S O M M A I R E

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iii.  à la recherche des causes : l’inconstance des gouvernements, les défaillances des pouvoirs locaux, la puissance des réseaux d’intérêt *

A.– LES Corses et la république *

1.  Une relation complexe au droit *

a) Des modes d’organisation sociale particuliers *

·  Un clientélisme installé *

·  L’évitement des institutions républicaines *

b) Une violence endémique *

·  Une criminalité encore élevée et atypique *

·  Une violence ciblée *

c) Des comportement spécifiques *

·  Les incendies d’origine pastorale : une atteinte majeure à l’environnement *

·  Un goût immodéré pour les armes *

·  La méconnaissance du code de la route *

2.  L’engrenage de la violence *

a) La radicalisation de certains mouvements nationalistes a conduit à une large banalisation de la violence *

b) La focalisation sur la violence nationaliste a laissé le champ libre au grand banditisme et à la délinquance financière *

c) L’éclatement des mouvements nationalistes s’est accompagné d’une poussée de violence *

3.  Un choix très majoritaire pour l’unité de la République *

 

III.  à la recherche des causes : l’inconstance des gouvernements, les défaillances des pouvoirs locaux, la puissance des réseaux d’intérêt

Une fois posé le diagnostic global sur la situation de la Corse et présenté quelques cas " pathologiques " parmi les plus significatifs, il reste à rechercher les causes de la " spirale infernale " dans laquelle se trouve entraînée l’île.

Dire que les responsabilités sont partagées entre l’État et les pouvoirs locaux pourrait, à première vue, apparaître comme un souci cosmétique de renvoyer tous les acteurs dos à dos. Le risque existe d’être accusé, en partageant les responsabilités, de vouloir disculper les uns et les autres.

Pourtant, la commission d’enquête assume ce risque, car il ne s’agit de rien d’autre que de reconnaître la réelle complexité de la situation et l’imbrication des responsabilités.

Par ailleurs, s’il ne s’agit pas de nier l’attachement de la grande majorité des habitants de la Corse à la France et à la République, force est de reconnaître que la population, qui a su manifester son indignation dans la rue pour dénoncer les dérives, hésite entre la peur et la résignation. Il serait, en outre, absurde de nier que certaines caractéristiques sociologiques ou les soubresauts de l’histoire récente constituent, sinon des obstacles à proprement parler, du moins des freins à l’évolution de l’île.

La responsabilité de l’État est lourde et la commission d’enquête n’entend absolument pas l’en dédouaner. Cette responsabilité est, en effet, double, à la fois politique et administrative. Comment nier, en effet, que les tactiques successives et les moyens parfois employés par tous les gouvernements
– autant de compromis qui n’étaient pas tous des compromissions – aient profondément dérouté l’opinion, nationale et insulaire, découragé tous ceux qui étaient prêts à agir et paralysé l’exercice des fonctions régaliennes ? Mais, cette responsabilité est aussi administrative. Traitant largement la Corse comme n’importe quel autre département rural de taille comparable, les administrations centrales de l’État n’ont pas tiré toutes les conséquences, en termes de moyens ou de procédures, des particularités de l’île, semblant au contraire faire preuve d’une résignation qui, dans ce cas-là, s’avère proche du renoncement.

Peu enclins à prendre le destin de l’île en mains, les responsables locaux tiennent, quant à eux, un double discours, tant à l’égard de l’État
– s’affirmant républicain d’un côté, revendiquant l’exception de l’autre – que des nationalistes. La dénonciation de la violence de ces derniers, quand elle n’est pas tempérée par le jeu des solidarités familiales ou villageoises, est alors utilisée pour mieux plaider les dossiers locaux à Paris, quand elle n’est pas aussi destinée à détourner l’attention de telles ou telles turpitudes.

Dans ce dramatique jeu de rôles, les mouvements nationalistes justifient, à leur tour, leur violence par les errements de la classe politique locale. Sous couvert de discours rappelant l’idéal initial, ils n’ont eu pourtant de cesse d’adopter des méthodes, qui peu à peu, se sont souvent rapprochées d’une délinquance de droit commun. Le fameux " impôt révolutionnaire ", qui n’est rien d’autre qu’un racket pur et simple, a alors servi de base financière pour prendre le contrôle de secteurs entiers de l’économie insulaire.

Enfin dans ce contexte, l’émergence de réseaux d’influence multiformes, dont maints signes diffus révèlent la force grandissante, a contribué aussi à décourager les énergies.

 

A.– LES Corses et la république

Rechercher les causes de la crise corse dans les structures de la société insulaire ou dans le comportement de ses habitants est un exercice difficile, car il importe d’éviter à la fois les explications sociologiques sommaires et donc caricaturales ou les généralités stigmatisantes.

Difficile, mais pourtant nécessaire. Car, comme l’expliquait un ancien ministre à la commission d’enquête : " finalement, ce sont les peuples qui font leur histoire.(…) Il faut introduire le vrai système démocratique, le vrai système représentatif qui fait que le pouvoir ne vienne pas de la tradition, de la reconnaissance implicite ou du respect, mais de l’élection. Il faut affirmer que ce qui est légitime, ce sont les décisions prises par ceux qui sont élus et que les décisions prises contrairement au droit par ceux qui ne sont pas élus, par ceux qui accordent des passe-droits, par ceux qui ont obtenu que le dossier soit placé au-dessus de la pile ou que l’on inscrive trois zéros là où il faudrait n’en inscrire qu’un, ne sont pas légitimes ".

Refonder la République en Corse suppose que les habitants de l’île s’interrogent sur la pertinence de certains caractères historiques de leur société, qui en constituent en quelque sorte la face cachée.

Des relations ambivalentes avec le droit et la violence constituent autant d’éléments d’explication. Ils ne sauraient pourtant, non seulement remettre en cause mais aussi faire douter de l’attachement sincère des Corses à la République.

1.  Une relation complexe au droit

Il ne faut pas dire que l’on va " restaurer " l’État… Il n’a jamais existé en Corse. La Corse a toujours été dans un statut spécial, un statut de faible application du droit " déclarait un ancien ministre devant la commission d’enquête.

Au-delà de la boutade, de tels propos illustrent l’attitude ambiguë que les Corses observent à l’égard du droit et, plus généralement, à l’égard des règles d’organisation d’une société démocratique moderne.

Pourtant, on constate chez les habitants de l’île une attirance pour le droit. Les signes en abondent. La Corse a donné à la France d’illustres lignées de juristes ou d’avocats. La chose judiciaire passionne l’opinion insulaire comme en témoigne le public nombreux des cours d’assises.

Et pourtant, les signes d’évitement du droit sont tout aussi nombreux et témoignent d’une approche utilitaire de celui-ci.

Dans le meilleur des cas, la règle est perçue comme une complication inutile qui obligerait à modifier des pratiques séculaires. L’absence fréquente de titres de propriété, la persistance de l’indivision, l’absence de baux en bonne et due forme constatée dans les dossiers d’immatriculation de la MSA en sont des exemples significatifs. Comme l’écrit un journaliste corse, " en Corse, le texte écrit n’est pas premier, c’est un simple outil, un moyen annexe, un accessoire de complément, un témoin de plus. Alors que la parole, elle, engage ; elle est actrice, elle a une densité ".

Bien évidemment, le contournement de la règle de droit résulte aussi parfois, comme ailleurs, d’une volonté délibérée de fraude ou de comportements clairement délictueux ou criminels.

Plus généralement, cette relation particulière au droit s’observe dans l’existence d’autres modes de régulation que ceux constatés ailleurs, d’une violence endémique qui ne fait pas l’objet d’une " condamnation morale " et de certains comportements spécifiques très répandus.

a) Des modes d’organisation sociale particuliers

Ceux-ci sont bien connus et quelques mots-clés - " clans ", " honneur ", " omerta ", " vendetta " - suffisent souvent à les décrire.

·  Un clientélisme installé

La contestation du clan a longtemps nourrit l’argumentaire des mouvements nationalistes, avant que ceux-ci ne se transforment eux-mêmes, comme l’a indiqué un ancien ministre devant la commission d’enquête, en " clan supplémentaire, divisé en sous-clans ".

Le clan apparaît comme une structure informelle au sein de laquelle les intérêts politiques, économiques ou familiaux de ses membres sont étroitement imbriqués. Ce mode d’organisation politique corse a été décrit dès la fin du XIXème siècle et pouvait se retrouver, peu ou prou, dans d’autres régions rurales du pays.

Ce qui distingue la Corse, c’est la persistance du phénomène. " L’accès aux ressources (emplois, subventions, services, contrôle des canaux de l’émigration) étant monopolisé par les acteurs politiques, élus et fonctionnaires, le rapport électoral est un moyen pour accéder à ces ressources. Les réseaux politiques sont organisés à cette fin : ils se présentent comme des structures pyramidales associant petits élus (maires, conseillers généraux) à de grands élus (parlementaires, chefs de partis) qui permettent la distribution des ressources " explique un chercheur au CNRS. Cette réalité, certes moins prégnante qu’avant guerre, n’est pas niée par les élus de l’île mais souvent parée de vertus plus légitimes que le simple service rendu.

Le fonctionnement des clans et les objectifs qu’ils poursuivent sont au centre des critiques qui leur sont adressées. " L’objectif n’est pas de s’emparer globalement d’un territoire, comme pourrait le laisser croire le titre d’un livre à succès, main basse sur une île, paru dans les années 1970. Plus modestement, il s’agit de lotir, de scinder en portions de pouvoir. Ces territorialités aux découpages complexes et instables ne recouvrent pas forcément des frontières géographiques. On peut prendre le pouvoir à la sécurité sociale, au syndicat d’électrification, à l’office hydraulique, au parc régional, à la Chambre d’agriculture, etc… " écrit un journaliste corse.

Plusieurs personnes entendues par la commission d’enquête ont également souligné le poids de ces rapports de clientèle, de ces recours permanent à des intermédiaires pour toutes sortes de démarches, même si ce recours est à l’évidence inutile. Ainsi, un ancien ministre de l’Intérieur indiquait :

" Il y a encore des quantités de gens qui sont dans un système que l’on peut décrire ainsi : pour obtenir la reconnaissance d’un droit, on ne va pas au guichet, on ne suit pas la procédure habituelle, on demande à un intermédiaire, qui est un élu – qu’il soit un petit, un moyen ou un gros –, d’être l’intercesseur entre le titulaire du droit – soi-même – et le dispensateur du droit – un bureau, un office, etc. Et les intermédiaires – c’est-à-dire le système clanique très bien décrit depuis longtemps – veillent à ce que les citoyens, les administrés passent par eux. Ce n’est pas que les gens pensent que ce droit ne sera pas reconnu si l’on ne passe pas par l’intermédiaire. Mais ce ne serait pas poli, ce ne serait pas aimable et cela pourrait présenter des inconvénients de ne pas utiliser l’intermédiaire. Car celui-ci est en relation avec le lieu où la décision se prend et pourrait, va peut-être, non pas la bloquer mais la retarder parce qu’il connaît les gens qui prennent la décision. "

·  L’évitement des institutions républicaines

Le culte de l’insularité, la tradition de la violence, le jeu des solidarités familiales font obstacle à la promotion d’un ordre juridique. Si la majorité de la population reconnaît cet ordre juridique comme nécessaire à l’exercice des libertés ou à la construction du développement économique de l’île, elle n’adhère pas cependant au mode de régulation des conflits par la loi républicaine. La recherche d’un compromis entre les devoirs de la citoyenneté et les contraintes issues des liens insulaires se fait toujours au détriment du principe de légalité. Une telle situation pèse lourdement sur le fonctionnement normal des institutions démocratiques et rend particulièrement difficile l’affirmation de l’autorité de l’État en général, et de l’autorité judiciaire en particulier " a indiqué un magistrat qui a été en poste sur l’île.

Les conflits commerciaux se règlent à coup de bombinettes. Il vaut mieux une bombe que le tribunal. On règle le compte, c’est terminé. Les juges, on n’en veut pas. L’institution, la règle de droit républicaine, on en fait l’économie. On a les moyens d’en faire l’économie " poursuivait-il.

Ce non-recours à la médiation de la justice se double aussi, trop souvent, d’un refus de collaborer avec elle ou, tout au moins, d’une certaine distance prise avec elle.

La difficulté de recueillir des témoignages en est la première illustration. " Dans toute la France, lorsqu’il y a des méfaits, des délits, des crimes, les policiers et les gendarmes ont besoin de renseignements. Il n’existe aucune région en France dans laquelle la recherche de renseignement soit aussi difficile, pour ne pas dire impossible dans certains cas, que la Corse. Comme si, par une espèce d’inversion des valeurs, le civisme ne consistait pas à aider la justice, la police ou la gendarmerie, mais que l’honneur consistait à ne pas donner d’informations à ceux qui apparaissent comme se rattachant au souvenir lointain d’un pouvoir étranger et injuste. C’est à ne pas y croire ! " soulignait un ancien ministre de l’Intérieur.

Et, plus précisément, M. Claude Guéant, à l’époque directeur général de la police nationale, déclarait en avril 1997 devant la mission d’information sur la Corse : " Le fait est établi, il n’y a guère qu’en Corse qu’une épouse, qui a des éléments à communiquer sur l’assassinat de son mari, ne témoigne pas. "

Pour quitter le terrain de la justice, l’épisode du départ en catimini, en août 1984, de la mutuelle des motards qui refusait de subir le racket du FLNC est également éloquent. Le vice-président de la mutuelle a, en effet, expliqué l’attitude de sa société en indiquant : " le responsable de notre départ d’Ajaccio, ce n’est pas le FLNC mais le peuple corse. Il n’y a pas de volonté, même parmi le personnel de l’entreprise, pour lutter contre ce défaitisme ".

A la décharge des habitants de l’île, il faut également reconnaître que " la loi du silence, c’est aussi la loi de la peur ". En témoigne le fonctionnement difficile des cours d’assises en Corse, qu’il s’agisse des difficultés rencontrées pour constituer un jury ou pour faire déposer un témoin à la barre ou du nombre des acquittements et de la sévérité des peines prononcées.

Un magistrat en poste à Ajaccio a transmis à la commission d’enquête copies de lettres émanant du greffe de la cour d’assises faisant part de la visite de jurés désignés venant déposer un certificat médical ou solliciter une dispense ou déclarant sur l’honneur avoir subi des pressions ou avoir dû prendre des précautions pour protéger leur famille. Dans ses lettres, le greffier faisait observer que pourtant la liste des jurés n’avait été transmise ni aux accusés, ni à leurs défenseurs, ni aux parties civiles, mais seulement à la préfecture afin que soient établies les citations.

Pour la seule cour d’assises d’Ajaccio, sur les 63 accusés jugés entre 1990 et 1997, 15 (soit près du quart) ont bénéficié d’un acquittement, alors qu’ils étaient jugés pour homicide volontaire (7), viol (1) et vol qualifié (7). Tous les auteurs de vols à main armée qui ont niés les faits ont été acquittés, les autres n’ayant été condamnés qu’à des peines autorisant leur libération à brève échéance.

On cite le cas de l’arrêt de la cour d’assises de Bastia condamnant, en septembre 1993, à trois ans de prison avec sursis trois hommes reconnus coupables d’un viol collectif sur une touriste néerlandaise, obligeant le parquet à se pourvoir en cassation.

De tels faits, moralement choquants voire insupportables, révèlent une violation flagrante du principe d’égalité des citoyens devant la justice et sont apparus à l’ensemble des membres de la commission d’enquête comme l’un des dysfonctionnements les plus graves des services publics de l’île.

Pour pallier ces difficultés, la justice a choisi soit de dessaisir les juridictions corses au profit d’autres cours du continent, soit de correctionnaliser certaines infractions afin qu’elles soient jugées par les juges professionnels des tribunaux de grande instance.

b) Une violence endémique

Voilà l’état réel de la Corse ; tout s’y fait à coups de fusil ; le droit n’est rien ; la force est tout. On ne recours à la justice que lorsqu’on n’a plus d’autres ressources ; on en est en quelque sorte honteux, comme un aveu de sa faiblesse ". Ce témoignage de M. Mottet, procureur général à Bastia de 1833 à 1836, reste en partie d’actualité.

Les chiffres de la criminalité et de la délinquance constatées dans l’île en témoignent. Comme l’a indiqué à la commission d’enquête un magistrat en poste à Bastia, " la Corse est une société encore rurale qui connaît une criminalité de type urbain ".

·  Une criminalité encore élevée et atypique

L’île connaît une criminalité plutôt atypique à cause d’un nombre d’homicides, de vols à main armée et d’attentats particulièrement élevé si on le rapporte à sa population. Quant à la petite délinquance, elle est toujours prospère bien qu’en baisse régulière depuis quelques années.

 Les crimes et délits contre les personnes s’accroissent

Les crimes et délits contre les personnes représentent 8,5 % des infractions et se sont élevés à 1.111 en 1997. Au cours des dix dernières années, leur évolution apparaît très erratique mais, globalement, la tendance est ascendante, puisque la moyenne des années 1988-1997 n’est que de 980 infractions. La place qu’occupent les homicides et les tentatives d’homicides dans ces atteintes aux personnes constitue une autre des caractéristiques de la criminalité en Corse. En 1997, 32 ont été constatés entraînant la mort de 21 personnes et en blessant 12 autres. Depuis 1987, ce sont 351 homicides ou tentatives qui ont été constatés dans les départements de l’île, ce qui représente une moyenne de 32, soit près d’un tous les 11 jours. Rapporté à la population, ce taux est près de 3 fois supérieur à celui observé au niveau national (11,7 pour 100.000 habitants contre 4,1).

 Les vols constituent plus de la moitié de l’ensemble des crimes et délits

La délinquance en Corse est principalement constituée par des faits de vol. Avec 7.037 cas en 1997, ceux-ci représentent 53,6 % des faits constatés. L’importance prise par les vols a pour effet de lier étroitement l’évolution de la criminalité globale en Corse à l’évolution des vols. La diminution observée depuis 1992 de leur nombre explique à elle seule 86 % de la baisse des faits constatés : le nombre de vols a diminué de 8.472 (soit –54,6 %), alors que l’on a comptabilisé 9.780 infractions de moins. En matière de vols, la Corse se singularise par l’importance des vols à main armée : 122 en 1995, 138 en 1996 et 160 en 1997. Le taux, rapporté à la population, est près de quatre fois supérieur à la moyenne nationale : 0,63 pour 1.000 habitants en Corse en 1997 au lieu de 0,16 pour la France entière en 1996.

 Les infractions économiques et financières restent stables

Les infractions économiques et financières se sont élevées à 1.517 en 1997 (soit 11,5 % du total – 8,5 % au niveau national). Elles ont fortement régressé depuis 1991 et restent à peu près stables depuis 1995.

 Le nombre de crimes et délits est, cependant, en diminution constante depuis plusieurs années

Le nombre des crimes et délits de toute nature, constatés par l’ensemble des services de police et de gendarmerie en Corse, a atteint 13.139 en 1997, en diminution de 10 % par rapport à l’année précédente. Ce nombre a fortement décru depuis le début de la décennie et, plus particulièrement, depuis 1992 date à laquelle le nombre de faits constatés s’établissait à 22.919, ce qui représente une diminution de 42,7 %.

Avec un taux de criminalité de 56,27 pour 1.000 habitants en 1996, la région Corse se situait au 8ème rang des régions françaises, derrière la Haute-Normandie et devant la région Aquitaine. Le taux de criminalité en Corse est devenu inférieur à la moyenne nationale depuis 1995. Au cours des années précédentes, il lui était sensiblement supérieur, notamment en 1992 où il atteignait 91,2 pour 1.000 habitants au lieu de 66,95 pour la France entière. D’ailleurs, de 1987 à 1993, la Corse a régulièrement occupé le troisième rang des régions françaises les plus touchées par la criminalité ; elle s’est même hissée à la deuxième place en 1990.

·  Une violence ciblée

L’autre caractéristique de la criminalité corse est, bien évidemment, le nombre d’attentats à l’explosif, qu’ils aient visé des biens publics ou des biens privés. 315 ont été constatés en 1997, ce qui marque la deuxième année consécutive de baisse (-25,2 % depuis 1995 ; soit 106 attentats de moins).

Depuis 1973, 8.760 attentats ont été constatés, ce qui représente une moyenne annuelle de 350, soit près d’un par jour. Comme l’indique le graphique ci-dessous, le maximum a été constaté en 1982 (766) et le minimum en 1989 (156).

A partir de 1975, le nombre d’attentats n’a été inférieur à 200 qu’en 1989, compris entre 200 et 300 à 6 reprises, entre 300 et 400 à 8 reprises, compris entre 400 et 500 à 5 reprises et supérieur à 500 à 3 reprises (1982, 1983 et 1986).

Il ne faudrait pas croire que ces attentats soient tous liés à l’agitation nationaliste. En effet, seuls les attentats revendiqués sont considérés comme relevant de cette catégorie. Or, le taux de revendication est très variable d’une année sur l’autre. Le taux constaté en 1997, 49,5 %, apparaît d’ailleurs particulièrement élevé. Il avoisine plutôt habituellement le tiers des attentats, voire moins, à l’exception de la période 1983-1986 au cours de laquelle il dépassait 70 % (sauf en 1984 où il avoisinait seulement 60 %). Enfin, il convient de garder à l’esprit que les attentats constatés en Corse représentent au moins la moitié des attentats constatés dans la France entière.

Les attentats non revendiqués sont donc révélateurs de conflits d’ordre privé, d’" attentats commerciaux, de jalousie, d’idiots, d’imbéciles de village " comme l’expliquait le vice-président de l’union régionale des PME devant la mission d’information sur la Corse, ajoutant " c’est cette violence-là qui nous fait peur ".

On sait qu’aucun de ces actes n’est gratuit ; qu’ils ont une signification ; qu’ils adressent un message – vengeance, tentative d’intimidation, désir d’engager une négociation – à la victime ". Comme, de plus, le taux d’élucidation est marginal, l’inquiétude se répand. " Généralement, les faits divers de ce type conservent leur opacité, soit parce que la victime s’interdit toute révélation, soit parce qu’elle emporte le secret dans sa tombe, soit parce qu’elle ne parvient pas à identifier l’auteur et le contenu du message. Dans l’expectative, elle recense les contentieux générés par son activité professionnelle, sa vie familiale, ses options politiques, et prend des mesures adaptées aux présomptions qui lui semblent les plus probables. Un chef d’entreprise réduit son train de vie, revoit sa stratégie commerciale, renonce à certains contrats, à certaines amitiés, à certaines alliances. Un chef de service devient plus consensuel, moins regardant sur les horaires ou sur les congés de maladie. Un agriculteur cesse d’appartenir à telle coopérative ou à tel syndicat. Un berger vend son véhicule tout-terrain, révise sa production à la baisse, diffère son projet de ferme-auberge ".

C’est aussi ce qui explique, nous l’avons vu, le fonctionnement difficile des cours d’assises en Corse.

 

c) Des comportement spécifiques

On observe enfin dans l’île des comportements particuliers, que certains n’ont pas hésité à qualifier de " folkloriques ", terme que l’importance ou la gravité des phénomènes rend pourtant totalement inadapté.

·  Les incendies d’origine pastorale : une atteinte majeure à l’environnement

Comme l’expliquait devant la mission d’information sur la Corse M. Paul Giacobbi, alors président de l’office de l’environnement, " l’une des grandes atteintes, pour ne pas dire la principale, à l’environnement de la Corse ces dernières années, a été l’incendie, d’origine criminelle dans la majorité des cas, c’est-à-dire l’incendie d’origine pastorale (…) Dans ma région d’origine, on peut dresser la carte prévisionnelle des mises à feu (…) en fonction des zones incendiées les années précédentes (…) Je le date de l’abandon des cultures, c’est-à-dire que cela s’adresse à des terrains dégradés, autrefois en cultures, en terrasses et certainement pas en brûlis. Il était beaucoup plus difficile de brûler des potagers ou des zones de céréales qui au surplus ne vous appartenaient pas dans un territoire qui était possédé et maillé par une utilisation agricole. Aujourd’hui, ce sont des terrains abandonnés du point de vue foncier et qui ne sont plus maillés par une présence humaine ; on peut les brûler et, par conséquent, on les utilise dans le cadre d’une agriculture extraordinairement primitive ".

Le paradoxe est que les efforts menés en terme de renforcement des moyens de la sécurité civile et de lutte contre les incendies semblent plutôt avoir des conséquences fâcheuses. Comme l’indiquait le directeur de la sécurité civile du ministère de l’Intérieur dans une note de février 1993 " les services d’intervention parvenant, grâce à la stratégie mise en œuvre, à contrôler les feux lorsque le niveau des risques est limité, les incendies sont allumés lorsque les conditions de propagation sont maximales, la pression se faisant de plus en plus forte avec l’avancement de la saison jusqu’à ce que les moyens d’intervention ne puissent plus faire face aux éclosions. Face à un tel comportement, il paraît évident que les efforts à entreprendre ne doivent pas porter sur le seul renforcement de la composante d’intervention. Dans la logique observée, tout dispositif, aussi performant soit-il, sera toujours confronté aux limites que lui imposera un comportement de surenchère devenu naturel ".

·  Un goût immodéré pour les armes

Sans évoquer les exhibitions pratiquées par les mouvements clandestins, le goût pour la détention d’armes à feu est un trait bien connu dans l’île. D’après certaines indications données à la commission d’enquête, il existerait de 30.000 à 40.000 armes dans les foyers corses, dont beaucoup, comme l’expliquait un haut responsable administratif " ne sont pas des armes de chasse ".

Ces armes ne sont pas uniquement détenues à domicile ou utilisées dans le cadre d’activités sportives ou de chasse. Elles sont fréquemment portées, même dans les lieux publics. Il est arrivé que, un soir d’élections, des fusils-mitrailleurs soient brandis en fanfare devant la préfecture par les vainqueurs du jour.

Comme l’expliquait le haut responsable administratif déjà cité, cette attirance pour les armes limite considérablement l’action des pouvoirs publics : Actuellement, les autorisations de détention d’armes sont délivrées avec beaucoup de rigueur, puisque nous ne délivrons aucune autorisation pour des motifs de défense, on ne les renouvelle pas et on ne les octroie que de façon limitée pour les activités sportives. En outre, on exige des garanties de stockage des armes lorsque des personnes en possèdent plusieurs pour le sport. (…) Nous avons beaucoup de mal à appliquer la législation, car lorsque nous supprimons une autorisation de détention, nous ne savons pas quoi faire des armes. Vous savez que les détenteurs ont plusieurs possibilités : soit faire neutraliser l’arme – ce qui coûte environ 1.000 francs –, soit la remettre à un armurier – mais il y a de moins en moins d’armuriers agréés en Corse et peu d’entre eux acceptent de garder des armes par crainte des cambriolages – soit, enfin, la remettre à l’État pour qu’elle soit vendue – mais pour l’instant, je n’imagine pas organiser une vente d’armes en Corse ! ".

·  La méconnaissance du code de la route

Il n’y a certes pas qu’en Corse que les automobilistes méconnaissent l’une ou l’autre des règles édictées par le code de la route. Cependant, tous les observateurs s’accordent à reconnaître que la situation insulaire relève d’un incivisme plus accentué qu’ailleurs.

Dans son numéro de mars 1998, l’INSEE-Corse indiquait que, de 1985 à 1996, 759 personnes avaient trouvé la mort sur les routes de l’île. Les trois-quarts des victimes avaient entre 18 et 35 ans. Avec 479 tués, la Haute-Corse apparaît comme le département le plus touché de France.

En se confrontant à la sécheresse des statistiques, on doit relever que, sur la période 1991-1994, le nombre de piétons tués pour 10.000 habitants a été de 0,38 en Corse (au lieu de 0,21 pour la France entière), celui de tués en deux-roues de 0,29 (au lieu de 0,21) et celui tués dans des accidents impliquant des voitures particulières de 1,59 (au lieu de 0,8).

Certes, l’état du réseau routier peut aussi être incriminé, mais cette situation relève aussi de l’inobservation très fréquente des règles élémentaires de sécurité, qu’il s’agisse du port du casque pour les deux-roues ou du bouclage de la ceinture de sécurité. La responsabilité des conducteurs est engagée dans plus de la moitié des accidents corporels de la route, alors que la moyenne nationale n’est que de 25%. Le non-respect des règles de sécurité est à l’origine du tiers environ des accidents corporels.

2.  L’engrenage de la violence

Au-delà des spécificités de la société et de la culture corses, il est clair que si le problème corse a atteint un telle acuité et s’il a interpellé l’opinion publique et les gouvernements successifs, c’est parce qu’il s’est inscrit dans un contexte fortement influencé par la violence politique.

Le développement de la protestation nationaliste n’est évidemment pas étranger à l’apparition de cette violence politique, même si, bien évidemment, la revendication nationaliste ne se réduit pas à cette dimension violente. Si les mouvements dits autonomistes, à l’instar de l’Union du peuple corse d’Edmond Siméoni, ont très tôt renoncé à la violence pour privilégier l’action politique et la voie électorale, il est indéniable que les militants nationalistes, notamment ceux à l’origine de la création du FLNC, se sont rapidement radicalisés. Celui-ci justifie d’ailleurs ses premiers attentats en 1976 en considérant que l’action violente est un moyen légitime pour " contraindre l’État français à la négociation " et accélérer la " libération nationale du peuple corse ".

a) La radicalisation de certains mouvements nationalistes a conduit à une large banalisation de la violence

Cette contestation violente a incontestablement abouti, au cours des dernières années, à une diffusion et à une banalisation sans précédent de la violence. Les chiffres cités plus haut, notamment en ce qui concerne les attentats, en témoignent.

Cette banalisation gangrène fortement la société insulaire. Comme l’expliquait une universitaire, " la jeunesse insulaire a toujours vécu dans un climat de violence " et " le cagoulé du FLNC prend des allures de justicier dans la représentation des jeunes ". Elle estime que, dans une deuxième phase, cette fascination pour la violence a ensuite changé de support, " le héros gangster et l’argent facile (…) supplantent le mythe du clandestin sans en abandonner les accessoires. La réussite a pris le visage des hommes du milieu avec lesquels les jeunes sont quotidiennement en contact dans les villes et les villages ".

D’autre part, la population insulaire, accordant foi à un aspect du discours nationaliste - refus de la " bétonnisation " de l’île et de la transformation de la Corse en " bronzodrome " de l’Europe -, a parfois montré de l’indulgence envers certaines actions violentes. L’opinion s’est ainsi répandue que le terrorisme a évité à la Corse le sort des Baléares ou la défiguration de la Côte d’Azur. Outre qu’elle est vigoureusement combattue par certains élus de l’île, cette compréhension est d’une grande naïveté car il apparaît que lorsque l’on acquitte l’impôt révolutionnaire ou que l’on se place sous la protection de telle ou telle fraction nationaliste, celle-ci ne s’opposera certes pas aux atteintes que l’on pourrait porter à l’environnement. De plus, comme l’indiquait M. Paul Giacobbi devant la mission d’information sur la Corse, " croire que la préservation de l’environnement serait garantie par une simple abstention de faire, de construire par exemple, serait ignorer toute la problématique de l’environnement. Il est en effet incontestable que l’état d’abandon, de désertification, de friche économique que connaît la Corse est très préjudiciable à son environnement ".

b) La focalisation sur la violence nationaliste a laissé le champ libre au grand banditisme et à la délinquance financière

Depuis les évènements d’Aléria en 1975 et l’apparition du FLNC, l’attention des gouvernements et donc l’action des forces de police et de gendarmerie ont été centrées sur la lutte contre les violences nationalistes, avec le résultat mitigé que l’on sait.

Plusieurs des témoins entendus par la commission d’enquête en ont souligné les conséquences. Le champ a été laissé libre, ou à peu près, au grand banditisme et à la délinquance financière.

On n’a jamais pris l’ensemble des problèmes à bras-le-corps. On n’a jamais voulu mener conjointement une action contre le nationalisme et contre le milieu local, qui parfois, d’ailleurs, se retrouvaient. On a toujours laissé le champ libre à l’une des deux tendances " a déclaré un magistrat du parquet.

c) L’éclatement des mouvements nationalistes s’est accompagné d’une poussée de violence

Comme l’explique Jean-Louis Briquet, " la violence s’est avérée un moyen relativement efficace d’influence sur les décisions de l’État en Corse ". Dès lors, la compétition entre fractions nationalistes s’est traduite par " une surenchère dans l’utilisation de la violence ".

La scission intervenue en 1990 entre le FLNC-Canal historique et le FLNC-Canal habituel, ainsi que l’éclatement groupusculaire constaté au cours des toutes dernières années ont été à l’origine de luttes intestines particulièrement violentes.

Ces conflits ont fait émerger la séparation entre les " politiques " et les " militaires ". " Si cette concurrence s’explique certainement par les concurrences liées à la perception des fruits du racket, elle manifeste aussi les oppositions entre ceux des dirigeants nationalistes qui privilégient les stratégies d’accès au pouvoir régional et ceux dont les intérêts sont préférentiellement orientés vers le contrôle de l’économie locale par le moyen illégal de la violence . "

3.  Un choix très majoritaire pour l’unité de la République

Beaucoup des personnes entendues par la commission d’enquête le lui ont dit, mais elle n’avait pas besoin de l’entendre pour en être convaincue, " les Corses sont des personnes comme vous et moi qui ne demandent qu’à vivre paisiblement dans les règles normales de la vie en société ", comme l’a dit un ancien préfet en poste sur l’île.

Au cours de leur longue histoire commune avec la France, des tranchées de la première guerre mondiale aux combats du premier département métropolitain libéré dès octobre 1943 en passant par l’édification de l’empire colonial, les Corses ont, à de multiples reprises, fait la preuve de leur attachement à la République.

Maigre témoignage après ces rappels historiques, les sondages d’opinion rappellent régulièrement le refus de la très grande majorité des habitants de l’île de rompre avec la France.

Dans un sondage réalisé en mars 1996 pour le Nouvel Observateur, 86% des Corses interrogés ne souhaitaient pas l’indépendance de l’île, soit 6 points de plus qu’en 1989. Le refus de l’indépendance était même majoritaire chez les personnes se déclarant sympathisantes des mouvements nationalistes, preuve que cette sympathie témoigne davantage d’un attachement légitime à une culture et à des traditions spécifiques.

De même, dans un sondage réalisé dans la semaine qui a suivi l’assassinat du préfet Claude Erignac pour Paris-Match et La Provence, 80% des Corses indiquaient qu’ils voteraient non à un éventuel référendum portant sur l’indépendance de l’île.

Ces indications des sondages sont corroborées par les résultats des différentes élections territoriales qui se sont tenues en Corse depuis 1982. Certes, les différents mouvements nationalistes y ont obtenu, comme on le verra plus loin, des scores non négligeables qui ont culminé à 24,8% au second tour des élections de 1992. Ce qui signifie, a contrario, que les autres partis ont toujours obtenu une large majorité des suffrages exprimées : 87,3% en 1982, 88,4% en 1984, plus de 90% en 1986, 75,2% au second tour de 1992 et 83,1% au premier tour de 1998.

Les réactions de la population après la mort du préfet indiquent un sursaut civique salué par la presse locale, mais aussi par la presse nationale.

Ce sont en effet près de 40.000 personnes (15% de la population) qui ont manifesté, sans banderole et sans slogan et à l’appel des femmes du Manifeste pour la vie, leur réprobation devant cet assassinat.

Dès lors, la commission d’enquête est convaincue qu’il convient d’éviter, par facilité et par découragement devant les complexités de la question corse, les formules à l’emporte-pièce qui blessent la sensibilité républicaine et l’aspiration à la paix majoritaires en Corse et balaient trop vite les réalités insulaires.

 

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B.– la responsabilité et les insuffisances de l’état

 

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