenses antibalistiques ». Il a alors souligné le paradoxe de la situation actuelle, caractérisée par des projets très flous sur lesquels se multiplient les prises de position et les déclarations les plus volontaristes. Les Etats-Unis veulent très clairement envoyer un message fort au monde : ils mettront en place des défenses antimissiles, quoi qu'il arrive. Le Président Paul Quilès a cité à ce propos une phrase souvent répétée aujourd'hui : « La question pertinente n'est pas de savoir si les Etats-Unis feront la défense antimissile, mais quand et comment ils la feront ».

Le Président Paul Quilès a jugé que cette formule contestable s'apparentait à un slogan.

Il a d'abord rappelé que les Etats-Unis envisageaient de mettre en place des défenses antimissiles depuis plus de quarante ans, c'est-à-dire depuis que le sol américain était vulnérable aux missiles intercontinentaux. Tous les Présidents américains ont ainsi associé leur nom à un projet, plus ou moins ambitieux : Kennedy et Nike-Zeus, Johnson et Sentinel, Nixon et Safeguard, Reagan et l'Initiative de Défense stratégique, Bush et GPALS et, dernier en date, Clinton et la NMD. Pour déterminé qu'il soit, le discours de l'administration actuelle sur le sujet doit donc être replacé dans son contexte historique. Soulignant qu'il s'agissait aujourd'hui d'un « remake » des précédents projets, le Président Paul Quilès a insisté sur le fait que le Président Bush n'était pas le premier à présenter la défense antimissile comme inéluctable et qu'il suffisait de relire les déclarations du Président Reagan en 1983 pour se convaincre que ce discours avait un air de déjà vu.

Comment expliquer, dès lors, qu'aucun des systèmes envisagés n'ait abouti ? Pourquoi chaque Président nouvellement élu a-t-il systématiquement remis en cause les projets de son prédécesseur, comme le fait aujourd'hui le Président Bush, tout en affirmant que la menace balistique pendait comme une épée de Damoclès sur le peuple américain ? Le Président Paul Quilès a estimé que la réponse à ces questions résidait dans la véritable nature de la défense antimissile aux Etats-Unis. Il a souligné à quel point l'histoire de ce concept montrait qu'il s'agissait d'un projet de nature idéologique beaucoup plus que militaire, ce qui invalidait l'idée actuelle d'une fatalité de la défense antimissile. Si le thème de la défense antimissile hante le débat stratégique américain depuis si longtemps, c'est parce qu'il touche à l'un des mythes fondateurs de la nation américaine, celui de l'invulnérabilité. Contrairement aux Européens, habitués par leur histoire et leur géographie à vivre dans une relative insécurité, les Américains n'acceptent pas l'idée que leur pays, sorte de nouvelle terre promise, soit sous la menace d'une agression externe. Le Président Paul Quilès a fait observer que ce thème, traditionnel, était d'autant plus porteur qu'il rejoignait un concept très en vogue aux Etats-Unis : celui du « zéro mort ». Il a noté que, d'une certaine façon, la défense antimissile revenait à appliquer la doctrine du « zéro mort » aux populations civiles américaines. Il a relié cette doctrine au discours actuel des Etats-Unis, déjà entendu sous Reagan, selon lequel il fallait marginaliser la dissuasion nucléaire au profit de la défense pour protéger le territoire national : il serait en quelque sorte immoral de sacrifier des vies américaines, même si l'assaillant est, de toute façon, rayé de la carte, quand on peut à la fois prévenir l'attaque tout en faisant peser un risque vital sur l'agresseur.

Le Président Paul Quilès a fait valoir qu'un deuxième mythe pouvait contribuer à expliquer cette inlassable quête de la défense antimissile aux Etats-Unis : celui de la nouvelle frontière chère au Président Kennedy, cette idée proprement américaine qu'existent toujours de nouveaux espaces à conquérir. En l'occurrence, la frontière est technologique, l'enjeu étant de maîtriser, notamment, la technique de l'interception directe, le « hit-to-kill ». Et, si les Etats-Unis sont persuadés de réussir, c'est, là encore, en vertu de considérations morales : ils jugent qu'ils auront la force de vaincre les difficultés techniques puisqu'ils mènent un combat contre le mal, aujourd'hui incarné par les « rogue states », ces Etats « parias », ces Etats « voyous » qui se refusent à respecter les règles du jeu international. Le Président Paul Quilès a souligné que ce terme, d'ailleurs difficilement traduisible en français, relevait essentiellement du slogan politique et idéologique et qu'il instituait une catégorie fourre-tout, d'autant plus pratique qu'elle dispensait de toute analyse stratégique sérieuse. Il a observé qu'à deux ou trois exceptions près - la Corée du Nord, l'Irak ... -, l'usage du terme « rogue states » évitait de désigner nommément l'adversaire.

Le Président Paul Quilès a par ailleurs expliqué que la Missile Defense, thème politique et enjeu idéologique, n'était pas un programme militaire digne de ce nom, faute d'une technologie au point. Il a rappelé qu'aucun système d'interception intégrée n'avait jamais prouvé son efficacité. Il a insisté sur le fait que les projets américains de défense antimissile étaient virtuels puisqu'il n'existait pas de système à déployer, la technique n'offrant pas de solution praticable. Il a dit sa conviction que, bien qu'animée du même sentiment messianique que ses prédécesseurs, l'administration républicaine au pouvoir risquait fort de suivre l'exemple des Présidents Reagan et Bush en matière de défense antimissile : en parler beaucoup, dépenser beaucoup - plus de 60 milliards de dollars depuis 1983 - et ne rien déployer. A cet égard, il a rappelé que la défense antimissile alimentait des flux financiers massifs dans des domaines jugés clés pour le maintien de la supériorité technologique américaine et qu'elle permettait, au passage, d'apporter une formidable manne financière aux industriels américains. Lockheed Martin, Boeing, Raytheon et TRW ont ainsi bénéficié de 2,2 milliards de dollars en 1998 et 1999 au titre du seul programme NMD.

Dans ces conditions, pourquoi s'appesantir sur un projet virtuel, qui répond d'abord à des préoccupations de politique intérieure américaine ? Pourquoi se préoccuper d'un projet qui concerne la sécurité des Etats-Unis et relève par conséquent de leur décision souveraine ? Le Président Paul Quilès a jugé que la réponse à ces questions pouvait être trouvée dans ce qu'il a appelé le paradoxe de la défense antimissile : il s'agit certes d'un projet virtuel, mais dont les conséquences sont, elles, bien réelles, immédiates et globales, d'autant plus que le glissement sémantique entre NMD et MD tend à accréditer l'idée que les Etats-Unis entendent lier les systèmes de protection de leur territoire national à ceux qui auraient pour fonction de défendre telle ou telle zone, en Asie par exemple.

S'interrogeant sur les risques liés aux projets américains, le Président Paul Quilès a d'abord évoqué celui d'une reprise de la course aux armements. Il a estimé que, de ce point de vue, le risque le plus préoccupant se situait en Asie, plus encore si Taïwan et la Corée du Sud étaient associées à la mise en place de systèmes de théâtre. Il a relevé que la Chine pourrait, en cas de mise en place d'une défense antimissile aux Etats-Unis, craindre une neutralisation de sa force de dissuasion et décider d'accélérer en conséquence le développement et la modernisation de cette force. L'Inde ne manquerait pas alors de réagir, et avec elle le Pakistan sans qu'il soit possible de savoir où s'arrêterait cet effet de domino. A cet égard, le Président Paul Quilès a jugé qu'on ne pouvait exclure que l'Iran, d'ailleurs directement visé par les projets américains, adopte la même attitude, entraînant le Moyen-Orient dans cette spirale.

Evoquant ensuite les risques liés à la réaction russe, il a rappelé que la Russie avait fait savoir que, si la défense antimissile se traduisait par une violation du traité ABM de la part des Etats-Unis, elle se considérerait comme déliée de ses engagements en matière de désarmement. Elle pourrait par conséquent revenir au MIRVage de ses missiles balistiques, voire redéployer des missiles de portée intermédiaire.

Il a ajouté qu'en l'absence d'une relation sereine entre Etats-Unis, Russie et Chine, c'était l'ensemble des mécanismes juridiques de désarmement et de lutte contre la prolifération qui serait menacé de blocage ou de remise en cause. Pour toutes ces raisons, il a jugé que la défense antimissile était porteuse d'un risque de déstabilisation, globale et régionale, majeur.

Abordant enfin la question des relations transatlantiques, fondées sur la dissuasion nucléaire, il a estimé qu'elles seraient également ébranlées par les projets américains, qui relèvent d'une tout autre logique que les programmes de défense antimissile de théâtre dans lesquels les Européens sont d'ores et déjà engagés pour protéger leurs forces à l'extérieur. Il a fait valoir en outre qu'au sein d'une Europe qui entreprend de se doter de capacités militaires de projection, la défense antimissile pourrait représenter un sujet de divergence peu compatible avec la cohésion que suppose un tel projet. Il a relevé, à cet égard, que les déclarations des dirigeants, notamment britanniques, allemands et français, donnaient l'impression que l'unité de vue entre ces pays n'était pas totale.

Le Président Paul Quilès a estimé qu'il y avait donc urgence, non à prendre position sur un projet qui n'est pas encore défini, contrairement à ce que les Etats-Unis peuvent laisser croire, mais à ouvrir un débat qui permette d'en revenir aux réalités et de répondre aux questions, nombreuses et fondamentales, que soulève la volonté américaine déclarée de construire un système de défense antibalistique : existe-t-il des raisons sérieuses d'en finir avec la parité stratégique entre la Russie et les Etats-Unis, au profit d'un pari stratégique voulu par les seuls Américains ? Faut-il développer les systèmes de défense au détriment de la dissuasion nucléaire, sous prétexte que celle-ci pourrait ne pas fonctionner contre certains Etats ? La réponse à la dissémination des armes de destruction massive réside-t-elle, comme les Etats-Unis l'affirment, dans la contre-prolifération, c'est-à-dire dans des solutions militaires, au détriment de solutions diplomatiques, négociées dans des cadres multilatéraux ?

Le Président Paul Quilès a estimé que le débat devait avoir lieu en France d'abord, pays qui a, jusqu'à présent, témoigné de son attachement au système multilatéral de désarmement et de non-prolifération dont il est un acteur actif et éminent. Il a rappelé que cet attachement ne devait rien à une attitude passéiste qui se refuserait à regarder en face la réalité stratégique de l'après-guerre froide mais qu'il était fondé sur le constat que, globalement, les dispositifs internationaux de désarmement et de non-prolifération avaient bien fonctionné. Il a ajouté que seule l'apparition d'éventuelles menaces balistiques qui pèseraient sur notre pays devrait conduire la France à s'orienter vers davantage de défense pour la protection de son territoire.

Jugeant ensuite que le débat sur les questions soulevées par les projets américains de défense antimissile devait également avoir lieu entre Européens, il a fait valoir que la cohésion des pays de l'Union européenne était plus que souhaitable, nécessaire pour atteindre l'objectif qu'ils s'étaient fixé de constituer des capacités autonomes d'intervention militaire. Il a considéré qu'il était dès lors essentiel que les initiatives américaines ne viennent pas ouvrir une brèche au sein de l'Union européenne ni briser la dynamique de rééquilibrage de la relation transatlantique qui se dessinait actuellement. Il a jugé qu'une telle éventualité porterait préjudice à la construction européenne et nuirait directement aux intérêts européens, notre continent ayant besoin de la stabilité stratégique, comme en témoigne d'ailleurs la construction d'une capacité destinée à y contribuer. Rappelant que le système actuel des relations entre les puissances nucléaires garantissait cette stabilité, il s'est demandé en revanche si les projets des Etats-Unis répondraient de la même manière aux intérêts européens de sécurité.

Il a ajouté qu'il s'agissait bien évidemment d'une question dont les Européens devaient également débattre avec les Etats-Unis. Soulignant que les Européens voulaient un allié fiable et prévisible, il a observé que les Etats-Unis semblaient se tourner vers une logique de flexibilité, qui pouvait les conduire à modifier unilatéralement l'équilibre entre défense et dissuasion. Il a alors jugé que cette orientation était incompatible, non seulement avec la stabilité, mais également avec la prévisibilité que souhaitait l'Europe. Par ailleurs, dans la mesure où les Etats-Unis voulaient développer des défenses antimissiles pour intervenir où ils veulent, quand ils le veulent, un accord qui lierait les Européens à ces défenses antimissiles risquerait de les impliquer dans des actions armées entreprises par leur allié américain, même lorsqu'ils jugeraient ces actions injustifiées.

Le Président Paul Quilès a enfin souligné la nécessité de débattre avec la Russie. L'avenir de la relation entre Europe et Russie se définit en termes de coopération et de confiance. Or, quand les Russes, tout en critiquant sévèrement les projets américains et en menaçant de se retirer de tous les traités de désarmement, proposent aux Européens une défense antimissile commune, ils donnent l'impression de vouloir établir avec eux une relation à la fois ambiguë et opaque.

Soulignant que l'heure était, en matière de défense antimissile, non aux décisions, mais au débat, le Président Paul Quilès a estimé nécessaire de se détacher des discours officiels pour revenir à la véritable nature des propositions américaines et à leurs conséquences internationales potentielles.

Il a jugé que le débat sur la défense antimissile ne devait pas être considéré comme un risque pour la cohésion européenne ni pour le lien transatlantique mais qu'il représentait au contraire une occasion pour les Européens de rappeler leur attachement à une approche multilatérale des problèmes internationaux et de réaffirmer leur triple engagement en faveur du désarmement, de la non-prolifération et d'une meilleure prise en charge militaire de leur propre sécurité.

Après avoir remercié le Président Quilès d'avoir posé le problème en termes stratégiques et politiques, M. Robert Gaïa a fait part de ses interrogations.

Il s'est d'abord demandé si les Américains, qui considèrent avoir contribué à l'effondrement de l'URSS en lui imposant la charge financière de la course aux armements consécutive à l'Initiative de Défense stratégique du Président Reagan, n'adoptaient pas aujourd'hui une démarche analogue à l'égard de la Chine dont ils souhaiteraient freiner la montée en puissance. Il s'est également interrogé sur leur volonté de ralentir la constitution de l'Europe de la défense en obligeant les Européens à se lancer dans des programmes antibalistiques difficilement supportables par leurs budgets militaires.

M. Robert Gaïa a également demandé si la mise en _uvre du projet de défense antimissile aurait des conséquences sur le statut des membres permanents du Conseil de sécurité de l'ONU qui sont également les cinq puissances nucléaires reconnues. Il a par ailleurs fait remarquer qu'un système de défense antimissile de théâtre pouvait être étendu pour remplir des fonctions de défense de zone, voire de défense nationale de petits territoires. Il s'est enfin déclaré préoccupé par les projets américains dont il a estimé qu'ils tournaient le dos à l'équilibre de la dissuasion et au désarmement.

Remerciant le Président Paul Quilès d'avoir engagé le débat sur les projets américains de défense antibalistique, M. Loïc Bouvard a attiré l'attention de la Commission sur l'unanimité régnant aux Etats-Unis en faveur de cette défense, même si de rares voix dissonantes émettent des doutes sur sa faisabilité. Evoquant ses échanges de vues avec de nombreux responsables politiques et experts américains, dans le cadre notamment des activités de l'Assemblée parlementaire de l'OTAN, il a souligné leur confiance dans les capacités technologiques et industrielles de leur pays et relevé en particulier leur attitude dominatrice qui témoignait de la situation d'hyperpuissance où se trouvaient à présent les Etats-Unis. Les Américains s'étonneraient presque qu'on puisse contester leur volonté de détenir un système qui les rendrait invulnérables et estiment que l'Europe devrait être satisfaite d'avoir un allié aussi puissant. M. Loïc Bouvard a souligné que la logique américaine pouvait se résumer en une formule qu'il a entendu prononcer : « Nous, Américains, bâtirons la défense antimissile que vous le vouliez ou non. L'Europe doit choisir entre monter dans le train ou rester sur le quai. »

M. Loïc Bouvard a par ailleurs jugé que c'étaient moins les « Etats voyous » (rogue states) que la Chine qui étaient concernés par la défense antimissile, les Etats-Unis la considérant comme la grande puissance concurrente du XXIème siècle. Quant à la Russie, elle est presque tenue pour une quantité négligeable. Elle est jugée exsangue et n'est plus considérée comme l'héritière de l'URSS.

Enfin, M. Loïc Bouvard a estimé que les Etats-Unis ne souhaitaient pas rééquilibrer l'Alliance atlantique en faveur de l'Europe, remarquant à ce propos qu'ils refusaient toute concertation européenne (caucus) au sein de l'OTAN. Il les a jugés hostiles au projet de force européenne comme à l'idée de pilier européen de l'Alliance. Regrettant que les Britanniques et peut-être les Allemands privilégient trop souvent l'alliance américaine, il a exprimé la crainte d'un isolement de la France. Il s'est par ailleurs déclaré en accord avec la caractérisation de la défense antimissile comme un projet virtuel aux conséquences réelles et préoccupantes, jugeant que la course aux armements qu'elle était de nature à déclencher pouvait alimenter de nouveaux risques de guerre. Tout en estimant qu'il s'agissait de l'option politique la plus favorable pour l'Europe et pour la paix, il a néanmoins exprimé un certain scepticisme à l'égard des efforts des Européens pour s'unir dans le domaine de la défense et engager un dialogue constructif avec la Russie.

Rappelant qu'il ne restait rien au début du XXIème siècle d'un empire britannique qui se sentait invulnérable en 1900, il a souligné que la puissance américaine ne manquerait pas, elle aussi, d'être diminuée sur le long terme.

Félicitant le Président Paul Quilès pour son analyse très complète, M. René Galy-Dejean a également considéré que ce qui apparaît comme un projet virtuel pouvait avoir des conséquences gravissimes.

Observant que les Etats-Unis avaient fait leur deuil du système d'équilibre établi par les accords de désarmement, il a jugé qu'une nouvelle course aux armements ne les effrayait pas. Il a estimé que leur attitude très égoïste et peu soucieuse des intérêts de la communauté internationale se ramenait à la formule « ce qui est bon pour les Etats-Unis est bon pour le monde ».

Cherchant à hiérarchiser les différents motifs qui inspiraient l'attitude américaine, M. René Galy-Dejean s'est ensuite demandé si elle n'était pas en grande partie dictée par des intérêts économiques et commerciaux. Il a relevé à ce propos que la disparition du terme « nationale » dans l'expression « défense antimissile » sous-entendait une utilisation de théâtre, c'est-à-dire sur une zone plus réduite. Or, Taïwan est une petite île de même que la Corée du Sud ou Israël sont des alliés menacés dont les dimensions rappellent des théâtres d'opérations. Il s'agit en outre des trois principaux « clients » potentiellement intéressés par ce genre de produits.

Cette logique de marchands d'armes, qui par ailleurs présentent leur projet comme strictement défensif, devrait inciter l'Europe à poursuivre ses propres efforts de recherche et d'investissement notamment dans le domaine des systèmes antimissiles comme l'ASTER. Il a à cet égard évoqué la possibilité pour les Etats-Unis de réussir des ruptures innovantes dans le développement technologique grâce aux montants considérables investis dans la recherche pour les besoins des programmes antibalistiques. Il a alors jugé que, face à cette éventualité, il était essentiel que l'Europe ne relâche pas son propre effort de recherche dans les technologies militaires de pointe.

M. Antoine Carré a considéré que le débat pouvait donner lieu à une grande dissertation de type philosophique articulée en thèse, antithèse et synthèse. Il a souligné que sur chacun des volets du sujet, ce principe d'examen pouvait s'appliquer et notamment à la faisabilité technique de la défense antimissile, au risque de course aux armements ou à la valeur respective de la dissuasion et de la défense. Il a ajouté que, pour les Européens, l'essentiel était de déterminer les moyens d'action dont ils pouvaient disposer pour empêcher que les projets américains ne portent préjudice à la politique européenne de défense en construction.

M. Arthur Paecht s'est déclaré d'accord avec les réflexions présentées par le Président Paul Quilès tout en soulignant qu'il était concevable qu'en la matière, eu égard à la complexité du sujet, chacun puisse exprimer ses propres nuances. Il a souligné qu'en matière de politique intérieure, le projet de défense antibalistique constituait déjà pour les Américains un réel succès, ajoutant qu'il ne pouvait leur être reproché de poursuivre une politique militaire fondée sur leurs seuls intérêts nationaux, à l'instar de la France lorsqu'elle a constitué sa force de dissuasion. Au sujet des possibilités technologiques de réalisation du projet, il a considéré que son état virtuel pouvait être plus ou moins rapidement dépassé avec suffisamment d'argent et de temps. M. Arthur Paecht a par ailleurs évoqué l'importance des aspects économiques du projet dont les retombées pouvaient concerner un grand nombre de domaines différents, eu égard au montant considérable (60 milliards de dollars depuis 1983) des crédits destinés à financer les études et développement. Abordant ensuite l'aspect stratégique du projet, il a insisté sur la réalité des menaces notamment balistiques, dirigées contre les Etats-Unis mais aussi contre l'Europe, et pour lesquelles la dissuasion nucléaire s'avère inefficace. Il a ensuite observé que si la puissance de la Russie pouvait peut-être être minorée par les Américains, elle gardait toujours une importance certaine pour les Européens. Puis il a regretté que, dans le débat qui s'est instauré, les Etats-Unis, la Russie et la Chine existent bien chacun comme des acteurs à part entière alors qu'il n'en va pas de même encore pour l'Europe. A cet égard, il s'est interrogé sur le contenu de l'expression « Nous, les Européens » en doutant que ce « Nous » rassemble la majeure partie des grands pays de l'Union européenne. Enfin, M. Arthur Paecht a considéré que la proposition adressée par la Russie aux Européens de bâtir conjointement un système antimissile ne pouvait pas être écartée a priori sans examen sérieux dès lors qu'elle constituait, à ce jour, la seule solution imaginable de substitution à un projet purement américain.

M. Guy-Michel Chauveau a fait remarquer que le débat engagé depuis 1998 sur le projet de NMD s'était encore quelque peu compliqué depuis l'élection présidentielle américaine mais qu'il avait déjà eu pour effet de mettre en question les grands traités de désarmement conclus dans les décennies 1970, 1980 puis surtout 1990. A cet égard, il a rappelé l'importance du traité de non-prolifération, du traité ABM ainsi que du traité d'interdiction complète des essais nucléaires (TICE) dont la Russie a d'ores et déjà menacé de se retirer.

Il s'est ensuite interrogé sur l'intérêt pour les pays européens de se rapprocher, sur ces questions, des pays traditionnellement considérés comme non alignés. M. Guy-Michel Chauveau, se référant au récent rapport d'information sur la prolifération des armes de destruction massive et de leurs vecteurs qu'il a établi avec MM. Pierre Lellouche et Aloyse Warhouver, a par ailleurs considéré que des hypothèses comme celle d'une forte relance de la course aux armements en Asie, allant jusqu'à entraîner la nucléarisation du Japon, n'étaient plus à exclure. Au regard des conséquences qu'il a qualifiées de lourdes des projets de défense antibalistique, il a jugé que l'Union européenne devait définir une position commune sans négliger la discussion avec son partenaire naturel qu'était la Russie.

En réponse aux différents intervenants, le Président Paul Quilès a souligné la nécessité de distinguer les notions de défense antibalistique de théâtre et de défense antibalistique générale, tout en précisant qu'un système dit de théâtre pouvait dans certains contextes avoir des conséquences de portée stratégique. Il a ajouté qu'en matière d'interception précoce, les notions de défense de théâtre et de défense de territoire se trouvaient d'ailleurs largement confondues. Puis, évoquant la composante spatiale des projets de défense antibalistique, il a insisté sur le risque de remise en cause des accords de démilitarisation de l'espace. Abordant la question de l'intérêt, notamment industriel, de l'Europe à s'associer d'une quelconque façon au projet américain, le Président Paul Quilès s'est interrogé, dans une telle hypothèse, sur la capacité de l'opinion à supporter la charge financière qui en découlerait. Il a alors souligné que les résultats tangibles obtenus par les Américains ne semblaient pas à la hauteur des efforts engagés, comme tendaient à le montrer les récentes observations du General Accounting Office (GAO) qui a notamment révélé que, depuis 1980, 6 interceptions seulement avaient été réussies sur 20 tentatives, le dernier succès rencontré dans l'interception en haute altitude datant de janvier 1991.

Enfin, le Président Paul Quilès a considéré que tout débat sérieux devait d'abord porter sur la réalité des menaces considérées, en les identifiant clairement, en les analysant, et en étudiant quelles réponses, non exclusivement militaires, pouvaient leur être opposées. Il a souligné à cet égard qu'au titre des traités sur le désarmement, plus de 6 000 missiles balistiques intercontinentaux avaient été détruits alors qu'aucun essai véritablement concluant n'avait pu être réussi dans le cadre des programmes de défense antimissile.

La Commission a ensuite nommé M. Paul Quilès rapporteur d'information sur les projets américains de défense antimissile.

II. - EXAMEN DU RAPPORT

Lors de sa réunion du 28 mars 2001, la Commission a examiné le présent rapport d'information sur les projets américains de défense antimissile à la suite du débat qu'elle avait tenu lors de sa réunion précédente sur la communication de M. Paul Quilès, Président.

Le Président Paul Quilès a estimé qu'en l'état, ces projets étaient à la fois flous et dangereux. Outre le fait que nul ne sait à ce jour s'il s'agit d'un système national ou mondial, les prémisses du projet sont elles-mêmes très imprécises. Le Président Paul Quilès a insisté à cet égard sur les incertitudes liées à la notion de « rogue states » (Etats-voyous), soulignant que la menace balistique avait été insuffisamment analysée quant à son contenu et à ses conséquences, au détriment d'autres menaces éventuelles. Il a cité à ce propos la menace terroriste, plus importante qu'on ne l'imagine généralement et constituée notamment de filières liées aux trafics internationaux de stupéfiants. Il a ajouté que, face à certains dangers, il n'était pas certain que la réponse militaire soit la mieux adaptée, comme l'illustre par exemple le cas de l'Irak. Quant aux risques dont les projets américains sont porteurs, le Président Paul Quilès en a souligné quatre : la reprise de la course aux armements, la déstabilisation des équilibres régionaux, notamment en Asie, les incertitudes sur la réaction de la Russie, qui pourrait passer de l'expectative à une posture agressive et, enfin, la division des Européens en matière de sécurité et de défense. Il a mentionné à ce propos l'attitude plus ou moins bienveillante de certains pays européens à l'égard des projets américains.

Jugeant que le Président Paul Quilès semblait considérer la question de la faisabilité du projet de défense antibalistique comme un élément secondaire du débat, M. Arthur Paecht a estimé qu'une telle appréciation devrait conduire à ne pas en tenir compte autrement que comme une simple gesticulation. Il a alors souligné qu'au contraire, la réalisation d'un système de défense antibalistique était possible et envisageable si les Etats-Unis y consacraient le temps et les ressources financières nécessaires.

Il a considéré que, dans cette perspective, il convenait d'analyser les menaces qui pèsent respectivement sur les Etats-Unis, les pays européens et la Russie. Faisant valoir que certaines menaces, qui, pour la plupart, ne pouvaient être contrées par des défenses antibalistiques, concernaient les seuls Etats européens, comme diverses formes de terrorisme, ou de trafic de drogue, et remarquant que l'Europe avait elle aussi ses « Etats voyous », il a conclu à la nécessité d'une réflexion pour y faire face, y compris avec la Russie. Il a à cet égard jugé qu'il fallait mettre en évidence le risque d'implication des pays européens dans des politiques américaines élaborées pour lutter contre des menaces qui ne les concernent pas, tout en faisant également apparaître les situations mettant spécifiquement en cause la sécurité de l'Europe.

Soulignant que son appréciation de la faisabilité des défenses antibalistiques s'appuyait sur les expériences précédentes, où malgré l'argent et le temps consacrés, les projets n'avaient jamais abouti, le Président Paul Quilès a ajouté qu'on pouvait s'interroger sur la pertinence d'une démarche qui demandait dix ans de délai pour répondre à une menace définie comme imminente, ainsi que sur son efficacité relative pendant ces dix ans, eu égard notamment aux effets déstabilisants qu'elle était susceptible d'entraîner, si on la comparait à une politique reposant sur une analyse saine des risques. Il a enfin souligné la nécessité pressante d'élaborer à l'échelle européenne un Livre Blanc analysant les menaces dirigées contre l'Europe et la façon d'y répondre.

Considérant que la menace la plus importante pour les Etats-Unis était constituée par le terrorisme, chimique ou biologique, M. Bernard Grasset a jugé que la défense antimissile n'y répondait pas, et que, sauf à penser qu'elle était inspirée par des intérêts industriels ou qu'elle avait pour objet d'entraîner certains Etats dans une course aux armements épuisante, sa pertinence apparaissait peu évidente.

Tout en exprimant des doutes sur l'influence réelle qu'avait eue l'Initiative de Défense stratégique sur la disparition de l'URSS, le Président Paul Quilès a considéré qu'une certaine volonté d'affaiblir la Chine pouvait être à l'origine des actuels projets américains de défense antibalistique.

Considérant également que l'Europe n'était pas soumise aux mêmes menaces que les Etats-Unis, M. Loïc Bouvard a attiré l'attention de la Commission sur les effets de cette situation au sein de l'Alliance atlantique. Il a fait valoir que certains membres européens de l'OTAN, au premier chef les Britanniques, s'inquiétant du découplage que créerait un bouclier protégeant les seuls Etats-Unis, demandaient, au nom de l'unité de l'Alliance, l'extension de cette protection à l'Europe, ce qui expliquait qu'on soit passé du concept de NMD (National Missile Defense) à celui de MD (Missile Defense).

Il a aussi souligné l'effort important mené parallèlement à la NMD par les Etats-Unis pour lutter contre les menaces bactériologique et chimique, des programmes étant engagés à ces fins pour un montant de 12 milliards de dollars.

Il a enfin considéré que l'insistance sur les menaces émanant des « rogue states » dissimulait en fait la peur de l'opinion américaine devant la montée en puissance de la Chine, indiquant que les interlocuteurs qu'il avait pu rencontrer lors d'une récente mission aux Etats-Unis lui avaient tous confirmé que la lutte contre une menace nucléaire chinoise figurait parmi les objectifs principaux de la défense antibalistique.

Le Président Paul Quilès a jugé que le risque de découplage, c'est-à-dire d'absence d'intervention américaine en Europe, qui existait pendant la guerre froide, était aujourd'hui remplacé par un risque de « surcouplage », c'est-à-dire d'implication de l'Europe dans des interventions américaines qui ne la concernent pas.

Constatant que les Etats-Unis restaient aujourd'hui la seule superpuissance planétaire, M. Jean Briane a recommandé la prudence, considérant qu'il ne fallait pas se laisser entraîner dans le jeu d'un pays dont l'objectif est de conserver sa suprématie.

Observant que de plus en plus de responsables, à commencer par le Secrétaire général de l'OTAN, considèrent que le projet de défense antibalistique se fera, M. Jean-Claude Sandrier a jugé que ce projet devenait de moins en moins virtuel et de plus en plus réel.

Il s'est déclaré favorable à l'organisation, à l'Assemblée nationale, d'un grand débat sur les conditions de la paix et de la sécurité dans le monde, de manière à permettre aux parlementaires mais aussi au Gouvernement de s'exprimer et de prendre position sur ce sujet.

Sur le plan international, il a souhaité la réunion d'une Conférence internationale destinée à relancer le processus de désarmement dans le monde, jugeant que cette initiative serait soutenue par un très grand nombre de pays.

Rappelant qu'une conférence du désarmement avait été instituée au sein de l'ONU mais que son activité était actuellement paralysée, le Président Paul Quilès a souligné la difficulté de se prononcer sur un projet de défense antimissile qui n'avait pas encore été défini.

M. Jean-Michel Boucheron, usant de la faculté que l'article 38 du Règlement confère aux députés d'assister aux réunions des commissions dont ils ne sont pas membres, a exprimé son accord avec la qualification de « virtuel » donnée au projet américain de défense antimissile. Il a considéré que ce projet reposait sur une double imposture : d'une part, la menace pesant sur les Etats-Unis, qu'elle vienne de Corée du Nord ou de Chine, n'est pas réelle, d'autre part, il est techniquement possible de saturer par un système de leurrage tout dispositif de défense antibalistique.

Il a jugé qu'il s'agissait en fait d'un rideau de fumée destiné à financer massivement des programmes de recherche développement à caractère dual, d'intérêt à la fois militaire et civil, quitte à se fabriquer un ennemi virtuel. Le véritable objectif est de créer un fossé technologique entre les Etats-Unis et le reste du monde. Cette situation amène à s'interroger sur la politique à suivre à l'égard des entreprises françaises susceptibles de participer aux programmes antibalistiques et elle pose d'une manière plus générale la question de la coordination européenne en matière de recherche développement militaire.

Le Président Paul Quilès s'est déclaré en accord avec ce point de vue, rappelant que le Département de la Défense américain avait octroyé plus de 2 milliards de dollars aux principales entreprises américaines participant aux programmes antibalistiques en 1998 et 1999. Evoquant les déclarations du Chancelier Gerhardt Schröder sur l'intérêt industriel d'une participation des entreprises allemandes à ces programmes, il a souligné que l'association de l'Europe aux projets de défense antibalistique impliquerait des conséquences politiques qui ne semblent pas avoir été toutes prises en considération.

La Commission a alors autorisé la publication du rapport d'information sur les projets américains de défense antimissile, conformément à l'article 145 du règlement.

CONTRIBUTION PARLEMENTAIRE
DE M. JEAN-CLAUDE SANDRIER, DÉPUTÉ DU CHER,
AU NOM DU GROUPE COMMUNISTE

Pour la relance d'une politique de désarmement

Alors que les Etats-Unis, par la voix de G.W. Bush, viennent de réaffirmer leur volonté de mettre en place un système de défense antimissile dont le premier effet immédiat serait la relance de la course aux armements, il convient que la France prenne la mesure des risques d'une telle orientation pour la paix du monde.

Loin d'être défensive cette stratégie, en protégeant le territoire des Etats-Unis de toute attaque balistique donnerait de fait à ce pays la possibilité de multiplier des interventions partout dans le monde.

Ainsi, la mise en _uvre du projet de défense antimissile constituerait une déstabilisation stratégique au plan international, déclencherait la reprise inévitable d'une course aux armements pour contrer « l'invulnérabilité » des Etats-Unis.

Devant la gravité d'une telle menace, il est urgent que la France prenne l'initiative d'une Conférence Internationale - éventuellement sous l'égide de l'ONU - afin de relancer le processus de désarmement dans le monde.

Dans le même temps, le Parlement français devrait tenir un débat de fond sur les conditions de la Paix et de la Sécurité dans le Monde aujourd'hui.

CONTRIBUTION PARLEMENTAIRE
DE M. PIERRE LELLOUCHE, DÉPUTÉ DE PARIS,
(RPR)

Je rappelle que, devant l'importance du sujet, notamment pour l'avenir de notre dissuasion nationale, j'avais pour ma part demandé dans un courrier en date du 7 février 2001 adressé au Président Quilès avec copie à Jean-Louis Debré, Président du Groupe RPR à l'Assemblée, un examen au fond de cette question.

La thèse défendue dans le rapport du Président Quilès est très contestable voire approximative. Le rapporteur y défend la position « politiquement correcte », actuellement en vogue dans les milieux autorisés français. Il n'en reste pas moins que les positions qui sont exposées dans ce document reflètent soit un aveuglement volontaire devant une situation bien réelle, soit une sous-estimation délibérée des modifications en cours de l'équilibre global des forces au plan mondial. Je ne peux donc que m'élever devant cette approche, dont le seul résultat est d'occulter le nécessaire débat sur la dissuasion que la France doit conduire au vu du nouveau contexte stratégique.

Considérer les projets américains comme « virtuels » me parait notamment relever d'une grave erreur d'analyse. C'est, comme il est dit dans le rapport, précisément parce que les Etats-Unis travaillent sur la défense antimissile depuis l'après-guerre, que ces projets font l'objet d'un consensus total entre Républicains et Démocrates et que des sommes considérables - 60 millions de dollars depuis 1983 ! - ont été investies dans les différents programmes américains de défense antimissile, que ceux-ci doivent être considérés, non comme virtuels, mais au contraire comme tout à fait réels.

Chacun a le droit d'être en désaccord avec les projets de défense antimissile. Mais nul ne peut sérieusement considérer qu'ils n'existent pas, de même que nul ne peut contester l'existence de risques graves posés dès aujourd'hui par la prolifération des armes de destruction massive et des missiles balistiques. Je rappellerai à cet égard les conclusions du rapport de la mission d'information sur la prolifération de ces armes, que j'ai eu l'honneur de conduire avec mes collègues Guy-Michel Chauveau, Député PS et Aloyse Warhouver, Député RCV, rapport qui apportait la démonstration de cet état de fait. La publication de ce rapport a été autorisée le 6 décembre 2000 par la Commission de la Défense. Peut-être la défense antimissile n'est-elle pas le meilleur moyen de lutter contre cette menace. A tout le moins faut-il en débattre, comme notre rapport y invitait d'ailleurs.

M. Paul Quilès affirme encore que les projets américains sont dangereux. Est-il plus dangereux d'ignorer la menace balistique en faisant la politique de l'autruche ou de s'en prémunir ? Au nom de quoi serait-ce un crime de chercher à protéger sa population ? N'est-ce pas l'obligation de tous les gouvernements et l'objectif de toute politique de défense ? Prétendre, comme le fait le Président Quilès que la défense antimissile n'est rien d'autre qu'une application de l'idéologie du zéro mort aux populations civiles me semble dans cette perspective tout à fait extravagant.

Je ne peux donc souscrire aux conclusions d'un rapport qui exprime pêle-mêle le désaccord personnel du Président Quilès avec les projets américains, une volonté délibérée d'ignorer que la défense antimissile existe et la sous-estimation notoire des risques balistiques, auxquels, je le rappelle, l'Europe est bien plus exposée que les Etats-Unis.

Nous entrons aujourd'hui dans une nouvelle donne stratégique mondiale, dans laquelle la dissuasion nucléaire est sans doute appelée à perdurer, mais sous des formes très différentes de celles que nous avons connues au cours des quatre décennies de la guerre froide : diminution du nombre d'armes offensives prévisible chez les grandes puissances du Nord (exception faite sans doute de la Chine), prolifération de ces mêmes armes au Sud et introduction croissante de défenses antimissiles tactiques et stratégiques sur différents continents. Ces évolutions entraîneront bien évidemment une modification radicale des accords de limitation des armements conclus pendant la Guerre froide, à commencer bien sûr par le Traité ABM de 1972 (lequel avait cependant prévu un déploiement partiel d'intercepteurs et de radars de défense stratégiques et n'interdit pas les défenses antimissiles tactiques), de même qu'elles entraîneront des conséquences importantes et encore difficiles à évaluer aujourd'hui sur les différents concepts de dissuasion actuellement en vigueur, y compris dans notre pays. Un débat de fond sur l'avenir de la dissuasion est donc nécessaire : il est à mes yeux vital pour notre pays. Or c'est ce débat que M. Paul Quilès a voulu occulter dans son rapport, conformément au syndrome français de la ligne Maginot qui veut que notre pays ferme les yeux sur les développements stratégiques nouveaux en ne les ouvrant que lorsque la catastrophe est là. Pour en finir avec ce syndrome, je propose par conséquent que les projets américains en particulier, et la défense antimissile en général, fassent l'objet d'un rapport d'information, bipartisan, ainsi que d'un débat en séance publique à l'Assemblée nationale.

PAR LA COMMISSION DE LA DÉFENSE NATIONALE ET DES FORCES ARMÉES (1),

2961 - Rapport d'information de M. Paul Quilès sur les projets américains de défense antimissile (commission de la défense)

1 Florence Gaillard, Arnaud Dubien, George Le Guelte, La défense antimissiles ou l'éternel retour, RIS, Décembre 2000.

2 The Atlantic Council of the United States, European Views of National Missile Defense, Septembre 2000.

3 The Atlantic Council of the United States, European Views of National Missile Defense, Septembre 2000.

4 Joseph Cirincione, Making sense of Missile Defense, Foreign Service Journal, septembre 2000