D. LÉmergence dun
" systÈme "
En Corse, des réseaux dintérêt existent comme
partout ailleurs. Plus quailleurs cependant, dans plusieurs secteurs de la société
insulaire, ces réseaux ont dépassé les formes traditionnelles dinfluence pour
pénétrer dans lillégalité organisée. Le détournement de prêts de la caisse
régionale de Crédit agricole et des aides publiques en est une illustration, qui
témoigne de la complexité des méthodes employées et des liens multiples qui sont en
jeu.
La commission denquête sest inévitablement intéressée
à cet aspect du dossier corse, qui constitue un élément denvironnement
déterminant pour le fonctionnement des services de lÉtat et des collectivités
locales, y compris au regard de lemploi des fonds publics.
De nombreuses enquêtes et de multiples observations concluent que la
Corse abrite des " pouvoirs ou intérêts occultes " et
connaît une " dérive mafieuse ".
Mais au-delà, la commission est conduite à considérer, au terme de
ses travaux, que tous les éléments dun système
" pré-mafieux " se sont progressivement rassemblés en Corse.
Les désordres des quinze dernières années, liés à la violence
terroriste, nont pas été indifférents au développement de ce phénomène. Plus
profondément, ce sont des alliances paradoxales qui se sont nouées dans un climat
dimpunité.
1. Des réseaux
dintérêts et dinfluence
Ces réseaux prospèrent dans différents secteurs de
lîle. A linvestissement par quelques-uns des structures consulaires ou
professionnelles, sajoute limplication dans certaines activités de
lîle de bandits pas tous " rangés des voitures " ou de
militants nationalistes reconvertis dans les affaires.
En listant, dans une note en date du 15 octobre 1997 qui aurait dû
rester confidentielle, divers " objectifs sur lesquels des investigations
approfondies pourraient être opérées par les services spécialisées du ministère des
finances ", M. Gérard Bougrier, alors préfet adjoint à la sécurité,
laissait soupçonner létendue et les imbrications dun certain nombre de
réseaux. Ces cibles relevaient, en effet, du secteur de lagriculture, du
banditisme, et la note pointait également un certain nombre dinvestissements
douteux et attirait lattention sur la CADEC et la caisse régionale de Crédit
agricole.
a) Des réseaux ont mis la main sur des organisations
consulaires et professionnelles
Lenquête de lInspection générale des
finances sur la caisse régionale de Crédit agricole a contribué à mettre en évidence
ce qui était sans doute loin de constituer une révélation pour lopinion
insulaire : lexistence de réseaux, constitués dun faible nombre de
personnes, qui avaient progressivement investi les institutions ou organismes intervenant,
de près ou de loin, en matière agricole.
M. Michel Valentini constitue, à cet égard, lexemple le
plus significatif. Après avoir fait ses premières armes au sein du syndicalisme
agricole, dabord au sein des jeunes agriculteurs puis de la fédération
départementale des syndicats dexploitants agricoles (FDSEA), dont il a été le
secrétaire général de 1985 à 1987, il devient président de la Chambre départementale
dagriculture de Haute-Corse puis de la Chambre régionale en 1995. Membre du conseil
dadministration de lODARC, après en avoir assuré la présidence de 1987 à
1992, il était également élu à lAssemblée de Corse jusquau renouvellement
de mars dernier. Un don dubiquité qui fait dire à certains quil était le
" véritable patron " de lagriculture de lîle.
Lenquête de lInspection générale des finances montre que cette position
centrale lui a permis de bénéficier indûment de prêts agricoles.
Lun de ses proches, M. Philippe de Casalta, bien que
directeur général de la Chambre régionale dagriculture (comme de la Chambre
départementale de Haute-Corse dailleurs), était au mépris du code rural
également directeur de la SAFER, parachevant ainsi le verrouillage.
Le climat actuel et les enquêtes en cours ne semblent pas, au
contraire, avoir incité ces réseaux à une plus grande discrétion ou à une plus grande
prudence. Au contraire, ils semblent pris dans une fuite en avant étonnante.
Les organes de la caisse régionale de Crédit agricole nont rien
trouvé de mieux que délire à la présidence de la caisse régionale,
M. François Musso, alors que lInspection générale des finances était déjà
dans les murs et le mettra gravement en cause par son rapport, ce qui lui vaut
aujourdhui une mise en examen. Il est vrai que, selon la presse locale, " il
semble que M. Musso ait formé (lors de son élection) le vu que les
investigations en cours soient menées à leur terme afin de pouvoir engager sa
présidence sur une base de transparence et de clarté ".
Lintérim de la présidence de la Chambre départementale de
Haute-Corse, à la suite de lincarcération de M. Michel Valentini, a été confié
à M. Louis Semidéi, par ailleurs président de la caisse de MSA de Corse dont la
gestion est également très contestée.
A la suite des élections territoriales de mars dernier, le Conseil
exécutif a accueilli dans ses rangs M. Jean-Claude Guazzelli, ancien directeur
général de la caisse régionale de Crédit agricole, et M. José Galetti,
également mis en cause par le rapport de lInspection générale des finances. Ils
sont devenus respectivement présidents de lADEC et de lODARC, deux offices
dispensateurs de subventions.
Hors du domaine agricole, les présidents des deux Chambres de commerce
et dindustrie illustrent également la stratégie doccupation des positions
institutionnelles-clés par quelques hommes. En Haute-Corse, la Chambre est présidée par
M. Paul Natali qui a constitué lun des principaux groupes de bâtiment-travaux
publics de lîle. En outre, il a occupé, ou occupe encore, des positions électives
importantes : président du conseil général de Haute-Corse de 1995 à 1998, il
reste aujourdhui conseiller général et vient dêtre élu à
lAssemblée de Corse où il préside la commission du développement économique.
Ainsi donc un homme ayant dimportants intérêts économiques occupe, ou a occupé,
des postes dans lesquels il se trouve en position de donneur dordres dans son
secteur dactivités.
De même, la Chambre de commerce et dindustrie de Corse-du-Sud
est présidée depuis 1994 par M. Gilbert Casanova, lun des dirigeants du
Mouvement pour lautodétermination dont de nombreux membres se sont reconvertis dans
les affaires, notamment sur le port de lAmirauté à Ajaccio géré par cette même
Chambre de commerce et dindustrie.
b) Les milieux particulièrement intégrés du banditisme en
Corse
Le milieu corse est représenté principalement par deux
cercles qui défraient régulièrement la chronique, celui dit de la " Brise de
mer " et celui gravitant autour de M. Jean-Jérôme Colonna.
Tirant son nom dun établissement du vieux port de Bastia
aujourdhui disparu, le groupe de la " Brise de mer " a pris son
essor à la fin des années 1970, en se spécialisant notamment dans des attaques à main
armée de succursales bancaires ou de fourgons de transport de fonds. Dans le passé,
plusieurs membres de cette bande ont été impliqués dans des affaires de ce type au
début des années 1980.
Depuis, ce groupe a réinvesti le produit de ses activités criminelles
dans diverses activités en Haute-Corse, telles que débits de boisson, boîtes de nuit ou
discothèques, en " faisant en sorte que leurs affaires deviennent de plus en
plus "blanches" " a indiqué devant la commission denquête
un ancien responsable administratif sur lîle. Ce
" blanchiment " dargent sale et cette prise de contrôle
détablissements de nuit ont, en outre, été loccasion de sanglants
règlements de comptes. On observe que cette bande a su également parfaitement utiliser
le climat créé par les attentats terroristes. Des établissements ou magasins
plastiqués ont parfois été rachetés pour des sommes modiques pour devenir de
fructueuses affaires pour leurs nouveaux propriétaires.
Depuis quelques années, les conséquences de cette prospérité
inquiètent, en ce sens quelle suscite un certain prosélytisme au sein des jeunes
gens fréquentant les établissements détenus par cette bande.
Dans le sud de lîle, cet ancien responsable a également
évoqué " le groupe de Jean-Jérôme Colonna, que lon peut considérer
comme le seul parrain corse. Ayant, lui aussi, assumé des activités mafieuses sur le
continent, il sest enfui en Argentine après avoir été condamné par les tribunaux
à 20 ans de réclusion criminelle. Sa peine devenue forclose, il est rentré
sinstaller paisiblement au pays où il continue à animer un certain nombre
dactivités tournant autour de lhôtellerie, des jeux et des boîtes de nuit
dans le secteur dAjaccio ". On note également quil possède des
intérêts dans le bar de laéroport dAjaccio, concédé par le précédent
président de la Chambre de commerce et dindustrie, M. Edouard Cuttoli. Les
propos entendus concernant M. Colonna apparaissent quelque peu contradictoires. Pour
certains, le cur de ses activités nest pas situé en Corse, celle-ci
constituant plutôt un " sanctuaire " où il se montre
particulièrement discret. Dautres, au contraire, voient en lui un
" parrain " actif et influent, nouant des liens dans toutes les
couches de la société insulaire.
Sagissant de léventuelle implantation de la mafia
italienne, de nombreux observateurs soulignent que lîle est suffisamment pourvue en
bandits pour ne pas éprouver le besoin den importer de lextérieur. En
réponse à une question sur une éventuelle implication du crime organisé, notamment
italien, en Corse, le directeur général de la police nationale indiquait à la mission
dinformation sur la Corse : " au plan opérationnel, je nai
pas eu, pour ma part, depuis que je suis à ce poste, dindications précises sur des
liens entre la mafia italienne et les actions qui se passent en Corse. En revanche, il est
certain quil y a des liens entre les personnes ".
Le rapport de la commission denquête sur les moyens de lutter
contre les tentatives de pénétration de la mafia en France, présidée par
M. François dAubert en janvier 1993, avait évoqué cette question, relevant
que " des témoins ont cependant indiqué à la commission que plusieurs
réunions de mafieux avaient eu lieu en Corse et que lenquête sur laffaire du
casino de Menton (
) avait mis à jour des liens entre la Mafia et le milieu corse ".
Il ajoutait que " quant aux investissements de la Mafia en Corse, souvent mis
en avant par les nationalistes pour justifier leurs exactions, il nexiste guère
plus de certitudes ".
A ce sujet, on évoque pourtant régulièrement lîle de Cavallo
située sur le territoire de la commune de Bonifacio. Comme lindiquait devant la
mission dinformation sur la Corse le directeur général de la police nationale,
" Cavallo a fait lobjet dinvestissements mafieux italiens ".
A la question posée de savoir si lon en avait la certitude, il indiquait :
" cest une certitude au sens du renseignement. Cest de la
conviction policière ; il reste à mettre cela en évidence de façon procédurale ".
Le rapport dAubert évoquait déjà le cas de Cavallo en ces
termes : " Des rumeurs ont couru sur des investissements immobiliers,
comprenant la construction dun village de vacances dans lîle de Cavallo, au
sud de la Corse. Daprès les renseignements fournis par la police italienne, ces
investissements seraient financées par lintermédiaire de M. Lillo Lauricello,
considéré comme un spécialiste du recyclage de largent de la mafia.
Lenquête menée en France sur cette affaire a révélé que des financements
provenaient de prêts bancaires consentis par des banques helvétiques, qui étaient
eux-mêmes couverts par la garantie à lexportation accordée par lÉtat
italien ".
Surnommée " lîle des milliardaires ",
lîle de Cavallo appartient en effet à une société privée, la Compagnie des
îles Lavezzi (CODIL) qui a, à plusieurs reprises attiré lattention des services
fiscaux ou des services de police. Elle a aussi attiré lattention des milieux
nationalistes qui ont monté deux actions violentes sur lîle, la première en 1992
par le mouvement Resistanza, la seconde en 1995 revendiquée par le FLNC-Canal historique.
Il est à noter quelle a su échapper à lattention du
tribunal de commerce dAjaccio. En avril 1995, le commissaire aux comptes de cette
société mettait en uvre la procédure dalerte mais, dans un jugement de
juillet 1995 confirmé en appel en décembre 1996, le tribunal de commerce constatait que
la société ne se trouvait pas en situation de cessation des paiements. A la suite
dune nouvelle saisine directe par le commissaire aux comptes, le tribunal de
commerce dAjaccio rejetait, par un jugement du 12 janvier 1998, la saisine, estimant
que la société ne se trouvait toujours pas en situation de cessation des paiements.
Apparemment, le tribunal se contentait des déclarations du nouveau commissaire aux
comptes puisque le précédent, auteur de la saisine, avait démissionné
indiquant quil navait pas lintention de mettre en uvre la
procédure dalerte.
c) Les groupes nationalistes et la tentation affairiste
Dans son article de la revue Hérodote,
luniversitaire Marianne Lefèvre décrivait les stratégies des deux principaux
courants nationalistes.
" Le Mouvement pour lautodétermination,
MPACanal habituel, surnommé dans lîle le " mouvement pour les
affaires ", est majoritairement composé aujourdhui de
socio-professionnels du tourisme et du commerce, dentrepreneurs et de membres de
professions libérales. Le trésor de guerre amassé durant les années grâce au racket a
été réinvesti : hôtels, commerces, bars, machines à sous, principalement
localisés dans le golfe dAjaccio et le port de lAmirauté, lextrême
sud et la Balagne, le continent et létranger. Les militants de ce courant
nationaliste ont désormais un patrimoine à protéger et à faire fructifier. Ils sont
entrés dans une phase dinvestissement et de revitalisation du littoral insulaire
(...), ils ne parlent plus dindépendance, mais de développement économique géré
par les pouvoirs locaux.(...) Ces nationalistes sont mûrs pour revendiquer à leur tour
une paix civile garante de prospérité économique. "
" Le Canal historique-Cuncolta sest quant à lui
spécialisé dans le prélèvement de fonds, soit de lÉtat, soit des investisseurs
insulaires, continentaux et étrangers.(...) Les investisseurs sont traditionnellement
soumis à limpôt révolutionnaire, comme dans les grands complexes touristiques ou
les entreprises de transports.(...) Les militants du Canal historique sont moins
intégrés que ceux du Canal habituel dans le tissu économique de lîle. Ils ne
créent que très peu dentreprises, excepté dans lagriculture ou le transport
de fonds.(...) Si les dirigeants officiels de la Cuncolta en Haute-Corse sont
majoritairement des avocats du barreau de Bastia, les troupes officielles et clandestines
sont quant à elles de plus en plus mobilisées parmi les chômeurs et les jeunes des
quartiers sud-bastiais (...) ; ce mouvement nationaliste, qui recrute parmi les
agriculteurs, les petits commerçants et les artisans, compte dans ses rangs une part
croissante dhommes de main.(...) Dans ce contexte de racket systématique et
dendettement généralisé, lobservation des règles républicaines devient un
obstacle. Inversement, une déréglementation institutionnelle du territoire insulaire
offre des perspectives davenir : le statut de TOM revendiqué par la Cuncolta
entre dans cette logique de spécificité et de territoire hors norme où tout est
possible. ". Il convient de noter que la Cuncolta vient de renouer avec la
revendication indépendantiste, abandonnée pendant plusieurs années.
Cette implication dans les affaires liées au tourisme de membres
éminents des mouvements nationalistes expliquerait, pour certains observateurs, que la
trêve estivale des attentats soit aussi régulièrement observée depuis de nombreuses
années.
2. Des liaisons
dangereuses
Plusieurs des témoins entendus par la commission
denquête ont estimé que lorigine des liens noués peut être dabord
trouvée dans les liens familiaux ou dans les liens amicaux tissés dès lenfance.
" Toute la société insulaire connaît, soit parce
quelle a des liens de sang, soit parce quelle a des liens damitié, des
gens qui ont lutté contre la loi ou qui ont dérivé par rapport à lapplication de
la loi. En dautres termes, il ny a pas dans lîle de milieu qui soit
totalement exempt de relations avec des éléments de dérive. Cela nexiste pas.
Dans chaque grande famille insulaire, on trouve à un degré de parenté plus ou moins
proche, un militant nationaliste, un voyou, un garçon fiché au grand banditisme,
fils, neveu ou cousin " a expliqué un magistrat en poste sur lîle.
De même, lancien responsable administratif déjà cité
indiquait : " comment le lien (...) se réalisait-il ? Par le fait
que ces personnes vivaient ensemble, se côtoyaient en permanence, se parlaient, se
connaissaient depuis lenfance. De ce fait, par delà les éventuelles divergences de
point de vue, les contacts continuaient. Dans les manifestations, et notamment les
enterrements, toute la société corse est représentée, cest un moment où tout le
monde sembrasse, même les pires ennemis ".
Mais lexplication par les liens familiaux ou amicaux ne saurait
suffire. En effet, des liens transversaux ou des alliances paradoxales apparaissent à
lobservateur attentif.
Laffaire de la caisse régionale du Crédit agricole en donne de
multiples exemples.
Ainsi, les investigations menées par les inspecteurs généraux des
finances sur le cas de M. François Musso mettent en évidence des relations
daffaires entre des personnes dont les appartenances politiques différentes ne
pouvaient laisser supposer des liens aussi étroits. Ainsi, il apparaît que M. Musso
a pu rembourser une partie de ses emprunts grâce à des sommes versées par M. Toussaint
Luciani qui, au terme dun parcours politique sinueux se trouve aujourdhui à
lAssemblée de Corse. Dautres liens, au travers de " montages
particulièrement complexes " ont été mis au jour, puisquil
apparaît que :
" - des prêts contractés pour lacquisition
dun appartement ont été reversés, par lintermédiaire de M. Antoine
Luciani, à diverses sociétés de construction et de promotion immobilière pour 1,4
million de francs . Le prêt a été partiellement remboursé grâce à un
versement de M. Toussaint Luciani, qui possède un compte joint avec M. Antoine
Luciani ;
" - un prêt de 2,3 millions de francs, consolidé dans
le cadre de la " mesure Balladur ", a donné lieu à des versements de
618.000 francs à la société immobilière Pantalacci de M. Noël Bernard Pantalacci
ainsi quà des versements de 1,8 million de francs au profit de
lentreprise de travaux publics Antoniotti-Natali, qui a été dirigée par
lancien président du conseil général de Haute-Corse, dont les contreparties
nont pas été éclaircies ;
" - le paiement dune partie des échéances du prêt
est consécutif à des ventes de terrains à une société italienne. "
Lenquête sur le Crédit agricole confirme également les
liens entre certains milieux nationalistes et les institutions en charge de
lagriculture en Corse. Laffaire du domaine de Pinia à Ghisonaccia dans la
plaine orientale lillustre parfaitement.
Ce domaine, exploité dabord par des agriculteurs rapatriés, a
été occupé en 1979 par un groupe déleveurs corses. Le domaine a alors été
racheté par une filiale du Crédit agricole, la Segespar, qui la
dabord donné à bail à la SAFER. Devant limpossibilité de lallotir,
celle-ci suspend le bail. En 1985, la Segespar la donne à bail à la SCA Di a
Pieve di castellu, fondée par des militants nationalistes et dont le gérant est
M. Mathieu Filidori. Cette société a bénéficié dimportants crédits de la
caisse régionale du Crédit agricole, de subventions publiques ainsi que des
" mesures Balladur " et Juppé. Comme lindique le rapport de
lInspection générale des finances, la société " exerce une
activité assez réduite compte tenu de la taille du domaine de Pinia qui lui est donné
à bail (880 hectares). En revanche, (elle) est au cur dun écheveau de
sociétés regroupant les mêmes associés, qui exercent des activités diverses
(restauration, chasses, gestion immobilière en association avec un groupe italien
(
)) ".
De même, le dossier des ventes successives de lhôtel Miramar
met en relation, non seulement M. Jean-Jérôme Colonna, mais aussi M. Noël
Pantalacci, président de la CADEC, M. Robert Feliciaggi, maire de la commune de
Pila-Canale, fief de la famille Colonna, et qui a fait fortune en Afrique dans
limport-export et les jeux. Dailleurs, MM. Pantalacci et Feliciaggi
nont-ils pas été élus à lAssemblée de Corse sur la même liste en mars
dernier ? Rappelons que, lors des élections législatives de 1997,
M. Feliciaggi était le suppléant de M. Denis de Rocca Serra, adversaire de
M. Jean-Paul de Rocca Serra : son cousin, M. Toussaint Luciani, qui a eu
également à connaître daffaires africaines, a été cité comme leur directeur de
campagne.
Lon ne peut que sétonner des liens croisés et des
rivalités qui concernent des hommes aux intérêts importants dans plusieurs secteurs
économiques, dont le monde des jeux, en France ou en Afrique. Leur proximité avec le
banditisme et certains milieux nationalistes confortent la perception de
l" émergence dun système ".
On peut également déceler les traces dune connivence ancienne,
du moins dans les périodes électorales, entre les mouvements nationalistes et les élus
traditionnels de lîle. Ces traces peuvent être observées notamment lors des
élections. Cela sest notamment vérifié lors des élections municipales de 1995,
à Ajaccio et à Porto-Vecchio notamment, où il est apparu que chacune des organisations
nationalistes soutenait lun des deux principaux camps en présence. Comme
lexplique luniversitaire Marianne Lefèvre, " lAssemblée
territoriale est dispensatrice de fonds publics et ses choix conviennent aux nationalistes
de lintérieur montagnard de la Cuncolta : ils privilégient étonnamment le
secteur de lagriculture (...) (par exemple) pour la "revitalisation de
lintérieur" en matière délevage porcin prôné par la Cuncolta ".
De même, les exemples ne manquent pas dadoption par la majorité
de lAssemblée de motions déposées par les nationalistes, sur les sujets les plus
divers. Rappelons notamment quen 1989, la seconde amnistie avait été réclamée
par lAssemblée de Corse elle-même.
Enfin, certains observateurs soulignent la tentation politique du
milieu. Un haut magistrat qui a été en poste sur lîle évoquait le rôle
dagents électoraux joué par les différentes bandes pour collecter les votes par
procuration ou participer aux campagnes daffichage. Il indiquait que, souvent
choisis comme gardes du corps ou membres de service dordre, ces hommes
sétaient tissés un réseau de relations non négligeables " susceptible
de générer un processus mafieux irréversible au sein même des assemblées
territoriales ". Un témoin entendu par le rapporteur évoquait également
lintérêt grandissant pour la chose politique manifesté par les membres de la
" Brise de mer " ou leurs relais.
Ainsi, de complaisances tacites en liens occultes " à
géométrie variable " - entre socio-professionnels, éléments issus des
mouvements nationalistes, délinquance organisée et une étroite minorité délus
insulaires -, tous les éléments dun système pré-mafieux se mettaient en
place.
3. Des méthodes
inacceptables
Pour garantir leurs positions et protéger leurs intérêts,
ces réseaux nhésitent pas à recourir à des intimidations ou à des violences
organisées.
Parfois, les intimidations ont un caractère public, une des tactiques
communément employées consistant à sabriter derrière une ou plusieurs
professions, notamment pour mettre en échec des procédures de recouvrement de créances
ou réclamer des mesures de désendettement général.
Daprès certaines informations parvenues à la commission
denquête, ces manuvres revêtent dailleurs un caractère plus discret.
On a évoqué, pas toujours à mots couverts, des menaces sur des magistrats ou certains
responsables administratifs.
En matière agricole, M. Michel Valentini était coutumier du fait. En
février 1996, alors que la question de lendettement agricole était au centre des
préoccupations, il organisait une réunion à Ghisonaccia, au cours de laquelle une
motion , adoptée à lunanimité, décidait que tous les agriculteurs
sopposeraient par tous les moyens à la saisine de leur exploitation. Dans son
discours, M. Valentini affirmait que " de notre côté, nous ne nous
laisserons pas sacrifier sans réagir ". Léclatement de
laffaire de la caisse régionale de Crédit agricole, qui le met gravement en cause
avec son épouse, lui a donné loccasion de se livrer à une tactique analogue. Lors
dune réunion de responsables agricoles organisée à la Chambre régionale
dagriculture le 13 mars dernier, il a dénoncé " la cabale menée
contre la profession " et " une orchestration digne de la pire
chasse aux sorcières ". Affirmant que les agriculteurs " défendront
(leur) outil de travail et (leur terre) jusquau bout ", il
ne craignait pas alors de déclarer : " des débordements violents ne
sont pas à exclure ".
Beaucoup plus inacceptables encore sont les menaces graves et directes
dont un membre du corps préfectoral a fait lobjet de la part de M. Valentini.
Ces pressions visaient à détourner ce fonctionnaire, dont le témoignage a été
recueilli, dune attitude jugée trop vigilante sur les dossiers agricoles.
Un comportement analogue peut être repéré également chez certains
professionnels du tourisme. Ainsi, la Coordination des industries touristiques de la Corse
na pas craint en 1996 de susciter des manifestations de professionnels endettés
pour sopposer par exemple à des ventes judiciaires provoquées par leurs
créanciers, notamment la CADEC. Elle sétait dailleurs associée, cette
année-là, aux comités dagriculteurs endettés pour constituer, à
linitiative de M. Michel Valentini, un comité de crise. Or, le vice-président de
cette coordination, M. Charles Colonna dIstria, est lun des principaux
associés au sein du complexe Santa Giulia, qui constitue par ailleurs le principal risque
de
la CADEC.
Le recours aux pressions ou aux intimidations peut intervenir pour
défendre des intérêts personnels sans passer sous le couvert de la défense dune
profession ou dun secteur en difficultés.
Ainsi, M. Gilbert Casanova, président de la Chambre de commerce et
dindustrie de Corse-du-Sud, connaît quelques démêlés avec les services fiscaux
et lURSSAF.
En dette denviron 250.000 francs au titre du non-reversement
de la TVA, M. Gilbert Casanova a fait lobjet, de la part des services fiscaux,
dun avis à tiers détenteur sur lun des comptes actifs de ses sociétés.
Convoquant une conférence de presse en présence du personnel dune société
quil avait pourtant juridiquement transmise à son fils, il a déclaré que cette
action des services fiscaux était motivée par un souci de représailles en raison des
critiques sévères quil avait formulées quelques semaines auparavant sur la note
rédigée par linspecteur général des finances François Cailleteau. Daprès
certaines indications fournies à la commission denquête, sa réaction na pas
été seulement publique : des témoins ont évoqué des interventions auprès du
directeur des services fiscaux et du préfet Claude Erignac lui-même. Interventions qui
se sont révélées vaines, M. Gilbert Casanova ayant dû honorer sa dette.
Il était à lévidence coutumier de ces méthodes. Le
témoignage dun ancien trésorier-payeur général a été recueilli, qui a évoqué
la venue inopinée de M. Casanova dans ses locaux et les pressions personnelles quil
exerça ce jour-là.
M. Gilbert Casanova a également été assigné devant le tribunal de
commerce d'Ajaccio par l'URSSAF, le 22 décembre dernier : la requête porte sur
999.413,19 francs de cotisations sociales impayées, certaines depuis 1995. Quelques
jours plus tard, dans la nuit du 8 au 9 janvier 1998, le garage de M. Casanova était
gravement endommagé par un attentat, détruisant au passage toute la comptabilité de la
société. Le comportement du tribunal de commerce à légard de cette requête est
particulièrement étonnant. Audiencé dabord pour le 26 janvier, le dossier a été
reporté ensuite à quatre reprises, dabord pour le 2 mars, puis pour le 20 avril,
puis pour le 8 juin, enfin pour le 6 juillet. A lissue de cette audience, le
tribunal de commerce a rendu un jugement avant dire droit renvoyant laffaire en
Chambre du conseil pour le 7 septembre " pour entendre la débitrice ".
Cette attitude, pour le moins indulgente du tribunal de commerce, a été justifiée par
certains témoins par le souci de préserver lemploi de la trentaine
demployés de la société et de laisser le temps à la société déclairer
le tribunal sur sa situation, tâche rendue plus ardue par la disparition de sa
comptabilité. La désignation dun administrateur judiciaire dès la première
audience aurait pu pourtant permettre davoir plus rapidement une juste vision des
choses.
Ainsi, à labri de liens protéiformes et par lutilisation
de méthodes douteuses, un véritable " système-lié " se
mettait progressivement en place, pour reprendre lexpression utilisée devant la
commission denquête par un haut responsable sur lîle. Observant " lembryon
dun système-lié, où largent et le pouvoir, se soutenant, se sont mis en
mouvement ", il poursuivait : " le rapport de
lInspection générale des finances sur le Crédit agricole fait apparaître que sur
les mêmes dossiers, nous retrouvons ce fameux triangle de politiques qui distribuent des
crédits et des autorisations, daffairistes grand banditisme ou nationalistes
qui investissent, recyclent ou spéculent et de certaines institutions qui sont
investies pour développer une façade dhonorabilité ".
La constitution, à Bastia, du pôle de lutte contre la délinquance
financière répond donc à une impérieuse nécessité pour
" casser " dans les meilleurs délais un phénomène qui, sil
parvenait à se consolider encore davantage, ruinerait le rétablissement de lÉtat
de droit en Corse.