TOME III (volume 1)
Moulinex

Audition de la direction
Audition des syndicats

Annexes

Audition de la direction
Audition de MM. Pierre BLAYAU,
Président directeur général de MOULINEX,

Jean-Christophe BENETTI,
Directeur des ressources humaines et

Philippe SUMEIRE,
Directeur juridique

(extrait du procès-verbal de la séance du 23 mars 1999)

Présidence de M. Alain FABRE-PUJOL, Président

MM. Pierre Blayau, Jean-Christophe Benetti et Philippe Sumeire sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête leur ont été communiquées. A l'invitation du Président, MM. Pierre Blayau, Jean-Christophe Benetti et Philippe Sumeire prêtent serment.

M. Pierre BLAYAU : Je vais vous présenter la problématique industrielle de Moulinex, qui est celle de nombreux groupes.

Le rapport que vous nous avez communiqué présente un certain nombre d'informations figurant nos rapports publics annuels ou dans les divers documents utilisés par l'entreprise dans le cadre de son développement. Il reprend des éléments soulignés par les experts qui sont intervenus chez Moulinex dans le cadre de la restructuration et son maintien dans la course à la compétitivité. Nous avons pris connaissance de ce document. Mis à part quelques éléments de fait que nous pourrons aisément corriger, nous sommes d'accord avec l'essentiel.

Un point nous procure à la fois surprise et satisfaction : ce rapport fournit des éléments qui recoupent largement ce que nous ressentons et vivons quotidiennement en matière de concurrence et de compétitivité, depuis l'arrivée de la nouvelle équipe de direction, il y a trois ans.

Cela étant dit, je voudrais corriger ce qui m'apparaît être une erreur importante ayant trait à l'évolution de la conjoncture russe : en réalité, les ventes en Russie n'étaient pas de 300 millions de francs, mais de 800 millions de francs, soit 10 % du chiffre d'affaire, soit encore près de 15 % de la production des usines de Normandie. Ce sont donc 300 millions de francs de résultat perdus par l'entreprise, et non pas 300 millions de chiffre d'affaires.

Même si les conséquences sont délicates, tant sur le plan de l'emploi que sur celui de l'aménagement du territoire, pour ce qui concerne la pérennité de l'entreprise, la problématique est désormais simple.

Elle est constituée de deux éléments.

Le premier est la situation de Moulinex : certaines décisions industrielles prises par nos prédécesseurs ou les actionnaires, dans un contexte conflictuel, ont retardé les réactions qui auraient été nécessaires, il y a trois ans.

Le deuxième élément concerne la situation du secteur et de la consommation du petit électroménager en Europe.

Moulinex était dans un état de délabrement avancé il y a trois ans.

Je sais gré au rédacteur du rapport d'avoir souligné que, depuis, a été remise en ordre toute une série d'éléments touchant à l'organisation de la production, à la spécialisation des usines, aux investissements, à la formation des hommes, à l'amélioration de la compétence, de la qualité et à la relance des produits nouveaux. Le rapport fait également état d'éléments très positifs : doublement de nos investissements industriels, triplement de nos efforts de formation professionnelle, amélioration significative des indices de qualité et des taux de service au client, engouement renforcé des consommateurs pour les produits nouveaux grâce à des investissements massifs de 250 millions de francs par an. Tous ces éléments très positifs ont permis de corriger ce qui avait été laissé à l'abandon auparavant.

Nous avons été confrontés à des décisions de gestion obsolètes, des systèmes d'information et des outils industriels délabrés. Par exemple, la moyenne d'âge des presses à injection chez Moulinex était de 19 ans alors qu'elle est de trois à quatre ans dans un groupe plasturgiste moderne ! Cela donne une idée des retards d'investissements en la matière. Je pourrais vous donner encore d'autres exemples.

L'entreprise était dans une situation extrêmement difficile, dans un secteur lui-même très menacé. La qualité de la gestion n'était donc pas le seule cause des difficultés. Certes, je n'attends pas de votre commission un brevet de bonne gestion, mais il est important que nous partagions, sur le secteur de l'électroménager, un certain nombre d'idées communes.

Je suis heureux de retrouver dans votre rapport des analyses traditionnellement faites par nos équipes, par nos concurrents ou par les observateurs du secteur. En effet, nous évoluons dans un secteur incroyablement difficile, caractérisé par trois phénomènes essentiels sur lesquels le législateur pourrait intervenir, s'il l'estimait nécessaire. Le dispositif législatif et réglementaire qui encadre certaines activités économiques pourrait être corrigé si la volonté de peser sur l'avenir du secteur était affirmée. En tous cas, certains éléments, également repris dans votre rapport, seraient de la compétence du législateur.

Je veux parler notamment de la baisse des prix générée essentiellement par la concentration de la distribution. Moulinex a la fierté d'avoir parmi ses clients tous les grands distributeurs européens et mondiaux. Nous les respectons et nous les servons avec fidélité, sachant qu'ils ont l'obligation, eux aussi, de dégager des résultats financiers brillants, ce qui est très souvent le cas.

Cela étant dit, leurs exigences en matière de délai, de service, de qualité et de prix sont telles que les fournisseurs que nous sommes se trouvent dans une situation d'obligation de résultats. Dès lors qu'une centrale d'achat ou un acheteur d'un grand distributeur américain, français, européen ou brésilien, fixe le prix maximum d'une cafetière électrique non plus à 200 francs mais à 160 francs, notre groupe est obligé de parvenir à respecter cet impératif.

Ce phénomène de baisse de prix, entraîné par un système de distribution qui s'est formidablement professionnalisé, et qui a d'ailleurs contribué à la désinflation et à la création d'emplois dans ce secteur, pèse très fortement sur les possibilités des manufacturiers. Cela n'est pas spécifique à l'électroménager : c'est vrai pour l'agro-alimentaire, la télévision, les cosmétiques ...

Cette pression se traduit de facto par des baisses de prix. L'évolution du chiffre d'affaire de Moulinex est souvent le résultat d'une évolution positive en volume et très négative en terme de prix. Ces derniers baissent de 3 à 5 % par an pour l'ensemble de nos produits ; dans les domaines du micro-onde ou de l'aspirateur par exemple, la baisse des prix, initiée notamment par la distribution allemande, est de l'ordre de 10 % par an depuis deux ans.

Ce premier phénomène de baisse de prix, de pression et de concentration de la distribution nous impose donc des niveaux considérables de qualité et de performance. Je n'insiste pas sur tout ce qui accompagne la vente auprès des distributeurs : la P.L.V., les coopérations commerciales. Tous ces éléments pèsent évidemment lourdement sur la compétitivité d'une entreprise comme Moulinex, qui est particulièrement exigeante en la matière.

Parallèlement, les frontières européennes et françaises sont ouvertes aux produits asiatiques. Je pense que des commissions parlementaires se sont déjà penchées sur les conditions dans lesquelles les asiatiques fabriquent et importent des produits en Europe. Ces importations présentent un caractère massif et spectaculaire. En Asie, principalement en Chine, de très nombreux producteurs sont capables de fabriquer à des prix défiant toute concurrence cafetières, séchoirs, friteuses, micro-ondes, etc. S'agissant des micro-ondes ou des aspirateurs, par exemple, la montée en puissance des Coréens, qui vendent des produits chinois, est spectaculaire. On en retrouve la trace dans les publicités de nombreux distributeurs pour des produits d'appel comme des micro-ondes à 449 francs, des aspirateurs à 399 francs... ; de tels prix publics correspondent aux prix de revient à la sortie de l'usine de Moulinex en Normandie !

Ces importations asiatiques sont favorisées par des importateurs libres, par la distribution elle-même, et par les Coréens, installés dans des entités industrielles établies sur le continent européen grâce à des aides publiques...

Nous parlerons sans doute des aides que Moulinex a reçues et qui sont très modestes au regard de ce que certains ont touché. MM. Gaillard et Mangin, membres de votre commission, que je connais pour avoir travaillé en Lorraine, n'ignorent pas le montant des subventions obtenues par Daewoo pour installer une usine de micro-ondes dans leur région.

Dès lors que les importateurs asiatiques sont frappés de droits anti-dumping relativement faibles, et qu'ils trouvent un accueil, soit à travers des structures industrielles qu'ils ont bâties eux-mêmes, soit à travers des importateurs assez dynamiques sur le continent européen, ils constituent des éléments de concurrence majeurs.

Devant une commission d'enquête officielle ayant le pouvoir de vérifier mes propos, je crois pouvoir affirmer qu'un four micro-ondes sur trois est d'origine coréenne, et la plupart de ces composants sont importées de Corée.

Troisième phénomène : l'Europe a pris goût à l'électroménager dans les années 1950 à 1970, à un moment où les ménages s'équipaient. Une série d'entreprises à forte notoriété, locale, européenne, voire mondiale, se sont créées. Aujourd'hui, le secteur de l'électroménager est soumis à une pression de ses clients sur les prix, une concurrence asiatique, mais aussi une concurrence intrinsèque acharnée puisque l'Europe compte 30 à 40 marques de petit électroménager dignes de ce nom : Moulinex, Seb, mais aussi Thorus, Morphy-Richards, Solac, etc, autant de marques locales fortement implantées sur les marchés régionaux et partageant la volonté de maintenir leurs emplois, leur marché industriel, leurs investissements. Tous ces fabricants se livrent une très dure guerre de prix et de conquête commerciale.

Moulinex est engagé dans ce combat avec sa marque de notoriété mondiale qui est un puissant rempart contre la désaffection des clients mais qui nous oblige à des efforts considérables. Surtout, dans la mesure où, contrairement à ce qui s'est passé dans l'automobile, dans l'informatique, dans la pharmacie et dans les banques, aucun regroupement ne s'est opéré au cours de ces dix dernières années, sinon le rachat par Moulinex de Krups en 1991, et celui, récent, de Uffesein, sur le marché espagnol, par le groupe allemand Bosch-Siemens. Cette industrie présente donc en outre l'inconvénient d'être éclatée ; chaque marque défend ses usines, ses bureaux d'études, ses outils logistiques, ses entrepôts, sa publicité...

Ce secteur industriel n'a pas subi de mutations, en partie parce que les structures capitalistiques n'ont pas bougé, l'actionnariat étant familial, à l'exception des deux grands groupes de petit électroménager, Braun, une filiale du groupe Gillette, et Philips, qui est une division du groupe Philips lui-même.

Moulinex était donc dans un triste état il y a trois ans : elle avait perdu des moyens de développement, ses outils industriels étaient obsolètes, son organisation sociale et industrielle était inadaptée à la fois aux exigences de compétitivité, à la motivation du personnel et à sa formation.

Dans un secteur éminemment complexe en raison de la pression exercée sur les prix par nos clients distributeurs, de l'éclatement du secteur et de la concurrence asiatique, le compte d'exploitation de Moulinex était en 1996, comme en 1994 et en 1995, structurellement insuffisant en termes de profitabilité malgré quelques périodes d'améliorations : le groupe n'avait pas versé de dividendes depuis dix ans.

La profitabilité de Moulinex est totalement insuffisante au regard des critères que j'avais indiqués dès 1996, relatifs à la nécessité de financer l'investissement industriel. Pour huit milliards de chiffre d'affaires, le groupe a besoin de financer 250 millions de francs de produits nouveaux et 250 millions de francs d'investissements dans ses outils industriels, soit près de 500 millions de francs.

La bataille se livre non seulement sur les prix, mais aussi sur le service et à travers la communication des marques. Moulinex doit y consacrer entre 3 et 5 % de son chiffre d'affaires, soit 3 à 400 millions de francs. Il doit également former les hommes et redistribuer un certain nombre de bénéfices à ses salariés. En 1996, la situation était dramatique, l'entreprise étant incapable de faire face aux renouvellements de ses outils industriels, à la formation des hommes et à la communication des marques.

Nous avons donc engagé une restructuration, bien décrite dans votre document préparatoire qui fait état de l'ensemble des mesures prises et de leurs conséquences sur l'emploi, dans le mesure où l'entreprise ne pouvait plus faire face à ses charges de personnel.

Nous avons donc été amenés à réduire le niveau des effectifs de l'entreprise Moulinex, à la fois pour nous adapter en termes de compétitivité, et également, non pas pour délocaliser, comme on le dit trop souvent, mais pour déplacer un certain nombre de moyens de fabrication auprès des marchés. Aujourd'hui, notre situation est à peu près équilibrée entre les effectifs employés et les outils industriels, et ce en Amérique pour servir les marchés américains, en Europe pour le marché européen et en Asie pour le marché asiatique.

Pour ma part, je suis formel : ce secteur est destructeur d'emplois au sens le plus regrettable du terme, c'est-à-dire qu'il n'y a aucun espoir d'y recréer des emplois. Les perspectives pour les producteurs sont, soit la rationalisation et l'adaptation de leurs moyens de production, soit le regroupement de leurs propres forces, se traduisant inévitablement par des ajustements d'emplois.

Sur cette problématique de l'emploi dans le secteur industriel de l'électroménager, nous avons eu le sentiment d'avoir fait preuve de responsabilité. Nous en avons eu de nombreux témoignages, aussi bien d'élus, de syndicalistes que de la part des pouvoirs publics ou des observateurs. Nous avons assumé notre responsabilité sociale au cours de ces trois dernières années, puisque pour accompagner ces mutations, nous avons signé un accord dans le cadre de la loi Robien nous permettant de diminuer le temps de travail jusqu'à 33 h 15. Nous sommes la seule grande entreprise française dont le temps de travail soit aussi bas. Nous avons doublé l'effort de formation, passant de moins de 1 % à 2,5 % de la masse salariale. Nous avons signé un accord d'intéressement dès la première année de reprise de nos résultats, et nous avons veillé à mener un effort de réindustrialisation qui se traduit, dès aujourd'hui, par la recréation, dans les bassins d'emplois touchés, de 626 emplois au 31 décembre 1998, le potentiel étant de 1 090 dans les 18 mois à venir.

La problématique de Moulinex est donc industrielle ; je vous en ai posé les principaux paramètres. Elle se traduit par des conséquences sociales qui sont à prendre en compte, mais que nous nous sommes efforcés de compenser. Sur un bassin comme ceux d'Argentan, de Mamers ou d'Alençon, voire même sur le bassin du Calvados, nous avons pratiquement reconstitué le niveau des emplois qui avaient été supprimés grâce à une réindustrialisation dans l'électroménager.

Nous sommes absolument obligés de nous adapter à la concurrence internationale avec toutes les conséquences que cela peut avoir sur le plan de l'emploi et de l'aménagement du territoire. Mais nous y faisons face par des mesures de réindustrialisation, de reclassements, d'externalisation...

Nous sommes désormais engagés dans cette voie d'efforts continus. Nous avons eu l'espoir, à la fin mars 1998, que notre compte de résultat, spectaculairement en hausse par rapport à mars 1997, allait poursuivre son redressement, quand, tout à coup, nous avons perdu nos débouchés en Russie. Or ils s'avéraient très importants et n'étaient pas artificiels : il est plus naturel de vendre plus de produits électroménagers dans des pays émergents, en train de s'équiper, que dans des pays comme la France, déjà très équipés. C'était pour nous une cible de développement considérable.

L'arrêt brutal de ces ventes n'est dû ni à une perte de compétitivité, ni à des erreurs de gestion ; c'est la situation économique locale qui a asséché totalement le pouvoir d'achat des consommateurs russes, ce qui a donné un coup d'arrêt à ce redressement, entraînant le sentiment, chez de nombreux de salariés et observateurs, que les efforts consentis n'avaient servi à rien. C'est une grave erreur, car si Moulinex ne les avait pas faits, nous aurions dû déposer le bilan.

M. le Rapporteur : Dans le document qui vous a été remis, il est indiqué que, en juillet 1994, des investisseurs sont entrés dans le capital de Moulinex. Quels étaient à l'époque vos principaux actionnaires et quels sont-ils actuellement ?

Vous dites qu'aucune rémunération n'a été octroyée à ces actionnaires, ce que le document précise également. Pouvez-vous nous le confirmez ?

Pourriez-vous aussi nous communiquer le montant des aides diverses que vous avez reçues depuis 4 à 5 ans du conseil régional, des collectivités locales, de la collectivité nationale, ou dans le cadre des fonds du FEDER ?

Autre question qui n'a rien à voir avec ce thème : j'ai lu que certains de vos concurrents pratiquent ce que l'on appelle le «  sourcing », qui consiste à acheter, en Asie du sud-est par exemple, des produits que l'on importe et sur lesquels on se contente d'apposer une étiquette.

M. Pierre BLAYAU : Vous avez tous chez vous un sèche-cheveux, un fer à repasser : il y a une chance sur deux que ces appareils viennent de Chine !

Les citoyens devraient regarder de temps en temps les produits dont ils se servent tous les jours : ils auraient bien des surprises ! Les téléviseurs, les appareils photos, les sèche-cheveux, les brosses à dents électriques sont pratiquement tous fabriqués en Chine. Il faut en prendre conscience et je suis heureux qu'on le fasse aujourd'hui.

M. le Rapporteur : Je peux très bien souhaiter acheter une voiture ou un équipement fabriqué au Mexique ou au Guatemala par souci d'aider le développement de ces pays.

Si j'ai bien compris, certains font venir des matériels de ces pays et y apposent tout simplement l'étiquette «  made in France ». Et je ne parle pas de l'importation de produits.

M. Pierre BLAYAU : Cela existe, en effet.

M. le Rapporteur : Le faites-vous également et, le cas échéant, quel bénéfice financier en tirez-vous ? Est-ce légal ? Dans quel cadre réglementaire cela se passe-t-il ?

Autre question : depuis 1991, Moulinex a obtenu une série de résultats peu satisfaisants. Pourtant on constate des évolutions importantes dans le périmètre du groupe. Comment avez vous pu procéder aux acquisitions, à l'élargissement de ce périmètre aux fils des années? Quels moyens financiers vous ont permis de procéder ainsi ?

Pourquoi avez-vous maintenu votre positionnement en Basse-Normandie ? Quel type de relations avec les collectivités qui ont une vocation économique comme le Conseil régional cela implique-t-il ?

M. Pierre BLAYAU : Pour ce qui concerne l'évolution de l'actionnariat, un petit rappel historique s'impose. M. Mantelet, son fondateur, a géré l'entreprise jusqu'en 1986. A l'époque - et le dire n'est pas faire insulte à sa mémoire -, il était hémiplégique ; il a donc dirigé Moulinex alors qu'il ne disposait plus de l'intégralité de ses moyens intellectuels.

Il a pris des décisions bien qu'un certain nombre de banquiers importants, d'observateurs, de supports de l'entreprise, lui aient conseillé de procéder autrement. Il a effectué un rachat d'entreprise par les salariés (R.E.S.), c'est à dire qu'il a « donné » son entreprise à ses salariés. Mais cela s'est terminé par un fiasco.

Il a laissé la succession à trois hommes qui se sont disputés. Tout cela est raconté en détail dans un article du Nouvel Economiste remontant à quelques années. C'est le seul article qui retrace de manière objective comment les choses se sont déroulées.

En 1994, l'entreprise s'est retrouvée dans une impasse totale, dirigée par une équipe en plein conflit. Pour faire le lien avec votre question sur les acquisitions, en 1994, Moulinex s'est aperçu, après avoir racheté Krups en 1991, qu'elle n'arrivait pas à maîtriser la situation ; elle s'était créé beaucoup de dettes et n'arrivait à rentabiliser cette récente acquisition. Il faut savoir qu'à l'époque, un autre groupe concurrent, Seb, avait racheté Rowenta - cette guerre fratricide Seb / Moulinex a eu déjà des conséquences dramatiques -. Fous de jalousie, les dirigeants de l'époque ont donc décidé de racheter Krups, à n'importe quel prix!

En 1994, Moulinex s'est donc retrouvé dans l'impasse, près du dépôt de bilan. Il a fallu dénouer le R.E.S., car il était impossible de continuer ainsi, les salariés possédant l'entreprise et les banques ne voulant plus apporter leur soutien. Ces dernières exigeaient que soit reconstitué autour de l'entreprise un noyau d'actionnaires, capable de financer son redressement par un apport d'argent.

Deux groupes d'actionnaires se sont opposés et portés candidats : un groupe irlandais de matériel électrique, Glending Blakes, qui s'était allié dans un premier temps avec M. Torrelli, l'un des héritier de M. Mantelet, et un financier, M. Naouri. C'est la solution proposée par ce dernier qui a recueilli l'assentiment de l'encadrement jusqu'à un certain niveau - je ne crois pas que les salariés aient été consultés. De toute façon, il a obtenu l'accord des actionnaires salariés puisqu'il était indispensable pour dénouer le R.E.S.

Les nouveaux actionnaires ont donc constitué avec M. Naouri un groupe de contrôle ; ils détenaient 40 % de l'entreprise. Ils ont été dispensés d'offre publique d'achat par la Commission des opérations de bourse dans la mesure où ils apportaient un milliard de francs pour sauver l'entreprise. M. Naouri a conduit l'entreprise, a confirmé M. Jules Coulon dans ses fonctions de président directeur général, puis a mis un terme aux fonctions de ce dernier en janvier 1996 pour m'appeler en février à la tête de l'entreprise.

A ce moment-là, l'entreprise avait un groupe d'actionnaires de contrôle parfaitement identifiés. En octobre 1997, pour des raisons strictement juridiques, liées à des engagements pris vis à vis des autorités de marché, le pacte de contrôle s'est dissout et l'actionnariat de contrôle a disparu. Tout cela est parfaitement conforme aux engagements qui avaient été pris.

Si bien que, depuis octobre 1997, je dirige une entreprise dont les principaux actionnaires sont d'abord le public, qui en détient à peu près 73 % aujourd'hui, mais que je n'ai pas identifié précisément. Nous avons les moyens de savoir qui sont les actionnaires qui ont déclaré leurs titres au nominatif, mais beaucoup sont aux porteurs. Il s'agit pour moins de la moitié à ma connaissance des fameux fonds de pension anglo-saxons.

M. Soros était intervenu à un certain moment, mais cela n'a eu aucune inflexion sur la stratégie, puisqu'il n'était pas à un niveau qui lui permettait d'influencer le management. Il s'est d'ailleurs retiré depuis.

M. Torrelli, qui représente les intérêts de la famille Mantelet, en possède environ 10 %. Un fonds, P.D.F.M. (Phillips Drew Asset Management), basé à Londres, émanation de l'Union des banques suisses et d'une banque anglaise, en a 13 %.

L'actionnariat est transparent, il n'y a pas d'actionnaires cachés ; c'est un actionnariat totalement éclaté, qui n'a pas reçu de dividendes ni sous ma gestion ni auparavant, puisque nous disposons d'un report déficitaire de plus de 2 milliards de francs. Ce report consiste à donner à l'entreprise la possibilité de ne pas payer d'impôt si elle fait des profits à partir du moment où elle a accumulé des pertes dans le passé ; on reporte la perte sur le bénéfice de l'exercice.

Le cours de bourse, que l'on suit avec attention, n'est pas un indicateur de la qualité de la gestion, mais de la capacité de l'entreprise à conserver son indépendance, ce à quoi les salariés sont très attachés. Le cours de bourse est aujourd'hui de 70 francs - ce n'est pas un cours brillant car il y a des inquiétudes quant à l'avenir de Moulinex et du secteur en général - et si un actionnaire ou un groupe s'engageait dans une offre publique d'achat à 100 francs, il y aurait de grandes chances que Moulinex passe sous le contrôle d'un groupe que nous ne connaissons pas.

Améliorer la performance de l'entreprise, afficher de meilleurs résultats, doit nous permettre de maintenir l'indépendance de l'entreprise. Les salariés sont d'accord pour des rapprochements, des concentrations, des mariages, mais ils veulent que cela se fasse dans l'intérêt de l'entreprise et de la marque.

Vous avez parlé de l'élargissement du périmètre de l'entreprise. Elle n'a connu qu'un élargissement spectaculaire de périmètre, réalisé en 1991 par l'équipe de gestion précédente, avec l'acquisition de Krups qui a coûté très cher et a été source d'un lourd endettement. Cela a conduit à des difficultés, au changement d'équipe, et aux pertes de contrôle.

En revanche, tous les plans de restructuration et tous les efforts de développement de l'entreprise ont été soutenus de façon spectaculaire par les actionnaires. Quand il est arrivé avec ses collègues pour prendre le contrôle de l'entreprise, M. Naouri a apporté un milliard de francs. Dès mon entrée en fonction, j'ai demandé aux nouveaux actionnaires une autre augmentation de capital de 525 millions de francs, soit un capital de 1.525 millions de francs. Et je viens d'émettre une ligne d'obligations convertibles remboursables pour 750 millions de francs. En quatre ans, ce sont 2,3 milliards de francs qui ont été mis dans l'entreprise, et pas un franc de dividende n'a été versé.

M. le Rapporteur : M. Naouri n'est plus dans l'entreprise?

M. Pierre BLAYAU : M. Naouri n'a jamais été qu'actionnaire de l'entreprise. Il a été actionnaire de contrôle, puis actionnaire sans contrôle.

A ma connaissance, et bien que rien ne l'y oblige, il n'a plus d'action.

Il détient peut-être moins de 5 % du capital, ce que nous ignorons, puisque l'obligation de déclaration de participation ne s'impose que au-dessus de 5 % des actions. Nous savons que nous avons des blocs d'actionnaires en possédant de 3 à 5%. D'autres investisseurs financiers nous accompagnent, sont des soutiens et ont suivi les augmentations de capital. Un actionnaire qui apprend que le manager va augmenter le capital n'est jamais très heureux car cela dilue sa participation et le contraint à réinvestir dans une entreprise qui l'a forcément déçu puisqu'elle a besoin de capitaux. Ces élargissements de périmètre ont été financés très largement par des actionnaires compréhensifs.

S'agissant des aides publiques, je vous répondrai rapidement sur la problématique générale. Si vous le souhaitez, soit par écrit, soit immédiatement, mes collaborateurs vous donneront quelques éléments chiffrés.

Moulinex n'a bénéficié d'aucune aide dérogatoire au droit commun. Toute l'industrie française est aidée. Quand je parle de l'industrie française, je pèse mes mots, Toyota n'étant pas venu gratuitement à Valenciennes. Nous n'avons eu aucun dégrèvement fiscal. Nous sommes dans le droit commun de la taxe professionnelle, et des reports déficitaires de l'impôt sur les sociétés.

En revanche, aujourd'hui, deux points m'intéressent fortement : nous avons reçu des aides à la formation, sur agrément des pouvoirs publics, grâce à un programme et des engagements tenus, puisque nous avons doublé notre effort de formation.

Les choses sont peut-être plus spectaculaires dans l'application du volet défensif de la loi Robien, mis à la disposition de toutes les entreprises, en contrepartie d'engagements précis sur la durée du travail et de négociations avec les pouvoirs publics sur le niveau de l'emploi.

Moulinex s'est inscrit dans un cadre législatif, réglementaire et contractuel de manière telle qu'aucune dérogation n'a été adoptée. Dans l'hypothèse où les engagements pris n'ont pas été tenus, les aides publiques ont été soit retenues, soit remboursées. Sur l'aspect recherche et développement, nous avons reçu des crédits de l'ANVAR qui ont fait l'objet d'appels à remboursement, mais pour des montants minimes.

Au sujet de l'installation de Moulinex en Normandie, la rumeur circule que l'entreprise reçoit des aides du conseil régional, du conseil général et de l'Etat. Cette rumeur est infondée. Moulinex ne bénéficie pas d'aide publique. Simplement, Moulinex touche, dans le cadre du « Robien » défensif, des sommes spectaculaires au regard des contraintes budgétaires. C'est ce système qui a permis, dans notre cas, d'éviter la suppression de 750 emplois, et qui, aujourd'hui nous donne les moyens de maintenir un niveau d'emploi en France, de 5 500 à 6 000, ce qui, par rapport aux 20 % de nos débouchés dans le pays, représente plus de la moitié de notre production destinée à l'ensemble du monde.

En matière d'aide publique, les faits demanderont à être détaillés immédiatement ou très rapidement. Je tiens devant votre commission, très solennellement, à dénoncer l'affirmation selon laquelle nous avons reçu des aides publiques. Nous n'avons rien eu de plus que n'importe quelle autre société dans un secteur en difficulté, en mutation ou ayant subi de lourdes pertes.

Par ailleurs, notre projet industriel positif étant de créer une usine moderne à Alençon, nous avons sollicité les aides publiques dans le cadre du FNADT, de manière à ce qu'ensuite elles soient relayées par les collectivités locales.

Enfin, il y a tout un dispositif d'accompagnement de la réindustrialisation avec le fonds de réindustrialisations auquel Moulinex a apporté une somme de 60 millions de francs. C'est-à-dire que nous avons un système d'aide sous forme de prêts ou de subventions directes qui peut varier de 15 000 à 30 000 voire 40 000 F par emploi selon qu'il s'agit d'un emploi Moulinex qui se reconvertit dans une entreprise du secteur, de la région, ou d'une création d'emploi par une entreprise qui vient s'installer mais qui ne reprend pas du personnel de Moulinex. Cela a été le cas à Argentan, puisque nous avions un personnel féminin très important. Nous avons réussi à convaincre une entreprise de venir, mais elle a embauché du personnel masculin, mieux adapté aux tâches de production, Là, il y a eu déconnexion entre qualifications et aptitudes. C'est le seul cas, où nous avons rencontré ce type de problème.

A Mamers, on a fait venir Plastivaloir, et Réemballage qui, sur la zone où nous avions supprimé 400 emplois, en ont d'ores et déjà, reconstitué 320 en moins de deux ans grâce à des subventions de Moulinex, accompagnées d'aides du conseil général et du conseil régional.

Il y a donc effectivement toute une palette d'aides, mais dans le cadre que connaît n'importe quelle entreprise comme Renault, Seb, et certaines entreprises coréennes comme Daewoo en Lorraine ou Toyota à Valenciennes.

Pour la Normandie, nous avons des implantations dans le grand ouest. Nous refusons de nous identifier à l'une des deux régions administratives : Pays de Loire, ou Basse-Normandie. Pour ce qui est des symboles, je suis le président qui a ramené le siège de Moulinex à Caen, afin d'être agréable - si tant est que cela puisse avoir un sens dans une affaire aussi difficile et compliquée au plan social - aux élus de Basse-Normandie. Ce n'est pas négligeable.

C'est un engagement que j'avais pris. Le siège était sur les Champs Elysées, il est maintenant situé - ironie de l'histoire - boulevard de l'Espérance, rue de l'Industrie, qui est l'adresse officielle de Moulinex aujourd'hui : tout un programme auquel j'adhère !

M. le Rapporteur : Lorsque nous avons reçu M. Kessler ici même, il y a quelques semaines, et certains autres de vos collègues chefs d'entreprise, ils nous ont dit leur souhait de voir disparaître ces aides publiques.

M. Pierre BLAYAU : Je ne partage pas cette opinion : sans l'accompagnement financier des pouvoirs publics, je n'aurais jamais pu réduire le temps de travail de 5 500 salariés à 33 h 15.

M. le Rapporteur : Pourrez-vous nous communiquer le montant des aides que vous avez reçues dans ce cadre ?

M. Pierre BLAYAU : Les aides publiques chez Moulinex ont toujours une contrepartie négociée - ceci est fondamental. Aucune aide publique n'est donnée à fonds perdus sur la bonne foi du Président ; le dispositif de la loi Robien est conditionné par des engagements d'emplois ; la réindustrialisation vise également à recréer des emplois ; les aides à la formation professionnelle sont aussi la contrepartie d'engagements de formation.

Tout cela peut être vérifié, et l'idée que Moulinex reçoit des aides publiques, soit indues, soit opaques, soit de manière excessive, est absurde, puisque, par hypothèse, le dispositif des aides publiques prévoit bien contrepartie et contrôle.

Nous sommes transparents : nous n'avons pas reçu un franc d'aide publique qui n'ait pas eu sa contrepartie dans une action au service du développement ou de reconstructions d'emplois dans le cadre de la restructuration très large à laquelle nous avons procédée.

Que le CNPF ou le MEDEF considèrent qu'il est anormal de disposer d'aides publiques, que certains présidents de sociétés mettent un point d'honneur à ne pas avoir un franc de subvention locale ou nationale pour gérer leurs affaires, est tout à fait respectable, mais alors, il faut que nos concurrents n'en reçoivent pas non plus : que Daewoo n'en reçoive pas en Lorraine, ni Toyota à Valenciennes...

Il faudrait abroger tous les dispositifs, et accepter que, lorsqu'un secteur est exposé à la concurrence - comme l'ont été le textile, l'électroménager, les magnétoscopes, la télévision et tous les appareils domestiques dans le secteur manufacturier -, les entreprises puissent disposer d'une liberté d'adaptation permanente aux impératifs de compétitivité, sans subir aucune contrainte, notamment en matière d'emploi. Si tel était le cas, l'absence d'aide publique serait légitime.

L'entreprise Moulinex souffre d'une sous-compétitivité que j'ai expliquée par des raisons objectives, et qui a été confirmée par tous les experts du CCE depuis trois ans. Ces derniers ne contredisent pas une seule de nos décisions en matière de restructuration industrielle. Ils constatent à regret ce problème d'emploi, mais ne contestent pas la logique industrielle. Ils regrettent seulement le phénomène d'externalisation.

Dès lors que la justification de la recherche de compétitivité ne fait pas de doute et qu'elle rend nécessaire une réduction d'emplois brutale, l'entreprise doit en assumer les conséquences sociales et prendre des engagements. C'est ce que nous avons fait en donnant de l'argent pour la réindustrialisation, en choisissant le passage à 33 h 15 et en augmentant l'investissement dans la formation. Nous avons donc reçu, en contrepartie et, pendant une période transitoire, de manière équilibrée et économiquement intelligente, des aides à la formation, à la réindustrialisation et à la réduction du temps de travail.

L'autre modèle consisterait à ce que le président de Moulinex explique au CCE que l'entreprise n'est plus compétitive et décrète 2 100 licenciements : personne ne pourrait l'en empêcher. Dans ce cas de figure, il n'y aurait pas d'aide publique, et les 2 100 licenciements s'effectueraient. Mais si on préfère que cela se fasse en respectant des périodes de transition maîtrisées, en partenariat avec les collectivités locales, et dans la transparence, le mécanisme des aides publiques a ses vertus.

M. le Rapporteur : La transparence existe donc ! Pouvez-vous nous détailler, soit aujourd'hui, soit par écrit, comment elle est assurée ? Quel est le contrôle, le partenariat, qui est établi afin d'examiner l'utilisation des aides, les retombées en matière d'emplois, l'efficacité des mesures d'accompagnement ?

Par ailleurs, vous avez évoqué la mise en place de dispositifs ou des créations d'emploi sur certains bassins que Moulinex a été appelé à quitter. Sous quelles formes cette coopération s'organise-t-elle ? Je suppose que Moulinex s'associe à certains partenaires, pour faire venir ces nouvelles activités. Vous parliez de plasturgie notamment.

M. le Président : Toujours concernant l'actionnariat : des fonds de pensions anglo-saxons restent chez vous alors qu'il n'y a pas de rémunération ?

M. Pierre BLAYAU : Oui, l'une des raisons est qu'ils n'ont pas envie de se retirer en subissant des pertes importantes. On parlait de la transparence totale vis-à-vis des pouvoirs publics qui nous aident et vis-à-vis des salariés : elle est également totale vis-à-vis des actionnaires.

Deux fois par an, je me rends aux Etats-Unis pour rencontrer les responsables de ces fonds de pension. Des questions très pointues me sont posées sur la situation de l'entreprise. A mon grand étonnement, on m'a demandé pourquoi Moulinex continuait à fabriquer des fers à repasser à Alençon. Je m'efforce d'expliquer, d'attirer la confiance des actionnaires en soulignant que nous sommes une entreprise de grande valeur. Nous possédons une marque, un plan, des développements, des investissements industriels. Nous croyons à notre métier. Tous les investisseurs ne nous quittent pas, mais certains, plus soucieux de spéculation que d'autres, le font. On ne peut y échapper. C'est une réalité à laquelle il faut se plier.

Les gestionnaires de fonds de pensions nous demandent souvent pourquoi nous ne fabriquons pas toute notre production en Chine. Je leur réponds qu'il y a des raisons sociales, de qualité de produits, de délais de livraison. Ce ne sont pas des entités abstraites : nous avons un vrai dialogue et leurs questions sont légitimes.

Vous m'avez posé un question sur le sourcing. Comme tous les mots anglais, cela fait très peur car cela veut dire tout et son contraire.

La signification du sourcing est la suivante : vous avez en Chine une myriade de producteurs d'électroménager, de télévisions, de meubles. Ils sont capables de produire n'importe quoi, n'importe où, et de nous le livrer. A la foire de l'électroménager de Cologne, toutes les grandes marques mondiales sont présentes mais il y a aussi un étage entier, que l'on appelle Chinatown, constitué de petits stands de producteurs chinois qui proposent de fabriquer pour nous friteuses, séchoirs à cheveux, fours à micro-ondes...

Nous sommes informés en permanence des prix et de la qualité des produits auxquels certains industriels chinois sont capables de nous livrer les marchandises en France, par containers. Mais nous constatons que, dans de nombreux cas, nous demeurons compétitifs. Nous sommes capables de faire des produits plus sophistiqués de moyenne et haute gamme : ils sont porteurs de valeur ajoutée, le produit répond à des contraintes de sécurité, des exigences de qualité. Il y a toute une partie de notre gamme de produits que l'on a intérêt à fabriquer en Europe, d'un point de vue strictement économique et du point vue du service au client, de l'image - qui joue beaucoup - et de l'équilibre économique de l'entreprise. Il faut être capable d'absorber l'ensemble des frais fixes de l'entreprise.

En revanche, il y a des marchandises pour lesquelles produire en Europe n'a plus de sens. Il existe des produits que vous trouvez dans tous les ménages, que nous fabriquons encore aujourd'hui, mais que nous ne pourrons plus faire dans deux ans : c'est certain. Par exemple, l'un de nos produit sort d'une usine de Normandie ou du Pays de Loire à 12 dollars, contre 15 dollars il y a trois ans. Nous avons donc réussi à passer de 15 à 12 dollars par un travail sur le produit, des gains de compétitivité, l'effort des hommes et des femmes de l'entreprise. Mais, aujourd'hui, des Chinois me disent que cet appareil, qu'ils proposaient à 10 dollars il y a 3 ans, peut être produit aujourd'hui à 6 dollars !

Le phénomène est récurrent. Un tiers au moins de l'ensemble des appareils électroménagers est fabriqué en Chine. Dans tous les grands magasins français - mais aussi européens -, au rayon du petit électroménager, le fer à repasser le plus cher coûte 499 francs, voire 699 francs pour une centrale vapeur. Il est fabriqué en France. Mais sont proposés aussi des produits d'entrée de gamme à 149 francs, sur lesquels figure la mention « made in Popular Republic of China ».

De même, à Falaise, nous sommes capables de produire des aspirateurs haut de gamme et moyenne gamme, mais, nous constatons que nous ne sommes plus compétitifs à partir d'un certain prix. Nous tenons le marché grâce à la marque Moulinex, avec des produits relativement sophistiqués, pour des clients qui demandent une certaine esthétique, une certaine puissance. On est capable de proposer un aspirateur à 499 francs. Mais en-deça, nous ne sommes plus compétitifs. Et si vous allez dans un magasin quelconque, vous trouverez dans le rayon un authentique aspirateur Moulinex à 499 francs, et aussi soit un Moulinex « made in China » ou « made in Poland », soit une marque distributeur.

En Pologne, le producteur Zelmer fournit à la distribution des aspirateurs d'entrée de gamme et il prend des parts de marché. Donc, le sourcing n'est une activité ni diabolique, ni souterraine. Nous devons comparer en permanence la compétitivité d'un produit français selon le rapport entre prix de vente au public et prix de revient à la sortie d'usine et celle du même produit étranger selon le rapport entre prix de vente et prix à l'arrivée en Europe. Il faut évidemment ajouter le coût du transport, celui du stockage, de l'après-vente et de la moindre qualité. Si on fait un calcul économique, il faut tout prendre en compte.

Le sourcing est une pratique très dangereuse, il ne faut pas se cacher son importance. Plus aucun appareil photo n'est fait en France, alors que des entreprises allemandes en fabriquent ; plus aucun sèche-cheveux n'est produit en France, ils sont « made in China ».

Le problème de l'électroménager en France, c'est la banalisation. Les Français achètent sans regarder et sans savoir. Cela leur est complètement égal de repasser avec un fer fabriqué en Chine.

Le sourcing est réglementaire : il suffit d'aller voir un fabricant chinois, de passer un contrat pour 200 000 cuiseurs-vapeur, à tel prix, livrés à telle date. L'activité de sourcing est très sophistiquée. Toutes les entreprises, groupe Moulinex compris, le pratiquent. Par exemple, Morphy Richards, marque anglaise appartenant au groupe Glendy Plegs qui a failli devenir actionnaire de Moulinex, source absolument tout, sauf les bouilloires, ce que j'ai appris récemment. Les toasters arrivent par containers entiers, mais sont fabriqués selon les dessins de l'entreprise. Or, la grande force de Moulinex, c'est justement son design.

Vous trouverez ainsi un cuiseur-vapeur vendu à 449 francs selon le design Moulinex, fabriqué en conformité avec la législation et la réglementation dans une usine chinoise car nos prix de revient, en France, étaient tels que nous n'aurions pas pu vendre ce produit.

Quand vous inventez un produit nouveau et que vous ne pouvez pas le fabriquer dans vos usines, pour des questions de prix de revient trop élevé, vous ne pénalisez pas l'emploi en le faisant faire à l'étranger ; l'usine existante poursuit normalement son activité. L'intérêt est dans l'augmentation du chiffre d'affaires qui permettra d'absorber les frais commerciaux ou de recherche.

Le véritable arbitrage est beaucoup plus délicat : si votre entreprise vend à perte des produits de grande distribution, et qu'elle peut les faire fabriquer, avec la même qualité et au design Moulinex, pour un prix moindre de moitié en Chine, vous ne pouvez maintenir indéfiniment la production en France, même pour des raisons sociales : un industriel digne de ce nom réagira plus ou moins vite en fonction de son tempérament, mais il finira par tirer les conséquences et décidera d'assurer cette production ailleurs.

Voilà en quoi consiste le sourcing : c'est malheureusement le sort de toutes les entreprises manufacturières. Benneton ou Gap dessinent les T-shirts en liaison instantanée informatique et envoient leurs ordres en Chine ; la fabrication est lancée aussitôt, puis les vêtements sont mis en containers et installés en rayon huit jours plus tard aux Galeries Lafayette. Toutes les chaînes de vêtements procèdent de la sorte.

M. le Rapporteur : Si on prend en compte le poids de la grande distribution, la concurrence à laquelle vous êtes confrontés et l'évolution du marché, sentez vous que le marché occidental, et français en particulier, est plus attiré par les produits d'appel, peu chers, probablement plus souvent fabriqués dans le sud-est asiatique et que vous importez ? Si c'est le cas, la production industrielle elle-même en souffre. Or, la vocation d'une entreprise consiste à produire.

M. Pierre BLAYAU : Ah non, pas du tout ! La vocation d'une entreprise, c'est de faire du résultat. Et, ainsi de pouvoir financer ses investissements. C'est là son rôle.

M. le Rapporteur : Et de rémunérer ses actionnaires...

M. Pierre BLAYAU : Non, je ne peux pas vous laisser dire cela. La vocation d'une entreprise n'est pas de faire de la production : on sait le résultat que cela a donné dans d'autres pays. Sa vocation, c'est, dans le respect des femmes et hommes qui y travaillent, et dans celui des lois de son pays, de réaliser des profits suffisants pour rémunérer ses salariés, satisfaire les clients avec des produits compétitifs, financer les investissements nécessaires à son développement pour assurer sa pérennité dans le futur, et rémunérer ceux qui ont consacré leur épargne au service de l'entreprise, et que l'on appelle les actionnaires. Voilà ce qu'est une entreprise.

Si notre vocation était seulement de produire, tout serait beaucoup plus facile : il me suffirait de rentrer à l'usine et d'ordonner la production de 2 millions d'aspirateurs pour répondre à ma vocation. Le problème est que je ne les vendrai pas !

M. le Rapporteur : Quand je dis que la vocation de l'entreprise est de produire, j'entends produire et vendre évidemment.

Ma question était la suivante : s'il y a cette concurrence entre vous, cette pression des centrales d'achats des grandes surfaces, s'il y a une aspiration des clients pour des produits d'appel plus que pour des produits sophistiqués, un danger constant ne pèse-t-il pas sur une entreprise comme la vôtre dans la mesure où le champ de son activité, de sa production, risque de se réduire comme peau de chagrin, du moins en France ? Ne risquez-vous pas d'être amenés à faire le choix de vous délocaliser afin de produire ...

M. Pierre BLAYAU : On le fait déjà, faute d'avoir d'autres choix.

M. le Rapporteur : D'accord. A quel moment, compte tenu de l'évolution du périmètre de l'entreprise vers le Brésil et vers d'autres pays, cet équilibre sera-t-il rompu, au point que l'on pourra dire que Moulinex n'est plus une entreprise française, normande ou des pays de Loire, en dépit des efforts des collectivités locales et nationale, et avec les conséquences sociales que cela implique ?

M. Pierre BLAYAU : Dans l'histoire récente de Moulinex, un point est terrible : si l'on avait pu poursuivre nos efforts de développement en Russie et dans les pays émergents, efforts que l'on doit aux équipes commerciales en place avant mon arrivée - l'implantation de Moulinex en Russie constituait un beau succès de l'entreprise, qui n'était pas de mon fait - et s'il n'y avait pas eu cet accident de parcours, la crise russe, le résultat net de Moulinex serait aujourd'hui de 400 millions de francs, c'est à dire le record historique absolu de l'histoire de l'entreprise...

Je rejoins alors ce que vous dites : on aurait sans doute trouvé un point d'équilibre nous permettant de traverser une période un peu moins troublée. Nous avions des outils industriels qui assuraient un ajustement entre leurs débouchés et leurs capacités : cet équilibre est aujourd'hui rompu, ce qui explique le problème que nous rencontrons à Falaise où la capacité est de plus de 1,2 million d'aspirateurs et où notre programme de production l'année prochaine se limitera à 850 ou 900 000 unités.

Dès lors, si nous n'avons pas de projet d'innovation permettant de remplacer cette perte brutale de débouché, la seule variable d'ajustement sur cet établissement sera l'emploi, sachant que, par ailleurs, nous proposons des postes dans d'autres usines ou dans le bassin. Nous traitons donc le problème avec le souci de responsabilité démontré dans les trois années passées.

Le point d'équilibre est là. Si vous dites que l'entreprise court des risques, je vous suis tout à fait. Les frontières européennes étant ouvertes, il y a un phénomène de concentration. L'engouement des consommateurs français et européens pour ce type de produits banalisés est en train de se déplacer. Je ne parle même pas du taux d'équipement des ménages, qui est déjà en soi un problème, malgré le matraquage publicitaire sur les téléphones portables, la télévision, les voyages, etc. Le risque est grand que certains clients considèrent que l'électroménager ne doit plus occuper la même place aujourd'hui dans les rayons. Ce serait la conjonction fatale de plusieurs phénomènes négatifs.

On anticipe tout cela. La grande distribution est complexe. Ne retenez pas que nous sommes des victimes. Tout d'abord, ce sont nos clients et vous ne m'entendrez jamais tenir ce genre de propos en public. Ensuite, nous nous appuyons sur eux pour développer les ventes à l'international ; nous avons des accords mondiaux avec Carrefour, Auchan, Promodès, et il est très important pour eux de proposer des produits de notre marque. Nos relations sont confiantes, mais leurs contraintes sont telles qu'ils exigent qualité, prix et service, en permanence et à un niveau toujours plus élevé.

Mais si vous pensez que Moulinex est en danger, que l'équilibre est précaire, je ne peux que vous approuver et être en plein accord avec votre diagnostic.

M. Jean BESSON : Sur le sourcing, vous avez expliqué la pratique du marché. Dans la question posée par le M. le Rapporteur, il m'a semblé discerner un point sous-jacent : existe-t-il dans votre marché des possibilités pour naturaliser vos produits ? Je m'explique : vous avez cité le textile, secteur que je connais mieux que celui de l'électroménager. Il y a dans la réglementation des possibilités de naturaliser les produits qui viennent de l'étranger. Il suffit de peu de choses, notamment dans le packaging, pour qu'un produit soit étiqueté « made in France » alors qu'il a été fabriqué à l'étranger. Cela existe-t-il aussi dans votre secteur ?

M. Pierre BLAYAU : Non, on ne peut pas faire cela. On peut apposer la mention « Designed in France », et en tout petit « Made in ... », mais on n'a pas le droit d'écrire « Made in France ». De plus, nous sommes soumis à des contraintes de sécurité : friteuse, fer à repasser, aspirateur, sont des produits dangereux. Je n'insiste pas sur les litiges et les risques pour le chef d'entreprise devant le juge pénal que nous avons dû traiter, lorsque des produits défectueux ont porté atteinte à l'intégrité de consommateurs.

M. Jean  BESSON : Vous avez évoqué la question des effectifs liée au renversement de tendance en 1991. Vous avez aussi fait appel de manière assez sensible à l'externalisation. Il serait intéressant de connaître, par rapport à cette baisse de vos effectifs, le nombre des emplois induits par cette externalisation, que l'on peut, au moins en partie, qualifier de sous-traitance.

M. Pierre BLAYAU : Nous vous communiquerons par écrit les chiffres précis. Nous avons procédé à un certain nombre de réductions d'activité et nous avons parfois considéré que la production de composants pouvait être confiée à d'autres. Deux cas de figures se présentent : soit nous avons externalisé ces composants dans le sud-est asiatique, en considérant que, pour des raisons de compétitivité, les cordons enrouleurs par exemple seront faits par des Chinois. Cela se joue au franc près : gagner 3 francs sur un fer à repasser ou 6 francs sur un aspirateur est déterminant. Cela conduira à des écarts en prix publics de 10, 20 ou 60 francs.

Il y a donc des externalisations sur le sud-est asiatique ; elles ne sont pas les plus importantes. En revanche - et c'est le deuxième cas de figure -, nous avons essayé de confier à certains fournisseurs, que nous avons installés auprès de nos usines normandes et des pays de Loire, la fabrication de composants sur lesquels nous considérions ne pas avoir de supériorité technologique, et où nous pouvions trouver un interlocuteur meilleur que nous. C'est le cas des petites pièces plastiques qui sont fabriquées par Plastivaloir. Moulinex était traditionnellement un plasturgiste de haut niveau ; nous le sommes restés pour les grosses pièces d'aspect, comme les façades de robot, mais toutes les petites pièces intermédiaires ont été sous-traitées.

Chez Moulinex, il y a un parc de machines à injecter de petit tonnage dont la moyenne d'âge tournait entre 17 et 20 ans. L'usine de Fresnay ou Bayeux possédait la plus ancienne, âgée de 27 ans. Nous avons confié la fabrication des petites pièces plastiques à Plastivaloir en Anjou, une petite entreprise très dynamique, performante et dotée d'un matériel ultra moderne. Quand nous avons inauguré à Mamers cette nouvelle usine, le dirigeant de Plastivaloir, qui avait racheté nos vieilles presses pour un franc, a fait visiter l'usine au préfet, aux députés et aux représentants locaux. La délégation est tombée en arrêt devant les anciennes presses Moulinex ; il avait fallu installer des bacs de rétention d'huile, changés toutes les six heures, et ce, à côté des machines ultramodernes. L'avantage est que nous avons ainsi des fournisseurs modernes, alors que, en termes d'emploi, c'est neutre.

Cela a certes des conséquences sur la vie personnelle des salariés. Souvent, on travaillait chez Moulinex depuis des générations ; c'était sécurisant. Le fait de devenir des salariés de Plastivaloir a beaucoup inquiété le personnel, mais aujourd'hui ceux qui y travaillent n'ont pas eu à se plaindre du passage de Moulinex à cette entreprise, ce qui n'est pas le cas dans d'autres externalisations moins réussies. On peut connaître des succès et des échecs : aujourd'hui, les premiers l'emportent de beaucoup sur les seconds.

Nous avons procédé de même pour le décolletage en installant l'entreprise Déal à Alençon, pour les interrupteurs avec une entreprise italienne qui a créé 80 emplois, ainsi qu'avec une entreprise de cartonnage. Nous nous préparons à adopter une solution identique pour la découpe, la fonderie et le chromage.

Cette politique d'externalisation est une politique industrielle qui n'a pas de conséquence sur l'emploi, sinon sur la perception que les salariés peuvent avoir de leur avenir, dans la mesure où ils commencent par être inquiets à l'idée d'aller dans une plus petite entreprise avec moins d'avantages. Ils perdent leurs camarades de travail, leurs habitudes, mais on leur propose du travail dans des entreprises en grand développement et très dynamiques.

M. Jean BESSON : Vous nous avez fait une description du secteur électroménager qui, sans être totalement dramatique, est très préoccupante. J'ai noté vos affirmations selon lesquelles ce secteur est destructeur d'emplois, la concurrence y est forte, les prix sont bloqués et, malgré la créativité, le marché n'est pas extensible.

Je vous poserai deux questions. La première concerne le secteur lui-même : vous avez dit que, s'il n'y avait plus d'aides publiques, la branche ne pourrait plus exister. Comment voyez-vous l'avenir de ces dispositifs d'aides ? N'y a-t-il pas le risque d'un problème semblable à celui qu'a connu le domaine textile avec la suppression du plan textile ?

Par ailleurs, dans ce contexte, quel est l'avenir de l'entreprise ? S'agit-il de la gérer le mieux possible, avec les meilleurs résultats possibles, pour la préserver ? Sinon, comment prévoir des gains de parts de marché ? Est-ce par la croissance externe, par la concentration, par une diversification hors branches ?

M. Pierre BLAYAU : Tout d'abord, à mon sens, les aides publiques ont une contrepartie. Elles ne sont pas destinées à soutenir la survie du secteur, qui serait assurée sans ces aides, mais selon des procédés différents. Elles établissent un équilibre entre les diverses contraintes dans un cadre de nécessaires adaptations. Je ne dis pas que les aides publiques sont indispensables au secteur ; je peux gérer l'entreprise sans aides publiques, mais alors, je supprime par voie de licenciement - ce qui est légal en France - les emplois correspondant au manque de compétitivité de l'entreprise.

Cette problématique de l'aide publique est très claire dans mon esprit. Elle correspond à une période transitoire. Je me suis toujours prononcé plutôt en faveur du dispositif « Robien », sans cynisme ni intérêt particulier. En effet, avec une contrepartie claire, une limite dans le temps et contre un engagement ciblé et vérifiable, il constituait un bon outil d'accompagnement de la réindustrialisation.

Soyons clairs : le secteur peut survivre, mais il a des contraintes. Ou bien on gère les contraintes en disant que les chefs d'entreprise sont « libres » ; ils font de leur mieux, ils respectent les salariés, mais ils n'auront pas un franc d'aide publique, pas de conventions du FNE, pas de dispositif « Robien ». Dans ces cas-là, soit les entreprises déposent le bilan, soit elles s'adaptent. C'est une logique.

Ensuite, il peut y avoir des réflexions sur la protection du secteur. Dans ce cadre, le législateur et le responsable du pouvoir réglementaire pourraient se pencher sur deux pistes : d'abord, la problématique européenne. Je m'interroge, en tant que citoyen et chef d'entreprise, sur la signification d'une Europe monétaire, diplomatique et politique s'il n'y a pas une certaine forme d'Europe sociale, c'est-à-dire si n'entrent pas en Europe que des produits faits en respectant une certaine norme sociale.

Je ne comprends pas comment on peut trouver formidable que mes principaux concurrents en matière de micro-ondes, Samsung et Daewoo, fabriquent leurs appareils en Chine et les amènent en Europe, alors que la production est assurée par des enfants de 14 à 18 ans, travaillant 60 heures par semaine et payés 400 francs par mois.

Deuxième sujet : l'électroménager est un secteur anxiogène, au sens où les produits sont dangereux. J'en ai fait part de ce problème au ministre et à son cabinet. Je serais heureux que toute une série de contrôles de sécurité soit effectuée avec autant de zèle sur les produits hauts de gamme des fabricants français que sur les produits d'entrée de gamme provenant de Chine. Nous avons été obligés de changer nos buses de production de vapeur sur des machines à 3 000 francs parce qu'il ne faut plus d'aluminium, mais du laiton. J'ignore si les fers à repasser chinois à 149 francs sont bien réglementaires !

La problématique, par rapport au secteur, est de s'intéresser à sa logique et à sa concurrence. Nous ne demandons pas d'aides ; nous voulons seulement pouvoir nous adapter. Si les frontières européennes ne sont pas protégées, si les contrôles de sécurité que nous subissons sont sans commune mesure avec ceux auxquels sont soumis les containers entiers de produits asiatiques, nous ne pourrons pas y arriver. Il y a bien un problème à résoudre de ce point de vue.

Des mesures anti-dumping existent, mais la tendance en Europe consiste à les abandonner progressivement. Dans l'automobile, les quotas vont disparaître. Je n'y suis pas favorable a priori, mais il va bien falloir finir par réagir !

Pour ce qui concerne le destin de l'entreprise et du secteur, je l'ai dit publiquement et au comité central d'entreprise : il me paraît très important, si l'on veut que les entreprises industrielles françaises soient capables de demeurer des acteurs importants dans l'électroménager mondial, que l'on procède à des regroupements.

Aujourd'hui, nombreux sont ceux qui vous expliquent qu'il faut des regroupements, mais qu'ils n'entraîneront aucune conséquence sociale. Dans notre secteur, certains regroupements qui pourraient être suggérés devront être gérés prudemment car il y aura fatalement des doublons à supprimer et donc des problèmes sociaux à régler. Si rien ne change dans les dix prochaines années, le bilan pour ce secteur en termes d'emplois sera bien plus lourd que le prix à payer en termes d'emploi dans l'hypothèse d'une concentration ou d'un rapprochement.

Si la perspective de la commission d'enquête consiste à s'interroger sur le futur de ces métiers, l'un des éléments de la problématique - et j'y suis très favorable - réside dans les rapprochements capitalistiques dans un cadre purement privé, les acteurs devant trouver des ajustements. L'intérêt est de faire, comme dans l'automobile, des plates-formes communes. L'Europe compte aujourd'hui dix usines de cafetières, cinq usines de fers à repasser : cela n'a aucun sens.

M. le Rapporteur : Des contacts ont-ils déjà été pris dans cette perspective ?

M. Pierre BLAYAU : Les industriels sont toujours en contact, avec leurs concurrents, leurs collègues ; ils observent ensemble la situation de leur secteur. J'ai accordé à La Tribune un entretien dans lequel je présente ma vision des choses. C'est une façon d'indiquer à certains concurrents européens que je suis prêt à des alliances, et qu'elles sont possibles dans le secteur.

La course à la taille n'est pas un effet de mode concernant un métier dont le chiffre d'affaires potentiel en Europe se rétracte, où la compétition est extraordinairement difficile et où les moyens financiers des entreprises sont relativement faibles, comparés à d'autres secteurs. Notre grand concurrent, Seb, n'a pas les moyens de financer son considérable développement.

Pour notre part, nous avons aujourd'hui atteint un niveau d'endettements que je crois maximal : 2 milliards de francs de dettes pour 1,2 milliard de francs de fonds propres ; nous n'avons pas nos propres moyens de développement. Mettre en commun nos moyens de développement, rationaliser nos outils, tout cela irait dans la bonne direction. Les économies que l'on obtiendrait sont des gages pour la pérennité du secteur. Sinon, la logique conduit à une baisse des prix, une guerre des marques et des importations asiatiques, ce qui se traduit inévitablement en terme d'emplois.

La question de l'emploi me semble d'ailleurs devoir être traitée différemment. En Basse-Normandie, en Pays de Loire - la plupart des élus en son conscients sans oser l'avouer publiquement - c'est comme en Lorraine : même si c'est désolant, il faut reconnaître que la seule solution d'avenir est la reconstitution permanente de nouveaux emplois, le développement de nouvelles idées et d'implantations nouvelles. A moins que le législateur ne s'empare de ce problème, la logique inexorable de ce métier conduira forcément à une rétraction de nos outils industriels de production, car la concurrence et l'exigence des clients l'imposent.

A l'inverse, il ne faut pas dramatiser le fait que, dans une commune, une région ou un département, une entreprise soit amenée à faire face à une rétraction de sa capacité industrielle, et donc de l'emploi, si par ailleurs, dans le cadre d'un partenariat transparent et responsable, des reconstitutions d'emplois se négocient et s'opèrent.

Si la vocation de Moulinex était seulement d'assurer l'aménagement du territoire en Basse-Normandie et de produire, je n'aurais pas ma place à la tête de l'entreprise. Ce n'est pas là un métier d'industriel.

M. le Rapporteur : Le souci des élus est pourtant légitime puisqu'ils consacrent aux industries des fonds publics dont ils ont la charge : la prime d'aménagement du territoire, le FNADT,... Dès lors qu'ils les destinent à favoriser le développement économique d'un secteur, leur objectif est bien l'emploi et un aménagement du territoire le plus harmonieux possible.

M. Pierre BLAYAU : Je comprends que cela soit leur souci. La difficulté est que nous sommes le premier employeur dans quelques communes : cela pose un problème douloureux pour Moulinex. Nous sommes à Falaise ; nous étions à Argentan, à Mamers.

M. le Rapporteur : C'était ma question pour la Basse-Normandie : dès que vous « toussez », la Basse-Normandie s'enrhume !

M. Pierre BLAYAU : Il faut aussi clarifier les choses et l'occasion ne m'est pas toujours donnée de m'exprimer sur le sujet. Il ne faut pas exagérer. Le bilan dans le Calvados de l'évolution des emplois industriels est positif en 1998. Que l'on oublie un peu Moulinex et que l'on s'intéresse à l'ensemble des industriels !

Il faut savoir que dans le Calvados, en 1998, l'emploi industriel s'est accru, ce qui ne figure nulle part. Mais si Falaise perd un marché de 400 000 aspirateurs, cela occupe les premières pages des journaux et on lit que la Basse Normandie est en déshérence ! Falaise est à 35 kilomètres par une quatre voies de la bretelle du périphérique de Caen qui vient juste d'être ouvert. Vous dites que les fonds publics doivent être bien utilisés : je vous réponds que ceux qui ont été investis dans les autoroutes doivent permettre aux gens de se déplacer. Elles doivent les aider à trouver du travail !

En Basse-Normandie, il y a une forme respectable d'affectivité autour de Moulinex, mais cela ne rend service à personne, surtout pas aux salariés concernés. A leur faire croire que la Basse-Normandie est en déshérence dès que Moulinex est en difficulté, on n'aide pas les salariés. Nous avons proposé des emplois dans d'autres régions ; des entreprises créent des emplois. Philips en a créé à Caen par exemple. J'insiste donc sur le fait que l'emploi industriel dans le Calvados a bel et bien progressé en 1998.

M. le Rapporteur : L'emploi a progressé sur l'ensemble du territoire, mais surtout grâce au développement de l'intérim.

M. Pierre BLAYAU : Bien sûr, parce qu'il faut que les salariés s'adaptent.

M. le Rapporteur : Mais aussi parce que l'intérim couvre en réalité de l'emploi industriel alors qu'il est comptabilisé dans le secteur des services...

M. Pierre BLAYAU : Nous avons utilisé beaucoup d'intérim en 1998, à cause de difficultés considérables d'ajustement des stocks et d'organisation.

M. Alain COUSIN : Tout ce que vous avez dit ici, vous l'affirmiez déjà en 1996 aux élus de Basse-Normandie.

J'ai constaté avec plaisir, et l'ensemble des élus de Basse-Normandie les reconnaissent volontiers, les efforts réalisés pour sauver Moulinex, compte tenu de sa situation en 1996. L'oeuvre a été réussie, ou plus était en passe de l'être, s'il n'y avait eu ces nouvelles turbulences avec la Russie.

Je reconnais aussi votre attachement à la réindustrialisation, s'agissant notamment des femmes et hommes de ce secteur.

Reste le problème de Granville qui n'est pas réglé, mais je suppose que vous n'avez pas suivi l'affaire, qui date de la gestion de Monsieur Coulon.

M. Pierre BLAYAU : Vous voulez parler de la revente de l'usine et du déplacement des salariés, je suppose.

M. Alain COUSIN : Sans entrer dans le détail et même s'il reste 23 personnes pour lesquelles ce déplacement pose problème, je suis très attaché à la façon dont on peut, avec les grands groupes, réindustrialiser des zones. Vous savez le faire : preuve en a été donnée à Alençon et Mamers notamment.

J'ai écrit à l'un de vos collaborateurs à propos de Granville. Nous avons obtenu un programme « Alizé » pour la réindustrialisation de ce site. Douze bassins d'emploi seront concernés en France grâce au FNE et au FNADT, en relation avec la DATAR et Bruxelles.

L'objectif est de créer 100 nouveaux emplois durables sur le bassin de Granville en deux ans, grâce à des financements publics et privés et en faisant appel aux entreprises du secteur pour qu'elles nous apportent leur aide par des moyens humains et pas seulement financiers ; les compétences des grands groupes sont utiles pour aider des PME qui auraient des possibilités de développement dans le secteur.

Certaines entreprises de votre secteur ont répondu. J'ai sollicité Moulinex, mais votre collaborateur a considéré qu'il ne devait pas donner suite à cette demande, pourtant faible, de 200 à 300.000 francs sur deux ans et de partage de votre expérience.

Je considère qu'il ne s'agit pas de détail dans la mesure où il est question de l'avenir de salariés, et je suis sûr que vous n'y êtes pas insensible. D'autant que les personnes confrontées à ce déplacement quotidien entre Granville et Saint-Lô auraient la possibilité de trouver une solution grâce à ce plan. Je me permets de vous poser la question à ce titre.

M. Pierre BLAYAU : Heureusement qu'il n'y a qu'un élu de Basse-Normandie !

M. Alain COUSIN : Je ne parle que de ce que je connais et j'ai bien indiqué par ailleurs ce que je pensais de votre attitude responsable depuis trois ans.

M. Pierre BLAYAU : Je vous remercie et j'y suis sensible. En effet, les relations avec la Manche n'ont pas toujours été faciles. Nous examinerons cela de très près.

M. Alain COUSIN : Estimez-vous nécessaire la politique d'externalisation et pensez-vous qu'il faudra la poursuivre, notamment dans la région ? Je pense au site de Domfront par exemple.

A propos de la nouvelle turbulence que vous subissez en Russie et des incidences qu'elle aura sur l'activité, les nouvelles dispositions que vous serez amenées à prendre passeront-elles par la réduction du temps de travail ?

M. Pierre BLAYAU : Ces turbulences nous ont amenés à demander au CCE un dispositif pour constater un sureffectif de 190 emplois dans les usines de Falaise et de Fresnay et leur proposer un traitement. La procédure sera finalisée très prochainement dans le cadre de la troisième réunion du CCE sur cette question.

Au-delà, même en tenant compte de la situation en Russie, Moulinex n'est pas confronté à l'élaboration d'un nouveau plan spectaculaire, en tout cas pas dans le nord de notre zone d'implantation. Etant donné que les choses ont été remises en ordre et que les usines sont plus spécialisées, nous sommes appelés à faire un effort constant de productivité, qu'il s'agisse du personnel travaillant directement ou indirectement pour nous. Il en est de même dans toutes les entreprises.

Il y a toujours des transferts à faire. A Saint-Lô, nous devons recevoir la fabrication des moteurs assurée auparavant à Limerick, en Irlande. Votre commission a sans doute pu constater que nous avons procédé, dans le cadre de ce plan de restructuration industrielle, à un plus grand nombre de suppressions d'emplois à l'étranger qu'en France. Cela nous vaut parfois l'étonnement de certains collègues qui ne comprennent pas ce zèle national. L'usine de Limerick ayant été fermée, les moteurs seront produits à Carpiquet et à Saint-Lô.

On est plutôt dans une logique de gains permanents de productivité, qui est inévitablement une logique réductrice ; nous ne sommes pas là dans un processus de création d'emplois.

En revanche, il y aura peut-être des opérations dans le sud, dans la mesure où nous projetons d'installer une nouvelle usine dans la zone d'Alençon, pour 100 millions de francs d'investissements. Cela pose d'ailleurs un problème de frontière administrative entre Basse-Normandie et Pays de Loire. Cette frontière passant au milieu d'Alençon, l'usine basculerait d'un côté ou de l'autre selon le choix du site. Comme c'est l'emploi qui est essentiel, je pense que cela ne posera pas de problème particulier. Nous aurons à réfléchir aux conditions dans lesquelles nous allons bâtir cette nouvelle usine.

Pour ce qui est de l'externalisation, nous allons continuer. Nous voulons spécialiser nos usines dans l'assemblage de composants pré-montés et dans des activités qui donnent au produit sa valeur ajoutée et son sens. Voilà dans quelle perspective nous nous plaçons.

M. le Rapporteur : Vous vous implantez ou vous achetez des usines dans d'autres pays ? Dans la stratégie d'un groupe mondial, cela nous paraît tout à fait normal. Recevez-vous des aides de la part des pays dans lesquels vous vous installez ?

M. Pierre BLAYAU : Pas à ma connaissance. Nous sommes présents au Mexique où nous employons mille personnes dans une usine située à 300 kilomètres au nord de Mexico. Nous avons acquis une société brésilienne qui a deux usines ; cette acquisition n'a pas été subventionnée. Nous avons établi une usine en Chine avec, comme toujours dans ce pays, un partenaire public qui détient 35 % de la société commune. C'est une forme de participation publique puisque la municipalité de Xyaolan, située à 300 kilomètres au nord de Canton, est notre partenaire. Nous ne recevons pas d'aide particulière, mais le différentiel de prix de revient est tel que l'implantation est rentable.

M. le Président : D'autres acteurs de la vie économique, notamment les représentants de la Chambre de commerce et d'industrie de Paris, nous ont indiqué que nous consacrions, en France, beaucoup de temps à essayer de préserver des activités condamnées à terme. L'exemple donné était le textile ou la sidérurgie et les charbonnages.

Estimez-vous que l'électroménager en France sera bientôt dans la situation des charbonnages ou de la sidérurgie, ou est-ce une vraie activité d'avenir ?

M. Pierre BLAYAU : Il faut être conscient que nous subissons une concurrence qui pourrait faire l'objet d'une surveillance au niveau européen. Des évolutions de dessinent dans l'économie, qui méritent une réflexion communautaire. Mais la majorité européenne ne semble pas envisager une éventuelle régulation, sans même parler de protectionnisme.

L'atout d'entreprises françaises, comme Moulinex et Seb, ou européennes, comme Philips et Braun, est la capacité à réagir aux problèmes. Le vrai handicap qui peut vouer ce genre d'industrie à l'échec réside dans l'illusion qu'il ne faudrait pas s'adapter.

Si l'on regarde bien ces trois dernières années, et quels que soient les évènements spectaculaires que certaines décisions ont provoqués - je pense aux réactions politiques très violentes sur la situation de Moulinex et les dispositions que nous prenions -, si nous sommes capables de nous adapter, je pense que ce secteur ne sera pas comparable aux charbonnages, à la sidérurgie, ni même au textile. Ce sont, je le répète, des produits anxiogènes, à forte consonance nationale. Cela signifie qu'une friteuse en Espagne n'est pas la même qu'en France. Par exemple, une friteuse en Espagne doit avoir une résistance verticale alors qu'en France, la résistance est horizontale. Les friteuses espagnoles sont conçues pour frire des légumes, alors que nous sommes surtout consommateurs de frites. Ce n'est pas une plaisanterie : ce sont des spécificités nationales. La qualité du produit, le niveau de confort, font que l'on continuera à en fabriquer une grosse partie en France. Mais il y a cette frange de production à considérer et cet équilibre permanent à trouver. S'il faut 18 mois pour rétablir l'équilibre quand l'entreprise est déstabilisée, alors le secteur se retrouvera sinistré.

Je suis frappé de la manière dont tous les organismes d'aide à la mobilité, à l'accompagnement des plans sociaux, montrent leur efficacité dès l'instant où l'on travaille dans le calme, avec l'aide des entreprises et des pouvoirs publics.

Sur un bassin comme celui d'Alençon, nous avons eu la chance, de façon peut-être encore plus marquée qu'ailleurs, de bénéficier de la prise de position politique d'un élu qui a su ne pas mettre l'industriel publiquement en faute. Il s'agit de M. Alain Lambert, président de la commission des finances du Sénat. Il a adopté une position très courageuse, consistant à nous faire confiance tout en se tenant informé et prêt à réagir. L'adaptation a été très rapide. Nous avons pu installer auprès de notre usine d'Alençon deux usines, Deal pour le décolletage et Siber pour les interrupteurs.

A Mamers, la fermeture d'usine ayant été vécue douloureusement, il y a eu des manifestations extrêmement dures, mais le maire, M. Corbin, et le conseiller général ont réagi assez rapidement. Là aussi, on a réussi à recréer les conditions de la confiance.

Lorsqu'un industriel est confronté aux difficultés de son secteur, deux cas peuvent se présenter. S'il doit subir des contraintes telles que l'adaptation de son entreprise risque d'être interminable, si on lui oppose les pires obstacles en l'obligeant à retirer son plan social par exemple, on peut garantir un désastre.

En revanche, si l'on fait confiance aux entreprises - je pense à notre concurrent Seb comme à nous-mêmes -, si l'on ne nous considère pas comme des « voyous » ou des chasseurs d'aides publiques ayant pour seul objectif de verser des dividendes aux actionnaires tous les ans, je pense que l'on a des chances très réelles de gérer l'adaptation du secteur.

Je dis solennellement devant les élus de la nation que si vous faites de l'adaptation des entreprises d'électroménager un enjeu politique local ou national, vous pouvez être assurés du résultat. L'équation économique est inexorable, et la seule chance pour les entreprises, les marques, comme Moulinex, de survivre réside, dans les cinq ans qui viennent, dans un processus souple d'adaptation, dans la transparence, dans le respect des gens qui travaillent dans l'entreprise, et dans un minimum de confiance entre les uns et les autres.

Personnellement, je n'ai pas à me plaindre : au bout de trois ans de relations avec l'ensemble de la région et en dehors de quelques crispations assez naturelles quand on connaît les légitimes préoccupations des uns et des autres, nous avons réussi à effectuer cette transition. C'est la chance de Moulinex de continuer sur cette voie. Nous avons des échéances très sérieuses qui peuvent remettre en cause ce climat de confiance.

Dans quelles conditions allons-nous pouvoir établir cette usine à Alençon ? Comment allons-nous pouvoir continuer à appliquer le dispositif « Robien » ? Autant de questions auxquelles nous allons devoir apporter des réponses.

L'automobile est une grosse machine, mais elle peut s'adapter. Le domaine des cosmétiques le peut aussi. Nous avons une marge de man_uvre plus étroite. Nous faisons huit milliards de chiffre d'affaires ; nous avons deux milliards de dettes. J'ai la responsabilité de l'emploi de 6 000 personnes en France. Si ce contrat de confiance minimum qui a permis les adaptations de ces trois dernières années est rompu, tout est perdu : nous serons rayés du secteur. On ne peut pas réutiliser l'image des charbonnages ou une autre ; les chances d'adaptation sont fortes, à condition que l'on maintienne cet équilibre.

ANNEXES

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RELEVE DES AIDES PUBLIQUES RECUES PAR MOULINEX ET FOURNI PAR LE GROUPE A LA COMMISSION D'ENQUETE

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Audition des syndicats
Audition de
MM. Jean-Michel COSSIN,
Délégué syndical de la CFE/CGC,

Daniel FAUVEL et Claude RENAULT,
Délégués syndicaux de la CFTC,

Patrick FERT,
Délégué syndical de FO,

Jean-Louis JUTAN,
Délégué syndical du SYDIS et

Thierry LEPAON,
Délégué syndical de la CGT,

chez MOULINEX

(extrait du procès-verbal de la séance du 24 mars 1999)

Présidence de M. Alain FABRE-PUJOL, Président

MM. Jean-Michel Cossin, Daniel Fauvel, Patrick Fert, Jean-Louis Jutan, Thierry Lepaon et Claude Renault sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête leur ont été communiquées. A l'invitation du Président, MM. Jean-Michel Cossin, Daniel Fauvel, Patrick Fert, Jean-Louis Jutan, Thierry Lepaon et Claude Renault prêtent serment.

M. Daniel FAUVEL (CFTC) : En préambule, il me paraît opportun de resituer, très succinctement, l'évolution particulière de Moulinex. Il convient de considérer trois étapes successives et fondamentalement différentes, quant aux pratiques employées dans la conduite de l'entreprise.

La première étape correspond à « l'époque Mantelet », celle de l'entreprise familiale, caractérisée par la montée en puissance d'une petite entreprise profitant pleinement des effets des Trente Glorieuses, devenue rapidement une entreprise plus que respectable, riche et implantée harmonieusement en Basse-Normandie et dans les pays de Loire.

L'entreprise était fondamentalement industrielle, source de nombreuses créations d'emplois, élément souvent unique et toujours prépondérant de la richesse des communes sur le sol desquelles elle était implantée.

La facilité de l'époque n'évite pas quelques déboires financiers, souvent dus à l'inexistence de prévision, à la réalisation de projets quelquefois fantaisistes, décidés par un »patron de droit divin ».

Peu importent les déboires financiers, ils sont systématiquement renfloués par la fortune personnelle accumulée par le patron fondateur, et le personnel est toujours épargné de tout souci.

L'immense majorité des salariés actuels de Moulinex a vécu cette époque.

Les premiers mots qui me viennent à l'esprit pour la caractériser sont : jeunesse, paternalisme, abondance, aménagement du territoire et facilité.

La deuxième étape s'étend sur une bonne dizaine d'années, pendant lesquelles Jean Mantelet est physiquement diminué, puis disparaît et laisse la direction des opérations à quelques collaborateurs.

Cette époque a d'abord été marquée par un combat pour la « reconnaissance exclusive » du patriarche, une lutte de pouvoir, puis une prise de pouvoir à la disparition de M. Mantelet. Elle a été aussi une longue période d'enrichissement personnel. Elle correspond à la fin des Trente Glorieuses, élément qui, visiblement, échappe aux dirigeants et plonge le groupe dans un marasme industriel et financier qui faillit entraîner la disparition pure et simple de Moulinex de l'échiquier du petit électroménager européen.

Cette période n'en reste pas moins celle de la croissance externe de Moulinex, qui se place en leader européen et affiche une ambition mondiale. C'est aussi l'époque des premiers vrais problèmes industriels, puis financiers et sociaux. La direction de l'époque, MM. Torelli et Darneau particulièrement, maintiennent néanmoins, coûte que coûte, l'indépendance financière de Moulinex, grâce à la manne laissée par M. Jean Mantelet et à la mise en place d'un rachat d'entreprise par les salariés (R.E.S.).

Portés par l'exemple du président fondateur, ils continuent de diriger le groupe en premier lieu sur le plan industriel, épargnant encore les salariés. La conséquence principale de ce choix sera l'incroyable complexité logistique générée à la fois par des équilibres de charge opérés entre les usines du groupe et la particularité de très forte intégration de l'activité chez Moulinex - intégration qui conduit à fabriquer en interne plus de 80 % des composants nécessaires à l'assemblage des produits.

Expansion, complexité, guerre des chefs, gaspillages, irresponsabilité sont les termes pouvant caractériser cette période, qui a laissé la place à une troisième étape, celle que nous vivons actuellement.

La troisième étape est en cours. Elle commence avec le départ à la retraite de M. Roland Darneau, l'arrivée de M. Jules Coulon, l'audit complet du groupe Moulinex par le cabinet Arthur Mac Kinsey, la fin anticipée du R.E.S., l'arrivée de partenaires financiers - en particulier de fonds anglo-saxons, Jean-Charles Naouri, puis Georges Soros -, un premier plan social d'urgence, le départ précipité de M. Jules Coulon et l'arrivée d'un homme annoncé comme « providentiel » et « de la dernière chance », M. Pierre Blayau, que vous avez rencontré hier.

J'ai compris que c'est cette période qui vous intéressera plus particulièrement au cours de cette audition.

Qu'il me soit permis de conclure ce préambule un peu long en insistant sur le fait que le groupe Moulinex dans lequel nous militons est une entreprise en difficulté, dans un contexte de guerre industrielle et financière mondiale sans scrupule. Nous menons, ainsi que l'entreprise, une bataille pour la pérennité d'une marque et des emplois qu'elle assure. Moulinex n'est pas, il me semble, de ces grands groupes qui réalisent de confortables bénéfices quoi qu'il en coûte à ceux qui créent cette richesse tous les jours par leur travail.

Je voudrais reprendre le canevas fixé dans les courriers que nous avons reçus, en particulier dire quelques mots sur les délocalisations.

Elles concernent d'abord l'assemblage des produits, des sous-ensembles, et ont bénéficié principalement :

- à l'Espagne, partenaire de longue date qui semble bénéficier d'un traitement identique aux unités de production françaises ;

- à l'Irlande, qui a constitué, de mon point de vue, une opportunité de délocalisation fondée sur les deux atouts d'une main d'oeuvre moins chère et de subventions d'Etat. Conjuguée, dans un deuxième temps, à l'expansion liée à l'acquisition de Krups, l'Irlande était devenue un enjeu important pour l'avenir de l'emploi français. Des problèmes de productivité, de technicité, de coûts de logistique ont permis à l'équipe dirigeante actuelle de mieux cerner la réalité de l'écart des coûts globaux. Nous assistons à l'amorce d'un désengagement de Moulinex en Irlande, avec le projet en cours de réalisation de la fermeture de l'usine de Limerick, au bénéfice principalement des unités de production françaises ;

- au Mexique, en Egypte, en Chine, il s'agirait d'implantations liées à la stratégie commerciale attachée au potentiel de vente de plusieurs pays émergents pour lesquels la proximité de la production paraît être un élément clef ;

- enfin, en Allemagne, il s'agit de l'acquisition de Krups et, comme pour l'Espagne, d'un partenariat que je jugerais équitable. Le site de Solingen a d'ailleurs perdu de nombreux emplois depuis le début des restructurations lancées par M. Pierre Blayau.

Il n'en reste pas moins que les produits d'entrée de gamme trouvent déjà des terrains favorables dans nos usines mexicaines, brésiliennes, égyptiennes et chinoises et que la tentation d'y élever la gamme n'est pas à exclure, pression financière oblige. Les usines françaises qui produisaient hier pour le grand export et qui voyaient là le moyen de pérenniser leur activité en cas de saturation des pays européens, perdent ainsi leur espoir de pérennité voire, pour certaines, tout avenir à terme.

D'autres types de délocalisations mériteraient d'être analysés :

· les délocalisations d'activités annexes, telles que la réalisation des moules ou des outils, avec des tentatives plus ou moins fructueuses au Portugal, puis dans les pays de l'Est ;

· les délocalisations d'achats de composants ou de sous-ensembles ;

· les délocalisations masquées, que sont le sourcing d'appareils complémentaires à la gamme Moulinex, ou encore les produits disparus de nos productions françaises qui sont désormais fabriqués en Asie.

En conclusion, la délocalisation, de mon point de vue, n'est pas, à ce jour, un élément prépondérant de la politique industrielle de Moulinex, mais elle n'est pas non plus totalement absente. Il faut rester vigilant.

Pour ce qui concerne les externalisations, il est nécessaire de se resituer dans le contexte décrit tout à l'heure et de tenir compte de la stratégie passée du groupe qui présentait la particularité d'avoir largement privilégié l'intégration.

Cette situation nous était décrite comme « l'avantage » de Moulinex par rapport à ses concurrents, en termes de réactivité et de souplesse. Ces activités très variées occupaient un nombre important de personnes, le plus souvent qualifiées. L'analyse des difficultés financières du groupe a conduit les dirigeants actuels à la conclusion inverse, fondée sur deux arguments.

Le premier argument est relatif à la pérennisation de nos « métiers coeurs », en dispersant moins les énergies et en focalisant les investissements. Rien ne prouve que toutes les décisions prises dans ce sens s'avèrent réellement rentables. Cela reste à vérifier.

Dans cette logique, trois types d'activités ont fait, font ou vont faire l'objet d'externalisations :

- des fonctions de services, extérieurs à l'activité propre de Moulinex : restauration, gardiennage, ménage, maintenance - au moins partiellement - ;

- des fonctions de services liées à l'activité : informatique, logistique ;

- des fonctions qui seraient directement issues de la production Moulinex : je reviens sur la production des sous-ensembles divers.

A noter que peu de salariés de Moulinex sont attirés par la possibilité offerte de suivre leur activité quand elle est externalisée, y compris lorsque celle-ci se poursuit dans le même lieu ou à proximité directe.

Les externalisations posent un double problème aux organisations syndicales en place : celui du reclassement du personnel concerné, et celui des limites des activités externalisables.

La question des transferts financiers nous apparaît plus complexe. Moulinex ne nous semble pas pratiquer de façon anormale ce type de transferts. L'expert du CCE ne nous a jamais alerté sur des mouvements financiers douteux.

Cependant, il faut noter que Moulinex n'est doté d'un comité d'entreprise européen que depuis quelques semaines et que les conditions d'informations économiques de ce comité ne sont pas encore établies. Il n'existe, a fortiori, pas de comité de groupe et les syndicats de Moulinex sont, de ce fait, privés d'informations importantes dans le domaine des stratégies industrielle, financière et sociale développées par l'équipe dirigeante. Voilà pourquoi je ne peux en dire plus dans ce domaine.

Vous vous interrogiez aussi sur l'insuffisante modernisation des filiales.

Je suis beaucoup plus inquiet, aujourd'hui, du niveau de modernité de nos usines françaises que des investissements réalisés dans les filiales étrangères du groupe. Il faut cependant convenir que le plan de reconquête de la performance, mis en place actuellement par M. Pierre Blayau, rompt avec plusieurs années de sous-investissements et que nos usines françaises bénéficient d'efforts particuliers dans ce domaine.

Cela étant, je voudrais ajouter que la facilité et la rapidité déconcertantes avec lesquelles Moulinex sait effectuer des transferts d'activité d'une usine à une autre, voire d'un pays à un autre, ne nous permet pas de faire de la répartition des investissements un élément de jugement suffisamment sûr de la politique à venir.

Quant à l'efficacité des aides publiques, les éléments développés dans le préambule montrent que Moulinex n'a historiquement que peu demandé, donc peu obtenu dans ce domaine, du moins à ce qu'il me semble.

Il n'en est pas moins vrai que la période récente a rompu avec la volonté de préserver le personnel à tout prix et que les plans de restructuration successifs ont coûté et coûtent toujours à la collectivité. Les conventions obtenues restent largement au-dessous de celles dont bénéficient les plus grandes entreprises françaises.

L'objectif prioritaire restant, pour ce qui nous concerne, la survie de l'entreprise et de ses salariés, il me paraît plus judicieux d'aider à la sauvegarde des emplois et de la dignité des personnes qui les occupent, que de courir le risque, en supprimant un certain nombre d'aides, que ces mêmes personnes coûtent autant, sinon plus, à la collectivité en restant oisives. Nous savons tous, et plus que jamais, que « l'oisiveté est mère de tous les vices »...

L'important est, bien évidemment, que les aides publiques soient effectivement allouées pour favoriser l'emploi ou le maintenir là où il est en péril, et qu'elles ne soient pas un moyen de financement détourné de l'entreprise. Une moralisation de ces aides est, de ce point de vue, indispensable. Moulinex ne me semble pas avoir commis de faute dans ce domaine.

A l'issue de cet exposé, je voudrais vous présenter quatre propositions :

1°) La multiplicité des aides de l'Etat, des collectivités territoriales ou locales créent un climat de concurrence malsain. Là encore, le pouvoir du plus riche, de celui qui bénéficie des meilleures relations personnelles, prévaut largement sur l'équité et, par voie de conséquence, sur le bon équilibre de l'aménagement du territoire. Les aides et exonérations en tous genres devraient être très limitées, réservées à des cas cruciaux et ensuite contrôlées avec toute la rigueur nécessaire.

2°) Une panoplie de dispositions à la limite du protectionnisme devrait permettre d'annihiler les effets liés aux moindres coûts de la main d'oeuvre, par le biais de normes techniques, économiques, sociales ou simplement éthiques. Des développements sont à apporter dans ce domaine.

3°) Nous constatons une injustice flagrante dans le principe de recouvrement des charges sociales en France, fondé principalement sur la masse salariale. Nous dénonçons un contresens entre le discours qui reconnaît les valeurs du travail et le fait que les entreprises utilisatrices de main d'_uvre, dont Moulinex, se trouvent pénalisées par rapport aux entreprises à faible besoin de main d'_uvre, mais à gros bénéfices. Nous estimons qu'il y a une concurrence déloyale par rapport aux pays émergents dont le niveau social est inférieur. Cet état de fait incite les entreprises à plus d'automatisation, à des gains de productivité et tout cela entraîne la perte inexorable de milliers d'emplois sur le territoire français, nous en savons quelque chose.

4°) Enfin, nous suggérons que les plans sociaux, lorsqu'ils sont inéluctables, donnent lieu à une obligation réelle de réindustrialisation sur le bassin d'emplois concerné et que celle-ci :

a) ne se fasse pas au détriment d'un autre bassin d'emplois ;

b) qu'ils tiennent compte des types d'emploi et des qualifications perdues, ce qui devrait se faire systématiquement, en partenariat entre l'entreprise, l'Etat et les collectivités territoriales. Nous avons noté, dans le cadre des réindustrialisations, que si de nouveaux emplois sont créés, ils ne correspondent pas forcément à la population qui a perdu son propre emploi - je pense, en particulier, à la population féminine de faible formation technique.

M. Patrick FERT (FO) : Je ne vais pas refaire l'historique - que mon collègue Daniel Fauvel a brillamment présenté - et donc en venir tout de suite à l'équipe dirigeante actuelle de Moulinex et à ce qui s'est passé sous sa responsabilité.

Je ne vois pas forcément tout à fait la situation de la même façon que lui. Si je ne considère pas qu'il y ait eu détournement de l'argent public, j'estime que l'on pourrait parfois se poser la question de son utilisation. Par exemple, la préretraite progressive a été utilisée dans deux établissements, ceux d'Argentan dans l'Orne et de Mamers dans la Sarthe.

Une partie des productions réalisées dans l'établissement de Mamers a été délocalisée en Irlande, principalement la fabrication des moteurs et celle des batteurs. Moins de deux ans après, bien évidemment et malheureusement, il a été fermé. Certains salariés de ce site pouvaient prétendre à une AS-FNE, ce qui implique des mesures d'aide de l'Etat. Je ne dis pas qu'il y a eu détournement, mais des salariés qui avaient l'âge sont partis et cet argent a servi, bien évidemment, à faciliter leur départ.

Cela dit, l'activité a été délocalisée en Irlande et, moins de deux ans après, elle revient en Basse-Normandie, ce que nous pouvons considérer, d'une certaine manière, comme étant un bien, mais ce qui est un mal pour nos amis irlandais puisque cela conduit à des suppressions d'emplois chez eux. Nous pouvons penser que l'utilisation de l'argent public a permis à la direction de rectifier une opération qu'elle avait engagée et qui, quelques mois plus tard, s'est avérée ne pas être économiquement la meilleure solution. Aujourd'hui, mieux vaut, selon elle, fabriquer les moteurs dans les établissements de Carpiquet et de Saint Lô.

En tant que syndicalistes, il nous est très difficile, au premier degré, d'analyser la situation et de dire que nos dirigeants ont abusé des aides publiques. Comme l'a indiqué mon collègue, elles ont été très faibles et les demandes concernaient principalement des mesures d'AS-FNE, et ce pendant très longtemps. Au second degré, nous pouvons considérer que la réorganisation de l'entreprise, telle que souhaitée par une direction - et c'est de sa responsabilité - s'appuie indirectement sur des aides.

Des aides publiques avaient été demandées pour un projet qui concernait les fours à micro-ondes, avec en contrepartie l'embauche d'un certain nombre de salariés d'une entreprise nationale, dont l'établissement normand était fermé. Ce n'est pas l'équipe dirigeante actuelle qui en porte la responsabilité, mais la précédente. Effectivement, des aides des collectivités territoriales d'un montant assez important ont été accordées. L'engagement pris par la direction de l'époque, en termes de développement d'un nouveau procédé, n'a pas été complètement tenu.

La manne la plus importante est toute récente et nous en partageons la reponsabilité avec plusieurs syndicats de l'entreprise : dans le cadre d'une convention prévue par la loi Robien, l'entreprise bénéficie d'une réduction des charges sociales. De ce point de vue, elle a respecté les engagements stipulés dans un accord signé par plusieurs organisations syndicales et la direction ; il s'agissait de la réversion, en totalité, aux salariés de cette diminution des charges sociales. Dans le cadre de la loi Robien, 5 000 salariés français travaillent 33 h 15 par semaine au lieu de 39 heures et leur salaire, au lieu d'être payé à 85 %, a été maintenu, grâce à la répercussion des diminutions de charges sociales, à 97,2 %, en moyenne.

Un point encourageant, mais aussi un peu inquiétant par rapport au marché, c'est qu'aujourd'hui la société Moulinex a 60 % des ses salariés en France alors que le marché français représente 20 ou 21 % de son chiffre d'affaires.

Bien évidemment, ce rapport est, me semble-t-il, assez intéressant, mais il peut changer compte tenu du marché. En tout état de cause, il fait aussi état d'un engagement verbal de la part de M. Blayau - qui figure dans des comptes rendus de comité d'entreprise mais qui n'a pas été signé officiellement - d'essayer de maintenir en France la production correpondant à 70 % du chiffre d'affaires réalisé en Europe au sens large du terme. C'est pour nous un élément de référence et, aujourd'hui, nous ne pouvons pas dire qu'il ne respecte pas cet engagement, au contraire.

Nous sommes tous conscients du fait que le petit électroménager comme le nôtre, va être confronté, dans les années qui viennent, à des problèmes d'activité, donc des problèmes d'effectif. Malheureusement, notre concurrent, la marque Seb, rencontrera et rencontre déjà les mêmes difficultés.

Comme le disait mon collègue Daniel Fauvel, il existe effectivement au niveau européen certains outils protectionnistes, par exemple ceux qui concernent les fours à micro-ondes. Mais, pour le reste de la gamme du petit électroménager en France et en Europe, nous pouvons avoir des craintes sérieuses quant à des fabrications qui sont délocalisées volontairement par les entreprises qui sont connues mais aussi délocalisées au profit de marques inconnues, et éventuellement par de grands distributeurs qui produisent, sous leur propre marque, dans des pays en voie de développement, des marchandises qui viennent directement concurrencer les nôtres.

M. Jean-Louis JUTAN (SYDIS) : SYDIS est l'abréviation de « syndicat de défense des intérêts des salariés ». Il est issu d'une scission avec la CFDT en 1992.

J'ai bien reçu votre convocation et votre étude, qui est très complète, Je n'ai rien préparé, mais je vais vous exposer la synthèse d'un dossier que nous avons présenté à nos adhérents, en début d'année 1999.

Nous disions que, pris dans le tourbillon des restructurations, il était important de faire un bilan d'étape, d'expliquer, par rapport à des faits précis et concrets, ce qu'était la gestion du Président Blayau, ses conséquences sur l'articulation de l'ensemble de l'entreprise, et les positions syndicales y afférent.

Je cite M.Blayau qui a commencé l'un de ses exposés en ces termes que nous jugeons révélateurs :

«  Les impératifs économiques dictent les décisions du Président, les considérations sociales n'intervenant qu'à la phase d'application. »

En partant de ce principe, deux directions ont été suivies. La première s'est traduite par le plan de reconquête de la performance, que je développerai ensuite, dans lequel M. Blayau affirmait vouloir rendre sa rentabilité économique à Moulinex et prévoir la restructuration du groupe, dans la perspective d'un nouveau développement.

L'autre orientation a conduit à l'accord global, signé par la CFDT, la CFTC, FO et SYDIS, qui définissait les mesures d'accompagnement du plan de reconquête de la performance.

C'est essentiel étant donné le nombre d'emplois potentiels sauvés par les AS-FNE : il s'agit d'une pratique ancienne qui a concerné 718 emplois pendant les trois ans qu'a duré le plan, l'aménagement du temps de travail ayant sauvé 750 emplois dans les sites industriels.

Concernant la restructuration industrielle, selon M. Blayau, le premier élément portait sur la proximité des sites de production et des lieux de vente. Il annonce clairement ses intentions : les usines normandes produiront pour le marché ouest européen ; l'usine mexicaine pour le marché nord-américain ; l'implantation industrielle en Chine, pour le marché asiatique ; le Brésil pour l'Amérique Latine, etc. Voilà ce qui était prévu dès le départ, il y a déjà trois ans.

L'étape suivante visait le spécialisation des usines par produit sur un marché donné :

· les batteurs et les moteurs en Irlande ;

· les cafetières à Alençon tandis que l'usine de Mamers était fermée ;

· les friteuses à Bayeux après la fermeture de l'usine d'Argentan ainsi que d'un atelier à Cormelles, dans le but de regrouper toute cette production ;

· les fours à micro-ondes à Cormelles avec un modèle allégé, produits sur place plutôt qu'en Asie, l'usine de Carpiquet devenant disponible pour d'autres productions ;

· la relocalisation à Carpiquet des moteurs initialement transférés de Mamers à Limerick, ainsi que transferts des moteurs de Mayenne à Saint Lô dans le cadre de la création d'un pôle « moteurs » ;

· le regroupement des usines de Carpiquet et de Saint Lô, destinées à devenir une filiale Moulinex.

Voilà pour la spécialisation des usines, par produit, sur un marché donné.

Le recentrage sur les métiers, par externalisation d'activités annexes, a également été poursuivi :

· les petites pièces plastiques en vrac, chez Plastivaloir, à Mamers ;

· le décolletage à Alençon ;

· la distribution physique et logistique pour l'Europe chez Faure Mache ;

· les projets grand export à Mondeville ;

· l'arrêt et la sous-traitance d'activités non rentables : les moteurs d'aspirateurs dont la production employait 118 personnes dans un atelier à Falaise qui va être fermé ; le même sort est réservé aux transformateurs ;

· la fermeture d'un secteur à l'usine de Cormelles, à côté de Caen.

Un autre élément consistait à organiser le travail selon une méthode spécifique à Moulinex, le « Système de Production Moulinex » (S.P.M.) :

· L'autonomie et la polyvalence des opérateurs ;

· Les équipes et les unités autonomes de production, justifiant la reconstruction d'une nouvelle usine à Alençon et de nouveaux ateliers à Cormelles, ce qui est encore à réaliser.

Tels sont les grands axes développés par M. Blayau. La position de SYDIS sur ce sujet était très simple : notre priorité était de prendre en charge les dysfonctionnements qui existaient dans l'entreprise. Moulinex aurait pu gagner davantage d'argent si ces dysfonctionnements avaient été pris en charge et retrouver ainsi la rentabilité, ce qui aurait permis le maintien des emplois.

En ce qui nous concerne, il n'était pas question de donner un avis favorable au plan de reconquête de la performance, aussi logique soit-il. En effet, les 2 100 emplois à supprimer, essentiellement en production, étaient la conséquence de la mauvaise gestion des dirigeants précédents, cela ne faisait pour nous aucun doute.

Bien qu'il comportait des points litigieux, nous avons négocié et signé l'accord global. En effet, d'emblée, il permettait de sauver 750 emplois grâce à la mise en place de l'aménagement et la réduction du temps de travail.

Pour ce qui est des projets complémentaires au plan de Reconquête de la Performance, nous avons émis des avis favorables, dans un souci de pragmatisme, pour les mesures économiquement justifiées par le dossier de présentation :

· pour le regroupement de la production des friteuses à Bayeux, de même que pour le regroupement des fours à micro-onde à Cormelles ; 

· pour l'externalisation de la distribution physique sur l'Europe ;

· pour les externalisations concernant l'animation des ventes, le décolletage et la gestion des fluides - cette dernière opération ne s'est finalement pas faite - ;

· pour les mesures organisationnelles concernant le personnel, le SPM, les équipes et les unités autonomes de production ;

· pour le plan central de formations auquel sont consacrées des sommes considérables.

Nous avons ainsi donné un avis favorable à toutes les actions qui pouvaient permettre de limiter les suppressions d'emploi.

Toutefois, nous n'avons pas émis d'avis sur le rachat de Malory au Brésil car nous considérions ne pas avoir suffisamment d'éléments pour pouvoir donner une réponse motivée.

De même, nous estimions qu'il ne nous appartenait pas de prendre position sur la qualité du management conduit par la direction.

En conclusion, par rapport aux problèmes d'emploi en partie réglés sur les sites, nous avons été confrontés à une grosse difficulté pour les salariés, celle de la mobilité, c'est-à-dire le déplacement des salariés d'un site à un autre. Il faut savoir que le bassin d'emplois s'agrandit toujours plus et que cela entraîne des difficultés sociales pour le personnel concerné.

La mobilité est d'autant plus sensible que la conjoncture internationale a beaucoup évolué depuis l'élaboration du plan de reconquête de la performance, notamment avec ce qui s'est passé en Asie. Nos amis asiatiques et brésiliens ont eu des problèmes. La chute brutale du marché russe a ensuite eu un impact important sur notre résultat, l'incidence de ce dernier point étant loin d'être négligeable, dans la mesure où 190 emplois se trouvent menacés.

Dès aujourd'hui, se pose le problème de l'avenir de Moulinex qui est privé de ses perspectives de développement, notamment au Brésil et dans l'ALENA. Nous considérons que la diversification, qui pourrait assurer un relais à ce développement, n'est pas encore à un stade assurant son efficacité, et nous avons quelques doutes quant à l'avenir du pôle moteurs et composants créé à Carpiquet. Nous attendons de voir s'il va se réaliser, sachant qu'il devrait être filialisé. La grande question est de savoir qui va être le partenaire de Moulinex demain car il est évident que le groupe ne pourra pas continuer à exister sans cela.

M. Thierry LEPAON (CGT) : Permettez-moi tout d'abord de féliciter les élus de l'Assemblée qui ont décidé de mandater cette commission d'enquête sur les pratiques des groupes et leurs conséquences sur l'emploi et l'aménagement du territoire.

Le choix de prendre pour exemple, parmi d'autres, le groupe Moulinex vous permettra sans doute de parfaire vos connaissances et d'apprécier la situation sur ce qui se fait en la matière, en ce moment et depuis un certain nombre d'années .

D'abord, il nous paraît évident que si cette question vient sur le devant de la scène et si nos élus s'interrogent sur l'efficacité des investissements et des aides de toutes sortes, au regard de l'emploi et de l'aménagement du territoire, c'est bien parce qu'il n'existe pas aujourd'hui de suivi régulier et démocratique.

Lors de nos rencontres avec les administrations, notamment celles du travail, mais aussi avec les préfets de département ou de région, nous sommes parfois stupéfaits de la méconnaissance des aides ou subventions versées, ou des exonérations accordées, quant à leur efficacité au regard de l'emploi et de la formation des hommes, notamment.

C'est un véritable défi aujourd'hui que de savoir, par exemple, combien le groupe Moulinex a perçu en aides, exonérations et subventions au cours des cinq dernières années, tout cela au service de l'emploi et avec le résultat que nous connaissons.

Je vais préciser quelques chiffres utiles. Nous étions, en effet, 12 007 salariés au 31 mars 1995 dans le groupe Moulinex, contre 10 643 aujourd'hui. En France, nous étions, au 31 mars 1995, 7 919, contre 6 183 salariés aujourd'hui, soit 1 736 emplois en moins. A cela il faut ajouter que 5 000 personnes se partagent le travail en production, dans le cadre de la loi Robien, soit un sauvetage équivalent, nous dit-on, à 750 emplois.

Un simple regard sur ces quelques chiffres permet de voir que les aides publiques versées pour l'emploi ont eu principalement pour effet un affaiblissement du potentiel humain en France et un renforcement à l'étranger.

Dans le même temps et sur le dernier exercice, chacun constate une recrudescence de la précarité. Au milieu d'un plan social présenté comme nécessaire à la restructuration, Moulinex a utilisé 1 500 intérimaires, 680 en moyenne sur l'année, soit l'équivalent des emplois dégagés dans le cadre de la loi Robien.

Inutile de vous préciser que l'administration a effectué peu de contrôles et, quand des infractions sont constatées, très peu sont effectivement sanctionnées.

Enfin, pour éviter le recours à l'emploi précaire durant cette période d'aide, des stocks ont été constitués à hauteur de 30 % pour limiter au maximum la production en début d'exercice, de mars à août, et ainsi se réserver un potentiel important pour la deuxième partie de celui-ci, de septembre à décembre.

L'autre phénomène constaté ces dernières années concerne le développement du sourcing, c'est-à-dire l'activité négoce de Moulinex, qui consiste à acheter à l'étranger chez un concurrent et à revendre en France sous la marque Moulinex.

En 1995, cette activité représentait 300 millions de francs ; en 1998, 1,1 milliard de francs, soit un chiffre multiplié par quatre en trois ans, pour un coût global de 650 millions de francs, ce qui donne un taux de marge bénéficiaire de 40 %.

L'expert du comité central d'entreprise précise dans son rapport que ce taux de marge est identique à celui obtenu dans nos établissements en France. Dès lors, le choix du sourcing ne peut s'expliquer que par la raison suivante : il est plus facile d'acheter pour revendre que de produire, même si c'est pourtant la vocation première d'une entreprise industrielle et d'un groupe comme le nôtre.

Dans certains cas, le seuil de rentabilité pour produire en France ou dans le groupe Moulinex serait atteint si cette solution du sourcing n'était pas autant mise en avant.

Enfin, en termes d'emploi, les politiques de délocalisation n'épargnent pas les groupes comme le nôtre, tant au Brésil, au Mexique qu'en Chine où sont fabriqués des produits qui seront, à n'en pas douter, exportés en Europe. Ainsi, les mêmes causes produiront les mêmes effets et, à terme, il y aura encore moins d'emplois.

A cela il convient d'ajouter les externalisations qui concernent près de 900 postes de travail dans les usines françaises et plus de 600 personnes contraintes à la mobilité au sein du groupe ces deux dernières années.

L'abandon d'activités pour les secteurs des pièces primaires, du décolletage, de la fonderie, du traitement de surface, de la filerie, des résistances blindées et même des moteurs spécifiques a affaibli notre potentiel technique, nous privant ainsi de création réelle de valeur ajoutée.

Il va sans dire que le bilan de cette politique d'externalisation n'est que très peu évalué. Il est difficile de mesurer l'effet de ces pratiques en termes d'efficacité économique, en revanche, nous constatons quotidiennement les dégâts industriels et humains.

Relevons tout de même, et cela devrait nous surprendre, que la part des achats dans les usines françaises était de 800 millions de francs en 1995 ; elle a atteint 1,4 milliard de francs en 1998, soit une progression de 600 millions de francs, près de 60 %, en trois ans. Parallèlement, 25 % de gains de productivité achat ont été obtenus en faisant peser des contraintes sur l'ensemble du réseau de sous-traitants.

Ce chiffre de 600 millions de francs d'accroissement des achats doit être mis en relation avec les 300 millions de francs d'économies sur le personnel, réalisées dans la même période. De là à douter de l'efficacité de ces pratiques il n'y a qu'un pas que, pour notre part, nous avons franchi.

Enfin, pour en rester à l'analyse financière de la situation, les seuls bénéficiaires du « plan Blayau » sont les actionnaires qui l'ont mis en place, c'est-à-dire, M. Jean-Charles Naouri, suivi de M. Georges Soros, qui ont empoché une plus-value à la revente de leurs actions : le seul Jean-Charles Naouri s'est retiré du groupe avec un gain de 160 millions de francs.

Aujourd'hui encore, nous attendons un nouveau prédateur qui, lui non plus, ne manquera pas d'exiger 1 million de francs de résultat par salarié et par an, et envisagera, pour les mêmes raisons, un nouveau plan de restructuration, avec son cortège de suppressions d'emplois.

Signalons encore les incidences de ces politiques au regard de l'aménagement du territoire, ces cinq dernières années sur Granville, Domfront, Mamers, Argentan, auxquelles s'ajoutent aujourd'hui des craintes relatives à Falaise et Fresnay.

Concernant Granville et Domfront, la réindustrialisation est nulle ; pour Mamers, mis à part Plastivaloir, venu de la Région parisienne pour bénéficier du marché et des effets d'aubaine, le reste est très limité. Quant à Argentan, ce sont des femmes que ont été licenciées et l'équilibre provisoire, en termes d'emplois, reste fragile, puisque beaucoup d'entreprises, attirées par la prime et les facilités, licencient aujourd'hui, à l'exemple de la Soudure Moderne. Là aussi, un manque de suivi démocratique des politiques mises en _uvre nous prive d'un réel bilan. Ni les élus dans les communes, les départements et régions, ni l'administration et encore moins les syndicats, ont une vision du résultat réel de ces politiques.

De plus, la stratégie du secret, adoptée par les groupes, pèse considérablement sur les élus, dans la mesure où une mise en concurrence entre eux est savamment orchestrée.

Avant d'en arriver au chapitre des propositions, et pour préciser mon avis sur le document remis, je crois qu'il faut se méfier des éléments différents, selon que l'on parle du groupe Moulinex ou de Moulinex S.A.

Depuis plusieurs années, nous demandons à exercer un droit de regard dans les filiales Moulinex à l'étranger, ce que nous n'avons pu obtenir à ce jour. Leur situation a pourtant des incidences sur l'emploi et sur l'avenir de nos sites.

Sans doute serait-il souhaitable que, dans le cadre des politiques de groupe, il soit décidé que, dès lors qu'une proportion importante de l'emploi en France est directement liée à la politique des groupes et de leurs filiales à l'étranger, toutes les données touchant à l'emploi et à l'avenir industriel soient communiquées et débattues. Le manque de transparence entre Moulinex S.A et ses filiales reste une donnée que nous jugeons insupportable.

Que faire alors ?

En premier lieu, il faut briser le silence et ne pas avoir peur d'affronter les réalités en face. Il y a celles du marché, avec une concurrence accrue, une pression énorme des circuits de distribution qui prive souvent le consommateur d'un véritable choix. En effet, l'on ne peut acheter que ce que l'on veut bien nous vendre.

Aujourd'hui, un danger pèse sur l'existence même de la production d'électroménager en France, voire en Europe, si des mesures anti-dumping ne sont pas prises rapidement.

Il faudrait conditionner toute forme d'aides, de subventions, d'exonérations, à l'acceptation de choix politiques et industriels, définis et suivis dans la transparence, associant élus, syndicats, administrations. La mise en place des 35 heures n'est aujourd'hui toujours pas négociée chez Moulinex.

Il faudrait également conditionner ces aides à des exigences en matière d'emploi, en quantité et en qualité, en développant les qualifications humaines nécessaires.

Il faudrait encore favoriser les coopérations utiles, et nécessaires, entre les groupes français et européens plutôt que d'accompagner les restructurations par des plans sociaux, tantôt chez Moulinex, tantôt chez Seb, Arthur Martin et Brant.

Enfin, il est urgent d'aborder une réflexion d'ensemble sur ces questions, associant producteurs, circuits de distribution et banques. Bref, il s'agirait de décloisonner les réflexions en associant toutes les parties prenantes et, là encore, de conditionner les aides à ces nécessaires réflexions.

J'ajoute que les salariés de l'électroménager n'ont pas de convention collective spécifique et qu'il serait souhaitable qu'ils en aient une, ne serait-ce que pour éviter de céder aux tentatives d'opposition entre salariés, orchestrées par les différents groupes industriels.

M. Claude RENAULT (CFDT) : Mes nombreuses activités ne m'ont pas permis de préparer une audition dont je n'ai pas bien compris la portée : je n'ai rien à ajouter.

M. Jean-Michel COSSIN (CFE-CGC) : Le rapport que vous nous avez communiqué résume la vie d'une entreprise en 42 pages, avec seulement quelques petites imperfections. Certaines courbes retracent des évolutions sur dix ans, ce que nos experts comptable n'ont jamais été en mesure de faire.

Je trouve ce rapport très intéressant : il permet de se faire une idée très claire de l'entreprise Moulinex. On peut critiquer le passé, mais, sur les dix dernières années, il ne faut pas oublier que les salariés ont été propriétaires de l'entreprise pendant six ans.

Nous détenions la majorité des actions, par des systèmes aberrants, c'est vrai, qui ont conduit l'entreprise aux difficultés qu'elle rencontre aujourd'hui, mais le point fort de cette entreprise Moulinex demeure néanmoins le R.E.S.

Les problèmes auxquels nous nous heurtons aujourd'hui ne sont peut-être pas expliqués dans le rapport, mais, dans les années 1989, 1990 et 1991, nous avons beaucoup investi : nous avons racheté des entreprises comme Krups, Swan et une entreprise italienne, Germi.

A cette époque, nous aurions eu besoin d'une augmentation de capital pour soutenir tous ces investissements. Mais les salariés détenaient une majorité d'actions et ne pouvaient suivre une augmentation de capital car ils auraient perdu leur majorité. En conclusion, face à la concurrence internationale et européenne, ce système était voué à l'échec.

Aujourd'hui, il faut être clair, nous payons ce manque de volonté, alors qu'une volonté forte est la première condition pour sauver une entreprise. A cette époque, certains ont vu la possibilité de gains personnels, sans tenir compte des intérêts de l'emploi et de l'entreprise en général. Ils voyaient bien celui de l'entreprise, mais à condition que leur intérêt personnel en soit aussi conforté.

Si ces augmentations de capital avaient pu s'opérer, ne serait-ce qu'à hauteur de 500 millions de francs en 1992, nous n'aurions pas les problèmes que nous sommes en train de vivre. Pour moi, c'est un élément très important.

Si, dans l'avenir, d'autres entreprises françaises sont amenées à appartenir aux salariés, il faudra revoir le fonctionnement du R.E.S. En effet, les dirigeants qui reprenaient l'entreprise n'ont songé qu'à s'enrichir, sans s'occuper de l'avenir réel de l'entreprise et sans dépenser un seul centime, je suis formel.

Aujourd'hui, nous sommes dans une entreprise de petit électroménager et la situation est beaucoup plus grave qu'on ne le pense. Tous les jours nos collègues techniciens, ingénieurs, de tous niveaux, recherchent comment diminuer les coûts de nos produits.

De l'autre côté, nous avons des produits copiés, qui arrivent sur le marché européen ou dans des pays en voie de développement, à des prix défiant toute concurrence.

Il faut que, dans ce créneau, nous parvenions à vendre les produits fabriqués en Basse-Normandie. Vous l'avez vu tout à l'heure et dans le rapport, 21 % des produits sont vendus en France, le reste en Europe. La part des ventes dans le reste du monde progresse.

Une question fondamentale se pose concernant le petit électroménager. Au début de ma carrière de syndicaliste, j'ai vécu le démarrage de la fabrication de textile à Taïwan : on prétendait alors qu'il ne serait jamais de bonne qualité et les industriels français le croyaient fermement, se rachetaient les uns les autres et essayaient d'obtenir de moindres coûts. Il en était de même dans toute l'Europe.

Aujourd'hui, rares sont les vêtements réellement fabriqués en Europe. Soyons clairs : le fil, le tissu, la coupe, tout est malheureusement réalisé à l'étranger.

A mon sens, le petit électroménager est actuellement en début de crise. En effet, nous trouvons aujourd'hui sur le marché des composants fabriqués dans les pays en voie de développement et arrivant sur notre marché pour nous concurrencer. Il ne faut pas oublier que, si nous étions intégrés pour fabriquer nos composants, c'est uniquement parce que nous ne les trouvions pas sur le marché. Beaucoup de composants sont donc désormais fabriqués dans les pays en voie de développement et nous constatons que l'ensemble du marché mondial achète ces composants-là.

Nous avons actuellement des actionnaires, les propriétaires de l'entreprise, qui n'ont pas touché un dividende - les derniers ayant été versés aux salariés lors de la reprise des titres - et qui ont investi un peu plus de 2 milliards en l'espace de trois ou quatre ans. Aujourd'hui, ils vont vouloir obtenir une rémunération or, lorsqu'ils ont investi, l'action valait 90 francs, contre 70 francs actuellement.

Aujourd'hui, nous pouvons tous nous poser la question de l'avenir du petit électroménager en France et en Europe.

Je parle évidemment de la production, car les clients continueront à en acheter, comme dans le cas du textile. Je compare toujours cette situation à celle du textile car elles sont vraiement identiques, or le textile est bel et bien condamné en France dans un délai de deux ou trois ans..

Imaginez-vous qu'il en soit de même pour le petit électroménager ?

Cinq milliards et demi d'habitants sur notre planète espèrent atteindre un niveau de vie plus élevée, alors qu'il n'y a que environ 500 millions de personnes qui ont le même niveau de vie que le nôtre. Ces populations n'ont pas fait le pari d'arriver à notre niveau de vie dans cent ans : elles pensent que, puisque les Japonais y sont arrivés en trente ans, elles peuvent l'atteindre en vingt ans et peut-être même moins.

En conséquence, dès qu'elles disposeront de l'énergie nécessaire au fonctionnement des entreprises, tout ira très vite. Elles ont déjà les bases principales chez elles, ce sont les composants. A partir de là, il ne leur restera plus qu'à réaliser les produits. Cela signifie que les pays développées vont devoir engager une lutte pour maintenir l'emploi, mais comment faire ?

Depuis quatre ou cinq ans, nous pensons, à la CFE-CGC, que la seule solution est, au moins dans un premier temps, un regroupement de tous les industriels français du petit électroménager, qui sont d'ailleurs parmi les deux premiers en Europe et dans le monde.

Donc, un regroupement du petit électroménager est indispensable, de manière à créer des unités de production européennes. Au niveau de l'emploi en général il y aura peut-être une petite perte, mais, au moins à court terme et à moyen-terme, l'emploi sera maintenu. En effet, les plus grands volumes d'achats de composants entraîneront une baisse des prix. Donc, face à la concurrence, nous serons mieux placés pour réagir. Voilà ce qui est important pour nous.

Puisque nos ingénieurs ne peuvent gagner suffisamment sur les coûts pour concurrencer les productions étrangères, nous devons absolument faire diminuer la valeur de nos achats et améliorer rapidement nos technologies afin qu'il soit impossible de nous copier.

Il y a toujours un retard au niveau des productions, mais il nous faut atteindre un effet de volume, et nous ne pourrons l'obtenir que si les industriels et les financiers décident de s'unir pour que tout ce qui sera vendu en Europe y soit fabriqué.

Pour les autres marchés, il est logique que la production soit assurée dans des pays qui ne demandent qu'à se développer. Il est naturel que les Chinois ou les Brésiliens demandent qu'on fabrique des produits chez eux, et ce avec l'objectif d'arriver à améliorer leur niveau de vie.

A mon sens, aujourd'hui, la question se pose de savoir si Moulinex a détourné de l'argent public. Certains seront affirmatifs, d'autres non. Jusqu'à cette date, ce sont pourtant bien les salariés qui ont profité des aides du type AS-FNE et du dispositif « Robien » !

Dans le cadre de l'AS-FNE, certains sont partis en conservant leur salaire jusqu'à l'âge de la retraite. L'application de la loi Robien a permis de maintenir une partie des salaires tout en réduisant le temps de travail. Même en matière de subventions directes pour investissements, on ne peut pas dire que Moulinex a détourné les fonds publics : cela ne nous semble pas possible.

Je vais même aller plus loin dans ma réflexion. Il faut reconnaître que la CFE-CGC peut apparaître naïve sur ce point, mais il faut absolument - comme c'est écrit dans le rapport - que nous nous maintenions dans le domaine du café : nous sommes les premiers et, comme on boit beaucoup de café en Europe, il ne faut pas l'abandonner.

Nous devons impérativement avoir une usine neuve moderne non seulement pour diminuer nos coûts, mais aussi, pour que, si les industriels s'unissaient enfin, la production de cafetières reste en Basse-Normandie : pourquoi ne pas faire d'Alençon le pôle du café européen ? Ce serait la seule subvention que les pouvoirs publics auraient à accorder : il faudrait que l'Etat fasse l'effort de prendre ce pari. Il est vrai que cela représente un coût, mais ce pari nous permettrait de fabriquer en Europe, pendant quinze ans encore, des cafetières pouvant concurrencer celles qui vont arriver de l'étranger à brève échéance.

Ainsi, vous nous donneriez des moyens et les ingénieurs, les techniciens et les salariés de Moulinex seraient en mesure de lutter sur un pied d'égalité contre la concurrence des pays en voie de développement.

Aujourd'hui, il ne faut pas oublier que les augmentations de capital ont eu pour objet de combler les déficits du passé. Il faut avouer que c'est difficile à gérer. Je le dis clairement, je ne défends par particulièrement M.Blayau, mais il est vrai que des erreurs ont été commises : les salariés à l'époque n'avaient qu'à mieux se défendre, ils ont peut-être fait des erreurs aussi !

A notre sens, il faut reprendre le problème du petit électroménager dans son ensemble. Vous trouverez les mêmes difficultés chez Seb dont les cocottes-minute atteignent des prix de 200 à 250 francs sur le marché, alors les clients demandent des cocottes moins chères. Le groupe n'a pas recréé la dynamique de Moulinex depuis ces dernières années, c'est-à-dire un investissement important visant la réindustrialisation et le développement des marges. Il va être forcé de le faire, mais nous avons deux ans d'avance sur eux.

Si cette commission avait le pouvoir de dire qu'il faut faire un pari sur le petit électroménager et, pourquoi pas, engager une campagne nationale et européenne contre le danger d'abandon d'un secteur professionnel qui occupe 35 000 personnes en France et environ 70 000 en Europe, ce serait très positif.

Je peux vous assurer que, si rien n'est fait, dans les deux ans qui viennent, il sera trop tard.

M. le Rapporteur : Concernant la question que vous évoquez, tout comme la CGT, relative à l'établissement d'une coopération, M. Blayau appelait hier à la constitution de plates-formes pour lutter contre la mévente du petit électroménager en France. Elle est peut-être due à la baisse du pouvoir d'achat. Des changements culturels conduisent à une modification des priorités : le petit électroménager occupe désormais une place moins importante dans l'équipement des ménages et les consommateurs se contentent d'appareils de qualité médiocre.

Cette question est revenue dans les propos de M. Blayau et chez plusieurs d'entre vous. L'objectif de la commission d'enquête n'est pas de faire des propositions à la maison Moulinex, mais d'analyser les aides octroyées, de façon plus ou moins importante et sous des formes diverses, aux entreprises et aux grands groupes en particulier qui sont les mieux à même de les attirer.

Ces aides sont-elles utilisées au bénéfice de l'entreprise dans son ensemble, et pas uniquement à celui des actionnaires ?

Il est vrai, comme plusieurs d'entre vous l'ont déploré, qu'il n'y a guère de contrôle. On ne sait pas exactement ce qui se passe : vous avez confirmé ce que nous présentions en lançant cette commission d'enquête.

Avez-vous constaté l'élargissement des pratiques de sourcing ?

Il me semble naturel que le client préfère acheter le même produit à un prix inférieur, tant que cette pratique ne concerne que les produits bas de gamme. Mais si, pour des raisons diverses, elle s'étend à des produits gamme moyenne, voire de haut de gamme, les conséquences ne pourront plus être maîtrisées. En effet, nous avons certainement, en France, la capacité technique de fabriquer des produits haut de gamme de très bonne qualité et à des prix intéressants pour le client.

Avez-vous le sentiment qu'une sorte de dérapage se produit et que nous n'importons plus uniquement des produits bas de gamme, mais de plus en plus des produits évoluant vers le haut de gamme ?

Pourquoi n'y avait-il pas auparavant de comité d'entreprise européen chez Moulinex ? N'y a-t-il pas eu une organisation syndicale pour demander sa mise en place ?

M. Patrick FERT (FO) : Si.

M. le Rapporteur : Une autre question revient souvent dans vos propos : nous sentons bien que ce qui s'est passé, il y a quelques années, avec le R.E.S., pèse encore aujourd'hui, c'est un élément qui apparaît très prégnant dans l'entreprise.

Comment cela se traduit-il actuellement ? Comme vous l'avez dit, les salariés n'avaient en fait pas les moyens d'injecter du capital dans l'entreprise, si bien qu'ils avaient déjà dû emprunter et ne pouvaient plus le faire pour répondre aux besoins.

Cela ne pose-t-il pas la question de la dualité entre les travailleurs salariés, éventuellement syndiqués, défendant leurs intérêts en tant que salariés, et les travailleurs actionnaires, qui sont plus soucieux du chiffre d'affaires, ce qui est potentiellement contradictoire ? Comme vous l'avez reconnu vous-mêmes, les entreprises qui ont retiré leur épingle du jeu sont celles qui ont eu les moyens d'investir.

Monsieur Jutan, du SYDIS, a évoqué des dysfonctionnements : pourriez-vous nous les décrire ?

Encore une question, que nous avons posée hier à M. Blayau : êtes-vous pour la suppression des aides ?

M. Patrick FERT (FO) : La politique de sourcing avait été annoncée clairement par M. Blayau dans le plan initial. Je ne sais pas s'il est, aujourd'hui, en avance ou en retard par rapport à son plan. Il est certain qu'au regard du chiffre annoncé, le processus est en cours mais ne dépasse pas les prévisions.

En revanche, la technique du sourcing a été utilisée dans notre entreprise et dans l'électroménager d'une manière particulière. Elle ne consiste pas seulement à importer des composants, mais aussi à faire fabriquer entièrement un produit par une autre entreprise.

M. Jean-Louis JUTAN (SYDIS) : Je vais essayer de répondre rapidement aux six questions.

- Il y a sept ou huit ans, nous étions confrontés à un problème commercial pour vendre des produits en Union soviétique. A l'époque, ce pays a posé des conditions : il était d'accord pour accepter nos produits, mais nous devions établir une usine et y investir 800 millions de francs, or nous ne disposions pas de cette somme.

Si aujourd'hui en France nous sommes à même d'être les meilleurs sur des produits à forte valeur ajoutée, nous devons miser sur ce créneau car c'est là que nous pouvons gagner. En revanche, il est inutile d'essayer de nous faire croire que nous pourrons produire des marchandises de faible valeur ajoutée, alors que certains pays sont en plein développement.

- Nous n'avions pas de comité européen car nous n'avons pas été capables d'en créer un. A l'époque, j'étais membre la CFDT : les négociations ont duré six mois puis se sont arrêtées. Le comité a finalement vu le jour parce que sa création était obligatoire.

- Je ne ferai pas de commentaires sur M. Naouri : il y a inévitablement des spéculateurs. Mais il faut reconnaître qu'il a apporté l'argent dont nous avions absolument besoin. Sans lui, Moulinex devait déposser son bilan. Je ne lui reproche donc pas d'avoir saisi l'occasion de dégager de la plus-value.

M. le Rapporteur : A qui les titres ont-ils été revendus ?

M. Jean-Louis JUTAN (SYDIS) : Ils ont été remis sur le marché.

- Quant aux dysfonctionnements, je vais être simple et ne pas les énumérer. Il sont relatifs aux investissements qui n'ont pas été rentabilisés pendant de nombreuses années, ce dont nous payons aujourd'hui le prix.

- Sommes-nous favorables à la suppression des aides ? Les plus gros abus que j'ai observés depuis 20 ans ont eu lieu dans le cadre du FNE. Il est évident que certaines entreprises en ont abusé et qu'il est très difficile de les contrer.

Par exemple, en Normandie, nous étions parvenus à empêcher que soit subventionnée une entreprise qui en avait fait la demande au FNE. Cette entreprise, qui fabriquait des prothèses, était florissante. Il était clair qu'elle voulait faire financer sa restructuration par la collectivité, ce qui n'est pas acceptable.

Quand les aides du dispositif « Robien » ont été accordées à Moulinex, les problèmes d'emploi étaient réels et les contreparties demandées à l'entreprise étaient équilibrées, même si des critiques ont été émises. Il est pourtant toujours possible de détourner le système. En ce qui nous concerne, l'essentiel était de sauver les emplois, ce qui a été fait.

Il faudrait que la collectivité ait les moyens de contrôler les aides qu'elle accorde ; c'est indispensable par égard pour les personnes victimes de la crise de l'emploi.

M. le Rapporteur : Souhaitez-vous que le contrôle de ces aides soit assuré à l'intérieur même de l'entreprise ?

M. Jean-Louis JUTAN (SYDIS) : Un contre-pouvoir est indispensable, sans quoi, comme l'histoire l'a montré, tous les abus sont possibles.

Je pense que nous avons les moyens de le mettre en place. Il existe des comités centraux et des comités européens ; nous avons nos experts que nous pouvons mandater, même si c'est la direction qui les paie. De plus, nous disposons des moyens financiers des comités d'entreprise, ce qui nous permet aussi d'engager des actions. Mais cela n'est pas encore suffisant pour assurer un contrôle à la hauteur des enjeux.

M. le Rapporteur : Cette question du contrôle est-elle suffisamment importante à vos yeux pour devenir une priorité ? Pensez-vous qu'il soit nécessaire de donner aux représentants syndicaux élus les moyens d'effectuer un travail de surveillance, d'alerte, voire de blocage, sur l'utilisation et les demandes d'aide, les fusions, les délocalisations et la politique de l'entreprise ?

M. Jean LAUNAY : Je voudrais d'abord poser une question à M. Fauvel : dans son historique, il a cité trois phases, parmi lesquelles une marquée par de l'enrichissement personnel. Peut-il expliciter ce point ?

M. Daniel FAUVEL (CFTC) : Cela concerne la période du R.E.S. Je pense que c'était une bonne chose dans la mesure où toutes les décisions prises dans l'entreprise étaient négociées, où les partenaires sociaux étaient associés à ce projet, et où une grande majorité des salariés y ont participé. C'est durant cette période que les salariés ont été le mieux intégrés dans la démarche industrielle et politique de l'entreprise.

J'ai le sentiment que tous les salariés n'ont pas également profité de ce système. Les salariés de base ont récupéré plusieurs fois leur mise de fonds, qui était modeste, et un nombre limité de cadres dirigeants de l'entreprise on fait réellement fortune avec cette affaire. Ils étaient beaucoup plus préoccupés par les conditions de rentabilité de leur R.E.S. que par le fonctionnement et l'avenir de leur entreprise.

M. Patrick FERT (FO) : Effectivement, les partenaires sociaux, les organisations syndicales représentant les salariés dans l'entreprise devraient avoir un droit, un pouvoir, voire un devoir de contrôle des aides publiques accordées par les collectivités et l'Etat : cela me paraît normal.

Les législateurs, à plusieurs stades, y ont pensé, mais pour ce qui est des aides, rien n'est précisément prévu : les représentants des salariés ont le droit de demander des informations mais la direction n'a pas le devoir de les leur donner.

Les représentants des salariés devraient avoir le droit et le devoir de s'adresser à l'administration et d'émettre un avis sur l'obtention des aides réclamées par la direction. Mais il faut aller au bout de cette logique : si la démarche doit être faite, elle doit l'être dans son ensemble.

M. Thierry LEPAON (CGT) : Je crois que Moulinex a pratiqué le R.E.S. en même temps que les magasins Darty : cela reflétait l'idée ambiante selon laquelle on pouvait être à la fois salarié et actionnaire, donc avoir intérêt à voir monter l'action. Or, il s'avère que lorsque l'action monte, l'emploi chute...

Voilà pourquoi nous avons été opposés, dès le départ, à ce R.E.S., selon le principe un peu simple sûrement, mais pas simpliste, qui visait à souligner l'impossibilité qu'il y a à être simultanément salariés, donc à vouloir plus d'emploi et de meilleures conditions de vie et de travail, et intéressés par des fluctuations boursières qui traduisent la volonté de réduire le nombre d'emplois pour gagner davantage.

C'était un leurre pour les salariés. Certes nous avons revendu nos titres au prix du marché - entre 70 et 110 francs, voire plus - en obtenant une plus-value mais nous l'avons payé : nous avions 3 milliards de dettes qu'il a fallu rembourser.

Un actionnaire de référence, M. Naouri, a décidé d'émettre sur le marché des actions avec une valeur nominale de 40 francs. Il les a vendues en tirant une plus-value conséquente.

Pour ce qui est de l'endettement, le groupe Moulinex est au même niveau qu'en 1996, les mêmes causes produisant les mêmes effets. Il reste la question de l'actionnaire fort, que nous n'avons pas, qui demain pourrait arriver en payant nos titres très cher, en émettant des actions à hauteur d'un milliard de francs et en investissant plusieurs millions de francs pour réorganiser l'entreprise. Cette situation s'est déjà présentée deux fois, et peut toujours se reproduire.

J'ai eu l'occasion de faire un rapport au Conseil économique et social régional sur ce phénomène.

Quand M. Naouri arrive, Moulinex est à la croisée des chemins. Ancien directeur de cabinet de Pierre Bérégovoy, très vite converti dans la banque d'affaire, il annonce clairement son objectif : la profitabilité est sa priorité. C'est un expert en la matière, puisqu'aujourd'hui il gère un fonds d'investissements qui, comme le dit La vie Française : « est une formidable machine à plus-values ». Il a sans doute pressenti les importants potentiels de production et de profits de Moulinex.

Il se donne d'ailleurs deux ou trois ans pour en rétablir la rentabilité. Les risques sont d'autant plus limités que, comme il le déclare lui-même, Moulinex abrite des trésors cachés, des produits révolutionnaires, développés au Centre de recherche de Caen, qui ne demandent qu'à être industrialisés, dès que le marché le permettra, et qui permettrons de dégager alors de la plus-value.

Jean-Charles Naouri a fait entrer dans le capital de Moulinex, des alliés traditionnels comme la Sofo, pilotée par Suez et Francarep, groupe d'investissement issu de la banque Rotschild, dans laquelle il est associé-gérant.

Ces groupes financiers, ainsi que la filière financière de Moulinex, apportent 500 millions de francs, et 1 milliard de fonds est levé dans le même temps à la Bourse, par l'émission de titres.

Avec 33 % des parts dans la société financière, il s'assure une majorité. Il faut cependant remarquer que la filière financière de Moulinex ne détient que 27 % du capital du groupe, mais dispose de 41,8 % des droits de vote. Le capital de Moulinex est à plus de 60 % dans le public, qui ne dispose cependant que de 49 % des droits de vote.

Avec cette opération, le géant français du petit électroménager va perdre son indépendance et son originalité.

Je voudrais aborder un autre point : Moulinex a eu une position de croissance, elle a acheté des marques en Angleterre, Girmi en Italie, Vistar au Mexique, Krups. Seb a fait la même chose, en rachetant Rowenta et d'autres marques.

Maintenant, il existe deux grands groupes : l'un déclare qu'il veut bien racheter l'autre, ce dernier annonce qu'il s'y refuse. L'intérêt ne serait-il pas de regrouper ces deux grands puisque leurs catalogues respectifs sont pratiquement identiques ?

La croissance est le résultat du sourcing. Cette activité devient la principale chez Moulinex. On parle de mondialisation, or, nous vendons huit appareils sur dix en Europe, et rien en Chine. La mondialisaton se réduit en fait à notre continent.

Des pans entiers de l'industrie sont touchés : plus un sèche-cheveux n'est fabriqué en Europe. Nous souhaitons que Moulinex s'appuie sur un grand groupe complémentaire pour être en mesure de mieux lutter. La question de l'effet de taille est incontournable.

Certes nous ne pouvons tout produire nous mêmes. Mais si notre métier ne consiste plus à fabriquer des cafetières ou de fours micro-ondes, quel est-il ? Est-il de faire du sourcing ? Il faut produire beaucoup pour être rentable car nous sommes sur des marchés très concurrentiels mais, dès que nous lâchons le bas de gamme, le reste suit. Nous participons à l'élaboration d'un prix tiré vers le bas : voilà le vrai problème qui touche l'ensemble des producteurs d'électroménager. Or nous pensons qu'il existe des filières d'avenir sur lesquelles nous devons nous engager.

Demain, l'eau que nous boirons au robinet ne sera pas la même que celle avec laquelle nous prendrons notre bain : elle aura été purifiée. En matière d'eau, d'air - étant donnée la multiplication des cas d'asthme -, les sciences progressent. Donc des marchés potentiels vont s'ouvrir à nous : la robotique, la climatisation sont ainsi des secteurs très porteurs.

Pourtant, ni Seb, ni Moulinex ni les autres marques ne s'engagent dans la climatisation, dans le traitement de l'eau ou des déchets. Ils disent tous que pour eux le seuil de rentabilité ne serait pas atteint.

S'ils conjugaient leurs forces, ils pourraient fabriquer, en France ou en Europe, des machines pour traiter les déchets, l'air et l'eau. Je pense que, dans ce cadre, des aides à l'emploi seraient justifiées.

Il faut que les groupes industriels mènent des politiques communes et qu'ils prennent ensemble des décisions d'industrialisation, de maintien des emplois et de diversifications.

Effectivement, nous devons conduire un plan de développement industriel au lieu de nous contenter de gérer les replis sociaux grâce aux aides publiques. Ces dernières servent à résoudre, plus ou moins bien, des questions sociales et à accompagner des politiques industrielles, économiques, voire financières : c'est une gestion tirée vers le bas. Elles devraient être conditionnées à un développement économique industriel et social dans le cadre de l'aménagement du territoire, ce qui n'est pas du tout le cas.

M. Jean-Michel COSSIN (CFE-CGC) : La question des aides publiques pose un problème en terme de concurrence dans la mesure où toutes les entreprises et tous les secteurs ne sont pas soumis au même régime.

De plus, il y a des situations très contestables : l'Etat aide les entreprises pour qu'elles viennent s'implanter en France. C'est ce qui s'est passé avec Daewoo, venu concurrencer notre usine de production de Caen. Son arrivée est pour Moulinex un coup d'autant plus dur que ce groupe n'aura ni à investir ni à chercher des investisseurs puisque l'Etat va le subventionner.

Le gros problème actuellement est qu'en réalité, l'Etat aide tout le monde : l'entreprise, le salarié, les chômeurs. A tel point que ceux qui ne reçoivent rien protestent inévitablement.

Beaucoup de cadres se plaignent du passage aux 35 heures qui va réduire leur rémunération sans alléger leur charge de travail : ils ont l'impression de payer pour les autres. En tant que syndicaliste, je ne partage pas cette opinion, mais je représente les cadres et doit donc tenir compte de ce sentiment.

De la même manière, une partie des entreprises paie des impôts pour que les autres reçoivent des aides... Je me demande si, à terme, il ne vaudrait pas mieux diminuer les impôts et supprimer les aides. En attendant, l'essentiel est d'en assurer un contrôle plus rigoureux.

Il est vrai qu'en tant que syndicalistes, nous pourrions disposer de pouvoirs pour contrôler celles que notre entreprise a obtenues. Comme beaucoup l'ont dit autour de cette table, l'objectif est que les comités européens fonctionnent comme des comités d'entreprise français, selon une législation assez proche de la nôtre. Cela nous permettrait d'être assistés par un expert-comptable qui pourrait se rendre dans toutes les filiales pour analyser la situation de chacune d'elles, afin qu'au plan européen et central, nous sachions exactement ce qui s'y passe.

S'il n'y a plus d'aides, les industriels, les organisations syndicales et les salariés essaieront de trouver des solutions pour résoudre leurs problèmes. Il s'agit d'une question de responsabilité. Le peuple français, avec son niveau de formation et d'éducation, est capable de prendre ses responsabilités, à condition qu'on lui en donne.

M. Daniel FAUVEL (CFTC) : Nous observons les prémisses d'un élargissement du sourcing. A l'annonce de chaque nouveau plan social, la réaction naturelle et normale des syndicalistes est d'abord de demander la réintégration des activités extérieures et la création de nouvelles activités.

Les réponses de M. Blayau ne laissent aucun espoir dans la mesure où il affirme que : « du point de vue de la stratégie commerciale, nous irons fabriquer là où sont les marchés » et que : « nous fabriquerons là où la rentabilité sera globalement la meilleure ». C'est clair : la loi de la concurrence s'impose à tous niveaux et échelons.

Nous souhaitons, pour récupérer ou sauvegarder l'emploi, créer des produits nouveaux. Tout à l'heure, il a été question de la climatisation, de la domotique, de la purification de l'eau. Nous avons, à maintes reprises, évoqué ce type de problème.

La direction générale nous répond systématiquement que ce ne sont pas les idées qui manquent mais les moyens d'investir dans l'outil nécessaire à la fabrication de ces produits. Rien n'est donc fait pour les développer.

Si nous pouvions investir un jour dans des produits nouveaux, ce serait d'abord avec des partenaires et vraisemblablement hors de France. Voilà pourquoi je pense que nous avons peu de chance d'élargir le champ de compétences de Moulinex S.A. vers de nouveaux produits. Si élargissement il y a, il se fera à travers le sourcing.

Voilà en quoi nous discernons les prémisses d'un élargissement du sourcing dans le groupe.

Je tiens aussi à nuancer l'image que Monsieur Lepaon a donnée du R.E.S. Son point de vue est totalement différent du mien, au moins quant aux raisons pour lesquelles le personnel y a participé. Son objectif initial n'était pas de bénéficier de plus-value à la revente des titres ; il s'agissait en fait uniquement d'assurer la survie de la société, d'apporter du capital et de sauver les emplois.

Dans leur immense majorité, les salariés y ont participé, avec leur argent, pour sauvegarder leur emploi et éviter qu'un financier n'entre dans le capital, ce qui constituait notre priorité absolue. Mais il est vrai que quelques cadres dirigeants de l'époque y ont vu l'occasion de s'enrichir.

En ce qui concerne le contrôle éventuel, par les syndicats, des transferts financiers, nous proposons depuis longtemps que les salariés soient mieux associés au capital en participant à la gestion de l'entreprise, en particulier dans les structures du directoire et du conseil de surveillance, et que leurs représentants y exercent un véritable pouvoir.

Aujourd'hui, ils sont présents mais n'ont aucun pouvoir. Il faudrait qu'ils aient un _il éclairé, participent véritablement et puissent éventuellement dénoncer les dérives qu'ils relèveraient dans la gestion de l'entreprise.

M. le Rapporteur : Vous avez évoqué des produits nouveaux, des orientations et des fabrications nouvelles possibles, M. Lepaon a évoqué la question du traitement de l'eau.

Si Moulinex n'a pas les moyens - ce que nous pouvons comprendre, étant donnée la situation de l'entreprise - de lancer lui-même cette fabrication, y a-t-il recherche de collaboration avec d'autres sur ces produits ?

M. Thierry LEPAON (CGT) : Je pense qu'aujourd'hui certains produits pourraient être fabriqués en coopération avec d'autres groupes. Je vous donne un exemple relatif à la climatisation.

Seb s'est lancé, il y a trois ans, dans ce secteur, tout comme Moulinex. Les deux ont produit des climatiseurs et achetaient le compresseur, pièce maîtresse des appareils, aux Italiens, si bien qu'aucun des deux n'a atteint le seuil de rentabilité.

Si l'on avait associé les deux productions et créé les usines en joint-venture, on aurait aujourd'hui une usine qui pourrait fabriquer des appareils de climatisation. Beaucoup de productions pourraient être assurées ainsi, aussi bien dans les groupes français que dans les groupes européens. En Europe, il existe sûrement des moyens de conquérir de véritables marchés comme l'eau, l'air, le traitement des déchets.

Nous allons tous être confrontés à ces questions et il est possible d'obtenir des coopérations avantageuses, entre les différents groupes d'électroménager. J'ai eu l'occasion de rencontrer le président directeur général de chez Seb et celui de Brant : chacun prétend que c'est son concurrent qui refuse la collaboration.

Pour moi, la clé du succès est nécessairement dans des coopérations entre les grands groupes industriels et avec les circuits de distribution. Actuellement, ce sont ces derniers qui décident de vendre ou pas : il est difficile d'obtenir d'être distribués dans les principales chaines. Ce n'est pas un hasard si, parmi les dix plus grandes fortunes de France, les quatre premières ont pour origine des circuits de distribution : certaines exigences relatives aux prix sont absolument impossibles à remplir pour nous.

M. Jean-Louis JUTAN (SYDIS) : On ne peut pas à la fois critiquer la statégie conduite par Monsieur Blayau et appeler à la coopération entre les groupes ! C'est justement ce que M. Blayau veut faire quand il envisage de regrouper les neuf usines qui fabriquent des moteurs.

Je ne crois pas non plus qu'il existe un grand nombre d'idées de produits nouveaux qui attendent des investissements. Si on avait trouvé une idée révolutionnaire, le groupe saurait trouver les moyens de financer sa réalisation, mais le traitement de l'eau et de l'air ne constitue pas une idée nouvelle.

Thierry Lepaon reproche à M. Blayau de considérer que le plus important est de vendre, et estime que l'essentiel consiste à produire. Cela était vrai il y a vingt ans, lorsque l'offre, particulièrement sur nos produits, était moins importante que la demande. La situation s'est complètement inversée depuis. Stratégiquement, il est nécessaire d'engager des actions dont nous sommes sûrs qu'elles nous permettront de vendre, ce qui suppose évidemment d'engager les investissements nécessaires.

Quant aux experts, les moyens existent : nous disposons notamment d'un rapport sur les comptes prévisionnels de Moulinex, et des conseils des commissaires au compte. Les erreurs de la direction ne nous échappent pas, et elle est amenée à devoir se justifier. Nous avons des moyens de contrôle : il suffit que nous les utilisions, que nous nous battions et que nous fassions pression sur la direction.

M. Jean-Michel COSSIN (CFE-CGC) : Ce que nous préconisons pour le petit électroménager existe déjà pour le gros : des réfrigérateurs de cinquante marques sont fabriqués dans une même unité de production. Il convient donc d'étendre cet exemple à notre secteur. Nous parviendrons ainsi à limiter les contrecoups des variations des ventes sur la production et l'emploi, afin d'atteindre une stabilité que nous jugeons importante.

Il ne faut pas en avoir peur : le regroupement des productions de tout le petit électroménager permettra de le sauvegarder en Europe pendant quinze à vingt ans.

M. Patrick FERT (FO) : Nous disposons certes de moyens, mais ils demeurent insuffisants. Si un syndicaliste veut suivre toutes les décions prises, bénéficier de la formation nécessaire à la compréhension des phénomènes, avoir le temps d'effectuer des démarches, cela suppose que le droit syndical soit mieux reconnu qu'il ne l'est actuellement en France. Cela va bien au-delà de notre entreprise au sens strict.

Il est anormal que certaines informations nous soient cachées, mais aussi que le cumul des mandats des syndicalistes ne soient pas encadré.

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